Patrick Mahony, préface La Gloire et la Faute

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© 2006 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier , bur eau 450, Québec, Québec G1V 2M2 Tél. : (418) 657-4399 – www .puq.ca Tiré de: La Gloire et la Faute, André Lussier, ISBN 2-7605-1399-8• D1399N Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés Préface En ce début du troisième millénaire, on peut faire une rétrospective de la grande variété de contributions des psychanalystes, en commen- çant par Freud lui-même. Un point cardinal de son enseignement avancé traitait de la théorie structurale. Et pourtant, autant cette théorie du Ça, du Moi et du Surmoi marquait un progrès signi- ficatif, autant elle se heurtait néanmoins à des problèmes internes qui n’ont jamais été entièrement élucidés jusqu’à ce jour. Ainsi, malgré les suppléments apportés par plusieurs des disciples, bien connus de Freud, il n’en demeure pas moins qu’il restait beaucoup à faire, même en ce qui concerne le cœur de l’enseignement psycha- nalytique, d’où la pertinence de l’apport pionnier magnifique du professeur André Lussier. Lussier vise deux buts interreliés. Son premier but est de cla- rifier certains concepts-clefs en psychanalyse qui ont fait l’objet d’incompréhension massive et de confusion tant au point de vue théorique que clinique, à partir de Freud lui-même. Plus particu- lièrement, Lussier retrace, dans le texte original allemand , le développement de l’utilisation erratique que Freud fait – parfois à son insu – des termes de Moi, Moi idéal et Surmoi. Dans ses travaux, Freud a employé ces termes de façon confuse, non seule- ment d’un article à l’autre, et d’un paragraphe à l’autre, mais même à l’intérieur d’une même phrase ; de plus, compliquant davantage ce fouillis, Freud a souvent eu recours au terme «idéal », un vocable qui changeait parfois de sens selon le contexte. Lussier a réussi à mettre de l’ordre dans ce fouillis terminologique et conceptuel qui a été trop souvent négligé ou dont on a minimisé l’importance tout en sapant son applicabilité clinique.

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Préface

En ce début du troisième millénaire, on peut faire une rétrospectivede la grande variété de contributions des psychanalystes, en commen-çant par Freud lui-même. Un point cardinal de son enseignementavancé traitait de la théorie structurale. Et pourtant, autant cettethéorie du Ça, du Moi et du Surmoi marquait un progrès signi-ficatif, autant elle se heurtait néanmoins à des problèmes internesqui n’ont jamais été entièrement élucidés jusqu’à ce jour. Ainsi,malgré les suppléments apportés par plusieurs des disciples, bienconnus de Freud, il n’en demeure pas moins qu’il restait beaucoupà faire, même en ce qui concerne le cœur de l’enseignement psycha-nalytique, d’où la pertinence de l’apport pionnier magnifique duprofesseur André Lussier.

Lussier vise deux buts interreliés. Son premier but est de cla-rifier certains concepts-clefs en psychanalyse qui ont fait l’objetd’incompréhension massive et de confusion tant au point de vuethéorique que clinique, à partir de Freud lui-même. Plus particu-lièrement, Lussier retrace, dans le texte original allemand , ledéveloppement de l’utilisation erratique que Freud fait –parfoisà son insu– des termes de Moi, Moi idéal et Surmoi. Dans sestravaux, Freud a employé ces termes de façon confuse, non seule-ment d’un article à l’autre, et d’un paragraphe à l’autre, maismême à l’intérieur d’une même phrase ; de plus, compliquantdavantage ce fouillis, Freud a souvent eu recours au terme «idéal»,un vocable qui changeait parfois de sens selon le contexte. Lussiera réussi à mettre de l’ordre dans ce fouillis terminologique etconceptuel qui a été trop souvent négligé ou dont on a minimisél’importance tout en sapant son applicabilité clinique.

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Muni de ces clarifications et de leurs implications, Lussier,dans son second but, ne propose rien d’autre qu’une réorientationclinique majeure du complexe d’Œdipe et de ses liens dynamiquesà la pathologie narcissique et préœdipienne. Le titre du livre deLussier, La Gloire et la Faute, fait référence précisément à cesforces déterminantes du narcissisme qui sont présentes avant,pendant et après le stade œdipien. Plus spécifiquement, il expliquela présence d’un conflit universel fondamental chez les hommesentre la grandiosité et le plaisir sans limites demandé par le Moiidéal, et les forces «civilisantes» de contrainte exercées par leSurmoi. Dans ce combat entre la grandiosité et le plaisir du Moiidéal et les contraintes civilisantes du Surmoi, le complexe d’Œdipepeut souvent régresser vers le terrain perturbateur du Moi idéal.

Dans un chapitre strictement clinique, Lussier démontre lemérite empirique de ses découvertes en les appliquant à deuxcas mémorables et quatre vignettes secondaires; ici nous trouvonsune puissante démonstration de la façon dont la théorie structurale,une fois revisée et nettoyée de ses incohérences, peut éclairergrandement des configurations variées d’un conflit fondamental.Dans un chapitre complémentaire, Lussier spécifie davantagesa position clinique et met à jour cette position en la contrastantavec celle de certains psychanalystes français chefs de file, incluantAndré Green envers qui il déclare se sentir le plus redevable aprèsFreud. Dans un examen rigoureux de leurs écrits , Lussier évalueleur logique profonde et la pertinence clinique. Il s’objecte aussiaux dires de ceux qui célèbrent l’incohérence textuelle de Freudcomme le produit reposant intentionnellement sur des ambiguïtésfécondes. Une telle attitude donnant «carte blanche», insisteLussier, ne peut que mener à une incompréhension totale et àune stagnation conceptuelle si ce n’est pas à une paralysie complète.À la thèse de Lussier on peut ajouter que, si Freud lui-mêmevoyait d’un bon œil une certaine flexibilité dans le langage, ils’insurgeait contre l’incohérence. Rappelons ici le texte de Freuddans Contribution à l’Histoire du mouvement psychanalytique danslequel il critiquait Adler pour «la confusion la plus fondamentalequi puisse exister dans les concepts de celui-ci».

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PRÉFACE xi

Très peu d’analystes sont capables d’égaler Lussier dans sapatience combinée à sa maîtrise de trois langues, sa compétenceclinique aussi bien qu’herméneutique, nécessaires pour lire etrelire des milliers de pages d’une littérature souvent difficile. Danssa procédure en tant qu’auteur, nous trouvons une évidence cons-tante d’interfécondation au carrefour de la pratique et de la lectureclinique avec, pour conséquence, un examen critique constant del’interaction de ce croisement. En tout temps, le respect de Lussierpour la tradition psychanalytique est tempéré par un esprit d’indépen-dance ardente alors qu’il passe avec une aisance remarquable de lamétapsychologie à la théorie clinique et, de là, à la pratique clinique.Dans sa discussion des travaux de Freud ainsi que d’autres analystes,Lussier suit patiemment la séquence de la pensée, ici dans sarigueur, là dans son laxisme manifesté par des ambiguïtés, desinconstances et des contradictions. Il est toujours prêt à prendreune nouvelle route: pour souligner des implications passées soussilence, pour manifester un désaccord, tout en étant toujoursattentif à respecter et à faire l’éloge du meilleur dans la positiondes autres. Loin d’être une réflexion mécanique ou désincarnée,la méthode engageante de Lussier enlève certaines aspérités à cequi risquerait parfois de devenir dense et aride. Son livre est aussiune narration présentée sur le ton de «Mémoires», ce qui souligneson engagement et son évolution personnelle à comprendre sesdeux buts principaux d’exposition. Comme résultat, nous avonsle plaisir de suivre les divers mouvements des réactions de l’auteur:admiration, anticipation, désappointement, perplexité, surpriseet satisfaction.

Le professeur Lussier possède des qualifications multipleset diverses pour ce travail complexe qu’il a entrepris. Une brèverévision de son cheminement professionnel atteste de sa présenceexceptionnelle au centre de l’histoire psychanalytique contempo-raine : formation analytique à Londres avec Anna Freud etWinnicott qui furent du nombre de ses superviseurs ; analystechevronné avec une large expérience dans le traitement d’enfants,d’adolescents et d’adultes ; l’un des pionniers de la Société cana-dienne de psychanalyse et plus tard son président; vice-président del’Association psychanalytique internationale et membre distingué

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de la même association tenant d’autres responsabilités importantes;son doctorat portant sur le Surmoi et l’Idéal du moi, basé sur prèsd’un quart de siècle d’expérience analytique ; ses études bienconnues à partir d’une critique profonde de Kohut jusqu’à l’examenexhaustif de l’hystérie et du fétichisme à la lumière de la pratiqueclinique et d’une connaissance de l’abondante littérature analytiquepertinente; un nombre considérable d’autres publications et confé-rences qui attestent de sa connaissance profonde et intime descourants majeurs de la psychanalyse continentale et nord-américaine,passée et présente; récipiendaire de prix nationaux et internationauxde prestige, incluant le prix Sigourney ; auteur engagé dans ledomaine social allant de la politique internationale et nationaleà la criminologie et au féminisme ; et finalement dans son explo-ration plus poussée du sujet de sa dissertation, il a ajouté troisdécades de réflexion déterminée et de pratique psychanalytiqueclinique, d’où un travail soutenu durant un demi-siècle qui culminedans un livre brillant, un classique.

Avant de conclure, j’aimerais dire brièvement que mon propretravail clinique permet d’ajouter à la démonstration du conflitpsychique fondamental universel tel qu’il a été élucidé par Lussier.Je ne peux résister à citer une autodescription d’un patient dontle lapsus encapsule brillamment une thèse de Lussier: «Dans leva-et-vient de ma vie d’homme d’affaires, je suis assis sur le dessuset tous les autres sont en-dessous ; je siège ainsi au plus hautpoint, comme le Bill Gates de la culpabilité, et pour être nourriet survivre là-haut, je suis attaché à un cordon ombiblical parlequel passe la culpabilité». À part le matériel clinique, ce n’estpas par hasard que la plus grande tragédie grecque, Œdipe Roi,met en évidence ce conflit fondamental particulier avancé parLussier. Si on ignore ceci, il est en effet impossible de comprendrevraiment le chef-d’œuvre de Sophocle.

Afin de clarifier davantage la question du conflit fondamental,on trouve dans «Les pulsions et leurs vicissitudes» de Freud laremarque portant sur le fait que la pression des pulsions n’a pasun impact «momentané» mais incessant. Une telle pressionconstante caractérise aussi le fonctionnement de l’Idéal du Moi,cette instance psychique la plus près du Ça. Je pourrais aussi

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PRÉFACE xiii

introduire un fait curieux et peut-être pas accidentel: l’idéalisationet la perfection sont des sujets qui conduisent les analystes àfaire usage d’un langage exagéré. Dans «Le Narcissisme», parexemple, Freud lui-même est poussé à faire une affirmation globaleselon laquelle « l’évaluation sexuelle exagérée d’un objet en estune idéalisation», comme si toute appréciation excessive devaitêtre une idéalisation. Quand nous lisons plus loin dans le mêmetexte que le fait d’être amoureux « élève l’objet sexuel en unidéal sexuel», nous devrions garder à l’esprit comment le mot«idéal», à moins que son sens réaliste ou irréaliste ne soit précisé,peut facilement induire en erreur le lecteur inattentif. Et encore,c’est Strachey lui-même qui propose que Freud utilise un langageexagéré dans la trente et unième des Nouvelles conférencesd’introduction . De cette façon, Strachey fait de Freud celui quiémet l’impossibilité intrinsèque que le Moi-idéal exige «toujoursune plus grande perfection», alors que Freud a simplement dit« toujours une amélioration» (Vervollkommung).

Pour terminer, La Gloire et la Faute du professeur Lussier abondeen matériel riche pour le clinicien, le théoricien, l’exégète de Freudet, de façon plus générale, pour la personne de notre époquequi est préoccupée par le politique et le social. Et nous pouvonsenvier de façon bienveillante ces jeunes analystes qui ont lachance de bénéficier de ce classique au début de leur carrière.

Patrick J. Mahony, Ph. D.Professeur Émérite, Université de Montréal

Membre, Société Royale du Canada