Pasolini, cinéaste par amour de la vie

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IMAGES documentaires 42/43 3e et 4e trimestres 2001 Pier Paolo Pasolini Rome, juillet 1966, par Jean-André Fieschi. Textes et commentaires de Pier Paolo Pasolini : La Rabbia, Appunti per un’Orestiade africana, Notes pour un poème sur le Tiers Monde, Le Mura di Sana. La Rabbia ou l’invention d’un genre, par Marie-Pierre Duhamel-Muller. Comizi d’amore, par Adriano Apra. Les matins gris de la tolérance (sur Comizi d’amore), par Michel Foucault. Pasolini aime la réalité, par Hervé Joubert-Laurencin. Pasolini, cinéaste par amour de la vie, par Gérald Collas. Filmographie documentaire. Ouvrages cités. Films Index Films analysés dans la revue de 1999 à 2001

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I M A G E S documentaires 42/433e et 4e trimestres 2001

Pier Paolo Pasolini Rome, juillet 1966, par Jean-André

Fieschi. Textes et commentaires de Pier Paolo Pasolini : La

Rabbia, Appunti per un’Orestiade africana, Notes pour un

poème sur le Tiers Monde, Le Mura di Sana. La Rabbia ou

l’invention d’un genre, par Marie-Pierre Duhamel-Muller.

Comizi d’amore, par Adriano Apra. Les matins gris de la

tolérance (sur Comizi d’amore), par Michel Foucault. Pasolini

aime la réalité, par Hervé Joubert-Laurencin. Pasolini,

cinéaste par amour de la vie, par Gérald Collas.

Filmographie documentaire. Ouvrages cités. Films

Index Films analysés dans la revue de 1999 à 2001

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Pier Paolo Pasolini

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Introduction

Jean-André Fieschi ouvre ce numéro consacré à PierPaolo Pasolini par un article où il revient sur les cir-constances du tournage et sur le montage de la célèbreémission qu’i l a réal isée avec Pasolini , pour« Cinéastes de notre temps », en juillet 1966 à Rome :Pasolini l’enragé est une sorte d’« auto-portrait » qui asa place, selon Jean-Claude Biette, dans la filmogra-phie pasolinienne. C’est une présence saisissante, du poète et cinéaste que nous restitue Jean-AndréFieschi.

Il n’y avait pas meilleure introduction aux films dePasolini que les textes qu’il a lui-même écrits. A pro-pos de quelques-uns de ces films, Marie-Pierre Duha-mel-Muller a choisi et traduit des notes et commen-taires inédits en français. Sur La Rabbia, sont ainsipubliés le traitement du film ainsi que deux textes quirévèlent la colère et le désespoir de Pasolini à la visionde la deuxième partie du film, celle réalisée par Gio-vanni Guareschi, imposée par le producteur. La conti-nuité image et son de La Rabbia est traduite en fran-çais à l’exception des parties déjà publiées dans PierPaolo Pasolini, une vie future 1/. Sont également tra-duites : la note d’intention des Appunti per un’Orestia-de africana, une note d’introduction aux «Notes pourun poème sur le Tiers Monde », film resté à l’état de

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1/ Voir page 113, liste des ouvrages cités.

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par Gérald Collas

La présentation de l’œuvre « documentaire » de Paso-lini est tout à la fois une excellente initiative et unefausse bonne idée. L’intérêt essentiel – évident –d’une programmation comme celle de Lussas l’étédernier fut bien sûr de permettre à un nouveau publicde découvrir ces films – pour la plupart rarement pro-jetés – de les voir les uns après les autres, comme unensemble, comme les traces successives d’une quêtemenée par Pasolini depuis ses débuts de cinéaste etqu’il n’a pratiquement jamais cessé de poursuivre toutau long de sa carrière. L’inconvénient – majeur – estd’isoler ces moments de travail du reste de l’œuvre etde la vie de l’homme, de constituer en quelque sorteun « Pasolini documentariste » qui viendrait s’ajouterau poète, à l’essayiste, au romancier, au cinéaste defiction (celui qu’en France nous connaissons lemieux). S’il est un cinéaste pour lequel le qualificatifde documentariste – fût-il accolé à la partie « non fic-tionnelle » de son œuvre- est un non sens c’est bienPasolini. Tout d’abord parce que ces films, lui-mêmene les a jamais sans doute pensés comme des filmsdocumentaires mais plutôt pour beaucoup d’entre euxcomme des notes, des essais – non pas tant au sensd’essais littéraires mais plutôt comme un scientifiqueou un sportif effectue des tentatives, des échauffe-ments, des approches avant d’entreprendre ce à quoiil doit s’attaquer. Voir ces notes de Pasolini c’est en

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projet, et des notes sur Le Mura di Sana. Tous cestextes révèlent la force et l’actualité des prises de posi-tion de Pasolini.

Dans un texte d’analyse de La Rabbia, Marie-Pier-re Duhamel-Muller montre comment Pasolini a inven-té, avec ce film réalisé en 1963, un nouveau genre ciné-matographique, l’essai cinématographique, approche« critique et poétique » des images, par lequelle Paso-lini « revendique et met en œuvre (...) l’état d’urgencepermanent face aux images ». Leçon plus que jamaisactuelle.

Sur Comizi d’amore (1964), essai de « cinéma-vérité »inspiré par Chronique d’un été (1961) de Jean Rouch etEdgar Morin, deux articles plus anciens sont rassem-blés. L’un, d’Adriano Apra, publié en août 1965, dansles Cahiers du cinéma, et l’autre, de Michel Foucault,publié dans Le Monde en mars 1977, au moment de lasortie du film en France.

Hervé Joubert-Laurencin, développant ici le textede présentation des journées Pasolini à Lussas, définitl’« amour de la réalité » comme « clé poético-philoso-phique » de l’apport théorique de Pasolini au docu-mentaire.

Enfin Gérald Collas conclut cette réflexion sur cetaspect du cinéma de Pasolini en soulignant que, pourcelui-ci, « la réalité n’est jamais épuisée par sa repré-sentation cinématographique » et que ce qu’il traquedans ses essais documentaires, « avec un désir et uneobstination d’autant plus forts qu’il en connaît leslimites, [ce sont] les traces mêmes d’un temps perdu. »C.B.

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ma comme vers l’outil qui lui est indispensable pourpoursuivre son travail sans avoir à passer par le filtredu symbole des mots. Le cinéma, il le voit comme lemoyen d’expression tout à la fois le plus abouti et leplus brut. Celui qui permet « d’exprimer la réalité parl’intermédiaire de la réalité ! ». C’est en cela et sansdoute en cela seulement que le cinéma l’attire, par lespossibilités qu’à ses yeux il offre non de parler deschoses mais de les montrer telles qu’elles sont devantla caméra.

Un cinéma que l’on pourrait définir déjà commerefus de toute tricherie, recherche obsessionnelle del’authenticité, indifférence au style si on pense celui-ci comme marque, effet de signature de l’auteur.

Le cinéma de Pasolini pourtant se situe aux anti-podes de tout naturalisme. Plus qu’il ne cherche àcopier le monde, à en donner une représentationplausible, crédible, Pasolini cherche à en exposer lesecret, à retrouver sa vérité, sa beauté. Il n’est pas tanttravaillé par l’idée de la mort du cinéma que par cellede la mort du monde, au sens de la disparition d’unefaçon d’être au monde, de lui appartenir mais aussi dele refuser tel qu’il est, de se révolter. Si Pasolini s’estélevé contre la dialectique c’est parce que celle-ci luisemblait désormais illusoire dans une société plustotalitaire que jamais au sens où elle ne laisse plus pla-ce à l’altérité, à la possibilité d’imaginer d’un avenirdifférent.

A la différence de la plupart des cinéastes modernesnourris par le cinéma classique (l’Age d’or), Pasolinine s’interroge pas vraiment sur les questions soule-vées par la problématique de la représentation maisde façon plus directe et brutale sur la perte de Réali-té de la réalité contemporaine. La révolution qui sedéroule sous ses yeux et qui au moment où il se tour-ne de l’écriture vers le cinéma est pour lui la véritable,la seule catastrophe : ce n’est pas de la capacité ducinéma à filmer les choses telles qu’elles sont qu’ildoute mais de l’altération, de la disparition sinon deces choses au moins de leur réalité, de leur beauté. Il

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quelque sorte assister aux préparatifs d’un combat,partager avec Pasolini quelques uns des moments oùlui-même découvre ce à quoi il va devoir se confron-ter, la façon dont il prend ses marques et ses distances,ses tentatives d’approches de réalités qu’il traque avecun désir et une obstination d’autant plus forts qu’il enconnaît les limites. Il sait qu’il arrive trop tard et sesvoyages vers l’Afrique ou l’Inde ne sont qu’une cour-se pour tenter de rattraper le temps, de saisir – unedernière fois avant qu’elles ne disparaissent –quelques survivances d’un monde qui s’efface ets’oublie lui-même. Ce n’est sans doute pas tant la réa-lité contemporaine de ces pays qui intéresse Pasolinique la possibilité de trouver dans ces continents éloi-gnés (et pas seulement géographiquement) des signes,des traces de ce qui fut mais, aujourd’hui, s’est déro-bé, emportant irrémédiablement avec lui les vestigesmêmes d’un temps perdu, d’un temps où le rapportdes hommes au monde pouvait encore être placé para-doxalement sous le double signe de l’harmonie et dela contradiction. Pasolini s’est toujours défendu, sou-vent avec violence, contre ceux qui l’accusaient denostalgie du passé. Ses prises de position politique –complexes à déchiffrer pour qui reste prisonnier d’unegrille de lecture gauche/droite, progrès/conservatisme,fascisme/antifascisme – méritent d’être relues à lalumière des années écoulées depuis sa mort et duplein développement des tendances qu’il avait puobserver et dégager dès les années 60/70.

A l’opposé – justement de tout conservatisme – ceque Pasolini déplore dans la réalité à laquelle il est(comme nous) confronté, c’est l’effacement de toutealtérité (entre la ville et la campagne, entre la bour-geoisie et les classes populaires, etc…), l’impossibilitégrandissante de se révolter vraiment, de lutter pour unautre futur (et non pas de s’accrocher à un passé misé-rable).

A travers la poésie, puis plus tard le cinéma, c’esttoujours cette seule et même quête que poursuit Paso-lini : celle de la réalité. Pasolini se tourne vers le ciné-

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quelque chose qui passe – et que ces cinéastes dési-rent ardemment laisser passer – qui relève de ce quileur échappe, de ce qu’ils n’auraient pu mettre en scè-ne, convoquer, susciter : le grain des choses qu’ils fil-ment, une expression inimitable d’un personnage, uncorps qui ne ment pas. Toutefois, obtenir cela ne peutêtre l’effet d’un heureux hasard. Dans le cas de Paso-lini il faut, même si cela a été dit et redit, soulignerl’importance (et donc le soin) qu’il accordait au travailde préparation : le choix des lieux, celui des acteurs.Qui peut jouer cela ? Quelle voix pour doubler celle detel ou tel acteur ? Quel visage peut être acceptablepour incarner tel personnage ?

Toutes ces questions fournissent les ressorts desApunti, en constituent la tension, le sujet même. Paso-lini, semble-t-il, avait déjà décidé de ne pas tournerL’Evangile selon Saint-Mathieu en Palestine mais en Ita-lie. Alors pourquoi ce « repérage » ? Pourquoi en avoirfilmé les traces ? Nul ne peut répondre avec certitudeà ces questions mais le film tourné à l’occasion de cevoyage demeure pour témoigner des exigences ducinéaste et de ses attentes.

A voir et revoir les films de Pasolini, à lire ses écrits,c’est le souvenir d’une scène imaginée et filmée parFellini qui se fait obsédant : la scène de Roma consa-crée aux travaux de construction du métro dans la vil-le où sous les regards stupéfaits des ouvriers et ingé-nieurs sont mises à jour des fresques romaines dansun état de conservation parfait. En quelques minutes lalumière fait disparaître irrémédiablement les couleurs,les fresques s’effacent pour toujours sous le regardimpuissant de ceux qui viennent de les découvrir. Jene peux m’empêcher de voir dans cette fable toute ladimension tragique et pathétique de ce que Pasolinin’a cessé de traquer, la disparition d’un monde où laréalité, la beauté et la vérité étaient confondues, unmonde habité par le rire, le chant et la poésie.Gérald Collas

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n’y a chez Pasolini aucun goût particulier pour l’exo-tisme. Ses voyages – liés à des projets cinématogra-phiques – sont une course pathétique et finalementdésespérée contre le travail destructeur du temps, nonpas la quête d’un paradis perdu mais plus lucidementla traque de visages, de corps, de paysages pas encoredégradés par la corruption consumériste et qu’il seraitpossible de filmer.

Dans ses Lettres Luthériennes, Pasolini confiera qu’illui serait maintenant (soit une dizaine d’années plustard !) impossible de tourner Accattone, faute de pou-voir mettre face à sa caméra, avec leur authenticité,leur vérité, les sous-prolétaires des quartiers de lapériphérie romaine.

Cette remarque de Pasolini vaut de sa part plus quetout discours ou toute théorisation sur le caractèredocumentaire de son œuvre prise dans sa globalité.Accattone doit se voir d’abord comme cela (etaujourd’hui plus encore qu’à l’époque de sa sortie) :un document incontournable et unique sur une cer-taine part de réalité que Pasolini a saisie dans les fau-bourgs de Rome en 1961.

En ce sens, le cinéma de Pasolini – au-delà de sonoriginalité profonde et irréductible – rejoint lesgrandes œuvres du cinéma moderne, celles de Rouch(Moi, un Noir ou Gare du Nord par exemple), de Godard(Deux ou trois choses que je sais d’elle), de Tati (Playtime)jusqu’au cinéma d’Antonio Reis et de Abbas Kiaros-tami.

En somme un cinéma lucide (conscient), déchiré,viscéralement attaché à la vie, un cinéma d’enquêtesur l’état du monde. Par une approche toute différen-te et des moyens souvent opposés le cinéma de Paso-lini partage avec celui des Straub un souci permanentde l’authenticité perçue comme ce qui résiste et doncs’expose dans sa vérité, parle au lieu d’être parlé, res-sent plutôt qu’il ne mime, bref vit. Chez Pasolini com-me chez les Straub (et également chez Marker d’uneautre façon), la réalité n’est jamais épuisée par sareprésentation cinématographique. Il y a toujours

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