PARTICIPE PRÉSENT

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PARTICIPE PRÉSENT

Collection dirigée par Hortense Chabrier et Isabelle Laffont

Neuf mois. Comme pour la fabrication d'un être humain, c'est le temps que met une femme à renaître après la mort de son mari. C'est une autre femme qui vient au monde. Sa remontée des enfers. Ses luttes. Contre son chagrin. Contre son entourage maladroit. Contre le chômage. Contre les administrations. Contre la vieillesse. Elle a cinquante-quatre ans. Contre ses désirs sexuels. Elle trouve seule les moyens de ne pas craquer. Ses sauveurs : l'amour physique, la maison de campagne nouvellement acquise, le bridge, le magnétophone. Elle se confie à lui dans le secret de sa solitude. Confession qui l'aide à ordonner ses pensées et ses sentiments tumultueux et contradictoires. L'équilibre, grâce à cette thérapeutique, revient lentement. Elle se raconte à travers les choses de la vie quotidienne. Scenes, personnages défilent, tragiques, cocasses, comiques, emouvants, ridicules, attachants. En filigrane, son mari, dont la stature et la personnalité se précisent tout le long des pages. Chaque anecdote déclenche un souvenir. C'est un chant d'amour qui déchire le récit. Deux actions, deux vies se superposent, la sienne et celle de son mari. L'histoire de cette femme, c'est l'histoire d'une femme d'aujourd'hui qui se debat contre les problèmes actuels et qui les surmonte. David contre Goliath.

HÉLÈNE KARSENTY-TOLILA est nee à Paris en 1921. Sous l'occupation, les lois raciales lui interdisant tout contact avec le public, elle débute comme dactylo chez un notaire. A la Libération elle fait du courtage. Apres s'être préparée chez René Simon a une carriere de comédienne, elle choisit finalement le journalisme. Entrée à France-Soir en 1952, elle y gravit les echelons durant vingt ans, des « chiens écrasés » aux grandes enquêtes, en passant par le secrétariat de rédaction. Après toi est son premier ouvrage édite.

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HELENE KARSENTY-TOLILA

APRÈS TOI

récit

ÉDITIONS ROBERT LAFFONT PARIS

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COEDITION ROBERT LAFFONT - OPERA MUNDI

Si vous désirez être tenu au courant des publications de l'éditeur de cet ouvrage, il vous suffit d'adresser votre carte de visite aux Editions Robert Laffont, Service « Bulletin », 6, place Saint- Sulpice, 75279 Paris, Cedex 06. Vous recevrez régulièrement, et sans aucun engagement de votre part, leur bulletin illustré, où chaque mois, sont présentées toutes les nouveautés que vous trouverez chez votre libraire.

© E d i t i o n s R o b e r t L a f f o n t S.A., P a r i s , 1979 I S B N : 2-221-00245-8

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A André TOLILA mon mari,

mon amour

H.K.T.

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La vie commence demain.

ANDRÉ TOLILA

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PROLOGUE

— On a mis des montants de chaque côté du lit ce soir. On t ransforme le lit en berceau. J'ai demandé :

« — C'est la fin ?

« Les deux petites infirmières ont essayé de me rassurer :

« — Mais non. Ce n'est que pure précau- tion. Comme il remue beaucoup et qu'il est très faible, c'est pour l 'empêcher de tomber.

« Il dort. Il dort. Je suis restée jusqu 'à 8 heures et demie à côté de lui. Il a une bonne

respiration. Régulière. Deux copains sont venus. Je les ai fait asseoir dans le salon d'attente et suis retournée à son chevet. Je lui ai mur-

muré à l'oreille qu'ils étaient là. J 'espérais une réaction. Je ne sais s'il m'a entendue. Il a continué à bien dormir.

« Ses deux amis sont repartis bouleversés, sans l 'avoir vu... Je suis chez moi, couchée. Blindée. Le calme avant la tempête. Jusqu'à

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quand l'incertitude va-t-elle durer ? Je profite de ce répit pour t'appeler. J'ai dîné d'un ham- burger au drugstore de l'Opéra et de 33 centi- litres de beaujolais. C'est écrit comme ça, sur la carte. Je commence à faire la découverte d'un tas de choses. A force d'être toujours avec lui, conduite par lui depuis près de vingt ans dans les restaurants, je ne suis plus au cou- rant de beaucoup de trucs de la vie pratique. J'entame mon apprentissage de femme seule...

— Inutile de chercher à me donner de l'es- poir. Ce soir je peux parler. C'est fini. Il n'y a plus de surprise possible. Je vois bien. La complication est arrivée. L'ictère. Terminus de l'envahissement. Aucun espoir ne reste per- mis... Bien sûr, tu as raison... C'est très impor- tant qu'il ne souffre pas... qu'il ne sache pas. Désormais, je le dis à tout le monde. A l'ins- tant, une amie m'a téléphoné pour nous inviter à dîner. Je lui ai balancé la nouvelle en pleine figure. Je ne sais plus où j'en suis. Je ne me contrôle plus. La malheureuse a été épouvantée. J'ai quand même réussi à m'excuser. J'ai dit :

« — Ecoute, je ne sais pas ce que je fais. Je ne sais pas ce que je dis. Pardonne-moi. Au point où j'en suis, je ne me rends plus compte de rien.

« Je n'ai plus de mesure dans ma façon de m'exprimer. Je ne sais plus à qui j'ai affaire. Je ne sais plus ce que je dis. Je ne sais plus si

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j'ai dit ou pas dit.Et puis, qu'est-ce que ça peut foutre ? Jusqu'à présent, je gardais le secret parce que je craignais que ça lui revienne aux oreilles. Aujourd'hui, plus rien à craindre.

— Non, ma Jacqueline. Il n'y a plus d'es- poir. Jusqu'à hier soir encore, je m'accrochais à une petite lueur. Mais maintenant, vraiment, ce serait aberrant. Je pense à des choses inouïes. A la vie de ce type que j'ai rewritée. Polio à dix-huit ans, il en a soixante-neuf aujourd'hui, et il tient le coup contre vents et marées, « cas- sé » depuis plus de cinquante ans. Ces mots revenaient sous sa plume : « la petite lueur ». Pour lui, la petite lueur s'est faite lumière. Au moment où je travaillais sur son bouquin, je ne comprenais pas pleinement le sens de cette expression. Maintenant que je passe par là, j'en soupèse tout à coup le poids. Sans le savoir, jusqu'à ce soir, il y avait au fond de moi « la petite lueur ». Elle se maintenait, vacillante, animée par l'équivoque du diagnostic. Ce soir, elle s'est éteinte.

« Je pense aussi à son copain, mort-vivant depuis deux ans, qui lui téléphone tous les soirs de Provence. Et hier, admiratif, à une amie venue le voir, il confiait :

« — A côté de lui, ce que j'ai, c'est un sim- ple mal de tête...

« Je le regardais. Il ne soupçonnait rien de son mal, et rendait hommage à l'autre. Il

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se croyait favorisé par rapport à lui, et se sen- tait tout honteux de ne pas avoir le même cran.

« C'est inimaginable. Alors, maintenant, je peux parler. Je m'en fous. Je déballe tout. Qu'est-ce que tu veux que je fasse ? Fini...

« Je leur ai dit en quittant l'hôpital : « — Appelez-moi à n'importe quelle heure,

avant la dernière minute.

« Je voudrais dormir et récupérer pour pouvoir aller tôt là-bas. Etre tout le temps, le plus longtemps possible, à côté de lui.

— Non, ma Jacqueline, ce n'est pas la pei- ne que je te téléphone. Tu sais ce que je fais. Sauf un appel dans le courant de la nuit, je partirai demain matin à l'hôpital. C'est tout. Si le téléphone sonne pendant que je m'apprê- terai, je ne décrocherai pas pour ne pas per- dre une minute. Je suis près de lui quand je ne suis pas ici. C'est facile de me joindre.

« Tu as entendu la réponse de la petite, tout à l'heure, quand je lui ai demandé « combien de temps ? » : « On ne peut pas savoir, il a un cœur solide. On ne sait pas... »

— Je te répète. Quand je l'ai quitté, il respirait bien. Il dormait bien. Il avait un souf- fle régulier. Et le goutte-à-goutte tombait... Le sablier... Il fait bien pipi. Voilà. Je vais prendre

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un somnifère. Je ne l'ai pas pris avant de t'ap- peler pour ne pas risquer de m'endormir en te parlant.

— Non, ne crains rien. Je ne pousse pas. Je ne suis pas folle encore. Je n'en fais pas une ido- le, ne crois pas ça, mais c'était un homme extra- ordinaire, un des rares hommes que j'ai admi- rés dans ma vie. Une force de la nature. Une in- telligence simple, directe, rapide. Je te l'ai dit plus d'une fois, j'étais persuadée de partir avant lui. Il m'épuisait. Son rythme de vie, son dynamisme, tout ce qu'il bouffait à la fois. Quand je te dis « tout ce qu'il bouffait à la fois », je ne parle pas de la nourriture seule- ment. Je parle de tout. Des journaux, de la télévision, des livres. Tout y passait en même temps, à la fois. Et puis la compréhension instantanée des choses, des gens. Tout de suite. Paf. En plein dans le mille. Il avait pigé. Jus- tement ces deux gars qui sont venus le voir ce soir font partie d'une catégorie, parmi tant d'autres, qu'il fréquentait. Un peu interlope. L'adaptation. L'une de ses qualités. Ces gens qui semblent être des brutes, ils l'aiment. Ils sont venus le voir à l'hôpital, ils se sont dépla- cés, et ils sont repartis bouleversés. Ça me plaît qu'il ait pu avoir cet impact sur ce genre de personnages. Des durs-à-cuire. Des semi-truands pas dénués d'une certaine envergure, des frô- leurs de politiciens en vue. C'est assez extraor-

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dinaire que sa personnalité ait trouvé le che- min de leur cœur.

« Alors quand je pense à mon cassé, mon polio, et que je pense à lui, eh bien, finalement, je préfère sa vie à lui. Ecourtée, mais pleine. Quand je te parle de sa belle vie, je ne te parle pas d'argent ni de luxe. Je te parle de la vie riche qu'il a eue, dans la mesure où il a navi- gué dans toutes les sphères. Il a tout compris. Il a toujours fait ce qu'il avait envie de faire, peut-être quelquefois égoïstement, mais sans nuire à quiconque.

« Je vais prendre mon petit somnifère.

— Non, ma Jacqueline. Maintenant, je ne t'appelle plus. Je ne peux pas passer mon temps au téléphone. Tu sais où je suis. Là, ou à l'hôpital. Tu as mes deux numéros.

10 septembre 1975, 22 heures. Ce texte est la conversation au téléphone, monologue plutôt que conversation, que j'ai eue avec mon amie et consœur. J'ai branché mon magnéto- phone parce que je savais que j'allais dire des choses qui pour moi sont importantes. Je me sens pleine d'impressions exceptionnelles, tra- giques, et je veux en fixer le souvenir. Je crois que je vis les heures les plus douloureuses de mon existence.

J'ai pu le faire parce que mon amour ne

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risque plus d'entendre. Il n'est plus près de moi, dans le lit, pour se mêler à mes bavar- dages.

Le même soir, communication avec Paule, mon autre amie et consoeur :

— Il m'avait dit : « — N'appelle pas les infirmières. « Son orgueil reste intact. C'est une façon

de me faire comprendre qu'il ne veut pas que je le traite en petit enfant. Je lui ai donc obéi ce matin. Il a réussi à prendre l'appareil posé sur sa table de chevet. Il a anonné :

« — Hein... Hein... Hein...

« Il ne pouvait pas articuler. Je lui ai dit : « — Tu dors ? « — Oui. « Le mot était à peine formulé. Un râle que

je devinais, que j'interprétais. J'ai interrompu : « — A tout à l'heure.

« Je n'ai donc pas appelé les infirmières. J'ai respecté sa volonté. J'ai pris contact avec lui. Sans intermédiaire. Lui et moi. Seuls. Comme toujours. Pas besoin des autres.

« Puis comme j'allais déjeuner chez mon cousin Rémy, avant de partir j'ai appelé le poste de garde pour donner le numéro où me joindre. Je ne lui désobéissais pas. Le motif était différent. Il ne s'agissait pas de prendre de ses nouvelles. Mon message s'adressait person- nellement à la responsable du service. Ce n'était

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pas pour qu'elle se substitue à lui. Elle m'a répondu :

« — Vous savez, il n'est pas bien. « Ce n'est pas leur habitude. Jusqu'à pré-

sent, elles minimisaient. Elles me rassuraient. Je me suis cabrée :

« — Qu'est-ce qu'il y a ? J'espérais une stabilisation, après les transfusions de sang et de sérum.

« — Eh bien, non. Ça n'a rien fait. « — Il est plus bas ? « — Oui, il baisse. « Je suis partie chez Rémy et sa femme.

Au milieu du repas, je me suis levée. Je ne pouvais pas continuer à bavarder et à avaler. Je n'avais qu'une idée : être à côté de lui.

« Il a toute sa tête. Il dort. Il est sous per- fusion. Sans arrêt. Ils lui ont piqué dans le tho- rax une aiguille qu'on n'enlève plus. On fout tout dedans. Et même, ce soir, la morphine. On ne le pique plus dans les fesses ni dans les cuisses. En direct. Là-dedans.

« La brute Prince est arrivée tout à l'heure, au milieu de l'après-midi.

1. C'est le p r o f e s s e u r qui le soigne. Je le dé tes t a i s pa r ce qu' i l m ' a v a i t dévoilé la vér i té sans ménage- m e n t , avec un c e r t a i n sad i sme , m ê m e . Ins i s t an t , r e v e n a n t à la charge , c o m m e si j e ne c o m p r e n a i s pas.

Je devais m e r e n d r e c o m p t e p lus t a r d que ce t te b r u t a l i t é é ta i t l ' express ion de sa rage de r e s t e r i m p u i s s a n t face au m a l invincible.

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« Je dois reconnaître qu'il a été très bien, J'étais assise sur un tabouret bas, contre son lit, lui tenant les deux mains par-dessus le drap. Il est rentré. J'ai détourné la tête. Je ne lui ai pas dit bonjour. Il l'a découvert. Il l'a remué :

« — Alors, mon pauvre vieux. Est-ce que vous avez mal ?

« Mon ange a levé la tête. Il lui a montré qu'il l'entendait. Il lui répondait avec les yeux, exorbités par la morphine.

« S'adressant à moi : « — Est-ce qu'il a très mal ? « J'ai répondu : « — Ça n'a pas l'air. « — On fait tout pour ça. « Et il est sorti.

— Non, il n'est pas du tout dans le cirage. Il a toute sa tête. Il y a cette sonde pour faire pipi qui l'énerve. Il n'a qu'une idée : la foutre en l'air. Quand je suis arrivée, l'une des infir- mières m'a dit :

« — Vous savez, on lui a mis la sonde. Il ne faut pas que ça vous impressionne. C'est parce qu'il veut tout le temps se lever et il risque de tomber. Mais n'ayez pas peur.

« Ce qu'il y a de terrible, c'est que tout l'organisme fonctionne parfaitement. Un cœur merveilleux. Pendant ce temps, le monstre gran- dit. Le monstre continue ses ravages. Jacque- line est venue toute la journée. Elle est restée

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dans le salon d'attente. Sur le palier. Quelques chambres plus loin.

— Ça ne sert à rien que tu viennes. Y a rien à faire. Rien à faire... Rien à faire. Voilà, ma Paule. Demain matin, je m'en vais à la pre- mière heure. Maintenant, je veux passer mon temps là-bas, sans arrêt. Pour ça, je suis ren- trée tôt, essayer de dormir, pour être d'attaque. Il a dit à sa tante, hier au téléphone :

« — Je vais mourir. « Il ne sait pas ce qu'il a, mais il sent qu'il

est très mal.

— La morphine calme les douleurs, c'est tout. C'est tout ce que ça fait. Ça ne touche pas le cerveau. Quand il parle, il marmonne, il ne peut pas articuler. La bouche est collée. Alors je lui glisse des compresses humides entre les lèvres et il mord, il suce. Il veut par- ler. Il a toute sa lucidité. C'est abominable. Les moteurs principaux en excellent état, et ne pas pouvoir stopper l'invasion monstrueuse...

— Je viens avec toi. — Non... Excuse-moi... Tu es gentille. C'est

assez que j'immobilise Jacqueline. J'en ai honte. — Tu crois que tu vas dormir ? — Oui, oui. J'ai mon suppositoire. Je t'em-

brasse. — Tu veux rester seule ? — Oui, oui.

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— Tu n'as pas peur ? — Pas du tout... Je reste dans sa chambre,

à côté de lui toute la journée. Je t'embrasse, ma Paule. Au revoir.

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AU FOND DU TROU

Le 24 septembre vient de commencer. Il est minuit et quart. Je me sens déboussolée maintenant que tu n'es plus. Je m'étais leurrée en croyant être capable de prendre le dessus. Le tourbillon des invitations m'étourdit. Un point, c'est tout. Cela me fatigue, mais ne me fait pas t'oublier, mon ange. Au contraire. Tout me fait penser à toi. Là, dans le lit, je viens de manger une pomme. J'ai dû tendre le bras au- dessus de ta place pour prendre la petite cuvette. « La petite cuvette », l'une des expres- sions de notre vocabulaire secret. Les mots que nous inventions pour rire, et qui nous faisaient rire chaque fois. Ou bien nous faisions sem- blant de garder notre sérieux en les pronon- çant. La petite cuvette, c'était le cendrier en cuivre jaune, posé sur la table basse en chêne brun, la table de chevet. Nous l'utilisions en grande partie pour mettre les pépins de la pomme que nous croquions avant de nous

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endormir. Rares, les fois où tu y secouais les cendres de ton cigare. Elles étaient devenues rares parce que, pour me plaire, tu y avais renoncé peu à peu. Je n'aimais pas que tu fumes au lit.

Je ne sais pas comment je vais m'arranger. La vie me pèse, mais je ne pense pas au sui- cide. La vie me paraît inutile, tout à coup. Je vivais vraiment pour toi. Je n'existais qu'à tra- vers toi, sous mes apparences de femme indé- pendante. Je me retrouve aujourd'hui petite enfant, désemparée. Mon goût de la lutte pour ma « libération » me semble dérisoire. Je ne sais plus pourquoi lutter. Je ne sais plus quel but viser. Ce que j'ai me pèse. La maison de Lucy me paraît une charge énorme. Cependant, par instants, dans la journée, une pointe d'opti- misme me vient quand je pense que Lucy pour- rait être le tremplin. Celui auquel j'avais songé avant, avec toi, pour essayer de créer quelque chose au moment de la retraite. Enchaîner immédiatement une activité à la suite d'une autre. Quoi ? Je n'en sais rien. Seule, j'ima- gine par instants l'utilisation de ce tremplin sous une autre forme. Et puis c'est la dégringolade. La minute envolée, le défaitisme m'étreint à nouveau. Apeurée. Tellement seule. Tellement petite fourmi dans la masse grouil- lante. Vivre pour qui ? Pour quoi ? Quelle pas- sion choisir ?

Ma première idée a été de recommencer à

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travailler dans mon métier, le journalisme. A la télévision. Cette idée ne m'a pas quittée. Mais ça va être difficile. D'abord je vais me heurter aux mêmes difficultés que celles que j'ai rencontrées quand j'ai quitté France-Soir, il y a quatre ans. Je ne vais pas pouvoir trou- ver de boulot. Et même si j'y arrivais, est-ce que je pourrais tenir le coup, physiquement ? Me lever tôt. Je suis tout le temps fatiguée. Mais je sais que c'est ce que je dois faire. Il n'y a pas d'autre remède pour me réinsérer dans la vie normale. Il me faut faire partie d'une société active.

Et puis retrouver un homme. Je ne peux plus vivre seule. Je suis effrayée par la solitude. Les femmes seules autour de moi, je suis en train de découvrir leur drame. Je m'en étais éloignée depuis près de vingt ans, depuis mon mariage. Je viens de quitter Paule. Nous avons regardé la télévision ensemble. Elle m'a paru complètement folle. Une hystérique. Poussant des cris, bondissant à la vue d'images ou à l'audition de commentaires qui ne correspon- daient pas à ses idées.

Les autres, des minables. Clothide, Marie- Ange, Geneviève. Ma seule grande amie, c'est Jacqueline. J'aime sa forte personnalité. Mais elle ne peut faire que des passages dans ma vie. Pour parler. Pas assez souvent, hélas ! Elle comprend. Elle est à la hauteur. Elle a l'enver- gure. Envergure voisine de celle de « Poupée »,

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un autre de tes surnoms, mon ange, sorti de notre esprit loufoque. Une petite mise en boîte destinée à choquer l'auditoire. Tu étais grand et gros. Tu avais plutôt l'air d'un gros ours en peluche que d'une poupée. Les gens ne savaient pas comment ils devaient réagir quand ils m'entendaient t'appeler « Poupée » pour la première fois. Toi aussi, tu m'appelais « Pou- pée ». Moi, ça m'allait. Personne n'était étonné. Mais cela faisait partie du jeu : nous donner le même surnom. Nos amis qui avaient le même sens de l'humour disaient : « M. et Mme Pou- pée ».

Ce n'est pas supportable. Alors, quoi faire ? Avec qui communiquer ? Un homme, ça ne se trouve pas comme ça. Peut-être m'envoyer en l'air, en passant. Histoire de me calmer les nerfs. Pas facile non plus. Condition primor- diale : qu'il soit très beau garçon. Encore, voudrait-il de moi ? Ne serait-ce pas dange- reux ? Si je tombais sur un sale type qui ne me laisse plus tranquille ? Qui soit intéressé ? Un maître chanteur qui me croirait riche ? Non. Ce n'est pas une solution.

Plutôt recommencer à circuler dans des milieux où je peux rencontrer quelqu'un de valable. Mais quels milieux ? Les journalistes, je les connais bien. Il y en a peu qui valent la peine. Vraiment, je ne sais pas ce que je vais faire. Je suis très découragée.

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30 septembre. Grand progrès. Je me suis étalée dans le lit. J'ai pris ta place. Je me suis installée en plein milieu. J'ai pris ton oreiller, en plus du mien. Assise, la tête contre ton oreiller, le dos calé contre le mien, je trouve mon confort très amélioré. L'oreiller, symbole du cap que je viens de passer. Je découvre les ressources de l'appartement. Je ne les utilisais pas, avant. Nous étions à l'étroit, tous les deux. Cette relative exiguïté me plaisait, parce qu'elle resserrait notre intimité. Maintenant, seule, je me prélasse. Je crois que j'ai gagné, que je suis remontée du fond du puits. Je pensais pourtant que j'allais y rester sans jamais refaire surface.

Cette sensation, je l'ai éprouvée il y a à peu près cinq jours, vers le 25, treize jours après que tu as eu rendu le dernier soupir le 12 sep- tembre, huit jours après qu'on t'a eu mis en terre le 17 septembre. Je croyais que ce chagrin, je ne pourrais pas le surmonter. Je croyais que tout ce monde autour de moi, tressant une chaîne d'amitié, ne faisait que m'étourdir en me fatiguant. C'était faux. D'être sortie sans arrêt, d'être invitée à déjeuner, à dîner, de voir davantage les gens, cela m'a fait du bien. Mes cousins, mes amis m'ont fait du bien. Même avec Berniquet et sa femme, un couple plus jeune que nous, les liens se sont resser- rés. Dans mon agenda, je n'ai pas un jour libre

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avant une quinzaine. Et encore, je n'accepte qu'une invitation par jour. Deux vrais repas, c'est trop lourd à supporter. La santé, ça va aussi. Je suis détendue. Je suis calme.

Enfin, le grand progrès, c'est que je ne pleure plus. Je ne pleure plus depuis cinq bons jours déjà. J'arrive à penser à toi sans pleurer. Il y a bien encore des instants d'angoisse, de ser- rement de gorge, insoutenables, surtout le soir. Mais le moment le plus affreux, c'était le matin. Et au réveil. Aujourd'hui j'ai pu parler tran- quillement.

Le réveil, c'était notre meilleur moment de la journée. Tu me racontais tes rêves. Tu étais toujours au centre de l'action où ton imagina- tion mêlait les exploits du héros du polar que tu étais en train de lire et ceux que tu avais vécus, marques indélébiles qui t'étaient res- tées de ta déportation. J'adorais écouter le récit que tu prenais un grand plaisir à me faire pendant le petit déjeuner que je nous servais au lit. Café noir dans des tasses russes, verre fin blotti dans une timbale d'argent den- telé, une tranche de pain complet beurrée (le régime amaigrissant !), pas de sucre. Et tu riais en me regardant savourer mon bonheur.

Ce matin, j'ai écouté la radio, comme nous le faisions ensemble. C'est aussi cela qui m'a sauvée, pas seulement les gens, mais la volonté que j'ai mise à ne pas m'installer dans le deuil stupide traditionnel, celui qu'on affiche pour les

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autres, qui est de bon ton. J'ai écouté la radio. J'ai regardé la télévision. Je suis allée une fois au cinéma et, surtout, je suis allée jouer au bridge.

Pour moi, le bridge a eu un pouvoir magi- que. Le premier jour où j'ai rejoué, j'étais angoissée. Paulette, l'hôtesse, une ancienne comédienne, intelligente, m'a regardée, boule- versée. Je lui ai dit :

— Taisez-vous ! La mère Cana, une brave femme que j'ai

quelquefois pour partenaire, commençait à ouvrir la bouche. Je l'ai interrompue :

— Je vous en prie, madame, ne parlons pas.

Un grand maigre, un autre partenaire, silencieusement, m'a pressé l'épaule droite en prenant place à table. Ces manifestations dis- crètes de la part de ces gens que je connais peu me calment.

Les jours suivants, j'ai pu parler avec eux. Je me suis excusée de ma brutalité le premier jour, et ils m'ont comprise. Une réaction saine. L'opposé du sado-masochisme que je rencontre chez mes amis de toujours, telle Clothilde. Idiote. Elle veut m'imposer une amie à elle, veuve comme elle. Elles disent qu'elles sont passées par là et elles m'emmerdent. J'appré- cie d'autant plus les réactions des bridgeurs, presque des inconnus pour moi. Ces êtres-là me réconcilient un peu avec la vie.

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laient et m'effrayaient se dissipent. La période de décence mise à part, je pense aussi que les gens me fuyaient par ma faute. Le retourne- ment de leur attitude coïncide avec mon chan- gement de comportement. Je devais trop mon- trer que j'avais besoin d'eux, que je cherchais un homme. Je devais leur faire peur. Je ne me trompais pas sur les femmes. Elles m'ont bien écartée par crainte que leur homme soit attiré par moi. Là où j'avais tort, c'est quand je croyais que je n'étais plus attirante. Mainte- nant que je suis décrispée, libérée, que je m'ex- prime, que je me montre gaie, drôle, que je dis tout ce qui me passe par la tête sans aucune retenue, maintenant que je fais de l'humour provocateur, ou de la provocation tout court, je plais. Aux hommes comme aux femmes. Cer- taines râlent. Telle Mme Cana, qui cependant, au départ, m'avait témoigné une belle amitié. Elle m'a dit récemment avec rage :

— De quoi vous plaignez-vous ? Vous êtes la reine ici. Il n'y en a que pour vous.

Face aux hommages, je fais la modeste, je souris gentiment. Je crois que ça s'arrange.

Lucy, 4 mai, 5 heures et demie de l'après- midi. Je suis à mon bureau. Tout en haut de la maison. Dans le « clocher », comme l' avait surnommé le maçon quand nous avions décidé

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d'aménager le grenier. Il refusait d'exécuter tous les travaux que nous lui demandions.

— Ils sont fous ces Parisiens ! disait le brave homme.

Un trapu, aux épaules impressionnantes quand il était nu sous son débardeur. Carré. Pâle. Il se plaignait constamment. Un costaud qui prenait soin de sa santé. Quand tu lui of- frais un verre, il se rebiffait :

— J'ai du diabète. Faut que je fasse atten- tion.

Nous avions envie de rire, toi et moi. Il nous plaisait bien. Son accent chaleureux de Bourguignon, sa tranquille assurance, la façon dont il prenait son temps. Nous avions décou- vert ses qualités d'homme de la terre. En plus, il te vouait un grand respect parce que tu avais été déporté. Tout ce qui touchait au pays, à la guerre, à l'héroïsme, à de Gaulle le galvanisait.

Mais le « clocher », non. C'était trop. Ça dépassait son entendement.

— Vous ne vous rendez pas compte ? Il faut dresser trois échafaudages les uns au-des- sus des autres.

C'était vrai. Plus qu'un clocher, c'était une cathédrale que nous voulions faire. L'apothéo- se de notre maison.

Et il a fini par s'exécuter. Aujourd'hui, cette pièce est admirable. Tu as eu l'idée gé- niale de faire gratter les murs pour qu'appa- raissent les vieilles pierres. Les trois grosses

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poutres de chêne ressortent avec force sur un fond ocre rouge. Tu as fait couler des dalles pour le sol. Moi, je les ai fait peindre en ocre pâle, en harmonie avec les pierres des murs. De part et d'autre de la pièce, les deux chiens- assis, à petits carreaux entourés de bois cou- leur chêne comme les poutres, laissent entrer une lumière intense que rehausse le blanc du mur opposé au mur de pierres.

Cette pièce est notre chef-d'œuvre. Tu as tout juste eu le temps de la voir terminée. Le jour de notre départ, le 17 juin 1975, le dallage avait fini de sécher et j'avais installé un divan, pour faire un lit de repos après le bain (la salle de bains étant mitoyenne) ou un lit pour des amis. Un endroit où bavarder. De chaque côté de la cheminée, illuminée le soir par deux pro- jecteurs, nous avions prévu une bibliothèque et une discothèque. Pour le moment, ce der- nier aménagement reste à l'état de projet.

A la clarté du chien-assis rectangulaire, à deux battants, qui donne sur le jardin, j'ai installé mon bureau. Une petite table de bois blanc qui avait été conçue fort astucieusement par un camarade, du temps où je n'étais pas mariée. Fonctionnelle, avec des casiers, des tiroirs et une tablette qui se rabat pour la machine à écrire. Il l'avait imaginée dans le contexte d'un mobilier à l'échelle de la cham- bre de poupée que j'avais trouvée sous les toits au-dessus de la Seine. Style wagon-lit, thème

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d'article qui faisait les délices d'Elle : « un a p p a r t e m e n t c o m p l e t d a n s 9 m » .

Ce petit bureau que j'avais récupéré, le voici dans une cathédrale ! Et il ne détonne pas. On dirait un harmonium, en somme. Il en a la ligne. J'ai fait repasser sur ses trois couleurs bleu, blanc, fuchsia, de l'ocre rouge, du blanc et du brun chêne, et il a l 'air d'avoir été fabriqué exprès pour être là. Hissée sur mon tabouret aux mêmes trois couleurs, j'é- cris. Je suis à la place que nous avions rêvée ensemble, quand l'idée d' « une femme écri- vain aux champs » te ravissait. Ecrire dans ma maison, à la campagne, auprès de l 'homme que j 'aime, c'était la consécration. Toutes les condi- tions réunies au bout d'une vie d'efforts, le but enfin atteint, ça a craqué. Mon rêve réalisé aura duré une journée. J'ai écrit à cette table, toi vivant, une fois seulement.

Par la fenêtre ouverte, je vois les lilas blancs et mauves danser sous la brise. Le pin, les deux marronniers. Les pelouses qui te sont restées inconnues. Tu avais fait semer le gazon. Quand nous étions partis, le 17 juin, la terre était retournée, fendue, sillonnée, d'un beau brun clair. Aujourd'hui, tout est d'un vert joyeux. Les pelouses. Les arbres. Les pommiers en fleur. De petites pâquerettes jaune et blanc piquées çà et là dans la prairie. Les cerisiers sont en fleurs eux aussi. Tout éclate de santé

dans notre propriété. J'en suis la cheville ou-

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vrière. J'ai passé un contrat avec le garden- center pour qu'il s'occupe de l 'entretien du jardin. C'était ton souci. Le jardinier ? On n'en trouve pas. Et la charge que ça représentait . Avec le matériel, la tondeuse à acheter, les tracas qui en découleraient. Ce n'était pas no- tre truc. Nous ne savions pas faire ces choses comme il aurai t fallu. J'ai dû, seule, résoudre le problème. J'ai jeté par-dessus bord les no- tions établies. Pas d'entretien artisanal. Je me

suis retournée vers l 'entreprise industrielle. Le modernisme. Et pas d'ennuis en perspective.

J 'ai sous les yeux le résultat heureux de ma décision et cela me donne confiance.

Il est beau notre jardin, tu sais. Je suis venue hier, et j 'ai dormi sans peur. Entière- ment seule. Je fais tout marcher très bien. Le

dépanneur de télévision vient d'arriver. Je l'ai appelé pour qu'il règle le deuxième poste, que j 'ai installé dans notre chambre, au pied de notre lit. Ce poste que je venais d'hériter de ma vieille tante et que je t'avais apporté dans ta chambre d'hôpital. Tu m'avais dit :

— Il marchera très bien à Lucy. Je revois ton regard calme qui voyait loin.

Tu imaginais la suite. Mais tu ne voulais pas t 'appesantir en commentaires larmoyants. Je sais, maintenant, que tu m'imaginais à Lucy, regardant cette télévision sans toi. Imaginais- tu un homme près de moi ? Ce n'est pas impos- sible.

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Je suis donc très confortablement installée

à Lucy. Je prends racine. J 'entre de mieux en mieux dans ma peau. Seule, je n'ai pas peur du tout. Je m'organise parfaitement. Ce matin, je suis allée faire mes courses à Avallon. J'ai mis les affaires en règle à la banque. J'ai ou- vert un compte à mon nom. Pour l 'instant, je ne peux utiliser le tien. Le règlement de ta succession n'est pas encore terminé. J'ai fait venir le plombier. La chaudière est réparée. Je suis descendue dans le jardin. J'ai branché moi-même le tuyau d'arrosage pour inonder le pied du saule que j'ai fait planter deux mois après ta mort. Ce saule, pour moi c'est toi. Je veux qu'il soit beau comme toi. Il n'a pas dé- marré du tout. Les paysans m'ont dit qu'il faut de l'eau. Alors j 'arrose. Je veux qu'il pousse. Je veux réussir. Je veux gagner encore avec toi. Je sors de ma gangue.

Cette activité toute neuve me stimule. J'ai

coupé des branches de lilas. J'ai fleuri la che- minée de notre chambre. J'ai placé la gerbe entre les deux photos où nous sommes ensem- ble. De la masse de photos que j'ai, il n'y en a pas une où tu ne sois avec moi. Et j 'aime me voir près de toi. Sur l'une d'elles, nous som- mes habillés de la même façon en tenue d'hi- ver. Caban marine, bonnet de laine, le tien pointu blanc et vert, le mien plat, blanc, rouge et marine. Jeans. Nous nous tenons par le cou, les yeux dans les yeux, et nous rions. Immen-

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ses, seuls au monde, tous les deux dans un paysage désertique. En gros plan, un tronc d 'arbre décharné, échoué sur la plage. Au loin, la mer. Le ciel. Nous nous étions fait prendre par un autochtone en Espagne, près de Cada- qués, au début du printemps. Nous avions eu le coup de foudre pour le paysage. Cette photo, c'est notre reflet.

Sur l 'autre, c'est un aspect différent sou- vent renouvelé de notre vie. La terrasse de la

piscine de l'hôtel de Paris à Monte-Carlo, au- dessus du port. Pleine de soleil et de langueur. Toi, debout, derrière moi. Tu es dans un de tes déguisements de milliardaire original. Ton gros ventre qui déborde sur ton boxer-short de bain, ton grand chapeau de paille qui me faisait dire, à ta plus grande joie, que tu res- semblais à Simone Berriau. Tu ris à l 'ombre

de la large passe, ton beau poitrail orné d'un collier africain. Moi, je suis allongée dans un transat, en maillot deux pièces rouge fuchsia, bronzée et, la tête à l'envers, je te regarde, je lève un bras pour caresser ta peau douce et je ris. Nous sommes illuminés. Notre gaieté, notre bonheur éclaboussent la photo. Les deux photos.

Les lilas embaument. J'ai mis une gerbe sur la table de la salle à manger d'été. Nous l'avons appelée ainsi parce que c'est une pièce avec des fenêtres à petits carreaux — toutes les fenêtres de la maison sont à petits car-

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reaux — ce qui donne l ' impression qu'elle est poussée à même le jardin, presque sans murs. J'ai disposé les fleurs dans le gallé rococo lon- giforme hérité de ta mère, que je n'aimais pas, et qui va si bien ici. Comme tu as eu raison de ne pas m'écouter. C'est très joli.

J'ai pris rendez-vous avec la mère Batis- tin, ma vieille voisine excentrique. Je vais aller faire un tournoi de bridge ce soir à Auxerre avec elle.

Je suis allée à l'aéro-club d'Avallon ce

matin. On s'y réunit le jeudi soir pour le tour- noi de bridge hebdomadaire. L'endroit est bien choisi. Il y a un bar. On peut prendre un verre en tapant le carton et y rencontrer le joyeux luron, colonel d'aviation en retraite, qui en a la responsabilité. Son job consiste à superviser les baptêmes de l'air et il est heureux comme un roi avec ses deux petits zincs qu'il chou- choute dans leur hangar, son poste radio en liaison avec les avions qui se baladent dans le ciel, la dame qui partage sa vie et qui s'occupe du bar, et le petit bridge du jeudi soir. En plus, il est au nombre des personnalités locales. Son nom figure dans la feuille de chou du coin chaque fois qu'il y a une manifestation officielle, du genre inauguration de monument, vernissage d'un artiste de la région, jumelage de villes, commémoration, etc.

Ce matin, après avoir fait mon marché, je suis passée par l'aéro-club, à une heure et

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à un jour pas habituels, c'est-à-dire pas le jeudi à 8 heures et demie du soir. Le colonel, enchanté que je fasse irruption dans sa vie d'aviateur en même temps que dans sa vie pri- vée, m'a offert un verre. Cette fois, je ne le payais pas au bar. J'étais l'amie invitée à la maison. Il s'est galamment mis à ma disposi- tion pour me venir en aide en cas de besoin.

Je suis très contente, tu sais. J'arrange bien ma vie à Lucy.

Lors de notre dernier bridge à Paris, same- di, j'avais joué avec un Noir. Inévitable. Il était tombé, comme les autres. Je ne peux plus m'empêcher d'allumer les hommes. Je crois que je deviens complètement folle. Même topo, il m'avait invitée à prendre l'apéritif. J'avais accepté. Et j'avais parlé de toi, énormé- ment, toujours suivant la même habitude, bien établie désormais. Il écoutait. Droit. Debout. Correct. Respectueux. Emu avec pudeur. Quand je me suis arrêtée, il m'a dit cette chose étonnante.

— Vous avez résisté à tant de malheurs parce que vous êtes une petite femme, bien proportionnée. Si vous étiez grande et forte, vous n'auriez pas tenu.

Cette fois, je me suis tue. Quelqu'un ve- nait de me clouer le bec. Une phrase courte,

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saine. Une phrase prononcée par un homme encore près de la nature, qui réagissait comme un animal avec son instinct sûr. Avec justesse.

Il m'a invitée au restaurant. J'ai accepté. Pendant ma parlote intarissable de névrosée, je voyais défiler dans ma cervelle des scènes d'amour avec lui. Je pensais :

— Ce serait une expérience nouvelle... Avec un Antillais.

Il m'avait amenée dans un bistrot près du métro Anvers. Je me demandais ce qu'il pouvait faire. Diplomate ? Je lui posai la ques- tion. Et la réponse est tombée, foudroyante :

— Je travaille à l'hôpital Saint-Antoine. Là où tu es mort, mon amour... Encore

une façon de te rappeler à moi, de me dire « je suis là ». Une façon de me rappeler à l'ordre. Mais j'écartai cette divagation pour revenir à la réalité. Une angoisse m'étreignit. Et si c'était un garçon de salle, un « vide-haricot », un « vide-chiottes » ?

L'explication arriva, rassurante. Il était bibliothécaire du C.H.U. Au fromage, je commençai à en avoir marre de l'entendre s'appliquer à bien parler. Il était intelligent. C'était sûr. Mais il me barbait. Il parlait brid- ge avec passion. Il voulait y jouer bien. Il me disait qu'il s'obstinait. Je reconnaissais la vo-

1. Centre hospitalier universitaire.

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l o n t é des gens s i m p l e s de p r o u v e r à ceux q u i les m é p r i s e n t qu ' i l s p e u v e n t fa i re auss i b i e n qu ' eux .

E n s o r t a n t d u r e s t a u r a n t , en d e s c e n d a n t

l a p e t i t e r u e qu i n o u s r a m e n a i t ve rs le bou-

l e v a r d B a r b è s , o ù j ' ava i s la i ssé m a vo i tu re ,

j ' a v a i s envie de r i go l e r à la p e n s é e q u e je d é a m b u l a i s d a n s ce q u a r t i e r m a l f amé , escor-

tée p a r u n g r a n d type café a u lait , coiffé d ' u n p e t i t c h a p e a u . Il ava i t l ' a i r b i en bât i . Musclé .

I l deva i t ê t r e b i e n nu. Mais j e n ' en n ' ava i s

a u c u n e envie. Pa s rac i s te . Mais c ' é t a i t m o n pre-

m i e r f l ir t avec q u e l q u ' u n de c o u l e u r et j e sen- t a i s q u e j e n ' é t a i s p a s f a i t e p o u r ça. L ' idée ne

m e p l a i s a i t pas . J ' é t a i s s û r e qu ' i l deva i t t rès

b i e n s a v o i r fa i re j ou i r . Ma i s non . C 'é ta i t non . I l es t r e s t é l o n g t e m p s d e b o u t p r è s de m a

p o r t i è r e a lo r s q u e j ' é t a i s a u vo lan t . Il m e re- g a r d a i t p r o f o n d é m e n t . Il d e m a n d a i t . Il fa i sa i t

c o m p r e n d r e son dés i r s ans le f o r m u l e r . Il ne

p r o n o n ç a i t p a s de m o t s . Il r e s t a i t cou r to i s . Je r e c o n n u s qu ' i l é t a i t de b o n n e qua l i t é . Il ne

d é p a s s a i t pas la m e s u r e . Je le s en ta i s t rès a m o u r e u x . Il se m a î t r i s a i t avec digni té . Il m ' a d e m a n d é :

— Vous a imez d a n s e r ?

— J ' a d o r e .

J ' i m a g i n a i la b igu ine avec lui. Ce deva i t ê t r e f o r m i d a b l e . Enfin, je d é m a r r a i , lui déco- c h a n t u n s o u r i r e q u e je voula i s enso rce lan t .

Le l e n d e m a i n m a t i n , hier , il t é l éphona i t .

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Je ne le r e c o n n u s p a s t o u t de sui te . S o n a c c e n t

é ta i t d é f o r m é a u t é l éphone , e t j e c roya i s q u e c ' é t a i t e n c o r e u n f a u x n u m é r o . J e r é p o n d i s b ru - t a l emen t . Il p a s s a s u r m e s excuses e t i n s i s t a

p o u r q u e je ne m ' e n ai l le p a s à la c a m p a g n e ; j e r é p l i q u a i s u r u n t o n b a d i n , m a i s n e céda i

pas . Il d e m a n d a a lo r s si je se ra i s là s a m e d i p r o c h a i n .

— Mais non , voyons !

S a n s d é s a r m e r , il pou r su iv i t , e n t ê t é : — P a r c e q u e n o u s a u r i o n s é té d a n s e r .

Il p e n s a i t q u e ce s e r a i t l ' a r g u m e n t décisif , a p r è s q u e je lui ava is confié m a p a s s i o n p o u r la danse .

Je suis t r è s e m b a r r a s s é e m a i n t e n a n t . J ' a i

m ê m e peu r . Il p o u r r a i t se vexer e t avo i r des r é a c t i o n s imprév i s ib l e s e t d a n g e r e u s e s . Deven i r violent . Qui sa i t ?

Une so r t e de t e r r e u r s ' e s t e m p a r é e de m o i

p e n d a n t q u e j e p r e n a i s m o n pe t i t d é j e u n e r , h i e r m a t i n . Je m e suis t o u t à c o u p r a p p e l é

q u e j ' ava i s r endez-vous avec Clo th i lde s a m e d i so i r chez elle. Je l ' avais c o m p l è t e m e n t oub l i é q u a n d le N o i r m ' a invi tée. La p a u v r e m ' a d o n c a t t e n d u e en vain. El le a d û s ' i nqu ié t e r . C 'es t

u n m a u v a i s signe. Ça ne m ' é t a i t j a m a i s a r r ivé . Je p e r d s la bousso le .

Je lui ai t é l é p h o n é a u s s i t ô t . I n d u l g e n t e ,

c o m p r é h e n s i v e , m ieux q u e m o i elle sa i t q u e c ' e s t p r e s q u e n o r m a l q u e je ne t o u r n e p a s

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r o n d . El le ne m ' a fa i t a u c u n r e p r o c h e . Pire, elle m ' a d i t :

— Je te d o n n e r a i , la p r o c h a i n e fois q u e n o u s n o u s v e r r o n s , la b o u s s o l e q u e j e t ' a i ache- tée, p u i s q u e tu te p e r d s s a n s cesse. Ça t ' a i d e r a à r e t r o u v e r t o n o r i e n t a t i o n , à d é f a u t de sens...

Qu 'e l le a i t e u ce t t e idée le j o u r o ù je c o n s t a t e q u e j e p e r d s la bousso le , ça r e s sem-

b le à u n c a n u l a r . Ma i s j e le vois c o m m e u n

s igne d u des t in . Un s igne de toi, p e u t - ê t r e c o m m e si u n e fo is de p lus , tu voula i s m e mon- t r e r la m a r c h e à su ivre .

18 mai , 8 h e u r e s d u soir . Je suis la Messa-

l ine d u c lub de b r i dge . J ' y ai t r o u v é m a p l a n c h e de sa lu t . Ça m e r e m o n t e le m o r a l q u a n d il est t r è s bas . C ' é t a i t le cas avan t -h ie r . L ' un de ces

j o u r s o ù la so l i t ude m e pèse et m ' é p o u v a n t e p a r c e qu ' e l l e m e p a r a î t i r r é m é d i a b l e . L 'un de

ces j o u r s o ù le t é l é p h o n e ne s o n n e pas , m ê m e p o u r u n faux n u m é r o ! T o u t e la s e m a i n e qui a suivi m o n r e t o u r de Lucy, lund i de rn ie r , per- s o n n e n e m ' a appe lée . Le s e n t i m e n t de m e sen-

t i r oubl iée , r epous sée , r e fou lée c o m m e un c o r p s

é t r a n g e r . Le p h é n o m è n e de re je t . C 'é ta i t le t h è m e

de la d e r n i è r e é m i s s i o n d ' « A p o s t r o p h e s ». Le cé l ibat . Les p a r t i c i p a n t s é t a ien t u n a n i m e s . Le c é l i b a t a i r e es t l ' in t rus . Il est gênan t . Ils par-

la ien t t ous du gêneur . Aucun n 'a songé à p o s e r

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le p r o b l è m e a u f émin in . Il est b i en le m ê m e .

Je peux en t é m o i g n e r . J ' e n fais les f ra is . On ne veu t p lu s de la f e m m e seule q u e j e suis devenue . J acque l ine , à qu i j e m e confiais , m ' a

r é p o n d u : — Tu devra i s ê t r e c o n t e n t e . C 'es t flat-

t eur .

C 'es t vrai . Mais ce n ' e s t p a s mieux . J e souffre . J ' a i b e s o i n des a u t r e s . Je suis b i e n

p a r m i les a u t r e s . J e n e su is p a s fa i te p o u r ê t r e seule. Seule , je g a m b e r g e . Je m 'é t io le . Je

pense à m a vie qu i passe . A l ' a m o u r . Je suis p ressée . Ceux à qu i je p la i s s o n t des c loches . Je ne vais p a s là o ù je p o u r r a i s r e n c o n t r e r ceux

qui m e c o n v i e n d r a i e n t . E t p e u t - ê t r e q u ' à ceux- là je ne p l a i r a i s pas .

Au c o u r s d ' « A p o s t r o p h e s », j ' a i pa r t i cu - l i è r e m e n t souffer t . B o u r b o n - B u s s e t , qui a consa- c ré son œ u v r e à son a m o u r p o u r sa f e m m e , a d i t qu ' i l é t a i t f a u x de p r é t e n d r e q u e le

m a r i a g e et le t e m p s é m o u s s a i e n t l ' a m o u r . C 'es t ce q u e j ' a i d i t si s o u v e n t depu i s q u e j e ne t ' a i

p lus . Je le r e s s e n s si p r o f o n d é m e n t . C h a q u e m o t e n t h o u s i a s t e , p a s s i o n n é de B o u r b o n - B u s - se t m e b lessa i t , m e déch i r a i t . Il ava i t l ' a i r de

m e défier. Il p r o n o n ç a i t des m o t s et je l isais des sous- t i t r es imag ina i r e s .

« N'est-ce pas , toi qui le sais, tu ne d i ra i s

pas le c o n t r a i r e ? Mais toi, t u ne l 'as p lus t on a m o u r . P o u r toi, c ' e s t fini le b o n h e u r , la vie

à deux, l ' a m o u r qu i g r a n d i t c h a q u e j o u r u n

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p e u p lus , la c o m p l i c i t é qui a t t e i n t la p e r f e c t i o n

avec le t e m p s p a r c e q u ' o n se c o n n a î t sans cesse de m i e u x e n mieux . »

L 'eau , m o n a m o u r . Cet te e a u à l aque l l e tu

m ' a v a i s c o m p a r é e d a n s l 'avion. Toi le p ra t i -

que , le m a t é r i a l i s t e , t on a m o u r p o u r m o i t ' a v a i t r e n d u poè te . Tu ava is i nven té ce t t e

jo l ie exp re s s ion . A u j o u r d ' h u i , à m o n tour , je

m e r e n d s c o m p t e q u e tu é ta is m o n eau. J ' é t a i s avec toi, h e u r e u s e c o m m e u n po i s son d a n s l ' eau.

H i e r m a t i n , c o m m e b e a u c o u p d ' a u t r e s ma- t ins , à la r ad io , e n t r e les bu l l e t i n s d ' i n f o r m a -

t ion , ils o n t p a s s é u n e c h a n s o n , On m ' a volé m a c h a n s o n . Le flot de l a r m e s a jai l l i . C 'é ta i t l ' un

de ces t u b e s qu i te m e t t a i e n t de si b o n n e hu-

m e u r p a r c e q u e t u é ta is h e u r e u x p r è s de mo i e n te r éve i l l an t , p a r c e q u e ça c o r r e s p o n d a i t à t o n é t a t d ' â m e d u m o m e n t , ce t te m u s i q u e

a le r t e . Les p a r o l e s id io tes , tu les r e p r e n a i s e n c h a n t a n t faux, d a n s le lit, ou en te levant e t en d a n s a n t nu. C 'é ta i t nos m a t i n s , ces chan-

sons , c o m m e L ' E t é indien, n o m que tu ava is d o n n é à l ' une de m e s c h e m i s e s i n d i e n n e s de

c o u l e u r s a f r an . Ou b ien enco re Je su is amou-

r e u x de m a f e m m e , t o u t e s ces r enga ines , tu les c h a n t a i s e n m ê m e t e m p s q u e la r ad io . Tu t ' a d r e s s a i s à m o i à t r a v e r s elles. Tu c h a n t a i s

t o n a m o u r c o m m e u n gosse. Tu ava is vingt ans d a n s ces m o m e n t s . Qui, de ceux qui te

c o n n a i s s a i e n t gros , lourd , p lu s du tou t j eune ,

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r o n c h o n que lque fo i s , a u r a i t p u t ' i m a g i n e r ain- si ? Tu ne l ' é ta is q u e p o u r moi . U n i q u e m e n t . Nos m a t i n s , nos réveils , c ' é t a i t n o t r e soleil

q u o t i d i e n . Q u a n d j ' a p p o r t a i s a u lit le p l a t e a u d u pe t i t d é j e u n e r , t u r ia i s e t t u d i sa i s :

— Ah... C 'es t le m e i l l e u r m o m e n t de la

j o u r n é e , n o n ? E t moi , s e c r è t e m e n t , t o u t a u f o n d de moi ,

j e m u r m u r a i s :

— P o u r v u q u e ça dure. . .

C a r je m e r e n d a i s c o m p t e de m o n b o n h e u r i m m e n s e , de m a c h a n c e r a r e .

Ça n ' a p a s duré . M o n c h a g r i n n ' e s t p a s a t t é n u é p a r la p e n s é e q u e le m i r a c l e s ' e s t re-

nouve lé t a n t de fois, c h a q u e j o u r , p e n d a n t des années . Au c o n t r a i r e . M o n révei l so l i ta i re , m o n

p e t i t d é j e u n e r a u lit, les i n f o r m a t i o n s d u ma-

tin, c ' e s t ce qu ' i l y a de p lu s é p r o u v a n t . L ' é m o i q u e j ' i n s p i r e a u x h o m m e s m e re-

m e t u n p e u en selle d a n s m e s c r i ses de dépr i - me. Avec le c lub , j ' a i t r o u v é u n e é c h a p p a t o i r e .

S a m e d i de rn ie r , je j o u a i s à u n e t ab l e de coin, p r è s de la f e n ê t r e qu i d o n n e s u r le p a r c Mon- ceau, t o u t à fa i t a u f o n d de la salle, lo in de

la p o r t e . A la fin de la j o u r n é e , les p a r t i e s se t e r m i n a i e n t les unes a p r è s les a u t r e s . J ' ava i s p o u r p a r t e n a i r e M ô m ô , l ' ineffable Sissi e t u n e j e u n e f e m m e .

Sissi , f i gu ran t d a n s la vas te d i s t r i b u t i o n des p e r s o n n a g e s sans i m p o r t a n c e qu i p e u p l e n t le t h é â t r e de m a vie, é ta i t t e l l emen t so r t i de

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mon esprit que j'ai oublié de relater le dénoue- ment de ma brève idylle avec lui.

Quelques jours après sa disparition, qui m'avait tant inquiétée, il avait reparu un sa- medi au club, son jour habituel, comme si de rien n'était. Avec Mômô nous avons constitué une table. Il est resté impassible. Pas d'expli- cation. Un être falot. Craintif. Il n'était pas compliqué de deviner ce qui s'était passé chez lui. C'était bien ce que j'avais pensé. Il avait fui devant ce qui lui avait semblé être un dan- ger et qui l'était certainement pour lui. Je le revois, pétrifié, terrifié, dans mon lit, quand il avait constaté qu'il était frappé par l'amour.

Explication qui ne l'excusait pas et m'ins- pirait du mépris. Du dégoût plutôt. Un homme faible jouant les soutiens de famille. Rien de plus dérisoire, de plus pénible. Quand je l'ai revu aussi calme, j'ai été prise d'une grande fureur, contre moi. Avoir eu la candeur de me faire du souci à son sujet ! Avoir imaginé des drames ! Agression nocturne ou geste déses- péré ! Folle de rage à la fois contre moi et contre lui, je me suis montrée odieuse au cours de la partie. Je n'ai pas hésité à lui dire des choses blessantes sur sa façon de jouer. Et lui ne pipait pas. Il encaissait, crispé sur ses cartes. Ce qui m'exaspérait un peu plus et atti- sait mon dédain. Je me demandais en même temps si ce n'était pas aussi faire preuve de force de caractère de savoir se taire en se

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faisant insulter par une femme en public. Et tout au fond de moi, j'étais heureuse.

Cette colère me prouvait que je n'étais pas véritablement morte. J'étais encore capable de violence. Mais après cet incident, je m'en suis voulu de ne pas avoir su me maîtriser. Et comme je prévoyais que ce petit bonhomme que je rendais impuissant, veule, m'inspirerait chaque fois de la colère, j'ai décidé de ne plus venir au club le samedi.

Samedi dernier, j'ai fait exception à cette règle, et je me trouvais à nouveau attablée entre Mômô et Sissi. Avec le temps, je m'étais calmée. Donc Mômô et Sissi, deux amoureux. Survint tout à coup Rochet, un bonhomme qui doit avoir la soixantaine, visage mat, che- veux poivre et sel, lisses et denses avec raie sur le côté, coupe à la Cary Grant, bien habillé de flanelle grise, enjôleur, coureur, très baise- main. Il fit un slalom entre les tables, traver- sant toute la salle pour venir jusqu'à moi, discret comme un chat. Il s'empara légèrement de ma main qui ne tenait pas les cartes et, l'effleurant du bout des lèvres, il murmura :

— Je ne voulais pas partir sans vous saluer.

Mes deux zigues à la table, Sissi particu- lièrement, se trémoussaient dans un réflexe de gêne agacée et faisaient semblant de concen- trer toute leur attention sur leur jeu.

Peu d'instants après, surgissait le Dr Tri-

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quet, qui m'avait invitée la veille au cinéma. Pauvre type, j'avais repoussé ses timides avan- ces dans la salle obscure et, ensuite, dans ma voiture. Timide parce qu'il avait conscience de la fragilité de ses chances. Il était gris, sec, court, pas très net et un peu pelliculaire. Il avait très bien compris qu'en acceptant de le suivre, j'avais saisi un moyen de tuer le temps. Son manque d'audace étant encore décuplé par les confidences dont je n'avais pas tari, selon mon habitude, à ton sujet.

Comme Rochet s'éloignait, ses « devoirs » accomplis, Triquet approcha et me fit un grand sourire. Il s'installa à la table voisine de la mienne pour poursuivre une partie com- mencée dans une autre salle.

Au même moment, à l'autre extrémité de la salle, j'aperçus mon Antillais, debout sur le seuil de la porte, tirant nerveusement des bouf- fées de sa cigarette, me dévisageant d'un œil terrible, dans l'attente de la fin de la partie.

Celui-là aussi avait compris. Après son coup de fil insistant pour que je ne parte pas à Lucy et que j'aille danser avec lui, il avait capitulé.

La réserve dont ces hommes font preuve me plaît assez. Ils ont une réaction commune : ils ne s'obstinent pas. Ils se laissent embraser et ne semblent pas m'en vouloir de la douche que je leur inflige après. C'est une attitude mas- culine que je ne connaissais pas. La muflerie,

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l'égoïsme, voilà ce que je connaissais des hom- mes avant toi. Mais aujourd'hui, cette humilité, plus que du respect, cette soumission, cette ab- sence de rancune qu'ils me témoignent, doi- vent correspondre à une réaction que j'ai déjà perçue, une réaction de solidarité avec toi, un homme comme eux. Ils comprennent instinc- tivement le comportement d'une veuve déchi- rée. Je suis la dernière à le comprendre, moi. Je suis une veuve trop récente. Je n'ai pas encore pigé le mécanisme affectif que cet état peut déclencher dans l'entourage.

L'Antillais, c'était la première fois que je le voyais après le coup de fil qui avait suivi la sortie au restaurant. Bien des semaines étaient passées. J'avais une terrible envie de rire, en me voyant traquée tout d'un coup par tous ces hommes qui se tenaient en retrait, soucieux de ne pas perdre leur dignité. Ils se rendaient compte qu'ils n'avaient pas le droit de me faire des reproches. J'étais coquette. Flirt. Je leur laissais espérer ce qu'ils voulaient, mais n'ac- cordais rien. Exception faite pour le ridicule Sissi. Tous ces cocus en puissance voulaient sauver la face, surtout ne pas être risibles. Ça ne m'était jamais arrivé de ma vie.

Ça me ravigote. Ça me donne confiance. J'ai envie de rire, parce que tout ça est sans importance. Aucun ne me plaît. Mômô, un fo- rain analphabète. Sissi, un impuissant à pro- blèmes. Le médecin, un vieux. L'Antillais, trop

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différent. Le « baise-main », un bon père de famille. Voilà mes amoureux. Mais dans le dé- sert où j'erre, ils sont des oasis.

Hier, il s'est passé quelque chose quand j'ai quitté le club. Comme je traversais le bar pour aller vers la sortie, un grand type avec qui j'ai joué quelquefois prenait un verre avec un ami, assis à une table. Il se leva sur mon passage, déploya son immense stature, pour s'incliner devant moi et dit :

— Permettez-moi de vous présenter M.... Je n'ai pas retenu le nom de son ami, mais

je restai interloquée quand il me présenta sous nos noms, le tien et le mien. Je portais nos deux noms, mais, en général, les gens choisis- saient l'un des deux. Qu'il dise le tien sans hé- siter, m'étonna beaucoup. Personne ne l'a rete- nu au club. Je lui fis part de ma surprise. Il me répondit :

— C'est bien normal. Je connaissais votre mari.

? — Oui, je vous ai vus au Cercle. Je sais

donc que vous êtes sa femme. Je lui aurais sauté au cou pour le remer-

cier. Ici où le nom de ma famille est tenu en haute estime, quelqu'un enfin me situait par rapport à toi. J'eus une bouffée de fierté. J'exis- tais à nouveau en tant que femme d'un homme. Je retrouvais ton climat. Je ne pouvais plus lâcher cet homme-là. Je débitai des propos insi-

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gnifiants, histoire de prolonger le dialogue : — Vous n'allez plus au Cercle ? Il continuait à entretenir le charme en

t'évoquant : — Votre mari avait l'habitude de venir

faire la quête parmi nous pour les déportés. Une anecdote précise qui te situait bien.

C'est toi, le survivant du camp de la mort, qui rapportais à l'Association des déportés d'Aus- chwitz le plus d'argent, en tapant tous ces types qui venaient paumer leur fric au jeu. Je souris à cette pensée. Quand nous partions côte à côte dans notre voiture après que j'étais venue te chercher, tu me disais : « Ces sales cons, ils sont de plus en plus durs à la détente d'année en année. »

Avec un sourire rageur, l'autre reprit : — C'est à lui que nous devons la cravate

obligatoire. Je ris. Tu étais si content de les taquiner

avec ton esprit malicieux. Tu trouvais telle- ment bête la réglementation de la cravate obli- gatoire que, de temps à autre, tu venais en col roulé ou bien encore avec un lacet de chaussure autour de ton col de chemise. Un lacet de chaussure sur une chemise en voile de coton sur mesure, ornée de tes initiales, minusculement brodées, c'était d'une élégance rare. Par ce geste clownesque, tu jouais à excé- der ces conformistes de l'élégance, et ce fai- sant, tu avais excité leur volonté de se faire

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obéir. Comme si un plouc à qui on imposait la cravate pouvait faire oublier qu'il était un plouc !

Je te revoyais en cet instant. Je te sou- riais. Je ne me décidais pas à quitter ce colos- se qui me parlait si bien de toi, avec un soup- çon de grogne, la grogne de celui qui avait été pris dans le flot des victimes de tes facéties.

Je finis par partir. Il le fallait bien. A peine rentrée, je n'eus de cesse que je ne retourne au club pour retrouver cet homme qui me faisait tellement de bien en t'évoquant, justement à cette heure qui était celle où j'al- lais te chercher au Cercle. Je n'y tins plus et repartis aussitôt. Pour justifier mon retour pré- cipité, je dis à la cantonade, au milieu de ceux qui jouaient l'apéro :

— Je reviens pour la langouste. En effet, au moment où j'étais partie, le

chef de restaurant avait présenté un appétis- sant plat de langoustes. De la maison, je m'é- tais retenue de téléphoner au grand type pour lui demander s'il restait ce soir. Le prétexte de la langouste déguisait bien ma pensée. Excel- lent alibi. Ne le voyant pas au bar, un peu inquiète, j'avançai dans la salle à manger. Je poussai intérieurement un ouf de soulagement, quand je l'aperçus à table, en compagnie de son copain. Il me fit un signe amical pour que je m'approche et m'invita à m'asseoir.

Après dîner, nous avons joué ensemble.

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J'inaugurais la boussole de Clothilde. En la posant devant moi, je me fis la remarque, en secret, que je t'imitais. Comme toi, j'avais mon gadget. Toi, tu avais ton mini-harmonica. Moi, j'avais ma mini-boussole. Le grand (il s'appelle, comme ça se trouve, Alexandre) était mon par- tenaire. Je jetai un coup d'œil sur ma boussole et lui dis :

— Vous êtes en est, c'est très bien, je suis face à La Mecque.

Et j'éclatai de rire. Personne ne pouvait savoir pourquoi. La Mecque, notre code à nous. Je riais. Je me faisais mon cinéma pour moi toute seule. C'est à toi que je pensais, mon amour, à toi que je m'adressais. C'était toi que je voyais. Ton regard à travers ses petits yeux rieurs et plissés, ta bouche à travers son bon sourire. Tes traits se superposaient aux siens.

Je crois que je vais prendre l'habitude de vivre avec toi comme si tu étais vivant.

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EPILOGUE

29 mai, 11 heures et demie. Un titi a failli me renverser hier, rue de Cléry, avec son vélo- moteur. Il m'a dit :

— C'aurait été dommage.

Un jeune de dix-huit ans, partenaire de sa mère au tournoi de bridge, lui a dit avec joie dimanche dernier quand je me suis approchée de leur table pour les affronter :

— Ah ! La voilà !

Ma partenaire de tournoi, jeudi de l'Ascen- sion, jeune, belle, grande, sportive, intelligente, m'a demandé mon numéro de téléphone. Elle veut jouer à nouveau avec moi.

Je plais aux jeunes.

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J'avais cru être tombée dans les has-been. Rejetée de France-Soir. Refusée dans le boulot. A la casse.

Je reviens d'un autre monde. Je ressus- cite. C'est un renouveau.

Le 29 mai, il y a juste un an, quatre voyous m'arrachaient mon sac, porte Dauphine. C'était le début de ma période tragique.

L'anniversaire de cette horrible date est marquée aujourd'hui par quatre invitations à déjeuner. C'est la première fois de ma vie que cela m'arrive : Rochet (le baise-main), Sor- bire, Marc et Jean-Paul. Deux amoureux et deux camarades. J'ai choisi Sorbier, ex-amou- reux devenu ami, Rochet, le premier à m'invi- ter s'étant décommandé. Les autres sont arri- vés en troisième et en quatrième position. Les refusés se réservent pour après mon retour de Lucy, où je pars demain lundi pour une se- maine. Avec Lucy, je fais l'importante. Je fais l'occupée. C'est mon mari, mes enfants, ma famille, ma raison d'être. Mon prétexte pour faire croire que je n'ai pas une vie vide.

J'augure bien de cet anniversaire et veux y voir des clins d'œil du destin : un quatre (invitations) commémore un autre quatre (vo- yous). Un bonheur contre un malheur.

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30 mai, 10 heures. Je me suis prise à mon jeu. Je suis vraiment gaie. Même heureuse.

Lucy, 31 mai. Le saule a démarré. Comme toujours, tu ne m'as pas déçue. Tu t'étais amu- sé à m'inquiéter, selon ton habitude, pour me faire plus plaisir après.

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