PARIS MATCH - 30/08/2018 - N° 3616 VIVRE MATCH...VIVRE MATCH SAVEURS est un jardin extraordi-naire....

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92 PARISMATCH DU 30 AOÛT AU 5 SEPTEMBRE 2018 VIVRE MATCH SAVEURS Perrine et Charles Hervé-Gruyer au cœur de leur microferme biologique du Bec Hellouin avec leur terre-neuve, Itchi. PARIS MATCH - 30/08/2018 - N° 3616

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  • 92 PA R I S M ATC H D U 3 0 A O Û T A U 5 S E P T E M B R E 2 0 1 8

    VIVREMATCHSAVEURS

    Perrine et Charles Hervé-Gruyer au cœur de leur microferme biologique du Bec Hellouin avec leur terre-neuve, Itchi.

    PARIS MATCH - 30/08/2018 - N° 3616

  • 93S U I V E Z- N O U S S U R PA R I S M ATC H .C O M

    UNE SOLUTION DURABLE POUR

    LA PLANETE

    D’une terre ingrate, Perrineet Charles Hervé-Gruyer ont tiré,

    à la main, sans aucun produit chimique, une profusion de fruits et de légumes sur une

    minuscule surface. Devenue un modèle, leur microferme normande attire scientifiques

    et jeunes maraîchers en quête d’un monde plus prospère et plus juste.

    Par Anne-Cécile Beaudoin – Photos Jean-Gabriel Barthélemy@AnC_Beaudoin

    @jeangabrielbarthelemy

    L A F E R M E B I O L O G I Q U E D U B E C H E L L O U I N

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  • VIVREMATCH SAVEURS

    ’est un jardin extraordi-naire. Un foisonnement de légumes dodus, de fleurs de toutes les couleurs dis-posées par touches impres-sionnistes. Et au milieu coule une rivière. Perdue parmi les champs de colza, à 150 kilomètres de la ferme des mille vaches et à 50 kilomètres de Rouen,

    la microferme du Bec Hellouin fait de la résistance. Le portail franchi, on pense au hameau de la Reine, le paradis versaillais de Marie-Antoinette. Ici, ni hangars ni tracteurs mais des maisons à colom-bages et toits de chaume, des ateliers au parquet de bois, des boîtes pleines d’ou-tils précieux: plantoirs en bronze, rabots japonais, serpettes de druide… Car, pour façonner leur royaume, Perrine et Charles Hervé-Gruyer ne comptent que sur leurs mains, leur sueur et leur courage.

    Au départ, il y avait l’idée de tout plaquer. Elle, basketteuse de haut niveau devenue juriste internationale, connaît l’Asie comme sa poche à force d’y avoir passé des nuits blanches à plancher sur des contrats. Lui, marin-éducateur spé-cialisé, a fait le tour du monde à la ren-contre des peuples premiers et a réalisé des documentaires. Ensemble, ils ont commencé par restaurer une ferme de l’Eure plantée au milieu d’un pré tout nu, avec le projet de vivre en autosuffisance. «Lorsque j’ai vendu mon voilier, en 2001, à Nicolas Hulot, j’avais du mal à trouver ma place et le sens de ma vie, se souvient Charles. Enfant d’Occident, j’étais fas-ciné par les peuples premiers, jaloux de leur relation avec la nature. J’aspirais à vivre comme eux. L’idée de devenir pay-san s’est imposée. Je m’imaginais comme un Indien dans ma vallée de Normandie, à l’écart des tracas de notre époque, dans une intimité la plus profonde et la plus proche possible de la planète. Nous sommes devenus psychothérapeutes, avec une approche holistique. En paral-lèle, nous cultivions un bout de notre ter-rain. On a planté quelques légumes, des plantes médicinales. Nous avons fabri-

    qué notre four à pain, élevé des poules et des lapins. On faisait notre cidre et notre jus de pomme… C’était passionnant. Jusqu’au jour où l’on ne s’est plus sentis à l’aise à la pensée de vivre comme des pri-vilégiés. Nous avons alors

    « �J’étais fasciné par les peuples premiers, jaloux de leur relation avec la nature�»

    Charles Hervé-Gruyer

    MANDALA

    Le jardin de 800 mètres carrés, créé en 2008. Son design a évolué au fil des ans. Le dessin en forme de soleil s’inspire des jardins d’une civilisation pré-inca vieille de plus de trois mille ans.

    UN CHIFFRE D’AFFAIRES DE

    EUROS

    POUR

    EXPLOITÉS1�000 m2

    55�000

    Levée depuis 5 heures, Perrine récolte les betteraves.

    (Suite page 96)

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    décidé de devenir maraîchers bio afin de nourrir les habitants des environs. Nous souhaitions développer une agriculture selon notre cœur, respectueuse du vivant, sans pétrole ni chimie.»

    En octobre 2006, Perrine et Charles deviennent agriculteurs. Hormis leur naïveté et leur expérience du potager familial, ils sont débutants. «On n’imagi-nait pas le gouffre qu’il y a entre nourrir une famille de quatre enfants et gagner sa croûte en vendant des légumes bio, sourit Charles. Tout était difficile : la

    paperasse, notre terre impropre à la culture maraîchère… On s’est retrou-vés happés dans une aventure qui nous a dépassés.» Les premières années sont épuisantes et catastrophiques. Levé à 5 heures du matin, le couple passe ses journées les pieds dans la boue du Bec sans gagner un kopeck. « Soit on coulait, soit on cherchait des solutions.» En 2008, alors qu’ils sont au bord du gouffre, leurs lectures sur le Web les mettent sur la piste de la permaculture. Théorisée dans les années 1970 par les Australiens Bill

    Mollison et David Holmgren, il s’agit d’un système de culture permanente qui crée de l’abondance sur un mini-mum de surface, tout en prenant soin du vivant. Perrine et Charles étudient aussi les petites cultures soignées du Japon et de la Corée, dévorent les livres des maraîchers parisiens du XIXe siècle, qui obtenaient autour des marais des rende-ments exceptionnels sans aucun intrant chimique, grâce à la rotation des cultures et à l’utilisation de matière organique.

    Ils prennent aussi contact avec l’Américain Eliot Coleman, le pion-nier de la culture maraîchère bio-inten-sive. « Nous n’avons rien inventé, nous avons butiné les bonnes fleurs, recon-naît Charles. On se nourrissait de publications et de vidéos, puis on tes-tait dans le jardin.» Un râteau dans une main, l’ordinateur dans l’autre, ces jar-diniers 2.0 travaillent la terre avec un cheval, façonnent leurs 20 hectares de terrain comme un tableau qui s’intitu-lerait «Paysage comestible ». En toile de fond, des arbres et des haies, une forêt d’amandiers, de genévriers, d’arbousiers, de kiwis… qui abritent des vents domi-nants les 1 000 mètres

    «�Nous n’avons rien inventé, nous avons butiné les bonnes fleurs�»

    Charles Hervé-Gruyer

    La culture sur buttes permanentes permet de densifier

    le maraîchage sur une toute petite surface

    et de créer un sol à très haut niveau

    de fertilité.

    Winik, le cheval de trait, est le plus ancien compagnon de travail de Charles. Il l’accompagne depuis plus de douze ans.

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    carrés de cultures « intensives » ; deux îles-jardins, un mandala végétal pour gagner en temps de travail, une serre… L’un des secrets, ce sont les petites sur-faces modelées en cultures sur buttes. Le sol reste ainsi plus profond et le soleil ne les dessèche pas. Les buttes accueillent des associations judicieuses de végétaux qui poussent presque imbriqués les uns aux autres : ail-mâche, blettes-navets, carotte-radis-salade… A peine récoltés, sitôt resemés. Comme dans la nature, rien ne se perd, tout se transforme. Chaque élément interagit et se nourrit de l’autre.

    La canopée de feuilles de radis offre par exemple un ombrage et une humidité constante aux oignons et aux carottes qui les côtoient. Fanes de légumes et algues des mares servent d’engrais et alimentent le paillage. Les poules gobent les limaces, les coccinelles mangent les pucerons. Le couple (ré)invente un éden, leur savoir-faire devient considérable et leurs rêves d’abondance et de beauté grandissent.

    Alors qu’elle atteint bientôt des som-mets de production – jusqu’à 120 paniers distribués en hiver dans une Amap pari-sienne –, la microferme du Bec Hellouin abrite une oasis de biodiversité : batra-ciens, libellules, oiseaux nicheurs, abeilles sauvages… Chaque recoin est une explo-sion de vie.

    Dès 2009, le buzz opère. Les demandes de formation affluent et les visiteurs défilent, époustouflés par la luxuriance du domaine. Parmi eux, François Léger, chercheur au très ortho-doxe Inra, qui propose de réaliser une étude scientifique afin de se pencher sur la viabilité économique de ce modèle. « Ça tombait bien, dit Charles. Entre les formations, les journées à cultiver, la distribution des paniers, on naviguait à vue.» Après trois ans d’étude, le résultat est spectaculaire : sur 1000 mètres carrés exploités, Perrine et Charles obtiennent un chiffre d’affaires de 55 000 euros.

    « Le revenu agricole net mensuel cor-respondant apparaît tout à fait accep-table, voire supérieur, au regard des références admises en maraîchage bio-logique diversifié», précise le rapport de l’Inra. A titre de comparaison, le maraî-chage bio permet de réaliser un chiffre d’affaires de l’ordre de 30000 euros en moyenne… pour 10 000 mètres carrés. Boum! Les Hervé-Gruyer viennent de prouver qu’inverser la tendance a tout bon : plus on est petit et responsable, plus on est efficace. La qualité des sols s’est aussi améliorée rapidement : une étude menée en 2017 par l’université de Liège démontre qu’ils stockent jusqu’à 26 fois plus de carbone organique que les objectifs fixés par l’Inra.

    Depuis, le succès ne se dément pas. Ils emploient sept salariés, les paniers se multiplient, le centre de formation accueille une cinquantaine de stagiaires par semaine et les chercheurs du monde entier ont fait du Bec Hellouin leur ter-rain de jeu favori. Perrine et Charles ont vendu plus de 40 000 exemplaires de leur livre « Permaculture. Guérir la terre, nourrir les hommes » (éd. Actes Sud), et s’attellent à un traité prévu pour 2019. « Nous sommes sortis de l’ère de la dénonciation pour proposer une solution positive, insiste Charles. Protéger la nature n’empêche pas de produire. La performance économique du Bec Hellouin découle de sa perfor-mance écologique. Plus la ferme est un milieu naturel, complexe et diversifié, plus elle devient productive, durable et résiliente.» Reste à savoir quand cette démonstration influera sur les politiques publiques… ■

    Anne-Cécile Beaudoin

    CERCLE VERTUEUX

    Les déjections des animaux serviront de fertilisants.

    L’un des secrets pour limiter

    les traitements�: l’association fleurs-

    légumes.

    Plus on est petit et responsable, plus on est efficace�!

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