Paul Loup Sulitzer Money

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A story about a boy who has lost everything and starts from the scratch to accumulate capital, succeeds and avenges the death of of his father.

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  • IUNE IVRESSE FROCE ET GAIE

  • 1Je suppose que lon peut aussi bien commencer lhistoire ce 23 novembre au matin,

    vers onze heures trente, dans cette maison dOld Queen Street, en bordure de Saint JamesPark, Londres. Pourquoi pas ? Cest ce moment-l que tout sest jou, peut-tre pas onze heures trente prcises, mais partir de onze heures trente et au cours descinq ou sixheures qui ont suivi.

    Le 23 novembre 1969, vers onze heures trente du matin, le policier venu de ScotlandYard sassied en face de moi. Jai encore dans lil le dessin du veston de tweed quilportait ce jour-l ; cest un homme denviron quarante ans, avec un visage dcossaisroux, la chevelure paisse et boucle tranche par une raie rectiligne sur le ct gaucheet prolonge droite par un cran double dtente, sappelant Ogilvie ou Watts. Il suit lesdmnageurs des yeux.

    Vous quittez cette maison ? Cest elle qui me quitte. On me reprend tout ce que je nai pas compltement pay. Je

    nai rien pay compltement. Tlphone. Je dcroche et cest encore la banque : le deuxime chque est arriv son

    tour ; ils trouvent la situation unbearable, insupportable, ils me demandent ce que jecompte faire, quelle heure je serai chez eux, le plus tt tant le mieux et est-ce que jesais ce quest un prott ? Je serai chez vous le plus tt possible. Quand ? Dans uneheure. Je raccroche et jai toujours les yeux marron pensifs de ce policier fixs sur moi.Il a trs certainement entendu, et compris qui mappelait et pourquoi, mais il affecte denen avoir rien fait.

    Bon, dit-il, il me vient une ide : le mieux serait peut-tre de refaire pas pas ce quevous avez fait cette nuit-l. Vous ny tes pas oblig. Mais cela nous ferait gagner dutemps. Et me permettrait de vous librer plus vite.

    Je me lve, les jambes lourdes. Allons-y. Les dmnageurs ont dj fait et font encore du bon travail : ils ont commenc par le

    deuxime tage quils ont entirement vid de tout ce quil contenait, ont poursuivi par lepremier, vid de mme. Ils sattaquent prsent au rez-de-chausse et enlvent tout,absolument tout, y compris le petit dessin la plume qui reprsente la maison de Saint-Tropez.

    Quel ge avez-vous ? Vingt et un ans. Vingt et un ans, deux mois et quatorze jours. Quand avez-vous lou cette maison ? Il y a deux mois et quatorze jours. Cette soire davant-hier tait la premire du genre ? Je suis des yeux le dessin qui sen va, entre les mains de lun des dmnageurs.

  • Pas la premire. Entre le premier tage et les salons du rez-de-chausse, il y a quelques marches. Nous

    les gravissons. Je me retourne une dernire fois pour tenter dapercevoir le dessin maislhomme qui le portait a gagn la rue, et les camions.

    Pas la premire, mais srement la dernire. Vous ftiez quelque chose en particulier ? Je pivote et le fixe : Ma ruine. Nous sommes dans lescalier conduisant au premier tage. Je dis : Jtais en bas, dans le salon de droite. Je lai vue qui montait cet escalier. Elle sest

    retourne, exactement ici. Elle ma regard, ma fait un signe de la main puis a continu. Aucune expression particulire ? Non. Il y avait beaucoup de monde ? Javais invit cinquante personnes. Il en est venu le triple. De la folie. Lheure ? Trois heures du matin, peu prs. Nous arrivons sur le palier du premier tage. Halte. Je dis encore : Ensuite, il sest pass trente, quarante minutes. Jtais toujours en bas dans les

    salons. Je voulais monter aussi pour la rejoindre, mais il tait difficile de se frayer unchemin travers cette foule, et tout le monde me reconnaissait, me parlait, me retenait.

    Mais finalement vous tes mont Nous repartons. Lescalier du deuxime tage. Finalement, je suis mont. Un flamboiement brutal de ma mmoire : limage de ce mme escalier prsent vide et

    dpouill mme de sa moquette mais qui tait alors submerg par cette foule exubrante,par cette horde, ces grappes humaines accroches aux marches et me criant au passage : Joyeuse Ruine, Franz ! Cela dure une seconde, peine, mme pas. Immdiatementaprs, lescalier rapparat tel quil est rellement : silencieux, sonore et dsert.

    Comment saviez-vous quelle se trouvait prcisment au second tage, dans cettepartie de la maison ?

    Elle seule, avec moi, avait la clef de ma chambre, que javais ferme pour la soire. Vous vous tiez disputs ? Non. Si. Un peu. Vous saviez quelle se droguait ? Le palier du deuxime tage. Oui.

  • Nous avons suivi la galerie, nous arrivons devant la porte de ma chambre, qui estouverte, qui tait alors ferme. Deuxime flamboiement de ma mmoire, et le son syajoute soudain limage : je me revois dun coup devant cette mme porte, essayant envain den faire pivoter le battant, trente-deux heures plus tt.

    Et vous-mme ? Je veux parler de la drogue. Non. Non, jamais. Je suis sur le pas de la porte et je narrive pas la franchir ; je ny arrive tout

    simplement pas, la gorge et lestomac nous. Je nai pas pu ouvrir la porte, elle lavait ferme clef de lintrieur, et elle avait laiss

    la clef dans la serrure. Vous avez frapp. Jai frapp et tous ces imbciles dans les escaliers se sont empresss de mimiter,

    croyant un jeu, une querelle damoureux , dit le policier strictement impassible.En ralit, jai pens les mots en temps voulu, mais cest autre chose de les prononcer. Ils faisaient tant de bruit tous autour de moi quelle aurait aussi bien pu crier de

    lintrieur sans que je lentende. Vous avez donc fait le tour. Je transpire grosses gouttes. La sensation de malaise devient plus forte chaque

    seconde. Jai fait le tour par la cour intrieure. Et je suis entr dans la salle de bain par le

    vasistas. Constatant que je ne bouge toujours pas, le policier mcarte doucement de la main et

    franchit lui-mme le seuil. Il traverse ma chambre et tourne immdiatement droite pourpntrer dans la salle de bain, il disparat de ma vue. Mais sa voix me parvient :

    Ce vasistas-l ? Il ny en a pas dautre. Jappuie mon paule, puis mon front contre le chambranle, et je baigne littralement

    dans la sueur. La voix du policier marrivant : Pourquoi cette acrobatique prcipitation de votre part ? Vous auriez pu vous rompre

    le cou. Elle aurait pu simplement vouloir sisoler pour bouder. Vous aurait-elle laissentendre quelle allait se suicider ?

    Non. Je lentends qui ouvre le vasistas, se hisse jusqu louverture, redescend. Mais vous pensiez qutant donn son exaltation naturelle, sous le coup de la dispute

    quelle avait eue avec vous, sous linfluence de la drogue quelle a d prendre cemoment-l, de cet alcool quelle avait sans doute bu, vous pensiez que pour toutes cesraisons elle pouvait tenter de se suicider ?

  • Oui. Il ouvre, des placards. Et nanmoins, vous avez attendu trente quarante minutes avant de vous proccuper

    delle ? Fouett par le sous-entendu, par ce quil a dinjuste mais aussi parce quil relance ce

    sentiment de culpabilis qui est en moi, je fais les quelques pas qui me sparent encore dela salle de bain. Jentre dans celle-ci. Explose alors le troisime flamboiement de mammoire, comme un soleil carlate ; et cette fois, aux images et aux sons, les odeursviennent sajouter, odeur fade de ce sang quelle a projet partout, dont elle a macul lesmurs, la baignoire, le lavabo de marbre et jusquau verre dpoli du vasistas, quand ellesest follement taillad au rasoir les poignets, les chevilles, le ventre et les seins, quandelle sest pendue.

    Et jai juste le temps de me prcipiter pour aller vomir.Le mme jour mais deux heures plus tard, soit vers une heure trente, je suis dans

    Charles-II Street, lentre de cette banque dont le service du contentieux na pas cessde mappeler toute la journe dhier puis toute cette matine. Je pntre dans le hall et cenest qu la toute dernire seconde que je fais demi-tour sans aller plus loin. La pluiesest entre-temps remise tomber quand je traverse Saint James Square, une petite pluiefine et froide qui maccompagne dans Pall Mail, durant ma traverse de Green Park. Ellecesse quelques instants la hauteur de Hyde Park Corner mais reprend un peu plus loin,lorsque je ressors de la station de mtro de Knightsbridge o je me suis arrt pourconsulter le plan. Je nai pas me tromper, cest tout droit, par Brompton Road puis OldBrompton Road, peu prs trois kilomtres parcourir.

    Marcher me fait du bien, malgr ma fatigue, malgr cette pluie qui tourne au dluge.Ma nause disparat. En fait, cest ce moment-l que a arrive, inexplicablement maisavec une force et une nettet extraordinaires ; la seconde prcdente, jtais bout,cras, vaincu et cest soudain comme quelquun, prcipit dans leau, qui sy enfonce etqui dun coup, lorsquil atteint le fond, y rebondit dun coup de talon et remonte vers lasurface avec une nergie sauvage venue dil ne sait o. a provient du plus profond demoi, cest une rage, une rage froce et gaie, cest lirrsistible sensation dtreinvulnrable. Rien voir avec mon ge, avec mes vingt et un ans, deux mois et quatorzejours, cest plus puissant, plus permanent. a dure ce jour-l, a reviendra ensuite, dansles mois et les annes venir. Sur le moment, mme ma faon de marcher en devientdiffrente : en dpit de la pluie et de mes quarante et quelques heures sans sommeil, jeflotte dans un air qui me semble plus lger, mon pas se fait dansant.

    Je danse comme mon nom.Jarrive au cimetire de Brompton un peu avant trois heures, la famille est dj l,

    serre sous une mer cloque de parapluies noirs. Je nose pas mapprocher et je mabritecomme je peux sous une espce dauvent que soutiennent les colonnes dun tombeau.Compltement tremp, je grelotte. Je suis environ une centaine de mtres de la tombeet je vois le cercueil arriver, tre descendu. Suit le lent dfil des condolances. Une

  • vingtaine de minutes scoulent encore avant que la foule des parents et amis ne sedisperse tout fait. Jattends que lalle soit redevenue totalement dserte pour myaventurer enfin.

    Je reste devant la tombe deux ou trois minutes. Il pleut toujours. Je suis triste bienentendu et plus-que cela, dchir ; et pourtant, dans le mme instant, je ressens toujourscette espce de rage et presque divresse qui ma pris tout lheure dans OldBromptonRoad et dont chaque fois, plus tard, jidentifierai les signes.

    Dehors un homme g, sorti du cimetire quelques mtres devant moi, sapprte seremettre au volant dune Vauxhall. Je laccoste :

    Je vais du ct de Saint James Park. Pourriez-vous men rapprocher ? Il commence par secouer la tte et puis son regard va se poser sur le cimetire que nous

    venons lun et lautre de quitter. Ensuite, il mexamine, avec mes airs de noy, au pointque si je pleurais, il ny paratrait pas.

    Quelquun de votre famille ? Une jeune fille que je connaissais. Quel ge avait-elle ? Dix-neuf ans. Elle aurait eu dix-neuf ans dans trois semaines. Il hoche la tte. Moi, cest ma femme. Il se dcide et mouvre sa portire. Vous avez dit Saint James Park ? Il me dpose devant la chapelle des Gardes et bien que nayant pas chang un mot de

    plus, nous nous serrons la main en nous quittant comme si nous tions unis par unesecrte complicit. La maison dOld Queen Street est prsent vide, on a mme enlev lamoquette des salons, elle est extraordinairement et lugubrement sonore. La lettre clatede blancheur sur le parquet de chne cir. Elle a t glisse par la fente prvue cet effetdans la porte peinte en rouge sang ; elle ne comporte que quelques mots en allemand quimapprennent quon mattend au Dorchester, de la part de Martin Yahl et de mon oncleGiancarlo. Lhomme qui mattend sappelle Morf.

    Alfred Morf, je viens de Zurich. Il est lgrement plus grand que moi et ce genre de choses marrive assez

    frquemment, tant donn ma taille qui nest pas gigantesque ; il a un visage aigu, lilun tantinet brid, les pommettes fortes et les joues concaves, creuses dfier unsquelette. Il me toise, cest vrai que je ruisselle littralement : pour parvenir auDorchester sur Park Lane, jai pour la seconde fois de la journe travers Saint JamesPark pied, et Green Park de mme ; les gardes de Buckingham Palace vont finir parmavoir lil, force de me voir passer devant eux.

    Vous tes tremp, dit Morf en pinant les lvres. Observateur, hein ? Cest la transpiration.

  • Je massois, sous lil atterr dun serveur. Une flaque ne tarde pas se former sousmoi et je fume comme un buf quon vient de rentrer ltable. Je souris au serveur :

    Rassurez-vous : les autres arrivent, je les ai distancs en vue de lIrlande. Duchampagne pour moi, et que a saute, mon brave.

    Je reviens Morf. Il ne me faudrait pas grand-chose pour har ce type. Je le dtestedj.

    Je suis, dit-il, fond de pouvoir la Banque Martin Yahl, de Genve et Zurich. Votreoncle est lun de nos principaux clients. Il ma charg de rgler dfinitivement votresituation.

    Mon oncle est un escroc. La flaque mes pieds slargit, stend, vient lcher comme une mare montante les

    Charles Jourdan dune dame mre en vison. Je souris la dame mre en vison qui mefoudroie du regard. Morf poursuit :

    M. Martin Yahl, le prsident de notre banque Je souris toujours la dame : Autre escroc, suprieur encore au premier. Et ce nest pas une mince performance Cest une honte , dit la dame au vison, outre.Je lapprouve. qui le dites-vous ! M. Martin Yahl, au nom de la vieille amiti qui le liait monsieur votre pre, est

    prt une nouvelle fois, la dernire, vous venir en aide. Conformment aux volonts devotre pre, vous avez il y a moins de trois mois, lors de votre vingt et unime anniversaire,reu la somme de cent trois mille livres sterling, reprsentant le reliquat de la fortune devotre pre. Vous avez

    Et six pence. Cent trois mille et six pence. Je tremble ce point de froid que jai failli laisser chapper la flte de champagne. Je

    bois un peu de vin. nouveau, lenvie de vomir. Et la rage, qui monte simultanment, parsaccades sourdes. Je dis au dos de la dame en vison :

    Ils mont vol, lui et mon oncle. Je suis un pauvre orphelin spoli, ma brave dame Vous avez dilapid cet argent en un peu plus de deux mois, il ne vous reste mme

    pas un shilling. Plus que cela, lenqute que nous avons fait effectuer rvle que vous avezcontract des dettes pour un montant approximatif de quatorze mille livres sterling.

    Et six pence. Jai pour mission de rembourser tous vos cranciers, dans la mesure o je tiendrai

    leurs crances pour valables. Je dois, en outre vous remettre dix mille livres sterling. lacondition que vous quittiez lEurope dans les six heures. Et mes ordres sont de vousaccompagner moi-mme jusqu votre avion.

    Dun coup, voil que je ne suis plus Londres, au Dorchester, en vue des pelouses de

  • Hyde Park par une fin daprs-midi pluvieuse et froide de novembre ; je suis la Capilla,dans la maison de Saint-Tropez et lon est en aot, la plage de Pampelonne est encore peu prs dserte lexception de trois filles totalement nues qui regardent mon pre enriant. Car mon pre est l, accroupi ct de moi, moins proccup des filles nues quedessayer de faire dmarrer le demi-cheval de la Ferrari rouge, dun mtre cinquante delong, dans laquelle je suis assis. Jai huit ans, il y a dans lair chaud et lgrement vibrantlodeur un peu huileuse mais enivrante des arbousiers et des cistes et je suis heureux enhurler.

    Je repose la flte de Champagne. Jai toujours aussi froid. Et si je refuse ? Il y a ces chques sans provision. Celui que vous avez remis ce bijoutier de

    Burlington Arcade, cet autre que dtient un antiquaire de Kensington Mail. La banque aconsenti attendre jusqu demain matin. Pass demain dix heures, plainte seradpose.

    Je fixe toujours le dos outrag de la dame en vison : Et en plus, ils veulent menvoyer en prison. Quest-ce que vous dites de a ? a suffit, jeune homme, dit le compagnon sexagnaire de la dame au vison. Vous navez pas le choix, dit Morf. Et je peux choisir ma destination ? Pourvu que vous quittiez lEurope dans les six heures, compter de cette minute. O

    voulez-vous partir ? Le bar du Dorchester semplit peu peu. Tous les regards glissent sur moi, sur toute

    cette eau dont jinonde la moquette. Jai de plus en plus limpression de sentir le chienmouill, je sens probablement le chien mouill. Et perdu. Mon regard sarrte enfinsur un prospectus qui trane sur une table voisine. Un nom et une image my frappent.Comme je rpondrais lAlaska ou la Patagonie, je rponds Alfred Morf :

    Mombasa, Kenya. Je suis peu prs sr que le Kenya se trouve en Afrique ; il y tait encore rcemment,

    probablement de lautre ct du Sahara, on tourne gauche aprs la dernire oasis ouquelque chose de ce genre ; je nen sais gure plus. Quant Mombasa, cen est risible, lenom men est vaguement familier, jai d le voir sur une affiche de cinma mais, part a,jen ignore tout. Morf a disparu silencieusement, avec des lenteurs furtives de caissier. Jevide ma flte de champagne, grelottant plus que jamais. Je narriverai pas au Kenyavivant ; je mourrai en route, tombant dun chameau et oubli par la caravane dont la filesvanouira sur la crte dune dune. Je distingue parfaitement la file des chameaux quisloigne : apparemment, le champagne sur mon estomac vide est en train doprer desravages.

    Morf revient : Un avion de la British Airways quitte Londres dans un peu plus de trois heures,

    destination de Nairobi au Kenya. Nairobi, la correspondance pour Mombasa est assure.

  • Jai retenu votre place, nous prendrons un billet laroport mme. Venez, un taxi nousattend.

    Il paie le champagne que jai bu et leau minrale laquelle il na pas touch et il a djgagn la porte que je nai pas encore boug. la porte, sentant que je ne lai dcidmentpas suivi, il simmobilise mais ne se retourne pas, il mattend. Allons, la chose estmaintenant sre : je hais ce type.

    Dans le taxi, la seconde o celui-ci vient de dmarrer, en route vers Heathrow, Morfse ravise :

    Vous ne pouvez pas voyager dans cet tat ; on risque de vous refuser laccs bord. En somme, ce qui le proccupe, ce nest pas que je risque la congestion pulmonaire,

    puis, en Afrique lasphyxie dans mon costume de laine peigne taill sur mesure. Non, ilcraint que ma tenue ne dsoblige la British Airways, qui pourrait alors minterdire sesavions. Sans videmment me consulter, il ordonne au taxi un changement de cap, le faitarrter dans Oxford Street West, en face de la station de mtro de Bond Street. Vingtminutes plus tard, de conserve, nous ressortons de chez Michael Barrie, puis de chezLilley & Skinner, et je suis habill, sous-vtu, chauss de neuf, ayant choisi ce quilsavaient de plus lger, de plus tropical.

    Je vous plais, Alfred ? Alfred, dis-moi que tu maimes. Il ne dtourne mme pas la tte ; Jai trs envie de lui casser la gueule. Et dabord, a

    me rchaufferait. Le taxi repart, file sur Marble Arch, vers Kensington, en direction delaroport de Heathrow. Il est ce moment-l aux alentours de cinq heures quarante et lanuit tombe sur Londres luisant de pluie, que je vais quitter sans lavoir dcid, sans avoirtout fait compris ce qui est en train de se passer, ce qui sest pass. Brusque bouffedun chagrin oppressant et douloureux, qui me contraint poser ma nuque sur le reborddu sige, fermer mes yeux, enfouir mes mains au fond des poches de mon veston. Jedevine que ma vie est sur le point de changer du tout au tout, que je me rveillerai demaintrs diffrent de ce que jtais voici deux jours encore ; ce nest pas un simple changementde route, cest un avatar total, une nouvelle naissance. Qui plus est, ou lun tenant lautre,soit effet du champagne, soit celui de la fatigue, la tte me tourne.

    Signez ici, je vous prie. Il me tend des papiers, tals sur un attach-case de cuir fauve ; il mexplique : Un reu. Je dois vous remettre ces dix mille livres et je dois rendre compte

    M. Martin Yahl. Et puis il y a les formalits dusage : nous sommes aujourdhui le 23novembre 1969, le fidicommis dcid par votre pre est venu expiration depuisaujourdhui midi. dater de ce jour

    Je lcoute peine, secou par les nauses, encore incapable douvrir les yeux. dater de ce jour, ne comptez plus que sur vous-mme. Voici votre chque de dix

    mille livres. Attention, il est au porteur. Signez ici. Et encore ici. Durant peut-tre un centime de seconde, extraordinairement fugitif, jprouve la

    sensation dun pige implacable qui se referme. Ou peut-tre lai-je imagine plus tard,

  • cette sensation, quand jai appris la vrit. Le fait est que jai sign, l o il me disait de lefaire.

    Laroport. Voulez-vous manger, boire quelque chose de chaud ? Voil quil sinquite de moi, prsent. Mais il demeure toujours aussi froid. Il est vtu

    en confection et, ce qui est pis, a effectivement lair de shabiller en confection ; il porte degrosses chaussures de cuir, du genre de celles quon achte parce quelles font de lusage ;il arbore une montre de gousset, quil consulte frquemment, comme sil ne faisaitaucune confiance aux horloges du hall.

    Je nai pas rpondu sa question. Il mentrane jusqu lun des comptoirs de la BritishAirways, o il achte un billet Londres-Mombasa quil rgle avec une carte du DinersClub. Oui, aller simple. Mais il garde le billet au lieu de me le remettre et cestensemble que nous nous prsentons laccs, limit aux seuls voyageurs, de la zone horsdouane. Je choisis ce moment-l pour filer. Je me perds dans la foule, labri dun groupede Pakistanais enturbanns. La jeune femme qui tient la boutique de fleuriste a de douxyeux bleus btes, un corsage plat, de grosses mains rouges de blanchisseuse.

    Vous pouvez livrer des fleurs ? Des roses blanches, cest pour une jeune fille. Je lui cris le nom et ladresse et a lui donne un choc. Le cimetire de Brompton ? Trave 34 Ouest. On la enterre ce matin. Non, aucune carte et aucune inscription, simplement des roses blanches.Jendosse le chque et je le lui tends. Dix mille livres. Je veux dix mille livres de roses blanches. Et six pence, que voici.

    Vous aurez tout le temps de vous assurer que le chque est bon. Tout le temps. Pour lapice de six pence, elle est galement authentique, je vous le garantis personnellement.

    Je prends le reu quelle finit par me remettre, au moment o Alfred Morf, un riengar, un rien essouffl, vient tout juste de me rejoindre. Je lui dis :

    Allons-y ; mon brave Alfred. Il est mdus, se retourne deux reprises vers la boutique de fleuriste, probablement

    se demandant ce quil peut bien faire et sil a la moindre chance de rcuprer cet argent. Sibien que cest moi qui dois maintenant lentraner. Il prsente au contrle nos deuxbillets, le mien pour le Kenya, le sien pour Zurich. Nous pntrons cte cte dans lazone hors douane. Je me dirige vers la petite librairie. Le hasard y fait bien les choses : jytrouve le livre admirable Out of Africa[1]de Karen Blixen, qu lpoque je nai pas encorelu. Je prends le livre et je dis Morf :

    Payez, mon brave, vous savez bien que je nai plus dargent, mme pas six pence. Soixante-dix-sept minutes plus tard, lavion memporte, crevant le plafond de nuages.

    Je me mets lire. Jai faim, une faim norme et animale, que je nai pas ressentie depuisdes jours et des jours et qui est comme un retour moi-mme, le signe de ce que tout

  • redevient normal aprs ces mois, voire ces annes de folie. Il est huit heures et dix ouvingt minutes. Jouvre le livre que jai achet et jen relis plusieurs reprises lespremires lignes : Jai possd une ferme en Afrique au pied du Ngong. La ligne delquateur passait dans les montagnes vingt-cinq miles au nord ; mais nous tions deux mille mtres daltitude

    La Ferme africaine de Karen Blixen se trouvait au Kenya. Au Kenya. Je cherche en vainune carte que jaurais d penser acheter avant mon dpart de Heathrow. O diable estMombasa par rapport au Ngong dont me parle le livre ?

    Lavion a achev son ascension, le ronronnement de ses moteurs sapaise, les rangesde fauteuils devant moi redeviennent horizontales. Jai lesprit vide, ple, un peu commela lueur baignant cet habitacle anonyme. Je pense peut-tre des fleurs. des rosesblanches ; une montagne de roses blanches. Kilimandjaro ? Je ne sais pas.

    Ma main glisse dans le vide perdu de ma poche.Alors comme une blessure tendre et limpide. Jamais, plus jamais cela. Rien ne me le

    fera accepter. Ma main se referme soudain sur une matire dure et brlante, douce etterrible.

    Je sens mes lvres qui lappellent.Jentends ma voix qui l nomme : Money ! Je navais jamais rencontr largent. Cela ne mavait jamais proccup. Cela vient de

    changer. Dfinitivement.

    Je porte un nom clatant et sonore, un nom qui danse. Du moins est-ce ainsi que je leperois, je lai toujours imagin saccompagnant dune musique presque barbare, en toutcas sauvage, froce, trs gaie, dansante. Et ce dpart prcipit de Londres, par un soir denovembre vers le soleil africain, a t pour moi le vrai dbut de la danse.

    Mon nom est Cimballi.

  • 2 laroport de Mombasa, un autobus jaune, surcharg de passagers et de bagages

    provenant de lavion dEast African Airlines.Il sengage sur une route mal entretenue, creuse de nids-de-poule, lasphalte rong

    par les pluies. Je mattendais une chaleur crasante, il fait simplement bon, sans plus ;lair en revanche est poisseux, et il charrie des odeurs innombrables, qui ne sont pasforcment apptissantes. Les gens autour de moi sont videmment des Noirs, dans leurgrande majorit mais pas uniquement : il y a ces peaux plus claires qui me semblentappartenir des Indiens, au moins deux Arabes et un Europen. De celui-ci je cherche lesyeux et quand je croise son regard, je lui adresse un dbut de sourire. Mais il dtourne latte sans me rpondre. Le car sarrte et tout le monde descend. Terminus , annonce lechauffeur ma seule intention en constatant que je nai pas boug. Je mets pied terre.

    Il est presque midi, ce 24 novembre. Nairobi, en attendant ma correspondance, je nesuis pas sorti de laroport ; jai pass mon temps lire Karen Blixen et je nai peu prsrien vu du Kenya. Je nen ai jusquici gure aperu davantage, sinon sur la route deMombasa un village en forme de lotissement, avec des huttes rondes crpies de blanc etun toit de chaume conique, avec des femmes vtues pour la plupart en rose, enjuponnesde ce qui me semble tre des serviettes de toilette, enturbannes de bleu, narines patesmais pas laides pour autant et qui, mon grand regret, ne vont pas la poitrine nue.

    Descendant de lautobus jaune, je suis pour la premire fois en contact direct avec cepays o je me suis jet. Je vois une grande rue anime, borde de magasins et deboutiques, dont je ne tarderai pas apprendre quelle sappelle Kilindini Road, et quelleest lartre principale de la vieille ville de Mombasa. Tout ce que je possde est sur moi, jenai mme pas une valise, mme pas une brosse dents, ce qui est plus dsagrable.

    Le moment est venu de faire fortune. Livresse sauvage dOld Brompton Road nema pas quitt. On remonte dautant plus vite, on va dautant plus haut quon estdescendu plus bas. Je me demande qui a dit a. Moi, peut-tre. Dans mon cas, la remontedevrait tre mtorique : je nai rien. Au fait, quelle est la monnaie du Kenya ? Desperles ? Des miroirs de poche ou des chques de voyage ? Lenseigne de la Barclays Bankun peu plus loin mattire, je vais examiner dun il scrutateur le tableau des changes et jyapprends que je suis dsormais tenu de faire fortune en quelque chose qui se nomme leShilling Est Africain, que a vaut peu prs soixante-dix centimes franais, et quil fautdonc dix-huit shillings et demi pour une livre anglaise, et donc sept shillings pour undollar.

    Voil qui me fait la jambe belle.Je ressors dans Kilindini Road et jy dambule, scrutant lombre des boutiques o se

    tiennent tapis des Indiens, aux yeux de femme et aux cheveux luisants, lvidence prts faire la marge bnficiaire le don de leur personne. Je finis par trouver ce que jecherche : celui-l est peu prs de mon ge, peu prs de ma taille voire un peu plus petitque moi, et il a encore ses preuves faire, ce qui est galement mon cas, cest le moins

  • quon puisse dire. Mon cher ami, voil, lui dis-je. Je suis venu tout exprs de Londres par laroplane le

    plus vif afin de vous permettre de raliser laffaire du sicle. Cette superbe montre que jeporte peut tre vous, non vous ne rvez pas cest vrai, peut-tre vous en change de sixcents dollars, quoique je lai paye le double chez Boucheron Paris, tlphonez-leur dema part sur-le-champ pour contrler mes dires.

    Il ignore tout de Boucheron, a saute aux yeux et qui plus est-il lair de sen foutre.Mais lessentiel est ailleurs, sans doute dans cette lueur de gaiet apparue au fond de sesprunelles liquides.

    Entre toutes ces boutiques, sachez que cest la vtre que jai choisie. Le coup defoudre.

    Jai mis juste. Jlargis mon sourire, il dessine le sien. Je me mets rire carrment, ilfait de mme, pour un peu nous nous taperions mutuellement sur le ventre. De vraispotes.

    Allons, dis-je encore, cest une trs bonne affaire, comme vous nen ferez plus, nelaissez pas passer votre chance. Et puisque vous insistez ce point pour me lacheter, jevous la laisse pour cinq cent cinquante.

    Il rit de plus belle, cela tourne au fou rire. Il scarte du seuil de sa boutique et me faitsigne dentrer ; un client aussi hilarant que moi ne se laisse pas sur le pas de la porte. Dixminutes plus tard, je lui ai appris mon arrive de Londres, et le moindre dtail de masituation, jai jou fond la carte de la franchise, de la camaraderie venir, il ma offert duth, des gteaux poisseux dgoulinant de sucre et ma montre est passe de main en main,successivement examine par un pre, des oncles, des frres et des cousins appels larescousse pour une totale expertise.

    Cent dollars. Quatre cent cinquante. On repart dans le fou rire. On reboit du th, ma montre repart pour une deuxime

    tourne. Cent vingt dollars. Quatre cents. Cent trente. Trois cent quatre-vingt-quatre et dix-sept cents. Je mamuse vraiment, cest toujours a de pris.Mais trois quarts dheure et six tasses de th plus tard, ayant assez rigol, nous

    tombons daccord, Chandra et moi : cent soixante-quinze dollars, plus un rasoir et troislames neuves dont une vraiment, vraiment neuve, plus un caleon, de toile blanche destyle Arme des Indes au bain, plus une brosse dents, plus une carte du Kenya. Chandraest entre-temps devenu mon ami, quasiment mon frre et il me tient par lpauleaffectueusement tandis que je surveille tout hasard sa main au cas o elle errerait dans

  • ma poche (jai tort, Chandra se rvlera scrupuleux et de tout repos, lusage). Ilmindique un htel, le Castle, qui se trouve juste derrire les deux grosses dfensesdlphant en bton qui ouvrent ou ferment Kilindini Road Cest un btimentvaguement victorien, augment dun balcon hispano-mauresque et dun cabinet laturque au fond du couloir. La chambre my cote douze shillings, presque deux dollars etau sortir de la douche unique ouverte aux clients, je mallonge sur mon lit et je dploie lacarte du Kenya, afin de voir enfin quoi celui-ci ressemble. Pour tre franc, pas grand-chose du moins sur le papier. Au plus, une sorte dentonnoir dont la pointe prend appuisur locan Indien. En faisant face lintrieur des terres, on a la Somalie droite, puislthiopie, puis lOuganda et le lac Victoria et tout gauche enfin la Tanzanie. Je cherchele Kilimandjaro, ses neiges et son lopard. Pas de Kilimandjaro ; je ne trouve que le montKenya, qui culmine tout de mme cinq mille deux cents mtres. Et on aurait vol leKilimandjaro ? Finalement, je le repre par hasard en Tanzanie, pas trs loin. On melaura chang de place, je lavais toujours situ au Kenya.

    Je me sens soudain seul, trs seul, et loin de tout, en tous les sens du terme. En bref,cest laile, du cafard qui meffleure, allong sur ce lit la propret thorique, dans cettechambre bruyante o le ventilateur a des haltements dasthmatique.

    a ne dure pas. Old Brompton Road toujours et cette force que jy ai rencontre. Jaicent soixante-quinze dollars, vingt et un ans, deux mois et quinze jours. Au pis, jai dequoi tenir un mois et demi, quitte sur la fin ressembler Robinson Cruso pas levendredi mais la veille. Jaurai trouv quelque chose avant, jen suis sr. Je ne sais pasquoi : je nai jamais travaill, jamais gagn un centime, rejet par les divers lycesparisiens au profit dtablissements de province, puis de collges suisses, puis de publicschools anglaises, Franz Cimballi le Boute-en-Train des soires de Londres ou de Paris,des stations helvtiques de ski, des endroits in de la Cte, gai luron bon rien, capabledallgrement jeter par la fentre, en deux mois et demi, cent dix-sept mille livres sterlingce qui, il nen a jamais disconvenu, na pas t des plus malin.

    Mais un autre Cimballi est n ou va natre incessamment. Le moment est venu de fairefortune.

    Je me donne une semaine. Et cest un fait quil me faudra attendre sept jours pourrencontrer Joachim.

    Joachim me regarde du haut de son mtre quatre-vingt-cinq et quelque, de ses petitsyeux dlphant, vrills et fixes, trouant un visage vous pouvanter une tribu masa. ILme demande :

    Tu as cru que jen voulais ton argent ? Jclate de rire : Moiti moiti. Il fronce les sourcils sans comprendre. Puis, trs bizarrement, il rougit comme une

    (vraie) jeune fille. Il secoue la tte.

  • Oh ! non, jaime les femmes. Moi aussi. Il est portugais, il ne tardera pas mapprendre quil a pass quatre ou cinq ans au

    Mozambique, quauparavant il tait en Angola, et quil a conserv lhabit militairejusquau moment o, dit-il dans un chuchotement timide, il a quitt larme, autant direquil la dserte. Il a vritablement une trogne faire peur en plein jour, plus forteraison la nuit, avec un nez en pninsule, busqu et bossel, et deux rides profondescomme des cicatrices au milieu du cuir grl de ses joues. Son vrai nom, celui du moinssous lequel il se produit au Kenya, est Joachim Ferreira da Silva et quatorze ou quinzeautres patronymes divers.

    Tu connaissais un footballeur nomm Eusebio ? Jamais entendu parler. Ctait le meilleur joueur du monde, meilleur que Pel. Tu as entendu parler de

    Pel ? Vaguement. Eusebio tait bien meilleur que Pel. Trs bien. Tu ne me crois pas ? Quelle ide ! Je ne vois aucune raison de contrarier Joachim sur ce point. Jai rencontr le Portugais

    dans les btiments de laroport, je dirai comment. Ctait le septime jour de maprsence Mombasa ; les jours prcdents, je les ai consacrs faire pied le tour de laville. La ville est un bien grand mot : deux estuaires, des rias, envahis par la mer et entreles deux une pninsule, quelques mtres au-dessus de leau, sur laquelle les Arabes etles Persans chassant lesclave, puis les Portugais, ont bti des forts et des mosques et desglises. Au nord-est, le vieux port arabe avec ses shows et ses boutres venus dArabie ; ausud, le port moderne de Kilindini plein de cargos. Cest l que dbouche le chemin de ferapprovisionnant Nairobi et lOuganda. Entre Mombasa et le continent, une chausse page. Prenez-la et tournez au nord, vous suivrez une grande et merveilleuse plage, au-del du port des boutres, au long de laquelle salignent des htels de luxe tout neufs, et lademeure personnelle de Jomo Kenyatta, dont jaurais bientt de tristes raisons deconnatre en dtail la faade.

    Voil pour le dcor.Il ne faut pas des semaines pour en dcouvrir les limites. Le port moderne ? Nimporte

    quel transitaire arabe ou indien en sait cent fois plus que je nen saurai jamais. Lengoce ? Lequel ? Et dailleurs, dfaut de toute autre, je porte en moi une certitude : jenai nulle intention de mengager dans une de ces ascensions patientes, qui vous prennentpour le moins vingt ou trente ans de travail et de vie. Le moment est certes venu de fairefortune, mais il sagit de la faire vite. Cest bien sr de la prtention mais je men fous.

    Dailleurs, je dtiens un atout, mme si je ne le sais pas encore, et cest prcisment

  • Joachim qui va men rvler lexistence. Jai aperu pour la premire fois Joachim laterrasse du Castle Htel. Avec son physique de tueur au chmage, il na gure de chancesde passer inaperu. Je le revois le lendemain et puis deux reprises le jour suivant, etensuite au cours de mes prgrinations mombasiennes, je tombe de plus en plus souventsur lui, qui mvite avec des hsitations de pucelle. Timidit qui me surprend et me lancemme sur une fausse piste, je limagine en voulant ma vertu, et a nest pas fait pourmenchanter. Pour un peu, je lui aurais mis mon poing dans la figure. Deux choses menont empch, dabord ma bonne humeur naturelle, ensuite la crainte quil ne me rendemon coup et ne me pulvrise.

    Cest vrai, je vous suivais, dit-il en se balanant dun pied sur lautre comme un grosours. Mais cest parce que jai une affaire vous proposer.

    Il sexplique, timide au naturel, victime de son physique, cur de collgien boutonneuxsous le poil de King-Kong : il vit des safaris quil organise. Pas des safaris de grand luxe.

    Pour des clients allemands surtout et quelquefois des Sudois ou des Danois, desAnglais qui veulent faire vite, qui veulent un buffle entre deux avions.

    Joachim parle anglais ou du moins il essaie, laborieusement ; avec un accent atroce.Nous nous comprenons mieux lun lautre dans un charabia franco-italo-anglais mldun zeste despagnol.

    Combien leur prends-tu ?Dix mille shillings. Sept mille francs franais. Et en quoi as-tu besoin de moi ? Je suis, mexplique Joachim, jeune et sympathique (cest galement mon opinion) et je

    parle, outre franais et italien qui me sont ici peu prs aussi utiles que des patins glace, anglais et allemand. Moi, dit Joachim, quand jaccoste les touristes allemands, jeleur fais peur. Et ils ne me comprennent pas. Joachim moffre deux mille shillings parclient que je lui amnerai. Nous transigeons trois mille. Nous buvons le Coca-Cola delamiti, Joachim ne buvant pas dalcool, la suite dune promesse quil a faite Notre-Dame de Fatima je le dvisage interloqu mais il est srieux comme un pape , moiparce que je ne bois que du champagne et encore pas beaucoup et de toute faon je nen aipas. Jen suis chafauder les plus fantasmagoriques combinaisons : imaginons que jetrouve deux, et pourquoi pas quatre ou cinq clients par semaine ; soit quinze milleshillings par semaine en engageant videmment dautres Joachim, ds lors celui-ci nesuffirait plus la tche ; mais si cest moi qui engage les Joachim futurs, je naurais plustrois mille mais disons six mille shillings par client, et si jai trente clients par semaine,multiplis par le nombre de semaines dans le mois, en supposant, cest une supposition,toute la jungle knyenne peuple de centaines de milliers de touristes allemands, voire demillions de ces types en colonne par cinq, ils aiment a dailleurs, je pourrais aismentparvenir six cent soixante-neuf mille quatre cent vingt-quatre shillings par mois, cestun strict minimum et je pourrais ensuite tendre laffaire aux pays avoisinants, voirejusquau Sngal

  • Je dchante presque aussi vite que jai tabli mes calculs. La vrit est que les touristesdbarquant davion rvent de plages sur locan Indien, dexotisme, de Mombasa portdesclaves, de Mombasa par o passa un certain Stanley la recherche du nommLivingstone. Ils ne rvent pas de safari ou alors trs peu. Le march, diraient lesconomistes, est drisoirement troit. Je le constate en quelques jours en traquantchaque touriste frachement dbarqu au pied des passerelles, en les suivant pas pastandis quils errent stupidement, achetant dhorribles bois taills et dauthentiquesfausses armes masas

    Et pourtant.Dans la rflexion que ma faite Joachim, je commence discerner un embryon dide.

    Cest vrai que mon atout est dtre blanc, de pouvoir parler ces touristes, de leur inspirerconfiance. Pas au point de leur vendre des safaris dont ils ne veulent pas, mais est-ilvraiment ncessaire de leur vendre quelque chose ?

    Je retourne voir mon ami indien, Chandra, qui jai vendu ma montre. Je suis revenudans sa boutique plusieurs reprises depuis notre premire rencontre, nous noussommes en quelque sorte lis damiti, dautant quil a dj revendu ma montre et avecun bnfice quil nose mme pas mavouer. Les rponses quil fait mes questions meconfirment dans mon ide premire.

    Le moment est venu de faire fortune ?Eh bien, jai trouv.

    Mon premier client est un Allemand du Sud, des environs de Munich je men souviens,avocat ou mdecin, en tous les cas profession librale. Il me dvisage ds mes premiersmots :

    O avez-vous appris lallemand ? Ma mre tait autrichienne. Non, un safari ne lintresse pas, il nest pas chasseur. Non, il na pas besoin de guide,

    pas davantage dinterprte. Et si jai envie dune femme, je suis capable de la trouvertout seul. Je lve les bras en signe de reddition :

    Je ne vous propose rien de tout a. Je voulais simplement vous dire quelque chose :vous allez changer de largent. Disons par exemple cent dollars. Pour cent dollars, lebureau de change qui est devant nous vous donnera sept cents shillings, cest le coursofficiel. Moi, je peux vous en donner sept cent cinquante. Vous gagnez cinquanteshillings, soit un peu moins de trente deutsche marks. Pour deux cents dollars, centshillings, soixante deutsche marks. Pour mille dollars, cinq cents shillings, trois centsdeutsche marks.

    Il a des yeux bleus, je lamuse par ma jeunesse et ma faonde, et ses yeux bleusprennent une expression amicale, un peu pensive et mfiante quand mme :

    O est le truc ?

  • Je ris : Il ny a pas de truc. Sept cent cinquante shillings pour cent dollars et il ny a pas de

    truc. Et aucun policier ne surgira. Ein moment. Il part vers le bureau de change et dans un anglais tout fait convenable senquiert du

    taux. Il revient, encore un peu hsitant. Et bien entendu vos shillings sont en bonnemonnaie ? Faites vrifier les billets la banque, si vous le dsirez. IL finit par sedcider et change quatre cents dollars. Je fais signe Chandra qui sest tenu lcartjusque-l et qui, de son espce de sacoche, retire et compte scrupuleusement trois milleshillings en billets usags. Jai insist auprs de Chandra pour, prcisment, que cesbillets soient usags, pensant que des billets neufs pourraient susciter la mfiance. Bienentendu, les billets sont tout fait bons mais je ne tiens pas outre mesure ce que lesemploys de la Banque centrale du Kenya accordent trop dattention mes oprations dechange.

    Mon Munichois parti, Chandra me verse comme convenu ma commission : deux centsshillings vingt-huit dollars. Au cours officieux, le dollar est achet non pas sept shillingsmais un peu moins de huit et demi. Et ce prix, il trouve aisment acqureur :limportante colonie indienne de Mombasa, comme dailleurs celle de Nairobi, se prpare complter son premier exode de 1968, qui a vu des milliers dAsiatiques, surtout desIndiens, sen retourner au pays ancestral en rponse aux mesures prises par Kenyattacherchant les liminer des commandes du commerce national quils avaient accapares.Pour Chandra et les siens, acheter du dollar, mme huit shillings et demi, mme neufet mme dix, est la seule faon de raliser les biens acquis et les conomies faites, avantun dpart ventuel qui pourrait tre prcipit.

    Cest sur cette diffrence entre les deux taux, et sur cette forte demande de dollars, quejai dcid de jouer. Et de jouer trs vite.

    Je suis favoris par un phnomne nouveau que les Indiens eux-mmes ont malperu : la brusque progression du tourisme europen, allemand notamment. Et il me fautaller vite parce que tt ou tard, je mattends avoir des ennuis avec les autoritsknyennes, qui ne peuvent apprcier mon intervention, quoiquelle ne soit pas pourlheure vritablement illgale.

    Chandra arbore un sourire panoui : mme en dcomptant ma commission, il a paytrois mille deux cents shillings, au lieu de trois mille quatre cents, les quatre cents dollarsquil vient dacheter. Il est prt recommencer, mamener nombre de ses congnres. Jele mets en garde :

    une condition : toi comme eux ne traiterez quavec moi. Il me le jure sur la tte de je ne sais qui. Pas la mienne, jespre. Autre chose, Chandra : tu nen parles personne. Tu y gagneras de pouvoir continuer

    macheter des dollars un taux prfrentiel, cest--dire huit shillings, au lieu de huit etdemi.

  • Cest--dire que je vendrai, tous sauf lui, huit shillings et demi un dollar que jauraiquant moi achet sept et demi. Soit un shilling de bnfice par dollar. condition detrouver dautres Munichois. Les deux jours suivants, je ne quitte pas laroport. Pas lemoindre succs pendant des heures et puis je dcroche un premier gros lot : ceux-l sontgalement allemands et ils sont trois, accompagns de leurs femmes, qui me trouventmignon. Je leur change deux mille deux cent cinquante dollars, la moiti de la sommerachete directement par Chandra, lautre revendue un commerant de Kilindini Road.Bnfice net : mille six cent quatre-vingt-sept shillings. Deux cent dix dollars. Environhuit cent quatre-vingt-douze francs franais.

    Je suis fou de joie.a y est ! cest arriv. Pour la premire fois de ma vie, jai gagn de largent et jai cette

    rvlation trange qui me stupfie et fait natre en moi une formidable joie : cest simple !Prodigieusement simple ! Quelque chose est arriv : jai eu une ide et cette ide sesttransforme en monnaie sonnante. Pourtant ce ntait pas une ide extraordinaire, et lesgains ne le sont pas encore davantage. Mais je suis sr que ce nest quun dbut et je suisloin de me douter quel point, loin dimaginer les centaines de millions qui mattendentau bout de cette route que jappelle et appellerai toujours ma danse.

    Dans mon exaltation, une ide saugrenue me vient. De retour Mombasa, jachtedeux cartes postales identiques, reprsentant le mme chacal. Jadresse la premire mon oncle, Giancarlo Cimballi, Riva Giocondo Albertolli, Lugano ; la seconde MartinYahl, Sa Grandeur Bancaire Soi-Mme, prsident-directeur gnral de la banque du mmenom, banque prive (surtout de sens moral), quai Gnral-Guisan, Genve. Dans lesdeux cas, le mme texte : Vous voyez bien que je ne vous oublie pas. Gaminerie ?Srement. Sans consquences en tout cas. Du moins je le crois. Et je le croirai longtempsjusquau moment o marrivera la rponse, une espce de rponse, fracassante.

    Jai mme trouv un client pour Joachim, un client double en quelque sorte puisquilsagit dun jeune couple de Zurich. Ils sappellent Hans et Erika. Lui est quelque chosedans ladministration des postes et elle travaille dans llectronique, ingnieur pour lemoins : Ils sont charmants et trs amoureux. Ils ont prvenu Joachim : Nous nevoulons pas vraiment tuer. Promenez-nous et montrez-nous le pays. Dans les premiersinstants o ils ont vu Joachim, ils ont eu un mouvement de recul, inquits par sonallure. prsent, touchs par la gentillesse de mon gros ours apprivois, ils sentendentparfaitement. De Mombasa, nous partons tous quatre vers le nord, vers Malindi et Lamu,en suivant la cte borde de rcifs coralliens fleur deau, qui dcoupent des lagonsfantastiquement calmes et transparents. Hans et Erika se baignent nus et je ne tarde pas les imiter. Pas Joachim qui, loin de goter le spectacle de la jeune Zurichoise en tenue denature, sloigne en grommelant, indign. Le soir, agenouill devant son lit de campsurmont de la sacro-sainte statue de Fatima, il prie pour nous qui vivons tout nus.

    Aprs Lamu, qui se trouve une centaine de kilomtres de la frontire thiopienne,Joachim lance sa vieille Land-Rover vers louest. Nous revenons en arrire, au prix dun

  • dtour par lintrieur. Nous campons sur les bords de la Tana avant de partir lassaut deshauts plateaux masas. Pas de jungle mais dans le meilleur des cas une fort de fougresgantes, de bruyres, de bambous, le tout bard de lianes ; le reste du temps, une savanefaite dacacias aux tranges feuillages horizontaux, stratifis, plus rarement plante debaobabs et deuphorbes. La vie animale est intense, et Joachim ne cesse de pointer sesgros doigts velus ; il a t chasseur, trs bon chasseur mme ma-t-on dit mais, prsent,il naime plus a, et je sais quil apprcie cette promenade o lon na pas besoin de tuer.

    Laltitude augmente encore : nous sommes dans le Parc national du Tsavo, o nousallons passer deux jours. Ceci est ma premire vritable vision du Kenya et elle me coupele souffle ; le ciel ny est jamais tout fait bleu, plutt blanc brillant, constammentparcouru de caravanes de nuages, roses ou dors, en mouvement permanent ; la terre estocre ou rouge ou violette, parfois carrment carlate aprs la pluie quand les cactesclatent de fleurs ; les couchers de soleil sont flamboyants et incroyables, les aurores toutaussi miraculeuses, au moment o des troupeaux de buffles surgissent en silence desbrumes matinales, fantomatiques. Les deux nuits que nous passons dans le Tsavoresteront jamais pour moi le Kenya, o que jaille et quoi que je fasse ensuite.

    Le soir, dnant des cailles et des pintades tues par Joachim, nous parlons notammentde la Suisse. Hans et Erika mont cru moi-mme suisse. Je les dtrompe :

    Jai la nationalit franaise. Je suis n Saint-Tropez. Ils sexclament : ils sont justement alls Saint-Tropez lt prcdent. Ils se sont

    baigns tout nus Pampelonne. La maison o je suis n se trouve sur cette plage. Ou sy trouvait. Pour un peu, ils se souviendraient de la maison, quils nont probablement ni vue ni

    remarque ; ils fouillent gentiment leurs souvenirs dans lespoir dy retrouver une image : Un grand btiment blanc ? Ou bien cette espce de chteau avec des tours ? -Non, cesttout prs du bord. Il y a un mur de pierre et par-derrire un terre-plein avec despalmiers. Les images soudain refluent en moi. Pourquoi ai-je gard un souvenir aussiprcis, aussi extraordinairement net dune maison que je nai connue qutant enfant,mme pas, o je ne suis pas retourn depuis la mort de mon pre ?

    Quel ge aviez-vous quand il est mort ? Huit ans. Cimballi est un nom dorigine italienne, nest-ce pas ? Mon pre venait du Tessin, pas le Tessin suisse, mais de lautre ct de la frontire,

    juste de lautre ct. quelques hectomtres prs, il serait n suisse. Joachim a sorti sa guitare et ses doigts pais en caressent les cordes avec une

    dlicatesse surprenante. Et votre mre a galement disparu ? Elle est morte quand javais onze ans. Elle est morte dun cancer. Pas nimporte o : Paris, rue de la Glacire. Ce seul nom

    de la rue seraitgrotesque sil ntait tragiquement exact. L encore, je me souviens. Je me

  • rappelle les derniers mois de cette agonie, cette ronde infernale, cette ignoble sarabandede loncle Giancarlo agissant je le sais sur les instructions de Martin Yahl, assigeant le litde la moribonde, pressant les docteurs de tout faire pour prolonger sa vie et sessouffrances non par amour pour elle mais pour quelle vive assez afin de signer tous cespapiers dont ils avaient besoin. La haine froce que je porte mon oncle et Martin Yahlne date certes pas de cette priode, elle a toujours t instinctive, mais elle a, durant cessemaines du printemps 1960, trouv une base matrielle, sur laquelle depuis elle na faitque se dvelopper. Je hais ces deux hommes avec une violence qui, par moments, mesemble moi-mme inexplicable, qui ma pouss pratiquement brler tout ce quilsmont donn, tudes ou argent, qui me parat presque relever de lobsession pathologique.

    Son pre tait trs riche, dit Joachim de sa grosse voix, en me dsignant dunmouvement de menton. Father very very rich

    Il me sourit, le regard clair par une confondante amiti. Il hoche la tte. Very rich. Et puis fini. Il se met chanter Micas das Violetas, son fado prfr. Hans et Erika se serrent lun

    contre lautre, et moi je contemple la Croix du Sud.

    Chaque touriste, allemand ou autre, mais le plus souvent allemand, change enmoyenne huit cents dollars son arrive. Je gagne peu prs huit cents shillings, soit unpeu plus de cent dollars par touriste. Le calcul est simple, il est mme enfantin : dans lesdeux semaines qui suivent ma dcouverte de ce pactole, je suis en mesure de me passerdes services de Chandra en tant que bailleur de fonds, cest--dire que je fais travaillermes propres shillings, ceux obtenus des commerants indiens me rachetant mes dollars.Aprs exactement douze jours je me souviens de la date parce quelle marque la fin dema troisime semaine de sjour Mombasa et au Kenya je suis capable de runirquatre fois en une seule et mme journe les six mille shillings ncessaires lachat desdollars de quatre touristes dun mme avion. Quatre cent vingt dollars de bnfice netpour deux heures de travail. Non quil marrive tous les jours de recevoir une telle manne,ce jour-l en vrit est marquer dune pierre blanche, ce stade en tout cas de mesoprations.

    Une chose est sre : je vis de ce que je gagne. Et au-del. Le 22 dcembre, deux joursde Nol, je quitte le Castle Hotel, son ventilateur bruyant, ses murs constells demoustiques crass, sa douche commune puant lurine au fond du couloir. Je minstalleau White Sands Hotel, pas trs loin de la rsidence de Jomo Kenyatta Soi-Mme. Devantmoi, la merveilleuse plage blanche et la splendeur corallienne de locan Indien.

    Je commence me sentir tout fait chez moi Mombasa, presque un mois aprs mondbarquement.

    La lettre marrive le 23 dcembre. Elle est mon nom, correctement orthographi, avecdeux l et un c initial, et porte simplement comme adresse Mombasa, Kenya . Je nesaurai jamais par quel miracle la poste knyenne a russi lacheminer jusqu moi ; maisles Europens dans cette ville de deux cents et quelque mille habitants ne sont pas si

  • nombreux, surtout les non-Britanniques.Je louvre, aprs avoir not quelle a t poste Paris onze jours plus tt, soit le 12

    dcembre seize heures quinze, rue Beethoven, dans le XVIe arrondissement.Lenveloppe ne contient quune feuille de papier format 21 x 27 sans filigrane. Le texte enest tap la machine : Au moment de la cessation du fideicommis, vous avez touchenviron un million de francs franais, reprsentant le reliquat de la fortune de votre pre.En ralit, cette fortune reprsentait entre cinquante et soixante millions de dollars, dontvous avez t spoli,

    Aucune signature.

  • 3Jai pass la nuit de Nol en confrence avec une Somalienne aux seins superbes et par

    ailleurs nantie dune chute de reins dclasser Niagara Falls. Elle est douce, souriante,pleine de bonne volont, dfaut dtre dote desprit dentreprise.

    Joachim a t indign : il aurait voulu que je laccompagne la messe de minuit. CePortugais me surprend tous les jours : cet ancien mercenaire qui ma avou avoir brlquelques villages et l, au Mozambique, en Angola ou au Congo, en oubliant parfois lesfemmes et les enfants rests lintrieur des huttes, cet ancien gorgeur est catholiquepratiquant comme pas deux, portant chapelet dans la poche de poitrine de sa chemise etvous chantant Gloria in Excelsis Deo en chur avec les catchumnes kikuyus. Jai eu unsoir la curiosit daller voir o il habitait, jen ai t presque horrifi : jai dcouvert ungourbi infme, en bordure du ghetto africain (africain par diffrence avec les milieuxeuropens, arabes ou indiens), meubl dun lit de camp tir au cordeau, dune table, dunbanc de bois et dune cantine de mtal ferme par dinnombrables cadenas, sur laquelleon a effac la peinture noire les inscriptions sans doute militaires quelle devait porter.Sur le mur de boue sche, six gravures de Notre-Dame de Fatima et la photo ddicacedu susdit Eusebio en costume de footballeur, et encore trois ou quatre clichs jaunis prisdes annes plus tt, sans doute Lisbonne en juger par le carrelage des trottoirs,reprsentant Joachim avec un air denfance sur le visage dj laid, en compagnie dunevieille femme en noir.

    Pourquoi nes-tu jamais rentr au Portugal ? Il ne sait que me rpondre. Probablement parce quil y a plusieurs rponses et donc

    aucune : sa situation de dserteur, la peur de retrouver les siens en revenant plus pauvreencore quil nest parti. Ou la difficult de sarracher lAfrique. Jai de lamiti pourJoachim, et un peu de piti aussi.

    Pour mes oprations de change, les choses vont plus vite que jaie jamais os lesprer.Les ftes de fin danne, les vacances en Europe font dferler les touristes, qui dbarquentpar avions entiers. Pas seulement par la ligne rgulire, il y a aussi des vols charters, deplus en plus nombreux, sur des appareils affrts par des organisations du type Kuoni. Le26 dcembre, trente-deux jours aprs que jai moi-mme dbarqu, jtablis un nouveaurecord : sept clients traits dans la mme journe, six cent quatre-vingt-dix dollars debnfice. Deux dentre eux se laissent tenter par une promenade safari-photo avecJoachim pour guide, et le Portugais sobstine me ristourner ma part de rabatteur, ce quiporte plus de neuf cents dollars le montant de mes gains pour cette seule journe.

    Retour dans ma chambre de White Sands et l je me souviens : jtale les billets, tousles billets sur le lit et les contemple, incrdule, enivr, fascin.

    Je vais jusquau miroir de la salle de bain. Je suis bien moi ! Je reviens vers le lit et l jeplonge sur le tapis dargent. Un vrai saut de lange

    Le moment de faire fortune. Make money . a vient.

  • Dautant que les jours suivants, la tendance se maintient, comme on dit la bourse,toujours sous leffet de ces vacances dhiver. En pleine matine, court de shillings du faitde six oprations de change successives pour un montant total de vingt-neuf milleshillings, je suis oblig de faire nouveau appel Chandra, qui accourt mon aide avecmerveillement.

    Et le 31 de ce mois de dcembre, pour me fter tout seul la belle anne, je moffre uncostume blanc, des chaussures, une valise et divers effets. Dpenses excessives quinempchent pas mon capital de dpasser pour la premire fois les dix mille dollars, soitenviron cinquante mille francs franais.

    Les jours suivants, je mattendais certes cette dcrue des touristes regagnant leurBavire, leur Mecklembourg, leur Wurtemberg natal. Nanmoins, le coup est rudelorsque, de dix douze clients par jour, je retombe brutalement un ou deux. Quand jetrouve des clients. Je reste jusqu trois jours de rang sans parvenir accrocher quoi quece soit. Dj jen tais envisager de madjoindre Chandra dont je devine quil brle detravailler avec moi. Il nen est plus question, du moins pour linstant. Jenrage, et seulefin de me calmer les nerfs, je convoque en sance plnire ma Somalienne qui, pourplus de sret, je recommande de se faire accompagner de sa jeune sur, dont elle maabondamment vant les mrites de confrencire. La jeune sur a douze ou treize ans,disent-elles. Moi, je veux bien, elle en parat plutt dix-huit. Mais il est certain quelle a dutalent pour les confrences.

    Si bien que nous sommes, ce jour de janvier, tous trois batifoler gaiement sous ladouche quand on frappe la porte. La faon de frapper, toute en puissance, me faitnaturellement penser au Portugais, avec ses gros poings poilus et pesants. Je crie :

    Jarrive, Joachim ! Jai bien une serviette sous la main mais pour le seul plaisir dagacer le prude Joachim,

    je me lenroule autour du front. Je vais la porte, faisant le clown, mes Somaliennes nuesfiges au garde--vous, jouvre et je me trouve nez nez en quelque sorte avec unKnyen cheveux gris coups en brosse, lil pliss derrire des lunettes, et quimapprend conscutivement quil est commissaire de police et quil vient procder monarrestation.

    Il me considre de haut en bas. Vous tes tout nu. Toujours, sous la douche. Les Somaliennes sesquivent sur la pointe des pieds et rintgrent la salle de bain.

    Leau sy arrte. Le regard du policier se porte dans cette direction, puis revient moi.Brusquement, son visage me revient en mmoire. Joachim ma parl de cet homme. Jeme dtourne et jenfile un bermuda en essayant de demeurer digne.

    Et pourquoi ? Pourquoi quoi ? Pourquoi marrter ?

  • Infraction la lgislation sur les changes. Normalement, il devrait attendre que jaie achevde mhabiller, pour ensuite

    memmener. Au lieu de cela, il pntre carrment dans la chambre, marche jusqu lasalle de bain, en expulse les deux filles par quelques mots en swahili. Les Somaliennesdcampent comme deux clairs noirs, dans des tressautements de seins et de fesses quime chatouillent lil. Le policier referme la porte derrire elles et je comprends. Jemassois. Cest bien lhomme dont Joachim ma parl, plus justement contre lequel il mamis en garde. Il sappelle, disons Wama. Il ne paie pas de mine, petit et dcharn, le teintcendr, la peau parchemine et les perles noires de ses yeux lgrement injectes de sang.

    Je vous ai vu souvent, monsieur Cimballi. Je vous ai vu souvent dans Mombasa. Je suis sr que vous avez apprci le spectacle. Il a le sens de lhumour dune serviette-ponge. Il ne rit pas du tout. Le revenu moyen

    dun Knyen est de quinze vingt dollars par mois. Celui-l, commissaire de police, doitgagner huit ou dix fois plus, me semble-t-il. Bon. Je suis prt aller jusqu cent dollars.Peut-tre mme cent cinquante.

    Vous tes dans une mauvaise situation, dit Wama. Trs mauvaise situation. Joachim ma prvenu : Wama sest acoquin avec le juge, ils font quipe. Mieux vaut

    les payer directement, lun et lautre, plutt que se fier leur justice. Daccord, jiraijusqu trois cents dollars, cent cinquante pour chacun. Je demande avec amabilit :

    Et que dois-je faire pour sortir de cette situation ? Je peux, dit Wama, intercder en votre faveur. Quant moi, intrieurement, je viens de dciderde commencer les enchres vingt-

    cinq dollars, cinquante pour les deux, prix de gros. Vingt-cinq ? Pourquoi pas vingt ? Celame permettra une tape de plus dans la ngociation que je prvois longue.

    videmment, dit Wama, il y aura des frais. Je lui adresse le grand sourire dsol de celui qui voudrait bien mais ne peut pas Cest que mes moyens sont trs limits. Cest peine si je sais comment je vais

    pouvoir payer cette chambre Il hoche la tte. Cinq mille dollars, monsieur Cimballi. Vous les paierez chaque mois et vous serez

    tout fait tranquille. L-dessus, je lui parle de sa sur.Et il membarque.

    Jusqu la dernire seconde, jai cru quil bluffait, quil tentait simplement demeffrayer. Je lai cru tandis quil me faisait dfiler dans le hall du White Sands entre deuxpoliciers en passant devant la rception, je nai pas pu mempcher de faire le pitre : Je raccompagne ces messieurs et je reviens. Je lai cru encore quand il ma fait monter

  • larrire de la Land-Rover, toujours entre ses deux sbires mais cette fois menottes auxmains. Je le crois dj un peu moins, cest--dire que je commence avoir des doutesquand, mayant amen jusquau commissariat, il mabandonne compltement dans unegrande cellule qui ne sent pas trs bon en compagnie dune demi-douzaine dindividusparlant exclusivement le swahili et que la prsence dun Blanc parmi eux semblecurieusement gner. (Elle me gne aussi.)

    Jai tendance ne plus le croire du tout quand on me fait monter dans ltrangecamion-cellule que jai vu passer une fois ou deux dans les rues de Mombasa. Cest uncamion ordinaire sur la plateforme duquel on a dress une cage de fer souvrantuniquement par larrire. Dans laxe le plus long de cette plate-forme, une barre dacierest fixe au plancher. Cest cette barre que sont accroches les chanes quon mapasses aux chevilles et aux poignets, moi comme mes compagnons ; nous sommesbien quinze ou vingt dans la cage et lon nous promne en ville comme si lon y prenaitplaisir. Pour les habitants de Mombasa, le spectacle nest pas si exceptionnel, quoiquilattire toujours lil ; ils ont lhabitude de voir dambuler le camion-cellule. Mais,apparemment, cest la premire fois quils y voient un Europen dans une saloperie debermuda blanc avec des palmiers roses et bleus.

    Je nai videmment jamais t enchan jusqu ce jour, moins encore enferm dansune cage. Je naime pas du tout, vraiment pas du tout. Pendant quelques fulgurantessecondes, je ressens la folle panique, la rage dmente dune bte prise au pige. Wamadevant moi, je laurais coup sr trangl. Jai envie de vomir, de hurler pleine gorge, deme dbattre men arracher les mains. a ne dure heureusement pas trs longtemps,jarrive me reprendre. Regarde-toi, Cimballi, regarde-toi de lextrieur, tu as vu la tteque tu fais ? Je russis masseoir sur une espce de banc de bois, je place ma tte entremes genoux, plantant les dents dans les muscles de mon avant-bras. Bientt, cela va peuprs. Je relve la tte au moment o le camion, virant sans douceur excessive, sengagedans Kilindini Road. Nous dfilons au long dun trottoir garni de boutiques dont jeconnais chaque propritaire. Succession de visages effars, luisants, tous tourns vers moiavec ces regards vides de gens sur un quai de gare lheure o le train sen va. Nous allonspasser devant le Castle Htel, sous les dfenses de bton et je dcouvre alors la femme :cest une Europenne brune, mince, vive, avec de superbes yeux verts, une bouche rougeau pli moqueur. Nos regards saccrochent, se fixent, narrivent plus se sparer.Machinalement, par pur rflexe dorgueil, je me redresse, je relve mes poignetsenchans pour un salut et je lui souris. Sans les chanes, je la saluerais la faon dunpugiliste vainqueur. Tandis que le camion roule aprs un court ralentissement, je mepenche autant que je le peux pour ne pas la perdre des yeux, pour la quitter le plus tardpossible et je la vois qui penche elle-mme la tte pour me suivre. Jai le temps de la voirsourire. Je ne la connais pas, je ne lai jamais vue ce jour et rien dans son attitudenindique quelle me connaisse davantage. Un tournant nous spare enfin, tandis que lecamion-cellule file au nord.

    Ensuite le tribunal. Je my attends une discussion serre. Je pense avocat, consul,ambassadeur, intervention de ma saloperie doncle ou, pis encore et dchance suprme,

  • de Sa Grandeur Bancaire Martin Yahl Elle-Mme. Plutt tirer vingt ans. EnfinLe tribunal est un btiment deux tages enveloppant de leur galerie la portugaise

    une cour intrieure dans laquelle stoppe le camion-cellule. On nous fait descendre, fersaux pieds et coups de pied au cul, sauf pour moi tant je suis sympathique. Et cest vraiquil semble quon me porte une attention particulire ; en fait, on me spare trs vite demes compagnons de chane et lon moblige, encore enchan, me hisser jusqu unepetite pice du premier tage o, derrire une table, sige un Indien boudin et suintantcomme une bougie en train de fondre.

    Vous avez commis une srieuse infraction la lgislation sur les changes. Cest trsgrave.

    Jai le temps de dire : coutez , puis aussi : Je veux un avocat , aprs quoi il tend mes gardes du corps un papier quil avait apparemment sign avant notre intressantentretien, on me prend en poids sous les aisselles et on me propulse dehors.

    Je me retrouve dans le camion-cellule avant davoir compris, dautres condamns myrejoignent et, peu de temps aprs, le vhicule sbranle et roule vers le nord.

    On passe devant les luxueux htels de la plage, dont mon White Sands, puis devant larsidence de Jomo Kenyatta. On parcourt une trentaine de kilomtres toujours plein nordet lon arrive la prison. Jai eu, lorsque je suis all Malindi et Lamu en compagnie deJoachim et des Suisses, loccasion dy jeter un coup dil. Je nen ai pas gard un souvenirimprissable ; touristiquement parlant, a ne vaut pas le dtour. Je vois maintenant unesorte de camp avec des baraquements en dur, ceintur de cltures qui sont en bambouvaguement dcor de fil de fer barbel. Les btiments ras du sol, au toit plat, sont faitsdagglomrs de ciment quon ne sest pas proccup de crpir, plus forte raison depeindre. La puanteur qui jaillit par nappes paisses des ouvertures, au travers desbarreaux complts de grillages, est absolument, pouvantablement, suffocante. Lapnombre qui rgne dans ces baraquements chauffs blanc est perce de visagesplaqus, tendus vers la lumire, ruisselant de sueur, lourdement maquills de crasse.Durant les quelques secondes o je mimagine enferm l-dedans, je suffoque par avance,secou par le dgot et, disons-le, la peur. Du coup, un immense soulagement menvahitquand je dcouvre quon men loigne. Je me crois presque dj sauv. Je clopine sur unsol ingal, les chevilles dores et dj blesses par le contact de lacier sur ma chair nue :non seulement je suis en bermuda et chemise hawaienne, mais je nai aux pieds que dessandales japonaises. Je trbuche et nai gure le temps de minquiter de ma destination.

    Si bien que je dcouvre la grille la dernire seconde. Elle est ras du sol et maintenueferme par un cadenas.

    On louvre pour moi. On met en place une sorte dchelle en fait une poutre de boissur laquelle on a clou des barreaux ingaux.

    Down. En bas, je trouve six hommes, entasss dans ce trou mme la terre nue, circulaire,

    profond de presque cinq mtres, large de deux, o lon patauge dans une gadouepouvantablement nausabonde dont la composition nest que trop vidente. Je my

  • enfonce jusquaux chevilles, pleurant presque sous leffet des nauses qui me secouent ;jy trbuche avant de trouver enfin une place dans lombre, dos la paroi. Au-dessus dema tte, la grille sest referme et les policiers sen vont. Dabord, autour de moi, je nedistingue que les silhouettes ; en raison de lobscurit. Et puis je dvisage mes sixcodtenus qui me dvisagent aussi. Quatre dentre eux me considrent avec surprise,voire une lgre expression de sarcasme ; les deux autres ne maccordent gure quunregard mprisant. Ceux-l sont immenses ny pas croire, pour un peu le sommet de leurcrne atteindrait le rebord du trou ; ils ont ce mme crne ras au-dessus du front, le restede la chevelure dissimul sous une sorte de rsille rouge, ils portent des colliersmulticolores autour du cou ; ils sont impassibles, seigneuriaux, figs par une fiertanimale. Ce sont des Masas.

    Et ils puent abominablement.Les quatre autres sont des Kikuyus, avec des bobines de bandits de grand chemin

    vous donner des cauchemars. Japprendrai plus tard quil sagit de simples braconniers,coupables davoir abattu des btes dans une rserve. Sur le moment, ils mpouvantent entout cas plus que les Masas, leurs chuchotements suspects en swahili, leur hardiesseinsolente au fond de leurs prunelles, rien de tout cela nest rassurant. Je me rsous medplacer, patauger encore, soulevant chaque pas une bouffe odorante. Je traverse leno mans land au milieu de la fosse et je vais me glisser entre les deux Masas. Jai lairdun demi de mle entre deux seconde-ligne. Les Masas ne bronchent absolument pas.Une heure passe et la lumire commence dcrotre, en mme temps que mon courage.Les premires morsures me font bondir, les suivantes me brlent. Dans lobscuritgrandissante, je dcouvre que mes pieds et mes jambes sont littralement recouvertsdune mare de chenilles brunes qui semploient me dvorer vivant. Je trpigne et jedanse sur place, demi fou. Les Kikuyus hurlent de rire, les Masas ne maccordent pasplus dattention que si jtais invisible et dix mille kilomtres de l. Et il en sera ainsi detoute la nuit.

    Au matin, on nous fait remonter. On nous sert une viande aux reflets bleus, qui pue lecadavre, laquelle je nose pas toucher. Si jen crois le soleil, il est peu prs sept heuresdu matin quand, aprs une longue attente, on nous embarque, non seulement mescodtenus et moi mais aussi des dizaines dautres prisonniers, dans cinq ou six camionsordinaires. Retour vers Mombasa. Mais mon espoir aussitt conu de me retrouverdevant le juge, devant le commissaire, devant nimporte qui que je puisse apostropher, cetespoir disparat trs vite. Voil quon nous dbarque, camion aprs camion. Et quelquesordres me fixent sur ce que lon attend, de moi : je dois rparer une route, en boucher lestrous et pour cela transporter des pierres, beaucoup de pierres, assez de pierres pourconstruire une villeme semble-t-il. Et la route que jai lhonneur de recrer se trouveexactement en face de la rsidence de Jomo Kenyatta, prsident du Kenya.

    Cest snob en diable.

    Joachim apparat en fin de matine. Il a lair inquiet, nose pas sapprocher et madresse

  • de grands signes difficiles interprter et auxquels je ne comprends pas grand-chose.Apparemment, cela veut dire quil soccupe de moi. Le repas de midi est pris sur le bordmme de la route, sous un soleil de plomb. Naturellement, je ne tiens plus debout ou peusen faut. Je suis ivre de fatigue, je nai rien mang depuis vingt-quatre heures et je naipas dormi, ayant pass la nuit lutter contre ces infernales chenilles, et surveiller mesKikuyus. Chaque fois que je pense la nuit suivante, qui ressemblera inluctablement la premire, je frle lvanouissement.

    Mais vers trois heures, une petite Austin sarrte devant moi. En descend Wama lepolicier.

    Vous avez rflchi, Cimballi ? Envie de le frapper. Mme pas : de lui craser la tte coups de pierre, et ensuite de

    sauter pieds joints sur son cadavre. Pas pour cinq mille dollars. Il se dtourne, esquisse le geste de remonter en voiture et jai aussitt le cur entre les

    dents. Je vais le rappeler ! une seconde prs, je vais le faire. Mais il simmobilise, ilrevient :

    Disons trois mille. Jai les jambes en coton, les reins en feu, la tte lgre et par moments ma vue se

    trouble. Mais ce nest pas un policier knyen qui me damera le pion. Je prends le tempsde faire passer une pierre dun premier tas un second, je recule, je considre monouvrage avec une orgueilleuse et visible satisfaction ; enfin je fais de mon mieux pourquelle soit visible.

    Cinq cents. Je ne peux pas faire plus et vous le savez. Deux mille. Quinze cents. Deux mille. Je suis sur cette foutue route depuis maintenant huit heures daffile. Je commence

    la trouver antipathique. Et je pense mes quatre Kikuyus ricanant dans leur cloaque,braquant sur moi leurs yeux de braise sans parler du reste, qui nest pas moinsincandescent. Je pense aussi aux chenilles. Je tente un ultime baroud. :

    Daccord pour deux mille. Mais vous me donnerez un reu. a lui en flanque un coup : ses yeux sarrondissent. Jexplique avec dignit : Un reu. Un papier o vous reconnaissez avoir reu de largent de moi. Cest pour

    mon contrleur des impts, Il nen revient toujours pas, et se demande si je suis compltement fou ou bien si je me

    paie sa tte. Je ne ferai jamais a, dit-il enfin. Alors, mille.

  • Quil partagera comme il voudra avec son copain le juge. Je ne men mlerai pas, cestjur.

    Je lis dans ses yeux quil va cder et le plus dur ce moment-l est de rsister limpulsion qui me pousse lachever dun coup de pelle. Il sauve lhonneur :

    Douze cents. Je mappuie sur ma pelle. Jen pleurerais. Je dis : Daccord. Jai fait ce que jai pu, me dit Joachim. Moi, tu sais bien que je nai pas dargent et ici,

    cest tout juste si on me tolre. Je suis all avertir Chandra. Lun de ses cousins est lecousin du beau-frre de loncle dun cousin du juge qui ta condamn. Normalement, ilsdevaient te garder une semaine. Tu as t condamn une semaine.

    Depuis dj vingt minutes, je suis sous la douche dans ma chambre du White SandsHtel. Bien entendu, comme je my attendais, cette chambre a t fouille de fond encomble. Mais en vain, je ny avais pas entrepos un shilling, mon argent est tout btement la banque, un peu sur un compte, beaucoup dans un coffre.

    Chandra est intervenu. Il a fait un cadeau son cousin et la sentence a t ramene un jour de prison, que tu as fait.

    Et je suis libre. Merci, Joachim. Cest Chandra. Je le remercierai aussi. Jai t relch deux heures plus tt. Avant de partir, jai voulu savoir de quoi taient

    accuss mes codtenus. Pour les Kikuyus, il sagit donc de braconnage. Pour les Masas,auprs de qui je me sentais tellement en scurit, ils sont coupables de meurtres, ils onttu toute une famille indienne, dcoupe en rondelles avec une sauvagerie inoue. Jaivraiment du flair. Japprends du mme coup quoi servent les fosses : on y met au fraisles condamns de courte dure, comme moi, ou les inculps en attente dune lourdecondamnation, comme les Masas. Curieux mlange. Mais je suis dj loin de tout a. Et ille faut, ne serait-ce que pour acquitter mon impt de douze cents dollars. Que jai rgldailleurs le soir mme de ma libration. Ds le lendemain, le 5, je reprends ce quejappelle dsormais mon travail laroport. Bilan : deux clients. Autre bilan : moi, jeviens de dcouvrir que cet pisode ne ma pas diminu. Chance ? Non, cest vraiment moi.Lvnement maffte comme une lame, me dcape de toute faiblesse et met nu uneagressivit efficace et froide dont jusqu ce jour je navais pas souponn lexistence. Etlespce de creux de vague qui avait immdiatement suivi les ftes de fin danne, ce creuxsattnue, disparat ; les affaires reprennent. Mes frais dduits, je frle les dix mille dollarsde bnfice pour le mois de janvier. Ensuite, fvrier, mars, je passe ce cap, je le passedoublement en mars, quand jenregistre vingt-cinq mille dollars de bnfice net, malgrles douze cents que je continue de payer mon policier et mon juge, malgr le fait quejai pris Chandra pour adjoint il me revient deux mille dollars par mois. Il partage sontemps entre les oprations de change et la gestion de sa boutique, o je conduis mes

  • clients moyennant remise par Chandra de vingt-cinq pour cent sur tout ce quils achtent.Systme de courtage que je dveloppe vers la mi-mars, en ltendant tous les commercesqui acceptent de me consentir cette commission, et ils sont de plus en plus nombreux.

    Le plus fort est que, prenant dj vingt-cinq pour cent sur le prix de vente, je prendsgalement vingt pour cent sur le prix dachat (cette deuxime commission mtantdirectement verse par lacheteur) et, malgr cette double ponction, le touriste y gagneencore. Avec mon systme, il paie une statuette, des armes, des dfenses de rhino oudlphant, nimporte quel bijou, trente quarante pour cent moins cher quil ne lespaierait sil concluait seul la transaction. Bref, je suis un bienfaiteur.

    Rapport de cette activit secondaire : quinze cents deux mille dollars au dbut, puisaux alentours de quinze mille par mois sur la fin de mon sjour.

    Fin avril, lors dun rapide voyage Nairobi o, prenant appui sur un cousin de Chandra,je monte une annexe de mon affaire de change (qui ne tardera pas devenir aussirentable que la premire), jachte crdit quatre Mini-Moke, sortes de petites jeepsdcapotables fabriques par British Leyland. Mon intention est de les louer Mombasa.Joachim, que le safari nourrit dcidment de moins en moins, accepte de prendre en maincette activit nouvelle. Il est vrai quen dehors des armes et de leur usage, la mcaniqueest lun des rares domaines avec la liturgie o il ait quelque connaissance. Troissemaines plus tard, la rotation des voitures me prouve que javais vu juste. Jenchaneimmdiatement en passant commande de quatre autres vhicules. Au total, la fin demon sjour, Joachim administrera un parc de seize voitures.

    Un chiffre pour fixer les esprits : en mai, toutes activits confondues et tous fraisdduits, je ralise un bnfice avoisinant les soixante mille dollars. Je me souviens avoirdpass le capital de cent mille dollars le 21 avril. un ou deux jours prs, je suis auKenya depuis cinq mois.

    Et jai retrouv la jeune femme aux yeux verts qui ma souri, tel lAuvergnat deBrassens, quand on memmenait en bermuda dans mon camion-cellule.

    Elle me dit quelle a vingt-quatre ans. Elle est Mombasa depuis le dbut de janvier, yest arrive en fait la veille de mon arrestation ; elle sappelle Sarah Kyle et travaille auWhite Sands Htel o elle soccupe dadministration. Quant sa taille, nous nous valons, condition quelle ne mette pas des talons trop hauts. Elle parle aussi franais.

    Jai suivi les cours de lcole htelire de Lausanne. Quand ses yeux verts se posent sur moi, je lis en permanence au fond de ses prunelles

    une sorte dnorme amusement, comme si jtais le type le plus rigolo quil soit possiblede rencontrer, comme si elle attendait constamment de moi que je la fasse hurler de rire.

    Je suis si drle que a ? Assez. Vous mamusez. Cest quand mme un peu vexant. Je dis : Cest dj pas mal.

  • Que faisiez-vous dans cette cage ? Je me prenais pour un canari et javais cru voir un chat. Une erreur judiciaire. Tout juste. Cest la premire fois que je vois une erreur judiciaire en bermuda. Son visage triangulaire lgrement renvers en arrire, le regard filtrant entre ses

    paupires demi baisses, elle me jauge et jai limpression dsagrable davoir quinzeans. Jen suis me demander comment diable je vais faire pour lamener dans mon lit.Mais elle ne me laisse pas le choix et je ne laurai jamais avec elle. Le 7 janvier, lendemainde ma libration, ds nos premiers mots, je lai invite dner, invitation quelle adcline. Le lendemain, je la croise apparemment par hasard dans le couloir menant machambre. O elle pntre, afin dit-elle de sassurer que je suis bien install. Elle vrifie lefonctionnement de la douche et de la baignoire, de la chasse deau, de linstallationlectrique, de la climatisation ; elle contrle la bonne fermeture des portes-fentres et destiroirs. Je dis :

    Cest le lit qui ne va pas. Il est dur. Vraiment ? dit-elle.Elle se dshabille, elle se met nue et sallonge sur le lit, croisant les chevilles et plaant

    sa nuque brune dans ses paumes Elle cambre deux ou trois fois les reins et les ressortsdu lit fonctionnent parfaitement. Je dis :

    a alors, cest extraordinaire ! ce matin encore, il tait dur. Vous permettez ? Je vous en prie , dit-elle.Je me dshabille aussi et bientt nous faisons rebondir de concert le matelas. Une

    heure, deux heures, enfin un peu plus tard, elle maffirme : Jen tais sre : nous navons que du matriel de premire qualit. Et je rponds : Cest exactement comme moi.

    Soixante-dix-huit mille dollars en juillet, pour un seul mois. Mon agence de Nairobidonne plein. Mais en juillet, avant toute chose, cest le dbut de lpoque de lor, lapleine et courte poque de lor telle que je la vivrai.

    Jai rencontr Hyatt Nairobi, lors de ce voyage que jy ai fait fin avril. Rencontre quine ma pas boulevers et que jaurais sans aucun doute oublie si ; deux semaines plustard, le mme Hyatt navait dbarqu Mombasa.

    Comment marchent les voitures ? Cest lui qui me les a vendues. Nous sommes au bar du White Sands mais, souhaitant

    me parler, il mentrane sur la plage o toute une cargaison de Hollandais au teint decrustacs tremps dans leau bouillante est en train de sbattre avec des grces

  • pachydermiques. Jai entendu parler de vous , me dit Hyatt.Je linterroge du regard. Par cet Indien qui soccupe de vos intrts Nairobi, et par dautres Indiens qui sont

    Mombasa, ceux qui vous appellent Petit Chef. Et de me citer des noms. Il mexplique quil est impressionn par ma russite rapide ; il

    estime que nous devrions pouvoir travailler ensemble. Justement, il cherche un associ. Il sagit dor. Pourquoi moi ? Parce que nous ne serons pas trop de deux. Vous pourrez mettre de largent dans

    laffaire. Pourquoi pas vous ? Qui a dit que je ne mettrais pas dargent ? Je le ferai. Et vous avez la confiance des

    Indiens. Les choses vont aller trs vite. En somme, on nattendait que moi. Nous faisons notre

    premire opration ensemble, Hyatt et moi, moins de deux semaines aprs en avoir admisle principe. Laffaire est dailleurs simple : il sagit de vendre des Indiens venus deCalcutta ou de Bombay, par voie maritime, et vous attendant la limite thorique deseaux territoriales, un or qui vient essentiellement dAfrique du Sud. Pourquoi ces achatsde la part dIndiens (qui seront parfois remplacs par des juifs anglais le vrai nom deHyatt nest pas Hyatt, je lapprendrai par hasard) ? Tout simplement parce que lentre delor sur le territoire de lUnion indienne est sinon interdite du moins trs svrementrglemente, alors que les Indiens eux-mmes depuis toujours raffolent des bijoux en or.Et vu le nombre de la population en Inde, le march est videmment considrable.

    Les dtails en sont presque classiques : lor arrive en lingots ou en barres, via laRhodsie, la Zambie et la Tanzanie, naturellement en contrebande. Mombasa, il est toutdabord jug quant sa qualit par un expert reconnu par toutes les parties, en lespce unJuif natif dAmsterdam, possdant la double nationalit britannique et isralienne eteffectuant pour la circonstance des allers-retours Tel-Aviv Nairobi. Une fois expertis,lor est fondu, transform en porte-mt, en ancre, en chane dancre, voir en bittedamarrage. On paie deux pour cent du montant de la transaction lexpert, huit dixpour cent au fondeur. Reste raliser la partie la plus dlicate et, ventuellement la plusdangereuse : troquer en haute mer lor contre les dollars venus de Bombay ou Calcutta.Arriver les bras chargs de mtal jaune, la bouche en cur et lme confiante, est risqu,surtout en pleine nuit. Les traditions en pareil cas prvoient un complexe systmedchange dotages, de billets coups en deux et remis en deux tapes donc, autant depripties qui ne menchantent gure et feront que je ne mattarderai pas dans ce trafic unpeu trop rocambolesque pour mon got. Hyatt, lui, y est parfaitement laise. Le dangerphysique le mettrait plutt de bonne humeur. Mais le whisky quil ingurgite au litrecontribue largement sa dcontraction. Il est toujours daccord pour tre lotage, hautes

  • fonctions auxquelles je ne postule gure, pour ma part. Il le sera chaque fois et chaquefois sera si sol quil ne se rendra compte de rien. Laurait-on menac dun canon quilaurait peut-tre plac de lui-mme sa tte dans lme en chantant Tipperary. Jaurai cinq reprises beaucoup de mal le rcuprer, tant il se sera attach ses geliersoccasionnels.

    Je ferai cinq oprations en tout. Une fin mai, trois en juin, une dernire en juillet. Surchacune la marge bnficiaire est dun peu plus de trente-cinq pour cent. La premire fois,jai mis trente mille dollars. Pour voir. Jai vu. Les oprations suivantes, je mets en jeu laquasi-totalit du capital dont je dispose. Soit pour laffaire de juillet, ma dernire, unbnfice de quelque quatre-vingt-cinq mille dollars pour une mise de deux cent quarantemille.

    Je suis au Kenya depuis sept mois et demi.Par la filire que mindique Hyatt entre deux cuites, et qui emprunte un tablissement

    bancaire curieusement install dans une le au nom prdestin Mafia Island, au large dela Tanzanie je vire la quasi-totalit de mes avoirs sur une banque de Hong Kong, laHong Kong and Shangai Bank. Il y en a pour trois cent quarante-cinq mille dollars.Auxquels il convient dajouter ce que je garde avec moi, en quelque sorte comme argentde poche. Hyatt, qui je ne peux mempcher, par pure gloriole un peu purile, decommuniquer ces chiffres, est impressionn. Je le suis galement. Mme Sarah,quoiquelle ne veuille pas le reconnatre.

    Pour moi, le moment est venu. Le 7 juillet, racontant Sarah, Joachim, Chandra, Hyatt, tous mes diffrents compres, agents et amis de Mombasa et de Nairobi que jeme rends pour quelques jours aux Seychelles, o je veux examiner le terrain en vuedinvestissements, je passe en ralit la frontire tanzanienne. Prcaution sans douteinutile et quelque peu ridicule, mais je prfre que lon ignore ce que je vais faire. Etprendre un avion Nairobi, en passant devant le nez de mon quipe de changeurs oprantsur laroport dEmbakasi, serait par trop voyant.

    Japplique un plan que jai longuement mri.Cet avion, je le prends en fin de compte Dar-es-Salam. destination du Caire, et du

    Caire pour Rome, de Rome pour Nice. Jai pay mon billet davion en liquide, je paiegalement en liquide la voiture que je loue laroport de Nice. Jai environ vingt-cinqmille dollars sur moi.

    En fin daprs-midi du 9 juillet, jarrive en vue de Saint-Tropez.

  • 4Mon pre est mort le 28 aot 1956. Je suis n le 9 septembre 1948. Javais donc,

    quelques jours prs, huit ans au moment de sa mort.Mon pre sappelait Andrea Cimballi et il tait n Campione. Cest une ville italienne

    qui nest pas en Italie mais en Suisse ; cest une enclave en territoire helvtique,minuscule. Jy suis all, jai trouv une petite bourgade calme, sans histoire, faisantcohabiter les salles de jeux dun petit casino et une glise baroque consacre laMadonna dei Ghirli, Notre-Dame des Hirondelles. Si vous escaladez la courte vole demarches de lglise, en quelque direction que vous regardiez, vous voyez la Suisse ; etLugano, son lac, sont en face de vous. Pourtant, vous tes en Italie, soumis aux loisitaliennes. Le premier village suisse est trois kilomtres de l, et sappelle Bissone, delautre ct du pont-digue qui nexistait pas du temps de la naissance de mon pre et quisupporte aujourdhui la route, la voie ferre et lautoroute, tout la fois. Mon pre serait-il n trois kilomtres plus loin que tout en aurait t chang, que rien ou presque ne seraitarriv. Peut-tre mme serait-il encore vivant.

    La famille de mon pre tait de Florence, financirement laise, sans tre riche, avecune ascendance lombarde, je crois. Famille de commerants avec un professeur ou deux,deux ou trois juristes ; classique. La maison de Campione a t achete par mon grand-pre juste avant la Premire Guerre mondiale, faon de se mettre labri des canonsautrichiens, en se plaant lombre de la neutralit suisse, sans pour autant quitter leterritoire national. Mon pre y est n en 1919. Ctait lvidence un hommeremarquablement intelligent. Il a le temps dachever ses tudes, tout juste il estingnieur et licenci en droit , avant dtre expdi en Libye et en Tripolitaine o il estbless, fait prisonnier. Au dbut de 1946, il est de retour en Italie, au terme dun sjour deprs dun an au Canada et aux tats-Unis. Il ramne de ce sjour une ide, dont il croitquel