Patrick elce fleur noire et blanc

12
Patrick Elcé Fleur noire ; et Blanc - Collection Romans / Nouvelles - Retrouvez cette oeuvre et beaucoup d'autres sur http://www.inlibroveritas.net

Transcript of Patrick elce fleur noire et blanc

Page 1: Patrick elce fleur noire et blanc

Patrick Elcé

Fleur noire ; et Blanc

- Collection Romans / Nouvelles -

Retrouvez cette oeuvre et beaucoup d'autres surhttp://www.inlibroveritas.net

Page 2: Patrick elce fleur noire et blanc
Page 3: Patrick elce fleur noire et blanc

Table des matièresFleur noire ; et Blanc..................................................................................1

Fleur noire............................................................................................2

i

Page 4: Patrick elce fleur noire et blanc

Fleur noire ; et Blanc

Auteur : Patrick ElcéCatégorie : Romans / Nouvelles

La quête de Paul touche à sa fin. Mais le temps lui manque...

Licence : Licence Creative Commons (by-nc-nd)http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/2.0/fr/

1

Page 5: Patrick elce fleur noire et blanc

Fleur noire...

La terrasse du café est pratiquement déserte, ce qui convient tout à fait àPaul, qui s'installe et commande un demi. Sous ses yeux, les voiliers dupetit port de plaisance oscillent doucement au rythme de la houle. Lesdrisses battent contre les mâts, quelques fanions claquent au vent. L'instantest serein, la chaleur de la journée laisse la place à une douceur apaisante,et le soleil proche du couchant baigne les maisons du front de mer d'unelumière orangée. Face au large, Paul se détend un peu. La journée a étééprouvante, il a parcouru des kilomètres de côte en pure perte : ce qu'ilrecherchait ne se trouvait pas sur le bord de mer. Pourtant, les paysages étaient superbes. Séductrice effrontée, la naturerevêtait ici son habit de lumière, déployant tout ses charmes pour mieuxs'offrir au passant. Il avait adoré cette mer couleur de jade, d'émeraude oude saphir qui balançait paisiblement ses éclats sous le soleil de fin d'été.Coiffées de pins tordus, les roches rouges qui venaient se noyer dans l'azuroffraient un spectacle magnifique. Une fois, malgré sa fatigue, il avaitarrêté son vieux Land Rover pour faire quelques pas, grisé par lesfragrances balsamiques des aiguilles de pin, assourdi par le grésillementspasmodique des dernières cigales. Il avait aimé marcher à l'ombremouvante des pins parasols, dans les senteurs lourdes de thym et delavande, avec autour de lui une escorte entêtée d'insectes bourdonnant.Chaque pas soulevait un crépitement de sauterelles qui se posaient deuxpas plus loin, et attendaient qu'il les rejoigne pour s'enfuir à nouveau : uneespèce de jeu, dans lequel il rentra jusqu'à ce qu'une quinte l'incite àdavantage de retenue.Mais la région ne lui convenait pas vraiment. Partout, les hommess'interposaient entre la nature et lui. Chaque cap portait son lot de villas ;chaque panorama était coupé de pylônes électriques ; chaque vallée étaitcisaillée par la tranchée d'une route. Pris d'assaut depuis tant d'années partant de gens, le littoral aujourd'hui était entièrement occupé. Il allait devoirremonter dans l'arrière-pays.

Fleur noire... 2

Page 6: Patrick elce fleur noire et blanc

Dans la douceur du soir, il boit avec délectation, savourant l'amertume dela bière glacée. Le pétillement des bulles sur son palais lui donne l'envie defumer, il allume une cigarette et inhale la fumée avec délice, jusqu'au finfond des poumons.Une femme s'approche, qu'il suit des yeux. Elle est très belle, d'une beautémodeste et douce qui l'émeut profondément. Pas du tout le genre de pin-upaguicheuse que l'on croise sur la côte en été : celle-ci lui apparaît en cetinstant comme une sorte d'ange, une femme-enfant qui suscite tendresseplus que désir. Il la détaille sans vergogne, en esthète, tout à fait comme onadmire une statue ou un tableau. Mais cette fille évolue dans un autremonde que le sien : une distance incommensurable les sépare. Pourtant,son dégoût, sa rancœur n'ont pas chassé de son âme toute attirance pour lavie. Il n'est plus aussi déterminé, ne vaut-il pas mieux profiter jusqu'à la findes bonheurs passagers, des instants fugaces qui, mis bout à bout, finissentpar rendre la vie agréable ? La femme est partie sans même lui accorder unregard. C'est vrai qu'il n'est plus que l'ombre de lui-même. Hâve, mal rasé,flottant dans des vêtements désormais trop larges pour lui, il a consciencede ressembler à une épave. Lui qui croyait avoir rejeté le genre humain, ilressent l'humiliation de l'indifférence, et c'est peut-être ce qui lui fait leplus mal. Sa bière lui paraît soudain bien amère. Décidément, c'est fini. Ilpaye, se lève sans même terminer son verre et quitte le bar en oubliant sacigarette dans le cendrier.

Paul regagne son Land Rover. Une contravention orne son essuie-glace : iln'a pas acquitté le prix du stationnement. Il prend le papier, le froisse avecapplication et le jette dans le caniveau : celle-là, il n'est pas près de lapayer ! Cette évidence fait son chemin dans son esprit pendant qu'ilcherche ses clés, et tout d'un coup, il craque. Secoué de sanglots profonds,les lèvres tordues, les yeux brouillés par les larmes, il monte en voiturecomme un naufragé agrippe une bouée, et, effondré sur le grand volant,pleure tout son saoul, écrasé par une détresse sans limite d'enfantabandonné. Ça passe assez vite, il se ressaisit, engage la clé de contact etdémarre. Manœuvrer le lourd véhicule exige une force qu'il ne possèdeplus, et à la sortie de la ville, il est couvert de sueur.

Fleur noire ; et Blanc

Fleur noire... 3

Page 7: Patrick elce fleur noire et blanc

Le soleil bascule maintenant derrière les collines, et les vallées sontenvahies par une ombre bleutée. A cause du bruit du vieux diesel, Pauln'entend plus les sons extérieurs, mais il sait que les cigales se sont tues etque les grillons les ont remplacées. Paul aime cette heure ambiguë où lanature, comme repue de soleil, semble récupérer de l'agitation de lajournée. La nuit n'appartient pas aux hommes, les animaux sortent de leurabri pour vivre leur vie dans le secret des caches obscures et des sentesinaccessibles. Comme dans un long soupir, la forêt libère des effluvesépais d'eucalyptus et de résine. Dans le lointain, les villages s'illuminentdoucement, quelques phares griffent l'ombre, la lune pointe à l'horizon.Paul allume une nouvelle cigarette et passe en troisième pour relancer leLand qui peine dans la montée.

Au bout de plusieurs heures, il est complètement perdu. De surcroît, il estépuisé, le volant est de plus en plus lourd et il a du mal à enchaîner lesvirages des petites routes de l'arrière-pays. Sa vue se trouble, la migraineest revenue, plus forte que d'habitude. Il ne va tout de même pas se tuerdans un banal accident ! Il s'arrête dans un sentier, descend de voiture etfait quelques pas dans le sous-bois clairsemé. La lune inonde le paysage decette lueur blême et impitoyable qui convient si mal aux yeux des hommes.Paul se trouve plongé dans un monde sans contraste, sans couleur, sansrelief, un monde mort dans lequel il a le sentiment d'être le seul à vivreencore un peu. Il a parcouru quelques mètres quand le malaise s'abat surlui, il se tord de douleur, les mains sur le ventre, et s'effondre dans lesbuissons, inconscient.

La fraîcheur du petit matin le ranime. Il tousse douloureusement et unemousse rouge maquille ses lèvres. La fin est proche, il le sait, personnen'est plus que lui préparé à la mort en cet instant. Mais il doit d'abordtrouver le lieu. Il en est tout près, il le sent. Comme lassé de cette quêtedésespérée, le vieux Land renâcle quand il le relance sur la route défoncée.Tout à coup, à la sortie d'un virage, un paysage grandiose s'offre à Paul : lavallée noyée de brume s'étend sur des dizaines de kilomètres, en contrebas.Les premières lumières de la vie vacillent dans l'aube encore hésitante. Sur

Fleur noire ; et Blanc

Fleur noire... 4

Page 8: Patrick elce fleur noire et blanc

la gauche, on devine un lac, immense, lisse, presque minéral, un miroird'obsidienne qui renvoie vers le ciel l'image des quelques nuages déjàéclairés par un soleil encore à venir. Comme un doigt pointé vers Dieu,une chapelle encore illuminée pour la nuit brille au sommet d'une sombrecolline. Il approche du but, sa respiration est courte, ses mains moites, ladouleur ne veut plus se laisser oublier. Il faut monter encore, derrière lacrête est le lieu qu'il recherche de toute sa détresse. Il s'engage sur unepiste défoncée qui grimpe à droite vers le sommet. Il n'a pas la force dedescendre pour verrouiller les moyeux, et entame l'escalade en deux rouesmotrices. Le moteur peine, les roues patinent, la direction pèse des tonnespour ses bras décharnés. Dix fois, il surmonte comme par miracle lesobstacles de la piste défoncée. Mais maintenant les roues hurlent ensoulevant un nuage de graviers, le lourd véhicule part en crabe et heurteviolemment un rocher en bordure de la piste. Paul jure, tente de se dégager,marche avant, marche arrière, peine perdue, il ne repartira plus. Il descend,hagard, et se traîne vers le sommet, parcourt cent mètres, tombe, se relève,repart...

C'est là. A ses pieds, blottie dans le berceau des montagnes, une valléesuspendue immense, vierge, infiniment lisse s'éveille au jour dans unelumière d'or roux. Un vent léger agite doucement la mer de nuages quirecouvre le fond, et c'est le seul mouvement perceptible. Paul s'assoit, horsd'haleine, le ventre scié par la douleur, mais l'esprit apaisé. Il ouvre sonâme à ce spectacle fabuleux de premier matin du monde, et connaît enfin lapaix.Le spectacle est tellement grandiose qu'il en devient abstrait, faute deproposer à l'homme des références à son échelle. La brume est lumière,brassée par des courants secrets et versatiles, les rares bosquets deviennentîlots sombres et tourmentés d'une mer improbable, le dos d'un animal delégende émerge à la place d'une colline isolée : l'esprit de Paul est brouillé,perdu dans un délire incertain qui occulte l'horreur de ces derniers mois.S'il existe un Dieu, c'est ici qu'il le rencontrera, quel qu'Il soit. Il lui faut lapreuve, tout de suite, de l'existence d'une entité supérieure qui sauvera sonesprit de l'abîme au bord duquel il chancelle. La religion n'a jamais été sonfort, les églises lui ont toujours paru sinistres : la divinité qu'il s'est choisie

Fleur noire ; et Blanc

Fleur noire... 5

Page 9: Patrick elce fleur noire et blanc

pour l'arracher au néant insoutenable d'une mort annoncée ne peut serencontrer qu'au cœur radieux d'une nature originelle. Si elle existe...

Pourtant, Paul a cru en la science des hommes, omnipotente et adulée,mais elle n'avait rien pu faire pour lui. Rien. A l'apparition des premierssymptômes, les docteurs s'étaient voulus rassurants. Ça se soigne très biende nos jours, la médecine progresse à pas de géant, on aura trouvé quelquechose avant que ça ne soit trop grave et toute cette litanie de mensongestellement fréquents dans leur bouche qu'ils en étaient devenus ordinaires.Mais le mal était là, qui progressait de façon foudroyante. Ses amiss'étaient détachés petit à petit, c'était d'ailleurs un soulagement, rien n'estplus déprimant que de parler surf des neiges, parapente ou planche à voilequand toutes ces activités exaltantes vous sont désormais interdites.N'empêche que ça fait mal quand même de se retrouver seul. Sa petiteamie du moment, il s'en était séparé de lui-même, par grandeur d'âme, pourne pas lui infliger sa propre descente aux enfers, pour ne pas qu'elle ait àculpabiliser de l'abandonner la première. Et pendant tous ces mois, lascience progressait, sans doute, mais jamais à son profit. Il était l'incurable,le banni du progrès, le paria de l'espoir.Il en avait conçu un dépit immense, qui l'avait entraîné vers une hainemaladive du genre humain. Il ne lui restait plus comme compagnie que songoût pour la nature, le même qui l'avait poussé à exercer tous les sports à lamode, ces sports de glisse qui étaient un mélange d'effort physique intense,de dépassement de soi et d'écologie bien comprise. D'hyperactif, il étaitdevenu contemplatif, et il avait reporté tout son amour, tous ses espoirsvers une nature idéalisée qui avait pris une place prépondérante aupanthéon de ses dieux personnels.

Il est maintenant au-delà de la souffrance, abruti par son délire autant quepar la fatigue. Il sent comme une palpitation intérieure, une tache sombredans son esprit, qui grandit en frémissant chaque fois qu'il aspire l'air, pourrefluer quand il relâche sa respiration. Il se couche doucement, posant satête sur une pierre plate, froide et dure. Il voit maintenant le paysage sousun angle bizarre, et son esprit n'est plus capable de redresser l'image. C'estsans importance. La tache, noire désormais, a la forme d'une fleur qui

Fleur noire ; et Blanc

Fleur noire... 6

Page 10: Patrick elce fleur noire et blanc

grandit de plus en plus, dévorant sa vie. Il devine que quand elle occuperatout l'espace de sa conscience, ce sera fini. Il respire avec une infiniedouceur, beaucoup de précaution : il n'est plus vraiment sûr d'être prêt, etcette fleur noire qui engloutit sa conscience éveille en lui des terreursprimitives. Pourtant, peut-être, il y aurait juste au centre comme un pointbrillant ; sans doute une hallucination. Et si après tout, il n'y avait rienau-delà ? Tous ces efforts, cette lutte douloureuse, ce combat de chaqueinstant, à quoi bon ? A chaque respiration, la fleur noire grandit, elleoccupe presque tout son esprit, il ne reste plus qu'une petite frange claire àla périphérie de sa conscience. Au cœur de la fleur, l'espoir a disparu, non,revoilà la lueur, comme un trou d'épingle dans un ténébreux velours, quivacille et s'éteint à nouveau. N'aurait-il pas mieux valu, finalement, rentrerdans le rang, rester dans un hôpital, en unité de soins intensifs, avec lesautres condamnés à mort, ses semblables, ses frères ? Paul a peurmaintenant, il ne peut quand même pas cesser de respirer alors que c'est laseule façon de contenir ces hideuses ténèbres. Dans un sursaut dedésespoir, il prend une profonde inspiration, et la fleur noire se rue dans satête, l'envahit, le submerge, l'entraîne dans un abysse obscur et définitif.

Juste avant de sombrer, sa conscience explose dans la clarté insoutenabled'une lumière absolue : son esprit enfin rassuré s'éparpille dans le Blanc.

Fleur noire ; et Blanc

Fleur noire... 7

Page 11: Patrick elce fleur noire et blanc
Page 12: Patrick elce fleur noire et blanc

PDF version Ebook ILV 1.4 (mai 2010)