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Chrisan Vandendorpe
Du papyrus lhypertexte
Essai sur les mutaons
du texte et de la lecture
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Cet ouvrage a t publi grce une subvenon de la Fdraon
canadienne des sciences humaines et sociales, dont les fonds
proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du
Canada.
Lauteur remercie les Collecons spciales des bibliothques de
lUniversit dOawa et de Queens University (Kingston), qui lui
ont gnreusement ouvert leurs trsors.
Boral (Montral)
La Dcouverte (Paris)
1999
ISBN 2-89052-979-7
Cee dion lectronique reproduit presque exactement ldion
originale.
Licence GFDL pour la version lectronique seulement.
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Table des mares
Prsentaon 9
Aucommencementtaitlcoute 13
critetxaondelapense 17
Puissancedusignecrit 19
critureetoralit 23
Normesdelisibilit 27
Linaritettabularit 39Verslatabularitdutexte 49
Contexte,senseteet 69
Filtresdelecture 83
Textualit:formeetsubstance 87
Arculaonstextuelles 93
Instancesnonciaves 97
Delinteracvitaulangagehorsjeu 103
Varitsdelhypertexte 113
Contexteethypertexte 123
Deslimitesdelaliste 127
Versunesyntaxedelhypercon 131Lecturedelimage 139
Lcrivainetlesimages 149
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Monteduvisuel 153
Dupointetdessoupirs 157Op.cit. 163
Lectureintensiveetextensiveoulesdroitsdulecteur 167
Reprsentaonsdulivre 173
Stabilitdelcrit 179
Spaalitdelcritetcontrledulecteur 181
LeCD-ROM:unnouveaupapyrus? 189
Retourlapage 193
Nouvellesdimensionsdutexte 199
Mtaphoresdelalecture 203
Mieuxgrerleshyperliens 209
Fronresdulivre 211Lecteur,usagerouconsommateurdesignes? 217
Jeclique,doncjelis 223
Entrecodexethypertexte 231
Bibliographie 249
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Pourquoi premier chapitre? Il serait aussi bien
partout ailleurs. Dailleurs, je dois avouer que jai
crit le huime chapitre avant le cinquime, quiest devenu ici le troisime.
Charles Nodier, Moi-mme
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Prsentaon
Jusque vers la n des annes soixante-dix, on pouvait encorecroire que lordinateur naurait deet que sur les domainesscienque et technique. On se rend compte aujourdhui que cet
appareil et les technologies qui laccompagnent sont en train de
rvoluonner la faon mme dont notre civilisaon cre, emma-
gasine et transmet le savoir. terme, cee mutaon transforme-
ra loul le plus prcieux que lhomme ait invent pour construire
ses connaissances et laborer son image de soi et du monde: le
texte. Et comme celui-ci nexiste quen foncon de la lecture, les
mutaons du premier auront des rpercussions sur la seconde,
de mme que celles de la seconde entraneront ncessairement
la mise en place dautres modes de textualit. On ne lit pas unhypertexte comme on lit un roman, et la navigaon sur le Web
procure une exprience dirente de la lecture dun livre ou du
journal.
Cest ces bouleversements qui touchent tous les plans
de notre civilisaon quest consacr cet ouvrage. Celui-ci sinscrit
au croisement de travaux de plus en plus nombreux qui portent
sur lhistoire de la lecture (Charer, Cavallo, Manguel, Quignard,
etc.), lhypertexte (Aarseth, Bolter, Landow, Laufer, etc.), lordrede lcrit (Chrisn, Ong, Derrida), la n du livre et la mdiolo-
gie (Debray).
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La problmaque aborde posait invitablement la ques-
on du format ou, si lon prfre, du mdia. Fallait-il opter pour
un livre ou pour un hypertexte? Mme si labsence de maturit
de ce dernier juse en dernire analyse le recours au support
papier pour cet ouvrage, il pouvait paratre inconsquent de r-
chir laide douls anciens sur un phnomne aussi important
pour notre civilisaon que la rvoluon numrique et hypertex-
tuelle. Quelle serait la valeur dun point de vue qui ne serait tay
par aucune exprimentaon? Le lecteur ne pourrait-il pas soup-
onner lessayiste dtre biais lgard du nouveau mdia, demener un combat darrire-garde ou de prcher pour sa chapel-
le? Par honntet intellectuelle, autant que par esprit de recher-
che, lessenel de la prsente rexion a donc t dabord rdig
laide dun oul ddion hypertextuelle dvelopp cee n
et dont les foncons se sont ranes au fur et mesure que se
prcisaient les besoins. Ce nest qu ltape nale de la rdacon
que les pages ainsi cres ont t intgres dans un traitement
de texte et retravailles en vue dune publicaon imprime. Une
telle dmarche tait ncessaire pour prouver de premire main
les consquences du choix dun mdia sur lorganisaon interne
et sur le contenu mme de la rexion propose ici.
Si le livre a demble une foncon totalisante et vise
saturer un domaine de connaissances, lhypertexte, au contraire,
invite la mulplicaon des hyperliens dans une volont de sa-
turer les associaons dides, de faire tache dhuile plutt quede creuser , dans lespoir de retenir un lecteur dont les intrts
sont mobiles et en drive associave constante. Chaque concept
convoqu lintrieur dun hypertexte est ainsi suscepble de
constuer une entre disncte qui, son tour, pourra engen-
drer de nouvelles ramicaons ou, plus justement, de nouveaux
rhizomes. Il faut ajouter cela que, par sa nature, un hypertexte
est normalement opaque, la dirence du livre qui prsente
des repres mulples et constamment accessibles. Il en dcouleque la dynamique de lecture est trs dirente dun mdia un
autre. Alors que la lecture du livre est place sous le signe de
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DU PAPYRUS LHYPERTEXTE
la dure et dune certaine connuit, celle de lhypertexte est
caractrise par un senment durgence, de disconnuit et de
choix eectuer constamment. En fait, chaque lien hypertextuel
remet en queson lphmre contrat de lecture pass avec le
lecteur : celui-ci poursuivra-t-il sa qute en cliquant sur lhyper-
mot ou abandonnera-t-il?
Cee dynamique de la lecture entrane forcment des
rpercussions sur la mise en texte, tant le scripteur a tendance
moduler sa rexion sur la forme ancipe daenon qui lui
sera accorde. Dans le cas qui nous occupe, le passage du formathypertexte au format livre a engendr des regroupements consi-
drables et une plus grande cohrence des points de vue, lli-
minaon dun bon nombre de redondances et des modicaons
dordre nonciaf dans les renvois internes. Toutefois, louvrage
est sans doute encore fortement marqu par la forme premire
sous laquelle il a t conu. Au lieu dtre organis selon une
structure arborescente, il se prsente sous la forme de blocs de
texte, quon peut aussi voir comme des chapitres, ou mieux en-
core comme des entres oertes la rexion ce qui rappro-
che cee entreprise du genre de lessai. La version hypertextuelle
contenait de nombreux liens dune page une autre, ce qui per-
meait au lecteur de suivre le l associaf le plus appropri. Pour
la version papier, il a videmment fallu renoncer cee logique
associave, ce qui a rendu plus aigu le problme de lagencement
des entres. Lordre chronologique ne convenait pas, du fait que laplupart de celles-ci ne relvent pas dune perspecve historique.
Un ordre logique ntait pas plus vident, car plusieurs points de
vue sentrelacent ici. Fallait-il alors choisir lordre alphabque?
Depuis plus de huit sicles, cest celui qui indique au lecteur quil
ny a pas dordre impos, comme dans les diconnaires. Mais il
serait inexact de croire que les chapitres de ce livre sont indpen-
dants les uns des autres. En fait, il a t possible de les regrouper
en diverses grappes en foncon des thmaques abordes, entrelesquelles on dcouvrira une connuit certaine et quil est donc
recommand de lire de faon squenelle.
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Le lecteur pourrait aussi choisir de naviguer parr de
lindex, en explorant dabord les entres les plus denses. De
mme, sous la forme de lhypertexte, les pages qui prsentent le
plus danits entre elles sont celles qui possdent le plus dhy-
permots pointant rciproquement de lune lautre. On verra
ainsi que lentre tabularit est la plus importante. Sil y a un
l conducteur dans cet ouvrage, cest bien l quil faut le cher-
cher, et dans le concept oppos quest la linarit. En spaalisant
linformaon, le texte tabulaire permet lil de se poser o il
veut et au lecteur daller directement au point qui lintresse. ce concept sont troitement lies les noons de codex et de
volumen, et naturellement celle dhypertexte. Lensemble de cet
ouvrage est videmment domin par la queson de la lecture,
qui est aborde sous les divers angles du sens et de leet, du
contexte, de la lisibilit, des ltres cognifs et des automasmes.
La faon dont on conoit la lecture dtermine aussi, en derni-
re analyse, la mise en forme du texte et la part de contrle que
lauteur accepte de donner au lecteur ou quil choisit de se rser-
ver. Sur ce plan, lordinateur a le pouvoir de bouleverser radicale-
ment la donne tablie par des millnaires de culture crite.
Un cueil auquel se heurte le projet poursuivi ici, et qui
explique aussi la forme clate de cet ouvrage, est limpossibi-
lit de catgoriser les mulples incarnaons que peut prendre le
texte, den embrasser linnie diversit. Voil dj plus de deux
sicles, les auteurs de lEncyclopdie, tchant de dnir cet objetinforme quest le livre, croyaient pouvoir en proposer les catgo-
ries suivantes.
Par rapport leurs qualits, les livres peuvent tre disngus en:
- livres clairs et dtaills, qui sont ceux du genre dogmaque
[...]
- livres obscurs, cest--dire dont tous les mots sont trop gn-
riques et qui ne sont point dnis [...]
- livres prolixes [...]
- livres ules [...]
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- livres complets, qui conennent tout ce qui regarde le sujet
trait. Relavement complets [...]
Cee classicaon vaut assurment celle quune ency-
clopdie chinoise aurait dresse des animaux, selon ce que rap-
porte Borges:
Ces catgories ambigus, superftatoires, dcientes rappel-
lent celles que le docteur Franz Kuhn aribue certaine ency-
clopdie chinoise intule Le march cleste des connaissan-ces bnvoles. Dans les pages lointaines de ce livre, il est crit
que les animaux se divisent en (a) appartenant lempereur,
(b) embaums, (c) apprivoiss, (d) cochons de lait, (e) sirnes,
(f) fabuleux, (g) chiens en libert, (h) inclus dans la prsente
classicaon, (i) qui sagitent comme des fous, (j) innombra-
bles, (k) dessins avec un trs n pinceau de poils de chameau,
(l) et ctera, (m) qui viennent de casser la cruche, (n) qui de
loin semblent des mouches. (1967, p.141)*
Lapproche prsente ici, est-il besoin de le prciser, nest
ni classicatrice, ni historique, ni encyclopdique et ne prtend
surtout pas lexhausvit. Elle vise seulement orir une r-
exion sur un bouleversement culturel qui se produit sous nos
yeux et tenter den saisir quelques-uns des enjeux.
___________
* Pour ne pas alourdir le texte, les renvois sont incorpors sous la forme
dun chire correspondant la page du livre de lauteur dont il a t
queson dans les lignes qui prcdent immdiatement. Si plusieurs tex-
tes du mme auteur sont uliss, louvrage est iden par lanne de
publicaon. Lorsque le renvoi conent aussi le nom de lauteur, il fait
gnralement lobjet dune note. Les notes et la liste des ouvrages cits
se trouvent en n de volume.
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Au commencement
tait lcoute
Lexprience liraire et le rapport au langage sont longtemps
passs par loreille, qui est aussi notre premire voie daccs aulangage. Pendant des millnaires, cest oralement que conteurs,
ades et troubadours ont fait leurs rcitals devant des publics ve-
nus les couter. De ce fonds doralit premire, la lirature ne se
dlivrera que tardivement, et peut-tre jamais totalement.
La situaon dcoute se caractrise par un triple niveau
de contraintes: (a) lauditeur na pas la possibilit de dterminer
le moment de la communicaon; (b) il nen matrise pas le dbit,
prisonnier quil est du rythme choisi par le conteur; (c) en mare
daccs au contenu, il na aucune possibilit de retourner en ar-
rire an de sleconner, dans un rcit dj connu, la squence
qui lintresse parculirement: il doit suivre le l, irrmdiable-
ment linaire parce quinscrit dans le temps, de la rcitaon qui
en est faite.
Linvenon de lcriture va modier cee situaon en
transformant la relaon du rcepteur lgard de luvre. Devantle texte crit, en eet, le lecteur a toujours le choix du moment
de la lecture et celui de la vitesse laquelle assimiler les informa-
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ons. Il a galement, dans une mesure variable selon les types
de textes, la possibilit de sleconner des segments du texte
chapitres, pages, paragraphes et d'en aborder la lecture
dans l'ordre qui lui convient. En somme, l'crit permet au lec-
teur dchapper, en tout ou en pare, aux trois contraintes fon-
damentales qui caractrisent l'oral. Mais cee libraon ne sest
pas faite du jour au lendemain. Longtemps asservi aux normes
de la producon orale, quil seorait de calquer, le texte ne sen
est que progressivement dtach, au fur et mesure que se per-
feconnait son support matriel en passant de la tablee aurouleau, puis au codex et que se meaient en place les repres
desns faciliter les rapports entre criture et lecture, faisant
ainsi accder le langage lordre du visuel.
En se plaant sous le rgne de lil, toutefois, lcrit fait
disparatre toute la dimension inme que vhicule la voix, avec
ses phnomnes de vibr, ses frmissements, ses hsitaons, ses
silences, ses faux dparts, ses reprises, ses tensions. Il prive aussi
le lecteur dune quant dinformaons accessoires, car en plus
dtre sexues les voix sont gographiquement et socialement
marques : elles rvlent lge, la culture, voire les atudes, des
personnes qui parlent. Un texte lu haute voix nous arrive ainsi
charg de toutes sortes dalluvions aaches une personnalit
donne.
Si toute voix est signature, autant que peut ltre une em-
preinte digitale ou une molcule dADN, le texte, au contraire,peut se faire parfaitement neutre et dpouill de toute rfrence
la personne qui la port et conu. Il semble mme que ce soit
l un idal dont le texte scienque se rapproche de plus en plus,
et nous verrons plus loin pourquoi. Cee neutralit tendancielle
de lcrit exacerbera paradoxalement la recherche du style, dont
Buon a mis en valeur la composante individuelle avec sa for-
mule clbre: le style, cest lhomme mme . Tentave dses-
pre pour restuer dans le texte la signature de la voix, telle quelidalise lcrivain, le style trouve sa juscaon ulme dans la
phrase qui se lit bien , cest--dire qui se dit bien. On sait que,
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15DU PAPYRUS LHYPERTEXTE
pour Flaubert, une phrase ntait considre comme acheve que
lorsquelle tait passe avec succs par le gueuloir. Et, cent ans
plus tard, Michel Tournier renchrira : Quand jcris, je mcoute
crire, et cest encore haute voix que jessaie ensuite mon texte
crit1. Ce nest pas un hasard si le quesonnement stylisque
sest accentu dans la deuxime moi du XIXe sicle, au moment
prcisment o la mcanisaon de limprimerie devait assurer
lcrit une prpondrance absolue. Aujourdhui, par un curieux
retour des choses, cee recherche liraire du style semble de
plus en plus tourne vers une redcouverte de loralit, commepour compenser le goure toujours plus profond qui se creuse
entre la parole et une criture de plus en plus mcanise et stan-
dardise.
Certes, il a fallu longtemps avant que le texte cesse de
passer principalement par la voix. La faon de lire qui nous pa-
rat aujourdhui normale ne ltait pas chez les Grecs ni chez les
Romains, qui concevaient la lecture comme le moyen de rendre
le texte travers la voix. Les gens assez fortuns, dailleurs, ne
lisaient pas eux-mmes, mais se faisaient lire le rouleau par un
esclave spcialis. Ce nest qu une priode tardive que la lecture
est devenue visuelle. Ainsi, vers 400, Augusn, vque dHippone,
raconte-t-il son merveillement davoir vu lire Ambroise unique-
ment avec les yeux. Le vieil rudit, en eet, dans sa qute du sens
allgorique des textes bibliques, avait appris lire sans remuer
les lvres : vox autem et lingua quiescebant2
. En fait, ce nestquaux environs du XIIe sicle, selon les historiens de la lecture,
que les livres seront vritablement conus en vue dune lecture
silencieuse. Il aura fallu pour cela que lon mee en place diverses
innovaons dordre tabulaire propres au codex et, surtout, que
lon renonce lcriture connue des Romains, la scripo con-
nua, pour introduire une sparaon entre les mots, opraon qui
fait son apparion vers le VIIe sicle mais qui ne deviendra vrai-
ment courante quau XIe sicle.
1 Cit par Drillon, 1991, p.83.
2 Sa voix et sa langue taient tranquilles , Confessions, 6.3.
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16 CHRISTIAN VANDENDORPE
Il faudra encore longtemps avant que les mthodes dap-
prenssage prennent en compte cee rvoluon. Jusque vers le
milieu du XXe sicle, lcole visait dabord inculquer lenfant
un mcanisme de lecture haute voix. Cela se traduisait, chez
ladulte, par des habitudes de subvocalisaon dont des spcia-
listes comme F. Richaudeau ont dnonc les inconvnients sur
la vitesse de lecture. Cee forme de lecture oralise tait cer-
tes parfaitement adapte la posie, longtemps domine par
les phnomnes de rythme et de sonorits; elle convenait dj
beaucoup moins au roman et elle est totalement inadquate lalecture de journaux, de dossiers ou de pages Web.
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crit et xaon de la pense
L
crit a t la premire grande rvoluon dans lordre intel-
lectuel. Selon la judicieuse expression de W. Ong (1982), il a
permis la technologisaon du mot et entran ltablissement
dun nouveau rapport au langage et la pense.
Aussi longtemps que lexprience du langage tait ex-
clusivement orale, la ralit ntait jamais trs loin derrire les
mots. Les changes entre les tres se faisaient en leur prsence
physique et la subjecvit du langage concidait avec la situaon
de communicaon : le je correspondait une personne relle,
le ici et le maintenant saccordaient avec le lieu et le mo-ment de lchange. Avec lapparion de lcrit, on saranchira
de la situaon relle et des donnes immdiates qui entourent
la communicaon, que lon deviendra progressivement capable
de traduire textuellement et de recrer volont. Pour une part
importante des changes, dsormais, le texte endra lieu de
contexte.
En permeant de xer la pense, lcriture en dmulplie
la puissance et en modie le rgime. Elle introduit une possibilitdordre, de connuit et de cohrence l o rgnaient la uidit
et le chaos. ltat naturel, en eet, rien nest plus labile que
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la pense : les associaons se font et se dfont constamment,
emportes par des percepons sans cesse nouvelles et la pr-
gnance des rseaux dassociaons. chaque minute, une nouvel-
le constellaon mentale est ainsi suscepble de se former, aussi
dirente que les vagues qui dferlent sur un lioral, dont cha-
cune recombine les goues deau dans une structure dirente
dote dune nergie propre. Place sous le signe de lphmre
et du mouvant, la pense apparat comme aussi insaisissable que
la fume, aussi mulple et ondoyante que le scinllement de la
lumire sur la mer. Ainsi que lexprime Maurice Blanchot en unn paradoxe:
De la pense, il faut dire dabord quelle est limpossibilit de
sarrter rien de dni, donc de penser rien de dtermin et
quainsi elle est la neutralisaon permanente de toute pense
prsente, en mme temps que la rpudiaon de toute absence
de pense. (p.57)
Lcriture introduira un nouvel ordre dans lhistoire de
lhumanit en ce quelle permet denregistrer les traces dune
conguraon mentale et de les rorganiser volont. Grce
elle, une pense peut tre ane et travaille inlassablement,
connatre des modicaons contrles et des expansions illimi-
tes, tout en chappant la rpon qui caractrise la trans-
mission orale. Ce qui tait uide et mouvant peut devenir prciset organis comme le cristal, la confusion peut cder la place au
systme. Bref, avec lcrit, les producons de lesprit entrent dans
lordre objecf du visible.
Ce nest pas seulement le rapport dun individu ses
propres penses qui est modi par lcriture, mais le rapport
aux penses dautrui, telles quelles sont objecves par le texte
et sous lempire desquelles on accepte de se placer temporaire-
ment ds que lon se met lire.
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Puissance du signe crit
Comme le note le smiocien Jean Molino : Le texte ninscrit
que ce qui est important, il a un rapport parculier avec la
vrit (p.22). Dans limaginaire des hommes et la mmoire des
cultures, lcriture est eecvement invese dune formidable va-
leur symbolique. Chez les Assyriens et les Babyloniens, les scribes
constuaient une caste aristocraque qui prtendait voir dans
larrangement des toiles lcriture du ciel . Pour les anciens
gypens, lcriture tait la craon du dieu Thot, qui en avait
fait don aux hommes. Le mot hiroglyphe signie dailleurs criture sacre et la plume du scribe tait aussi le symbole de
la vrit3. Dans la culture hbraque, le Livre est sacr en tant que
dpositaire de la parole de Dieu.
Les Grecs de lpoque classique nont pas connu de caste
charge de prserver le secret de lcriture et ont ainsi t moins
ports sacraliser le livre. Crique lgard de lcriture, Platon
sest inquit des transformaons que cee invenon risquait
dapporter la culture tradionnelle. Considrant quelle cons-tuait une extension de la mmoire de lhomme, tant la mmoire
3 Jackson, 1982, p.23.
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individuelle que la mmoire sociale, il pressentait que lcriture
allait transformer la faon dont la tradion stait transmise jus-
qualors. Cest sans doute par aachement la tradion orale,
encore vivace chez son matre Socrate, que le philosophe a com-
pos une grande pare de son uvre sous forme de dialogues :
Pour Socrate, les textes crits ne sont rien dautre quun adju-
vant de la mmoire pour celui qui sait dj ce dont il est trait
dans ces crits, mais ils ne peuvent jamais dispenser la sagesse;
cest l le privilge du discours oral. (Curus, p.371).
De mme, la Rome anque na gure magni le livre.
Mais la situaon changera radicalement avec lavnement du
chrisanisme. Peut-tre en raison de ses racines judaques, la
religion chrenne est profondment pntre de la pense du
livre et de lcriture, et cest elle qui sera lorigine de la diusion
du codex. Ds les premiers sicles de notre re, elle accordera
une place de choix la reprsentaon du livre, tel point que lon
a pu dire quelle tait une religion du livre4.
Issue de la double source judo-chrenne, cee valori-
saon du livre se mainendra longtemps. Elle culminera chez un
pote comme Mallarm, qui est extrmement sensible lespace
visuel du livre : [...] tout, au monde, existe pour abour un
livre (p.378). La mme exaltaon se retrouve chez des crivains
inspirs de la tradion juive, tel Edmond Jabs. tre hypothque, on peut se demander si cet extraor-
dinaire presge de lcrit, qui dpasse les seuls aspects foncon-
nels dune invenon majeure, ne reposerait pas sur le fait que la
lecture du texte combine deux sens majeurs, savoir la vue, qui
est le sens noble par excellence, et loue, qui est le sens associ
notre premire exprience du matriau linguisque. Ces deux
instruments de saisie des donnes extrieures se sont longtemps
combins dans le mouvement de la lecture du moins aussilongtemps que celui-ci a t accompagn de phnomnes de vo-
4 Parkes, 1993, p. 14.
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21DU PAPYRUS LHYPERTEXTE
calisaon ou de subvocalisaon. Et cee fructueuse combinaison
qui se produit dans lesprit du lecteur tend placer le texte sous
le sceau de la vrit, la vocalisaon apportant la conrmaon de
ce qui avait dabord t peru par lil, et vice-versa.
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criture et oralit
Longtemps lcrit a t peru comme une pure transcripon dela parole ou, la rigueur, comme un simple supplment celle-ci, selon la posion classique dveloppe par Rousseau dans
lmile:
Les langues sont faites pour tre parles, lcriture ne sert que
de supplment la parole; sil y a quelques langues qui ne
soient qucrites et quon ne puisse parler, propres seulement
aux sciences, elles ne sont daucun usage dans la vie civile.5
Loin de rompre avec cee posion, la linguisque mo-
derne qui se constue avec Saussure posera la primaut de loralcomme principe mthodologique de base :
Langue et criture sont deux systmes de signes disncts;
lunique raison dtre du second est de reprsenter le premier;
lobjet linguisque nest pas dni par la combinaison du mot
crit et du mot parl; ce dernier constue lui seul cet objet.
Mais le mot crit se mle si inmement au mot parl dont il
est limage quil nit par usurper le rle principal; on en vient
donner autant et plus dimportance la reprsentaon du
5 Cit par Derrida, 1967, p. 429.
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signe vocal qu ce signe lui-mme. Cest comme si lon croyait
que, pour connatre quelquun, il vaut mieux regarder sa pho-
tographie que son visage. (p.45)
Derrida saaquera de front ces posions tradionnelles et
se fera le tenant dune grammatologie dans laquelle lcrit serait
inves dune autorit et dune lgimit gales celles dont jouit
loral. Dans ce dbat, chacune des pares peut juste tre se r-
clamer de la modernit. Dune part, en eet, la linguisque a d
renverser le mpris dans lequel ltre alphabs ent gnrale-
ment ltat doralit primaire, lequel renvoie, dans lexprienceindividuelle, des souvenirs de la pete enfance. En se fondant
sur une mthodologie rigoureuse, cee discipline a pu se cons-
tuer en science et obtenir des rsultats remarquables, ne serait-
ce que dans le champ de la phonologie. Dautre part, la concep-
on drive de Hjelmslev, qui voit dans lcrit un code autonome,
est galement moderne et peut sappuyer, entre autres, sur les
dveloppements de la smioque et, au point de vue historique,
sur le lent mouvement par lequel le texte et la lecture se sontdgags de leur gangue primordiale doralit. Il ne fait gure de
doute aujourdhui quune langue crite peut fonconner sans
rfrence une langue maternelle orale apprise dans la pete
enfance. Toutefois, mme si la forme de lecture socialement va-
lorise tend viter le canal de loralisaon, la queson de lim-
bricaon entre mcanismes oculaires et phonologiques est plus
mystrieuse que jamais. Alors que dans les annes quatre-vington considrait la lecture comme un phnomne purement visuel
et indpendant de la voix, des tudes psychologiques rcentes
semblent indiquer que loralit serait toujours prsente dans la
lecture sur le plan des mcanismes crbraux et que les codes
phonologiques seraient acvs ds quil y a xaon oculaire sur
des textes6.
Sans chercher trancher autrement la queson de la pri-
maut entre code oral et code crit, rappelons-en brivement lesprincipales dirences.
6 Voir notamment larcle de Rayner et al., 1998.
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25DU PAPYRUS LHYPERTEXTE
Le discours oral se droule dans un ux temporel irr-
mdiablement linaire. Lauditeur ne peut donc pas se er aux
diverses secons dun discours; il ne peut pas faire dler celui-ci
en acclr pour ne sarrter quaux grandes arculaons ou y
retrouver aisment une phrase. Mme avec des moyens denre-
gistrement modernes, loral reste essenellement prisonnier du
l temporel et installe son auditeur sous la dpendance de celui-
ci. Cee situaon entrane des consquences mulples.
Les tudes danthropologie culturelle, comme celle de W.
Ong (1977), ont montr que les socits orales ont en communun certain nombre de caractrisques dans leur ulisaon du
langage.
La plus importante de celles-ci, que relvent toutes les
tudes sur les liratures orales, est un got marqu pour les
expressions strotypes et les formules. Ce trait est probable-
ment le plus tranger notre concepon moderne du liraire,
place depuis la rvoluon romanque sous le sceau de lorigi-
nalit. Dans son tude sur les hain-tenyspomes improviss
par deux rcitants rivaux au cours de joutes poques quorgani-
sait la socit malgache tradionnelle, Jean Paulhan avait dj
montr que la connaissance des expressions et des formules,
ainsi que leur gloricaon, constuaient le mof mme de cee
acvit7. Cest ce mme got de la formule quil faut raacher
le genre des kenningar dans la posie islandaise des alentours
de lan 1000, dans lesquels les auteurs de sagas accumulaientforce mtaphores ges : tempte dpes pour bataille ,
nourriture de corbeaux pour cadavre . nigmaques pour
nous qui ne faisons pas pare de la communaut interprtave
laquelle ils taient desns, ces jeux poques ont t qualis
par Borges d une des plus froides aberraons consignes dans
les histoires de la lirature (1951, p.171).
7 On trouvera dautres exemples doralit malgache, et notammentdes kabary, qui se rapprochent des kenningar, dans louvrage de Jean-
Louis Joubert consacr aux Liratures de lOcan indien (hp://www.
refer.org/texnte/litoi/1-1.htm).
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26 CHRISTIAN VANDENDORPE
Laspect formulaire a aussi des consquences sur le choix
des thmes, qui se limitent un noyau de situaons rcurren-
tes et standardises. Cee pauvret thmaque va de pair avec
une tendance du locuteur privilgier labondance plutt que la
concision et recourir des pithtes pour idener des person-
nages ou des ralits. un niveau plus profond, certains anthro-
pologues esment que la situaon doralit primaire, qui caract-
rise toutes les socits primives, avait aussi des consquences
sur la pense elle-mme. Pour W. Ong, les cultures orales ne
sexpriment pas seulement en formules, mais pensent en formu-les (1977, p.103).
Indpendamment du type de socit ou dpoque, un
examen des noncs oraux fait apparatre chez les interlocuteurs
une grande tolrance envers les problmes de structuraon et
dorganisaon du discours. La drive thmaque y est presque
invitable, du fait quun locuteur est souvent incapable de rsis-
ter larait dun nouveau cours de penses surgi par associaon
avec ce quil tait en train de dire. En outre, le discours oral va
laisser dans linformul quant de donnes relaves la situa-
on et au contexte global, tant donn que les interlocuteurs
sont en prsence lun de lautre et quils peuvent se contenter le
plus souvent de faire une rfrence implicite la situaon parta-
ge.
Alors que loral spontan est ainsi marqu par les insuf-
sances nonciaves lies une producon place sous le signede lurgence et qui charrie invitablement les sgmates de sa ge-
nse, lcrit apparat comme la face idalise du langage, le lieu
o celui-ci peut prtendre la perfecon.
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2 CHRISTIAN VANDENDORPE
de lespacement entre les mots, ainsi que de linterligne et de la
juscaon. Tous ces procds, loin davoir une simple foncon
ornementale, visent assurer la rgularit du matriau visuel de
faon faciliter lacte de lecture, en permeant den coner la
plus grande part des procdures cognives automases et en
vitant la producon deets parasites. Une typographie soigne
est ainsi la premire allie du lecteur. Elle contribue aussi ren-
dre le livre agrable lire, et crer une impression favorable
la rcepon du message. Le format joue galement un rle et
on en a longtemps cherch un qui ore la vue des proporonsharmonieuses :
Dans les proporons de dimensions de pages, les diteurs
ont aussi cherch se rapprocher du nombre dor, cest--dire
1:1,618, nombre irraonnel dont la premire approximaon
est la proporon 5:8. Cest sur ces bases quon sest eorc de
calculer les formats de papier, de faon ce quils donnent de
belles pages8.
Au l des sicles, il sest ainsi dvelopp dans les milieux
de ldion une smioque de lobjet texte qui ne laisse au ha-
sard aucun des aspects du livre. Il peut certes y avoir un conit
entre les exigences de mise en pages et les contraintes conomi-
ques, comme le montre la tendance de ldion populaire ro-
gner sur les marges. cet gard, la lecture dun ouvrage largesmarges, comme on en publiait couramment au XVIIIe ou au dbut
du XIXe sicle, ore un confort de lecture que ne peut galer une
maquee troite o le texte ne respire pas. Cest pour viter
toute confusion entre la colonne de texte et des lments voisins
que le livre en est venu abandonner la maquee sur deux co-
lonnes, facilement ressene comme tant trop dense, trop tas-
se, mais qui pourtant, sur une page assez large, ore lavantage
dorir une troite ligne de texte, en soi beaucoup plus facile lire quune ligne plus longue.
8 Druet et Grgoire, 1976, p.182.
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2DU PAPYRUS LHYPERTEXTE
Mme si les crivains ont t le plus souvent tenus
lcart des dcisions relaves lhabillage du texte, il en est, tels
Mallarm ou Valry, qui y prtaient une grande aenon. Comme
le relve non sans ert Charles Peignot, spcialiste contempo-
rain de la typographie et de ldion :
Croyez-moi, Paul Valry, regardant les caractres, les jugeait
plus ou moins lisibles et considrait que leurs dessins craient
autour de son message un climat suscepble de lui tre favo-
rable ou non. (p.XI)
Cest cee mme volont de lisibilit opmale quil faut rap-
porter la norme de lorthographe, dont les imprimeurs niront
par devenir objecvement les plus dles garants. Cee prise en
charge de la normalisaon orthographique se fera progressive-
ment, au fur et mesure que sanera une conscience graphique
collecve. Sait-on encore, par exemple, que Montaigne crivait le
verbe connatre de huit faons direntes (cognoistre, con-
tre, conotre, etc.)? Mme au dbut du XVIIe sicle, lide dune
graphie unique ne stait pas encore impose. Dans lusage du
nom propre, un mme individu pouvait ainsi orthographier in-
diremment son nom en Sarasin ou Sarazin , comme le
note M. Serres. Durant ce sicle, le dbat se t de plus en plus
vif entre les tenants dune graphie qui serait aussi proche que
possible de la prononciaon et ceux qui plaidaient pour que laforme du mot garde la trace de parcularits systmiques dordre
morphologique, historique ou tymologiquemme si celles-ci
taient parfois discutables, voire purement errones, tel le dque
lon a rajout au mot poids parce quon le croyait driv du
lanpondus, alors que ce mot provient depensum. Vivant une
poque o lorthographe est depuis longtemps normalise, on a
peine aujourdhui imaginer le ralenssement que les variaons
graphmiques imposaient la lecture du texte, quelles contri-buaient maintenir dans la sujon de loralit. En eet, seules
des habitudes doralisaon permeaient chacun de retrouver le
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30 CHRISTIAN VANDENDORPE
mme contenu smanque sous des graphies direntes. Le lec-
teur contemporain ne peut prouver ce genre dexprience que
lorsquil est plac devant des orthographes aberrantes, voire des
cacographies volontairement dlirantes comme celle de Charles
Fourier :
Geai ressue mt chair lor, lin vite sion queue tu mats dres-
ser pourras lair dix nez rats sein ment ds, dix manches doeufs
sept ambre. Croix jeant sue plie allant presse men deux tond
couse ain as eux rang drap dz somme ah scions scie en gagehante.9
Comme les disparits orthographiques nuisaient la
vitesse de lecture et par voie de consquence lexpansion de
lcrit, on ne doit pas stonner que lapplicaon dune norme
dans ce domaine ait nalement t prise en charge par les ate-
liers dimprimerie et que, en mare de majuscules, dabrvia-
ons et autres sublits, le code typographique soit devenu un
modle de prcision, voire la norme ulme en ce qui a trait lor-
thographe. Dans le monde anglo-saxon, qui est, comme on sait,
dpourvu dAcadmie, ce sont les grandes entreprises de presse
et ddion qui, par leur manuel de style, imposent une graphie
uniforme dans une aire gographique donne. Mme en France,
les dcrets de lAcadmie franaise ont t condamns rester
lere morte chaque fois quils se sont heurts aux puissants syn-dicats du livre et de ldion.
En mare de ponctuaon, le dbat a t moins vif que
pour lorthographe, et la responsabilit en a t cone assez tt
aux imprimeurs. Cest sans doute pour cee raison que, mme
dans une dion crique, on considre gnralement quil est
lgime de modier la ponctuaon dun texte ancien en foncon
des normes actuelles de lecture. Il sut de comparer les dions
rcentes de textes datant du XVIIe ou du XVIIIe sicle pour voircombien les dialogues gagnent en lisibilit tre prsents de
9 Fourier, Lere sa cousine Laure, 1827, Ed. Anthropos.
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31DU PAPYRUS LHYPERTEXTE
faon moderne, avec le recours lalina ou des guillemets pour
chacune des rpliques.
Les normes de lisibilit jouent aussi, bien videmment,
sur le plan de la syntaxe, dont les dveloppements, loin dtre dic-
ts par larbitraire des grammairiens, visent rendre les construc-
ons aussi univoques que possible. Ainsi, pour recommander ou
condamner une construcon, Vaugelas se rglait sur les parcours
de comprhension du lecteur, en faisant le plus grand cas des
maldonnes ventuelles et des fausses hypothses que pouvait
entraner lemploi dune tournure donne. Dans ses Remarquessur la langue franaise, publies en 1647, il crique ainsi comme
lousche la structure Germanicus a gal sa vertu, & son bon-
heur na jamais eu de pareil parce quelle semble premire lec-
ture mere sur le mme plan les mots vertu et bonheur :
Lors quen deux membres dvne periode qui sont joints par la
conjoncon et, le premier membre nit par un nom, qui est
laccusaf, & lautre membre commence par vn nom, qui est au
nominaf, on croit dabord que le nom qui suit la conjoncon,
est au mesme cas que celuy qui precede, parce que le nomi-
naf et laccusaf sont tousjours semblables, & ainsi lon est
tromp, & on lentend tout autrement que ne le veut dire celuy
qui lescrit10.
Aujourdhui, cependant, une telle structure ne creraitaucune dicult, en raison de la valeur logique acquise par la
virgule qui spare ici les deux noms en queson, phnomne
dont nous reparlerons plus loin. Le mme principe de clart
que Boileau tendra malencontreusement tout le domaine de
la pense avec son fameux Ce qui se conoit bien snonce clai-
rement tmoigne en ralit dune conscience et dun respect
extrmes de lacvit cognive du lecteur. Ce principe sera raf-
rm constamment par les grammairiens de lpoque :
10 Cit par Seguin dans Chaurand et al., 1999, p.286.
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32 CHRISTIAN VANDENDORPE
Pour ce qui est de larrangement des paroles, celuy qui est bon
contribue beaucoup la clart, au lieu que celuy qui est mau-
vais produit lobscurit11.
Le statut mouvant de lanacoluthe fournit un autre exem-
ple de cee voluon du franais vers une liminaon des ambi-
guts syntaxiques. Si, aujourdhui, une phrase du type puis,
son mdecin lui avait prescrit trois semaines de repos semble
humorisque et serait dconseille dans un crit ayant une vi-
se informave ou argumentave, on trouvait encore chez LaFontaine, pourtant fru de beau langage, les vers suivants :
Et pleurs du vieillard, il grava sur leur marbre
Ce que je viens de raconter. (XI, 8)
Depuis, la grammaire a adopt le principe selon lequel un
parcipe plac en tte de phrase doit normalement se rapporter
au sujet du verbe principal. Cela restreint certainement les pos-sibilits syntaxiques et amne condamner une phrase comme
celle de Crbillon, o la corfrenalit du parcipe et du sujet
met pourtant le lecteur labri de toute ambigut12 :
Reste veuve dans un ge o il ntait pas dengagement quelle
ne pt former, sa tendresse pour moi ne lui t envisager dautre
plaisir que celui de mlever []
Mais la rgle et la praque modernes ont pour avantage
dviter au lecteur toute hsitaon lorsquil rencontre un par-
cipe en tte de phrase, ce qui permet la fabrique du sens au fur
et mesure que les mots sont traits, sans aucunement direr.
Chaque microseconde ainsi gagne se traduit pour le lecteur par
une ecacit accrue.
11 Le Gras, Rhtorique franaise (1673). Cit par Seguin dans Chaurand
et al, 1999, p.286.
12 Cit par Seguin dans Chaurand et al., 1999, p.332.
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33DU PAPYRUS LHYPERTEXTE
Le mme mouvement dliminaon des ambiguts est
observable sur le plan de la grammaire textuelle. Mme si, com-
me la montr Roman Jakobson, la libert du locuteur saccrot
mesure quon slve dans la hirarchie des ralisaons lan-
gagires, le texte nest pas le lieu de la libert absolue. Diverses
contraintes dordre textuel, dictes elles aussi par le respect du
lecteur et le dsir de faciliter son travail, se sont imposes pro-
gressivement au rdacteur.
Un exemple de ces contraintes est la rgle qui impose de
transformer dans un rcit la troisime personne tous les dic-ques, ou termes qui renvoient la situaon dnonciaon, tels
hier , demain , ici , en leurs quivalents cotextuels: la
veille , le lendemain , l . Ce jeu de transformaon, qui est
dapparion relavement rcente en franais, na pas son quiva-
lent exact en anglais. Il nest pas gratuit cependant, car il vite au
lecteur le risque, aussi minime soit-il, de confondre la rfrence
propre la situaon spaotemporelle de la lecture avec celle du
texte.
Au l des sicles, le ranement des convenons dcri-
ture tendra aussi eacer les traits qui renvoient la personne
de lauteur en encourageant ladopon dune instance dnoncia-
on historique, dpouille des traces de subjecvit propres au
discours oral. Le je et le moi cderont ainsi la place soit
un nous parfois suscepble denglober le lecteur, soit diver-
ses stratgies dnonciaon impersonnelle du moins dans lescrits de type informaf et scienque. Ce mouvement existait
bien que Pascal ne dnonce, dans son aphorisme Le moi est
hassable , la tendance nave du moi se placer demble
au centre de son discours. En fait, lhistorien grec Denys dHali-
carnasse tait dj trs conscient de cet impraf dobjecvit,
comme en tmoigne le dbut des Anquits romaines rdig au
1er sicle avant notre re :
Bien que je ne veuille pas le moins du monde donner les ex-
plicaons qui sont dusage dans les prologues des Histoires,
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34 CHRISTIAN VANDENDORPE
je suis nanmoins oblig de parler dabord de moi-mme : ce
nest pas en vue de me rpandre en ces louanges personnelles
qui, je le sais, paraissent insupportables aux lecteurs [...] (p.
76)
Plutt que de reposer sur des principes moraux, ce mouvement
dnonciaon impersonnelle procde en fait dune stratgie
dcriture qui vise faire du texte un espace neutre et dbarrass
de tout ltre subjecf suscepble de faire cran un parfait in-
vesssement de la part du lecteur. Tout se passe comme si lidal
du texte tait implicitement de se donner pour une nonciaonautonome o personne ne parle personne. Sans doute le travail
intellectuel saccorde-t-il le mieux un dsancrage radical de la
subjecvit : quand le texte est compltement dtach de son
nonciateur, il peut en eet tre plus aisment examin de lex-
trieur et inves par le lecteur, qui ne sent pas peser sur lui le
regard de lautretel le regard paralysant de la Mduse. Cee
neutralit du texte facilite son appropriaon par lintellect en
meant hors jeu le domaine des eets et des moons. On peutcertainement tablir ici un parallle avec le fait bien connu quun
sujet a tendance dtourner le regard au cours dune tche de
remmoraon : pour le psychologue, ce regard tourn oblique-
ment vers le haut vise en fait neutraliser la pression cognive
exerce par lenvironnement et assurer au sujet une concentra-
on maximale. De mme, une fois dpouill de la subjecvit in-
hrente aux changes physiques, le texte peut devenir le lieu ola concentraon intellectuelle du lecteur se dploiera sans entra-
ve ni pression psychologique daucune sorte : les donnes seront
alors directement accessibles lintellect comme un pur mat-
riau smioque, sans aucun eet parasite ni interfrence dordre
mof. Avec lexpansion de limprimerie, cee neutralit sera de
plus en plus perue comme une caractrisque fondamentale de
lcrit que viendra renforcer la sobrit de la maquee.
Pour la mme raison, le texte scienque et informafvite de sadresser directement au lecteur, car lemploi du tu
ou du vous exige de la part du rcepteur un degr dimplica-
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35DU PAPYRUS LHYPERTEXTE
on quil nest pas toujours prt octroyer en dehors de lchan-
ge pistolaire. Cela vaut aussi pour le texte de type administraf.
tre dexemple, il ne fait pas de doute quun panneau o serait
inscrit Vous ne pouvez pas fumer interpelle le lecteur de faon
beaucoup plus pressante quun simple Dfense de fumer . Or,
on sait quune apostrophe trop directe risque de susciter une r-
ponse antagonique, bien plus srement quune tournure imper-
sonnelle.
La nominalisaon, comme on le voit dans lexemple ci-
dessus, contribue liminer ces diverses traces de subjecvit.Elle a aussi pour eet de renforcer les traits qui placent un discours
sous la marque de lcrit en accroissant la distance qui lcarte de
loral courant. En ce sens, elle constue un marqueur de tex-
tualit propre mere en valeur le travail dcriture13. La prose
scienque a une anit parculire pour ce mode dexpression.
Ainsi trouve-t-on par exemple dans lencyclopdie Grolier, sous
larcle Terre : La noon de la rotondit de la Terre sappuie
sur des faits irrfutables plutt que La Terre est ronde et on
en a des preuves . Quoique peu acceptable loral, en raison de
la densit quelle impose lexpression, la nominalisaon ouvre
de nombreuses possibilits stylisques, notamment lors de la re-
prise dun mme l thmaque dune phrase une autre. Elle
peut mme tre ulise pour le simple jeu de la virtuosit pure,
comme dans cee phrase de Proust qui avait retenu laenon
de Barthes:
Mais il ne me rpondit pas, soit tonnement de mes paroles,
aenon son travail, souci de lquee, duret de son oue,
respect du lieu, crainte du danger, paresse dintelligence ou
consigne du directeur14.
13 Sur cee queson, consulter Vandendorpe, 1998a.14 Barthes, 1970, p.65. Cee phrase est re de M. Proust,A lom-
bre des jeunes lles en eurs, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque de la
Pliade , 1954, I, p.665.
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Le recours des formes nominales permet ici au narra-
teur dnumrer pas moins de huit hypothses, dune brivet
remarquable, dans une accumulaon qui ne manque pas de pro-
duire un eet dironie douce. Mais il faut aussi reconnatre que,
par le recours massif labstracon, la nominalisaon peut fa-
cilement dboucher sur un jargon impntrable derrire lequel
sabriteront les technocrates et les Diafoirus modernes. Aussi ce
procd doit-il tre ulis dose homopathique et son manie-
ment exige du scripteur une conscience aigu du public auquel il
sadresse.Avec son jeu volontaire sur les ambiguts, la rhtorique
a t expulse depuis longtemps du texte scienque. Dans le
monde anglophone, son bannissement avait t proclam expli-
citement ds 1666 par la Royal Society de Londres15. Et, eec-
vement, il ny a pas lieu daccumuler les eurs de rhtorique si
celles-ci ont une incidence ngave sur la vitesse de lecture, ainsi
que le prouvent des tudes scienques16. En outre, les carts
rhtoriques ont pour eet dintroduire dans le texte une dimen-
sion aecve qui dtourne de la concentraon sur son objet pro-
pre. Pour ces raisons, les seuls procds qui survivront sont ceux
qui ont pour eet de faciliter la tche du lecteur en renforant
la symtrie des informaons prsentes, tels les jeux de parall-
lisme et danthse.
De mme, les brusques variaons de registres de langue
sont soigneusement vites parce quelles introduisent un jeurhtorique lintrieur du texte et tendent instaurer un rgime
de familiarit et daecvit suscepble dtre ressen comme
incongru.
Enn, cest encore un besoin de lisibilit que rpon-
dent les exigences de cohrence, qui spulent que tout lment
convoqu dans un texte doit entretenir un rapport de pernence
avec le thme central et que les disparits ventuelles entre di-
vers points de vue doivent tre lisses par des connecteurs ou
15 Olson, 1997.
16 Miall, 1994.
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des transions. la dirence de loral, qui praque voloners
le coq--lne, le texte est cens tre centr sur un axe unique,
comme le recommande notamment Julien Benda :
Faire un livre consiste essenellement, pour moi, mere la
main sur une ide matresse, par rapport laquelle une foule
dides que jai notes depuis longtemps et dans une certaine
direcon viendront sorganiser. [...] Une fois que je lai, je lcris
sur ma table, de faon lavoir toujours sous les yeux; ds lors,
je ncrirai pas un alina sans le confronter avec elle et voir silsy relie bien17.
Anne-Marie Chrisn aribue au logocentrisme issu de
lcriture alphabque notre dicult penser lambigu, le ou,
le oant (p.39). Elle oppose notamment notre tradion celle
des habitants de lle de Pques, o lcrit a pour foncon de ra-
nimer entre regard et parole une dualit acve, de susciter de
lune lautre un transfert qui soit crateur (p.43). On peut cer-
tes dplorer le fait que lcriture, dans notre tradion, ait voulu
intgrer dans le texte tous les lments qui en font un lieu de
signicaons autonome et indpendant du contexte. Mais il faut
reconnatre que ce rejet du oant constue prcisment une
condion du fonconnement opmal de la machine textuelle
dont la force dentranement ent sa linarit.
mesure que se mulplient les contraintes visant fairedu texte un lieu de non-ambigut absolue, lacvit du lecteur
est certes facilite et peut devenir de plus en plus rapide et e-
cace. Elle peut galement tre assiste par des aides informa-
ses la lecture, rendues ncessaires par une masse croissante
dinformaons grer quodiennement, quil sagisse douls ca-
pables de fouiller le Web la recherche dinformaons prcises
ou de programmes de rsum automaque que des quipes de
chercheurs sont aussi en train de mere en place.
17 Cit par Guion, 1957, p.66.
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3 CHRISTIAN VANDENDORPE
En contrepare, il faut bien reconnatre que les rapports
entre la lecture et lcriture relvent de ces jeux somme nulle,
o les gains eectus par la premire se paient par un alourdis-
sement correspondant de la seconde. Ainsi lacvit rdacon-
nelle, qui tait dj extrmement complexe, le deviendra-t-elle
encore davantage, surtout si lauteur veut que ses textes puissent
tre lus par des audiences de plus en plus larges et loignes de
lui, et quils puissent aussi tre pris en charge par les program-
mes voqus ci-dessus, voire traduits automaquement. Il nest
pas ncessaire pour aeindre ce niveau de lisibilit suprieureque lon procde dautorit une quelconque informasaon
du franais, comme le recommandait par exemple le rapport
Danzin : le simple jeu des exigences de la communicaon dans
une socit de plus en plus axe sur linformaon devrait ren-
forcer, pour le texte scienque, le mouvement de neutralit et
dobjecvit qui est en cours depuis lexpansion de limprimerie.
Aussi les codes de lisibilit tendent-ils invariablement
accentuer le dcalage entre lcrit et loral. Dans les grandes lan-
gues de communicaon, la situaon en est arrive au point o la
lirature, longtemps infode aux formes crites les plus nor-
mes, tend basculer du ct de loral courant et familier. Sans
doute faut-il voir l un souci chez certains crivains de combler
quelque peu lcart entre ces deux grands modes dexpression
linguisque que sont loral et lcrit, en jouant la carte du langage
que tout tre parlant a appris en premier et qui, pour cee rai-son, sera toujours ressen comme le plus brut, le plus vrai et le
plus charg dmoons.
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Linarit et tabularit
I
l est gnralement convenu que la lecture est un processus li-
naire et que le lecteur prlve des indices sur la page au fur et
mesure quil avance, en suivant le l du texte ligne aprs ligne.
En y regardant de plus prs, toutefois, on reconnatra que la no-
on de linarit ne sapplique pas de nombreux types dacvit
dploys dans la lecture du livre.
La linarit se dit dune srie dlments qui se suivent
dans un ordre intangible ou prtabli. Parfaitement exemplie
par la succession des heures et des jours, elle relve essenel-
lement de lordre du temps, mais sapplique aussi un espacerduit aux points dune droite. Ce concept soppose celui de
tabularit, qui dsigne ici la possibilit pour le lecteur daccder
des donnes visuelles dans lordre quil choisit, en idenant
demble les secons qui lintressent, tout comme dans la lec-
ture dun tableau lil se pose sur nimporte quelle pare, dans
un ordre dcid par le sujet.
Sur le plan philosophique, le concept de linarit entre
en conit ouvert avec les tendances de la science du dbut du XXesicle, qui a t marque par la volont dliminer le Temps, com-
me le montrent notamment Prigogine et Stengers. Pour Einstein,
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40 CHRISTIAN VANDENDORPE
faut-il le rappeler, le temps nest quune illusion qui masque lim-
muabilit des lois fondamentales. Surtout, la linarit a pare
lie avec les noons dautorit et de contrainte : qui dit linarit
dit respect oblig dun certain nombre dtapes par lesquelles
il faudra passer. En ce sens, la linarit peut certainement tre
perue comme une intolrable entrave la libert souveraine de
lindividu. Aussi ne faut-il pas stonner quelle soit devenue le
repoussoir par excellence de la modernit. Rien de plus ecace
que de condamner le livre en tant quobjet linaire, le jugement
est dordinaire sans appel. Pour Derrida :
[...] la n de lcriture linaire est bien la n du livre, mme
si aujourdhui encore, cest dans la forme du livre que se lais-
sent tant bien que mal engainer de nouvelles critures, quelles
soient liraires ou thoriques. (1967, p.129-130).
Mais si le livre peut ainsi tout uniment tre dclar li-
naire, que devrait-on dire alors de la parole? Celle-ci se droule
invitablement dans la dure, car il est impossible que les mots
ne soient pas saisis les uns aprs les autres par la personne qui
coute. Et cee linarit a un prix : cest la frustraon quodien-
ne que lon peut prouver devoir couter la radio des nou-
velles donnes dans un ordre qui nest pas le ntre, ou devoir
recueillir des messages encapsuls chronologiquement dans des
botes vocales pour la geson desquelles on ne dispose encorele plus souvent que dinstruments primifs. En revanche, lcrit
nous permet dchapper la linarit, car lil peut embrasser
la page dun seul regard, tout comme il peut se poser successive-
ment sur divers points, choisis chaque fois en foncon de critres
dirents. Une fois segment en divers blocs dinformaon coh-
rents, le texte forme une mosaque que le lecteur pourra aborder
son gr. Sous la forme du codex, qui permet une exploitaon
rane de lespace, le livre a dvelopp de nombreux lmentsde tabularit, contribuant modier la nature du texte et du
langage lui-mme, comme le manifeste dailleurs lcart qui sest
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creus entre langue crite et langue parle.
Faute de prendre en compte cee ncessaire disncon entre
crit et oral, une rexion sur la linarit ne saurait que tourner
court. Nous examinerons donc les concepts de linarit et de ta-
bularit sur les plans du contenu, du matriau langagieret, dans
une autre secon, du mdia.
Un rcit qui suivrait prcisment la trame chronologique
fournirait un exemple de linarit du contenu, au moins sous las-
pect vnemenel. Si ce rcit tait donn oralement, il y aurait
concidence entre linarit du contenu et celle du mdia. Mais,sous sa forme crite, ce rcit pourrait tre dispos sur un mdia
plus ou moins linaire, allant du volumen en usage dans la Grce
et la Rome anques, par exemple, jusqu la page de journal, o
les divers paragraphes peuvent tre prcds dintertres met-
tant en relief divers lments dinformaon, ce qui permet au
lecteur de les sleconner et de les lire dans lordre qui lint-
resse.
Sur le plan du contenu thmaque et symbolique, les tex-
tes sont souvent loin dtre linaires. En fait, la noon mme de
texte, qui vient du lan textus, renvoie originellement lacon
de sser, entrelacer, tresser , ce qui suppose le jeu de plusieurs
ls sur une trame donne et, par leur retour priodique, la pos-
sibilit de crer des mofs. Ainsi la mtaphore visuelle est-elle
prsente dans lide de texte ds les temps les plus anciens. Cet
aspect paradigmaque du texte relve de lordre spaal. Le pro-cessus dengendrement de la signicaon au cours de la lecture
nest donc pas forcment linaire, et des smiociens comme
Greimas et Courts ont bien montr que lexistence de textes
pluri-isotopiques contredit, au niveau du contenu, la linarit de
la signicaon (p. 211).
En second lieu, il convient de considrer la nature du ma-
triau langagier, qui peut, lui aussi, tre plus ou moins linaire.
En eet, tout ce qui interfre, au cours de lopraon de lectureou dcoute, avec le l du droulement textuel est suscepble de
relever dun jeu volontaire sur la tabularit du matriau langagier,
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dans la mesure o celui-ci fait apparatre des rgularits. Anne-
Marie Chrisn rappelle ainsi que, chez les Dogons, la mtaphore
du ssu est applique la parole, vue comme contexture verba-
le du groupe (p.100). De mme, la posie peut-elle faire lobjet
dune lecture tabulaire, selon les termes du Groupe , qui a mis
en vidence dans le texte poque les jeux de rythme, de sonori-
ts, de paralllismes et d'isotopies. On pourrait voir l une forme
de tabularit si ce concept ntait pas pour nous essenellement
li la vue : pour viter toute confusion, nous parlerons de ta-
bularit audive . Celle-ci, qui se manifeste par la mtrique etles assonances, remonte sans aucun doute une poque trs
ancienne o la transmission de lexprience humaine reposait
tout enre sur la voix. La mise en forme tabulaire du matriau
sonore rpond aux mmes intenons et a la mme foncon que
la tabularit visuelle : elle vise fournir lauditeur des patrons
sonores qui laideront traiter mentalement les donnes en leur
donnant une prgnance mnmonique. Comme le dit fort per-
nemment W. Ong, qui sest spcialis dans les cultures orales :
Dans une culture orale primaire, si lon veut rsoudre eca-
cement le problme consistant retenir et retrouver une
pense soigneusement arcule, il faut la penser en patrons
mnmoniques, congurs en foncon de leur facilit de re-
mmoraon orale. La pense doit alors se prsenter dans un
rythme fortement scand, des patrons symtriques, compor-tant des rpons ou des anthses, des allitraons ou des
assonances, des expressions pithques et formulaires, dans
des organisaons standardises [], des proverbes []. (1982,
p. 34. Notre traducon)
tre dexemple, rappelons que la posie grecque an-
cienne avait dvelopp une mtrique extrmement sophisque,
qui tenait compte de la longueur des syllabes ainsi que de laccenttonique. Elle avait aussi spcialis dirents types de mtres en
foncon de divers genres poques. Ces patrons sonores extr-
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mement contraignants aidaient les bardes inrants retenir des
milliers de vers. Aujourdhui encore, la structure des dictons et
des proverbes Qui se ressemble sassemble , En avril ne te
dcouvre pas dun l tmoigne de cee troite anit entre
structure de sens et structure sonore, la premire sappuyant sur
la seconde la fois pour faciliter la mmorisaon et pour assurer
la producon dun eet de vrit.
Aussi longtemps que la posie a t infode la parole,
la mare sonore occupait donc une place prpondrante. Mais
lorsque limprim tendra davantage son emprise, annonant letriomphe de la tabularit visuelle sur le domaine audif, un pote
comme Verlaine se rvoltera contre la dictature de la mtrique.
La posie empruntera alors de nouvelles voies, et Mallarm fera
valoir que le mystre du pome ne relve pas seulement des so-
norits, mais que le support crit doit y avoir sa part, lui aussi :
Je sais, on veut la Musique, limiter le mystre, quand l'crit y
prtend (p. 385). Dans Un coup de ds , il saachera ainsi
scander visuellement le texte du pome, en jouant sur la gros-
seur des caractres et la disposion des mots sur la page. Depuis,
lindice matriel de la pocit est confr par le jeu du texte
sur le blanc de la page, plus que par sa conformit un code de
versicaon. Mais les sonorits jouent toujours un rle essenel
en posie, au point que Breton nhsitera pas armer que les
grands potes ont t des audifs, non des visionnaires 18. Et
la tabularit audive connue tre trs recherche aussi parcertains langages spcialiss, tels le discours polique et la publi-
cit, qui ont videmment intrt ce quun message simprime
durablement dans les mmoires.
Linarit et tabularit sont troitement lies au genre de
texte et au type douvrage. Lencyclopdie et le diconnaire tant
par excellence des ouvrages de consultaon, ils nappellent pas
une lecture linaire, dans la mesure o lon entend par l une
lecture qui irait de la premire la dernire page. Dans ce type
18 Cit par Meschonnic, 1970, p. 103..
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de texte, qui fonconne implicitement sur le modle semi-dialo-
gique queson / rponse, le contexte na pas tre cr de faon
labore vu quil est dj prsent dans le besoin de consultaon
du lecteur, qui apparent la formulaon de la queson.
Au contraire, sil sagit dune pope ou dun roman, il est
indniable que le mode dapprhension normalement aendu
de la part du lecteur est de type linaire. Au premier abord, le
rcit est le prototype dune masse verbale linaire et tabularit
faible ou nulle. Raconter une histoire, cest dabord dvider un l
temporel : il y a rcit parr du moment o une situaon don-ne peut tre raache un tat antrieur et rapporte une
succession dvnements et dacons. Pour susciter lintrt et le
suspense, on va raconter le plus souvent selon lordre dbut-n :
cet ordre est aussi celui qui permet au lecteur ou lauditeur de
bien ordonner les vnements et de percevoir les enchanements
narrafs. Dans la plupart des histoires racontes par des enfants,
on ne trouve souvent employs que deux ou trois connecteurs
puis, et, alors , qui marquent la congut des acons.
la limite, certains textes ne conennent pas de division en cha-
pitres ni en paragraphes an de ne pas donner au lecteur dautre
choix que de suivre le l du texte, de la premire la dernire
page.
Il faut rappeler, au crdit de la linarit du texte, que cel-
le-ci permet une lecture hautement automase. Chaque nou-
velle phrase lue servant de contexte la comprhension de cellequi suit, le lecteur na qu se laisser emporter par le l du texte
pour produire du sens. Dans la lecture de textes fortement tabu-
laires et dans celle du fragment en gnral, les automasmes de
lecture peuvent devenir moins performants et jouer un moindre
rle, du fait que le contexte de comprhension doit tre recr
avec chaque nouveau bloc de texte.
Dans le cas du rcit canonique, la prgnance du l linai-
re est telle que les aspects paradigmaques nen seront mis envidence que tardivement, avec les tudes structurales de Propp,
Barthes et Greimas, notamment. Ces travaux nauront que peu
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dincidences sur la producon romanesque courante. Il existe
toutefois un nombre croissant duvres qui saccommodent
dune dmarche de lecture tabulaire et mme lencouragent ou
lexigent. Cest le cas, par exemple, de La Vie mode demploi, de
Georges Perec, dont lindex trs dtaill permet au lecteur de lire
la suite tous les chapitres o apparat un mme personnage,
sil le souhaite. Feu ple, de Vladimir Nabokov, invite le lecteur
eectuer toutes les relaons possibles entre une introducon
due un personnage cf, un pome de 999 vers en quatre can-
tos, un commentaire sur ce pome et un index. De mme, Lediconnaire Khazar, de Milorad Pavic, ore un cas limite de r-
cit tabulaire o les lments narrafs sont organiss sous forme
dentres de diconnaire, en ordre alphabque, et qui se vend
sous deux versions : pour hommes et pour femmes. Dans la veine
du rcit tabulaire, il faut videmment citer aussi ces matres que
sont Italo Calvino et Julio Cort
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Mais dautres lments sont en jeu dans un roman.
Dpassant la mtaphore ancienne du ssu, Proust concevait son
uvre comme une cathdrale, soit un espace trois dimensions
o tous les lments sont organiquement relis et se rpondent
dans des symbolismes complexes. Fondamentalement, tout cri-
vain vise crer dans lesprit du lecteur un rseau hypertextuel
avant la lere o se rpondent des dizaines, voire des milliers,
dlments. Comme le signale Roland Barthes, le texte classique
est donc bien tabulaire (et non pas linaire), mais sa tabularit
est vectorise, elle suit un ordre logico-temporel. (1970, p.37).Cee tabularit interne sest accentue chez de nombreux cri-
vains contemporains, qui juxtaposent les histoires de divers per-
sonnages et jouent sur lalternance de trames narraves concur-
rentes construites de faon faire revenir priodiquement des
lments dtermins. Parfois, le passage dune trame une autre
se fait avec un minimum de transions, an dobliger le lecteur
eectuer de soudaines rorganisaons contextuelles.
Dans cee qute dune tabularit toujours plus appuye
et plus manifeste, le roman moderne tend emprunter la pein-
ture ses modes de composion. Dans un entreen avec Philippe
Sollers, Claude Simon faisait ainsi remarquer que :
[ parr du moment o] on ne considre plus le roman comme
un enseignement, comme Balzac, un enseignement social, un
texte didacque, on arrive [] aux moyens de composion quisont ceux de la peinture, de la musique, ou de larchitecture :
rpon dun mme lment, variantes, associaons, oppo-
sions, contrastes, etc. Ou, comme en mathmaques : arran-
gements, permutaons, combinaisons.21
Ailleurs, le mme auteur a montr comment il stait
servi de repres de couleur pour ordonner une srie de tableaux
narrafs dans La route des Flandres an de produire dans la lec-
21 Cit par Denis, 1997, p. D 5.
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ture de son roman un eet de priodicit22. Force est de recon-
natre que de tels eets seraient dtruits par un accs alatoire
aux divers paragraphes de la mme faon quune suite de Bach
risquerait fort de perdre lessenel de sa beaut si elle tait d-
bite en squences de quelques notes coutes au hasard ou au
gr de clics de souris. Mme dans lordre du visuel, o la syntaxe
est pourtant trs lche, un tableau ne saurait se rsumer un
agglomrat dlments de base, fournis par le crateur, et qui se-
raient agencs par le spectateur.
En dpit des tendances lourdes qui favorisent lmer-gence de la libert du lecteur et des techniques hypertextuelles,
on ne peut donc pas vacuer du revers de la main lide quune
uvre dart forme un tout et quelle transcende la somme de
ses pares, ce qui tait dj un des critres de la tragdie chez
Aristote :
Nous avons tabli que la tragdie est une imitaon dune ac-
on mene jusqu sa n et formant un tout, ayant une cer-
taine tendue; car il se trouve des choses qui forment un tout,
mais nont aucune tendue. Forme un tout, ce qui a commen-
cement, milieu et n. [...] Ainsi les histoires bien agences ne
doivent ni commencer au hasard ni nir au hasard, mais se
conformer aux principes que lon vient dnoncer. (Poque,
1450b)
Si le rcit au contenu linaire a connu tant de succs jus-
qu aujourdhui, cest parce quil promet implicitement une pro-
ducon maximale deets de sens au lecteur qui aurait suivi le
l du texte : trs jeune, en eet, on dcouvre qualler chercher
la soluon dune nigme avant davoir lu le livre serait une faon
sre de se gcher son plaisir.
Prcisons encore que, si un roman sur papier est loin
dtre automaquement linaire, un hypertexte nest pas nonplus ncessairement non linaire. Les pages ou segments peu-
22 Voir Simon, 1993.
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vent sy enchaner de manire rigoureuse, obligeant le lecteur
lire dans un ordre xe, plus xe encore que les pages dun livre,
parce quil est toujours possible douvrir celui-ci la page dsire,
tandis que lon peut programmer celui-l de faon contrler to-
talement le parcours du lecteur.
Cela dit, par sa nature, lhypertexte se prte idalement
des parcours de lecture et de navigaon mulsquenelle. Au
vu des nombreuses ralisaons permises par ces divers mdias,
il ne semble donc pas possible de maintenir une dichotomie
entre mdias de type linaire et mdias non linaires : deplus en plus de thoriciens refusent dailleurs aujourdhui un tel
clivage.23
23 Voir notamment Aarseth, 1997, p. 47.
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Vers la tabularit du texte
la dirence de lcriture hiroglyphique, qui ent de sa
composante pictographique un aspect visuel et spectaculai-
re, lcriture alphabque a t conue comme transcripon de
la parole et infode ds sa naissance lordre linaire de lora-
lit. Cee linarit est parfaitement symbolise dans la disposi-
on adopte par lcrit ses dbuts, o lon alignait les caractres
de gauche droite pour la premire ligne et de droite gauche
pour la suivante, et ainsi de suite, en imitant le trajet de la char-
rue qui laboure un champ, mtaphore qui a donn son nom
ce type dcriture : le boustrophedon . Le lecteur tait en eetcens suivre des yeux le mouvement ininterrompu que la main
du scribe avait trac.
Loralit tendait aussi son emprise sur le support du
texte. Sur la feuille de papyrus, qui tait en usage depuis 3000,
le scribe aligne les colonnes de texte en parallle jusqu ce quil
soit arriv la n du texte. Malgr les qualits du papyrus, qui
en feront le Livre par excellence pendant trois millnaires, le fait
que celui-ci soit enroul sur lui-mme en un volumen imposerade srieuses limitaons lexpansion de lcrit et contribuera
le maintenir sous la tutelle de loral. On tenait pour acquis que le
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lecteur lisait de la premire la dernire ligne et quil navait pas
dautre choix que de simmerger dans la lecture du texte, drou-
lant le volumen tout comme le conteur dvide son histoire, selon
un ordre rigoureusement linaire et connu. En outre, comme le
note A. Labarre (p. 12), le lecteur avait besoin de ses deux mains
pour drouler le papyrus, ce qui ne lui permeait pas de prendre
des notes ou dannoter le texte. Pire encore, comme nous lap-
prend Maral, le lecteur devait souvent saider du menton pour
renrouler le volumen, ce qui avait pour eet de laisser sur la
tranche des marques assez malvenues pour les usagers dune bi-bliothque.24
Lavnement du codex marquera une rupture radicale
avec cet ordre ancien. Il consiste en un ouvrage dont les feuilles
plies et relies forment ce que nous appelons aujourdhui un
cahier ou un livre. Il est apparu quelques dizaines dannes avant
notre re dans la Rome classique lpoque dHorace, qui sen
servait dailleurs comme dun carnet de notes. Plus pet et plus
maniable que le rouleau, le codex est aussi plus conomique par-
ce quil permet au scribe dcrire des deux cts, voire de graer
la surface pour rcrire par-dessus. Mais en raison de son ancien-
net, le rouleau jouissait dune dignit qui le faisait prfrer par
llite des lers et que le codex mera plusieurs sicles acqu-
rir. Le passage de lun lautre ne sera vraiment eectu dans
lEmpire romain quau IVe sicle. Et il faudra encore longtemps
avant que le nouveau mdia se libre du modle impos par levolumen de la mme faon que lautomobile a mis plusieurs
dizaines dannes avant de se dgager compltement du modle
de la voiture chevaux: inere des reprsentaons culturelles
dominantes!
Les milieux chrens seront les premiers adopter le co-
dex, surtout pour rpandre le texte des vangiles. On suppose
que le nouveau format, plus pet, plus compact et plus maniable
que le rouleau, avait galement lavantage de marquer une rup-ture radicale avec la tradion raache au texte biblique. Selon
24 Voir Quignard, 1990a, p. 31.
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les termes de R. Debray, le chrisanisme a fait au monde an-
que de lcrit le mme coup que limprimerie lui fera son tour
mille ans plus tard : le coup du lger, du mprisable, du portaf
(1991, p. 132).
Llment nouveau que le codex introduit dans lcono-
mie du livre est la noon de page. Grce celle-ci, il deviendra
possible, au cours dune voluon lente mais irrsisble, de mani-
puler le texte beaucoup plus aisment. En bref, la page permera
au texte dchapper la connuit et la linarit du rouleau :
elle le fera entrer dans lordre de la tabularit.Aussi le codex est-il le livre par excellence, sans lequel
notre civilisaon naurait pu aeindre son plein dveloppement
dans la qute du savoir et la diusion de la connaissance. Il en-
trane ltablissement dun nouveau rapport entre le lecteur et le
texte. Comme le relve Labarre, un historien du livre : Il sagit
dune mutaon capitale dans lhistoire du livre, plus importante
peut-tre que celle que lui fera subir Gutenberg, car elle aei-
gnait le livre dans sa forme et obligeait le lecteur changer com-
pltement son atude physique (p.12). En librant la main du
lecteur, le codex lui permet de ntre plus le rcepteur passif du
texte, mais de sintroduire son tour dans le cycle de lcriture
par le jeu des annotaons. Le lecteur peut aussi accder directe-
ment nimporte quel point du texte. Un simple signet lui donne
la possibilit de reprendre sa lecture l o elle avait t interrom-
pue, ce qui contribue galement transformer le rapport avec letexte et en modie le statut. Lhistorienne Colee Sirat note fort
justement:
Il faudra vingt sicles pour quon se rende compte que lim-
portance primordiale du codex pour notre civilisaon a t de
permere la lecture slecve et non pas connue, contribuant
ainsi llaboraon de structures mentales o le texte est dis-
soci de la parole et de son rythme. (p.21).
parr du moment o apparatra le potenel de cee
unit de forme et de contenu quest la page, on verra lentement
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se mere en place dans lorganisaon du livre divers types de
repres conus pour aider le lecteur sorienter plus facilement
dans la masse textuelle, en faire une lecture plus commode et
plus ecace, indexe sur lordre du visuel. La page constue en
eet une unit visuelle dinformaon lie la fois celles qui la
suivent et celles qui la prcdent. En outre, comme elle peut
tre numrote et recevoir un tre courant, la page dispose
dune autonomie que navait pas la colonne de texte du volumen.
Dsormais, il est possible de feuilleter un livre et den apprhen-
der rapidement le contenu, au moins pour lessenel.Surtout, la page, qui peut tre expose la vue de tous,
permet au texte de cohabiter avec des images. Alors que le papy-
rus se renroulait sur lui-mme, aprs la consultaon du texte,
le codex peut rester ouvert une double page, tels ces grands
psauers du Moyen ge exposs dans les glises sur leur lutrin.
La page devient ainsi le lieu o le texte, jusque-l peru
comme une simple transcripon de la voix, accde lordre du
visuel. Elle va ds lors tre travaille de plus en plus comme un
tableau et senrichir denluminures, chose profondment tran-
gre au rouleau de papyrus. Le spectacle du codex ouvert devient
ainsi emblmaque dune religion qui veut tendre tous lidal
de la lecture des textes sacrs et faire partager au monde ener
la nouvelle de la Rvlaon. Diverses innovaons favoriseront la
mutaon du rapport au texte et la lecture. Parmi celles-ci, il faut
menonner la sparaon entre les mots, apparue au VIIe
sicle, etqui entranera des amnagements dcisifs dans la mise en forme
du texte25. Entre le XIe et le XIIIe sicle, on verra se consolider bon
nombre des praques qui permeent au lecteur dchapper la
linarit originelle de la parole, grce notamment la table des
mares, lindex et au tre courant. La marque de paragraphe
dabord simplement signale dans le texte par le symbole du
pied de mouche ( )facilitera la geson des units de sens en
aidant le lecteur suivre les grandes arculaons du texte :
25 Saenger, 1982, p. 132.
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Les innovaons dans la prsentaon des pages manuscrites
sont certainement les auxiliaires les plus ules dans l'tude au
XIe sicle : tres courants, ttes de chapitres en rouge, iniales
alternavement rouges et bleues, iniales de tailles direntes,
indicaon des paragraphes, renvois, noms des auteurs cits...
Il est impossible de situer avec prcision le moment auquel
chacune de ces techniques fut adopte de manire gnrale;
nanmoins leur emploi tait devenu la norme aux environs de
1220 et lon retrouve la plupart dentre elles dans les bibles glo-
ses ou les manuscrits des sentences de la n du XIIe
sicle26
.
Au XVe sicle, la rvoluon de limprimerie sera de nou-
veau loccasion dune rexion intense sur lorganisaon du livre.
Febvre et Marn notent ainsi que la page de tre fait son appari-
onenn!vers 1480. Aprs une premire priode denfan-
ce du livre moderne caractrise par ce quon appelle aujourdhui
les incunables et o lon se contentait dimiter aussi dle-
ment que possible la forme du manuscrit, les imprimeurs vontbientt apercevoir tout le potenel de la page comme espace
smioque discret:
Les premiers livres ne connaissaient ni foliotaon ni paginaon.
La numrotaon des cahiers, avec des leres et non des chif-
fres, nest pas desne au lecteur mais larsan qui fabrique
et relie le livre. Pour guider lusager, la n de chaque pagese lit le premier mot de la page suivante, la rclame. Il faudra
aendre la seconde moi du XVIe sicle pour que, sous lim-
pulsion des imprimeurs-humanistes, la paginaon devienne
chose courante.27
Si la paginaon permet au lecteur de mieux grer la du-
re et le rythme de sa lecture, elle favorise aussi la discussion sur
les textes, en rendant possible aux lecteurs dune mme dion
26 House et House, 1982, p. 78-79.
27 Hamman, 1985, p. 152.
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le renvoi un mme passage. Ce pas une fois franchi, le mouve-
ment de tabularisaon saccentuera et limprimerie gnralisera
le recours aux procds les plus rans dentres mulples. Il
est dsormais permis au lecteur de situer prcisment le point
o il est arriv dans sa lecture, desmer limportance respecve
dune secon par rapport une autre, bref, de moduler sa pro-
gression. Il a galement le droit doublier les dtails de ce quil
a lu plus tt, car il sait pouvoir les retrouver rapidement en se
reportant une table des mares ou un index. Il peut donc se
contenter dcrmer les seuls aspects du livre qui lintressent.Dans bien des cas, en eet, le lecteur construit sa com-
prhension du texte en se basant sur des indices glans divers
endroits du livre, surtout quand il sagit dun texte tendu. Les
repres typographiques tels que le gras, les capitales, litalique
ou la couleur lui fournissent des moyens rapides de catgoriser
les lments quil est en train de lire et dviter des ambiguts au
moment de la lecture. tre dexemple, le fait quun mot tran-
ger soit en italique vitera quil soit confondu avec son homo-
nyme franais. Enn, lorsque la mare le juse, un index des
noms propres, un index analyque ou une bibliographie permet-
tent au lecteur de choisir le mode daccs au texte qui convient le
mieux ses besoins dinformaon du moment.
Ces aides la lecture ne se meront pas en place dun
seul coup, mais se raneront lentement, dans un processus
qui culminera au XIXe
sicle28
. Ainsi, il aura fallu longtemps pourquapparaisse la table des mares (XIIe sicle) ou que la noon
de paragraphe, dj conceptualise dans les manuscrits du XIe
sicle sous la forme dun signe parculier, se traduise nalement
par un alina opraon que lon rapporte au Discours de la
mthode de Descartes, ouvrage dont la paruon marque aussi,
en 1637, lavnement du franais comme langue du discours phi-
losophique et rudit.
Ainsi organis dans lergonomie du codex, le texte nestplus unllinaireque lon dvide, mais une surface dont on ap-
28 Voir Marn, 1995, p. 258.
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Summa theologica. Queens University. Cet incunable de la Sommethologique de Thomas dAquin, imprim en 1477 Venise, suit deprs la tradion manuscrite. Les lerines et marques de paragraphe
(ou pieds-de-mouche) sont dessines la main. Les premires lignessont en plus gros caractres. Louvrage nest pas pagin. La disposiondu texte sur deux colonnes et son organisaon interne en quesons et
rponses lui assurent une bonne lisibilit.
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Horae divinae virginis Mariae secum verum usum Romanum cum aliis
muls folio sequen notas. Queens University. Publi chez ThielmanKerver Paris. Mlange dalmanach et de livre de prires, ce livre dheu-res imprim en 1511 suit encore de prs la tradion manuscrite. La pagese prsente non seulement comme un espace lire, mais surtout com-
me un espace explorer visuellement dans ses diverses dimensions.Abondamment illustr, le texte est encadr par des frises et ornementde lerines. Les mots importants sont en rouge. Louvrage est foliot et
conent une table des mares.
prhende le contenu par des approches croises. Comme ils per-
meent au lecteur de considrer le texte la faon dun tableau,
ces divers repres seront ici appels tabulaires , la suite no-
tamment de M. Bernard.
Lart de ldion oscillera longtemps, peut-tre toujours,
entre la tentaon de soumere le texte la norme du connu
et celle dorir la vue une page compose sur un mode pictu-
ral. Toute lhistoire du livre alterne entre, dune part, la tentaon
dune maquee svre et dpouille propre exalter la perfec-
on mcanique de limprimerie ainsi que la dimension linaire dulangage et de la lecture rgne du texte align inexorablement
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8/8/2019 PapyrusenLigne
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57DU PAPYRUS LHYPERTEXTE
Virgile. Universit dOawa. Dans cee dion de Virgile, imprime
Ble en 1544, le texte est encore entour par les gloses, dues ici Servius et Donat, selon la t