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Philippe Corten Parle-moi encore

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PhilippeCorten

Parle-moi encore

L’Harmattan

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PARLE-MOI ENCORE

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“Nous appelons silence

l'espace en nous où retentissent des voix

que nous sommes seuls à entendre”

Anne Philippe

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Parle-moi encore

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A toutes celles et ceux

qui ont traversé mon destin

de leurs chemins de mots*.

* A. Sylvestre

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Claire

CLAIRE

Ce ne fut d'abord qu'une voix. Une petite voix flûtée, enrobée d'un froissement de coton

"Je m'appelle Claire"

Claire? Quel drôle de nom dans ce monde opaque où je me débattais! Salle obscure. Pâleur immense d'un écran. Cinémascope. Le temps a cessé de compter. L'opérateur ronfle dans sa cabine. Me suis-je endormi? La salle est déserte. Les ouvreuses parties. Je suis seul. Je me retourne. Dans le cagibi les bobines continuent à tourner: vides. Le machiniste: absent. Pourtant, j'entends distinctement la respiration obstinée d'un dormeur. Pression régulière d'un soufflet. Chuintement d'un diesel. Ronron profond d'un chat satisfait. L'écran diffuse avec insistance une blancheur immobile. Vais-je partir? Va-t-il y avoir un autre film? La caméra grésille comme une minuterie lancée à toute allure. Je sors. Le hall. Désert. Il fait sombre. Je me perds. Les toilettes jettent leurs lumières blafardes. Non, ce n'est pas ici. Où est la sortie? Un couloir. Long. Très long. Le bruit d'un train. D'un métro? J'avance à tâtons. "Sortie!" crie un néon rouge. Mais, plus je m'en approche, plus il devient pulsatile, rapide, filant, accompagné du sifflement aigu d'un sémaphore. Alors, tout va très vite, une meute en sabots rapplique, la voix d'un baryton donne des ordres, précis, clairs, concis. Des cotonnades s'agitent. Et, au milieu de cette tornade, parfois une sensation chaude dans mon cou qui me dit: "Résiste!"

"Je m'appelle Claire"

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Parle-moi encore

De nouveau la salle. Le projecteur toujours à vide éclabousse la toile panoramique. Dans le large pinceau laiteux, des ronds de fumée font une danse de gitane. Quelqu'un. Quelqu'un à qui parler. Quelqu'un qui pourrait me dire ce que je fais ici. Contour imprécis. Lueur étroite d'une braise. La valve régulière d'un coquillage. Nuages paresseux qui s'effilochent dans un ciel d'hiver. Je connais cette odeur. Pain d'épice, cacao. Cuirs tannés, laine rêche et mouillée. Tic-tac régulier d'une horloge. Froissement des pages d'un journal. “Tu as fini? Alors, mets ta tasse dans l'évier.” Sa tête est nimbée d'épaisses bouffées de pipe. “Et, lave-toi les mains!” “Oui, P'pa.” Il a repris son journal tandis que je me hisse pour mettre la tasse dans l'évier. “Et tes mains?” Ah, oui. Je tire la lourde chaise. Je monte dessus. Le robinet est dur. L'eau se jette sur l'alu comme l'heure d'une récré. Oh P'pa, raconte-moi une histoire... “Regarde-moi ça! Allez, viens te moucher.” Il sort son grand mouchoir. Ça sent le tabac. Je respire son odeur. “Non, souffle! J'ai dit souffler! Tu entends ce que je te dis? Sou-ffler!” Je le regarde. Tout est trouble. Mon coeur est crispé comme un oursin. J'ai envie de pleurer. “Allez, va jouer maintenant.” Un gros camion jaune m'attend par terre. Il me fait des grands signes. Il me fait des grimaces mais ses blagues ne me font pas rire. J'ai le coeur triste. J'ai le nez qui coule. Alors, je le prends dans mes bras et je l'embrasse. Sa carcasse froide d'acier me rassure.

"Je m'appelle Claire"

Que signifie ce bip? Un bip régulier, persistant, répétitif, étrangement connecté avec ce que mon corps peut ressentir. Ressentir est beaucoup dire, car je ne sens rien, ou si peu.

"Maintenant, je vais vous piquer."

La piqûre annoncée ne venait jamais, il y avait juste une sorte de chaleur qui entourait ma main. Je voulais que cette sensation ait une forme, une forme humaine, la forme d'une main. Une main qui parlerait à mon coeur, à mon corps. Une main sans doigt, juste un

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Claire

courant qui se connecterait avec le filin de ma vie. "Résiste!" dirait-elle

Je suis immobile. Autour de moi des frôlements, des froissements d'étoffes. Un va-et-vient auquel j'essaie de m'accrocher. Une cruche que l'on vide. L'éclat d'un bassin qu'on cogne. Et peu à peu, dans ce ballet invisible, des voix de femmes. Elles parlent. Elles parlent entre elles une langue que je n'identifie pas. Interjections. Murmures. Eclats de rires vite étouffés. Babils. Ça va, ça vient, ça s'écarte, ça revient. On dirait un chemin de fer de femmes. Express qui entre en gare. “Ouvrez la bouche!” Comment ouvrir la bouche avec ce tuyau qui me pénètre? Chapelet de voyageurs. Mille discours, mille clameurs. Des cris. Des ici. Des par là. Criaillements de chariots mal graissés. Miaulements aigus d'aiguillages. Sonnerie d'un passage à niveau. Claquement de talons. Et puis, à nouveau, des bribes de mots. Par flashes des visages. Des femmes. Deux petits yeux gris bordés d'un masque et d'un bonnet vert. Deux petits yeux qui semblent sourire et me dire : "Résiste!"

"Je m'appelle Claire."

Des femmes. Elles vont. Elles viennent. Apparraissent. Disparaissent au gré de ma léthargie. Me regardent-elles? Oui, sans doute. Comme les actrices de l'autre côté de l'écran. Je les vois. Je vois leurs lèvres qui bougent sans en entendre rien. Je vois leurs bouches rouges. Si rouges. Si luisantes qu'elles ressemblent à des fleurs. Bientôt l'écran n'est plus qu'un hibiscus immense qui s'avance vers mes lèvres. Pour mieux jouir, je ferme les yeux. Mais le baiser sans cesse se dérobe.

"Je m'appelle Claire."

Qu'est-ce ce troupeau de buffles autour de moi? Et cette voix tonitruante qui demande “Comment va-t-il?” “Statu quo” répond-elle à ma place. Et le diadème de présences s'éparpille, accompagné des claquements secs des sabots.

"Je m'appelle Claire."

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Parle-moi encore

Je ne savais rien d'elle, juste cette impression fugitive qui effleurait mon front avant de retomber dans la nuit sidérale. Des valves m'accompagnaient, alors, de leurs clapets réguliers. Un bip-bip suivant ma trajectoire comme un satellite perdu.

La première chose que je vis, que je vis vraiment, ce fut un néon. Un néon blanc avec des ailettes, juste au-dessus de mes yeux, avant de sombrer à nouveau dans cet état sans limite, sans consistance.

"Est-ce qu'on peut le détuber?" "Pas encore." Elle serrait très fort son écritoire sur ses seins, si fort qu'il semblait rentrer dans sa poitrine et lui faire mal. C'était un dimanche. Mon père m'avait emmené voir les montgolfières. Je me souviens encore du crissement des tirettes qui les libèrent de leurs gangues. Leurs toiles multicolores ondulent sur le sol. Flasques, elles hésitent entre les coups de vents qui les giflent et les jets de gaz qu'on leur insuffle, les font respirer. Les hommes autour s'affairent, ramassent les filins qu'ils ancrent au sol. Peu à peu elles se gonflent, se tendent, prêtes à s'échapper comme prisonnières de Wonderbras trop étroits. Et les voilà qui s'envolent, libres, devant mes yeux émerveillés qui regardent tous ces seins flotter dans le ciel... Une fois la horde partie, elle glisse ses mains sur mes tempes. "Résiste!"

Ils revinrent souvent. Et, au fil des visites, l'écritoire se décolla peu à peu de sa poitrine, laissant respirer deux formes pleines sous le mince tablier de coton blanc. J'appris ainsi à savoir comment j'allais, à la distance qu'entretenaient le cahier et la poitrine de Claire. Mais, mieux j'allais, moins ses mains venaient calfeutrer les miennes. Oui, je savais. Je savais qu'elles ne devaient plus me dire: "Résiste!", mais je m'y étais habitué et j'aurais voulu qu'elles continuent.

Et puis un jour, la voix du maître ordonna: "Déconnectez-le!". Elle était là, portant l'écritoire très loin de ses seins. On m'enleva le tuyau qui rentrait dans ma gorge. Et, je fus soulagé de sentir que je respirais. Je respirais! Je respirais d'un rythme différent de celui de Claire. Un rythme à moi, qui était ma vie. Je crus voir un sourire entre son masque et son bonnet.

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Claire

Très vite, on m'emmena vers une autre salle. J'aurais voulu lui dire merci, merci pour son nom, merci pour ses mains. Je ne la revis plus, sauf une fois, en consultation. Je voulus lui dire combien sa voix m'avait aidé, mais seuls mes yeux se mirent à parler. Elle venait me chercher. Ses mains étaient libres. Son tablier légèrement entrouvert, laissait deviner la naissance d'une gorge. Un instant, j'imaginai déchirer ce corsage pour rendre ces seins à leur liberté.

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Parle-moi encore

LA PREMIÈRE FOIS

La première fois que je dégrafai un corsage, ce fut au bas d'un escalier. Comment décrire cette sensation trouble des doigts qui s'obstinent sur la boutonnière et puis cette plage qui s'offre soudain sur son étendue de satin? La main qui balbutie entre la douceur du soutien et le toucher plus grumeleux de la peau. Cette hésitation entre la sensation connue et lisse et celle d'une exploration improbable. Ma main, elle, ne s'émeut point. Elle se permet les audaces que ma pudeur lui interdit encore. Elle s'enroule autour de cette rondeur tiède, somnolente, pour buter du bout des doigts sur un monticule durci. Tu me donnes ta bouche, tes dents. Elles mordent mes lèvres pour me dire continue. Et je tremble. Je tremble, envahi du désir de toi. Mon coeur bat. Je veux te dire je t'aime, mais je ne peux pas, pas encore. Les mots restent dans ma bouche, s'engluent, s'empoissent, soudain lestés d'un poids inattendu. Je me tais. C'est toute ma peau qui crie maintenant. Elle brûle, elle se déchire, elle s'ouvre pour s'accoler à toi. Que vais-je en faire? Ma main se ramollit, se dérobe! C'est alors que tu glisses la tienne sous mon pull, remonte, frôle mon torse. Il n'y a plus d'escalier qui puisse nous arrêter, il n'y a plus de lumière qui puisse s'allumer, il n'y a plus ton père qui puisse sortir sur le palier. Je déboutonne ton chemisier, libère tes seins de leurs cages. Ils s'encourent, se calfeutrent dans mes mains. Ta bouche se colle à la mienne tandis que plus bas d'étranges serpents se fascinent.

La peau parle encore plus fort et tes mains font sauter mon chandail. Je ne connais rien de ce qui va m'arriver et c'est comme si je le savais déjà. Tes doigts me prennent, me guident, me le font pénétrer.

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La première fois

J'ai envie de bouger et je ne peux pas. J'aime cette sensation qui m'entoure, me câline. Quelque chose coule autour de mon sexe, quelque chose de rond comme une étoffe que l'on déroule sur un étal. Oh, je voudrais tant que cela dure. Mais, c'est la première fois et mon corps surpris exulte soudain alors que je ne l'y attendais pas. Cette brutale confrontation à la fulgurance de l'émoi!

Muet, on se rhabille. Il était temps: la lumière s'allume et l'on entend ton père qui descend. Il y a dans tes yeux une lueur étrange. Ils brillent, mélangeant reproche et plaisir.

Plus tard, tu me téléphones. Nous ne trouvons plus de mots pour nos babillages pourtant si faciles avant. Mi-gêne, mi-connivence, des fils de silence se tissent au milieu des banalités. Je perçois la télévision derrière ta respiration. Des bouts de phrases échouent éparses sur la plage de l'indicible. Ton père regarde un match. J'entends un goal, sa clameur qui s'interpose. Et puis, au moment où je m'y attends le moins, tu me demandes: “Est-ce que tu m'aimes?”

...

“Mais, mais, bien sûr que je t'aime!” parviens-je à balbutier avant de m'étrangler.

“Bien sûr?” Ta voix prend une drôle de teinte.

...

“Tu pleures?”

“Non, je ne pleure pas.” réponds-tu en reniflant. “C'est rien! C'est rien.”

J'ai envie d'être près de toi, de te serrer dans mes bras, d'essuyer tes larmes. Longtemps, nous nous taisons. Mais le silence a changé. Je

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Parle-moi encore

sens, chez toi, planer une ombre. Ça me fait mal. Ça me révolte aussi. Je n'ai pas envie de me disputer avec toi.

...

J'ose quand même partir à l'abordage des mots. Des mots qui s'écorchent encore dans mes mains.

“Tu crois, tu crois que j'aurais pu... enfin, tu sais, tout ça, tout à l'heure?...” Et la phrase s'arrête là. J'espère que tu vas me repêcher, apaiser mes craintes. Au contraire. “J'sais pas.” arrives-tu à me dire. Je suis terrassé.

Si j'étais au cinéma, je trouverais quelque chose à rétorquer. Je te sortirais une grande tirade enflammée, amoureuse, jurant par les grands dieux que, que,... Je ne sais plus... Je replie les jambes dans la bergère où je suis assis. Je me tasse, seconde après seconde. Dehors, il y a du vent, il s'insinue sous les portes, sous les vêtements, me fait frissonner. Tu vas raccrocher.

C'est moi qui pleure. De ces pleurs d'hommes où les larmes ne coulent pas. Juste un regard vide, perdu, éperdu de l'amour que tu me dérobes et où je m'abîme. J'arrive à m'accrocher à la corniche d'une phrase, bouts de mots friables, où, désespéré, je glisse: “Pourquoi fais-tu cela?”

“Quoi?”

“Pourquoi veux-tu tout gâcher...?”

“Mais je ne veux rien gâcher! Je ne sais pas. Je ne sais pas si tu m'aimes, si tu m'aimes vraiment? C'est tout!”

Je ne te comprends pas. Comment peux-tu douter encore après ces semaines d'approches furtives et tendres? Cela devait se lire, sur tout, sur mon visage, dans mes yeux, dans nos silences, partout!

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La première fois

Cela devait se voir, être évident, même si je n'ai pas osé prononcer ces trois petits mots si banaux et brusquement alourdis de tant de sens. De sens qui me fait peur, tellement peur. Alors, j'ai pris le chemin de ta peau. Je pouvais me couler dans tes bras, respirer doucement, tout doucement contre toi. Je pouvais te serrer contre mon torse, me laisser pénétrer par ta chaleur, ta présence. Elle rentrait en moi à travers les couches de pulls, de manteaux, de tendresse. Peu à peu tu étais venue habiter mon corps. Les nuits, surtout les nuits. Je me réveillais alors transi, au rebord de l'extase, le corps mêlé de sécrétions que j'aurais voulu garder secrètes au regard de ma mère. Et puis ce soir est venu. J'avais imaginé tant d'autres scénarii, plus doux, plus romantiques. Mais, dans mes films, la scène se terminait mal, s'empêtrant dans la gêne, le bégaiement, le fiasco... Dans mes clips, je m'imaginais devoir faire le chemin seul, comme un homme, être à la hauteur, assumer!

“Souviens-toi, c'est toi qui m'as guidé”

“Oui, j'avais aussi envie.”

“Mais, mais ce n'était pas que de l'envie!”

“Du désir alors?...”

“Si tu veux. Mais, n'est-ce pas le début, le début de...” Les mots restent à nouveau coincés dans ma gorge. Oh, poisse de mots qui ne veulent jamais franchir ce barrage qui m'engagerait vers toi!

“Justement, je ne sais pas. Le début? La fin? Un instant d'égarement? ”

“Oh, t'es trop injuste! Que te faut-il d'autre? Des preuves? Que je te dise que je t'aime? ”

“Oui!” dis-tu avec une jouissance triomphale. Et puis, plus douce: “Oui... mais avec des mots, des mots à toi!”

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Parle-moi encore

PETIT BONHOMME

Crois-tu, petit bonhomme, que tu m'apparus tel le beau chevalier blanc dans mon univers de princesse? C'était chez des amis. Tu causais. Trop intello et surtout trop séducteur. C'en était agaçant. Mais pourquoi devais-tu en remettre? Un peu de légèreté, un regard un peu moins appuyé aurait sans doute suffi. T'étais pas vraiment moche, mais je crains que, dans une Bamba, je ne t'eusse pas invité. Il y avait quelque chose de maladroit, de gauche dans tes essais de parades, comme un coup dans l'émail. C'est peut-être ça qui m'a rendue tendre. Faut-il qu'on vous sente fragile pour vous aimer?

Petit bonhomme, va!

Comme toutes les petites filles, j'ai grandi dans un rêve. Un rêve un peu fou d'un prince charmant qui viendrait m'embrasser. La vie n'aurait été qu'un sommeil ponctué d'un baiser. Un long baiser suivi de points de suspension... Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants.

Tu proposas de me reconduire, j'avais ma voiture. Sur la route, survint plusieurs fois ton visage parmi d'autres qui me fascinaient davantage. Cette insistance de la mémoire me mit en alerte. Ambivalente, j'oscillais entre l'exaspération et l'amusement. Sans doute est-ce à l'occasion de cette brèche que tu parvins à m'arracher un Rendez-vous.

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Petit bonhomme

Il y avait toujours quelque chose d'angoissant lors de ces rencontres improbables et j'exécrais le terme "Rendez-vous". Il évoquait davantage le viol et le pillage que la douce approche de deux barques l'une vers l'autre. Ah, bonhomme! Lors de cette invite, tu te montras tout aussi odieux que séducteur; je m'amusai beaucoup à te laisser mousser lentement, prête à t'abandonner, là sur la table, comme un verre de bière à peine entamé. Je n'en fis rien, fascinée par l'éclat que tu dissimulais derrière ton émail.

Tu me donnas la main. Elle était un peu rugueuse, mais elle resta là, bien sagement, sans s'encourir tout de suite sous mon chandail, ma jupe, mon bustier. J'aurais tant voulu que les fois suivantes tu ne fus point tant précipité. Mais, tu étais un homme! Je n'ai pas aimé non plus la petite chambre où tu nous calfeutras. Je rêvais de fleurs, et de fleurs je n'en vis que délavées sur le papier peint. Ton rêve n'était pas mon rêve...

Pourtant je te suivis.

J'attendis avec angoisse mes règles, malgré la délicate attention que tu avais mise pour nous protéger. Peut-être, ne les désirais-je pas tant que cela, mes règles. Tu m'aurais fait un bébé, j'aurais eu ce que je voulais et j'aurais pu t'oublier. Un bébé, je voyais bien ce que cela voulait dire, ça avait une forme, un goût, un poids. Je pouvais le porter. Je pouvais le faire rire, le faire pleurer... Mais, vivre avec quelqu'un?...

Je fus réglée.

Je me mis à tâtonner dans l'univers secret des hommes, leurs rêves de Femme, leurs fantasmes. Mille fois, mille fois je songeai à te quitter. Mais, chemin faisant, je découvris l'éclat dans l'émail. La fonte solide qui s'y cachait et qui me mettait en rage lorsque je m'y cognais. Mais fonte quand même. Fonte dont on fait les navires, les pylônes radios, les plates-formes en mer. Fonte qui fait voyager loin, très loin... Fonte dont on fait aussi les plats où frémissent longuement des mets dans un mélange subtil d'épices, de thym, de fenouil, de viandes rendues savoureuses par tant de patience. Fontes

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Parle-moi encore

qui soutiennent les toits arrondis des kiosques où nous dansions ivres de lumière et du désir fou de se posséder à même les planches. Tu pouvais me prendre maintenant. Oui, tu pouvais me prendre avec ton acier détrempé. Je n'avais plus peur de tes orages, de tes tempêtes. Au contraire tous les laminoirs de mes veines appelaient de leurs voeux la fonte incandescente de ton coeur. Et, lorsque tu me désirais, que tu me désirais vraiment, je n'avais plus honte de ton regard. Il était devenu un cadeau. Un cadeau où tu me voulais entière, libre, gourmande. Il ouvrait sauvagement des fenêtres venant d'un autre monde. Un monde que tu avais emmené avec toi pour l'amarrer à ma peau. Ma peau! Ah, ma peau souple, tendre, béante. Ma peau que j'avais tant détestée, qui n'entourait plus seulement le pays de mon corps. Ma peau qui te manquait depuis si longtemps pour rendre humain ton amas de ferraille, comme, longtemps, il m'avait manqué ta coque d'acier pour rentrer en Mère.

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Tu me manques

TU ME MANQUES

Tu me manques. Malgré le temps, tu me manques pour cette incomplétude de me sentir sans toi. Une sensation physique, douloureuse qui naît parfois dans mon ventre, là où nous enfantons et qui irradie le corps. Alors, je me tords, je me plie comme une ville en flamme, hurlant sous le napalm de ton absence.

Tu me manques.

Non pas à cause de ta peau, non pas à cause de ton sexe que tu exhibais avec une telle arrogance. Non, pas à cause de tout cela. Le manque de toi, juste toi.

Tu me manques d'une brûlure lente qui me consume et me fait buter contre les murs, les fenêtres, les façades, ivre d'une blessure sourde qui n'en finit pas de saigner. De saigner, comme des pertes au milieu d'une grossesse. Tu me manques, d'un royaume dont tu as effacé les routes avec ton départ.

Tu me manques et pourtant ce fut moi qui te mis dehors. Je savais que cela pouvait arriver. Je savais la tentation et la défaillance. Je m'attendais à cette éventualité. Et, lorsque je te surpris dans notre lit avec cette belle-de-jour, je ne sais ce qui me fit le plus mal: te voir avec une autre ou vous voir tous deux dans notre lit? Tu tentas de t'excuser. Tu eus beau me dire qu'elle ne comptait pas pour toi, que ce n'était rien, que “c'était juste physique!”. Tout en moi se révulsa à cette idée. C'est à partir de ce jour que je saigne, que je saigne de cette improbable grossesse que nous avions faite l'un vers l'autre et

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Parle-moi encore

qui m'avait réconciliée avec le monde des hommes. Loin d'être réconfortée, je me sentis trahie, trompée, bafouée, dans ce lent chemin que j'avais fait vers toi. Non, je ne connaissais pas les contes qu'on narre aux petits garçons. Non, je n'imaginais pas vos rêves de Femme, si ce n'est celles que me proposaient les magazines et qui me ressemblaient si peu. Non, je n'avais aucune idée de cet autre continent. Non, je ne savais rien de tout cela! Et pourtant, j'avais appris à t'aimer. J'espérais que, de ton côté, tu avais fait le même chemin et que désormais, sans amour, cela n'avait plus de sens pour toi. Mille fois, mille fois j'aurais préféré que tu me dises que tu l'aimes. Au moins, je ne me serais pas mise à douter de ton regard sur mon propre corps. A douter de tout autre regard empuanti de bave d'hyène. Ni les douches, ni les bains ne purent laver ma haine et mon dégoût.

Si tu savais. Si tu savais comme je t'en ai voulu. Oh, si tu savais combien j'aurais aimé avoir accepté de me déguiser dans la vamp de tes rêves et d'écraser avec rage tes parties charnues dont tu étais si fier et qui étaient si infidèles! J'aurais voulu avoir l'audace d'accepter avant, avant qu'il ne soit trop tard!

Qu'il m'en fallut du temps pour digérer ma colère et oser me dire que tu me manques!

Ne te trompe pas! Tu ne me manques pas parce que je suis une faible femme qui a besoin d'hommes et qui n'en trouve plus. Non! Oh, non! Des hommes, j'en ai rencontré, et chacun à leurs manières m'a fait découvrir un bout du paradis.

Tu me manques pour toi, pour ce que tu étais, même si tu restes un homme. Tu me manques pour me priver de la moitié des paysages, de la moitié des sensations, de la moitié des passions et des colères que nous avons vécues ensemble. Tu me manques de ne plus pouvoir partager avec toi ces instants de connivence, d'intimité secrète, de fragments d'indicible qui fait qu'un amour est différent d'un autre.

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Tu me manques

Non, je ne voudrais plus refaire ma vie avec toi. Je ne veux pas à tout prix renouer les cordons que le destin a défaits. Je n'attends plus de toi ces trois petits mots qui me faisaient frémir et qui si souvent nous restaient comme un chat dans la gorge. Non, tout ce que j'espère, c'est qu'un jour, au détour des chemins, nos regards se croisent à nouveau et, qu'à cet instant fugace et éphémère, tu te souviennes de cet espace plein que nous avons vécu ensemble, que tu ne le renies pas, que tu ne t'en détournes pas. Je ne te demanderai pas grand-chose, juste un éclat dans l'émail de tes yeux. Une petite lueur qui me dira que tu n'as pas oublié. Une flamme ou peut-être un mot comme ce difficile “Merci” si rêche et si nostalgique à la fois. Un mot, n'importe lequel, pourvu qu'il te ressemble! Un mot, qui bénisse le destin qui a croisé nos routes, malgré nos chemins aujourd'hui disjoints.

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Parle-moi encore

LE DESTIN

Elle n'aimait pas qu'il parle du destin. Le destin, pour elle, c'était des barrières qui se mettent en travers des chemins, des précipices sans ponts, des blessures qui ne se referment jamais. Elle n'aimait pas qu'il lui parle du destin.

Qu'est-ce qu'il en savait, lui, avec sa petite vie bourgeoise et quiète? Que savait-il des rêves brisés, des corps mutilés?

Sa vie à elle l'avait toujours précédée et, chaque fois qu'elle crut trouver sa voie, elle obliquait soudainement, se perdant dans les buissons. Alors, elle devait continuer à marcher, à marcher jusqu'au prochain sentier. Les sentiers devenaient chemins. Les chemins, routes. Pour s'arrêter soudain, barrées par un arbre renversé, un torrent infranchissable. Sans cesse déviée, sa vie n'était que pointillés.

Elle n'aimait pas qu'il lui parle du destin. Comme si le destin avait un sens! Non, ce n'était que herses qui empêchaient de vivre, pièges à loups qui se referment sur les chevilles.

Elle aurait voulu des enfants et les enfants n'étaient pas venus. Elle aurait voulu tant d'autres choses, mais ça, elle savait qu'elle l'aurait voulu. Vraiment voulu. La volonté était un barrage bien dérisoire face au destin!

Elle était jalouse. Jalouse de son don pour épouser sa vie. Elle lui en voulait de son orgueil, de cette façon de sourire en se gaussant d'elle,

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Le destin

de cette manière de se pavaner: " Regarde. Regarde, comme c'est facile! Y a qu'à se laisser aller"

Elle aussi, elle aurait bien voulu se laisser porter, cependant la vie ne l'entendait pas ainsi. Elle avait bien tenté de lire les cartes, de faire tourner les tables. Mais que lui avait apporté le fait de savoir que, dans d'autres existences, elle avait été princesse puis nonne dans un couvent perdu? Juste quelques grains de rêves et parfois un clin d'oeil entendu lorsque lui traversait l'idée de retourner au Carmel.

Elle était un peu injuste, car le destin lui avait fait rencontrer ses bras. Et ses bras lui faisaient oublier tous ces bouts de chemins, comme des morceaux d'étoffes décousues. Quoique, pas toujours. Elle aurait voulu que ses bras se contentent de l'envelopper, sans ces petites mains impatientes qui ne savent pas rester dans les siennes. Mais, elle avait fini par apprendre que les hommes sont ainsi et s'y était soumise.

On ne pouvait que se soumettre au destin, et ça la révoltait. Elle ne s'était jamais soumise à rien, à rien, surtout pas au destin!

Alors, elle n'aimait pas qu'il lui en parle. Qu'il lui en parle comme d'une chose que l'on pouvait appréhender, choisir, guider. Et surtout pas qu'il lui dise que ce qui lui avait été donné, cette vie, c'était d'habiter son corps!

Son corps, il était de trop! Trop grand, trop vite mûr, trop désirable pour qu'elle puisse habiter cette paillasse ensalivée du regard des autres. Son corps n'était qu'une écorce dans laquelle il fallait vivre et lui faisait regretter le Carmel.

Pourtant, elle aimait ses bras. Elle croyait se souvenir du temps où elle était princesse, de la foule enfiévrée qui l'entourait, des brocards tournoyant lors des bals, des mains qui prenaient les siennes pour y poser sur leurs bagues des baisers. Mais, à cette époque, il lui manquait des bras, des vrais bras dans lesquels se mouler. Et, qu'importe si aujourd'hui c'était des bras de manant, ils étaient vivants, tactiles, mouvants et elle en remerciait le destin.

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Parle-moi encore

Elle sourit. Pour une fois qu'elle remerciait le destin! Et, pourtant, elle ne le supportait pas. Elle ne supportait pas l'affront qu'il portait à sa volonté. Elle supportait moins encore lorsqu'il lui disait: "Mais, je suis les bras du destin!" Pour qui se prenait-il? De quelle imposture se parait-il? Ce n'était qu'un hasard. Un heureux hasard, certes, mais un hasard quand même. Comme une halte, une gare perdue, une oasis dans le désert.

Elle n'aimait pas qu'il lui parle du destin. Et elle ne voulut jamais rien entendre à ce sujet, jusqu'au jour où on la réveilla en pleine nuit: "Faites vite, avant qu'il ne soit trop tard!"

Et, il fut trop tard. Il gisait dans son lit. Il aurait peut-être voulu une main, mais elle savait qu'elle n'aurait pas pu être cette main-là. Elle avait trop peur. Trop peur de la mort. Alors, il avait remonté ses draps contre son cou, les avait triturés une dernière fois comme on ramasse des copeaux.

Il est si difficile de partir!

Il dormait maintenant. Il dormait du sommeil des absents, lui laissant le grand édredon sous lequel, si souvent, ils avaient traversé les nuits ensemble. Il dormait.

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Une main

UNE MAIN

“Un jour, je partirai.” dit-elle. Et elle scruta d'une interrogation secrète les yeux de l'infirmière. Allait-elle lui dire: “Mais à quoi tu penses, Mémé?”. Une fois de plus! D'ailleurs, elle n'aimait pas qu'elle l'appelle Mémé, qu'elle la tutoie. La garde-malade n'a rien dit.

“Un jour je partirai..." Voyant le regard gêné de sa fille, elle ne termina pas sa phrase, regarda par la fenêtre. Une maman tirait un enfant qui braillait. Il n'était pas d'accord, il trépignait de colère. Elle n'était pas d'accord, verte d'une rage impuissante. Elle aussi avait été comme ça: se battre avec la vie, se rebeller, en découdre avec les mots.

Maintenant elle savait qu'elle allait partir. Et personne ne voulait l'entendre.

Pourtant elle savait. Elle savait qu'elle devrait faire seule le chemin qui sépare les morts des vivants. Elle aurait voulu une main. Une main silencieuse, peut-être. Mais une main quand même. Une main qui ne se rebellerait pas contre son départ. Elle avait toujours eu horreur des départs. Elle n'aimait pas les larmes, l'émotion malsaine et engluée qui ne sait rien retenir. Elle préférait alors partir, partir en regardant droit devant.

"Un jour, je partirai." Depuis longtemps d'autres l'y avaient précédée et elle espérait secrètement les retrouver dans un puits d'or et de lumière. Mais, elle n'était pas sûre et elle aurait voulu des mitaines pour traverser ce long corridor d'où personne ne revient. Elle aurait voulu qu'on sache qu'elle avait vécu, qu'on sache qu'elle aussi avait

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Parle-moi encore

peur, comme tout le monde. Elle avait besoin de paroles, de paroles qui la protègent. Une voix ou une main qui lui dise "Vas! Vas-y, maintenant!" et qui la laisse partir.

"Un jour, je partirai." avait-elle dit au docteur qui avait fait "tetete" un index sur la bouche. Elle s'était tue.

Elle savait, maintenant, qu'elle devrait partir seule, que les vivants ne l'accompagneraient même pas jusqu'au lit de la dernière rivière. Ils allaient rester dans l'enceinte chaude de la ville, dans l'odeur quiète de leur cuisine qui sent la muscade et la cannelle. Une fois de plus, c'est elle qui devrait fermer la porte. Partir, discrètement, sans faire de bruit. Traverser une dernière fois les rues du village. Regarder une dernière fois la forêt. Se dévêtir une dernière fois. Rentrer seule au jardin des absents pour rejoindre le pays où elle espérait n'être plus jamais seule.

Elle n'aurait voulu qu'une main, rien qu'une main...

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Martha

MARTHA

"Tu te souviens, Martha?" lui dit la photo. Et elle aurait voulu répondre: "Oui, oui, je me souviens." Mais, la mémoire avait, depuis longtemps, égrené les souvenirs sur la grève du temps. Sa main trembla lorsqu'elle redéposa le cadre sur le guéridon.

Elle prit sa canne, caressa de ses doigts maigres le pommeau, traversa la pièce, alluma une lampe. Elle s'assit dans la cuisine, à côté de la corbeille de fruits. Une pêche, rouge, duveteuse l'appela et sa main s'approcha du fruit comme on caresse la tête d'un chat. Elle y appuya son pouce et son ongle blessa la peau qui saigna tout de suite. Non, elle n'avait pas oublié la saveur des pêches, ni celle des étés ensoleillés quand, avec Julien, ils couraient près de l'étang. Le canotier de paille, le bruit de la gaffe sur l'eau, les abeilles terrifiantes, des moments plus doux... plus doux... plus doux... Le souvenir s'était soudain dissous.

Lasse de courir après des franges de mémoire, elle se releva. Se dirigea vers le fauteuil, près de la fenêtre. Au passage la photo l'interrogea: " Tu te souviens, Martha? Tu te souviens?" Et elle regarda cette moustache argentée, un peu pointue, ces petits yeux noirs derrière des lunettes d'écaille, ces tempes grises. Mais la photo resta muette. Elle aurait voulu se souvenir. Se souvenir du son de sa voix, de la vraie couleur de ses yeux, celle qu'elle avait connue vivante, pulsatile, déjetant sa colère, froide, hostile, tendre, gourmande, irisée lors des moments de jouissance. Mais non, elle ne se souvenait pas. Les yeux de la photo l'interrogeaient, elle les interrogeait. En vain!

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Elle haussa les épaules, rajustant le châle de crochet noir, s'assit à la fenêtre. La foire s'était installée sur la place et un carrousel jaune et rouge faisait tournoyer des chevaux de bois qui virevoltaient au milieu des feuilles mortes. Un piano mécanique déversait une polka. Elle portait une longue robe verte serrée à la taille, il fumait des cigarettes de Virginie avec l'élégance racée d'un aristocrate. Elle lui avait tout de suite plu et ils avaient dansé toute la nuit. Un instant, elle sait encore la langueur des bras qui l'enlacent. Mais non, il n'y a personne dans son fauteuil vide. Comment était-ce encore? Elle a la vague impression que ce fut doux, très doux. Elle regarde leur grand lit. Elle n'a jamais voulu s'en défaire. Aujourd'hui encore, elle y met encore deux taies d'oreillers. Comme s'il allait revenir. Un jour. Un jour peut-être...

Cela fait si longtemps qu'elle dort seule. Ah oui, ça, elle s'en souvient: comment ses ronflements l'agaçaient, mais comment elle aimait aussi cette présence humaine, chaleureuse, sécurisante. Enfin, elle croit s'en souvenir. Cela fait si longtemps qu'elle dort seule.

On sonne. "T'en souviens-tu, Martha?" "Oui, que je m'en souviens. Je me souviens de mon coeur qui bat, de tes pas qui montent l'escalier. Trois étages. Trois étages. Dieu que c'est long pour me jeter dans tes bras!"

La sonnette s'impatiente. Elle se lève. Traverse la pièce. La photo l'observe. Elle détourne le regard. La tête de l'homme dans le cadre ne lui dit rien. Elle sait qu'elle devrait s'en souvenir et elle a honte. Elle regarde sa main crispée sur le pommeau, elle porte une bague avec un gros chaton jaune. Elle sait qu'elle y tient, elle lui rappelle un nom. Julien? Elle a horreur de cette lente montée de l'oubli qui envahit tout et ne laisse plus que de maigres lambeaux de lagune.

La sonnette trépigne: "Allô?"

- "C'est ton fils."

-"Qui?"

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Martha

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Parle-moi encore

CASABLANCA

“Rejoue-moi: Comme le temps passe! ” Des années s'étaient écoulées et c'est bien la seule chose qui n'avait pas vieilli. Il y avait un accent suranné à cette mélopée au piano, mais qu'importe, puisque plus de cinquante ans plus tard, tous les soirs, dans tous les hôtels du monde, le pianiste continuait à la jouer.

“Tu étais belle!” “Oui, j'étais belle, mais c'était en quarante-deux. Le noir et blanc a toujours rendu les femmes plus belles... Je suis, maintenant, devenue une vieille dame, et la voix chaude, envoûtante, de la jeune femme que j'étais, a laissé la place à celle d'une vieille sorcière qui braille comme un violon désaccordé.”

“Tu avais les joues si roses!” “Tu te trompes, ce n'était qu'un peu de fond de teint du temps où la couleur n'existait pas... Rejoue-moi: Comme le temps passe! ”

Et, dans le grand salon américain, il égrena le vieil air au piano. Il s'envolait doucement, flottant autour des meubles, des chandeliers comme des volutes. Doucement, avec un brin de nostalgie. Ah, Casablanca! Ce film lui avait longtemps collé à la peau...

“Tu te souviens comme tes yeux brillaient dans la scène où tu revoyais ton amour?” “Bien sûr que je me souviens, mais ce n'était que de la belladone et je n'aime pas que tu parles toujours de moi à l'imparfait. Je suis, peut-être, une vieille femme, toute ratatinée, à la voix éraillée, mais mes yeux brillent toujours autant!”

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Casablanca“Excuse-moi.” “Ce n'est rien. Continue à jouer cet air qui me poursuit.”

“"On a beau vieillir, le coeur ne vieillit pas, lui. Il te faudrait des yeux aussi âgés que les miens pour deviner à travers ces joues parcheminées, la jeune actrice que j'étais. La deviner et la désirer encore. Tu verras, tu découvriras un jour que cette vieille carcasse a toujours besoin de caresses. Plus les mêmes. Plus celles fiévreuses et pressées d'antan. Non, des mains chaudes et calmes qui vous disent: tu es restée la même!”

“Alors, rejoue-moi Comme le temps passe.”

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Parle-moi encore

IBN MALEK

"Passer le temps?" voila la question qui préoccupait Ibn Malek en ce premier jour de l'Egir.

Il s'était installé dans le grand divan au milieu de poufs qu'il avait fait venir de Cordoue. De soieries damassées tombaient en tourbillonnant. Il avait claqué dans ses mains. Aïcha s'était immédiatement approchée. Le front baissé, les mains croisées sur la poitrine, elle avait attendu cachée derrière son tchador, humble, presque invisible, l'effluve d'une eau de rose mélangée à des essences plus musquées.

"Un bosquet divulgue les secrets du jardin, les fleurs en sont la bouche et la brise, la langue"

Ibn Hafâga

Il ne l'avait pas regardée. Il sied mal de regarder une femme, hors intimité. Il avait juste eu un geste rapide du bout des doigts que des occidentaux auraient pris pour de l'impatience. Mais, au contraire, c'était un petit signe affectueux qui, si nous devions le traduire, aurait pu dire: "Va! Va donc me préparer mille choses exquises, des 'fanfreluches alanguies de la Mère Salih', des 'doigts de Zénobie', du 'pain de veuve', des 'bouchées du juge'1. Va et régale-moi de ce divin matin! Et, déjà, il se réjouissait du petit déjeuner, attendant avec ferveur les 'doigts de Zénobie': la semoule qui se défait dans la bouche, laissant s'épandre le miel et l'eau de fleurs d'orangers, la

1 Pâtisseries et douceurs orientales citées dans les Mille et Une Nuits.

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Ibn Malek

cannelle s'exhalant alors doucement dans le palais comme des pétales de nénuphar.

Passer le temps?

Ce n'était pourtant pas l'oisiveté qui l'égorgeait. Entre les affaires de son palais, celle de son royaume, il y avait surtout les innombrables clepsydres2 et sabliers à retourner. Bien sûr, son rang lui permettait quelques aides, mais il surveillait d'un cérémonial presque religieux ces opérations. En effet, il descendait d'Aroun El Rachid et, depuis des temps séculaires, la question du temps avait transfixié la lignée, de génération en génération. Sans doute, n'était-ce pas par hasard si son aïeul en avait offert une à Charlemagne.

Passer le temps?

Oh, il savait qu'on ne passe pas le temps comme on passe le thé à travers une passoire. Et, d'ailleurs, qu'aurait-il dû considérer comme temps: les scories retenues par l'étamine ou le liquide dans le verre? De plus, il préférait de loin le café qu'il faisait venir de Moka et la saveur exquise, un peu pointue, poivrée, des graines de cardamonne qu'il jetait dans le marc pour l'épicer.

Passer le temps?

D'autres s'y étaient essayés en devenant célèbres, par des conquêtes, des ouvrages d'érudition qui sommeillaient dans les pinacothèques d'Alexandrie ou de Constantinople. Mais, il n'avait pas l'âme d'un conquérant et il était trop poète pour écrire des magisters d'astrologie ou de philosophie. Et puis surtout, surtout, toutes ces actions, toutes ces oeuvres ne permettaient pas de maîtriser le temps. Le temps ne semblait jamais n'en faire qu'à sa tête, diffluent, élastique, non-congruent avec ce qu'il pouvait vivre.

Passer le temps?

2 Clepsydre: Horloge à eau

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Parle-moi encore

Lui revint, à ce moment, le souvenir de cette jeune américaine si étrange et si différente de lui. Rebelle sur des détails si évidents à sa culture. Elle sentait le savon, un savon mousseux qui évoquait la rose et les lilas. Un savon qui rendait la peau si douce. Le temps était alors tout à la fois immobile et fulgurant. Il ne sut pas. Il ne sut pas combien de temps, combien de jours cela dura? Il eut l'impression d'être emporté sur des étoffes de Mossoul, oublieux de ces petites boîtes à mesurer le temps. Combien de temps dura leur idylle: des jours, des nuits, des jours, encore des nuits? Jusqu'au moment où elle lui annonça le plus merveilleux des présents et le plus atroce des messages: "Je pars. Je pars avec le cadeau du Roi!"

Passer le temps?

Il se demandait bien comment il allait passer le temps. Huit heures de Boeing jusqu'à Londres et puis combien de temps encore après? Pourtant l'hôtesse était tout de suite venue chercher Ben lorsqu'il avait débarqué. Londres. Le vol de l'American Airway. Une vague inquiétude l'avait étreint lorsqu'il avait emprunté le long boyau qui relie l'avion à l'aéroport. Il avait bien mis en évidence, sur son torse, la pochette qui l'identifiait. Dieu que le temps lui avait semblé long dans ce couloir sinistre à la lumière blême. L'hôtesse l'avait emmené directement à l'Admiral Club qui servait de salon aux premières classes. Elle lui avait offert un grand verre de Coca, mais il s'y était rapidement ennuyé. Après avoir joué une partie de Game-Boy, il se souvint de la carte que sa mère avait demandé d'envoyer: "Comme le temps me semblera long sans toi, ma prune!" avait-elle dit.

Il n'avait pas bien compris. Il avait l'impression que pour les adultes le temps ne pouvait jamais être long. Il les voyait affairés, pressés, stressés: "Allez, dépêche-toi!" "Mais, qu'est-ce que j'ai fait pour avoir un empoté pareil?" Il s'appliqua, trouvant difficile d'écrire sur un espace sans ligne. Et, pour se donner du courage, il puisa dans le paquet de candies que sa mère lui avait donné.

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Ibn Malek

Il écrivit d'une écriture ronde et aussi régulière qu'il le put: "Mom. La montre que tu m'as donnée, elle est drôle. Il est écrit 23:30 alors qu'ici les horloges disent 07:30. Je suis fatigué. Est-il vrai que tu dors alors qu'ici les gens se lèvent?"

Le devoir terminé, il le glissa dans une enveloppe où l'adresse de sa mère avait été au préalable copiée. Ensuite, il se mit en quête d'un timbre et d'une boîte aux lettres, qu'il ne trouva pas. Dépité, il retourna s'asseoir à l'Admiral Club, rangea la carte dans son sac mauve en forme de dinosaure. Il n'eut plus qu'à attendre le vol pour les Emirats. Attendre. Attendre que le temps passe.

"C'est d'une bouche que j'aspire pour me désaltérer et de boire me donne soif."

Ibn al Rûni

Des bouches, il en avait connu. Non seulement celle de l'américaine, mais aussi celles des femmes qui babillaient dans le Harem. Il aimait les regarder à travers les jalousies qui surplombaient le bassin du hammam. Il aimait leurs poitrines mutines qui pointaient en défiant le temps avec arrogance. Il aimait leurs courbes mouvantes comme les roseaux.

"Ô taille parfaite que la tienneSi je la compare aux rameaux flexibles et tendres, je te calomnie, chargeant ma conscience d'une faute impardonnable.Car le rameau n'a de beauté que s'il est revêtu de feuilles, tandis que tu n'es belle que dans la plus entière nudité."

Les Mille et Une Nuits

Il aimait bien leur grâce déhanchée au bord de la piscine, cette manière de marcher sur des socques pour effrayer les Ifrites3. Il

3 Ifrite: Djinn féminin, généralement ailé, particulièrement doué de malice.

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Parle-moi encore

aimait surtout le temps qu'elles lui donnaient. Ce temps qui avait un goût d'éternité.

Passer le temps?

Il avait réuni autour de lui son astrologue, l'Imman et son médecin: un philosophe-poète, ingénieur spécialisé dans l'étude des trous. Il s'appelait Abdelhamid. C'était un être brillant. Il avait facilement mis au point des trous inutiles, une méthode cartographique pour retrouver les trous perdus, mais n'était jamais parvenu à mettre au point le trou transportable.

Pas de chance pour Ben, le nez contre l'écran géant, il ne comprenait rien au film qui y était projeté. De plus, on avait placé à côté de lui un homme si épais qu'il semblait dégouliner hors de son siège comme un vieux cierge. Il contempla longuement l'espèce de cétacé qui lui servait de voisin. Celui-ci jouait avec les pistaches distribuées par l'hôtesse. Secouant sa main, où il les avait emprisonnées comme des dés de poker, il jetait régulièrement l'une d'entre elles en l'air, essayant de la rattraper en vol en tirant la langue. Piètre joueur de basket! Mais, quelle ne fut sa surprise, lorsque allant aux toilettes, il constata que tout l'avion s'était adonné à ce même jeu frénétique. L'image d'une machine à Pop-Corn soudainement devenue folle lui traversa l'esprit. Est-ce ainsi que les grands passent le temps?

"Regarde cette pomme: elle a choisi deux couleurs pour les mélanger; eh! ne dirait-on pas que la joue de l'amante s'est collée à la joue du Bien-Aimé?

Les Mille et Une Nuits

"A-t-elle choisi?" interrogea Ibn Malek? "A-t-elle choisi, ou est-on choisi?" Le silence fut très lourd et personne n'osa répondre. "Servez-vous! Servez-vous!" dit-il pour détendre l'atmosphère. Il leur tendit un plat de loukoums finement poudrés, moelleux évoquant tour à tour les cynorrhodons4, les pistaches et les faînes.

4 Cynnorhodon: fruit du rosier

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Ibn Malek

C'est l'Imman qui prit la parole le premier, la bouche encore pleine, mastiquant la friandise collant entre ses dents: "Pour sûr, on est choisi, puisque tout est écrit!" "Ce sont des paroles de sage, s'écria Ibn Malek, de sage érudit. Et, pour ton érudition, je t'invite à goûter du plat de pièces d'or. Tu peux en prendre tant que ta bouche pourra en contenir." Mais, l'Imman, trop gourmand, s'étouffa et, tandis que Aïcha donnait des ordres aux domestiques pour faire enlever le corps, il eut une parole de commisération: "Cela devait être écrit!". Et, il ajouta: "Salue ton Maître!5 "

Plus personne n'osa parler, le silence se fit pesant, le temps semblant soudain être tombé en avarice, égrenant les secondes avec une parcimonie proche de la constipation.

Sur le tarmac aussi, le temps s'était immobilisé. Ben descendit de la passerelle et ce n'est ni la limousine de nacre, ni les hommes en djellabas blanches avec des Kalatchnikov sur le dos qui le rassura. Avait-il choisi, lui? Pourtant, c'était son père et il n'avait pas dit non. Il n'avait pas dit non à sa mère, lorsqu'il la vit si heureuse de l'invitation. Mais, il ne connaissait pas son père. Quelques cartes postales et, surtout, son regard ému lorsqu'elle parlait de lui. Il l'imaginait vieux, très vieux, et il se demandait ce qu'ils pourraient partager en commun, en commun avec cet homme venu d'un autre temps.

Choisir?

Choisir avant que le temps ne soit passé. Combien de fois n'avait-il pas choisi trop tard, le temps glissant, à ce moment-là, entre ses doigts de sultan comme les rubis, les améthystes, les opales de son coffre à trésor?

5 Salam Malekkum

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Parle-moi encore

"J'avais nourri le désir de voir celui que j'aime et voilà que, devant lui, je suis restée muette, incapable de commander ni à ma langue, ni à mon regard.Combien de discours j'aurais pu prononcer qui étaient prêts dans mon coeur!Mais, pas un seul mot n'a pu franchir la barrière de mes lèvres closes."

Les Mille et Une Nuits

Ibn Malek aurait pu en dire autant des femmes qu'il avait rencontrées. Pourquoi donc, à ces moments, la salive ne vient-elle que trop tard? Quand le temps est passé...

C'est à ce moment que Ben fit irruption dans le grand divan, déchaussant ses baskets d'un revers de talon, les déjetant là où elles aboutirent. Bien peu protocolaire, pensa Ibn Malek, mais l'important fut que sa mère lui ait appris qu'ici l'on se déchausse, sans imaginer un seul instant qu'il eut agi simplement parce qu'il avait envie de se promener pieds nus. Il apprécia moins, lorsqu'il jeta son sac à travers la pièce, manquant de renverser le plateau de dattes, et fut complètement soufflé lorsque, sans y être invité, il s'affala sur un pouf et lui demanda: "Alors, t'as à boire? J'ai soif!". Sa première réaction fut de s'irriter, mais en même temps il lui remémora sa mère. Cette façon cavalière et enjouée de vouloir tout, tout de suite, ce ton nasillard qui évoquait la guimauve, cette ingénuité à dire tout haut ce qu'elle aurait dû murmurer tout bas. Il se souvint du grand frisson d'air frais qu'elle avait apporté à sa vie et lui sourit.

"Eh, Dad, où est-ce qu'elle est ta piscine?" "Mais, on va bientôt servir le repas, il faut déplier tes bagages, te préparer..." "J'ai pas faim. Bien assez mangé dans l'avion!"

Leurs regards se croisèrent. C'était la première fois. C'était la première fois, mais ce ne fut pas comme au cinéma, fondants dans les bras l'un de l'autre dans une émotion sirupeuse et gluante. Non. Pas comme au cinéma. Cependant, il vit distinctement qu'il avait les

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Ibn Malek

mêmes yeux que les siens. Des yeux gris, brillants, qui savaient ce qu'ils voulaient.

Ben recula un peu. Il n'avait l'habitude que des yeux de sa mère qui étaient bruns et doux. Mais, il se refusa à baisser le visage. Ibn Malek, de son côté, vit dans ces yeux d'enfants des yeux d'hommes. Des yeux qui pouvaient soutenir son regard. Des yeux d'un fils. Et s'approchant de lui pour l'accolade il murmura : "Ibn"

"Tout doucement recommencez votre subtile, votre céleste mélodie.Au point du jour parlez pour les amants sans vous lasser de ce langage secret"

Bahar

Cent fois, Ibn Malek avait entendu le rossignol chanter à l'aube, cent fois il ne l'avait pas écouté, trop pressé de retourner les sabliers et d'emplir les clepsydres dans une folle déraison à vouloir maîtriser le temps. Et voilà que son fils l'interrogeait. L'interrogeait toujours, avec une tendre insistance cette fois: "Où est-ce qu'elle est ta piscine?"

Que de temps perdu!

Que de temps perdu, sans voir passer les secondes, à chercher les heures et le sens du temps!

"Lève-toi, nous avons l'éternité pour dormir!"Omar Kayam.

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Parle-moi encore

LE MERLE

L’air s’était figé dès le matin, sous un soleil de limace gluante. Tôt, au réveil, il avait perçu les relents fades et poivrés des géraniums. Mais, tout avait très vite basculé dans une fulgurante immobilité. Seule la chaleur bavait sur les toits, sur les murs, sur les corps.

Comme tous les matins, il avait pris son café. Un petit café, vif, emporté, véhément comme une Italienne énamourée. Longtemps, il avait humé sa chevelure drue, caressé sa peau brûlante, goûté le creux épicé de ses oreilles. Comme tous les matins, il avait pris le temps pour son cérémonial amoureux.

Comme tous les matins, il était descendu vers les huit heures et la clameur de la ville l’avait giflé en pleine rue. Tout n’était que chuchoteries grasses de pneumatiques, grognements lascifs de moteurs, crissements aigus de coutils froissés par des pas pressés.

Comme tous les matins, il était rentré dans cet océan pulsatile de bruits, de cris et de klaxons. Il avait marché jusqu’à l’arrêt du bus, au bord de l’ennui, lorsqu’une odeur de freesia et de feuilles de thé le cloua sur place.

Elle était derrière lui, à un mètre ou deux, tenant probablement un porte-documents en cuir dont il percevait le couinement caractéristique. Mais, surtout, il ressentit l’étreinte presque douloureuse de sa poitrine et le rythme précipité du sang martelant son crâne. Tous ces bruits du corps qui signent que le coeur tombe en ravissement.

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Le merle

Ah, le coeur: le moindre brimborion le met en chamade! L’effluve d’un parfum, la chaleur trouble d’un corps qui vous frôle, le velouté d’une voix comme la tête d’un chat... Et, d’être ainsi baratté, sa peau tout entière se mit à ruisseler dans la torpeur moite du matin.

C’était la première fois qu’elle venait là. La première fois et peut-être la dernière. Et il avait beau se répéter cela, il n’osa pas se retourner et lui faire face.

Comme tous les matins, il s’était assis devant son téléphone, à côté de Rosalie. Depuis plusieurs années, il était à l’écoute de la détresse humaine. Lent exercice de funambule sur la corde de la voix. Il fallait savoir écouter l’inflexion de la douleur, lui prendre la main, la garder le plus longtemps possible jusqu’à ce qu’elle se détache d’elle-même.

Soudain, le téléphone sonna une alerte. Il n’aimait pas cet instant qui sépare le cri de la sonnerie et les premiers balbutiements. Tout pouvait se passer; surtout qu’on ne parle pas. Alors, il fallait ramener le noyé à la surface, le porter à bras le corps, le temps qu’il respire dans l’univers des mots. Mais parfois, il raccrochait avant d’avoir émis le moindre son, charrié par ses propres tourbillons...

« Allô? ». L’entrée en matière était toujours de très mauvais goût pour quelqu’un qui se noie. A la respiration il avait déjà reconnu que c’était une femme. Elle avait allumé une cigarette pour se donner du courage ou de la contenance. Petit bâton blanc auquel on s’agrippe, comme un aveugle à sa canne, mais qui décompte les secondes comme une mèche avant le déclic du combiné qu’on redépose. Il faut qu’elle parle avant la fin de sa cigarette, pensa-t-il, sinon la communication sera grillée.

« Allô? » répéta-t-il. « Je vous écoute... » Il était toujours prudent lorsqu’il prononçait cette deuxième phrase. Pour beaucoup, elle était magique. Alors, tendaient-ils leurs mains hors de l’écoutille. Il

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Parle-moi encore

suffisait, à cet instant, de les agripper et de les hisser sur le pont. Pour d’autres, au contraire, elle rendait l’atmosphère plus lourde. S’ils avaient pu articuler quelque chose, ils auraient dit que c’était justement parler qui était devenu impossible parce qu' il n’y avait plus de mots pour narrer l’indicible ou parce que les mots étaient devenus si lourds qu’ils les portaient comme des boulets autour de leur cou. Pour ceux-là, la phrase était mortelle. Très vite, il les entendait agonir et très vite il fallait les rattraper avant le ‘tuut-tuut-tut’ de la communication coupée. Il fallait, alors, plonger dans l’eau glacée avant qu’ils n’aient le temps de prendre leur couteau et de couper le filin qui le reliait à lui. Plonger, avec un grand sac de mots, pour les emmailloter, au plus vite, d’onguents tièdes et les ramener sur la rive.

« Allô », dit-elle, « ça ne va pas... ». Malgré le silence qui suivit, il murmura intérieurement un ‘ouf’ de soulagement, prit son mouchoir, s’essuya le front qui perlait de sueur. Il suffisait, maintenant, de remonter les mots, un par un, avec patience.

« Qu’est-ce qui ne va pas? » Hésitante, elle bredouilla sa vie en noir, avec de grands blancs, à la limite du tolérable. « Avant, dit-elle, tout était lumineux. Il y avait des fleurs partout, je voyais la vie en rose. » Elle lui parla de ses enfants qui, avant, étaient des torrents de montagne, même bruyants leur impétuosité la faisait vivre. Elle parla de son mari qui, avant, était un Havre. Combien elle aimait, en ce temps-là, ses grands bras l’entourer quand elle franchissait le chenal. Combien, aussi, dans ce lointain passé, elle avait aimé ses assauts lors des promenades intérieures où il ouvrait, une par une, les portes de ses jardins secrets. « Même ça, ne m’intéresse plus!... Ici, tout est gris. C’est l’hiver!... Je suis devenu un merle noir! » Et elle se mit à sangloter. Longuement...

Il reprit: « Mais, les merles ne sont pas noirs! »

Eberluée, elle interjeta: « Ne vous foutez pas de moi! »

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Le merle

« Si, si », dit-il, « je vous assure; les merles ne sont pas noirs. Ils ne sont noirs que le jour, quand ils se taisent. Mais le matin, très tôt, quand il fait encore nuit et qu’ils appellent l’aube de leurs chants, ils ne sont pas noirs. Au contraire, ils sont roses avec des queues mauves et des huppes dorées... Et, quand ils se mettent tous à chanter, le ciel s’embrase tout entier. C’est pour ça que le soleil se lève... »

Il y eut un grand silence. Il attendit. Le silence, il connaissait. C’était toujours un moment pénible où tout pouvait basculer. Mais il savait, aussi, qu’on ne touchait pas impunément au silence, sous peine d’assassiner la magie de la source qui cherche à sourdre entre deux pierres.

« C’est gentil, ce que vous venez de dire là », dit-elle rêveuse. Elle avait rallumé une cigarette. « D’accord pour rester merle », dit-elle,  « ... si l’aube revient un jour! ». Il ne lui laissa pas le temps de sombrer à nouveau dans sa mélancolie: « Et, vous, qu’est que vous croyez? ». « Je ne sais pas... Je ne sais plus.» murmura-t-elle. « Comment pourrait-elle revenir, l’aube? », insista-t-il. Il y eut de nouveau un grand silence, mais moins oppressant que les précédents. Il l’entendait réfléchir. Hésitante, elle s’enquit: « Vous croyez que je pourrais la faire revenir? Qu’il suffirait que je chante? ». Elle avait ramené de son nadir une petite flamme vivante, frémissante, précieuse et elle la humait doucement, imprégnant tout son être de ce fragile espoir.

« Merci. », dit-elle. Et elle raccrocha.

Rosalie ne lui laissa pas le temps de souffler: « Tu ne crois pas que tu exagères un peu? » C’était leur habitude d’écouter ce que l’autre répondait et de donner leur avis. Façon de ne pas être seul à seul avec le poids des secrets. « Poétique, c’était, ton histoire de merle, mais tu pousses le bouchon un peu loin. Tu ne devrais pas t'avancer dans des comparaisons aussi hasardeuses! Surtout toi!  Des merles roses et mauves! Et puis quoi encore?»

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Parle-moi encore

Cette remarque eut le goût de le faire bondir: « Mais, qu’est-ce tu en sais des couleurs, toi? Tu les appréhendes comme une effeuilleuse de magazines, une zappeuse de télé, avec du bleu qui est du bleu et du jaune du jaune! Que sais-tu du blanc? Celui qu’on étreint lorsqu’on embrasse une mariée, quand le tulle de sa robe glisse sur le taffetas de satin et que l’on enfouit sa tête profondément dans sa chevelure piquetée de jasmin! Et le vert? En connais-tu toutes les nuances? Depuis celle un peu sucrée et molle d’une allée de tilleul près d’un étang jusqu’à celle vive, enivrante, d’une pelouse que l’on vient de tondre?... »

La journée s’écoula avec ses alarmes, ses incendies de forêt, ses puits profonds où des bébés pleurent, ses coins désertiques où l’on ne parvient plus à crier tant la gorge est sèche.

Et, comme tous les soirs, il avait quitté le petit local empestant les relents de cigarillos.

Comme tous les soirs, il avait retrouvé les grands espaces de l’air au seuil du crépuscule. Le soleil qui vient poser ses doigts sur le front, sur les joues, sur les lèvres. L’odeur des tuiles de la ville qui se tortillent sur les toits comme des adolescentes sur une plage.

Comme tous les soirs, il avait traversé ce corps chanci par la transpiration des benzines, pulpeux à cause des marchands de quatre-saisons et leurs étalages de tomates et de melons, déchiré de cris d’enfants jouant au football. Il avait longé les façades dont les pierres avaient gardé la chaleur vive de la lumière. Et, parfois, il avait humé l’odeur d’un dîner qu’on commençait à préparer.

Comme tous les soirs, il avait attendu à l’arrêt du bus, au milieu du froissement immobile des autres passagers en attente. Soudain, il remarqua le parfum qu’il avait capté le matin. Et, son coeur se remit à battre comme une machine à vapeur. Les bielles cognaient ses tempes, à la limite de l’évanouissement. S'évanouir! Peut-être, le

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Le merle

désirait-il secrètement afin qu’elle le prenne dans ses bras. Durant la journée le parfum avait évolué. La pointe de freesia s’était estompée, laissant subsister le lit de feuilles de thé qui croustillait maintenant comme une forêt d’automne. Derrière était apparu un fond plus suave, évoquant les raisins secs, la vanille...

Allait-il se retourner? Mais les ‘putti’ facétieux ne cessaient d’enfourner du charbon dans la chaudière. Qu’aurait-il dit? « Mademoiselle, je vous connais! » Elle aurait répondu: « Mais, moi, je ne vous connais pas. » « Si, si, on se connaît, depuis ce matin! » Et elle aurait ri. Alors, tout aurait été possible... Mais, comment dire une telle chose lorsqu’on est devenu une locomotive folle, roulant à toute allure sur les rails du destin, chuintant, déversant sur le ballast de l’eau brûlante, répandant de grandes panachures de fumée blanche, déchirant le paysage du cri strident du sifflet? Dire quelque chose! Vite, avant qu’il ne soit trop tard!

Et, il allait se retourner, avaler sa salive, lui adresser la parole, lorsque le bus interposa, entre eux, l’éructation âcre de son diesel. Il eut du mal à entendre, sous le ronronnement bruyant du moteur, le tic-tac rapide de la canne qui devait le guider.

C’est alors qu’il sentit qu’elle lui prenait le bras: « Je peux vous aider? »...

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Parle-moi encore

MADELEINE

"Tu viens?" avait dit Madeleine. Elle avait un petit nez retroussé, entouré de joues très pâles qui jouaient aux rosiers.

"Tu viens?" Elle lui tendait les bras. Elle semblait si heureuse de le voir!

Il avait passé l'après-midi dans l'herbe à profiter de l'ombre généreuse du noisetier. Vers les quatre heures, elle était sortie de la véranda, avec sa jupe bleue. "Tu viens?" avait-elle jeté de sa voix aigüe, un peu nasillarde, qu'il connaissait bien maintenant.

Il hésita un instant, groggy par une sieste trop longue, les membres ankylosés. Mais, il se releva quand même et se dirigea vers elle, heureux qu'elle l'appelle.

Elle s'était accroupie et il s'assit près d'elle. "Tu sais que je t'aime?" dit-elle, en lui caressant la tête. Il adorait son regard quand elle parlait ainsi, il avait quelque chose qui évoquait les col-verts lorsqu'ils s'envolent dans les roseaux, un froissement soyeux, fugitif.

"Tu viens?" Et, sans attendre, elle s'était relevée et avait commencé à courir. C'était son jeu favori et il en connaissait les règles maintenant. Il savait, il savait qu'il devait lui laisser une certaine avance et puis déchaîner toute la puissance de ses muscles pour la rattraper. Il savait aussi qu'au moment de la rejoindre, elle allait brutalement changer de direction, qu'une fois de plus il déraperait dans l'herbe en voulant freiner et que cela la ferait bien rire.

"Viens! Viens!" lança-t-elle. Et il se banda tout entier, telle une flèche qui vole vers sa cible. Elle attendait. Elle attendait qu'il soit prêt à la rejoindre et une fois de plus s'écartait en riant. Cela faisait, dans le jardin, des grelots, des libellules suspendues dans l'air qu'il essayait d'attraper.

Et puis, après avoir bien couru, elle s'effondrerait dans l'herbe et il viendrait s'étendre près d'elle. Il aimait bien ce moment, ses pommettes violacées, ses joues fiévreuses, l'odeur un peu acidulée de sa peau qui rappelle les foins coupés, son coeur qui bat très fort sous son chemisier. Elle aimait bien qu'il se mette sur elle, de tout son

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Madeleine

poids, comme s'il la terrassait. Elle gloussait, les yeux mi-clos. "Tu me chatouilles! Il faudrait te raser, tu sais. Tout raser!" Et ça la faisait rire. Il connaissait la rengaine, se contentant de rester sur elle encore haletant des courses folles.

Ces moments où il pouvait sentir la chaleur de son corps étaient trop fugaces. Bien vite, Madeleine, la capricieuse, se réveillait. "Allez! Bouge-toi de là! T'es trop lourd!" Et il savait qu'il devait s'écarter. Elle allait se lever, rentrer à la maison. Il irait s'étendre dans le divan, tandis qu'elle s'assoirait près de lui en regardant la télévision. Il n'allait pas bouger, la tête à portée de sa main. L'air distraite, elle partagerait le paquet de chips avec lui, tout en fourrageant dans sa toison. De temps en temps, au milieu du film elle se lèverait pour aller aux toilettes, lui pour aller boire un peu d'eau. Parfois, elle était émue, le prenait dans ses bras, laissait son doigt courir sur son nez, l'embrassait: "Tu sais que t'es beau?" disait-elle comme si elle faisait une blague. Mais elle le pensait vraiment. Il sentait bien qu'elle le pensait vraiment. Ça se sent. Ça se sent à cette petite odeur poivrée qui signe le plaisir. Quand elle mentait, il le sentait aussi, elle dégageait alors une odeur schisteuse et froide comme une tourbe noire.

La télévision, il n'aimait pas trop. Ça le faisait somnoler. Il était plutôt du genre peau-peau. Alors, quand Madeleine se levait et que le film était fini, il était toujours le premier en haut de l'escalier.

Mais, avant de se retrouver ensemble dans le grand lit, Madeleine faisait toujours, longuement sa toilette. Elle le laissait entrer, cela faisait si longtemps qu'ils étaient intimes. Ce qu'il aimait surtout, c'était d'aller humer sa petite truffe rousse qui évoquait les fougères, l'humus, les sous-bois! Mais, elle, elle n'aimait pas trop ça. "Pas ça! disait-elle. Pas ça! Laisse-moi! Qu'est-ce que tu es mal éduqué!". Et, comme il ne voulait pas se montrer importun, il retournait l'attendre dans le hall.

Enfin, il y avait le moment où elle pénétrait dans sa chambre, allumait la lumière, se retournait: "Tu viens?" disait-elle en mettant un doigt sur sa bouche. Il fallait toujours qu'elle insiste. Ça, c'était son jeu à lui. En tout cas, elle ne pourrait pas dire qu'elle n'avait pas voulu. Il avait beau la connaître, il se sentait encore timide, timide comme au premier jour. Il aimait la chaleur de son corps, ses longs doigts fins qui la caressent, l'odeur musquée de ses aisselles, tant d'autres choses qui, sauf la décence, faisaient frétiller sa queue. Alors, pour masquer sa joie et sa gêne, il faisait le clown: sautant sur le grand lit, occupant toute la largeur de l'édredon, pour qu'elle lui dise en essayant de s'y glisser: "Allez, laisse-moi une petite place, Balthazar!"

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Parle-moi encore

UNE PETITE PLACE

Elle avait vingt ans et cela faisait pas mal de temps qu'ils vivaient ensemble. Enfin, elle aurait voulu qu'ils habitent ensemble une petite place, une petite place bien au chaud.

Comme de coutume, elle avait eu du retard. Elle ne s'en était pas inquiétée. Pas tout de suite. Mais cela faisait deux mois, maintenant.

Au cours de ces longs jours, de ces longues nuits, elle avait oscillé entre l'effroi et la jouissance secrète. Mais elle avait quand même fini par poser ses mains sur son ventre.

Une petite place.

Il ne bougeait pas. Pas encore. Mais elle savait qu'il allait grandir, son ventre s'arrondir et, qu'orgueilleuse, elle le porterait en avant pour que tout le monde le voie.

En attendant, elle lui parlait tout bas. Tout bas, avec ses doigts.

Et il avait dit: "Non!"

Elle voulut s'enfuir, loin, très loin. Au pays d'où on ne revient jamais. Elle lui en voulut de cette rature au bas de leur parchemin. Il lui avait dit: "Non"

Il lui avait dit “Non”, mais c'est elle qui se rendit à la clinique. C'est elle qui prit rendez-vous. C'est elle qui répondit à l'interview de l'infirmière. C'est elle qui subit tous les examens un à un. C'est elle!

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Une petite place

Et elle dut tout entendre, aussi. Jusqu'au bout. La sonde qui la suce, le magma qui se précipite dans la cloche et puis, surtout, le bruit de son ventre vide.

Une petite place.

Et, malgré d'autres hommes, d'autres enfants, elle porte toujours dans son ventre une poche de silence.

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Parle-moi encore

LES BULLES

Des petites bulles de silences. Des petites bulles de silence qui faisaient pétiller sa vie. Des petites bulles bien rondes, qui volaient comme celles de savon. Elle s'attendait toujours à qu'elles éclatent, laissant s'échapper un mot, une onomatopée. Eh non! Juste un gargouillis qui produisait d'autres bulles au sommet de sa bouche. Alors, elle prenait un mouchoir pour effacer d'un geste tendre le filet de salive qui coulait sur ses joues. Elle aimait bien poser son doigt sur ses lèvres, caresser l'arête vive, juste sous le nez, là où l'ange avait posé son doigt à la naissance, laissé son empreinte. “Chut!” Que devait-il déjà taire, lui qui ne connaissait rien à la vie, sauf une petite place bien chaude où ils avaient vécu ensemble?

Elle le prit dans ses bras, posant sa tête sur son épaule, à cet endroit où se mélangent l'odeur sûre des aisselles et la fraîcheur florale qu'elle avait mise sur son cou. Une odeur lointaine, recouverte par celle de ses vêtements qui, à cette heure du jour, sentait les poireaux, les carottes au thym, les lardons braisés. Elle caressa son crâne presque dégarni tandis qu'il bavait, les yeux mi-clos. Elle ne savait pas qu'elle lui donnait le goût de la manger. Non, elle ne savait pas qu'elle en faisait un anthropophage et que, plus tard, quand elle lui préparerait des panades il croirait la dévorer.

Des petites bulles de silence qui regardaient ses doigts, l'anneau doré qui y brillait et qu'il essayait d'attraper. Mais, son corps obéissait mal et très vite il s'énervait, se mettant à brailler. “Ah petit bonhomme, tu es déjà comme les hommes, impatient, brouillon, désordonné!” Et, elle le lui donnait, son doigt. Elle le faisait glisser

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Les bulles

dans ses quenottes qui se refermaient tout de suite sur lui, le portant à la bouche pour le manger. Mais, ce n'était pas ça qu'il voulait. Son doigt n'avait ni la saveur, ni le goût, de son épaule. Il voulait tout: l'odeur de lessive fraîche un peu piquante, celle plus lourde et sucrée des choux rouges, mais, aussi, celle plus musquée du parfum qu'il chercherait toute sa vie chez les autres femmes, celle de sa peau.

Il se mit à pleurer, mécontent de ce qu'elle lui offrait. De grosses larmes rondes jaillirent. Il cria plus fort, exprimant avec véhémence son refus. Une odeur verte, acide, marécageuse, emplit soudain la pièce.

“Ah non! Je viens de te changer!” Mais, sa colère tomba tout de suite et elle le coucha sur le dressoir.

Il avait déjà oublié, barbotant pendant qu'elle étendait le lait sur son ventre, ses petites couilles roses, le creux de ses reins. Elle ne savait pas non plus qu'elle lui donnait le goût des caresses. Que plus tard, bien plus tard, quand il serait un homme, il fondrait devant une petite main habile, la chaleur d'une bouche, une caresse douce et insistante. Il ne se souviendrait plus de rien, comme il ne se rappelerait plus du doigt de l'ange posé sur ses lèvres. Juste que c'est bon et qu'il a l'impression de toucher à la marge du bonheur. Alors, il ouvrira ses yeux, prenant le menton de sa compagne et donnera un nom à ce qu'il ressent... Peut-être... S'il ose le dire...

Elle le retourna, embrassant ses fesses de sumo: “Oh là là, qu'est-ce que tu en feras souffrir des jolis coeurs!” Et, elle se mit à rire. Et lui, aussi. Il ne savait pas pourquoi il riait, mais tout devenait tellement doux alors. Cela faisait des petites bulles, des petites bulles comme des feux d'artifice, des pétards en face de ses grandes bulles muettes.

Elle le rhabilla et il n'aimait pas ça... En fait, il ne savait pas ce qu'il aimait ou ce qu'il n'aimait pas, mais il se remémorait que parfois, sortant du bain, elle le prenait dans le grand lit. Il aimait la sensation chaude et lisse de la peau contre sa peau, l'odeur fade et légèrement

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Parle-moi encore

parfumée des huiles, l'opposition vive entre l'abdomen souple dans lequel ses poignets s'enfonçaient et la dureté des côtes que ses ongles minuscules pouvaient griffer, la sensation ferme des bras, des cuisses qu'il pouvait sucer et celle plus molle, presque doucereuse, de ses seins. Et, ils ne savaient ni l'un ni l'autre que, chacun de leur côté, ils rechercheraient toujours cette impression-là.

Il ne savait rien. Pour le moment, sa vie était pleine. Pleine de choses qu'il découvrait parce qu'on les lui donnait. Pleine de goût, pleine de voix, pleine d'odeurs. Il ne savait pas encore, qu'un jour, tout cela lui manquerait.

Elle ne savait pas non plus que, désormais, elle guêterait cette sensation-là chez les hommes. Jusqu'à présent, elle les avait aimés pour leur côté robuste, debout, enfiévré. Elle avait l'impression qu'ils lui avaient donné ce qu'elle pouvait attendre d'eux et c'était bien ainsi. Ils étaient vivants, tactiles, prévisibles et c'est tout ce qu'elle demandait. Tout ce qu'elle demandait, jusqu'à maintenant! D'ici quelques semaines, quelques mois, quand tout cela sera fini, arrivera-t-il à me donner cette tendresse?

Il s'était tu, regardant sa mère rêveuse et, lorsqu'elle tourna son visage vers lui, il se mit à babiller heureux. “Sois la bienvenue, maman! Sois la bienvenue dans mon regard!” Elle lui sourit, fixant ces petites bulles de silence qui la contemplaient.

Le silence, elle n'aimait pas. Jusqu'à ce jour, le silence avait quelque chose d'hostile, de froid, de lourd. Il lui rappelait son père, son incapacité à lire le regard de ce dernier, à y lire qu'il l'aimait. Alors, elle aurait voulu des mots plutôt que le silence. Pas de grandes tirades, pas des explications. Oh, non! Les explications, ça il savait donner. Non, un mot, un mot tendre, comme l'ont fait les hommes plus tard: “Ma biche”, “Bonjour beauté!”, “Bonjour princesse!”

Et elle interrogeait ces grandes bulles rondes qui la fixaient, se demandant comment il serait plus grand. Quel genre d'homme il

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Les bulles

allait devenir? Dans un vertigineux tourbillon, il eut soudain vingt ans. Il est là, au milieu du salon, un peu engoncé: “Maman, c'est Stéphanie.” Et, elle sait ce que cela veut dire. Elle sait. Elle sait qu'il part. Soudain elle a mal, elle a mal d'avance. Ses yeux s'embuent et lui aussi, à côté d'elle, se met à pleurer. Il ne sait rien de ces grands yeux verts, tout comme elle ne sait pas qu'elle emplit ces bulles de silence du bruit de sa vie.

Elle essuie ses larmes, puis les siennes aussi, lui murmurant: “T'as de beaux yeux, tu sais!”

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Parle-moi encore

MARTIN

Il avait des petits yeux bruns, Martin. Du monde, il ne connaissait pas grand-chose: les sirènes des bateaux, là-bas, sur le fleuve qui saluent les départs, les retours; le bruit des trains qui montent dans la nuit; les pas dans le gravier devant la maison.

Il avait des petits yeux bruns, Martin. Il connaissait mieux les cris de son compagnon de lit, la respiration de son corps endormi, ses bouderies qui le jettent sur le sol, ses doigts qui collent et charrient des odeurs molles de cacao, de mangues sucrées et, parfois, celles résineuses, âcres, fétides, des chiens sauvages.

Il avait des petits yeux bruns, Martin. Il connaissait surtout ses chagrins, ses larmes chaudes qui coulent comme des cascades, les sanglots étranglés. Alors, il le serrait de ses bras trop courts, pour le protéger, l’envelopper, le bercer, emmailloter cet appel douloureux et muet qui n’affleure jamais.

Il avait des petits yeux bruns, Martin.

Et voilà, qu’au milieu de la nuit, sa mère le réveille: “Viens, viens vite, il faut partir.” Il sort de son rêve, il a encore envie de dormir, il a froid malgré la torpeur moite de la mousson. “Non, non, il faut se lever.” Elle le secoue, il sent qu’elle lui enfile un peignoir en molleton. Elle est pressée, l’arrache du lit. Martin tombe et le regarde fixement, avec ses yeux graves, tandis qu’il le voit partir. Non, il tire la main de sa mère, elle retient sa manche, il s’échappe, agrippe Martin tandis qu’elle le happe à nouveau, le pousse. Ils déboulent l’escalier, traversent le salon éteint où dort sa grosse auto

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Martin

bleue. Mais ils n’ont pas le temps. Elle sent qu’il s’arrête, hésite, se penche. « Non. » dit-elle d’une voix étonnement ferme.

Il a des petits yeux bruns, Martin. Il ne comprend pas ce qui leur arrive. Pourquoi la voiture attend devant la porte? Pourquoi son père démarre si vite? Pourquoi il ne semble pas se soucier des nids de poules sur la route de terre qui mène à l’aéroport? Pourquoi il y a tant de monde? Pourquoi le hall de l'aérogare n’est même pas allumé?

Il a des petits yeux bruns, Martin. Des petits yeux bruns luisants, presque transparents qui contrastent avec les siens embués, hagards où se lit distinctement l’incompréhension mais aussi l’émerveillement. Il ne partage pas avec eux la même peur et la même agitation. Non, il contemple le vieux Douglas qui brille sur le tarmac. Avec la foule silencieuse, il se dirige vers ce ventre doux, monte la passerelle en regardant un peu perdu cette grande bouche chaude et dorée dans laquelle ils vont entrer. Au moment de la franchir, il comprend qu'ils vont partir. Vraiment partir. Pour toujours...

Soudain, couvrant le silence de la nuit, il entend distinctement des raffales qui éclatent du côté du cimetière, des boules de feu qui explosent derrière les frangipaniers. L'avion, sans attendre son reste, met en marche les moteurs, crachant des nuages bleutés au milieu d'assourdissantes pettarades. Sur la passerelle tout le monde se précipite, le pousse. Ils ont peur. Il voit la peur sur les visages et il s'arrête, paralysé. Il voudrait crier, mais il ne peut pas. Seuls ses yeux hurlent, aggrandis par un effroi qu'il ne connaît pas. L'hôtesse lui prend la main. L'assied près de sa mère. Lui dit de rester sage. Elle sent la vanille...

Tout à la fois nerveux et rassuré, il se calfeutre dans le siège de l'avion, le regard un peu vide, caresse Martin, lui sourit: ils sont ensemble!

Il a des petits yeux bruns, Martin.

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Parle-moi encore

Elle a des grands yeux verts, sa mère. Des grands yeux verts qui ne regardent nulle part. Ou plutôt si, elle regarde par le hublot qui donne sur la nuit. Elle regarde très loin, par delà la forêt tropicale, par delà les montagnes qui l'ourle, plus loin, là-bas. Elle pleure. “Maman, pourquoi tu pleures? ” Il le voit bien, son père est dans l’avion, son frère aussi. Tout le monde est sauf, maman. Tout le monde est sauf, même Martin!

Il a des petits yeux bruns, Martin, des petits yeux bruns qui voudraient parler, qui voudraient parler à ces grands yeux verts qui se taisent et pensent à ce petit carré de terre qu’on n’emporte jamais. Ce petit carré de terre qu’elle doit abandonner aujourd’hui.

Il a des petits yeux bruns, Martin, et lui aussi. Il le regarde, embarrassé. Il la sent la tristesse de sa mère et Martin qui la sent également, fourre sa truffe sur son cou. Il se doute qu’il ne s’agit ni de la maison, ni du jardin qui l'entourre. Et, tout petit garçon qu’il est, il ne voudrait pas penser à cet autre jardin où dorment les absents.

Elle a de grands yeux verts, sa mère et elle regarde toujours par le hublot. Il lui touche le bras, elle se retourne, elle a toujours le regard empli du regard des absents. Alors, il prend Martin; "Tiens!” dit-il, lui tendant son ours. Il a des petits yeux bruns, Martin, des petits yeux qui luisent et sont brûlants. Elle regarde le petit garçon assis à côté d'elle, carresse son crâne à rebrousse poils, lui sourit. Elle a de grands yeux verts qui brillent et sont vivants!

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Le week-end

LE WEEK-END

Dix ans, tu avais dix ans.

Comme tous les matins, les yeux un peu glauques, tu étais descendu dans ton pyjama de flanelle. Comme un automate, tu t'étais assis, attendant ton bol de lait, les céréales, le cacao fumant. Alors, tu t'éveillais. “Maman!” disais-tu, tendant tes joues encore chaudes de la nuit. Tes narines frémissaient au-dessus du chocolat, tandis que tu t'enroulais dans mes bras qui glissaient sur tes épaules.

Dix ans, dix ans déjà.

"J'peux jouer à la Nintendo en attendant Papa?” m'avais-tu demandé. “Va d'abord t'habiller pendant que je prépare tes bagages.” Et, tu t'étais dirigé vers ta chambre, renâclant un peu des pantoufles, bougonnant entre tes dents de n'avoir pas cédé immédiatement à ton caprice. Comme pour me donner tort, tu t'habillas vite, très vite, enfilant, sans y prêter attention, le T'Shirt vert que je t'avais rapporté de Paris, le gros pull de laine blanche, le jeans tant usé que mille fois j'avais menacé de jeter. Tant de détails, qu'au cours du temps j'ai bien eu le temps de ressasser.

Dix ans, dix ans déjà!

“Maman, maman, viens voir comment je suis fort!” Et, j'avais interrompu le lent pliage des vêtements dans la valise. C'était toujours un moment un peu douloureux, où mon coeur de mère se pinçait à l'évocation de ton absence, fut-elle aussi brève que celle d'un week-end. Je m'étais assise à côté de toi, à la fois contrariée

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Parle-moi encore

dans mon activité et à la fois heureuse de ce petit bout d'homme qui me faisait partager ses joies, sa fierté. Même si ta fierté me faisait un peu sourire. Tes points dans une course de voiture ou dans un combat contre des loubards me semblaient bien dérisoires à côté de la réalité de ma vie. Mais, qu'importe, c'était ta vie. Et, dans ces instants-là, je goûtais ta joie, tes yeux qui pétillaient, la chaleur tendre de ton corps contre le mien, cette odeur enfantine que dégageait ta peau et qui évoquait le lait chaud et le miel.

Dix ans, dix ans déjà.

Ton père avait sonné. Tout se passa très vite, dans cette atmosphère glacée et tendue des séparations. Sur le seuil, je lui tendis ta valise, tout en te criant; “N'oublie pas ton cartable!” Tu étais heureux de partir et j'étais jalouse de ton bonheur, de ce bonheur que tu ne partageais pas avec moi, mais avec celui que j'avais aimé un jour. “A demain!” me dis-tu, tendant ta joue à mon baiser. Elle était fraîche et douce, empourprée du plaisir du départ.

Je t'ai observé par la fenêtre monter dans la voiture, discutant avec ton père, insouciant du regard qui te guettait. Tu m'avais déjà oubliée, trop heureux des retrouvailles. Et, tout comme les autres week-ends, j'avais laissé retomber les rideaux, emplie soudain d'une sensation de vide. Pour ne pas me laisser abattre, je m'étais précipitée sur des tâches quotidiennes: ranger la vaisselle, ordonner ta chambre, faire ton lit qui gardait encore ton odeur. Mille choses auxquelles l'on se raccroche quand les projets font défaut.

Dix ans, dix ans déjà.

Le dimanche soir, je t'avais attendu. Depuis longtemps, tu aurais dû être de retour. Inquiète, je n'osais pas quitter la maison, dans l'espoir qu'un coup de fil ne me rassure. J'errais, pressentant ce qui allait arriver, allant de la fenêtre où je levais le rideau, à la cuisine où mijotait ton plat favori: de la langue avec une purée de pomme de terre. Oh, combien de fois, ne m'assis-je pas près du téléphone, allant jusqu'à prier pour qu'il sonne. Mais, il resta muet. Et, ce silence était encore plus oppressant que ton absence. Vers les dix

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Le week-end

heures, je n'y tins plus et, me rendant à l'appartement où tu devais être avec ton père, je pris connaissance du désastre. Du désastre qui allait habiter dix ans de ma vie.

L'appartement était vide. Et, sur les carreaux noirs où l'on avait déjà enlevé les rideaux, des affiches indiquaient: “à louer". Oh, comment te dire le sol qui se dérobe sous mes pieds, lorsque je vis cette raie obscure parsemée de petites annonces? Comment te dire mon ventre qui crie et se révolte qu'on t'enlève à moi? Moi, qui t'avait porté! Comment te dire le silence?

Mais, je me suis battue. Battue pour retrouver ta trace. De cette force intérieure qu'avait la petite fille rebelle qui vivait toujours en moi, de cette rage de mère qui te voulait à moi. Il m'importait peu qu'on me dise possessive. Je te voulais. Je te voulais tout à moi. Je te voulais présent et j'étais prête à mordre quiconque m'empêcherait de te retrouver. Et je t'ai retrouvé, même si ta famille me disait ne t'avoir jamais vu. Je savais, je savais qu'ils me mentaient et leurs mensonges renforçaient la hargne de mon combat.

Dix ans. Dix ans qu'il m'a fallu.

Et, après dix ans, tu me reviens. Amère victoire, peut-être, car tu me reviens adulte et cela fera toujours dix ans de perdus, sans toi. Mais, victoire quand même, car tantôt tu seras là, près de moi. Oh, pas pour longtemps. Le temps d'un week-end. Mais tu reviens quand même. Et, je t'attends derrière la porte des douanes, portant sur le coeur un écriteau avec ton nom. Tu m'as bien envoyé une photo, mais j'ai tant peur que tu ne me reconnaisses pas. La porte glisse. Est-ce toi? Non, pas encore. Et le suivant? Oh, mon coeur qui bat. Qui bat si fort. Mon coeur qui a peur, une fois de plus, d'être déçu. Combien de fois ne m'a-t-on pas annoncé ton retour? Combien de fois n'a-t-il pas été annulé? Combien de fois n'ai-je pas attendu à l'aéroport, en vain. Et j'ai peur. J'ai peur qu'une fois de plus je ne doive arpenter la salle des pas perdus, ulcérée par les bras des retrouvailles alors que les miens restent éperdument vides de toi.

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Parle-moi encore

La porte s'ouvre encore. Un jeune homme basané interroge les visages qui attendent. C'est toi! Oui, c'est toi! Je sais que c'est toi! Et, je me précipite pour t'embrasser. Tu regardes l'air interrogatif cette petite femme qui s'approche. J'aurais dû garder mon carton. Mais, plus j'avance, plus je vois ton regard qui s'écarquille. Le doute s'efface. Une lueur surgit, grandit, explose. “Maman!” dis-tu, en me prenant dans tes bras. ”Oh, maman, comme tu m'as manqué!” Et, je te sens contre mon corps. Tu as changé mon fils. Tu dégages, maintenant, une odeur d'homme. Une odeur tannée entre le brou de noix et le cumin. Je me sens si petite dans tes bras. Et, c'est moi maintenant qui me laisse m'envelopper, heureuse, heureuse de ta présence, sanglotant ces deux mots que j'ai tant de fois murmurés dans ma solitude: “Mon fils!”

Dix ans. Dix ans d'attente.

Dix ans pour te serrer dans mes bras! Ne sachant que dire, j'articule, à tout hasard, certaine de ton plaisir: “Je t'ai fait de la langue”. Je t'ai fait de la langue, comme si tu étais parti hier et que rien ne s'était passé. Mais, tu me regardes, l'air un peu surpris, l'air de me demander ce que cela veut dire. Il faut bien m'en rendre compte, tu as oublié et nous nous devrons réapprendre une autre langue. Je te montre les photos. Ah, ces photos que j'ai mille fois regardées. Bien sûr, tu es heureux de te revoir. Bien sûr tout se renoue en toi. Mais je vois bien que tu as grandi, que tu as changé. Tu te retrouves, mais moi je ne te retrouve pas. Et, c'est comme si on t'arrachait une seconde fois à moi. J'aspirais à des retrouvailles et je sais, maintenant, que je devrai me contenter d'une rencontre!

Dix ans, dix ans de ta vie que tu auras tissée sans moi.

Et, tu pars déjà. Tu m'étreins devant la porte des douanes. Je ne peux m'empêcher de te demander: “Tu reviendras?” Tu t'écartes de moi. Tes yeux pétillent avec un petit air narquois qui se moque de mes craintes, un petit air narquois que je ne connaissais pas, et tu me dis en riant: “ Jamais! Plus jamais!”

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Le week-end

A mon air défait, tu te rends compte que tu as été trop loin. “Mais... Mais, je blaguais maman, je blaguais!” Je sais que tu ne blaguais qu'à moitié.

Combien de temps nous faudra-t-il pour recoudre le temps perdu?

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Parle-moi encore

NE RIS PAS!

Je sais, tu ne crois ni aux elfes, ni aux muses, ni aux anges. Ce ne sont là que terribles vagabondages pour un esprit désoeuvré. Et, je ne te demande pas de les croire. Je ne te demande pas de les aimer. Il suffirait, peut-être, de fermer les yeux et commencer à t'écouter.

Ne ris pas!

Je sais, tu ne crois qu'aux choses humaines, aux objets qui trébuchent, qui tombent dans tes mains, sans jamais te douter qu'ils proviennent d'ailleurs. Non, je ne te demande pas de me croire, je ne te demande pas de me suivre, je te demande de m'aimer. Il suffirait, peut-être, de fermer les yeux et me laisser t'embrasser.

Ne ris pas!

Je sais, tu ne parles que d'argent, accordant de la valeur à ce qui est rare ou volumineux. Et, tu regardes avec passion des petits chiffres ronds qui s'accumulent sur tes feuilles de papier. Pourquoi, t'es-tu mis à les croire, t'es-tu mis à les aimer? Il suffirait, peut-être, de fermer les yeux et te mettre à rêver.

Ne ris pas!

Je sais, tu ne veux pas m'entendre quand je te dis que ces bouts de papiers ne sont pas plus réels que mes chimères. Ce ne sont que valeurs que les hommes ont données aux choses tangibles et les font frissonner. Non, toutes les pépites du monde, les diadèmes de

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Ne ris pas

reines, les diamants bleus, ne me feront pas oublier que, pour une perle sauvage, j'ai enchâssé mon coeur.

Ne ris pas!

Ne ris pas, si je te parle de cet autre monde qui me pénètre et viens poser ses doigts sur cet espace intérieur qui est en dehors de moi. Tu sais, je ne crois ni aux elfes, ni aux muses, ni aux anges. Je ne fais que les sentir et tâcher d'en parler.

Ne ris pas!

Ne ris pas, si je te dis qu'en dehors de nous il y a un espace qui inspire, que nous ne maîtrisons pas et nous fait respirer. Ce n'est sans doute pas par hasard, qu'au premier homme un nom fut donné qui désigne le souffle.

Ne ris pas!

Non, je ne suis pas devin. Non, je ne suis pas martienne. Je ne viens pas d'ailleurs. Je ne suis qu'une femme qui t'a ouvert son coeur pour venir y jouer. Et, que dans ces jeux-là, où tu pénètres mon corps, tu y trouves le bonheur.

Ne ris pas!

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Parle-moi encore

LE TITANIC

Né sur un bateau, il avait grandi se laissant emporter où le timonier le décidait. La vie coulait autour de lui tantôt insouciante, tantôt profonde, parfois tumultueuse. Il aimait s'asseoir à la poupe de son vaisseau, regardant les remous qu'il créait à son passage, les franges d'écume qui donnaient de la saveur aux souvenirs, les mouettes plaintives qui tournoyaient laissant une déchirure à la place du coeur.

Il aurait pu devenir comme son père. Mais, très vite, il avait abandonné l'idée de devenir commissaire-priseur, commissaire-priseur en souvenirs. Non il n'avait nulle envie de thésauriser les chromos et les vieilles lettres, le bric-à-brac des anecdotes, les petits sacs de rancoeurs, les vieilles horloges du bonheur. Il avait cependant gardé une certaine tendresse pour les boîtes à bisous. Mais, à part ces objets somme toute très personnels, il n'avait pas l'âme d'un collectionneur. De quoi avait-il l'âme d'ailleurs? Ce que lui enseignaient les livres et ses précepteurs le confondait d'ennui et les paysages du monde lui paraissaient d'une monotonie singulière.

Bien sûr, il y avait la saison des croisières, les jolies estivantes qui babillaient sur les ponts dans de minuscules maillots de couleurs vives, leurs peaux fraîches qui roucoulaient sous les draps, les robes de strass qui se pavanaient dans la grande salle à manger. Mais des passagères quand même.

Alors, pour s'échapper des coursives il avait décidé de devenir devin.

Il avait commencé par la météo. C'était ce qui lui semblait le plus utile en pleine mer. Mais, il se montra peu doué. Non pas que ses

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Le devin

prévisions fussent plus mauvaises que celles des autres, mais assez rapidement comprit il que le temps n'en ferait qu'à sa tête et que, d'essence rebelle, il passerait sa vie à le contrarier. Il eut plus de succès en cartomancie, mais se lassa très vite de l'aigreur acide et des regrets poisseux des consultantes. La plupart du temps il ne s'agissait que de communiquer avec ces chers disparus ou de poursuivre un mari d'une jalousie convulsive. Non, la seule question qui l'intéressait, n'intéressait personne: réussir sa vie.

Des réussites, il en avait vu. Surtout celles de son père qui n'arrêtait pas de trébucher sur celles-ci dans le salon des premières. Cette obstination proche du bégaiement à rapprocher la dame du valet, le valet du dix, piochant parfois dans la main du destin; cette même éructation rageuse, sans cesse répétée, lorsque d'un revers de main il rejetait les cartes: "Encore ratée!"

Ah, réussir sa vie!

A force d'arpenter les ponts, l'idée lui vint de visiter la timonerie. Et, sur le divan de l'analyste, qu'il payait très cher, il découvrit des machineries sophistiquées, des ordinateurs extraordinaires, mais pas le moindre capitaine. Ahuri, il s'était retourné vers le thérapeute qui, d'un air sévère, s'était contenté de dire: "continuez!"

Continuer! Continuer! Oui, il avait retenu la phrase du chat d'Alice: "Peu importe le chemin que vous prendrez, pourvu seulement que vous marchiez assez longtemps!"

Il sombra, alors, dans une dépression profonde, invectivant les cieux de l'inanité des choses humaines. Et pourtant, durant tout ce temps, le vaisseau poursuivit son cap. Il fut surpris de découvrir comment il avait évité les hauts fonds, les récifs de corail, les typhons dévastateurs. C'est alors qu'une idée le treversa: il savait où il allait. Il ne savait pas exactement où, mais il savait. Assez, pour ne pas être une coquille ballottée sur les creux et les sommets des vagues. La vie lui apparut comme bridge. Si les cartes arrivaient par hasard, l'important était la main et les plis déjà sur le tapis. Avec un peu de mémoire, un brin de sagacité, plus elles tombaient, plus il était

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Parle-moi encore

possible d'anticiper. Devenir devin et réussir sa vie n'étaient somme toute qu'une question de temps!

Mû par l'envie soudaine de mettre en application sa trouvaille, il se dirigea vers le casino dont l'enseigne clignotait sur le pont. La croupière l'attendait comme à l'accoutumée, avenante, désirable, quelque peu perverse. “Un Jack Daniels comme d'habitude?” Et, faisant un clin d'oeil au barman, elle prit le soin de glisser sous le verre un petit napperon de papier afin que son humidité n'abîme pas l'acajou de la table de jeu. Le temps était très mauvais et le navire dansait le tango. Il proposa une partie de Black Jack. Il aimait le froissement des cartes que l'on brasse, les longs doigts fins et agiles de la croupière qui virevoltent comme des mésanges, le bruit sourd du paquet dans la boîte de bois, le chuintement de la carte que l'on tire comme une étoffe qui se déchire. Deux! Encore une: Neuf! Le coeur qui se met à battre, les tempes à s'humidifier, cette exquise sensation du risque que l'on prend: Black Jack! Ouf! Encore? Oui, encore. Trois fois. Trois fois qu'elle le laissa gagner, essuyant la moiteur des ses paumes entre chaque partie avec un petit mouchoir. Et si vous jouiez sérieusement? Sérieusement? Vous voulez dire pour de l'argent? Non, dit-elle avec le sourire le plus angélique qui soit, pour de la vie!

Il s'éveilla en sueur sur sa couche, monta sur le pont, prit les jumelles et regarda l'horizon. Il plaçait maintenant l'argent des autres, prédisait les faillites, pressentait les affaires juteuses. Le métier de devin lui allait comme un gant, en tout cas à en juger par l'épaisseur de son portefeuille et les regards envieux de ses partenaires: “Lui, il a réussi!”

Il haussa des épaules. S'ils savaient que ses jumelles n'étaient que kaléidoscopes dont il aimait secouer les cristaux! Tel un enfant, il ne se lassait pas de regarder ces étoiles multicolores et symétriques qui égaiyaient sa vie.

Il redescendit au casino. L'avenante croupière était là et lui offrit, suivant son habitude, un Bourbon sur glace. Il sourit, songeant que

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Le devin

le nom de croupière allait à ravir à cette charmante créature. “Alors, on devient sérieux?” dit-elle, terminant sa phrase par un adorable cul de poule. Depuis le premier jour, il était tombé en ravissement devant sa bouche rouge, luisante, charnue. Pensant à elle, il misa tout sur le rouge alors qu'elle annonçait: “Faites vos jeux! Rien ne va plus!” Il y eut ensuite les petits bruits secs de la boule qui tréssaute dans la roulette, comme un collier soudainement défilé: “Rouge!” “La chance du débutant” lança-t-elle avec un petit rire brillant, tandis que sa robe glissait sur ses chevilles. Il en fut très surpris, ne parvenant plus à comprendre ce qu'elle voulait dire par 'sérieusement', surtout au vu de l'ensemble coquin et évocateur qu'elle portait maintenant. N'eut-ce été les convenances, il l'aurait bien basculée immédiatement sur la table à jouer mélangeant les tulles noirs au tapis vert et aux bois rougeoyants. “Noir” dit-il. “Vous avez tort” “Oh non que je n'ai pas tort!” “Si!” Et, la petite bille repartit sautiller sur les arrêtes de la roulette, comme un long chapelet qu'on égrène. “Noir!” “Vous voyez que j'avais raison.” “Peut-être”, dit-elle dégrafant son corsage et laissant apparaître la créature la plus divine qui lui ait été donné à voir. Lui jetant son bustier au visage, elle ne put cependant s'empêcher d'ajouter: “Mais vous avez tort, quand même!” Emerveillé par la nacre de sa peau, le côté unique de cette révélation, il misa tout sur le un. “Ne faites pas cela!” dit-elle d'une voix plaintive, tandis que ses bras tentaient de cacher une poitrine qu'elle avait généreuse. Mais, il s'obstina. “Tant pis.” dit-elle. Et la bille, une fois de plus dévala les encoignures de la roulette comme des perles déboulant un escalier: “Un!” dit-elle. “Vous voyez!” “Oui, je vois.” dit-elle, l'air presque désolée, tandis qu'elle se débarrassait du mince morceau de tulle qui lui restait. “Et maintenant, que voulez-vous de plus?” s'enquit-elle les yeux presque larmoyants. En guise de réponse, il se déshabilla, exhibant un membre qu'il avait, par ailleurs, remarquablement fourni. “Vous êtes sûr?” “Oh, oui! Oui! Vous voyez bien combien je vous désire!” “Oui, en effet! Et qu'annoncez-vous avec vela?” Il fut très surpris, la regarda l'air quelque peu ahuri. “Une grande flush, peut-être?” dit-elle flatant du bout de l'index l'orgueil de son anatomie. Comme il ne répondait pas, elle se montra plus précise, plus convaincante aussi.

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Parle-moi encore

“Un brelan, alors?” Il ne savait plus quoi dire, sombrant peu à peu sous tant de volupté. - Drôle de destin pour un navire! - “Même pas une petite suite de coeur?” Ouvrant les yeux qu'il avait clos jusqu'alors pour mieux jouir, il apperçut, mais un peu tard, son sourire. Un étrange petit sourire. Il se dressait devant lui, froid, luisant, un rien cynique, bordé d'une rangée d'icebergs menaçants!

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Ces chers disparus

CES CHERS DISPARUS

Lorsque son père lui annonça que désormais son grand-père reposerait en paix, il n'en fut guère surpris. Que faisait-il d'autre sinon ronfler pendant ses siestes et dormir le reste du temps? Ce fut une grande délivrance. Mère-grand n'imposa plus le silence et il ne quitta plus sa chambre.

Il fut plus affligé lorsque son père le prévint que sa mère était partie. Quoiqu'il ne comprit pas son air contrit et mortuaire, cette langueur malsaine qui le poussa à semer des photos un peu partout dans la maison. A l'école, il y en avait d'autres dont les parents avaient divorcé; la vie ne s'était pas arrêtée pour autant. Au contraire, cela faisait deux anniversaires, deux Saint-Nicolas, deux Noël! Le pied quoi! D'autant que la Mère directrice lui avait dit qu'elle était partie pour rejoindre le Seigneur. Alors, vous imaginez les cadeaux qu'il allait recevoir! Maman avec un seigneur!... Enfin, il les attendait toujours ses cadeaux. Longtemps, il lui en voulut.

Mais alors, quand il apprit que tante Agathe les avait quittés inopinément, il éclata de rire. Il ne comprit pas pourquoi il reçut une taloche pour manque de respect. Vous imaginez, tant Agathe, avec sa chaise roulante faire la malle de son home qui pue la pisse et le désinfectant? Ils n'avaient pas dû courir derrière elle bien longtemps. Il bénit cependant tante Agathe qui le délivra des visites dominicales.

La disparition d'oncle Jérome, l'étonna davantage. Vu son volume, il se demanda comment il avait pu ainsi disparaître. Néanmoins, il dut

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Parle-moi encore

bien se rendre à l'évidence lorsque son père l'emmena vider l'appartement.

Il lui fallut longtemps pour se repérer dans ces contresens. Il apprit cependant à porter le même visage morose lors des cérémonies funèbres, plus pour éviter le courroux de son père et le regard désapprobateur du cortège que parce qu'il y comprenait quelque chose.

Jusqu'au jour de ses cinquante ans, où il fut terrassé par un infarctus. Tout le monde le crut perdu. Comme si on pouvait se perdre dans son destin. Il n'y a qu'un seul destin et le sien le ramena à la vie.

Convalescent, il éprouva beaucoup de plaisir à s'immerger dans un roman sur le Grand Voyage et fut très intrigué de deviner un accent de réprobation dans les yeux de l'infirmière: "N'est-ce pas un peu morbide de lire un livre pareil après ce qui vient de vous arriver?"

"Au contraire, dit-il, c'était un peu comme ça, mais ici c'est plus amusant!"

"Amusant?" reprit-elle choquée.

"Oui, ici, c'est un roman. Là-bas, il y avait aussi le long tunnel, le puits de lumière blanche, le boyau voluptueux de velours rouge, le grand pré des âmes errantes, la dernière pesée. Il y avait tout cela, mais en moins drôle!"

Il voyait bien qu'il l'agaçait. Drôle, était pour elle un mot bien inapproprié. Si elle prenait tant de soin à les ramener à la vie, ce n'était pas pour qu'on lui dise que le voyage avait été drôle!

"Ce qu'il y avait de différent, par rapport au roman, c'est qu'on ne reste pas dans son corps. Au contraire, c'est la première chose que l'on perd. Il y avait là toutes sortes de gens qui courraient en tous sens, les uns après leurs mains, les autres après leurs jambes. Certains s'étaient assis, tentant de se remantibuler dans un fol et vain espoir de retenir leurs pensées, leurs mensonges, leurs dérobades. A peine y étaient-ils parvenus qu'une de leurs fredaines s'écriait plus

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Ces chers disparus

loin: “Coucou, je suis ici!” Les vengeances, les mauvais coups, circulaient enfin libres du bric à brac de faux-fuyants, d'explications, d'excuses qui, jusqu'à présent, les avaient ficelés au silence.

Il y avait, aussi, des antichambres où certaines âmes patientaient, tandis que d'autres poursuivaient leurs routes. "Purgatoire." me dis-je. Je ne croyais pas si bien dire! Des antichambres qui ressemblaient à des salles d'attentes de cliniques. J'interrogeai l'ange qui m'accompagnait sur le sens de leur halte. "Trops lourds pour continuer leur route. On va les purger d'abord." Et, il ajouta: "Venez!" M'invitant à pénétrer dans l'une d'elles, j'y vis, sagement assis, une série de visages que je connaissais bien. Des amis, des parents, des voisins, des clients que, d'une certaine manière, j'avais aimés. Je voulus me précipiter vers eux, les embrasser, heureux de les retrouver. Mais, ils ne me reconnurent pas. Leurs regards étaient vides, presque hostiles, détournant les yeux à mon approche. Plongé dans une perplexité interrogative je voulus m'adresser à mon guide. Il ne m'en laissa pas le temps, m'entraînant vers une autre pièce où s'épendait une odeur fétide, nauséeuse, évoquant des reflux d'égouts. Il y avait, là, une femme dont je ne pouvais voir que le fessier, énorme, gras, boursoufflé de cellulite. A ses côtés un autre messager tenait un clystère emplit d'une substance noirâtre. Tout se passa très vite, le cabinet fut soudain immergé de flatulences tenaces, collantes, proches du haut-le-coeur, tandis qu'un gros fécalome tombait dans un récipient. "Autopsie!" ordonna-t-il à son acolyte qui nous transporta immédiatement vers le laboratoire d'analyse. Il y régnait une atmosphère tamisée, imbibée d'une luminescence bleutée, striée de luminaires roses qui zigzaguaient sur la voûte. Une dizaine de créatures étrangement féminines malgré leur intangibilité évoluaient autour de microscopes, d'instruments sophistiqués, d'écrans phosphorescents. Un silence d'ange couvrait le tout. Silence à peine froissé, lors de leurs déplacements, par une sorte de zéphyr. L'une de ces formes prit aussitôt le colis et le plaça sur une plaque fluorescente. Pointant son doigt, un rayon laser en sortit, découpant l'organe comme aurait pu le faire un bistouri. Immédiatement, des tas de mots s'étalèrent en tous sens sur la table.

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Parle-moi encore

Des paroles non-dites, des secrets, mais aussi, parfois, des choses banales qui geignaient doucement de n'avoir pas été entendues. Les écartant d'un revers de main, la laborantine s'attacha davantage à disséquer le kyste qui les contenait. Il avait maintenant la forme d'une oreille, une oreille rose, un peu gélatineuse, dont elle retira un bouchon. Puis, amenant vers elle une sorte d'appareil radiographique suspendu au plafond, elle le centra sur l'organe. Tandis qu'elle fixait l'un des multiples moniteurs éparpillés dans la pièce, l'oreille apparut, pareille à elle-même, cireuse, inerte. Elle attendit. Elle attendit patiemment, jusqu'au moment où le lobe se mît à scintiller. Focalisant la caméra, elle zooma ce dernier. Non, ce n'était pas tout le lobe qui brillait. Non, c'était une sorte d'entrelacs qui ressemblait à une écriture. Je pus y lire un nom. Un nom qu'elle lut aussi. Elle se retourna. Ses yeux étaient très froids: “Dehors!” hurla-t-elle.

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Dehors!

DEHORS!

Dehors! Elle avait dit: “Dehors!”

Il s'était attablé à la terrasse d'un bar tabac. C'était jour de marché. Le soleil scintillait sous les platanes comme des grillons. Les étales charriaient des odeurs mouvantes de thym, de sarriette, de cotons dépliés, accompagnées de celles plus tenaces des cuirs tannés et des grillades. Suspendus aux branches, des hauts parleurs tentaient d'épandre une musique cadencée, couverte par les boniments des vendeurs, le babil des badauds, les froissements de coutils. Seul ne restait que les pulsations sourdes des morceaux. C'est par là qu'il avait commencé à habiter sa vie. Bien sûr, il savait qu'il le devait à sa mère, à cet espace plein et sonore où ils avaient vécu ensemble. Le battement de son coeur qui rythmait le temps et les présences. Le piano, la voix de son père, opposés aux klaxons, aux cris de la télévision. Il y avait aussi les bruits du corps. Les gargouillis qui tourbillonnaient autour de lui comme des montagnes russes, les froissements intérieurs qui dépliaient de tendres étoffes. C'était un monde tiède et doré où il aimait se lover, suçant déjà son pouce. Un monde rond qui n'avait besoin de rien, ni de personne. Et puis un jour, elle avait dit: “Dehors!”. Dehors, dans un déferlement de chairs, de muscles qui l'avaient étranglé jusqu'à la fulgurance de l'air.

Dehors! Elle avait dit: “Dehors!”

Il s'était attablé à la terrasse d'un bar tabac, buvant un café crémeux, légèrement sucré, recouvert d'une mousse épaisse. C'est par là qu'il avait commencé à l'habiter, sa vie. Ça aussi, il savait qu'il le devait à

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Parle-moi encore

sa mère, au lait tiède un peu fade qui emplissait son palais, coulait le long de sa langue, envahissait sa gorge; au toucher grumeleux de ses seins auxquels ses lèvres s'accolaient; aux mamelons élastiques, fermes, parfois un peu amers qu'il aimait mâchouiller. Et puis un jour, la source s'était-elle tarie, avait-il grandi? Sa mère lui enfonça la sensation dure et froide d'une cuiller. Elle lui disait: “Va-t'en!” et il recracha à la figure ce qu'elle lui donnait. Non, il ne voulait pas du goût acide des épinards. Non, il ne voulait pas de l'écoeurante douceur des choux rouges. Non il ne voulait pas qu'il se sépare d'elle. Mais il ne pouvait pas dire non. Mauvaise. Mauvaise. Tu es mauvaise! Il hurla. Il hurla tant qu'il put. Et elle le mit dehors. Dehors de la chambre où ils dormaient ensemble.

Dehors! Elle avait dit: “Dehors!”

Un enfant faillit renverser sa tasse, trébuchant sur les pieds de la table. Il pleura, cherchant du regard le profil familier de sa mère. Lui aussi avait été ainsi, vacillant sur des jambes incertaines, se jetant dans le vide qui séparait les chaises, mais osant quand même. Partir! Partir! Ah, l'orgueilleuse sensation de se tenir debout, de ne plus faire du cabotage de meuble en meuble! Savoir, déjà, que ces jambes indociles pourraient le porter loin, loin, très loin, aussi loin qu'il le voudrait. Pour habiter sa vie, lui aussi avait commencé par habiter son corps. La mère s'excusa, reprenant dans ses bras le bambin qui n'avait cessé de crier. Elle avait des yeux clairs, presque transparents, avec des petites ombres fugitives et fuyantes comme celles des lauriers. Elle se sentait coupable, coupable de sa distraction, de son abandon. Elle s'excusa et il lui exprima du regard qu'elle ne devait pas. Où était-elle sa mère, cette nuit où il pleurait dans son lit? Il s'était mis debout, trépignant de rage et de terreur. Il avait beau crier, la maison restait silencieusement obscure. Ses cris lui revenaient, alourdis par des larmes qui brûlaient ses joues, charriant des gros cailloux dans le puits de son ventre... Où était-elle sa mère? Dehors. Elle était dehors. Et, de colère, il décida de l'habiter sans elle, sa vie.

Dehors! Elle avait dit: “Dehors!”

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Dehors!

Un écolier passa, un cartable sur le dos, culottes courtes, tapant des pieds une boîte de conserve. L'école, sa grande porte en fer forgé, les barreaux aux fenêtres, ces visages inconnus et la main de maman qui le lâche. Il est emporté avec les autres, avec le rang, vers cette dame aux cheveux blonds. Il voudrait faire demi-tour. Mais, il ne peut pas. Il ne ne peut pas parce qu'il aurait trop honte. On lui a tant dit qu'il était grand maintenant. Alors, il ramasse son coeur qui s'est chiffonné au fond de son cartable, le prend dans ses mains comme un oiseau trouvé. Il sent son coeur, son coeur qui bat, qui bat si fort. Et, tandis qu'il avance, butté, agrippé à sa peur, il croise le visage de Madame. Elle lui sourit, elle a des lèvres rouges comme des groseilles et ne peut s'empêcher d'avoir envie de les manger. Elle sent les fleurs, des fleurs que plus tard il apprendra être du jasmin et qui lui restera collé aux narines. Elle sent aussi les crayons, l'odeur fade des gouaches, le papier crêpon. Elle lui donne la main.

Ah oui, les mains! Toutes ces mains qui l'ont aidé à grandir. Celles aussi qu'il n'osa jamais toucher et qui lui criaient; “Viens! Viens!” Elle s'appelait Nathalie. Ce fut son premier amour. Un amour secret, connu de lui seul. Il n'avait d'abord vu que ses mains. Elles écrivaient sur le cahier d'école à côté de lui. Elles semblaient si légères, si fines. Il entendait la plume-ballon qui grattait le papier tandis que ses tempes tambourinaient comme des Jerrycanes. Il remonta vers son bras, son chemisier entrouvert qui gardait dans son ombre une peau frémissante, son cou, ses lèvres délicatement ourlées et qu'il aurait voulu mordre. Il n'a pas osé. Il a bêtement renversé l'encrier et l'institutrice a crié; “Dehors!” Dehors, tandis qu'elle tentait d'éponger avec un chiffon la tache bleue sur le granito. Il était sorti penaud, la classe rigolait. Il n'a rien dit. Même à Nathalie.

Dehors! Une fois de plus, on lui avait dit: “Dehors!”

Il regardait en souriant les passantes. Il aimait la mouvance des robes qui dansaient en tournoyant à partir du bassin, les coloris fleuris qui venaient se marier à la légèreté de l'air. Une jeune femme

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Parle-moi encore

passa près de lui, la démarche fluide comme des feuilles de coriandre, un bouquet d'anémones. Elle déposa au passage une frange de parfum sur le bord de la table. Elle évoquait des sonorités vives et sourdes à la fois: le bruissement soudain des feuilles sous une pluie d'orage, le toucher velouté des abricots: Nadège.

Jusqu'à elle, c'était la vie qui l'avait poussé, explorant au hasard des récifs acidulés, des criques secrètes, des dunes arrondies. Cela faisait comme une carte, éparpillée, incomplète, avec de grands blancs. Et voilà qu'il avait peur de se jeter dans ses bras. Il savait. Il savait que c'était se précipiter au centre de la carte, quitter les côtes qu'il avait suivies à l'à-peu-près, se risquer vers la haute mer. Il le pressentait, c'était dans ce lieu sans contour, sans image qu'il allait trouver le sens de sa vie. Et le sens de sa vie prit alors l'apparence du ravissement amoureux.

Elle lui offrit l'exquise douceur de sa peau, les randonnées palpitantes dans ses jardins secrets, les chevauchées enivrantes et folles. Elle lui offrit aussi le maquillage de ses yeux, ses lèvres fiévreuses comme des mûriers, ses doigts mutins. Et il prit tout ce qu'elle lui donnait. Tout. Il prit tout, jusqu'au jour où elle claqua la porte. "Tu prends, tu prends, mais tu ne reçois rien!" avait-elle hurlé ivre de colère. "Ce n'est pas ça habiter l'amour!"

“Dehors!” Elle l'avait mis dehors.

Une femme, plutôt petite, presque insignifiante, posa un instant son regard sur lui, détaillant rapidement les hommes assis à la terrasse. Soudain, son visage s'illumina. Elle fit un signe de la main, se précipita vers une chaise où patientait son élu. Elle avait des petits yeux bruns, derrières des lunettes rondes, Coralie. Des yeux bruns, sévères qui l'avaient dévisagé brutalement, l'air de dire: "Mais, pour qui vous prenez-vous?" Elle ne lui laissa pas le temps de répondre, reprenant l'archet de son violoncelle. Il dut attendre. Attendre qu'elle ait fini son morceau d'abord. Attendre qu'elle revienne de tournées, ensuite. Attendre. Il n'avait jamais appris à attendre. Il était resté un petit garçon impatient de déballer ses jouets. Et elle lui

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Dehors!

disait: "Non!", "Pas maintenant!", "Ecoute ça d'abord!". Elle prenait alors son archet et tirait de son violoncelle des notes graves et chaudes, arrachait des cordes des plaintes douloureuses, déchirait les morceaux avec rage et violence. Elle lui apprit à écouter. A recevoir ce qu'elle lui donnait. Il en fut tellement heureux qu'il la combla de cadeaux, de présents fabuleux. Mais, elle se lassa aussi de lui, lui reprochant de recevoir, toujours recevoir, sans jamais donner, vraiment donner!

“Dehors!” Encore une fois, dehors!

Mathias passa devant lui, avec son éternel pantalon de velours élimmé, sa veste de chasseur. "Alors, le fada, on l'habite cette vie?" Il n'aimait pas qu'il l'appelle 'le fada'. Devant son air ahuri, ses yeux arrondis, Mathias s'assit, commanda deux cafés, resta silencieux. Mathias, c'était tout lui, ces questions énigmatiques. Habiter sa vie? Il avait fait ce qu'il avait pu. Comme tout le monde! Ballotté telle une boule de pétanque sur le cours du destin. Déboulant ses coups de coeur tant bien que mal, se retrouvant à chaque fois dehors.

Dehors, toujours dehors!

Mathias l'interrompit dans ses pensées: “Regarde, petit. Regarde Monsieur le Maire” Il n'aimait pas non plus qu'il l'appelle 'petit'. “Regarde bien. Regarde-le saluer les gens, gras, fier, replet, béat. Regarde-le bien: il n'a pas de mains. Il salue, mais il n'a pas de main.” Il crut que Mathias délirait, parce que, le Maire, il le voyait aussi, il le voyait avec son bedon énorme, satisfait, et lui, il la voyait sa main! Elle s'agitait, prêtait l'accolade, serrait d'autres mains. “Regarde! Regarde!” dit Mathias, désignant une femme qui poussait un landau. “Tu la vois, celle-là. Elle l'a pourtant porté son enfant! Neuf mois! Neuf mois ça compte pour une mère. Elle a eu le temps de l'habiter son ventre. Eh ben, regarde: elle n'en a pas! Et celle qui coure, là-bas, tu les vois ses jambes? Ben, non. Pas facile de l'habiter c'te putain de vie, hein?”

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Parle-moi encore

Mathias le regarda en coin, guettant une réaction; mais comme il ne répondait pas, il commanda deux pastis. “C'est un peu comme toi: combien de temps auras-tu un trou à la place du coeur?”

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Les boîtes à bisous

LES BOÎTES À BISOUS

Lorsqu'il vint au monde, il reçut une boîte à bisous. C'était une petite boîte ronde, incrustée de nacre, invisible pour les yeux. Une toute petite boîte dans laquelle il n'y avait qu'un seul et unique bisou. Une petite boïte de rien du tout qui aurait pu rouler par terre et que les adultes n'auraient pas vue.

Un jour, de ses petites mains malhabiles, potelées comme des pommes, il parvint à l'ouvrir et l'unique bisou qu'elle contenait s'en échappa comme le Djinn d'une lampe magique. Mais, au lieu de lui demander ce qu'il voulait, il se dirigea droit vers le visage de sa mère, fit le tour de son cou, glissa sur son front, caressa des joues qu'elle avait si rose. Elle lui sourit, surprise, et ferma les yeux pour goûter son bonheur. Il regarda le bisou, de ses grands yeux ronds, silencieux et muets, entourer le visage de sa mère comme un voile léger qui tombe en s'étiolant peu à peu. Lorsqu'il eut totalement fini de luire, il mit son doigt dans la boîte, la secoua comme il agitait ses jouets, mais plus rien ne s'en échappa. Il l'abandonna là où elle était tombée.

Un peu plus tard, alors qu'il se débattait avec le sol pour avancer à quatre pattes, il la découvrit en dessous du divan. Et, jouant avec son père, la déposa au creux de son main. Il avait confiance en lui, en son habileté à résoudre toutes choses compliquées. Il s'assit, les yeux arrondis, attendant qu'il parvienne à l'ouvrir. Son père ferma ses deux mains sur le cadeau, puis, soudain, les agita en l'air comme des marionnettes, disant en riant: “Y a plus!” La boîte glissa par terre et il alla la reprendre, se vautrant plus que ne marchant. Il la

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Parle-moi encore

remit dans les mains de son père. Mais, derechef, après avoir accepté son présent, son père secoua ses mains dans un grand éclat de rire: “Y a plus!” Et, la boîte roula sur le sol à nouveau, disparaissant sous un meuble. Une fois de plus, il repartit à sa conquête, avec le peu d'obstination qu'il possédait déjà. Mais, sa tête était trop grosse, ses bras trop courts. Elle était là, il la voyait briller. Il avait beau tendre ses doigts, les allonger tant qu'il pouvait, elle refusait à venir se blottir dans ses mains: “Méchante boîte!” Il se mit à pleurer pour demander de l'aide. Les pleurs devinrent des cris, les cris de la colère. Son père se leva, se contentant de le prendre dans ses bras. Hoquetant, bavant d'une rage impuissante, ses grosses billes regardaient désespérément vers le bas.

Il fut bien plus terrifié lorsqu'un jour, il vit la femme de ménage la faire surgir avec son aspirateur au milieu du tapis et manquer l'engloutir. Il se mit à hurler, à hurler tant qu'il put, couvrant le bruit de l'appareil. Celle-ci, un peu surprise, arrêta son travail et, croyant qu'il avait peur, se mit à lui faire apprivoiser le dragon de métal. Il en profita pour glisser sa boîte dans la poche de son peignoir.

Et, le soir, quand tout le monde fut couché, que sa mère l'eut bordé, il retira l'écrin du dessous de l'oreiller. Malgré la nuit, malgré le bruit de la maison, malgré les ombres sur le mur, il parvint à l'ouvrir. A sa grande surprise, il y avait au fond de la boîte deux petits bisous. Deux petits bisous très brillants comme des lucioles. Mais, il n'eut pas le temps de s'en émerveiller davantage; les bisous s'envolèrent, traversèrent la pièce, s'échappant par le trou de la serrure. Il secoua à nouveau la boîte, mais plus rien n'en tomba. Dépité, il la glissa sous l'oreiller.

Or, le lendemain, lorsqu'il l'ouvrit à nouveau, il y avait quatre petits bisous, encore plus luisants et plus lumineux que la veille. Quatre petits bisous qui prirent tout de suite leur envol pour se diriger vers la porte. Non, pas tous, l'un d'entre eux resta près de lui et, l'embrassant tendrement, lui rappela le goût doré, un peu sucré de sa mère.

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Les boîtes à bisous

Il apprit à l'ouvrir souvent et à découvrir que plus il l'utilisait, plus ils se multipliaient. Il descendait, maintenant, avec sa boîte à bisous et s'amusait à l'entrouvrir à toutes heures du jour, curieux des sourires qu'il faisait naître sur le visage de ceux qui l'entouraient. Mais, ce qui l'étonna bien plus, ce fut de constater qu'ils ne se contentaient pas de se reproduire. En effet, il y avait toujours dans le tas un ou plusieurs bisous qui lui rappelaient quelqu'un. Tantôt, ils lui remémoraient son père, mélangeant l'odeur cuivrée de l'automne, les bois roux, la terre qui colle, tantôt, sa gardienne dans un étrange mélange de lait bouilli, de petits beurres, de fruits rouges. D'autres ne sentaient rien, ils évoquaient plutôt la chaleur tiède de la flanelle ou le pelage un peu dru des labradors. D'autres encore réveillaient des couleurs, des tas de couleurs qui se bousculaient, tourbillonnaient: les bulles bleues d'Amélie, un coeur qui bat, qui bat au milieu d'un brasier. Et, bien vite, il ne sut plus très bien s'il aimait ouvrir la boîte pour la surprise qu'il éveillait chez les autres ou pour y découvrir la saveur, le toucher, le rire de quelqu'un qu'il aimait. Peu importe d'ailleurs, ce qui lui faisait le plus plaisir. L'important n'était-il pas d'ouvrir la petite boîte? Encore, encore, encore...

Un soir, c'était peu après la Saint Nicolas, le Père Noël arrêta son traîneau dans la rue, en face de sa maison. Il était grand maintenant mais, malgré son âge, il savait qu'il ne pouvait pas ouvrir la porte quand ses parents n'étaient pas là. Le Père Noël sonna. Sonna, encore. Il était tétanisé, tiraillé entre l'envie de lui ouvrir la porte, de lui sauter dans les bras et la crainte de désobéir à ses parents. Sans allumer la lumière, il s'approcha de la porte d'entrée et, à travers le verre dépoli, il reconnut clairement le manteau du Père Noël. Sa main se tendit vers la clenche, prête à l'actionner. Non! Il ne pouvait pas. Il ne pouvait pas. Et, il se mit à sangloter.

“C'est toi, Lucas?” lui dit le Père Noël.

Oui, c'était sa voix! C'était bien sa voix! Il la reconnaissait! Mais, il ne pouvait pas. Non, il ne pouvait pas ouvrir. Et, sa main se mit à brûler très fort, tandis que tout s'embuait devant ses yeux.

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Parle-moi encore

“C'est toi, Lucas? Tu m'as reconnu? J'étais juste venu te demander ce que tu voulais?”

Entre deux sanglots, il eut le courage d'articuler: “Des boîtes à bisous!”, frottant sa manche sur son nez.

“Des boîtes à bisous? Mais, qu'est-ce tu veux faire avec des boîtes à bisous? Tu en as déjà une!”

Il ne répondit pas, desespéré de ne pouvoir ouvrir la porte au Père Noël. Ce n'était pas tous les ans qu'il s'arrêtait devant la porte. Ce n'était pas chez tout le monde qu'il passait avant Noël. Il le savait bien. Et lui, lui, il le laissait dehors, dans la neige, dans le froid. Oh, il aurait tant voulu lui sauter dans les bras, s'enfouir dans son grand manteau rouge bordé de fourrure blanche, laisser ses larmes s'écouler dans sa chaleur tendre.

“Eh, Lucas, je te parle! Qu'est-ce que tu veux en faire de tes boîtes?” répéta le Père Noël.

“Les donner!” beugla-t-il en s'enfuyant vers le salon où il s'assoupit le plus malheureux du monde.

Les jours passèrent et il avait presque oublié l'événement, le prenant pour un rêve, jusqu'à la veille de Noël. Cette nuit-là, sous l'arbre tout illuminé de guirlandes et scintillant de boules multicolores, il découvrit que pour chacun il y avait un petit paquet en forme d'oeuf. Un petit paquet en forme d'oeuf que tout le monde fut surpris de trouver sous le sapin. Mais, lui, il savait. Il savait que c'était vraiment le Père Noël qui était passé et personne ne comprit pourquoi il pleurait en déballant ses cadeaux.

C'est sa soeur qui ouvrit le sien en premier. Elle était plus grande que lui. Elle savait, elle. Elle savait que le Père Noël n'existait pas. Et, lorsqu'elle ouvrit sa boîte, elle eut une parole d'exclamation incrédule: “Oh, mais elle est vide!” Puis, ce fut le tour de ses parents. Sans doute, ne virent-ils pas plus que sa soeur, mais ils eurent un étrange sourire qui se posa avec insistance sur lui,

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Les boîtes à bisous

convaincus que c'était lui qui avait fait la surprise et qu'il savait, lui aussi. L'un et l'autre placèrent leur boîte sur la table de nuit. Jusqu'à très tard dans leurs vies, il vit sa mère l'utiliser pour y mettre ses bijoux et son père ses boutons de manchettes.

Et puis, la vie passa. Non, il n'avait pas oublié sa boîte à bisous et il ne se priva pas de l'utiliser auprès des blondes qu'il avait aimées. Toute sa vie, il resta émerveillé par leurs effets magiques...

Voilà maintenant qu'il est très vieux. Il a gardé sa boîte dans sa poche comme un talisman. De temps en temps il l'ouvre. Il n'y a jamais beaucoup de bisous dedans. Il reçoit si peu de visites. Il voudrait tant en donner plus! Il voit mal aussi, très mal, de cette cécité pénible due à l'âge où tout s'irise, se fragmente. Ce soir il l'ouvre encore et, de ses doigts qui tremblent, il va caresser un bisou qui somnole. Il en prend un sur le bout de son index, comme si ce fut une bête à Bon-Dieu. Il souffle dessus: “Va!, dit-il, va! Ta place n'est pas ici.” Et puis, il en prend un autre et encore un autre, jusqu'à ce que sa boîte soit vide.

Ayant rendu leur liberté à tous ses bisous, il secoua sa boîte comme il le faisait à l'autre bout de sa vie, et, à sa grande surprise, un petit carton en tomba. Il eut de la peine à le ramasser. C'était un tout petit carton. Un petit carton recouvert d'une écriture qu'il ne connaissait pas. Il mit ses lunettes, s'approcha de la lumière, déchiffra comme il le put le message. Il lut: “Tant que tu y croiras!”

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Parle-moi encore

L'ÉVANGILE SELON LES FEMMES

Il y avait du vent le long du canal. Un petit vent du Nord qui déboulait des Alpes et piquait aux oreilles. Elle avait relevé son châle, rapproché la frimousse de son bambin près de sa poitrine pour mieux le protéger. C'était un matin de janvier, un matin radieux, incrusté de lumière. Une lumière scintillante, presque poudreuse, qui s'accrochait aux façades des palais, aux arches du Rialto comme des bouts de gaze. Mais, le vent sifflait, jetant le long du canal des myriades de lames de rasoir.

Elle vit un porche, un porche où elle serait à l'abri le temps de dégourdir ses doigts, un porche qui donnait sur une chapelle. Elle était entrée, s'était assise sur un banc, tenant contre elle son enfant. Il la regardait de ses yeux noirs comme des raisins, barbotant des petites bulles sur le rebord de ses lèvres. Elle pencha un peu la tête, à la recherche d'un rayon de soleil pour y réchauffer sa joue. Elle aimait cette sensation, comme un bout de doigt qui la frôle, lui dit de se taire, repart vers les ailes du nez, se déploie sur le front. L'air était cru malgré tout et elle frissonna, gardant son châle sur la tête.

Elle avait levé les yeux et, devant elle, elle avait vu une madone de bois. Ses yeux peints la contemplaient, silencieux, paisibles, presque doux. Elle avait souri de leur symétrie mutuelle, elle sur le banc avec son poupon, la vierge dans l'abside offrant le sien. Elle faillit l'interpeller, l'interpeller de cet élan de mère qui lui aurait fait remarquer qu'elle devait plus le couvrir; il devait geler, le pauvre, à peine emmailloté. Elle comprenait mal, aussi, qu'elle ne le serrât point davantage dans ses bras, contre son coeur, pour lui offrir son

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L'évangile selon les femmes

visage, son sourire, son regard. Il y avait, là, une opposition vive entre ses sentiments et cette attitude d'offrande presque détachée, comme si, déjà, elle avait accepté de s'en séparer.

Non, elle ne pouvait pas. Pas encore. Ils avaient vécu neuf mois ensemble et ils vivaient toujours une intimité secrète, sereine, qu'ils étaient seuls à partager.

“Croire!” pensa-t-elle.

Elle savait qu'un beau jour tout cela allait finir. Il se détacherait de sa main, la quittant pour le bras d'un fauteuil, puis pour d'autres bras, plus larges, plus grands, qui l'accompagneraient. Elle savait que son chemin devait la quitter, la quitter pour grandir. Elle savait que ce tout petit être qu'elle berçait dans ses bras, se camperait un jour devant elle en lui jetant: “Prout, caca!” Elle souriait déjà, imaginant ces petites joues de putti lui déverser des gros mots. Et, elle savait que, malgré son insolence, elle lui pardonnerait, continuant à croire en lui.

“Croire?”

Elle regarda la vierge qui avait les yeux turquoises. Ils brillaient très fort, comme s'ils eussent voulu parler: “Petite soeur, crois-tu vraiment que si j'avais pu me sculpter, je me serais représentée ainsi? Non, je n'avais pas les yeux bleus, ni les joues roses, ni les lèvres fines. Non, j'avais le teint cuivré, la bouche en ibiscus. J'étais plutôt petite et un peu boulotte. J'avais des yeux de jais, les cheveux aussi profonds que les tiens et j'aimais danser. Non, il ne faut jamais avoir eu de bébé pour nous camper ainsi! Mais, je leur pardonne."

La madone s'arrêta de parler. Il y eut un long silence durant lequel son regard sembla se ternir, se figer, redevenir de bois. Non! Non! Elle ne pouvait pas! Elle voulait qu'elle lui parle, qu'elle lui parle encore de femme à femme, qu'elle lui dise comment ça s'était passé. Peut-être, n'y avait-il pas eu d'ange pour lui annoncer ce qui allait lui

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arriver. Juste, le bruit du ventre qui signe le vivant. Elle avait, alors, posé ses doigts sur ce petit espace qui allait s'arrondir pour porter un enfant et elle avait dit: “Oui.” Oui, même si ce n'était ni le moment, ni l'heure. Elle avait dit oui, même si elle en avait un peu voulu à Joseph. Elle avait dit: “Oui.”

Et qu'avait dit Joseph? Peut-être que lui aurait voulu dire “Non”, qu'il s'était enfui, qu'il ne se serait jamais arrêté, si un ange ne lui avait barré la route et lui avait dit, très fâché: “Qu'est-ce que tu fais là? Allez, retourne d'où tu viens!” Et, comme l'archange était méchamment armé et que lui était un peu couard, il rentra penaud à la maison.

La statue resta muette, juste, crut-elle y lire un accent de malice, comme si elle riait intérieurement du secret ainsi dévoilé1 .

Croire?

Elle regarda son chérubin. Il avait fermé ses paupières. Il dormait contre son coeur et ses mains le sentaient respirer doucement, doucement.

Bien sûr qu'il partirait, son cartable sur le dos. Elle le verrait à la fenêtre, lui faire signe de la main avant de courir le long des berges. Elle aurait un peu peur, des rebords des quais sur lesquels il pourrait glisser, des passants, de tout ce qui pourrait lui ravir son fils. Elle voudrait tant le protéger à distance, écarter de son chemin les pavés sur lesquels il pourrait tomber, les vaporettos qui s'écartent trop vite, les importuns qui lui proposeront des bonbons. Mais, son pouvoir de

1 Les extraits qui suivent proviennent de la traduction de Chouraki de la Bible. Cependant, malgré l'homonymie invitant à réfléchir, nous avons remplacé le verbe 'messier' (peu usité) par son sens 'oindre'. Par ailleurs les lettres IHVH étant imprononçables, au propre comme au figuré, ont été remplacées par 'l'Ineffable'.

Matyah 1, 18-20"L'enfantement de Iéshoua', messie, c'est ainsi: Miriâm, sa mère, est fiancée à Iosseph. Avant qu'ils se rencontrent, elle est trouvée l'ayant dans le ventre par le souffle sacré. Son homme, Iosseph, est un juste. Ne désirant pas sa disgrâce, il se résout à la délier en secret. Dans cette perplexité, voici, un messager de l'Ineffable lui apparaît en rêve et dit: Iosseph bèn David ne frémis pas de prendre avec toi Myriâm, ta femme.”

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mère s'arrête à la fenêtre et elle attend. Elle attend. Elle attend qu'il revienne. Et, il ne revient pas! Il y a déjà une heure qu'il devrait être là et son coeur s'affole. Elle regarde l'horloge. Des tas d'idées lui traversent la tête. Sa raison essaie, tant bien que mal, de la rassurer. Mais, sa raison a peu de poids à côté de son coeur. De son coeur de mère qui lui fait prendre son châle et son manteau. Elle fait le chemin qui les sépare. Elle fait le chemin, à pied, aux aguets, à la recherche de son cartable, d'une basket qui signerait son passage. Mais il n'y a rien, ni personne au bout du chemin. Alors, elle revient. Elle revient, encore plus anxieuse de ce qui aurait pu lui arriver. Elle téléphone aux voisins, aux amis, aux parents. Non, personne ne l'a vu! Et, elle reste près du téléphone, frottant les uns contre les autres ses doigts comme s'ils pouvaient adoucir sa peur. Le temps semble long. Infiniment long. Elle se dit qu'il faudrait avoir le courage de téléphoner à la police, à la clinique. Mais, elle ne peut pas! On sonne: c'est lui! Oui, c'est lui! "Oh, mon lapin, tu m'as fait si peur!” Il a le regard clair. Il la fixe droit dans les yeux. Il lui raconte quelque chose. Mais, elle sait qu'il ment. Son coeur hésite entre la colère et le bonheur des larmes. Elle sait qu'il ment, mais, déjà, elle lui pardonne: “Tu veux un chocolat chaud?”

Croire?

Elle lève les yeux vers la statue et l'expression de complicité qu'elle avait cru y lire tout à l'heure semble s'être muée en une sorte de tendresse. Une tendresse presque douloureuse qui lui dit secrètement: “Je sais. Moi aussi j'ai connu cela2. Je sais, petite soeur. Je sais combien l'on est mal quand cela nous arrive. Mais, ce ne sont qu'angoisses qui font partie de notre amour; et les mensonges comme le mépris ne sont que des épreuves pour tester notre confiance. Je me souviens de ce jour où nous étions montés

2 Loucas 2, 41-46"Ses parents vont chaque année à Ieroushalaîm pour la fête de Pèssah. Quand il est âgé de douze ans, ils montent selon la coutume de la fête. Les jours terminés ils reviennent. Iéshoua', l'enfant, demeure à Ieroushalaîm, et ses parents n'en n'ont pas connaissance. Pensant qu'il était dans la caravane, ils vont un jour de route. Puis ils le recherchent parmi leurs proches et leurs connaissances. Ils ne le trouvent pas. Ils reviennent à Ieroushalaîm pour le rechercher. Et c'est après trois jours, ils le trouvent...”

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avec ses frères et ses soeurs3 pour lui dire bonjour. Toute une journée de marche! Il était occupé à converser et nous l'avons fait mander, juste pour le voir, pour l'embrasser. Et, lorsqu'on lui glissa à l'oreille :“Ta mère est là!”, il m'a regardée droit dans les yeux. Et, tout haut, devant toute la foule, il s'est mis à crier: “Qui est ma mère?”4 Je suis partie à reculons, m'excusant d'être là. Je suis repartie, emportant avec moi les mots qu'il avait dits. ”

Elle se souvient, elle, qu'elle en fit de même avec sa mère, qu'elle lui avait tourné le dos, ostensiblement, lui gueulant, sans rien dire: “Fous le camp!”, continuant à discuter avec les copains. Elle savait qu'elle lui faisait mal, mais elle avait trop honte, trop honte qu'on puisse se dire qu'elle lui ressemblait. Sa mère aussi s'était effacée, rajustant son châle, emportant avec elle les mots qu'elle n'avait pas dits: “Ringarde! Vieille conne!” Elle avait horreur de ses airs de Mama, de cette obséquiosité dans laquelle on tombe comme dans la glu, de cette crème dont on ne sait se départir, de la graisse qui l'avait défigurée. Non, elle ne voulait pas! Elle ne pouvait pas! Et, elle se dit que l'histoire va, sans doute, se répéter encore, et, qu'à son tour, il lui faudra pardonner.

Croire?

Un “Arreuh” béat la tire de son rêve. Un peu gênée par l'ampleur de son gazouillis dans le sanctuaire, elle pose ses doigts sur ses lèvres, l'air de dire: “Attends. Pas tout de suite. Laisse-moi quelque temps.”

Elle relève à nouveau les yeux, à la recherche de la Sainte qui lui parle. Mais, à sa grande surprise, l'abside est vide de toute présence. Elle regarde à gauche, à droite, elle la découvre assise à ses côtés.

3 Marcos 6, 3"Celui-là, n'est-ce pas le charpentier, le fils de Miriâm? Le frère de Ia'acob, de Iosséi, de Iehouda, de Shim'ôn? Et ses soeurs, ne sont-elles pas ici avec nous?”4 Marcos 3, 31-34"Viennent sa mère et ses frères.Ils se tiennent dehors et l'envoient appeler. La foule est assise autour de lui. Ils lui disent: Voici, ta mère, tes frères et tes soeurs; ils sont dehors et te cherchent. Il leur répond et dit: Qui sont ma mère et mes frères? Il regarde à la ronde ceux qui sont assis en cercle autour de lui et dit: Voici ma mère et mes frères.”

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“Je peux?” dit la Vierge, tendant les bras vers le bébé. Elle le prend, le cajole, le câline, heureuse de le pouponner. Un peu étonnée, elle se demande ce que Marie a bien pu faire de son enfant et, cherchant autour d'elle, elle le découvre juché dans les bras de Jean Baptiste qui ne sait trop comment s'y prendre avec sa coquille Saint Jacques, son bâton de pèlerin et le marmot de bois. Elle s'amuse intérieurement et la Mère de l'Ineffable qui l'a vu aussi est prise du même fou rire: “Ah, les hommes!...”

Marie lui rend son bonhomme: “Profite bien du temps qui vous est donné. C'est dans tes yeux qu'il puisera la force dont il a besoin.” Elle la regarde. C'est vrai qu'elles se ressemblent: le même châle, les mêmes joues un peu rebondies. “Ah, petite soeur, lui aussi va grandir. Lui aussi reviendra avec une fille que tu jaugeras, trouvant qu'il aurait pu mieux trouver pour lui. Oh, je n'étais pas très fière lorsqu'il ramena cette prostituée qui empestait le nard indien5? Une souillon, une moins que rien, et vulgaire! Pourtant, elle avait mouillé ses pieds de ses larmes, les avaient essuyés avec ses cheveux6 , et il s'en était ému. Il est vrai qu'ils étaient beaux, qu'ils étaient longs, et que derrière sa morve se cachait un coeur de reine. Alors, que voulais-tu que je lui dise? C'était le choix de mon fils. J'ai acquiescé: “Fais ce que tu crois!” Et j'ai bien fait car, malgré mes remontrances de mère, malgré le qu'en dira-t-on7 , elle resta à mes côtés longtemps, longtemps."

Croire?

5 Iohanân 12, 3"Myriâm prend donc un parfum, une livre de nard pur et de grand prix. Elle enduit les pieds de Iéshoua' et les essuie de ses cheveux. La maison se remplit des effluves du parfum."6 Loucas 7, 37-38"Et voici une femme. C'est une fauteuse de la ville. Elle sait qu'il s'est étendu dans la maison du Paroush. Elle apporte un flacon d'albâtre plein de parfum. Elle se tient en arrière et pleure à ses pieds. De ses larmes, elle commence à lui humecter les pieds. Elle les essuie avec les cheveux de sa tête. Elle se penche, embrasse ses pieds et les oint de parfum."7 Loucas 15, 2"Les Peroushîm aussi bien que les Sopherîm protestent et disent: Celui-là accueille des fauteurs, ils mangent avec eux!."

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Parle-moi encore

Et, Marie continua: “Oh, je sais, je n'ai de leçon à donner à personne. Je sais, il a fait le crétin et je le lui avais dit. S'il avait été un peu plus diplomate8-9, tout cela ne serait pas arrivé. Mais, c'était un homme, il avait besoin de gestes forts, de paroles qui restent. Pourtant, malgré ses bêtises, j'ai toujours cru en lui, même s'il ne comprenait pas

grand-chose aux femmes10 .”

Il y eut un long silence, un long silence oppressant où la douleur saignait encore, un long silence que la Déesse-Mère interrompit, méditative: “Point n'est besoin de mourir pour ressusciter.”

Elle comprenait mal ce que la Mère de l'Indicible venait de lui dire et elle interrogea d'un regard pensif son bébé, comme s'il pouvait lui répondre.

Croire?

Non, il ne pouvait pas lui répondre. Il ne comprenait que ces grands yeux qui l'interrogeaient et qui étaient un peu les siens. Plus pour longtemps, sans doute. Bientôt, ils allaient se détacher d'elle, emportant avec lui quelque chose qui viendrait de son regard.

Marie avait repris sa place, comme si elle n'avait jamais bougé: l'enfant sur ses genoux, dans cette posture si peu naturelle pour une mère qui vient d'enfanter. Elle devait avoir rêvé. Elle regarda son fils, les petites fossettes qu'il avait au bas du menton et qui signaient la trace de son père. Elle lui sourit.

8 Loucas 12, 51"Vous croyez que je viens donner la paix sur la terre? Non, je vous dis,mais la division!”9 Loucas 12, 58"Oui, quand tu vas avec ton adversaire chez un chef, efforce-toi en route d'en finir avec lui, qu'il ne te traîne chez le juge: le juge te livrera à l'huissier, et l'huissier te jettera en prison.”10 Loucas 10, 38-42"Tandis qu'ils vont, ils entrent dans un village. Une femme du nom de Marta l'accueille dans sa maison. Elle a une soeur appelée Miriâm; assise au pied de l'Adôn, elle entend sa parole. Mais Marta se fatigue à tant servir; elle se présente et dit: “Adôn, tu ne te soucies pas de ce que ma soeur me laisse servir toute seule? Dis-lui donc de m'aider!” L'Adôn répond et lui dit: “Marta, Marta, tu t'inquiètes et t'agites pour beaucoup...”

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L'évangile selon les femmes

Elle l'imagine avec cette jeune femme dont la Mère de l'Imprononçable lui a parlé. Ils sont assis sur le bord d'un canal, écoutant le clapotis de l'eau entre leurs baisers. La lumière est belle comme aujourd'hui. Elle est plus chaude, étendant des ocres sur les façades de San Giorgio. Ils se tiennent la main, échangent des souvenirs qu'ils n'ont pas vécus ensemble. Ils en font de la salive, ils en font des larmes, ils en font des voiles qui se mélangent à leurs étreintes. Elle a la voix claire comme des grelots et lui demande: “Et toi, quel est ton plus vieux souvenir?”

Il s'arrête de bergeronner. Il réfléchit, cherche dans le passé. Il le sent. Il le sent dans ses veines, il coule, chaud, doux, rond comme du miel. Il le sent monter à la surface de la mémoire et tout s'illuminer du dedans. Il ne trouve pas les mots pour le dire. Juste, pose-t-il l'index sur ses lèvres à elle. Il la regarde, mais son regard se porte au-delà d'elle, très loin, à la recherche d'un autre regard...

Il sourit.

Il murmure: “Mon plus vieux souvenir est sans doute celui du pardon.”

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Table des matières

CLAIRE...................................................................................................

LA PREMIÈRE FOIS............................................................................

PETIT BONHOMME............................................................................

TU ME MANQUES..............................................................................

LE DESTIN.......................................................................................

UNE MAIN.......................................................................................

MARTHA..........................................................................................

CASABLANCA....................................................................................

IBN MALEK.....................................................................................

LE MERLE........................................................................................

MADELEINE.....................................................................................

UNE PETITE PLACE...........................................................................

LES BULLES.....................................................................................

MARTIN..........................................................................................

LE WEEK-END.................................................................................

NE RIS PAS!.....................................................................................

LE TITANIC......................................................................................

CES CHERS DISPARUS.......................................................................

DEHORS!.........................................................................................

LES BOÎTES À BISOUS.......................................................................

L'ÉVANGILE SELON LES FEMMES........................................................

Touts droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

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Copyrights © 1999,

Dépôt à la Société Belge des Auteurs, Compositeurs et Editeurs (SABAM) Juillet 1999

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