Partition pour mains fantômes

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PARTITION POUR MAINS FANTÔMESHommes, machines et usages de la main digitale en animationEmmanuel Grimaud S.A.C. | Revue d'anthropologie des connaissances 2012/1 - Vol. 6, n° 1pages 43 à 63

ISSN 1760-5393

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-anthropologie-des-connaissances-2012-1-page-43.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Grimaud Emmanuel, « Partition pour mains fantômes » Hommes, machines et usages de la main digitale en animation,

Revue d'anthropologie des connaissances, 2012/1 Vol. 6, n° 1, p. 43-63. DOI : 10.3917/rac.015.0083

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dossier « Les Petites mains de La société de L’information »

Partition Pour mains fantômes

Hommes, machines et usages de la main digitale en animation

emmanueL GrImauD

« L’humanité change un peu d’espèce chaque fois qu’elle change à la fois d’outils et d’institutions. »

André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole II

rÉSumÉ

Cet article explore le travail de la main dans les studios d’animation et s’interroge sur le changement de régime de conception impliqué par le recours à l’ordinateur dans un domaine, le dessin animé, où la main reste l’interface privilégiée du tracé. Dans l’histoire du cinéma, les studios d’animation se sont très tôt organisés de manière tayloriste, recourant à un très grand nombre de petites mains afin de réaliser les tâches fastidieuses et répétitives du dessin. Au tournant du XXIe siècle, ces studios se sont de nouveau retrouvés à la pointe de la réflexion managériale sur le type d’organisation à adopter, dès lors que l’ordinateur permettait d’automatiser un grand nombre de tâches. En se situant principalement dans les studios de Bombay qui effectuent aujourd’hui des dessins et des animations à la chaîne pour des maisons de production venues du monde entier, l’auteur s’interroge sur la façon dont la « digitalisation » de la main s’est opérée. L’ordinateur a modifié l’organisation traditionnelle de l’activité d’animation et en particulier le partage entre les « petites mains » (celles des animateurs) et la « grande main » (celle du réalisateur), au profit

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d’un rapport souvent compliqué entre la main et la machine qui n’est jamais réductible à une simple relation de commande.

mots cles : interaction homme-machine, main, digital, anthropologie, animation, dessin animé, industries creatives

INTrODucTION

Dans son film Le Mystère Picasso (1955), Henri-Georges Clouzot introduisait ainsi le dispositif qu’il avait mis en place pour observer le peintre au travail : « Pour comprendre ce qu’un peintre a dans la tête, il faut suivre sa main1. » On pourrait penser que pour suivre un animateur au travail, il faut faire de même, mais que signifie au juste interagir avec une machine ? L’unité « homme-machine » dans l’activité de création assistée par ordinateur pose un vrai problème de description à quiconque tente de rendre compte de sa densité d’opérations. Il n’est pas rare de voir dans les studios d’animation, des individus assis face à des machines, occupés à des tâches d’exécution mécanique sur des petits bouts de longues séquences qu’ils ont peine à raconter. Le film est alors une suite de processus hachés, fragmentés, délégués à des petites mains qui ne voient que rarement la « grande main », celle du réalisateur, qui est censée en être à l’origine. Tel est l’envers du décor d’un grand nombre des dessins animés préférés de vos enfants. Certains diront que l’ordinateur s’est infiltré à merveille dans une organisation qui n’attendait que cela, un outil permettant d’automatiser au maximum les tâches. D’autres diront que le recours à la machine a permis le développement d’un nouveau modèle humain où les petites mains d’antan sont désormais les machines tandis que les animateurs ne sont plus de simples exécutants mais des mains actives, occupées à résoudre de nombreux problèmes techniques. Quiconque a vu un film au cinéma a pu mesurer à l’étape du générique, à quel point il demande l’intervention de petites mains. L’intrusion progressive de l’ordinateur et de l’usage des logiciels n’a pas réduit cette main-d’œuvre, elle en a créé une toute nouvelle : une armée de mains digitales.

Ceux qui se lamentent du fait que la 3D a tué la 2D et réduit le plaisir de la magie des effets d’optique d’antan ont peut-être raison d’un point de vue esthétique. Ils ont tort en revanche d’y voir le passage d’une forme d’artisanat à un régime industriel de production de l’image. De nouvelles formes d’intimité créatrice se développent entre l’homme et la machine (McCullough, 1998). Dans les studios d’animation, ces formes de coopération commencent tout juste à être explorées. Les grands studios ont toujours été à la pointe de la réflexion « post-tayloriste » sur la manière de simplifier les tâches des petites mains

1 Henri Focillon invitait déjà à observer de très près les mains des artistes, artisans et autres concepteurs pour élucider le « mystère » de la conception, dans Éloge de la Main (1943).

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tout en les enrichissant et en les impliquant dans le grand projet que constitue un film ou une séquence, car sans elles, une image ne pourrait voir le jour. Organisations fondées sur l’implication créative de leurs membres, les studios reposent sur une forme d’investissement passionnel qui s’exprime désormais dans et par la machine. Le succès d’un studio comme Pixar par exemple, devenu un modèle de management à Hollywood, avec ses 1000 employés et ses 100 animateurs, tient à au moins deux facteurs : la promotion des « petites mains créatives et passionnées » d’un côté et dont il faut stimuler la créativité par contamination de la passion et, de l’autre, la délégation des tâches fastidieuses d’exécution et de rendu à tout un ensemble de petites mains d’une autre nature (les ordinateurs)2. Il est courant de trouver aujourd’hui des studios uniquement dédiés au « rendu » des images (les « render farms »), composés de centaines d’ordinateurs qui effectuent des tâches à la chaîne3. Aujourd’hui, on n’hésite pas à sous-traiter en Inde ou en Chine certaines tâches, comme le dessin ou la conception de courbes d’animation, alors que le film est conçu, de l’histoire au storyboard, dans le pays d’origine.

En quoi l’ordinateur modifie-t-il le travail de la main ? Quelle relation les mains des hommes entretiennent-elles avec leur doublure digitale ? Doit-on voir dans celle-ci une prolongation de la main naturelle ou quelque chose de plus complexe ? La réponse à ces questions est loin d’être évidente. Il semblerait que l’ordinateur rende le travail de la main ambigu et plus compliqué à suivre pour l’observateur. Cette « ambiguation » de la main naturelle qui se prolonge ou s’étend en se digitalisant a des implications organisationnelles. Elle est porteuse d’un modèle d’organisation de la conception inédit que j’appellerai le mode fantôme. Tout comme il y a un mode tactile, visuel ou auditif de la conception, une manière de privilégier un sens sur l’autre ou de les faire travailler en synergie (Borillo et Goulette, 2002), s’allier la puissance de calcul d’une machine à l’étape du dessin implique un processus dynamique d’apparition et de disparition de la main, dans un sens aussi réel que métaphorique (perte et reprise du contrôle). On ne peut plus parler d’un partage simple entre d’un côté la « grande main » (celle du réalisateur) et de l’autre les « petites mains » (celles des animateurs). Dessiner, c’est coopérer avec des mains fantômes. On verra la manière dont

2 Pixar, l’un des plus grands studios californiens du dessin animé 3D, ressemble à un grand parc d’attraction. Son dirigeant John Lasseter le qualifie, non sans humour, de « Paradis pour l’Homme ». Son credo pourrait être « travailler plus pour s’amuser plus » à moins que ce soit l’inverse. Pixar s’affiche comme une grande famille dont les réalisateurs sont les membres et se flatte que les petites mains, des modélisateurs aux lighters en passant par les colorieurs, ont un retour direct de la part du réalisateur sur leur travail dans une « synergie créative » (Paik, 2007 ; Price, 2009). Il est intéressant de remarquer que Disney et Pixar, dont les membres sont unis dans une grande « régression infantile », ont peut-être produit parmi les principes de management les plus efficaces de la fin du XXe siècle (Capodagli et Jackson, 1998, 2009).3 Le Graphics Group, le service informatique originellement conçu par Georges Lucas, qui donna lieu ensuite à Pixar, n’a jamais cessé de concevoir de nouvelles interfaces permettant, avec le minimum de formation de la part de l’animateur, d’automatiser les bonnes vieilles méthodes d’animation reposant sur l’encre et la colorisation à la main. En 2010, certains de leurs plans en 3D demandaient à une machine jusqu’à quatre-vingt-dix heures de rendu.

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les studios d’animation tirent les conséquences de ce changement de régime de conception et quels problèmes cela pose en termes d’organisation. Avec l’ordinateur, un film d’animation devient une partition pour mains fantômes dans laquelle il incombe aux petites mains de résoudre de manière pragmatique les problèmes de coopération entre l’homme et la machine.

ÉmErGENcE DE La maIN « HI-TEcH »

L’informatique s’est rendue complice du culte de la main comme interface privilégiée de la conception graphique. Pour se rendre attractive auprès des animateurs, l’industrie informatique a très vite proposé des outils tactiles, des tablettes graphiques et des stylos digitaux. La tablette graphique n’est qu’un exemple d’une course aux sensations tactiles qui n’en est encore qu’à ses débuts (Saffer, 2009). Après avoir pris une orientation exclusivement cognitive (centrée sur le clavier), l’industrie informatique a fini par se préoccuper des mains de ses utilisateurs, créant des interfaces dites « haptiques », une façon d’approcher et de manipuler en les touchant les objets graphiques (Saffer, 2008). Il est vrai que tout dessin fait au clavier et à la souris apparaît forcé, limité et compliqué. Cliquer pour tracer une courbe, cliquer encore pour appliquer une texture, voilà qui paraît étonnamment contre nature, mais ce fut jusqu’à très récemment le rôle des petites mains que d’apprivoiser en studio ces procédures alambiquées. On se demande comment la première génération d’animateurs graphiques a pu être aussi bienveillante et patiente à l’égard des machines. En animation, c’est toujours la main qui tranche, par le coup de crayon, par la finesse d’un trait ou d’un mouvement subtil. Désormais, les petites mains doivent se battre pour savoir qui, de l’homme ou de la machine, conserve la main.

En proposant de digitaliser les opérations sur lesquelles reposait l’animation traditionnelle, à quel type de troisième main l’informatique a-t-elle donné naissance ? Elle a d’abord exploré plusieurs types de mains peut-être appropriés quand on écrit mais plutôt contre nature quand on dessine, du couple clavier-écran au trio clavier-souris-écran, avant de fragmenter l’opération de dessin dans un nouveau quatuor, le clavier-souris-écran-tablette (Norman, 1998)4. Elle a aussi facilité les modalités de partage des objets intermédiaires, qu’il s’agisse des tracés et des rendus provisoires. Dès que l’on trace un dessin sur une page, le tracé devient un objet collectif, il l’est encore plus dès lors qu’il se fait sur ordinateur. Plus lumineux, plus lisible, plus propre, il n’appartient pas autant à celui qui l’a fait qu’une esquisse à la main. La machine arrache à l’animateur son propre tracé. Ce n’est d’ailleurs pas le seul changement que l’irruption de la machine a fait subir à l’animation. Dans les studios, ce sont

4 Pour une critique du manque de maniabilité de beaucoup d’interfaces Homme Machine, voir les travaux de Donald Norman qui, il y a déjà plus de dix ans, ne prédisait pas un grand avenir à l’ordinateur sous sa forme actuelle : clavier+souris+écran.

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souvent les plus conservateurs et nostalgiques qui sont les plus progressistes. C’est que la prédominance de la main y est forte. Il faut l’entretenir, la cultiver, en rasseoir le privilège à chaque instant. Tout dans le discours des animateurs vise à réinstaurer, dans de nouvelles conditions, informatisées, la prédominance de la main. L’animation encourage l’innovation technique dans une sorte de « retour en avant » ou de « progrès en arrière ». Il faut à tout prix conserver la main, elle est initiatrice. Ce n’est qu’une fois tracée par le réalisateur et son équipe de storyboardeurs, l’esquisse de figures sur des petits morceaux de papier dans un bureau, auquel seuls quelques privilégiés ont accès, qu’une longue chaîne d’exécution peut se mettre en place, de la modélisation à la colorisation en passant par le « compositing », puis la réalisation de chaque détail du mouvement, jusqu’à l’animation finale.

Notons que les grands studios hollywoodiens n’ont pas promu aveuglément le recours aux logiciels. Ils ont paradoxalement contribué à maintenir une certaine tradition artisanale, nouant un contrat ambigu avec les machines. Pixar et Dreamworks, par exemple, commencent toujours par élaborer leurs contenus de manière traditionnelle, multipliant les techniques de prévisualisation par dessins, sculptures, maquettes, peintures et même séances de performance et de mime, avant de se lancer dans les « computer graphics », processus qui coûte très cher. Dans ces étapes préliminaires de la conception 3D, la sculpture permet de voir les défauts et les inaperçus du croquis (en 2D), de même que la performance permet de prévisualiser tout de suite ce que peut être un dessin animé réaliste. À Bombay, où il n’y a jamais vraiment eu de tradition du dessin animé, le marché de l’animation est né avec l’industrie du logiciel, dans les années 1990. C’est grâce au logiciel Maya (inventé aux États-Unis mais qui emprunte son nom au sanskrit, « illusion ») que Bombay est devenu l’une des capitales mondiales de la sous-traitance en matière d’animation graphique. Parmi les dizaines de studios d’effets spéciaux et d’animation qui s’y créèrent au tournant du XXIe siècle, beaucoup fonctionnaient de manière plutôt artisanale, avec des équipes qui constituaient autant de communautés d’apprentissage d’un logiciel ou d’un groupe de logiciels. En l’espace de quelques années, une culture infographique s’est formée, avec des sites web où chaque animateur comme ailleurs se dotait d’un nom de code pour faire part de ses problèmes à d’autres utilisateurs et échanger des modes d’emploi (tutoriaux), bref tout un arsenal socio-technique qui accompagne l’usage d’un logiciel.

Les logiciels d’animation prétendent condenser dans un programme toutes les performances d’un studio. Grâce à eux, les milliers de découpages, de celluloïds transparents encrés et gouachés, de papiers griffonnés, maquettes, pinceaux et pots de peinture qui composaient le paysage d’un studio traditionnel sont aujourd’hui réduits à un seul écran. L’animateur graphique dessine généralement des positions clés et les « intervallistes », son équipe de petites mains, dessinent les étapes clés intermédiaires, puis les intervalles nécessaires à l’animation complète. Jusque-là envisagée comme un travail de synchronisation entre différentes performances manuelles et purement analogiques, l’animation

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est devenue un mélange hybride d’opérations de codage analogique et digital. Le découpage du travail suit toujours le même enchaînement, du séquençage à la détermination de positions clés jusqu’à la réalisation des intervalles, mais l’ordinateur permet d’ajouter une infinité de couches, ce qui n’était pas possible avec les celluloïds. Les opérations de traduction analogiques comportent désormais des phases de codage digital. L’animation se trouve alors traduite en un ensemble de coordonnées mathématiques sur lesquelles on peut agir directement. On n’a jamais quitté la ligne (ou la courbe d’animation) et sa progression. Mais grâce à l’ordinateur, le mouvement acquiert très vite une matérialité mécanique, et tout le travail d’animation consiste à le styliser. Le style émerge désormais en luttant contre quelque chose de bel et bien visible : l’ordinateur propose des mouvements mécaniques perçus comme ennuyeux et sans âme. La petite main ne se bat plus contre l’absence de mouvement, elle se bat la plupart du temps contre du mouvement imposé par la machine. On reviendra sur ce point plus loin.

Continuons d’examiner la façon dont la main digitale a fait son apparition dans les studios d’animation, sous forme d’abord métaphorique (une main déduite de l’assemblage des fonctions du programme) puis fantomatique (la main invisible de l’ordinateur qui fait des choses à l’insu de l’animateur). Dans l’histoire du logiciel, on a d’abord privilégié la panoplie des fonctions possibles (la palette du peintre, l’outillage du sculpteur, les points de vue du cinéaste à travers une caméra virtuelle, etc.) sur le geste de l’utilisateur. Et ce n’est que dans un second temps, à travers la réflexion sur les interfaces dites « gestuelles », que l’informatique a cherché à recoller au régime analogique de l’animation traditionnelle. On s’est aperçu que les programmes seraient bien plus maniables s’ils prolongeaient, sans discontinuité, la main naturelle de l’animateur. Il suffit de doter l’interface de propriétés sensorielles autres que celles permises par le click d’une souris. Pourquoi n’a-t-on pas tout de suite cherché à créer une prothèse de main « graphiquement modifiée » (McCullough, 1998) avec laquelle agir au lieu de fournir aux usagers une main métaphorique qu’il fallait déduire des fonctions de l’ordinateur ? C’est sans doute parce que les programmeurs ont d’abord réfléchi en termes de fonctions et d’opérations (la palette du peintre, les panoplies d’effets), avant de penser le geste de l’utilisateur. Les logiciels d’animation 3D sont le produit d’une greffe de code en deux temps, d’un code digital sur un code analogique d’abord, puis d’un code analogique sur un code digital ensuite. Il a fallu transformer les rapports de similitude avec lesquels travaillent d’ordinaire les peintres, les sculpteurs et animateurs dans du code binaire, le langage de la machine.

Au fur et à mesure de l’amélioration des interfaces logicielles, ces fonctions sont peu à peu retournées à l’utilisateur sous une forme analogique sans qu’il ait à quitter le monde naturel et intuitif de rapports de similitude visuels. La main tendue par la machine à l’utilisateur a donc été métaphorique avant d’être physique et d’en avoir les propriétés sensorielles. Dans les studios de Bombay, on imposait aux animateurs de travailler avec des logiciels complexes à manier,

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souvent bizarrement conçus et à retrouver par eux-mêmes la sensation du dessin. Dans le « paradis digital » que représentait Bombay au tournant du siècle, les petites mains étaient contraintes à tout un tas de procédures personnelles pour conserver une sensation de sculpture, de peinture ou de dessin. Les commanditaires ignoraient tout de ce qui se jouait dans l’intimité de ce rapport. L’idée qu’on pouvait faire réaliser à Bombay des tâches d’exécution mécaniques à moindre coût et rapidement leur suffisait. Or, derrière l’industrialisation apparente des processus de conception, les studios de Bombay étaient contraints de maintenir une approche plutôt artisanale des opérations de conception, avec des petites équipes, tandis que seules les opérations de rendu pouvaient être déléguées à des grands ensembles (les « render farms »). Bombay devint en une décennie un laboratoire artisanal pour quiconque cherche à observer comment les petites mains humaines s’accordent avec leurs doublures numériques, bricolant sur un mode hybride entre l’analogique et le digital. On y trouvait à la fois des studios qui faisaient tout à la main et pour pas cher, grâce à un réservoir considérable de dessinateurs et des studios qui cherchaient à muter sur le modèle des « render farms » américaines, en automatisant autant que possible le maximum de tâches et notamment le point d’achoppement chronophage de tout le processus : le rendu (rendering).

DE La maIN NaTurELLE À La maIN DIGITaLE cOmmE aSSEmbLaGE « mÉTaPHOrIquE » DE fONcTIONS

Entrons dans un des grands studios d’animation de Bombay. Qu’y observe-t-on ? À première vue, les animateurs sont soumis à un rythme de travail intense. Les tâches sont soigneusement définies à l’intérieur du studio, des spécialistes du « rendering » aux concepteurs de décors virtuels, en passant par les spécialistes des « effets de matière » jusqu’à l’assistant en chef qui suit les projets et fait la médiation avec le producteur. La chaîne infographique prend une tournure « cérébrale ». Le cerveau des animateurs est soumis à un rythme dense de résolution de problèmes et de quête de solutions. Les machines passent leur temps à bloquer, des messages incompréhensibles apparaissent régulièrement sur les écrans. On est assez loin de la belle dynamique créative affichée par Pixar et son idéal de management. À Bombay, les petites mains sont constamment bloquées, entravées. Elles se battent en permanence avec leur outil de travail. Rien à voir avec des tâches fluides et mécaniques, celles que les premiers logiciels d’animation laissaient espérer aux industries créatives.

Dans ces studios, la main digitale n’est toujours en grande partie qu’une métaphore que l’on doit déduire des fonctions du programme. Elle est néanmoins « performative », chaque animateur en ressent les effets. L’ordinateur trace,

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calcule, corrige comme s’il était une seconde main, travaillant en coopération avec l’animateur ou, nous devrions dire, « en sous main ». Et si cette main digitale partiellement visible comme telle, était la seule main qui mérite aujourd’hui, dans un studio d’animation, le statut de « petite main » ? Toute main humaine deviendrait alors, par rapport à l’ordinateur réduit à la simple fonction d’exécutant, une « grande main » guidée par une intention et un style. Mais quelque chose vient troubler la fluidité de ce rapport. Leslie Lamport, dans une conférence intitulée « The Future of Computing » (2003), note que lorsqu’on se heurte à une incompréhension de la part d’un ordinateur, on commence à faire des choses qui s’apparentent, selon elle, à des superstitions. On évite de faire certaines choses parce qu’on sait qu’elles posent un problème à la machine sans tout à fait savoir pourquoi. Lamport en déduit que beaucoup de nos comportements face aux ordinateurs, ne relèvent pas forcément de la logique et que lorsqu’on se heurte à des problèmes que l’on ne peut résoudre, on a tendance à appréhender la machine comme un être vivant plus que comme un ensemble de modules logiques.

Il faut examiner comment se tisse au fur et à mesure du travail sur ordinateur un réseau d’attributions, de délégations entre l’homme et la machine. Tout travail sur ordinateur passe par des moments de forte fusion et des moments de forte résistance, des phases où l’homme et la machine travaillent ensemble, l’un contre l’autre, l’un par l’autre. Rapprochons-nous des animateurs au travail. À première vue, il ne se passe pas grand-chose : des hommes travaillent sur des ordinateurs à des tâches qui peuvent paraître mécaniques, sur des films divers dont ils ignorent souvent la totalité du script. Certes on pourrait en déduire un certain nombre de choses sur les organisations numériques, la manière dont l’ordinateur s’est immiscé partout, a modifié les organisations passées, ou encore comment des pays comme l’Inde sont devenus des eldorados numériques, grâce à leurs ressources en main-d’œuvre et leurs coûts de fabrication attractifs. À un deuxième niveau de description, kinésique, il se passe beaucoup trop de choses face à un écran, la souris bouge très vite, les fenêtres s’ouvrent et se ferment rapidement. L’activité monte en intensité à tel point qu’il est difficile de faire la part de ce qui vient de l’animateur et ce qui vient de la machine. On peut décrire ces clics sans avoir besoin d’apprendre le logiciel, mais il faut ralentir l’image si on ne veut pas perdre pied, le risque étant de se décourager face à la profusion des opérations. À un troisième niveau de lecture, en sous-main, on peut tenter de décrire ce qui se passe à l’intérieur de la machine ou comment les sous-programmes agissent les uns sur les autres en fonction du clic de l’opérateur. On ne peut désassembler cette densité d’opérations sans aller voir ailleurs, dans les manuels du logiciel et dans le langage de programmation qui lui a donné lieu, car tout n’est pas visible dans les films d’écran, ils ne sont que la surface d’une activité en partie camouflée, celle de la machine, de ses codes (ou scripts) et de ses calculs.

L’interaction de l’homme et de la machine prend avant tout ici la forme de problèmes à résoudre et d’un dialogue qui a parfois du mal à s’établir. Beaucoup

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d’animateurs apprennent à se servir de logiciels graphiques et à agir sur des points, des nœuds et des courbes, sans forcément avoir des notions en programmation ou sans savoir comment l’ordinateur effectue ses calculs5. Les petites mains s’empêtrent alors dans des problèmes de code. Les logiciels proposent souvent dans leurs fonctions la possibilité de se fabriquer ses propres scripts, ses propres codes. Certains finissent par l’apprendre, mais cela ne résout pas toujours les problèmes. Les logiciels semblent avoir tout prévu si l’on en croit les manuels. Et pourtant, les petites mains assises derrière les ordinateurs passent leur temps à naviguer sur la Toile pour chercher des solutions. C’est que les logiciels ne peuvent faire plus que proposer des possibilités génériques. Dans cette mise à l’épreuve symétrique de l’homme et du programme, on peut distinguer au moins trois sortes de problèmes auxquels les petites mains sont confrontées : a) les problèmes liés au fait que l’homme considère la machine comme trop intelligente ; b) ceux liés au fait que l’homme ne connaît pas toutes les possibilités de la machine ; c) ceux liés au fait que la machine est programmée pour avoir des comportements intelligents, sans nécessairement comprendre l’objet qu’on lui soumet autant que le pourrait un être humain6. Les premiers studios des « paradis digitaux » étaient chaotiques, des organisations qui se cherchent autour de programmes capricieux et hermétiques, le turnover était très important, les animateurs se décourageaient facilement. C’est alors que les studios, les petits comme les grands, par tout un ensemble de procédures collectives de partage et d’apprentissage, se mirent à se fabriquer des mains digitales sur mesure regroupant des fonctions (codes et scripts personnalisés), à partir des commandes auxquelles ils étaient confrontés7. Et ce fut aux petites mains de trouver les moyens de traiter avec elles.

L’ImaGE DE La PyramIDE

À Bombay comme ailleurs, on expérimente des modes d’organisation. Les studios tâtonnent. Attardons-nous un instant sur l’une des métaphores les plus couramment utilisées pour parler du travail d’animation : l’image de la

5 Il existe en programmation une notion qu’on appelle « black magic » qui désigne les techniques qui marchent sans que personne ne sache vraiment pourquoi. Voir sur ce point le dictionnaire des hackers (Raymond, 1996).6 Le langage mel script par exemple, utilisé par le logiciel Maya, se modèle sur une langue où on met le verbe avant toute chose, les attributs, les adjectifs après et l’objet seulement à la fin. Cela pousse un animateur à dire que, face à la machine, on est comme avec un chien avec lequel on entretient une relation du type : « Fais ceci ou ne fais pas cela. » L’animateur doit lui signifier d’abord l’action, « associer », « accrocher », « séparer », etc., puis l’objet ensuite. Ainsi, on pense d’abord commande (ou action à faire) puis forme, attributs, cible ou objet. 7 C’est sans doute une des raisons pour lesquelles les grands studios d’animation ont tous leurs propres logiciels faits maison. Les studios qui se créent passent un temps considérable à réfléchir avec des programmeurs à l’architecture de logiciels (pipeline) qui leur sera la plus appropriée et à concevoir de nouvelles interfaces adaptées.

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pyramide. Une pyramide est faite de différents niveaux. Le niveau des fondations est celui du concept, il est le domaine de conception privilégié du réalisateur, du scénariste et de son équipe. La deuxième couche (ou le premier étage de la pyramide) est la modélisation approximative (« low poly modeling »). Le troisième étage est la modélisation fine (« high poly modeling »), et le dernier celui de l’animation proprement dite (le travail sur les courbes de mouvement). Cette métaphore est souvent utilisée pour visualiser l’animation comme un travail de couches successives. Or elle est loin d’être pertinente. À Bombay comme ailleurs, les studios ont toujours mixé deux formes de partage du travail, un partage « par couches » et un partage par « objets ». C’est qu’il est difficile de maintenir un pur partage par objets où chacun se spécialiserait sur un type particulier (êtres animés, décors, objets, matières, particules, etc.), laissant au même animateur le contrôle de toutes les phases de construction du même objet. Les animateurs ont souvent un domaine de prédilection, certains ont une formation en modelage et sculpture numérique ou bien en peinture de décors et de paysages (matte painting), tandis que d’autres sont formés à l’animation et plus doués dans la conception des courbes de mouvement. Du coup, les grands studios mixent souvent un partage du travail par « objets » et un partage par « couches ». Chaque animateur responsable d’un objet à animer est responsable d’une petite chaîne composée de petites mains en qui il doit avoir confiance et entre lesquelles il est nécessaire que la communication passe sans quoi on se retrouve vite avec des objets ingérables. Il y a donc ceux qui dessinent à la main (les sketcheurs), ceux qui modélisent ensuite et sculptent les maillages (les modeleurs et les sculpteurs), ceux qui cousent les textures et les colorent (les texturistes, les coloristes), puis ceux qui animent (les animateurs à proprement parler) parmi lesquels il faut distinguer là encore des sous-spécialités. Pour un film fait en 3D, plusieurs centaines de mains différentes coopèrent dans des formes imbriquées de partage du travail par couches et par objets.

Quels que soient les objets et les couches, dit-on, il faut de bonnes fondations. Il faut passer du temps à dessiner le personnage sous tous les angles possibles, peu importent les détails, il faut que les proportions soient bonnes. Chaque couche repose sur la précédente pour sa stabilité. Par exemple, il vaut mieux passer beaucoup plus de temps sur ce que l’on appelle les « low poly models » (qui utilisent aussi peu de polygones que possible) que de commencer directement avec un « high poly model » qui les utilise en grand nombre. Autrement dit, il faut sous-exploiter les possibilités du logiciel si on veut arriver à quelque chose d’intéressant dans un premier temps, préserver au maximum l’attachement du modèle à sa source : le tracé à la main de la figure et afin de contrôler du mieux possible le moment où elle se détache du dessin original, pour être prise en charge par la machine. Tout se joue à l’étape du « low poly modeling », car si l’on commence tout de suite avec une figure faite de multiples polygones et de boucles, celle-ci devient très difficile et compliquée à manipuler ou à modifier. Beaucoup de studios n’abandonnent pas le dessin à la main et scannent leurs dessins pour les retravailler ensuite et les peindre. L’animation est ainsi conçue

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comme une couche supplémentaire dans un processus qui contient une étape préalable indispensable : le dessin d’une figure. Rares sont les projets d’animation qui envisagent l’animation autrement, c’est-à-dire qui partent d’un mouvement pour lui donner une figure. Et pourtant, on pourrait parfaitement l’imaginer, car cela n’est pas interdit par la machine. Mais la séparation entre la forme et son mouvement est si ancrée dans la perception qu’il semble difficile d’envisager les choses autrement.

Le processus d’émergence de la figure suit la plupart du temps les mêmes étapes qu’un processus à la main, divisant le travail par couches successives qui se fondent les unes sur les autres sous forme de calques. Pour que la métaphore pyramidale fonctionne, c’est-à-dire pour que l’exécution finale garde la trace et l’esprit des couches précédentes, le studio s’engage dans une forme de coopération paradoxale avec la machine. Car la figure, avant d’être contrainte à une progression pyramidale par l’animateur, est ici d’emblée dotée d’un programme interne qui lui permet de s’ériger en grande partie seule. Tout est fait, en théorie, dans les logiciels actuels, pour que la figure prenne son autonomie dès la modélisation, que la machine puisse calculer elle-même, qu’elle opère d’elle-même les mutations de la figure vers son aspect final, et qu’elle puisse ajuster par elle-même la figure aux conditions évolutives des milieux ambiants dans lesquels elle sera censée se déplacer (un environnement de jeu, un film, etc.). Les capacités d’une machine à réaliser seule cet accès de la figure à l’autonomie sont plus rhétoriques que pratiques. Idéalement, l’objet devrait pouvoir s’autoréguler dans ses couches. Or il s’auto-dérégule le plus souvent. Contrairement à un dessinateur qui travaillerait à la chaîne, une machine a besoin d’une quantité d’instructions beaucoup plus importante si on veut obtenir d’elle un résultat. Pourquoi dans ce contexte s’accrocher à la métaphore pyramidale ? Serait-ce une façon de conserver le grand partage si vivace dans les industries créatives entre la grande main qui conçoit et les petites mains qui exécutent ? À moins que les studios n’aient pas encore trouvé la bonne métaphore « organisationnelle », celle qui permet de situer à sa juste place la touche de l’animateur, soit parce qu’elle conduit à une nouvelle reconfiguration de l’image de départ, soit parce qu’elle transcende largement l’effet voulu par le réalisateur.

LE mODE faNTÔmE

Que gagne-t-on à substituer à l’image de la pyramide et à l’articulation grande main/petites mains l’image d’une partition de mains fantômes qui apparaissent et disparaissent ? L’objet se matérialise, par définitions et résolutions successives de plus en plus fines, passages de l’esquisse à la basse résolution, puis mutation d’une basse vers une plus haute résolution. La machine est venue accentuer ce régime de production fantomatique dans plusieurs sens. L’objet acquiert sa

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matérialité plus rapidement en dehors des mains qui le font et qui se succèdent, apparaissant et disparaissant. Et les fantômes de l’objet, qui seront ensuite fusionnés par calques et sur lesquels travaillent les animateurs, se multiplient.

Reprenons le processus d’émergence du modèle tel qu’il nous est donné à voir. À ce stade, la sculpture du personnage doit s’appuyer sur les dessins précédents. La petite main place un cylindre et d’autres figures géométriques dans les emplacements du corps du personnage de profil qu’elle retravaille ensuite pour leur donner la forme souhaitée (bras, jambe, torse, etc.). Comment qualifier cette opération de montage ? Il s’agit d’une opération analogique. La petite main reproduit un corps humain géométrique et mesurable à partir d’une figure tracée, sortie de l’imagination du réalisateur. Elle convertit donc un dessin spontané en un ensemble de coordonnées mathématiques. La machine non seulement facilite cette opération, mais elle l’exige. Le dessin n’est pas codé tout seul par la machine, il faut que l’animateur refasse une copie ou un double de la figure en recourant à d’autres matériaux, des formes géométriques modifiables (les polygones) qui permettront à la machine de s’approprier la figure, comme autant de coordonnées calculables. L’important est, à ce stade, de bien respecter les jointures lorsqu’il s’agit d’un corps humain par exemple, de bien le segmenter en autant de parties qui auront leur propre mobilité dans le modèle final et de les attacher ensuite. À cette étape appelée le « maillage » (mesh), la plupart des animateurs découpent le corps en petits segments et les visages en surfaces faites d’autant de parties qu’il doit y avoir de possibilités de mouvement. Le personnage ressemble alors à une sorte de sculpture cubiste ou de puzzle en relief, fait de multiples formes géométriques assemblées les unes aux autres.

Pour advenir, le processus d’animation multiplie les fantômes (les ghost images). L’animateur sait que d’autres interviendront sur son modèle après lui et percevront à leur tour tout ce qu’il a pu faire comme le produit d’une main qui n’est plus là. En dédoublant l’objet sous une forme mathématique pour mieux agir dessus, il a donc ouvert un dialogue avec des mains plus ou moins présentes, plus ou moins absentes, à commencer par la machine qui ne comprend pas fondamentalement les objets en 3D et ne peut agir sur eux qu’en 2D. L’étape suivante, en effet, un autre codage d’ordre analogique, suppose un retour d’une image en 3D à une image en 2D. Elle consiste à « déplier » le maillage (unwrapping) pour pouvoir lui appliquer une texture. Cette étape suppose une opération préalable, que l’ordinateur transforme toutes les faces du maillage (en trois dimensions) en cartes UV (à deux dimensions). Un maillage tridimensionnel est transformé ainsi en une image plate. Il faut donc considérer que lorsqu’on peint ou que l’on applique une texture à un objet, il est nécessaire d’aplatir cet objet. En tout cas, c’est ainsi que la plupart des logiciels fonctionnent, obligeant l’animateur à passer par une procédure de « mise à plat ». De la même façon qu’une bonne animation empêche ou contraint la machine à dérouler ses mouvements mécaniques, un bon modèle 3D suppose des phases de retour à une image en 2D. Les couleurs de la texture sont alors plaquées sur les faces du

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maillage en fonction de leur position dépliée8. Pour la plupart des modèles 3D simples, les logiciels offrent des algorithmes de dépliage automatique. Mais pour les modèles plus compliqués et notamment les visages humains, les dépliages réguliers de type sphérique, cubique ou cylindrique ne sont pas suffisants. Pour une projection régulière et précise, les animateurs d’un modèle sont contraints d’utiliser des soudures ou des « coutures » (seams). Ils appliquent sur l’image plane des textures qu’ils se fabriquent parallèlement. La plupart des animateurs insistent sur la nécessité de se fabriquer ces « plaquages UV » à l’aide de leur propre pinceau, car la peau d’un visage humain, par exemple, n’aura jamais l’air naturel si elle est effectuée avec la méthode dite des « textures procédurales », ces textures dont les programmes fournissent de multiples exemples et qui sont produites à partir d’algorithmes conçus pour imiter des textures réalistes9.

Les studios ont très vite perçu que, pour que des objets ressortent bien faits de cette longue procédure de transfiguration (certains modèles demandent plusieurs centaines de coutures), il leur fallait une armée de petites mains pour cliquer, découper, coudre, lisser et nettoyer. Ces procédures prennent un temps considérable, elles demandent une grande part de petits calculs comme de réajustements à l’œil nu. La grande greffe de code (du digital sur l’analogique puis de l’analogique sur du digital) réalisée par l’ordinateur suppose une série de mutations de l’objet entre plusieurs modèles : passage du dessin au modèle en 3D, du modèle maillé au modèle teinté en 2D, puis conversion du modèle teinté en un nouveau modèle 3D. Cette dérive du modèle vers un espace mathématique puis cette transformation de l’objet mathématisé en un nouvel objet analogique suppose d’innombrables clics et autant de petits bidouillages méticuleux et fastidieux. D’un côté, le partage entre une main qui conçoit et des petites mains qui exécutent semble en ressortir renforcé. Mais de l’autre, les petites mains se battent pour commander la machine qui agit sans comprendre ce qu’elles font. Elles doivent constamment trouver la bonne coopération. Quant au réalisateur, il doit faire en sorte que le résultat obtenu par les petites mains soit immédiatement visible et fasse retour sur le projet d’ensemble, tout au long du processus, sans quoi il perd la main.

8 La meilleure analogie pour comprendre cette procédure est le découpage d’une boîte en carton. Il s’agit d’un objet tridimensionnel, exactement comme le maillage cubique que travaille l’animateur. Si on prend une paire de ciseaux et que l’on découpe quelques plis, on pourra étendre la boîte en carton sur une table. Les cartographes sont traditionnellement confrontés à ce problème.9 Les textures procédurales utilisent du bruit fractal et des fonctions de turbulence qui permettent de simuler l’aspect aléatoire des matières (veines du bois, mouchetages, stries du marbre, par exemple). Mais les rides d’un visage humain n’apparaissent pas au hasard, de même les détails de surfaces abîmées ou imparfaites.

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La quÊTE Du bON fLux ET L’OrDINaTEur cOmmE SEcONDE maIN

Pour le moment, rien ne nous dit que les machines se voient attribuer (comme chez Lamport) plus que ce pourquoi elles ont été conçues. Au contraire, dans le monde de l’animation graphique, on a trop conscience de la qualité de l’animation traditionnelle et des potentialités offertes par les techniques les plus lo-tech (pâte à modeler, figures sculptées à la main, etc.) en vue de laisser les machines prendre la main. Pour mener à bien un projet d’animation, qu’il soit individuel ou collectif, il faut trouver ce que les animateurs appellent un bon « flux de travail » (work flow). C’est essentiellement une affaire de doigté, de bonne articulation et coopération entre la main naturelle et la main digitale. Il faut faire en sorte que la conception devienne un véritable dialogue à plusieurs mains et cela s’acquiert par l’expérience. Transformer l’ordinateur en « seconde main » ne va pas de soi. Il faut submerger la machine d’instructions qui font qu’elle peut arriver à accomplir avec autant de précision, voire plus qu’une main humaine, des tâches de modelage et d’orientation du mouvement. Un flux de travail, c’est donc bien plus qu’une suite d’opérations. Il s’agit d’une relation apaisée, fluide et harmonieuse, avec la machine et les outils qu’elle propose. Un bon flux consiste en une bonne répartition des tâches, une relation de contrôle équilibrée où l’animateur garde le contrôle et où les tâches automatiques du programme ne se déroulent que par rapport au scénario conçu par l’animateur. On peut distinguer deux grandes tendances dans l’organisation de ce « flux de travail » :

L’animateur ne se sert de la machine que pour se faciliter le travail, i. automatiser certaines tâches répétitives. C’est l’animateur qui conçoit ou dessine et la machine qui exécute.L’animateur s’efface derrière les automatismes du programme (qui ii. sont aussi des choix esthétiques) et laisse par exemple le programme décider du mouvement. Cette fois, c’est la machine qui conçoit et l’animateur qui exécute.

Très souvent, l’animateur et la machine travaillent dans une telle complémentarité qu’il est impossible d’attribuer simplement les choix esthétiques à l’animateur ou à la machine, mais le discours des animateurs a tendance à osciller entre ces deux pôles. Avec un logiciel, il est très facile d’obtenir une animation à partir de deux images. Mais l’animation peut vite donner l’impression d’être faite sur ordinateur. Effet que l’animateur cherche souvent à éviter, ce qui pousse l’un d’entre eux à dire : « Le logiciel est juste le compagnon débile de vos images de transition, calculant à partir de la pose A et de la pose C que vous lui donnez, leur milieu pour faire la pose intermédiaire B. »

Deux grands styles s’opposent ici, une approche que l’on appellera « continuiste » et une approche « discontinuiste ». Dans la première, le studio choisit d’animer son objet progressivement, étape par étape, mais il développe le mouvement de l’objet en respectant sa chronologie. Dans la seconde, il se

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crée des poses, des images fortes et cela passe généralement par un dessin à la main. La courbe d’animation est réalisée ensuite en comblant les trous et en établissant une continuité entre ces grandes poses intenses. Ce décalage d’approches ne recoupe qu’en partie la vieille opposition entre l’animation réaliste et l’animation stylisée. Même s’il est vrai que la première donne lieu à des animations très fluides, elle peut très vite manquer d’intensité ou d’émotion, tandis que l’autre doit toujours se battre contre le danger de la raideur et du manque de fluidité. Cette opposition de méthode ne recoupe pas non plus l’opposition entre les grands studios et les petits studios. Il est tout à fait possible, il est même fortement conseillé, de créer dans les deux cas, une chaîne de travail où chaque animateur va s’occuper d’une étape.

La plupart des studios qui ont un style à eux, c’est-à-dire un style de mouvement qui s’éloigne d’un mouvement spontanément effectué par un programme, tendent à contenir plus ou moins les tâches automatiques du programme, à les restreindre, en travaillant « image après image ». Le programme doit, dans cette conception, permettre simplement de gagner du temps et non pas de faire des choix esthétiques. Il faut tout un travail pour retrouver l’irrégularité, l’imperfection du bougé, si on ne veut pas que le mouvement ait l’air de se dérouler de façon programmée. C’est ce qui se passe lorsque, pour personnaliser un mouvement, l’animateur travaille à partir d’assemblages de poses, bougeant de quelques millimètres les parties désirées de son personnage, dans le jargon, des « breakdowns » et dont il va ensuite laisser le soin à la machine de fluidifier les transitions. On a coutume de dire que l’émotion et l’intention d’un personnage ou d’un mouvement se jouent beaucoup ici, dans cette étape intermédiaire, dans ces plans de transition que l’on ne voit pas réellement mais que l’on perçoit ou que l’on sent. On arrive ainsi au maximum d’individuation, de singularité dans le mouvement, en maintenant le programme à sa juste place d’exécuteur d’un micro-mouvement intentionnel, contrôlé plus que d’un grand mouvement programmé. Dans ce cas, on peut dire que la machine est constamment restreinte, freinée dans ses automatismes. Ainsi pour beaucoup d’animateurs, une bonne animation est le résultat d’un « flux de travail » où la machine ne prend pas le dessus. Cela se fait par le morcellement du mouvement en petits segments que l’on contrôle, que l’on dote d’une intention ou d’une motivation, jusqu’à remplir ensuite les blancs et les espaces morts. C’est en effet dans les micro-anticipations que se décident les mouvements subtils qui donnent vie à un personnage. Dans ce paradigme de l’animation graphique très répandu, un objet s’individualise à la fois par l’informatique et contre elle, en s’adossant à elle. L’animateur doit empêcher la machine de dérouler ses automatismes à tout bout de champ, tout comme un acrobate montant sur les épaules d’un de ses partenaires l’empêche d’utiliser ses épaules à autre chose. Le personnage animé émerge dans sa singularité, non pas dans un combat contre l’absence de mouvement (paradigme traditionnel de l’animation, non informatisée) mais dans une lutte perpétuelle contre le mouvement mécanique, stéréotypé et plus ou moins réaliste, du programme.

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La maIN quI EmPÊcHE La macHINE ET La maIN quI rÉcuPÈrE LE STyLE

L’empêchement de la machine est bien illustré par une technique appelée la méthode des « cloisons » (boundary walls). Les cloisons sont des images clés que l’on crée, des points de transition qui permettent d’aller d’un dessin A à un dessin B. Il faut faire pour cela une copie du dessin A jusqu’au frame 4 par exemple. Le logiciel tiendra le dessin A jusqu’au frame 4 et ensuite commencera à opérer la transition vers le dessin B du frame 4 au frame 6. Si on ne fait pas de copie du dessin A au frame 4, le logiciel ajoutera par lui-même des points intermédiaires entre les frames 4 et 6 ou interpolera le mouvement automatiquement du frame 1 au frame 6. Dans ce cas, l’animateur laisse l’ordinateur animer tout seul. Le résultat est habituellement peu convaincant et on l’évite en recourant aux cloisons qui limitent l’expression des tâches automatiques du programme et la cantonnent dans des limites bien définies.

On pourrait prendre d’autres exemples. Tout dans les logiciels d’animation semble orienté pour atteindre la plus grande fluidité possible. Or la fluidité est très souvent l’ennemie de la singularité. C’est pourquoi certains studios qui militent pour des formes d’animation différentes, expérimentales ne se mettent que très tard dans le processus à travailler sur des « splines », les abstractions du mouvement sous forme de graphes et de courbes. Ces abstractions leur permettent de bien visualiser les sauts et les irrégularités du mouvement et de choisir s’ils les désirent ou non, mais le processus jusque-là ne peut être qu’analogique, par composition progressive, comme dans l’animation image par image traditionnelle. Une irrégularité n’est pas forcément une ennemie, cela peut être l’amie d’un animateur qui cherche à personnaliser son mouvement. Plus on multiplie les points clés, plus on se force à faire attention à chaque courbure de l’animation au lieu de laisser l’ordinateur animer pour soi. Plus l’animation aura d’irrégularités et plus on a de chances de réaliser une animation qui n’ait pas l’air mécanique.

Un des problèmes majeurs en animation est ce qu’on appelle l’« accrochage » (rigging). Cela consiste à choisir la manière dont doivent s’accrocher les éléments en mouvement les uns aux autres, à partir de « points d’emphase ». Il y a toujours une phase, dans l’accrochage, où il faut voir ce que l’ordinateur en pense. Après la première esquisse des poses, on demande à l’ordinateur de boucher les trous. Mais ce n’est qu’après avoir « blindé » l’animation de points de repères, en ajoutant des arcs et des repères de transition et défini ce qu’on appelle des « moving holds ». Les ordinateurs adorent cette étape où ils recomposent par eux-mêmes les transitions dont l’animateur ne s’est pas occupé. C’est bien de voir ce à quoi on peut arriver ainsi, même si cela apparaît toujours un peu mécanique. À l’étape du « pose à pose », la machine déborde de son rôle d’exécutante, elle initie des mouvements, elle est active dans leur production. La machine propose, l’animateur dispose. Et généralement, ce qu’elle propose ne va pas. C’est par feed-back négatifs de la part de la machine

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que l’animation progresse. La petite main se remet alors au travail, la machine lui permettant d’avoir une vision rapide de tous les défauts. Elle lui donne des « proto-images » de son animation qui lui permettent d’ajuster le tir bien plus précisément, sans avoir à repasser par un lourd et fastidieux processus collectif d’esquisse et de ré-animation. Donnons la parole à la petite main en activité, car elle formule à merveille ce moment d’intense coopération avec la machine :

« Alors, je décale ma tête de ma colonne – explique un animateur – et ma colonne de mes hanches afin d’avoir le torse qui suive d’une pose à l’autre. Je décale mes clés en fonction du sens de l’animation que je veux avoir, si je veux la tête qui suit les hanches ou le contraire. Parfois le décalage des clés emmènera à une transition ou à une pose bizarre, mais ce n’est pas grave, on peut les re-décaler ensuite. C’est une bonne manière de supprimer la sensation robotique que donne le “pose à pose”. Je décale aussi la rotation de la main d’un frame après sa clé de position. De nombreux jeunes animateurs se battent avec trop de clés. Spécialement s’ils font du “straight ahead”. Après un moment, ils ne savent plus ce qu’ils regardent (c’était mon cas avant). La solution est de placer des clés intelligemment. Mais dans le monde du “pose à pose”, le problème est que cela peut être trop organisé, les choses peuvent être trop structurées. Rien ne vaut la bonne vieille façon d’éditer. J’essaie de bien regarder la colonne vertébrale. J’ai découvert que beaucoup de rigidité vient du fait que la colonne est souvent trop tendue. Alors j’entre là-dedans et bouge les choses, en effaçant des clés et des breakdowns ici et là. J’essaie aussi d’avoir un contrôle du bas du dos juste avant la fin de la posture. Parfois j’ai la tête qui prend plus de temps. Ce massage de l’animation est très difficile, c’est la phase la plus intuitive, où on ne peut progresser que par essais et erreurs. C’est un effet très subtil ; mais si vous faites cela pour toute la scène, ça commence vraiment à relâcher les choses et on se débarrasse de la sensation robotique. »

Dans un texte célèbre, Kleist fit un jour l’éloge du théâtre de marionnettes car, à la différence d’un humain, une marionnette peut arriver à un mouvement parfait et régulier (Kleist, 1801). Deux siècles plus tard, les grands studios ont poussé très loin la fluidité du mouvement tandis que le cinéma d’animation plus expérimental mise d’autant plus sur l’irrégularité, le décalage, l’imperfection qu’il est facile avec les ordinateurs d’obtenir des courbes d’animation parfaites et d’une régularité implacable. Le personnage, dans l’animation moderne, se définit contre la marionnette et le robot. Le style peut se perdre, dans le codage et la profusion des clés, mais il peut aussi se récupérer, dans la « dérobotisation » des mouvements de la machine.

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cONcLuSION : maINS faNTÔmES ET rHÉTOrIquE DE La cOmmaNDE

Dans l’industrie de l’animation, les machines semblent confirmer à première vue le partage entre une grande main, celle du réalisateur et un ensemble de petites mains exécutantes. Mais quand on y regarde de plus près, il se trame, entre les petites mains et les machines, un nouveau contrat qui relègue les machines au rang traditionnellement occupé par les premières. L’animation traditionnelle s’appuie sur un double partage, fondé sur la distinction entre conception et exécution (la main qui conçoit, celle qui exécute) et de l’autre sur la distinction entre images clés et intervalles (les animateurs d’un côté, les intervallistes de l’autre). L’animation a toujours été la définition d’un ensemble d’images clés, puis la production de mouvements dans des intervalles de plus en plus resserrés. C’est ainsi que se font encore aujourd’hui la plupart des dessins animés. L’animation consiste en un cycle qu’il faut refaire à chaque interaction (un « shot » dans le langage des animateurs) d’une idée de mouvement à une proto-séquence en basse résolution, puis d’une nouvelle idée de mouvement à une séquence finale en haute résolution. Le jeu de mains fantômes qui caractérise l’activité d’animation sur ordinateur repose sur un système d’articulation de « mains dans les mains dans les mains dans le programme », où la main d’ordre supérieur (celle du réalisateur) est dans une position de méta-récupération du travail qui s’accomplit. À l’image de la pyramide, il faut substituer un autre modèle, plus pratique, fait d’un ensemble de cercles concentriques qui se tissent autour de l’intervalle de mouvement que tout le monde cherche à prévoir et que seule la petite main vient trancher en lui donnant une tangibilité matérielle. Ce n’est pas suffisant de dire qu’on a affaire à un système éminemment manuel. De grandes mains possèdent le travail de mains moyennes qui récupèrent le travail de petites mains, elles-mêmes empêtrées dans des programmes pour matérialiser un inaperçu ou un intervalle. Ainsi, au dualisme de la grande main et de la petite main, il faut substituer l’image d’une frontière toujours mouvante de mains moyennes ou relatives (elles ne sont petites que par rapport à celles qui en récupèrent le travail). En animation, l’interaction Homme Machine se resserre inévitablement autour de la main de l’utilisateur et de son double virtuel. Cette prothèse créative censée la prolonger, cette main de substitution contenue dans les tréfonds de l’ordinateur, la petite main se la fabrique, parfois à partir de plusieurs logiciels existants, parfois à l’intérieur d’un seul logiciel et souvent en s’inventant ses propres scripts et procédures de codage. L’ordinateur ne devient un partenaire que lorsqu’il est métaphoriquement transformé en « main digitale » avec laquelle il faut établir les conditions fluides d’une coopération. Ainsi, en animation et contrairement aux idées reçues, l’ordinateur ne s’est pas substitué au travail de la main. Il le concentre, le décuple même tout en modifiant radicalement ses modalités d’apparition et de disparition, ses conditions d’inscription et d’effacement. Dans l’histoire des industries créatives, il n’y a jamais eu autant de mains fantômes.

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rÉfÉrENcES

Mario Borillo et Jean-Pierre Goulette (dir.), Cognition et Création. Explorations cognitives des processus de conception, Sprimont: Mardaga, 2002. Bill Capodagli et Lynn Jackson, The Disney Way. Harnessing the Management Secrets of Disney in your Company, New York: McGraw Hill, 1998.Bill Capodagli, Innovate the Pixar Way. Business Lessons from the World’s Most Creative Corporate Playground, New York: McGraw Hill, 2009.Henri-Georges Clouzot, Le Mystère Picasso, 78’, Film Office, 1955.Alan Cooper, « The Myth of Metaphor », en ligne, http://www.cooper.com/articles/art_myth_of_metaphor.htm, 1995.David Edgerton, The Shock of the Old. Technology and Global History since 1900, USA:Oxford University Press, 2007.Henri Focillon, Eloge de la Main, in Vie des Formes, Paris: Presses Universitaires de France, 1943.Jean-Paul Fourmentraux, Art et Internet, les nouvelles figures de la création, Paris: CNRS, 2005.Heinrich von Kleist, Sur le théâtre de marionnettes, Paris: Mille et Une Nuits, 1998 (édition originale 1801).Leslie Lamport, « The Future of Computing: Logic or Biology », Christian Albrechts University, Kiel, 11 July 2003.André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, tome 2, Paris: Albin Michel, 1965.Malcom Mc Cullough, Abstracting Craft. The Practiced Digital Hand, Massachusetts: MIT Press, 1998.Nasscom, Study on Animation and Gaming Industry in India, New Delhi: Nasscom Report, 2007.Donald Norman, The Invisible Computer, Massachusetts: MIT Press, 1998.Karen Paik, To Infinity and Beyond. The Story of Pixar Animation Studios, Chronicle Books, 2007.Rosalind Picard, Affective Computing, Massachusetts: MIT Press, 2000.David Price, The Pixar Touch. The Making of a Company, Londres: Vintage, 2009.Eric S.Raymond, The New Hackers Dictionary (3e édition), Massachusetts:MIT Press, 1996.Dan Saffer, Designing Gestural Interfaces, Sebastopol: O’Reilly, 2009.Georges Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris: Aubier, 1989 (1re édition 1958).

Emmanuel GrImauD est anthropologue, auteur de Bollywood Film Studio (CNRS Éditions, 2004), Le sosie de Gandhi ou l’incroyable histoire de Ram Dayal Srivastava (CNRS éditions, 2007), Dieux et Robots (L’Archange Minotaure, 2008) et (avec Zaven Paré) Le Jour où les robots mangeront des pommes (Petra, 2011).

Affiliation CNRS, LESC-UMR7186 21 allée de l’Université 92023 Nanterre cedex

courriel [email protected]

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abstract: ghost hands. the use of the digitaL hand in the animation industry This article explores the work of the hand in the animation studios and questions the changes implied by the « digitalisation » of the hand in a field where the hand remains the privileged interface of conception. In the history of cinema, animation studios quickly adopted a taylorist organisation, in order to be able to generate animated frames as fast as possible. At the turn of the 21st century, with the development of animation softwares and computers, these studios have been forced to think about new models of management. Based on an inquiry in the Bombay animation industry, a new « digital paradise », the author shows how the computer has modified the traditional divide between « executing hands » (the animators) and the « master hand » (the film director). This article examines the complicated relationship that take place during the animation process between the hand and the machine which are never in a simple and smooth relation of control/execution.

Key Words: human-machine interaction, animation industry, taylorism, digital, ethnography.

resumen: Partición Para manos fantasmas. hombres, máquinas y usos de La mano digitaL en La animación Este artículo explora el trabajo de la mano en los estudios de animación y se interroga sobre el cambio de régimen de concepción implicado por la utilización del computador en un dominio, el dibujo animado, dónde la mano sigue siendo la interfaz privilegiada del trazo. En la historia del cine, los estudios de animación se organizaron muy temprano de manera taylorista, recurriendo a un número muy grande de pequeñas manos con el fin de realizar las tareas fastidiosas y repetitivas del dibujo. A la vuelta del siglo XXI, estos estudios se reencontraron de nuevo a la punta de la reflexión en gestión sobre el tipo de organización que había que adoptar, desde que el computador permitía automatizar un gran número de tareas. Principalmente situándose en los estudios de Bombay que efectúan hoy dibujos y animaciones en cadena para casas de producción del mundo entero, el autor se interroga sobre el modo en el que la “digitalización” de la mano se produjo. El computador modificó la organización tradicional de la actividad de animación y en particular la división entre las “pequeñas manos” (las de los animadores) y la “gran mano” (la del realizador), en provecho de una relación a menudo complicada entre la mano y la máquina que jamás es reducible a una simple relación de comando.

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Palabras claves: interacción hombre maquina, mano, digital, antropología, animación, dibujo animado, industrias creativas.

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