Patrimoine Ethnologique Haiti

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LE PATRIMOINE ETHNOLOGIQUE HAÏTIEN Des Indiens à la Formation du Vodoun “Yon sèl regrè m genyen: m pa sonje kote m antere manman m” I . Citons donc avant de commencer ce couplet populaire issu des pratiques vodoun: “Yon sèl regrè m genyen: m pa sonje kote m antere manman m” Parler du patrimoine ethnologique en Haïti aujourd’hui est toucher à l’un des aspects les plus négligés de ce domaine; mais aussi, peut-être paradoxalement, les plus galvaudés. L’utilisation démagogique des Griots, du duvaliérisme et jusqu’à présent du populisme sous toutes ses formes, des références au “passé glorieux de nos ancêtres”, au “vodou”, à la “culture populaire”, etc... est aussi courante qu’elle est devenue stérile. Ceci explique-t-il peut-être (mais ne justifie-t-il nullement) l’absence présentement complète de toute politique culturelle à cet égard, l’abandon total des espaces culturels producteurs, des lieux historiques (et préhistoriques) porteurs, des soutiens aux pratiques traditionnelles les plus fécondes, etc... etc... Ou la substitution de gestes médiatiques aussi voyants que folkloriques aux politiques institutionnelles soutenues. Mais en même temps, tracer l’émergence de cette “indifférence” nous entraîne bien plus loin que le demi- ou trois-quarts de siècle qui ont vu la montée de ces idéologies populistes. La retracer dans ses pratiques conduit à remonter aux lendemains de l’indépendance, à l’identification concrète de ses limites politiques réelles, au développement des priorités guidées davantage par la soumission aux

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LE PATRIMOINE ETHNOLOGIQUE HAÏTIENDes Indiens à la Formation du Vodoun

“Yon sèl regrè m genyen: m pa sonje kote m antere manman m”

I .Citons donc avant de commencer ce couplet populaire issu des pratiques vodoun: “Yon sèl regrè

m genyen: m pa sonje kote m antere manman m”

Parler du patrimoine ethnologique en Haïti aujourd’hui est toucher à l’un des aspects les plus

négligés de ce domaine; mais aussi, peut-être paradoxalement, les plus galvaudés. L’utilisation

démagogique des Griots, du duvaliérisme et jusqu’à présent du populisme sous toutes ses formes, des

références au “passé glorieux de nos ancêtres”, au “vodou”, à la “culture populaire”, etc... est aussi

courante qu’elle est devenue stérile. Ceci explique-t-il peut-être (mais ne justifie-t-il nullement)

l’absence présentement complète de toute politique culturelle à cet égard, l’abandon total des espaces

culturels producteurs, des lieux historiques (et préhistoriques) porteurs, des soutiens aux pratiques

traditionnelles les plus fécondes, etc... etc... Ou la substitution de gestes médiatiques aussi voyants que

folkloriques aux politiques institutionnelles soutenues.

Mais en même temps, tracer l’émergence de cette “indifférence” nous entraîne bien plus loin que

le demi- ou trois-quarts de siècle qui ont vu la montée de ces idéologies populistes. La retracer dans ses

pratiques conduit à remonter aux lendemains de l’indépendance, à l’identification concrète de ses

limites politiques réelles, au développement des priorités guidées davantage par la soumission aux

diktats ou desiderata néo-coloniaux qu’aux besoins réels d’une population socialement et culturellement

identifiée. Enfin, aujourd’hui, à constater la commodité de l’adoption du schéma néo-libéral de

“mondialisation” (où cette question, est-il utile de le dire, se réduit à sa peau de chagrin), plutôt que

d’une lutte opiniâtre pour l’imposition de signes et repères idéologiques, culturels et sociaux solidement

ancrés dans les pratiques d’un camp - celui du peuple haïtien -, indispensables à sa prise en main de la

césure nécessaire de la destiné nationale.

La richesse du patrimoine ethnologique de cette “patrie” est pourtant particulièrement

remarquable (et relevée par la quasi-intégralité des observateurs internationaux ayant séjourné dans

l’île) par son omniprésence dans les pratiques quotidiennes des masses, surtout dans un peuple toujours

dans l’oralité. Il participe cependant aussi, et par excellence, de l’intangible - ce qui facilite encore, s’il

en était besoin, son occultation au niveau des politiques nationales.

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Mon propos, aujourd’hui, est de présenter certains aspects particulièrement pertinents - au

moment que traverse la société haïtienne aujourd’hui - mais méconnus de ce patrimoine tel qu’il m’a été

permis de le découvrir à travers le cours de différents travaux de recherche; d’en souligner la cohérence

en termes de continuité historique et mettre en relief ses éléments porteurs. Signaler, en cela, le désastre

de son délaissement en termes de préservation nationale, bien sûr, mais aussi et surtout comprendre sa

signification.

*

II .Qu’il nous soit permis de nous situer.

Jacques Roumain, en premier, avait fait sien l’exploration des civilisations précolombiennes

ayant habité l’île, allant jusqu’à la formation du Bureau National d’Ethnologie (alors Bureau

d’Ethnologie). C’est sous son égide qu’Haïti organisait en 1941, pour la première et dernière fois, le

Congrès Régional d’Archéologie Préhistorique, ce qui avait permis un regroupement fondamental du

trésor national dans ce domaine et la publication par messieurs Mangonès et Maximilien d’un catalogue

de toute première qualité, faisant la lumière sur les sites naturels et archéologiques de Bassin Zim, la

Voûte à Minguet, Conoubwa, etc...

Actuellement, dans le nord d’Haïti, plus précisément dans la commune de Limonade, continue à

exister l’un des plus importants villages Taïno de toute la Caraïbe, le site d’En Bas Saline (Guarico).

Celui-ci, remarquable par ses dimensions (350 m. de diamètre, 200.000 m2 de superficie), est l’un des

plus grands villages d’Hispaniola de la culture dite “Taïno Classique” (Chican-Ostionoid). Partiellement

excavé en 1978, la quasi-intégralité de ses artefacts recueillis se trouvent à l’Université de Floride: il est

supposé avoir été le domicile du cacique Guacanagaric, semblerait renfermer un terrain de jeu de balle

(batey) et a permis la découverte des plus anciens grains de maïs cultivé de la Caraïbe (1150 ap. J.C.).

On y retrouve enfin les traces fort anciennes des toutes premières civilisations Taïno, remontant, au

radiocarbone, à 140 - 825 ap. J.C. D’après les chroniques et les excavations archéologiques, c’est là

qu’aurait échoué la caravelle Santa Maria et qu’aurait été érigé le Fort de la Nativité - on y a

retrouvé un puit carbonisé renfermant les traces d’animaux importés de l’Europe et dont la datation

remonterait à la toute fin du XVe siècle. Ce qui informe considérablement notre compréhension des tout

premiers jours de la colonisation européenne de l’Amérique, du terrible massacre de la population

indigène et du développement graduel de la créolisation. Et à environ deux kilomètres de là, le site

connexe de Puerto Real (l’une des toutes premières ville espagnoles, fondée en 1503) avec son

urbanisme clairement tracé, ses gargouilles espagnoles, ses traces de luttes déjà manifestes, son

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évolution inscrite, renforce cette compréhension.

Je sortirais de mon propos en faisant ici la description de ces sites extraordinaires. Mais je veux,

en les signalant dès l’abord, fournir l’ancrage historique caraïbéen, américain et mondial qui sont à

la base de notre patrimoine même, ainsi que la portée prodigieuse qu’il véhicule à l’échelle

internationale.

De plus, suivre leurs parcours, de Guarico à Puerto Real, ensuite Bayaha, les grottes-refuges de

Bassin Zim, Voute à Minguet, Voute a Dono... nous indique un fil conducteur nous ramenant vers ces

siècles obscurs de l’évolution haïtienne indispensables à une véritable compréhension des conditions

d’émergence non seulement de la culture nationale telle que nous la connaissons aujourd’hui, mais aussi

de l’indépendance même; de la naissance de cette patrie. Circonstances déterminantes mais jusqu’à

présent totalement occultées par une Histoire orientée, dirigée à dessein..

En effet, l’on apprend à Puerto Real, qu’à la suite d’une introduction de dix-sept Africains en

1505, l’économie devait être réorienté vers l’extraction minière. Ainsi cinq cent noirs en captivité

seraient débarqués en 1510, et entre 1520 et 1550, les arrivages se feraient plus massifs, atteignant une

population de 30.000 Africains dès 1550, la plupart expédiée aux mines de cuivre de l’Acul / Morne

Rouge. Le brassage de cultures (taïno/espagnole/africaine) ainsi initié formera la base du processus de

créolisation de la population haïtienne qui est attestée par la présence, dès Puerto Real, d’un nouveau

type de céramique fort courant, le Colonoware, d’origine indienne-africaine. De plus, il expliquera:

· le choix de l’appellation taïno d’Haïti pour le nouvelle nation le 4/12/1803, au coeur même

d’une guerre dont la bipolarité raciale (noir-blanc) semblait pourtant central.

· la dénomination d’armée “indigène”,

· ou, plus extraordinaire encore, celles d’ “Incas”, ou “fils du soleil”.

C’est qu’il y avait là filiation militaire également. Puerto Real avait été cible des attaques des

bandes de l’indien Tamayo, basé en cette région. On apprendra plus tard qu’il réalisera une unité avec

celles du Cacique Henri, au Baoruco, pour frapper ensemble non seulement Puerto Real mais tout un

ensemble de villes espagnoles. L’histoire est connue, mais ce qu’il convient de comprendre c’est,

qu’obéissant à une logique de repli, tout un réseau de routes clandestines allaient émerger du marronage,

reliant ces deux régions, de Puerto Real à Villanueva de Yaquimo, autour du Plateau Central,

particulièrement quatre grottes (Voûte a Minguet, St Martin, Cadelia, Grand Gouffre) en articulation

avec celles de St Raphael, Marmelade et Bassin Zim. La présence indigène résistante ainsi que ses

métissages y sont attestés par d’importants pétroglyphes, déjà recensés par les chercheurs d’avantgarde

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sus-mentionés.

Il s’agit là des bases matérielles du systeme défensif haïtien qui fera ses preuves lors des guerres

d’indépendance: regroupement par le général Moise des marrons au sein de la nouvelle armée indigène

dans le Plateau Central, consolidation de celle-ci lors de la prise du Fort de Mirebalais, fer à cheval

défensif tracé autour du Plateau par l’établissement de différents retranchements haïtiens (Fort Crete

Rouge, Dahomey, Valliere, Riviere, Zoranje...) Jusqu’à la Citadelle Laferrière qui, de manière

cohérente, assume comme principale tache la protection des passes intérieures donnant accès au Plateau

et en particulier celles du Dondon. Ce contrôle assuré, du Palais de Sans-Souci, Henri Christophe

pouvait déclarer en toute quiétude: “je vois tout et tout passe par moi dans l’univers”, intériorisant la

globalité du territoire et prononçant ainsi sa maîtrise, chargée de la plus profonde assise héritée.

Le terrassement de la colonisation espagnole par le “rescate” (commerce d’interlope), de plus,

allait signaler l’entérinement d’une société parallèle marquée par une économie marginale, une

résistance à l’assimilation aux Etats nationaux européens et certaines caractéristiques multiraciales et

pluriculturelles. En découleront les futurs “aventuriers” et boucaniers, ainsi qu’un certain nombre de

flibustiers dont les rangs sont connus pour avoir été grandement métis. Rebellions incessantes avec la

couronne qui justifieront qu’Ovalle se plaigne au roi en 1583 que “le gouvernement de cette terre est si

difficile que rien ne se fait sans le bâton a la main...”! La Bande du Nord, en particulier, demeurera

longtemps un no-mans land où seul des petits groupes de marginaux demeureront et déclencheront, en

1606, lors de l’annonce de dépeuplement, par exemple “une véritable rébellion populaire des gens

simples, des mulâtre et des nègres libres...”. A Fort Liberté (Bayaha) subsisteront longtemps “des

peuples d’héritage racial mixte se prolongeant dans ces habitations jusqu’a la période coloniale

française, ayant été absorbé de manière diverse par les boucaniers et les divers aventuriers qui prirent

résidence dans ces endroits reculés”.

Charles Frostin soutient qu’à St Domingue, les bases de “l’insubordination constante... durant

tout l’Ancien Régime, qui en fit l’établissement européen le plus remuant de la mer des Antilles et le

plus difficile a administrer” doivent être retracées a cette époque. Comportement extrêmement méfiant

vis a vis de la métropole, fréquemment séditieux et même sécessionniste de gens se réclamant par leurs

faits d’arme de cette terre et qui “accoutumés à vivre hors de la société policée, ne concevaient plus les

notions d’autorité et d’obéissance... Pour sauvegarder leur tranquillité ils changeaient volontiers de

gouverneur... Les traces en devaient rester profondes”.

On retrouve, par suite, une véritable géographie de la révolte qui se dessine sur le territoire

haïtien et où, au sein du Plateau Central, le carrefour de St Michel de l’Attalaye joue un rôle

prépondérant.

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III .Ce parcours souterrain de l’histoire national (soupçonné par de nombreux auteurs, dont J.

Hillaire, dans son analyse des origines taino-espagnoles de la langue créole - mais aussi E. Nau, M.

Deren et les divers auteurs internationaux ayant fait l’analyse du marronage dans la Caraïbe) est

annuellement retracé dans les pèlerinages vodoun: du silence caché des Perches, aux grottes de

Mirebalais -Saut d’Eau, en passant par les chaînes marrons cassées de la Plaine du Nord - Déréal -

Campêche; pour aboutir enfin... à Puerto Real, aujourd’hui Bord de Mer Limonade.

Et l’enthousiasme suscité par cette présentation, dans une exposition faite lors des fêtes, à

Limonade l’année dernière, confirme s’il en était besoin que même, dans l’inconscient, la mémoire est

bel et bien présente.

C’est qu’une grande partie du vodoun est précisément attaché à la préservation de cette mémoire

même.

· Du vénérable André Basquiat qui soulignait, en marge d’initiation, que “c’est Loko qui donne le

asson: parce qu’au tout début, dans une grotte, c’est l’Indien qui l’avait conféré à l’Africain en

lui indiquant les secrets du territoire”... quand on sait que ces mêmes Tainos se désignaient eux-

mêmes “lokonos” - fils de loko, fondateur mythique de la lignée Arawak!

· Au respecté Ferdinand César qui, à St Marc, retraçait l’origine des “Bizango san fanmi” à la

traîtrise des “4 caciques Makala”, avec récit fort élaboré, s’il vous plait - ces mêmes sociétés qui

ne commencent jamais une cérémonie sans serment d’allégeance au drapeau national;

· A l’utilisation persistante dans le rituel - en dépit de l’invasion “pèpè” - d’objets en terre cuite

rappelant la céramique précolombienne; et bien sur, des haches indispensables à la guérison ;

· Aux rituels médicinaux en soi, lesquels préservent un format indien caractéristique même

aujourd’hui dans l’Amazonie: “pase poul”, enrobement de fumée de cigar (le tabac, toujours...),

etc...

· Ou encore l’évocation localisée des “ziny”, “ti simbi” ou autres qui rappèlent les “zemi” indien.

· A la mémoire de la traversée: le parcours initiatique: “retour”, avec son rituel, symbolique,

entendement implicite...

· Aux grands couvents de l’Artibonite (Souvenance, Soukri, Badjo): cette même traversée,

retracée annuellement, avec en plus, le souvenir terrifiant de cette punition que fut le “cep” -

étau de bois où étaient retenues les jambes de l’esclave puni afin de l’immobiliser au sein de ses

immondices, en position allongé, pendant un nombre de jours... Châtiment évoqué par les

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adeptes eux-mêmes durant ses terribles auto-punitions.

· Et encore les mythologies, mieux, cosmogonies... de Figaro Pongoden, fondateur mythique, qui

suivant les parcours du marronage, tracera avec son clan, les traces de l’émancipation.

· Et, l’utilisation annuelle (et même régulière) de la quasi-intégralité des “lieux de mémoire”

nationaux - à peine un site est-il identifié (par les techniciens, j’entends) qu’on apprend

l’hommage vodoun qui lui est rendu régulièrement - ce qui nous emmène à nous demander s’il

n’y aurait pas mieux de suivre les traces des pérégrinations vodoun...? Vodoun ou Société, par ce

que nous vient particulièrement à la mémoire la célébration du Saint “Francique” (noter

l’appellation espagnole de François - dont l’ordre, mendiant, fut le premier à avoir recueilli les

indiens et en particulier, le tout jeune Cacique Henri; c’est son arrachement de ce milieu qui le

propulsera vers la rébellion). Mais il faut également rappeler le Fort Picolet, le puit Lorvana au

Quartier Morin, et bien d’autres lieux.

· Enfin, le colossal patrimoine chanté qui des souvenirs du marronage (ex: “Mwen se zwazo nan

bwa, m a pase nan mitan yo, m vole”) reprendra le refrain sacré élémentaire et jusqu’à présent

non-résolu: “Nan lavilokan E, Kriyòl mande chanjman”.

· Ou encore, peint, sculpté dans l’impressionnant héritage plastique des sociétés secrètes tout

particulièrement. Evocations de la nature, matière première. Des rencontres - généralement

tragiques - des peuples. Des guerres et spoliations. De l’humanité détournée. (Sisya/autre...)

· Le tout dans un contexte où l’événement religieux, contrairement à ce réquisitoire si

couramment fait au vodou, parait fort souvent relégué: “Wi nou se bondye”.

Il est intéressant de remarquer que Jacques Roumain a été parmi les premiers défenseurs public

du vodou, en pleine Campagne de Rejetés, tragédie ô combien répétée, qui détruit sciemment les traces

matérielles si cruellement manquantes de notre mémoire nationale pourtant relativement courte. Sans

nécessairement y avoir retracé les nombreuses références au passé de lutte du peuple haïtien, mais de

par sa rencontre avec les pratiques populaires et particulièrement ses combats, à l’instar du vodoun dont

l’émergence, tout simplement, coïncide avec le pétrissage de cette nation - et en porte conséquemment

les marques, de façon implicite et explicite - Jacques Roumain y percevait-il déjà sans doute toute la

portée, en termes de patrimoine ethnologique.

*

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IV .La prise en compte de ce patrimoine requiert une lucidité particulière, sa différenciation et non

point son engouement, tel que nous le constatons à différents niveaux aujourd’hui...

Nous mentionnions plus haut le culte rendu à la grotte de St. Francique, legs à n’en point douter,

de la colonisation espagnole - d’autant plus que l’ensemble de ce territoire spécifique resterait

longtemps espagnol - du moins nominalement, puisqu’il s’agit, par excellence, de territoires marrons.

L’analyse du culte de St. Jacques (Santiago) et de sa prépondérance dans le vodou actuel nous renvoie

également à cette période - car il s’agit là du saint patron de l’Espagne, dont l’hagiographie est

également immiscée dans l’histoire nationale de ce pays. De même, le culte de Notre-Dame de

l’Assomption, patronne de France et également Saint Domingue. Sous ce vocable même (alias, Notre

Dame d’Août) sera plus tard évoquée la fameuse nuit du Bois Caïman, le marronage qui

l’accompagnait, les luttes de l’indépendance.

Cependant, on notera également dans la hiérarchie et les rituels des Sociétés l’assimilation des

caractéristiques de la domination subie, elle-même, et les germes, sans doute, de leur reproduction dans

la société à venir. A travers la guerre “so kabrit”, le fusionnement des traits et l’image de notre présente

société déchirée.

Jacques Roumain articulait sa défense du patrimoine ethnologique haïtien avec les luttes du

camp du peuple. Disait un poète.

Rien que le pays, ce n’est pas la patrieLa patrie, ô amis, c’est un pays juste

Son analyse objective du vodou et de ses conditions d’émergence seront rapidement reléguées aux rangs

du “dogmatisme”. Tout comme ses esquisses de la société actuelle.

Le patrimoine ethnologique haïtien est en passe de disparition. Mme Lehmann l’a souligné: mort

des anciens, déstructuration des lakou, crises combinées du politique, économique et idéologique,

conversions religieuses, conversions mercantiles... le tout pour expédier aux poubelles de l’histoire les

matériaux fondamentaux de notre compréhension existentielle. Même quand les conditions de leur

production - en particulier, la lutte du peuple - demeurent, fort est à craindre. Car si nous méconnaissons

la valeur de ce patrimoine, l’autre, lui, la connaît. Et expédie. A Puerto Real et En Bas Saline, sites du

patrimoine mondial s’il en est, les poches des gamins du coin sont remplies d’artefacts... à vendre. Sur

une base régulière, ils sont approchés par des étrangers implantés ici avides de ces objets de valeur. La

destruction des sites, leur pillage - connu du gouvernement - se poursuit. Est-il utile de signaler

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l’ampleur du crime?

Au Musée de Guayaba (Hodges-Limbé), le trépas du collectionneur a mis en jeu une grande

partie des dépôts (partie essentielle de l’héritage), effaçant à jamais les étiquettes, mettant en question la

valeur fondamentale de ses enseignements.

Les pièces vodoun épargnées qui font partie de la Fondation pour la Préservation, la Valorisation

et la Production d’Oeuvres Culturelles Haïtiennes s’entassent dans nos dépôts de fortune, en attendant

les conditions de leur présentation au public.

Les plus anciens lakou vodou s’essoufflent et s’amenuisent progressivement, dans l’indifférence

générale.

Même le Bureau National d’Ethnologie est réduit à une fonction purement symbolique, démuni

des moindres moyens de remplir sa tâche.

La séparation public / privé n’est plus de mise. Seule subsiste l’urgence d’une prise en main

collective.

Merci.

Port-au-Prince, 16 novembre 1998

Rachel Beauvoir-Dominique