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Egill le Viking par Betty Mamane Science & Vie Junior Octobre 1995 No. 74

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Egill le Viking

par

Betty Mamane

Science & Vie Junior

Octobre 1995No. 74

Megan
Rectangle

Betty Mamane

Prenez un histo . et pecifique, lancez-le sur lestraces d'un Viking irascible, ajoutez des médecins etdes amateurs de poésie, offrez-vous un voyage en Is­lande, remuez le tout et laissez-vous conter l'histoired'Egil!. Un homme qui avait vraiment la tête dure...

'J)amned! Athelstane, roi des Anglo­Saxons, n'a rien d'une mauviette. Labataille qu'il vient de re!"porter surles Norvégiens et les Ecossais té­moigne une fois de plus de sa bra­

voure et de sa valeur guerrière. Et pourtant! Ence jour de 937, le digne souverain a beau affi­cher un air flegmatique, des gouttes de sueurperlent sur son front, ses mains se crispent surles accoudoirs du trône. Deux yeux incisifs etcruels, rendus plus noirs encore à l'ombre dessourcils en broussailles, se sont plantés dans lessiens. Une visage laid à faire peur lui fait face. Uncrâne chauve et difforme. Avec, de part etd'autre, quelques longues mèches brunes quipendouillent. Le front trop bombé se prolongepar un énorme nez épaté, et l'épaisse barbenoire ne parvient pas à masquer la mâchoire de

~ pitbul!. Egill Skallagrimsson est venu demanderréparation pour la mort de Thorolf, son frèrebien-aimé, tombé dans les rangs de l'armée an-

• glaise. L'homme, du haut de sa stature colos­sale, jette au monarque un regardqui en dit long:

, Par Odin, monfrère était merce­naire à votre ser­vice, Messire! Ilétait trop jeuneet trop beaupour étre em­porté par lesWalkyries(L 0 0Vous êtes res­ponsable de saperte!. Athel­stane ne se faitpas prier pour ex­primer ses sincèrescondoléances et proposeun joli magot pour régler l'affaireà l'amiable. Ouf! Il s'en est fallu de peu.

Le personnage qui se tient devant lui est leplus célèbre et le plus redouté des Vikings islan­dais. Un aventurier sanguinaire dont la réputa­tion vogue au-delà de la mer Baltique et qui faittrembler sur son passage toute l'Europe du Nord.Partout où accoste son drakkar (ZOOM p. 891,de la Norvège à la Saxe, du Danemark à la Suède !ou à l'Allemagne, Egill sème la terreur. Ne dit-on 1pas qu'à l'âge de sept ans il trucidait déjà l'un deses compagnons de jeu sur un coup de colère? 1Qui sait, depuis, combien de corps il a transper- !ïcés, combien de têtes il adécapitées... ~

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Jesse S'loch a bon espoir d'exhumerl'annee prochaine le squelette d'Egill afinde vfmfier la justesse de son hypothèse.

L'Islande:l'ile deshommes

libres"'"A la fin du IX' S., las de subir

l'autorité du roi Harald auxBeaux Cheveux, des paysansnorvégiens décident d'allerailleurs cultiver leur jardin. Capsur l'Islande, une île du nord del'Atlantique encore inhabitée.Entre 870 et 930, près de 20 000personnes y débarquent etcréent une société unique enson genre.

En Islande, il n'existait pas denoblesse ni de roi, pas de hiérar­chie sociale ni de privilèges.Chaque été, au mois de juin, pen­dant deux semaines, l'Althing,« l'Assemblée nationale deshommes libres », se déroulait enplein air. Elle réunissait les repré­sentants locaux des treize dis­tricts du pays, pour établir les loiset régler les questions judiciaires.Les crimes étaient jugés par desassemblées locales au vu et ausu de la population, qui pouvaitintervenir. La police et la peine demort n'existaient pas. Soit le cou­pable était banni, soit il devaitfournir une compensation à la fa­mille de la victime. Le meurtred'un paysan, par exemple, coû­tait environ 24 vaches.

Egill serait mort octogénaireautour de l'an 990. À moitiésourd et aveugle, plus affreuxque jamais et sans avoir eu ietemps de réaliser sa derniérevolonté: jeter son or devanttoute l'assemblée législative is­landaise et jouir du spectaclede ses compatriotes s'étripantpour empocher les piéces. Au­jourd'hui, soit plus de dixsiécles plus tard, ce person­nage de légende reste l'une desfigures les plus fascinantes dufolklore de l'Islande. Parce qu'ilétait un horrible héros de cau­chemar, certes. Mais aussiparce qu'il aurait été le plus

grand poète de son temps. L'histoire pré­tend même que Erik à la Hache Sanglante,le redoutable roi de Norvège et l'ennemijuré d'Egill, succomba au charme de sesvers et lui accorda sa grâce alors qu'ill'avait condamné à mort.

Au temps du guerrier poète, les Vikingsn'étaient pas trop portés sur la plume. Àl'ex­ception de quelques inscriptions gravéesdans la pierre, les Scandinaves n'ont quasirien écrit jusqu'au XI' s. Les poèmes et les ré­cits étaient transmis de bouche à oreille aufil du temps avant d'être couchés sur vélin.Ainsi, tout ce qu'on sait de la vie et del'œuvre d'Egill est tiré d'un manuscrit rédigéau XIII' s. par un auteur inconnu et intitulé:• La Saga d'Egill '. Ce texte raconte par lemenu l'épopée de cet illustre va-t-en-guerrecriminel, ponctuant le récit des poèmes ma­gnifiques qu'on lui attribue. Où cette âme sinoire puisait-elle une telle sensibilité artis­tique? Qui était Egill ?Jesse Byock, un histo­rien calilornien, mène l'enquête depuis plusde dix ans pour en avoir le cœur net.

Son histoire à lui commence au débutdes années 1970, dans une Amérique boule-

Qui étaientEn juin 793, le monastère de Lin­

disfarne, sur la côte est de l'An­gieterre, est mis à feu et à sang.Des hordes d'envahisseurs venusdu nord commencent à semer laterreur. Ils vont ainsi, pendant prèsde trois siècles, de pillages enaventures, sillonner les mers, desquatre coins de l'Europe à la Rus­sie, au Groenland et jusqu'à l'Amé­rique. Navigateurs incomparableset guerriers sanguinaires, ils dé­barquent de Suède, de Norvège etdu Danemark avec leur soif de

versée par la guerre du Viêt-Nam. Jesse n'apas pris les armes. Loin des problèmes deconscience qui agitent son pays, l'étudiantpacifique s'envole trouver un peu de quié­tude au milieu de l'Atlantique Nord, en Is­lande. Sur cette île glacée, hérissée de gey­sers, il coule des jours paisibles parmi lesmoutons et les chevaux. Et il berce ses nuitsen lisant des sagas. Ces récits légendairesde la littérature nordique le passionnent àtel point qu'il décide d'y consacrer sa car­rière. Devenu professeur de langues et d'his­toire scandinaves à l'université de Los An­geles (Californie), il apprécie plus que touteautre la saga d'Egil!. Une véritable paged'histoire qui commence à la fin du IX' s.,quand ie grand-père du Viking et quelquesmilliers d'autres citoyens norvégiens s'em­barquent pour installer leurs pénates sur laterre encore inhabitée d'Islande.

Au fil du récit, la personnalité d'Egill sedessine. Violent, acharné, impitoyable en- _vers ses ennemis, il pleure pourtant âchaudes larmes la mort de son fils qui lui

véritable travail de fourmi qui finit par por­ter ses fruits. , Bon sang, mais c'est biensûr 1 Egill était probablement atteint de lamaladie de Paget " clame aujourd'hui lechercheur. Et il ne parle pas à la légère. De­puis quatre ans, il a amassé les élémentsd'une très sérieuse démonstration.

La maladie de Paget atteint les os. Ellesurvient généralement après quarante anset évolue très lentement. Un os touché semet à grossir n'importe comment et danstous les sens. Cette poussée de croissanceprovoque des déformations pas toujoursjolies à voir, mais indolores... sauf quandelles compriment des nerfs ou des endroitssensibles. Dans certains cas, la pression

des os du visage sur le nerf optiqueou le nerf auditif est telle

que le malade devientaveugle ou sourd. De

même, des vertè­bres déformées,en appuyantsur la moelleépinière, pro­voquent par­fois des mauxde tête. Enfin,ce travailacharné des os

Ce crâne n'est pascelui d'Egil/.

Il appartient iJun homme victime,

i/ y a quelquessiècles, de la

maladie de Paget.Mais à l'examiner

de près, oncomprend mieux

pourquoi le visagedu Viking terrifi if

S8S adversaire 1

blanche apparait àl'endroit du choc. , Ro­cambolesque! Impos­sible! s'esclaffent lesexperts; vous voyezbien que la saga d'Egilln'est qu'un texte fan­taisiste.•

Jesse Byock rongeson frein. Certes lescrânes énormes et on­dulés ne peuplent pasles cimetières, maisson petit doigt lui ditqu'avec une caboche pareille le malheureuxEgill était sûrement malade. Le chercheurse replonge dans la fameuse saga pour pas­ser au peigne fin toutes les descriptionsphysiques du Viking. ff découvre ainsiqu'Egili avait souvent les pieds froids, qu'ilsouffrait de migraines, et qu'en vieillissantil devenait aveugle et sourd. De même, lalaideur de son visage semblait s'accentueravec l'âge, et il avait tendance à pencher latête en avant comme si elle était troplourde à porter. S'agirait-il des signes d'unemaladie particulière? Une maladie hérédi­taire, peut-être? Car le père et le grand-pèred'Egill étaient d'aussi affreux jojos que lui,avec le même corps de mastodonte et lesmêmes traits déformés.

Le professeur Byock n'est pasmédecin pour deux sous. Peuimporte, pendant plus detrois ans, avec l'aide deses étudiants, il po­tasse des rayons en­tiers d'ouvrages mé­dicaux. Son objectif:dénicher une affec­tion dont les symp­tômes s'apparen­tent aux divers mauxdont souffre Egill. Un

UN CRÂNECOMME UNECOQUILLESAINT·JACQUES

Comment savoir? La sagad'Egill a été rédigée quel­

que trois cents ans après lamort du héros. Et les spécialistes du MoyenÂge scandinave la considèrent comme leparfait exemple d'une œuvre de fictionjoliment ficeiée. Preuve en est: les der­nières lignes du récit relatent une anecdoteabracadabrante.

La scène se déroule à peu près cent cin­quante ans après la mort d'Egill. Le prêtreSkapti, l'un de ses descendants convertisau christianisme, décide d'exhumer les os­sements de son ancêtre pour les placerdans une sépulture digne de ce nom au piedd'une nouvelle église. Et doux Jésus! C'estun crâne incroyablement massif et ondulécomme une coquille aint-Jacques qu'il dé­terre. Tout en délicatesse, ce bon Skapti, cu­rieux d'évaluer l'épaisseur de l'os, se saisitde sa hache et frappe dessus de toutes sesforces avec le talon de l'outil. Il n'en fau­drait pas plus pour réduire en miettes n'im­porte quelle tête. Mais le crâne d'Egill resteinébranlable. Seule une légère entaille

Egifl a lec Il. adopt lé 1 fin desa vis, alors qu'il etait devenu aveugle.

inspire l'un de ses plus beaux poèmes. Ilsouffre de ce physique ingrat qui l'isole dumonde, et de sa santè qui se détériore avecl'âge. Ces états d'âmes sont si bien décrits,les faits relatés si riches de détails queJesse Byock commence à sérieusement s'in­terroger. Quelle est la part de vérité et celledu conte dans cette épopée?

conquête. Ils s'appellent les Vi­kings, du vieux mot nordique vikqui signifie « baie ».

On les considère comme desbarbares sans foi ni loi, maisquand ils ne brandissent pas lahache de guerre, ces redoutablescombattants déclament des poé­sies. Ils sont aussi des pionnierscourageux bâtissant sur des terresinhabitées, et des commerçantshabiles qui ouvrent les premièresgrandes voies maritimes et flu­viales de l'Occident.

les Vikings?

",,'..~/<}

Sir JarnePaget est lepremiermédecin iJ'Ivoir décrit,au $;ecledernier, lessymptomesde la maladiequi port.maintenantson nom.

'" Pour en savoir plus: Me·dievalleeland : Society, Sa·gos and Power, de JesseByock, Éd. Université deCalifornie (Berkeley).

"

peut en effet devenir une carapace osseusetrès épaisse, aussi dure que l'ivoire et quicache, sous de la matière tendre semblableàde la pierre ponce, un noyau coriace d'unblanc laiteux. En bref, rien n'empéche depenser que le coup porté sur le crâne du Vi­king se soit soldé par une simple égrati­gnure blanche. La saga d'Egill ne seraitdonc pas qu'une pure affabulation?

Pour s'en assurer, il faudrait d'abordmettre la main sur la téte du héros scandi­nave: exhumé, ce crâne étonnant accompa­gné d'autres vestiges pourrait attester deson identité. Jesse Byock est déjà prêt àtenter l'aventure avec une bande d'archéo­logues enthousiastes. Si la saga, encore unefois, ne ment pas, elle pourrait bien le gui­

der jusqu'à la dernièresépulture d'Egil!. Le ma­nuscrit raconte, en effet,que les ossements du Vi­king sont enterrés dansl'ancien cimetière deMosfell, au sud-ouest deL'Islande. Le vieux héros

.' est sensé y reposer enpaix, en attendant qu'onvienne une fois encore ledéloger.•

SE LAISSERGUIDERPARLASAGA?

Quant à l'idée d'uncrâne capable de résis­ter àun coup de hache,

elle n'est pas si ridicule que ça. Une boîtecrânienne atteinte de la maladie de Paget

très sérieux médecin anglais qui affirme enavoir déjà observé. Et d'autres confréres,bientôt, ne tardent pas à sortir des cas si­milaires de leurs archives.

La maladie de PagetA u siècle dernier, Sir James Paget, le très

respectable chirurgien de la Reine Victo­ria, découvrait" l'ostéite déformante li et luiléguait son nom. Toutefois, cette maladien'est pas née d'hier. Elle existait déjà autemps des pharaons et reste d'actualité. Elleconcerne aujourd'hui, en France, de 5 % à 10 %des personnes âgées de plus de soixante ans,

~ mais les causes en sont toujours mal connues.~ On suppose que c'est un virus qui provoquei cette croissance désordonnée des os.i En règle générale, tout au long de notre vie, nos

os n'arrêtent pas de se renouveler. Autrement dit,pendant que certaines de nos cellules meurent, d'autres repous-sent. Ainsi, chaque recoin de notre squelette se régénère entièrementet progressivement tous les sept ou huit ans. Chez les personnes at­teintes de la maladie de Paget, les cellules se mettent à travailler dansla plus totale anarchie. Résultat: l'os s'use d'abord un peu trop et se

fragilise, puis se met ensuite à pousser trop vite et dans tousles sens. Un front, un genou, un tibia, un doigt ou n'importequel bout de squelette peut ainsi peu à peu se déformer. Lesmalades le plus souvent n'en souffrent pas. Mais quand lesexcroissances osseuses compriment des nerfs ou des endroitssensibles, les ennuis commencent.

Le Livre de Mothruvellir raconte la .agad'Egil/. L'auteur, anonyme, a donné denombreux détails sur l'étrangeapparence physique du Viking, ce qui B

permis il Je.s. Byock d'identifier les.ymptom.s d. la maladi. d. Paget.

fatigue le cœur et bouleverse la circulationsanguine. De quoi se retrouver avec desmains et des pieds tout froids.

Troublant, tout de même! Tousces symptômes rappellent étrangementles problèmes de santé d'Egill. S'il souffraiteffectivement de ce mal, voilà qui pourraitexpliquer l'aspect phénoménal de soncrâne. Jesse Byock tient le bon bout, d'au­tant qu'il a découvert entre-temps qu'uncertain Thotur Hardarson, médecin islan­dais, avait déjà émis cette hypothèse, il y adix ans. Mais plusieurs avis valent mieuxqu'un et, des extraits de la saga d'Egill sousle bras, l'historien frappe aux portes desspécialistes de la maladie de Paget. Est-ilpossible que le dessus d'un crâne maladesoit ondulé comme une coquille Saint­Jacques? • Du jamais vu " répondent unemajorité d'entre eux. La déception est decourte durée: Jesse finit par rencontrer un

La maladie de Pagetprovoque un importantépaississement des osdu crâne et de la facs,et transforme le sommetde la tête en un champde bosses!

ÉPOPÉE