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History and future of nation-building, The role of public administrations, civil servants and public finances in nation-building.

Claude Rochet Professeur des universitsInstitut de la Gestion Publique et du Dveloppement Economique, Paris Institut de Management Public et de Gouvernance Territoriale, Aix-en-Provence CERGAM, Universit Paul Czanne, Aix-Marseille IIIVersion du 6/05/09

Pas de philosophie, SVP, nous sommes des managers Management public et bien commun : convergences euro-atlantiques Rsum : Le management public, en tant que discipline acadmique, a jusqu ce jour, t principalement inspir par une approche exclusivement managriale et axiologiquement neutre qui ont laiss de ct les grandes questions sur la finalit de la politique publique, celles du bien commun, de la bonne socit qui tait la base de la philosophie politique classique. Gouverner sest rduit gouvernancer , en se fondant sur le prsuppos que les bons moyens la bonne gouvernance ne pouvaient que mener aux bonnes fins. Cette approche est la traduction de la domination de lindividualisme libral domin par le droit et les mcanismes du march. On assiste, de part et dautre de lAtlantique une convergence des critiques contre ce modle et un retour du rpublicanisme qui met le bien commun comme finalit de laction publique. Ce dbat a t fondateur des dmocraties modernes, de lAngleterre du XVII sicle, la fondation des Etats-Unis et la tradition rpublicaine issue de la Rvolution franaise. Larticle envisage comment le management public peut se rgnrer aux sources de cette tradition pour tisser le lien rompu entre gestion et politique, en envisageant les consquences sur la formation des managers publics.

No philosophy, please, we are managersPublic management and common good: euro atlantic convergences Abstract : Public management, as an academic discipline, has been, up to now, inspired by a managerialist approach axiologically neutral that cast aside the great questions regarding the ends of the public life, those of the common good and of the good life that were at the very basis of the classical political philosophy. Governing has been reduced to governancing , relying on the presupposition that the good means automatically lead to the good ends. Based on critiques of this drift, we witness on both side of the Atlantic to the renewal of the old republicanism that makes the common good the aim of public administration. This debate has been at the very foundation of the modern democracies since the XVII century in England, to the foundation of the United States and the republican tradition stemming from the French Revolution. This paper envisages how public management could rejuvenate itself to mend to broken link between the managerial and the political, putting emphasis on what would be the consequences on the training of public managers.

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Figure 1: Le bon gouvernement 1, Fresque dAmbrogio Lorenzetti, Htel de ville de Sienne1

La fresque se lit de gauche droite et du haut vers le bas. Cet ensemble symbolique commence par la figure de la Sagesse qui tient en main le livre biblique du mme nom. De l descend une corde qui est passe la Justice. Les plateaux de la balance reprsentent, d'une part la fonction de distribution de la Justice qui donne chacun suivant ses propres talents. D'autre part ces plateaux possdent aussi une fonction de commutation: ils attribuent chacun suivant ses mrites (on couronne le juste et on dcapite le rprouv). Ensuite la corde passe dans les mains de la Concorde avec un rabot sur ses genoux pour aplanir les disputes et les controverses. Puis la mme corde arrive aux mains de vingt-quatre citoyens habills et coiffs suivant la mode de l'poque. Ceux-ci symbolisent l'ancien gouvernement de Sienne que l'on appelait le Gouvernement des Vingt-Quatre. Enfin cette corde finit dans les mains d'un vieillard imposant, vtu de blanc et noir, cest--dire aux couleurs de la ville. Il reprsente la Commune, donc aussi le Bien Commun. L'autorit et la lgitimation de sa rgence sont exprimes par les conseillres. Celles-ci se tiennent ses cts pour le guider. Il s'agit des Vertus Thologales ( partir de la gauche : la Foi, la Charit et l'Esprance) qui planent au-dessus de lui et des Vertus Cardinales de Saint Ambroise (la Force, la Prudence (la phronesis), la Temprance, et la Justice) qui sont assises ct de lui avec la Magnanimit et la Paix. En bas droite, des hommes d'armes veillent la scurit des citoyens et un groupe de prisonniers lis montre ouvertement ce qui arrive aux rebelles et aux hors-la-loi. Deux nobles avec de longs cheveux offrent genoux leurs chteaux la Commune, renonant de la sorte librement leur souverainet en faveur de l'tat siennois (Skinner, 2003).

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Le management nest pas une technique neutre mais une activit indissolublement lie la politique, aux politiques publiques, aux droits et aux enjeux de la socit civile. Il est toujours sous-entendu par des valeurs et/ou des idologies Christopher Pollitt et Geert Bouckaert Public Management Reform : a Comparative Analysis , 2004

Le management public a t marqu par un discours qui tend rduire la notion dEtat et de gouvernement la bonne gouvernance : efficacit et transparence de laction publique, clarification des circuits de dcision et de responsabilits, etc. Faut-il, ds lors, cesser de gouverner pour gouvernancer soit rduire la politique la gestion ? A loppos de ces courants issus de lconomie noclassique, qui mettent laccent sur la performance des organisations, ceux issus de lconomie institutionnelle et de lcole volutionniste insistent sur le rle des institutions tant pour les pays en voie de dveloppement que dans lvolution des pays dvelopps au point didentifier des avantages comparatifs institutionnels dans lexplication des diffrences de croissance entre les nations. La bonne gestion ne signifie pas forcment bon gouvernement. Bien grer ne veut pas dire bien gouverner : nos comptes peuvent tre corrects mais nos choix politiques injustes ou errons. En comparant les gouvernements selon la grille des indicateurs de bonne gouvernance dfinie par la recherche en management public et promue par lOCDE et qui tente de dfinir un modle unique de bonnes pratiques (One best way model), Matt Andrews (2008) montre 1) que ces critres ne sont pas consistants, 2) quil ny a pas corrlation entre performance de dveloppement et lobservation de ces critres, et surtout 3) quil est non pertinent pour les pays en dveloppement de chercher rpliquer ces critres. Des indicateurs formels, sans base thorique solide sur ce qui fait le dveloppement sur longue priode, sur le rle de lEtat dans le dveloppement et permettant de comprendre comment une stratgie de dveloppement se construit dans le contexte de chaque pays est ncessaire pour dfinir ce que serait rellement un Etat efficace et efficient. Ce travail a commenc tre entrepris par les conomistes htrodoxes (Reinert, 2007, Chang 2003, Sapir 2007, Rodrik 2008 entre autres) pour lier conomie institutionnelle et dveloppement en soulignant le caractre politique de tels critres. Le propos de cet article est de contribuer cette rflexion et de dpasser lapproche purement gestionnaire de la dcision publique, en montrant que les avances de lconomie institutionnelle nous invite remettre au centre de la dcision publique le critre classique de la philosophie politique celui du bien commun et de voir quelles en seraient les consquences sur la formation des responsables publics. Prenons lexemple de la planification dune politique de sant publique (Figure 2) : lobjectif est de diminuer le taux de maladies par tranche dges en fonction des facteurs de risques. Pour les politiques publiques, il sagit de diminuer le cot des pathologies par une dtection prcoce. Du point de vue de lefficacit organisationnelle, il faut dpister et prvenir, cartographier les maladies et les processus dintervention afin dallouer au mieux les ressources, ce qui suppose davoir un systme de pilotage reposant sur une architecture robuste des systmes dinformation et des indicateurs de performances pertinents. Le levier le plus efficace st la prvention qui permet de diminuer loccurrence de la maladie.

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Pas de philosophie, SVP, nous sommes des managers A chaque tranche dge correspond un risque : risque cardiaque, cancers du colon, de la prostate puis maladie dAlzheimer. Mais plus le systme est performant, plus il amliore lesprance de vie en bonne sant, plus il est confront un problme de morbidit comptitive : avec lge, une pathologie se substitue une autre (puisquil faut bien mourir un jour de quelque chose), avec pour fin possible la maladie dAlzheimer dont le cot est prohibitif : de 1750 7000 euros par mois quand la retraite mdiane en France est de 800 euros pour les femmes et de 1250 euros pour les hommes. Donc, plus le systme est efficace et efficient, plus il gnre des cots finaux importants. En Europe, avec le recul de lge de la retraite, celui-ci va correspondre aux dernires annes de vie en bonne sant. Nous allons donc vers une mdicalisation gnralise de la retraite, avec un effet de ciseau entre cots mdicaux et revenus de substitution. En restant dans une logique purement conomique, il serait plus rentable que les gens meurent la fin de la vie active, en considrant quun dcs plus jeune est une perte en capital humain, mais que la vie dune personne la retraite nest plus quun cot. La perspective dune privatisation du march de la retraite mdicalise interrogera en outre les principes dgalit de traitement des retraits. Lquit dans les dcisions de soin va-t-elle se teinter de principes utilitaristes qui induiraient des considrations sur la valeur dune vie par rapport une autre ? En conclusion de son importante thse sur les trajectoires dquit dans les dcisions de gestion dans les organisations publiques, Olivier Kramidas (2005) crit : si les dcideurs focalisent en premier lieu sur lapplication purement gestionnaire de leur dcision, sans avoir au pralable dtermin la dmarche stratgique suivre en termes de production dquit, alors, il semble que lchec de la dcision soit prvisible. A contrario, le respect de la norme de justice, dans un premier temps, afin de cadrer la trajectoire dans la dure, semble tre un facteur de russite pour la dcision . Le gestionnaire public doit donc intgrer ab initio le critre de justice dans sa dmarche stratgique aboutissant une prise dcision publique. Or, lapproche purement gestionnaire du management public le laisse dsarm face un tel enjeu.

B tir un plan stratgique de sant publique

Qualit du systme de sant, optimisation des allocations de ressourcesSystme de surveillance: mtriques stables et comparatives

Diminution de loccurrence

Objectif: diminuer le taux de maladies / ge et de leurs facteurs de risque

Esprance et qualit de vie

Prvention

Abaissement des seuils de diagnostic

Morbidit comptitive

Rapport cot bnfice: quelle est la valeur une vie

Figure 2: Schma de planification d'une politique de sant publique

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Claude Rochet

Cet article comporte six parties : La premire met laccent sur les mcomptes des approches purement gestionnaires issues du New Public Management (NPM) et les problmes irrsolus auxquels nous devons faire face. La seconde partie intgre les acquis les plus rcents des thories volutionnistes pour sortir de la fausse alternative pose par le courant dominant : ou bien un Etat bureaucratique, ou bien pas dEtat du tout au nom dune foi dans la capacit auto-rgulatrice du march. Je montre que la ligne de dmarcation nest pas entre plus ou moins dEtat, mais au sein de la thorie de la connaissance afin de parvenir penser le rle de lEtat de manire dynamique et non statique. On est ds lors capable de repenser le rle du politique dans cette dynamique en soulignant que le rle de lEtat est lvolution du systme de croyances particulirement en priode de rupture technologique et de crise de transition ce qui implique un retour aux questions fondamentales de la philosophie politique : celles du bien commun et du rle de la vertu civique. La quatrime partie retrace la fortune et les infortunes de la vertu civique dans la construction des nations modernes, en comparant, depuis le XVII sicle, lvolution du dbat en Angleterre, en France et dans la fondation des tatsUnis. La cinquime partie fait le point sur le renouveau dun dbat euro-atlantique autour du rpublicanisme qui actualise le rle du bien commun comme fondement de la dynamique volutionniste des institutions et donc des organisations publiques. On conclut sur les consquences tirer pour lducation et la formation des lites de ladministration publique dans la perspective dune actualisation du modle wbrien, tant dans ses fondamentaux que dans ses aspects pratiques de dveloppement des comptences.

A. Les mcomptes dune approche purement gestionnaireLa vogue du New Public Management (ci-aprs NPM) a thoris la coupure entre gestion et politique par le principe canonique laisser les managers manager au motif que la complexit administrative tait devenue beaucoup trop grande pour que le pouvoir politique puisse sy retrouver sans tre absorb par les questions techniques accessoires aux dpens de lessentiel. Le NPM, dans la foule des premires vagues de rformes en Nouvelle-Zlande, sest construit sur une base thorique extrmement labore fonde sur le corpus du nolibralisme : lconomie noclassique de lcole de Chicago, la thorie du public choice et des cots de transaction. Cette base thorique a sduit les dirigeants politiques de tout bord (la premire vague de rforme no-zlandaise a t initie par un gouvernement de gauche puis poursuivie par un gouvernement de droite) par son lgance : capacit de choix du citoyen fonde sur un accs linformation suppos non limit et pouvant se comporter comme un client faisant des choix proches de la Paretooptimalit, recours aux mcanismes du march comme principes rgulateurs, transparence des cots et imputabilit des managers. LEtat, dans cette perspective, est surtout un prestataire de services, son intervention dans lconomie et sa fonction de rgulation tant limites aux checs du march, par dfinition moins nombreux et moins grave que les checs de lEtat.- Page 5/37 -

Pas de philosophie, SVP, nous sommes des managers La construction thorique du NPM a t taye par les acquis de la rvolution managriale du secteur priv qui a permis, la fin des annes 1970 et au dbut des annes 1980, sa sortie de lorganisation taylorienne de la seconde rvolution industrielle. Conjugue un conjoncture de croissance des dpenses publiques lies lEtat providence et son inefficacit marginale (apparition du chmage et dune pauvret structurels), la croyance le priv fonctionne mieux que le public a ainsi pu tre taye (Kettl, 2005) et le NPM a pu devenir un vritable credo (Gregory, 2005). La dmarche du NPM est de sparer ce qui est du domaine du bien faire les choses - la gestion de ce qui est du domaine du faire les bonnes choses - la politique. Les techniques du NPM sont censes parvenir une bonne gouvernance par la mise en place dincitatifs conomiques thiquement neutres. Lide essentielle est que, pour autant que les incitatifs externes sont bons, la bonne gouvernance est garantie quels que soient les caractres individuels. Le scnario du NPM est de construire bas mais solide, en adoptant une configuration institutionnelle do toute valeur civique est absente au profit de la seule efficacit de gestion (Laegreid et Christensen, 2002 :119). Le propre dune dcision publique est dtre complexe puisque, au-del de simples dcisions de gestion administrative interne, elle se situe dans un environnement ouvert qui est un tat dquilibre dun ensemble de paramtres un moment donn mais soumis lincertitude. Cette prise en compte du contexte interpelle des questions politiques que le NPM est incapable de traiter par ses mtriques bases sur le rapport entre les inputs et les outputs selon le principe des 3E efficacit, efficience, conomie et le principe de limputabilit individuelle des managers. Or, un rsultat de politique publique est produit par un ensemble de phnomnes complexes et dacteurs qui rendent limputabilit individuelle non seulement pas traable mais surtout inadquate pour stimuler le travail collectif. Il butte en outre sur un autre paradoxe : vouloir faire changer la culture managriale des acteurs ce qui suppose une instance qui dfinit ce quest la bonne culture - tout en sappuyant sur les principes du public choice selon lesquels lintrt personnel est le meilleur guide pour que les acteurs parviennent la bonne dcision (Laegreid et Christensen, 2002). Sans nier ce qua pu apporter le NPM dans le domaine de la gestion principalement le dveloppement du contrle de gestion et de la comptabilit en droits constats (accrual accounting) - sa prtention constituer un nouveau paradigme de la gestion publique ne sest pas corrobore.

B. Sortir du dilemme de leuthanasie bureaucratique: enrichir le programme de rechercheLa recherche en management public permet aujourdhui de faire un bilan de plus de deux dcennies de rforme (Kettl, 2005, Bartoli, 2004, Pollitt et Bouckaert, 2000, 2004). Ltoile du NPM aujourdhui fane fait place au pragmatisme qui sait manier plusieurs types de stratgies et de tactiques selon le contexte (Schick, 1999, Pollitt, 2003) et lon assiste, dans le monde anglo-saxon, la renaissance dun discours sur lthique du service public, lEtat politique et son rle. Nanmoins, le discours dominant port par le sens commun et le personnel politique, reste marqu par les croyances qui se sont formes sous lemprise du NPM : le priv gre mieux que le public , il faut rduire la taille de lEtat , la bonne gestion donne les bons rsultats .

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Le concept franais de rforme de lEtat est emblmatique cet gard : il ne sagit en fait que de gestion publique et non de lEtat en tant quinstitution. La confusion est accrue par le passage du franais langlais notamment dans les pratiques de lOCDE o government est traduit par Etat alors que lon traite en fait de ladministration (OCDE, 2005). La France a eu longtemps un ministre de la rforme de lEtat qui na t en fait quun ministre de la modernisation administrative2. Le dernier acte de cette confusion a t lev avec le transfert, en 2006, des services de la rforme de lEtat au Ministre des finances au sein dune Direction de la modernisation de lEtat de Bercy. Dans le processus de rvision gnrale des politiques publiques on tudie les missions de lEtat uniquement du point de vue de lefficience : lapproche gestionnaire, financire et comptable a dfinitivement pris le pas sur la dimension politique de lEtat (RGPP, 2008). De la sorte, le discours sur la rforme tend senfermer dans une fausse alternative : soit on accepte la rforme et le discours nolibral qui la sous-tend, soit on sy oppose au nom de la dfense du rle de lEtat et lon doit accepter le statu quo. Pour sortir de ces fausses alternatives, il est ncessaire denrichir le programme de recherche du management public pour lui permettre de lier les questions de lvolution de lEtat et de la rforme administrative.

B. 1. Sortir des fausses alternatives Dieu se rit de ceux qui dplorent les effets dont ils chrissent les causes Bossuet Le dbat sur le rle de lEtat sorganise selon une ligne de dmarcation qui sparerait en gros les noclassiques dun ct, les keynsiens de lautre, selon la formule de Joseph Stiglitz, entre ceux qui sont convaincus, dun ct, que lEtat gnralement ne marche pas et que le march marche , et vice-versa de lautre. Soit on est pour lintervention de lEtat et lon doit en accepter le cot et linconvnient la bureaucratie et les rentes soit on veut combattre ces dernires en introduisant une logique de performance et lon entre forcment dans une logique de dmantlement de lEtat en tant quinstitution. Rester dans cette alternative ne peut que conduire un processus deuthanasie bureaucratique de lEtat : lincapacit rsoudre le problme de la bureaucratie au niveau des organisations publiques est prtexte pour supprimer le secteur public, voire le principe de lEtat lui-mme. Ainsi, la mauvaise gestion de grandes entreprises publiques ou lincapacit remettre en cause des statuts exorbitants du droit commun de certains personnels, est prtexte pour prner leur privatisation. Ce critre na aucun rapport avec lanalyse de ce qui doit ou non appartenir au secteur public en fonction de la nature du bien gr, soit le rapport entre rentabilit sociale et rentabilit prive et le poids des externalits, ou encore la ncessit pour lEtat dagir de manire contracyclique ou de pallier labsence dinitiative du secteur priv. Ce raisonnement ne peut prtendre puiser ses sources dans la pense librale humaniste qui, de Smith Hayek, na jamais ni ni le rle et la ncessit dun Etat fort, ni celle de son intervention dans la vie sociale et conomique. Pour les penseurs libraux2

Il nen a pas toujours t ainsi : aprs une premire tentative de crer un ministre de la rforme administrative sous la IV Rpublique qui ne dura que dix jours (Paul Giacobbi en 1950), un vritable ministre de la rforme administrative est confi Louis Joxe avec rang de Ministre dEtat, de 1962 1967. Ce ministre disparatra entre 1974 et 1988. Il prendra le nom de ministre de la rforme de lEtat en 1995. Autrement dit, quand lEtat avait un vritable rle et une stratgie politique, on distinguait bien ladministration de lEtat, et, inversement, cest quand lEtat perd ses marges de manuvre quil se rduit ladministration qui se confond avec lEtat institution politique.

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Pas de philosophie, SVP, nous sommes des managers classiques, il sagissait prcisment de librer lEtat des sincures et des rentes pour lui garantir sa libert daction conformment un droit labri des contingences, et non de sortir lconomie du domaine des sciences morales pour en faire une science en soi comme le prtendra lconomie politique du XIX sicle (Polanyi 1944, Alvey 2000). Cest donc dune question de mthode intellectuelle quil sagit. A partir de lanalyse critique des insuffisances du programme de recherche actuel nous proposons la dfinition dun nouveau programme de recherche permettant de rconcilier les questions du quoi et du comment , de la dynamique des institutions et des organisations.

B. 2. La thorie de la connaissance comme ligne de dmarcation Un conomiste qui est seulement un conomiste est susceptible dtre un flau. Friedrich August Von Hayek

Friedrich Von Hayek a fond ses recherches dune thorie de lEtat et de laction sur une thorie de la connaissance, en rejetant toute forme de dterminisme. Si ses conclusions sont trs composites, elles nen reprsentent pas moins une rupture radicale avec le positivisme dominant en refusant le scientisme des lois de la nature (Dostaler, 1998, 2001). La mthode de Hayek repose sur un rejet radical du positivisme logique du Cercle de Vienne3. Il rejette lide que la raison est toute puissante pour transformer lordre social. Ses travaux sur la thorie de la connaissance sont de toute premire importance pour comprendre la question de lEtat : Sur un plan disciplinaire, il largit considrablement le champ, refusant la reductio ad economicam de lconomie no-classique, pour stendre jusquau domaine de la philosophie morale. Sur un plan pistmologique, il nourrit son rejet du positivisme logique aux sources dun libralisme humaniste dont on trouve les fondamentaux dans lAdam Smith de la Thorie des sentiments moraux. Son libralisme se heurte donc de front la neutralit axiologique de lapproche noclassique et son formalisme mathmatique qui prtend dcouvrir des lois dterministes dans lconomie devant guider ladaptation des institutions. La proccupation de Hayek tourne autour de deux questions : lEtat construit-il le social ? et quelle est linteraction entre le cadre institutionnel quil dfinit et le jeu des acteurs ? Hayek distingue lEtat institution de lEtat organisation et voit dans la confusion de ses intrts de joueur avec celui de producteur de rgles un danger pour la libert politique. LEtat ne peut tre sa propre finalit et doit tre soumis une rgle qui lui est suprieure. Hayek fait explicitement rfrence au thomisme : les autorits lgales ne sont pas en elles-mmes sources de lgitimit, elles doivent se rfrer un droit suprieur, labri des contingences politiciennes de lEtat dmocratique, limage des institutions nes de la rvolution anglaise de 1688.3

Le Cercle de Vienne tait un cercle dintellectuels runis autour de la personnalit de Moritz Schlick, et auquel participaient Rudolf Carnap, Otto Neurath, Viktor Kraft, Hans Hahn, et Herbert Feigl, qui attira de nombreux scientifiques de renom comme Kurt Gdel. Ils staient donns lobjectif d'unifier les sciences et dliminer la mtaphysique en partant du fait quils considraient les propositions mtaphysiques sans signification aucune. Ils sinspiraient des conceptions de Russell et de Wittgenstein en vue de formaliser le savoir scientifique. Popper sopposait la philosophie du Cercle de Vienne, appele positivisme logique, empirisme logique ou encore nopositivisme. La critique de cette philosophie fait lobjet du premier livre de Popper, Logik der Forschung (1934), la logique de la dcouverte scientifique (1973) .

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Le projet de Hayek est de remplacer le gouvernement des hommes par le gouvernement des lois. Le processus lectoral chez Hayek nest pas une garantie contre la tyrannie, cest seulement un moyen. La dmocratie recle un danger : la coercition de la majorit sur la minorit, la tyrannie du court terme lectoraliste sur le long terme stratgique. Il remet en cause le contrat social tel que le concevait Rousseau : lAssemble Nationale nest pas le peuple souverain, expression dun contrat social prexistant lexpression de la volont nationale. Ds lors, la plus haute autorit de lEtat ne doit avoir aucun pouvoir de coercition, mais seulement de rappel et de sauvegarde du droit. Il propose quelle ne soit compose que de citoyens expriments et dge mr, audel de 45 ans, supposs tre sages. Hayek est aux antipodes du jeunisme des libraux actuels. Dans son opposition au positivisme, Hayek ne conoit la socit que comme un difice sans architecte , rsultat spontan des actions non intentionnelles de laction humaine, o lon retrouve trs clairement la filiation avec Adam Smith. Il nie donc lexistence de lois et de sens du dveloppement de lhistoire qui serait exogne lactivit humaine. Hayek va jusqu rejeter le concept de socit comme fruit du rationalisme positiviste et dune volont de coercition dindividus sur dautres individus contre laquelle lEtat haykien va devoir lutter. La construction sociale obit un principe endogne de lordre spontan, le droit positif tant la codification des rgularits constates. Cet ordre spontan est le produit de lexprience humaine qui dveloppe des habitudes et des institutions qui ont russi dans leur propre sphre et qui sont devenues, leur tour, le fondement de la civilisation que nous avons difie 4. Le moteur de ce progrs est la rationalit limite5 des individus qui les conduit chercher des mcanismes de coordination qui, tout en prservant la libert des acteurs dcentraliss, leur donne une information sur ltat dquilibre densemble du systme. Tel est le rle du mcanisme des prix que Hayek considre uniquement comme une mthode de gestion de linformation entre le global et lacteur. Le march nest pas, chez Hayek, une loi de la nature , mais un mcanisme efficace de partage dinformations qui contribue rduire la rationalit limite des acteurs. Il sinscrit contre la tendance de la thorie conomique vouloir mathmatiser le fonctionnement du monde. Il sera pour cela dans limpossibilit dobtenir un poste dans le dpartement dconomie de lUniversit de Chicago en raison de son opposition croissante au positivisme et la modlisation de plus en plus abstraite de la science conomique par les mathmatiques. Il deviendra professeur de sciences morales, comme Adam Smith. Mais le rejet du dterminisme et du positivisme chez Hayek dbouche sur une aporie6. Son propos est de concevoir une socit base sur la libert, celle-ci tant dfinie par labsence de coercition, mais quil est impossible dabolir compltement. De l vient la ncessit de ltat, qui est une institution centrale du systme haykien : celui-ci doit disposer du monopole de la coercition, au sens du monopole de la violence lgitime chez Max Weber, que Hayek admirait malgr son appartenance lcole historique allemande. Ce monopole de la coercition doit tre celui du droit afin dviter la coercition des hommes sur dautres hommes. Mais lEtat ne pouvant tre sa propre fin doit tre soumis un droit qui le contrle. Pour assurer la clture de son systme, il faut4 5

F.A HAYEK The use of Knowledge in Society , reproduit dans Pierre Manent Les libraux , Tel, Gallimard Hayek nemploie pas cette formule dont la paternit restera Herbert Simon, mais le concept y est dj exprim la connaissance des circonstances que nous devons utiliser nexiste jamais sous forme concentre ou intgre, mais uniquement en fragments disperss dun savoir incomplet et souvent contradictoire que possdent tous les individus spars . Id, p. 765 6 En philosophie des apories sont des difficults irrductibles dans une question philosophique ou dans une doctrine.

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Pas de philosophie, SVP, nous sommes des managers Hayek une cl de vote qui ne peut tre ni le fonctionnement des marchs, ni le droit positif. Aussi invente-t-il des lois gnrales qui auraient le mme rang que le droit naturel de la philosophie politique classique, de niveau moral, labri de la rationalit positiviste humaine et de nature coercitive. Ds lors, cette loi morale appelle soit la mtaphysique, au sens dun Dieu cach7 guidant laction des hommes vers le bien, soit un lgislateur sage guid uniquement par la morale dictant des lois gnrales dans le droit public, que complte un ordre spontan dans le droit priv que fait respecter le juge. Dans le droit priv, le juge haykien doit faire respecter lquilibre de lordre spontan un ordre qui na pas t agenc par qui que ce soit et qui na pas pour base des commandements indiquant aux individus ce quils doivent faire () Le juge doit trouver des rgles qui nont jamais t formules, ni peut-tre pratiques avant (Hayek 1980 : 114-121). Le droit est, chez Hayek, le produit dun processus de slection naturelle. Il nest pas cr, contrairement ce quaffirme le positivisme juridique, prolongement du positivisme logique: Nous devons dabord nous librer totalement de lide fausse quil puisse exister dabord une socit et quensuite celle-ci soit capable de se donner des lois (Hayek, 1980 :114). Le droit et le juge apparaissent ainsi comme un deus ex machina garant de lharmonie densemble de lordre spontan. La cl de vote du systme haykien est donc constitue dun droit non positif, rsultat dun processus dvolution. Mais il ne nous dit rien sur le critre de slection luvre dans ce processus, qui est soit de niveau mtaphysique pour les lois gnrales du droit public, soit revient vers des principes utilitaristes quil combat et qui suppose laccord entre utilit et morale8 pour le droit priv. Hayek choue en nabordant pas le problme de la philosophie politique, celui de la sagesse et de la bonne socit . Raymond Aron ne manque pas de relever cette aporie dans sa conclusion de son commentaire, logieux, de La Route vers la Servitude : Jai toujours peine, personnellement croire que moralit et utilit, par harmonie prtablie, concident pleinement () Je ne refuserai pas mon admiration la dmonstration de Hayek, mais je rserverai ma foi. Les libraux ont parfois tendance, comme les marxistes, croire que lordre du monde pourrait rconcilier 9 nos aspirations avec la ralit .

Hayek fait de la mthode intellectuelle et de la thorie de la connaissance, et non de la question de lEtat oppos au march, la ligne de dmarcation qui nest plus entre conomistes libraux et tatistes mais entre positivistes et non-positivistes. Les deux questions que nous laisse Hayek sont un point de dpart pour rectifier la ligne de dmarcation : 1) quel ordre peut parvenir linteraction des acteurs dcentraliss, et une action intentionnelle des institutions est-elle possible dans une logique de rationalit limite des acteurs, et 2) quel droit non positif peut tre soumis lEtat pour jouer son rle de protection de la libert des acteurs et de recherche dun processus de partage dinformation ?

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Pour Jean-Claude Perrot Une histoire intellectuelle de lconomie politique XVIIe-XVIIIe sicle , Paris, ditions de lEHESS, 1992, la main invisible est lexpression du Dieu cach, thse jansniste que lon retrouve chez beaucoup dconomistes libraux. 8 Le droit na certainement pas t cr pour servir un but formidable quelconque, il sest au contraire dvelopp parce quil rendait les gens qui sy conformaient plus efficaces dans la poursuite de leurs propres objectifs (1980 : 135) 9 R. Aron la dfinition librale de la libert , commentaire de La route de la servitude, in Pierre Manent, op. cit , p. 833.

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B. 3. Le dterminisme revisit : lhypothse ergodiqueLabandon du dterminisme peut nous exposer un danger : celui du relativisme cognitif intgral, la ngation de la raison. Cest notamment la position libertaire dveloppe par Feyerabend (1993) et le courant post-moderne, celui des imposteurs intellectuels dnoncs par Sokal et Bricmont (1997) qui dtourne les avances de la physique non linaire au profit du relativisme. Nous devons donc naviguer entre deux cueils : lobissance passive ou active un suppos sens de lhistoire et la ngation totale des rgularits historiques, institutionnelles et organisationnelles qui nous porterait croire que tout est possible . Lavenir est ouvert dclarait Karl Popper (1988), mais cela ne veut pas dire quon peut faire nimporte quoi. Cest la mthode de formulation des hypothses et leur corroboration qui permet de tracer la dmarcation entre la dmarche scientifique et les pseudosciences. Nous touchons l aux sciences sociales technologiques quvoquait Karl Popper dans Misre de lhistoricisme : la prdiction peut annoncer la survenue des priodes rgulires et probables douragans en provenance dune direction dtermine, lingnierie technologique et sociale permettra alors de prendre les dcisions ncessaires pour renforcer les btiments et prparer les populations. Mais cela nie-t-il pour autant la possibilit dactions intentionnelles au niveau institutionnel ? Il faut ici, avec Jacques Sapir (2005) et Douglass North (2005), prolonger la thorie de la connaissance de Hayek par lapplication de lhypothse ergodique10.

Risque, incertitude, ergodicitDans un systme voluant dans un environnement stable, on peut pratiquer lart de la prvision partir des enseignements de ce qui sest dj pass, gnralement en se reposant sur des sries statistiques. Cest ainsi que lon utilise les arbres des causes pour la gestion des risques. Selon une dfinition ancienne de Hirsh, le risque est ce qui est statistiquement calculable et contre lequel on peut sassurer. Un systme voluant dans un environnement ouvert est rgi par le principe dincertitude : il est soumis une multitude dintrants alatoires et son comportement devient stochastique. Pour piloter un tel systme, il faut accder aux thories sousjacentes qui le gouvernent. Les institutions peuvent alors rduire lincertitude en codifiant les configurations que peut prendre le systme, partir de la comprhension de lcart existant entre les comptences de lacteur et la difficult du problme quil a rsoudre (North,1991). Dans ces deux cas, le systme est dit ergodique car on peut faire lhypothse de son comportement global et futur partir de la comprhension de son comportement un moment ou dans des situations donnes. Dans les systmes ergodiques, les mthodes dterministes peuvent fonctionner. Les institutions dun systme ergodique joue un rle de rducteur dincertitude en exprimant les choix prfrables vers lesquels doivent tendre les comportements stochastiques internes du systme. Lvolution des systmes institutionnels suit une trajectoire de ruptures en continuit (Rochet, 2007), soit une succession dtats statistiquement prvisibles spars par des10

Lobservation, dans le temps ou dans lespace, des proprits dune partie du systme permet de former des hypothses sur les proprits du systme densemble. Les systmes ergodiques ne comprennent que des tats dquilibre et la transition dun tat un autre est statistiquement prvisible. A loppos, pour comprendre le comportement dun systme non-ergodique, il faut accder ses principes organisateurs sous-jacents ou pouvoir le situer dans un ensemble plus vaste de systmes dont le comportement pourra tre ergodique. La thorie ergodique est issue des travaux du chimiste Bolzman et ses fondements mathmatiques ont t btis par Von Neumann pour la comprhension du comportement des systmes dynamiques. Elle a t introduite dans lanalyse conomique par Haavelmo et Samuelson.

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Pas de philosophie, SVP, nous sommes des managers ruptures que sont les transitions dun cycle technologique un autre : les cycles de Kondratiev, les cycles daffaires de Schumpeter ou encore les paradigmes technoconomiques (Perez, 2002). Un systme public est ergodique quand il volue dans le mme paradigme techno-conomique dont on peut comprendre les grands principes de fonctionnement.

Quand les institutions ne fonctionnent plusMais ds lors quil y a changement de paradigme avec lentre dans un nouveau cycle technologique, les pratiques hrites ne permettent plus de rsoudre les problmes dun environnement devenu turbulent et incertain. Le comportement du systme devient non-ergodique : la comprhension du comportement du systme un moment ou face un problme donn ne peut plus permettre de prdire le comportement du systme densemble. Les institutions qui permettaient de rduire lincertitude ne le permettent plus : elles sont rinventer (North, 2005). Il faut donc accder aux rgles sousjacentes plus profondes que celles codifies par les institutions actuelles, qui peuvent permettre de comprendre les principes de transition dun paradigme technoconomique un autre. Cette distinction est essentielle pour comprendre le rle des institutions : Si les systmes socio-conomiques navaient aucune ergodicit, la comprhension du changement se rduirait couter une histoire pleine de bruit et de fureur, raconte par un idiot (Shakespeare, Hamlet) donc nier tout rle positif aux institutions. Si, loppos, lergodicit tait totale, comme dans lhypothse positiviste, lobservation permettrait de parvenir une comprhension scientifique du monde : cest lEtat positif dAuguste Comte o lobservation a domin limagination () et elle la dtrne 11. Dans les deux cas, les institutions sont inutiles ou, au mieux, secondaires. Le constat de rgularits observables entre institutions et performance dans le temps long nous conduit admettre, pour reprendre le vocabulaire de Samuelson, des ergodicits partielles et temporaires qui sont spares par des priodes de crises (Sapir, 2005, Rochet, 2007). Il y a donc succession de priodes rgies par les principes dterministes ou probabilistes o lhypothse ergodique peut sappliquer, et de priodes rgies par une incertitude rgie par dautres principes o elle ne le peut pas. Il est ds lors clair que lapplication de mthodes propres un monde ergodique au pilotage dans un monde non-ergodique constitue une source majeure dchec pour les politiques publiques. Cest lhypothse centrale des derniers travaux de Douglass North (2005) : dans un monde non-ergodique la comptence cl devient la capacit dapprentissage qui permet de rinventer les thories sous-jacentes la conception des institutions.

La question essentielle est donc celle de la connaissance.Celle-ci est tributaire de nos reprsentations, plus prcisment de nos systmes de reprsentations fonds sur nos capacits de perception, parfaites ou imparfaites. Soit lon peut parvenir une connaissance complte et intelligible du rel (monde de la thorie de lquilibre gnral et des lois de lhistoire du marxisme) et lon adopte une hypothse ergodique complte (on peut dduire de lobservation dun tat du systme en un lieu et un moment donn son tat en

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Systme de politique positive, ou Trait de sociologie instituant une religion de lhumanit , p. 113, Paris 1854.

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tout temps et en tout lieu) et lon conclut un dterminisme quasi parfait du monde. Soit lergodicit est partielle et temporaire, la connaissance est imparfaite et lon peut parvenir, selon les cas, au constat dun dterminisme au moins partiellement inintelligible, vrifiable uniquement ex-post, rsultat non-intentionnel dactions intentionnelles des individus ou des groupes. Cela peut nous conduire, soit lindividualisme mthodologique adopt par Hayek qui aboutit un ordre spontan, ou encore par lconomie des conventions o lindividu est guid par le sens du bien commun, soit un rle des institutions et de lEtat comme structurant la convergence des actions intentionnelles des individus et des organisations. On peut, dans ce cas, parvenir identifier des dterminismes locaux et temporaires, qui peuvent devenir pilotables par lapprentissage et le progrs de la connaissance. En introduisant lhypothse ergodique, nous pouvons dpasser lapproche positiviste qui assimile la comprhension de lvolution du comportement futur des systmes sociopolitiques celle de leur comportement pass. La question fondamentale, en fin de compte, est LEtat peut-il tre porteur dun dessein politique ou est-il soumis des lois historiques dont il doit se contenter dtre laccoucheur ? .

C. Le rle du politique : quest-ce quun bon gouvernement ?Dans le rapport de lOCDE Moderniser lEtat (2005), il nest question que dadaptation lvolution de la socit . Ce sont les socits qui voluent en permanence et lEtat qui doit suivre. Dans la pense politique dominante, le rle de lEtat est rduit la gestion et lconomie politique se rsume faire la politique de lconomie. Le rapport de lOCDE ne traite en fait pas de lEtat mais de la gouvernance, prsente comme les rgles formelles et informelles que les pays de lOCDE ont en commun : dmocratie, citoyennet, Parlement, constitution, Etat de droit, pluralisme des partis, fonction publique, sparation des pouvoirs, participation des citoyens. Le bon gouvernement est celui qui respecte les droits de proprit, le droit des personnes et lEtat de droit, et ceux lis la citoyennet des personnes. Bref, ce rapport en reste une conception de lEtat prestataire de services qui a toujours t celle de lOCDE.

C. 1. LEtat comme remise en cause des systmes de croyanceDans un monde non-ergodique et capacit de perception imparfaite, le rle du politique va bien au-del de la gestion et de lamlioration incrmentale de lexistant, il est de stimuler lapprentissage et lvolution des modles mentaux qui sont au cur des systmes de croyances. Erik Reinert, dans son fascinant article, The Role of the State in Economic Growth (1999), montre que, dans lhistoire, les pays gagnants ont eu des stratgies institutionnelles qui ont t des stratgies daccroissement des connaissances bases sur la perception des ruptures dans le long terme. Lorsquun systme institutionnel bas sur une conception ergodique du monde est confront la non-ergodicit de la ralit et la prise de conscience de sa capacit de perception imparfaite, la crise est invitable. Xavier Raufer tudie cette rupture propos des violences urbaines. Dun ct souligne-t-il le diagnostic pour lessentiel est fait . Mains rapports de la DST, des rensei- Page 13/37 -

Pas de philosophie, SVP, nous sommes des managers gnements gnraux, des douanes, alertent le gouvernement sur le pourrissement des quartiers difficiles par les trafics en tout genre et la disparition de tout sentiment de citoyennet. Mais il y a, souligne Xavier Raufer, un refus de regarder la ralit en face de la part des lites attaches leur systme de croyances. Le responsable est, depuis lENA, un fanatique de lingnierie sociale, il relativise, prend les choses de haut et de prfrence avec ironie. Deux dcrets et une circulaire et on va arranger cela . De la sorte les choses ne sont pas seulement affadies quand elles arrivent au sommet, mais souvent en tat de leucmie terminale (in Lagadec, 2000 :204). En bref, ce refus de regarder la ralit en face est lexpression de la rsistance au changement du systme de croyances en place et de la fuite en avant vers le plus de la mme chose . Le rle de lhomme dEtat, par opposition lhomme politique soumis la versatilit de limmdiat, est prcisment dtre capable de remettre en cause un systme de croyances. Les traits de lhomme dEtat nont pas chang depuis Machiavel (Rochet, 2008) : cest celui qui rtablit la politique dans sa dimension de refondation permanente de la cit par lvolution des croyances qui fondent les institutions.

C. 2. Le ncessaire retour du politiqueSi le changement peut tre initi par les hommes dEtat qui se hissent au niveau suffisant pour remettre en cause les croyances dominantes, se pose alors la question de ce niveau suffisant . Laporie de Hayek vient en fin de compte de vouloir situer ce niveau au-dessus du droit conventionnel, au niveau de lois gnrales supposes tre celles de la sagesse. Mais do vient cette sagesse ? Soit elle est mtaphysique et dorigine divine (ce qui est implicite chez Adam Smith qui sinscrit dans la tradition philosophique morale de la scolastique), soit elle est luvre des hommes sages chez Hayek, ce qui ouvre la porte une suprarationalit positiviste. Il ny a chez Hayek aucun principe de philosophie politique fond sur des valeurs et des vertus civiques qui pourraient fonder ses lois gnrales . Hayek a fait uvre utile en montrant limpossibilit de la solution librale telle que Hobbes et surtout Locke en ont bti les fondements, ainsi que la ncessit de lEtat comme condition de la libert individuelle face aux prtentions de toute puissance de la socit . Il choue sur la question de la lgitimit. Celle-ci na que deux solutions ou bien elle tombe den haut, ou bien elle monte den bas (Gauchet, 2005 :21). Ou bien elle vient dun lien qui transcende les individus rle qua jou la religion avant lapparition, avec Thomas dAquin et les humanistes de la Renaissance, de lEtat dans sa forme autonome de reprsentation du corps politique - ou bien elle vient de laccord entre les citoyens porteurs de droits : lajustement entre ces deux sources de lgitimit na rien dautomatique (Gauchet, 2005 :26). Revenir la philosophie politique, cest prcisment chercher ce point do penser le politique comme essence des socits humaines, pour reprendre la distinction de Marcel Gauchet entre le et la politique, cette dernire ntant que lorganisation pratique du dbat sur les enjeux de politique publique dans une socit dmocratique. Mais pourquoi un tel retour ? Le contrecoup de lchec du marxisme et de la victoire de la dmocratie librale na pas t la dfaite du dterminisme et de lhistoricisme, mais la victoire de son stro inverse, la dmocratie des droits de lindividu, soulignant les fondamentaux intellectuels communs entre capitalisme et marxisme (Pelluchon 2005, Gauchet 2005). Individu dont les droits sont passs de droits de - les liberts fondamentales des droits - des droits crances auxquels doit pourvoir un Etat devenu rgulateur dune socit base sur le seul individualisme. Elle cre lillusion dindividus tout puissants qui introniss matres deux-mmes, se dcouvrent sans

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aucune prise sur leur destin (Gauchet 2005 :28). Cest dans ce courant que sinscrit le NPM et sa conception de lEtat comme prestataire de service face des citoyens clients . Ce retrait du politique participe au processus deuthanasie bureaucratique de lEtat. Le rle de rgulation et dadministration de lEtat ne diminue pas avec lentre dans le monde de la III rvolution industrielle (Rochet, 2007). Mais, ayant perdu toute dimension symbolique de reprsentation dun dessein politique, il nest plus quune instance pratique dadministration, rduite au rle de sismographe des mouvements de la socit. Il devient un pouvoir essentiellement fonctionnel qui donne aux individus le droit de ne plus penser quils sont en socit, mais les enserre dautre part dans le rseau minutieux et complet tiss par son emprise gestionnaire sur la socit (Gauchet, 2005 :431) La boucle serait-elle boucle, le libralisme positiviste nous ramenant au Lviathan de Hobbes quil avait pour ambition dviter ? Sortir du processus deuthanasie bureaucratique pour penser le changement institutionnel et organisationnel face aux ruptures de la III rvolution technologique demande une rvision du systme de croyances dominant qui ne peut passer que par la philosophie politique. Avec Leo Strauss, je soutiens que la philosophie politique doit retrouver le statut qui avait t le sien avant la modernit : linterrogation sur la nature de la bonne socit et la question du bien commun. Il sagit de se poser la question les Lumires teignent-elles ce quelles clairent et de considrer la profondeur de la crise de lOccident et de se donner les moyens de rectifier ce qui, dans le rationalisme moderne, est destructeur (Pelluchon, 2005 : 14). Pour Strauss, la tension fondatrice des socits humaines est celle qui lie et oppose Athnes et Jrusalem, soit lunit et lopposition du gouvernement par la loi et du gouvernement par la morale. Cette tension fondatrice doit rester ouverte et est par nature irrsolue : elle va fournir au management public une base de rflexion pour la dfinition de la lgitimit des dcisions publiques et sur le rapport entre dcision publique et bien commun.

D. Fortunes et infortunes de la vertu dans la construction des nationsLa srie de fresques dAmbrogio Lorenzetti (1328) dcorant lHtel de ville de Sienne illustre le renouveau de la tradition rpublicain de la vertu civique avec la Renaissance. Le bon gouvernement (figure 1) y repose sur les vertus cardinales de saint Ambroise (Temprance, Justice, Force et Prudence) en compagnie de la Magnanimit et de la Paix, assises ses cts, et des vertus thologales de saint Paul (la foi, lesprance et la charit). Mais la cl est la Justice, notamment sociale, qui repose sur la Concorde et lgalit qui doit rgner entre les citoyens reprsents en rang, tous tenant une corde (symboles de lentente). Ce sens de la justice est le fondement de toute socit. Il trouve sa source dans la philosophie politique romaine, notamment chez Cicron pour qui seul laccomplissement des exigences de justice permettra lidal du bien commun de perptuer. Si la justice tait supprime, dira Adam Smith, le grand et immense difice de la socit humaine [...] serait en un instant dispers en atomes 12. De la fresque mane un sentiment dquilibre et dharmonie qui est la construction dune co-

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A. Smith, Thorie des sentiments moraux, trad. coll., PUF, 1999, p. 141-142.

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Pas de philosophie, SVP, nous sommes des managers hrence systmique qui nest pas le rsultat dun ordre naturel mais dun ordre politique construit par lhomme. Lallgorie du bon gouvernement est domine par une figure imposante dont Quentin Skinner voit la source chez les thoriciens romains de la libert, Cicron, Salluste, TiteLive qui est lincarnation du type de dirigeant dont la cit a besoin pour que les prceptes de la justice soient suivis et le bien commun protg (Skinner, 2003 :138). Ce magistrat idal possde ces huit vertus plus la vertu que Snque considrait comme essentielle pour occuper la magistrature suprme, la magnanimit, soit la capacit regarder avec ddain les toutes petites proccupations que le commun choisit au dtriment des plus grandes 13. Chacune de ces vertus est reprsente par chacun des neuf sages gouvernant la ville. Mais la prsence minente du magistrat montre quaucun ne peut prtendre les possder toutes, que son rle est de le leur rappeler et de les inviter agir, sous le contrle du peuple qui les lit, pour la poursuite du bien commun. Des philosophes politiques romains (Cicron, Salluste, Snque, Tacite) aux prhumanistes (Latini, Jean de Viterbe), aux philosophes de la Renaissance, de Thomas dAquin Machiavel, suivis par les partisans anglais du commonwealth (Milton, Harrington, Nedham), Rousseau et les Pres fondateurs de Etats-Unis, il y a bien, avec des grilles de lectures qui vont faire varier les poids et les rles des vertus civiques14, une gestion politique de la chose publique (respublica, common weal, ben comune) qui sinscrit dans le champ des sciences morales et qui traite de lquilibre dynamique entre dveloppement conomique et vertu civique, en permanence mise en cause par lapparition de nouvelles sources denrichissement, levier tant de prosprit que de corruption. Le XVIII et surtout le XIX sicle verront lconomie supplanter la philosophie morale dans lart de conduire les nations : A un ordre politique bas sur le commandement, un net mouvement se dessine entre 1690 (aprs la Glorious Revolution anglaise) et 1720 (la maturit de Montesquieu avec la publication des Lettres persanes) vers un nouveau type dordre bas sur des rapports supposs galitaires : le commerce.

D. 1. Le rle corrupteur de la financeIl faut replacer cette volution dans son contexte conomique et les dbats sur le rle de lEtat. Tout dabord la consolidation de la puissance anglaise qui devient la GrandeBretagne avec lintgration de lIrlande en 1690 et lActe dUnion avec lEcosse en 1707. Pour soutenir les guerres - guerre de neuf ans (1689 -1698) puis guerre de succession dEspagne (1701 1714) - les recettes du Trsor britannique, bases sur les droits de douane et les impts indirects, ne suffisent plus et il doit recourir lemprunt. La dette publique est cre avec la Banque dAngleterre en 1694. La question de la vertu civique est alors pose sous un nouveau jour par Charles Davenant qui, tout en reconnaissant la ncessit de ces guerres, soulve la question du rle corrupteur dune arme permanente et de lapparition de la finance comme sphre dactivit autonome. Les humanistes de la Renaissance, dans la ligne de la pense machiavlienne, condamnaient le recours des armes professionnelles comme source de corruption et ne reconnaissaient comme vertueuses que les armes de citoyens en armes. Cest le cas pour la Navy dont le rle est totalement complmentaire de la marine de commerce, qui ne constitue pas une arme permanente, les marins passant de lune lautre dans ce qui fut un modle de bonne gestion publique et de performance tant oprationnelle quinstitutionnelle (Findlay et ORourke, 2008).13 14

Snque, cit par Skinner (2003 : 49) Voir Pocock, 2003 et Skinner, 2003.

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Pour Davenant, le commerce est une activit ncessaire lAngleterre car il lui procure des ressources additionnelles pour maintenir sa puissance. Mais cest une contribution matrielle et non morale. Le commerant doit dmontrer, par sa frugalit, quil peut soutenir la guerre sans se corrompre, en gardant en vue le bien commun. Pocock (2003 : 446) voit dans ces dbats de lAngleterre du dbut du XVIII sicle la vraie source de lthique protestante que thorisera plus tard Max Weber15. La question dbattue par les philosophes et polmistes politiques (Swift, Defoe, Bolingbroke, Trenchard) est celle de lopposition entre richesse relle et richesse virtuelle qui repose sur le dveloppement du crdit qui devient une activit conomique en elle-mme du fait de lapparition de la dette publique. Chez Daniel Defoe et dans la littrature whig, le crdit est dcrit de manire analogue la fortuna chez Machiavel, soit comme larchtype de linstabilit des socits humaines soumises aux apptits et aux passions (Pocock, 2003 : 453). Mais Defoe cherche montrer que le crdit peut tre utile au dveloppement conomique : aussi tente-til de le prsenter en 1710 la question de la dette publique devenant de plus en plus pressante allait donner naissance en 1711 la tristement clbre South Sea Company comme une force profonde de transformation du monde et dinnovation assimilable la virt machiavlienne. Defoe entend montrer quil y a une thique du crdit et que celui-ci ne peut rendre des services que si celle-l est respecte. Cette thique nest pas contenue dans le crdit lui-mme comme les thories ultrieures sur la rationalit des marchs financiers le prtendront mais dans la sant morale de la socit. La vertu est celle du monde rel et consiste liminer les lments de fantaisie et dirrationnel qui subvertissent les esprits. Jonathan Swift, le principal contradicteur de Defoe, souligne au contraire que lconomie financire est base sur lopinion qui remplace le jugement et ngligent les donnes relles sur lesquelles se basent le crdit. Pour Swift, il y a dsormais dissociation entre les composants matriels et moraux de la socit, car, avec lapparition de la finance, la dynamique classique de Machiavel virt fortuna corruptio qui fournissait une thorie du dveloppement dynamique du systme instable quest le capitalisme (Rochet 2008, Collin 2008), ne fonctionne plus. Defoe rpond (Pocock 2003 : 459) que le monde des passions et de lopinion peut tre disciplin par lexprience. La crise financire de 1720 va videmment apporter de leau au moulin des vieux whigs qui faisaient de la finance une source dirrationalit o le public se passionnait pour du vent aux dpens de la richesse relle. La South Sea Company a t cre en 1711 pour grer le besoin de financement de la dette publique anglaise en collectant lpargne prive laquelle on promettait une rmunration attrayante gage sur les revenus des colonies des mers du sud. Ces promesses ont donn naissance des ru15

La recherche rcente montre que cette proccupation est bien antrieure. Giacomo Todeschini (Richesse franciscaine : de la pauvret volontaire la socit de march, Verdier 2008) expose les doctrines dvelopps par les Franciscains au XIV sicle pour grer la contradiction entre richesse individuelle et bien commun. Voir galement Laurence Fontaine Lconomie morale : Pauvret, crdit et confiance dans lEurope prindustrielle, Gallimard, 2009, Paris

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Pas de philosophie, SVP, nous sommes des managers meurs spculatives afin dattirer les investisseurs, qui ont de bien loin dpass les capacits relles de lconomie des colonies. Lclatement de la bulle et la ruine de nombreux porteurs dont Jonathan Swift et Isaac Newton - qui dclara Je sais calculer le mouvement des corps pesants, mais pas la folie des foules - est lillustration pour les disciples dHarrington du lien ncessaire entre vertu civique et richesse relle. Pour Machiavel, la richesse civique tait la participation des citoyens aux activits militaires. Pour les no-harringtoniens, la source de corruption rside dans les armes permanentes qui ncessitent la constitution dune dette publique qui devient source de spculation : lopposition machiavlienne entre virt et fortuna devient celle entre la richesse relle (landed interests, car fonde, dans le contexte de lpoque, sur la terre) et la richesse virtuelle fonde sur largent (monied interests). Loffensive est mene en Angleterre par John Trenchard dans ses Catos letters (1720 1724) et simultanment en France, touche la mme date par la bulle financire du Mississipi et la faillite du systme de John Law, par Montesquieu dans Les lettres persanes. Mais le dbat public sera beaucoup plus vif en Angleterre o il va durer un quart de sicle. Comme Carswell (1960) la montr, la crise de la South Sea Company comme celle de la Compagnie du Mississipi, souligne lunit profonde entre lhistoire conomique et lhistoire gnrale politique et sociale. Tant Montesquieu que Trenchard assimilent lconomie financire la vente de vent en sac , illustration qui se rpandra dans toute lEurope par limportante littrature qui sera consacre la bulle de 1720 dont ltonnant Tafeerel ( le grand mirroir de folie ) publi en Hollande qui reprsente les vendeurs de vent (Wind Koopers) (Figure 3) comme incarnation de la folie du moment et, par le pouvoir quelle exerce sur la Cour, la source de ruine des sujets et du commerce16. Ces vendeurs de vent avaient invent la mcanique quHyman Minsky (1992) dcrira comme celle des Ponzi (du nom du spculateur italien, Carlo Ponzi) qui consiste acheter des actions quon ne possde pas rellement mais dont lexistence est suppose venir de profits futurs, et imaginaires. Pour les descendants de Harrington, le plus grand danger ntait plus maintenant le risque de la prrogative royale et de labsolutisme, mais celui de la corruption introduite par la finance (Pocock 2003 :480). La folie financire fait perdre tout sens du bien commun et pousse les membres de la socit vers la folie et la frnsie, dont le rle est assimilable aux factions chez Machiavel comme source de ruine de la rpublique. Pour Bolingbroke, cest dsormais la ligne de dmarcation essentielle du dbat politique et la distinction entre whigs et Tories est devenue obsolte : elle passe entre le parti de la Cour, ou celui de la corruption induite par la finance, et celui du Pays, celui de la vertu et de lconomie relle. La crise financire de 1720 a inaugur un phnomne que lon retrouvera chaque crise : lexplosion de publications sur le phnomne de crise. Le sujet en est la folle exubrance des marchs financiers et la ruine de lconomie relle quelle entrane. Lexhaustive recension effectue par Arthur Cole lUniversit de Harvard (1949) ainsi que lhistoire de la South Sea Company crite par John Sterling (1962) partir de ces mmes sources17, montre que dune part la folie financire a jet le discrdit envers les socits par action et sera la cause dun retard dans le dveloppement du capitalisme en Angleterre, mais aussi en France et en Hollande, et que, dautre part, la contradic16

La Hollande tait reste lcart de la folie spculative de 1720, se souvenant de cette propension quelle avait inaugure avec la crise de la tulipe (1636 -1637). Mais les Hollandais avaient beaucoup de contacts commerciaux avec Londres et Paris et avaient achet de la dette anglaise et des actions de la Compagnie du Mississipi. Ils ont donc subi le contrecoup de cette crise financire. 17 La bulle de la South Sea Company fait lobjet dun programme de recherche bibliographique luniversit de Harvard http://www.library.hbs.edu/hc/ssb/index.html

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tion entre capitalisme financier et vertu civique est devenue le problme central dans la construction des nations. La difficult est donc darticuler vertu civique et dveloppement conomique, sachant que celui-ci entretient des relations ambivalentes avec la finance, comme la formul Hyman Minsky (1992) dans ses deux thormes sur linstabilit financire. Il existe deux rgimes de financement qui engendrent deux types de dveloppement : la finance saine base sur les capacits de remboursement des actifs (hedge financing) qui permet une croissance stable, et la finance malsaine de type Ponzi (Ponzi schemes) qui ne peut rembourser sa dette sur ses actifs et doit sans cesse mettre du papier pour payer ses intrts, ce que les analystes de la crise de 1720 avaient dj identifi comme les Wind Koopers. Sur longue priode, cet antagonisme entre dveloppement conomique et finance spculative a t confirme par les travaux de Carlota Prez (2002). Pour Montesquieu, lintrt bien compris du commerce loigne des passions politiques que Machiavel avait tent de modrer par de bonnes institutions malgr la dfaite de la rpublique : on a commenc se gurir du machiavlisme crit-il et il est heureux que pendant que leurs passions leur inspirent la pense dtre mchants, ils ont pourtant intrt ne pas ltre 18. Mais il est en mme temps une source de corruption19 : il faut donc une source de vertu qui soit distincte des passions induites par le commerce et le dveloppement de lconomie financire : la vertu politique qui nest point une vertu morale individuelle puisquelle nest plus compatible avec le dveloppement du capitalisme mais une vertu publique qui consiste en lamour de la patrie que Montesquieu assimile lamour de lgalit au sens de lisonomie, soit lobservation par tous les acteurs de la socit des mmes lois politiques La fin du XVIII sicle apparat comme un nouveau moment machiavlien o la prosprit de la socit saccrot grce au commerce mais au prix de la destruction de la citoyennet politique. Mais l o Machiavel aurait considr quun gouvernement fort tait ncessaire pour grer le conflit entre la prosprit du petit nombre et lappauvrissement du grand nombre, les Lumires cossaises, tout en admettant les effets ngatifs de lexpansion commerciale et industrielle sur lappauvrissement de la personnalit, envisagent lavenir comme une possibilit de coexistence entre progrs et corruption. Rousseau restera lopposant dtermin cette conception et sera le Machiavel du XVIII sicle en voyant dans la construction de la socit le recours pour grer lingalit produite par le dveloppement et la poursuite de lidal dgalit entre les citoyens (Pocock, 2003 : 504, Manent 1987 : 178). Lhistoire de la spculation financire, de 1720 2008, fait apparatre trois constantes : 1- La raison est impuissante face la folie de la spculation et, contrairement lhypothse de Daniel Defoe, leffet dexprience ne joue pas puisque les mmes scnarios se reproduisent. Charles Kindleberger, dans son histoire des crises financires (2000), montre que les marchs nont rien appris au fil des crises qui se sont succdes depuis le XVIII sicle, mais quau contraire les gouvernements, eux, peuvent apprendre. 2- Pour sortir de la crise, il y a une demande dintervention de lEtat au nom du bien commun, qui apparat comme le rsultat dun raisonnement rationnel quand livresse de la spculation fait place la gueule de bois.

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Montesquieu, LEsprit des Lois , XXI, 200 On peut dire que des lois du commerce perfectionnent les murs, par la mme raison que ces lois perdent les murs. Le commerce corrompt les murs pures : ctait le sujet des plaintes de Platon. id. XX, I

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Pas de philosophie, SVP, nous sommes des managers 3- Le rle de la morale et du rapport entre bien commun et bien priv jusque-l cantonn dans des cercles acadmiques devient central dans le discours public. Les termes du dbat moderne et contemporain sont donc poss ds le XVIII sicle : Lactivit industrielle et commerciale est une puissante force de transformation de la socit et de progrs, mais son incapacit se tenir lcart de la folie financire est autodestructrice. La vertu politique est le produit ncessaire de laction rationnelle qui doit contrer lirrationalit des vendeurs de vent et remettre le bien commun au cur du systme politico-institutionnel.

Figure 3: les vendeurs de vent. Tirs du Tafeerel (Le grand miroir de folie), publi en Hollande aprs la bulle de 1720 (Cole, 1949).

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D. 2. La fondation des Etats-Unis : la fin de la politique classiqueCest la corruption de lAngleterre qui sera la cause essentielle de la revendication dindpendance des Etats-Unis. Le paysage politique et social des colonies dAmrique dans la dcennie 1760 rvlait un conglomrat dindividus querelleurs, procduriers, cultivant les dissensions . La discorde tait gnrale tant entre les individus quentre les colonies elles-mmes qui nhsitaient pas se faire la guerre. Si lide de lindpendance avana, cest que les colons attriburent la cause de ce chaos lAngleterre qui tait pour eux un modle de dchance. Les Anglais avaient dilapid la libert conquise au cours de la Rvolution par une avidit obsessionnelle pour la richesse. Pour lune des grandes figures la Rvolution amricaine, John Dickinson, le culte de lintrt priv avait plong les Anglais dans une domestication et un abaissement de lesprit 20. Dickinson tenta dviter la sparation davec la Grande-Bretagne, ayant compris la synergie entre le dveloppement industriel et le commerce que reprsentait lunion des deux continents. Mais limage de corruption quinspirait la Grande Bretagne cette nation qui avoue la face du monde que la corruption est partie intgrante de son systme de gouvernement selon les termes de Patrick Henri qui fut lopposant le plus virulent toute tentative de conciliation - tait telle que cette tentative choua. Le rejet de la monarchie parlementaire britannique impliquait pour les rvolutionnaires amricains un retour Harrington et la thse de lmergence, au travers des activits civiques, dune aristocratie naturelle de self evident leaders . Eric Lane et Michael Oreskes (2007)21, en apologistes enthousiastes de la Constitution amricaine, prsentent la victoire du libralisme (les guillemets simposent du fait que le terme est postrieur et nest pas employ dans le dbats de lpoque) comme le rsultat logique de lutopisme de la doctrine de Tom Paine, chantre de lindpendance amricaine, dont louvrage Common Sense joua un rle considrable. Pour Paine, il ne se serait agit que dattendre lmergence de ces leaders naturels aprs la dclaration dindpendance de 1776, thse qui choue, le dsordre allant croissant dans la jeune Amrique. Mais, souligne Christopher Lasch (2006 :210), Paine ne peut tre qualifi de rpublicain. Il rvait dune socit de petits propritaires autogrs qui prospraient grce aux bienfaits du commerce. Il ny avait chez Paine aucune thorie politique de la reprsentation et de gouvernement qui aurait pu en faire un rpublicain. Lutopisme de Paine ne peut tre convoqu pour justifier le rejet du principe de la vertu rpublicaine par la Constitution de 1788. Gordon Wood (1979) voit dans les principes mmes des thories politiques de lpoque lchec de la rpublique. Le peuple y est vu comme indiffrenci, alors que la vie civique qui sous-tend la vertu rpublicaine suppose des fonctions diffrencies qui permet lengagement dans la vie de la cit. Ce sera le motif de lopposition de Patrick Henri la nouvelle constitution, essentiellement ces trois mots We, the people car il y voyait l une masse indiffrencie, coupe de sa terre, qui ne pouvait que dlguer son pou20

John Dickinson Letters from a farmer in Pennsylvania , 1787. Dickinson ntait pas un simple fermier mais le plus riche propritaire de Pennsylvanie qui avaient une vision labore des synergies entre la Grande-Bretagne et ses colonies Cest l toute limportance des colonies pour la Grande-Bretagne. Sa prosprit dpend de son commerce ; son commerce des manufactures ; ses manufactures, des marchs disponibles. Or, les marchs les plus constants et les plus avantageux, ce sont les colonies ; dans le reste de lEurope, il existe de multiples interfrences, et toutes sortes dincidents risquent de mettre un terme aux changes. 21 Ancien rdacteur en chef de lInternational Herald Tribune, et Eric Lane est professeur de droit. Leur apologie de la Constitution amricaine comme solution du conflit entre intrt priv non vertueux et systme collectif de rgulation par poids et les contrepoids, particulirement claire et bien construite et qui a eu un grand retentissement aux Etats-Unis, cense avoir donn naissance la plus formidable russite de lhistoire de lhumanit , mriterait bien sr unes discussion qui dpasse le cadre de cet article.

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Pas de philosophie, SVP, nous sommes des managers voir des reprsentants aux dpens de la dmocratie directe et des tats. A part Noah Webster - dont le rle politique est trs mconnu au profit de son seul rle de lexicologue - bien peu dAmricains avaient lu Rousseau pour qui il ny a aucune vertu dans la dsignation de reprsentants : un peuple qui en est rduit cette situation nest donc pas libre (Pocock 2003 : 519). Il y a pour Rousseau une diffrence irrductible entre celui qui agit pour moi et celui qui agit avec moi : cest celle de la vertu civique. Or, si lhomme nest pas mis, par la dynamique institutionnelle machiavlienne, dans la situation dtre vertueux, il se replie sur son intrt priv qui est le fruit de ses passions tandis que, selon lanalyse des harringtoniens, laccs au sens du bien commun est le fruit de sa raison. Cest la possibilit de constitution de factions qui poursuivent collectivement des intrts particuliers, menace mortelle pour toute rpublique. Pour Wood, les choix constitutionnels faits par les Etats-Unis sont la fin de la politique classique qui se traduit par une volution du rpublicanisme au libralisme (Wood 1979 : 562), cest dire de la thorie classique de lindividu comme tre civique et actif, participant directement la Res Publica en fonction de ses moyens, vers une thorie o il apparat comme principalement conscient de son intrt et prend part au gouvernement uniquement en vue de soutenir leur ralisation, en apportant seulement une contribution indirecte cette activit de mdiation par laquelle le gouvernement assure la rsolution des conflit, qui est le seul bien commun dans ce cas (Pocock 2003 : 523). La distinction machiavlienne, que lon retrouve chez Rousseau dans les Discours sur lingalit, entre plbe (masse non duque) et peuple (de citoyens duqus par de bonnes institutions et la virt du Prince) disparat. Le dbat politique qui a commenc dans les annes 1690 en Angleterre avec la naissance de la socit commerciale va tre boucl aux tats-Unis par Alexander Hamilton22. Pour Hamilton, lavenir des tats-Unis est dans la puissance car le passage de la vertu au commerce, contrairement au compromis tent par Harrington et aux thories de Montesquieu, ne saurait tre pacifique. Les intrts des nations commerantes ne sont pas complmentaires, il ne peut quy avoir des guerres do la ncessit dun gouvernement central fort assis sur des recettes fiscales stables. Do la proposition de Hamilton - qui regardait beaucoup plus vers lEst, lEurope industrielle, que vers lOuest conqurir - dans son Rapport sur les manufactures (1791), de reproduire les recettes de la puissance anglaise : Cration dune dette publique, dune Banque nationale, droits de douane et politique protectionniste et mercantiliste pour dvelopper une industrie nationale. Les rpublicains, Jefferson en tte, mais aussi des fdralistes comme Madison avec qui il va rompre, voient bien sr se reproduire le scnario de la corruption des institutions britanniques, mais, alors quils partagent les mmes proccupations de soutien au dveloppement conomique, ils nont aucune alternative proposer. Le schma de Hamilton fut adopt, mme par ses plus anciens adversaires (Irwin, 2003), mais pour pertinent quil fut pour assurer le dveloppement conomique, il introduisit le problme de la corruption au cur du fonctionnement des institutions amricaines, et bien sr, le cycle des crises dont la premire interviendra en 1839 (Wallis, 2004). Ainsi saffirme ce que Jean-Claude Micha appelle Lempire du moindre mal (2007) qui va remplacer lombrageuse et exigeante libert rpublicaine : un type de socit qui, la manire de lesclave hglien qui au moment dcisif a trembl pour sa vie biologique et prfr celle-ci une mort hroque , va faire de la conservation de soi le premier et unique but de lindividu. Il nest plus besoin de faire appel la vertu des su22

Premier secrtaire dEtat au Trsor, partisan dun tat fort et dune politique mercantiliste langlaise, ennemi dclar de Thomas Jefferson.

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jets ni leur capacit de discernement entre le bien et le mal puisque lexistence pacifie de la vie marchande est suppose rgle par les lois du commerce et le rgne du droit. Dans le langage du libralisme anglais, toute exigence lgard de lindividu deviendra, selon les concepts fondateurs de Isaah Berlin, la libert positive , associe au Lviathan de Hobbes et tout type dinterventionnisme suspect, inspir par des auteurs qui vont de Rousseau Lnine, laquelle il opposera la libert ngative soit une conception librale dabsence de contrainte par lEtat : cest la quantit dautorit, comme coercition de la libert individuelle, qui importe, et ce, quelque soit le type de rgime politique. Cette conception avait dj t formalise dans les Principles of Moral and Political Philosophy (1785) de William Paley qui sera la rfrence pour lenseignement de la thorie politique dans la jeune Amrique du XIX sicle : le degr de libert relle est toujours en proportion inverse du nombre et de la svrit des restrictions (Skinner, 2000 :34).

E. Philosophie politique de la rpublique : renouveau dun dbat euro-atlantiqueOn dirait que les souverains de notre temps ne cherchent qu' faire avec les hommes des choses grandes. Je voudrais qu'ils songeassent un peu plus faire de grands hommes ; qu'ils attachassent moins de prix l'uvre et plus l'ouvrier, et qu'ils se souvinssent sans cesse qu'une nation ne peut rester longtemps forte quand chaque homme y est individuellement faible, et qu'on n'a pas encore trouv de formes sociales ni de combinaisons politiques qui puissent faire un peuple nergique en le composant de citoyens pusillanimes et mous. A. de Tocqueville. De la Dmocratie en Amrique. Le renouveau de la littrature sur le rle de lEtat (Rochet, 2007 et 2008, Reinert, 2007) souligne combien le dveloppement commercial et industriel na cess dtre politique et que la cl de lvolution des nations est celle de lEtat. Conduire le changement dans lEtat nest donc pas un problme technique de bonne gouvernance mais une approche beaucoup plus globale, celle des sciences morales qui sont, dans la dfinition quen donnait Durkheim, les sciences de lesprit humain 23. La renaissance dun rpublicanisme contemporain euro-atlantique (Skinner, Pettit, Spitz, Viroli) permet de dpasser lopposition entre libert positive et ngative de Berlin : La conception rpublicaniste de la libert permet de conjuguer protection contre larbitraire de ltat, en renouvelant la tradition de lhumanisme civique pour laquelle libert et loi, Etat et performance conomique, individualisme et sens du bien commun ne sopposent pas mais sont les deux ples dune mme dynamique. Le dbat sur la construction de la socit autour du bien commun nest donc pas un hritage exclusif de la Rvolution franaise : Il est faux de prtendre quil existerait, face la victoire de lindividualisme libral, une culture anglo-saxonne vierge de toute interrogation sur lEtat constructeur de la socit autour dun lien social qui ne se contenterait pas de surgir conformment aux principes de Locke24. Au dernier23

Les sciences morales sont celles qui s'occupent spcialement de l'esprit humain. Examinons quelle est la mthode de ces sciences. On distingue quatre espces de sciences morales: les sciences philosophiques, sociales, philologiques, et historiques Durkheim, Cours de philosophie au Lyce de Sens, notes prises par Andr Lalande 24 La lecture de John Locke par John Dunn (La philosophie politique de John Locke, PUF ) montre que les nouveaux whigs en ont a retenu ce qui les intressaient : lapologie de la proprit comme fondement lgitime de la

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Pas de philosophie, SVP, nous sommes des managers tiers du XIX sicle, dans une Angleterre son apoge mais engage dans la phase de rendements dcroissants du troisime cycle technologique, le dbat sur le rle de la puissance publique occupe toute la philosophie politique comme en tmoignent les uvres de Bosanquet ou de Hobhouse25, qui ne sont pas moins soucieux de lintrt gnral que leurs collgues franais (Spitz 2005 :42). Labandon de la posture positiviste pour une posture volutionniste implique labandon dune vision de lEtat soit accoucheur des lois de lhistoire et o la libert de lacteur est nie (lEtat maximal), soit gestionnaire des checs du march (Etat minimal), pour un Etat capable daction intentionnelle. Se pose alors la question de la finalit et de la lgitimit de laction de lEtat : cette question centrale, au cur de la philosophie politique classique, est celle du bien commun.

E. 1. Quest-ce le bien commun ?Quelles soient, selon les auteurs, un systme de croyances partages , un rducteur dincertitudes cadrant les interactions des acteurs ou le rsultat dun compromis entre intrts et finalits htrognes dans la thorie de la rgulation, les institutions ont en commun une autonomie dans la conduite du systme global qui est au cur de lvolution. Cette autonomie est clairement fonde par Machiavel (Discours sur la premire dcade de Tite-Live) par trois considrations : Le politique a pour mission dimpulser une dynamique de laction vertueuse, la virt du prince qui, par son action politique, sait modifier le destin dun peuple. Le politique a sa propre dynamique guide par le critre thique ultime qui peut lui permettre de saffranchir des principes moraux communs. Lobjet du politique est le bien commun dont le dpositaire ultime est le peuple, qui est le seul dfenseur de la paix , au sens de Marsile de Padoue, face aux drives dun pouvoir qui, laiss lui-mme, ne serait plus soumis aucune loi. La question de la lgitimit du pouvoir est centrale et rattache celle du bien commun, ainsi qu linteraction entre les citoyens et lEtat comme moyen de validation des finalits et de construction du cadre lgal en accord avec la lgitimit des fins. Pour Machiavel, cette dynamique ne peut tre maintenue vivante que dans une rpublique (Rochet, 2008). Sous loccupation allemande, le pre jsuite Gaston Fessard publia en 1941dans le 1 numro clandestin de Tmoignage Chrtien, fond par un autre jsuite, Pierre Chaillet, un ditorial France, prends garde de perdre ton me o il sopposait la doctrine de la hirarchie catholique qui prnait lobissance au gouvernement Ptain. Fessard dveloppa, pour qualifier le gouvernement Ptain, la thorie du prince esclave qui nest plus en mesure, la diffrence du prince machiavlien, de mener cette bataille spirituelle pour le bien de son peuple. Si le gouvernement Ptain tait lgal26, il tait illgitime car ne poursuivant plus le bien commun. Il ntait plus quune administration ne pouvant quassurer un premier niveau de bien commun, le bien matriel, et non lesocit, alors que celle-ci est accompagne dune exigence morale leve dans lesprit puritain de Locke, qui ne peut tre rduit linterprtation marxiste quen donne McPherson dans sa Thorie de lindividualisme possessif.(2004). 25 Bernard Bosanquet, The Philosophical Theory of the State, Londres 1869, et Leonard Hobhouse, The Metaphysical Theory of the State, a criticism, Londres 1926, red. Routledge, 1996. Hobhouse, la diffrence de Stuart Mill, ne considre pas que la libert est un but en soit mais que son objectif est de permettre lhomme de se dvelopper. 26 La France est le cas unique dun pays occup o un gouvernement collaborationniste a t mis en place lgalement, la Rpublique ayant t abolie et les pleins pouvoirs vots au Marchal Ptain par la Chambre du Front populaire, avec 71% des voix du groupe socialiste. Ce qui ne fut pas le cas des autres rgimes collaborationnistes comme celui de Quisling en Norvge qui ne purent se prvaloir daucune lgitimit.

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bien commun suprieur qui est celui de la morale et des valeurs27. Fessard tait un fin germaniste qui avait tudi la mystique hitlrienne et avait compris quil sagissait dune bataille spirituelle visant dtruire lessence de la tradition humaniste qui tait lidentit de la France. Fessard et lquipe de Tmoignage chrtien sinscrivaient dans la tradition ignatienne : comment l'individu peut-il ragir en conscience lorsque son esprit est "mis en esclavage" par une idologie. Le dfi tait double puisque ces jsuites, rompus lobissance, faisant prvaloir la lgitimit du fond sur la lgalit de la forme en refusant et lautorit de leur Ordre et celle de lEtat. Ladministration franaise connatra le mme dilemme, mais, hormis de nombreuses exceptions, y fera face avec moins de dtermination. De son tude exhaustive de ladministration franaise sous Vichy, Marc Olivier Baruch (1997) conclut sur le rle de la rationalit wbrienne : le charisme historique du Marchal Ptain a confr une lgalit a priori et indiscutable au rgime et la routinisation des procdures administratives a fait le reste, les fonctionnaires pouvant se retrancher derrire ces mcanismes institutionnels producteurs dinnocence 28 pour viter toute rvolte de la conscience. A la Libration, Gaston Fessard (1944) rsuma sa rflexion dans un ouvrage autorit et bien commun qui donne une dfinition de la dynamique du bien commun particulirement oprationnelle pour le management public: 1. La mise en commun du bien : soit il sagit de biens collectifs par nature, soit la mise en commun concerne une dcision volontaire pour bnficier deffets dchelle ou dexternalits positives (p. ex. des infrastructures de transports). Cest le principe mme de constitution des services publics. 2. La communaut du bien : le bien mis en commun est-il bien la communaut de tous ? Cette problmatique est essentielle pour les services publics qui sont soumis la loi de Gresham : le public cible est vinc par le public mieux instruit, aux marges de la cible, qui sait mieux tirer partie des opportunits administratives. Cet effet est dautant plus grand que le dispositif administratif impose des cots de transaction la population cible, qui peuvent tre des procdures absconses, un langage hermtique, de la paperasserie, etc. Beaucoup de dispositifs publics offrent la capacit juridique de faire, mais qui ne repose pas sur la capacit effective sur un plan pratique et cognitif - des populations cibles. 3. Le bien du bien commun, qui est leffet systmique du bien commun. La mise en commun du bien est-elle suprieure la somme des biens mis en commun ? Ce critre est essentiel pour distinguer le bien commun des biens communs . La distinction est formalise chez Thomas dAquin pour qui la cit suppose lexistence dun bien commun[...] Tout comme le tout est plus important que la partie et lui est antrieur[...] la cit est antrieure lindividu[...] et son bien est dune dignit plus leve[...] que celui de chaque individu pris en lui-mme[...] Par la connaissance de la loi naturelle lhomme accde directement lordre commun de la raison, avant et audessus de lordre politique auquel il appartient en tant que citoyen dune socit particulire. .

Le bien commun se trouve donc un niveau intermdiaire entre la loi de Dieu (dimension mtaphysique du pouvoir) et la loi positive (expression des croyances du moment qui fondent le dispositif institutionnel). Il se situe au niveau du droit naturel qui est sup-

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Agir bien selon le Bien commun, signifiera donc pour le vrai citoyen sefforcer de faire prvaloir le bien commun suprieur sur le bien commun lmentaire , G. Fessard Au temps du prince esclave , in Harvill-Burton, 2006. 28 Pierre Legendre, in Jouir du pouvoir , 1976

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Pas de philosophie, SVP, nous sommes des managers pos inscrit dans chaque homme du fait de son humanit, et qui doit inspirer la production du droit positif.

La dynamique du bien commun : de la connaissance la dcision publiqueLe bien commun nest pas uniquement confi aux capacits de discernement des individus, comme le soutiennent les courants issus de lindividualisme mthodologique o les institutions ne sont plus que le rsultat des consensus sur la nature de ce qui est juste. Mais peut-il y avoir pluralit de conceptions du bien commun ? Le bien commun nest pas plus en la possession dun seul, quil sagisse du monarque ou dune manire plus gnrale du gouvernement. Il merge de la pratique des vertus civiques impulse par les gouvernants le vivere politico chez Machiavel qui incite les citoyens bien se comporter. Le bien commun merge de linteraction entre le peuple et les gouvernants, ce quillustre ce commentaire de Lorenzetti sous sa fresque principale : Partout o rgne la sainte vertu de la Justice Elle appelle de nombreuses mes sunir Et les ayant ainsi lies entre elles 29 Elle leur permet de crer par leur signor un bien commun toutes

Le bien commun est donc la source de la lgitimit des dcisions. Leo Strauss distingue trs clairement lgalit et lgitimit. Rien ne garantit que les lois soient justes elles peuvent trs bien tre luvre dimbciles ou de fripouilles ( Droit Naturel et Histoire -ci-aprs DNH- :99). La lgalit nest lgitime que si elle sert le bien commun. Mais le bien commun ne peut tre conventionnel, or les lois le sont par nature. Elles ne peuvent tre quune interprtation de ce qui est juste hic et nunc. Et ce qui est juste dpend de chaque cas, de chaque cit et ne peut relever de la connaissance scientifique, ni mme de la connaissance sensible. Aussi dterminer ce qui est juste dans chaque cas, tel est le rle de lart et de lhabilet du politique, comparables lart du mdecin qui prescrit dans chaque cas ce qui est bon pour la sant du corps humain (DNH :100). Le bien commun est une ralit mergente qui rsulte de la confrontation doptions par le dbat public au sein dun espace de controverse qui est historiquement lEtat-nation (Rochet, 2001). Mais est-ce que pour autant le bien commun peut tre nimporte quoi ? . Pour Strauss, le politique est guid par une conscience du tout : avant toute perception particulire, il faut lme une vision des ides, une vision du tout dans son articulation (DNH :119). Mais ce tout nous est par nature inaccessible et notre perception de ce tout nest quune simple opinion car nous nen avons que des visions parcellaires qui sont des apprhensions inadquates de lapprhension fondamentale du tout . Cette tension vers le tout est la traduction de la tension entre Athnes et Jrusalem, entre la socit rgie par la loi et entre la socit rgie par la morale parfaite, et est le moteur de la vie politique. Elle est un vecteur de lvolution des croyances, puisque, loppos de la vision hglienne de Kojve ( ), le philosophe politique ne sait pas et ne dirige pas, mais la manire de Socrate, pose des questions fondamentales sur le sens de laction publique et de la bonne socit. La philo