Palace à Palavas

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PALACE À PALAVAS (court divertissement) Baudouin Van Humbeeck © Baudouin Van Humbeeck, 2014 ISBN : 978-1-326-00601-3

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court divertissement

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PALACE À PALAVAS

(court divertissement)

Baudouin Van Humbeeck

© Baudouin Van Humbeeck, 2014

ISBN : 978-1-326-00601-3

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Croyez-le ou non, je n’ai pas mis les

pieds à Palavas-les-Flots.

Ce court divertissement est pour

Florence qui m’a suggéré d’écrire pour

supporter une trop longue privation d’ADSL,

de télévision et de ligne fixe.

Il est surtout pour une certaine

habitante de Palavas-lesFlots en la priant de

bien vouloir le partager avec l’autruche.

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« — Tu verras, c’est vraiment un endroit

pas comme les autres.»

François m’avait tendu la clé avec un

clin d’œil. Je n’aime même pas ce gars et il me

prête un appartement. Je le connais juste

vaguement comme ça. On s’était trouvé chez

une ribambelle de connaissances communes

dans les communes d’Ixelles, Saint-Gilles et

Etterbeek. On se croisait autour de bols de

sangria, de feuilles de menthe sur le point de

finir en mojito et de part et d’autre de carottes

au bord d’une piscine de sauce cocktail. À

chaque fois, nous étions un peu surpris de

découvrir que nous avions un ami de plus en

commun. Je suppose que «copains de soirée »

est le meilleur mot pour définir notre relation.

Il y a quatre ans, dans un canapé rouge, je me

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suis retrouvé à embrasser quelqu’une de

passablement alcoolisée qui s’est révélé par la

suite être sa petite amie de l’époque. Le

malentendu dissipé il n’a manifesté aucune

envie de me foutre son poing.

Il travaille pour un cabinet de

consultants. Lors de notre première rencontre,

il m’a expliqué en quoi consistait son travail en

détail. J’ai juste retenu que son employeur a été

le premier à employer le mot «restructuration»

pour désigner ce-que-vous-savez et que tout le

secteur de la consultance s’est emparé de ce

mot comme des vautours d’un bout de jarret de

gnou. J’ai noyé les autres détails dans le rhum.

Je lui ai expliqué que je dessine des

objets, que je les fabrique en petites séries avec

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une imprimante 3D, que je les vends en ligne et

que ma petite entreprise vivote. Il ne m’a pas

demandé de détails sauf sur la fraise Tagada

géante, un presse-papier que je vends surtout en

Allemagne. Finalement, ça n’a pas été le cadeau

de Noel de sa boîte.

Un soir d’anniversaire ou de

crémaillère, après que la foule des jeunes

parents a pris congé pour rentrer payer les

baby-sitters (il devait donc être un tout petit peu

plus d’une heure du matin), je ne sais plus très

bien comment, la conversation est arrivée sur

mon besoin de changer d’air, de me mettre au

vert quelque temps.

Il a mis la main à la poche, en a sorti

une clé qui devait se sentir toute seule dans son

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porte-clé en cuir.

« — C’est à Palavas-les-Flots. Déjà été ?

— Jamais.

— C’est près de Montpellier.

— Ah ? Avec un nom pareil, je pensais

que c’était en Bretagne.»

C’est là qu’il a lâché le narguilé de notre

hôte, qu’il s’est redressé et qu’il m’a regardé

droit dans les yeux en refermant ma main sur le

porte-clés. À l’intérieur, taillé dans un métal

mat, étalant des contours de sécurité inhabituels

brillaient une clé et une adresse, à Palavas-les-

Flots. Elle porte un numéro cinq, peut-être bien

écrit en or 24 carats.

« — Tu verras, c’est vraiment un endroit

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pas comme les autres».

Pour la troisième fois en deux ans,

Amandine souhaitait «faire une pause» dans

notre relation. Je n’avais aucun doute sur le fait

qu’après deux ou trois semaines au bord de la

Méditerranée, elle me sauterait au cou à la

sortie de l’avion et que nous serions repartis

pour un tour d’environ six mois.

*

* *

C’est un petit cube blanc et noir, haut et

large de quatre étages. Le noir est fourni par

des fenêtres qui ont reçu le même traitement

que les vitres des voitures des oligarques russes

et des rappeurs milliardaires. Impossible de

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voir à l’intérieur. De là où je suis, je ne peux

que supposer que de l’intérieur on peut voir ce

qui s’y passe.

J’avais encore le sifflement des réacteurs

et le babil du taxi en tête (Montpellier a gagné

un match de rugby d’un point, un point !)

quand je l’ai levé la tête sur cet immeuble.

L’architecte avait choisi des matériaux

éblouissants. Je n’aimerais pas être fragile des

yeux et dénué de lunettes solaires quand le

Soleil éclaire une de ses façades. C’est un bel

objet. Je me suis promis de chercher le nom de

l’architecte et de lui demander quel

pourcentage il veut pour en vendre des

maquettes sur mon échoppe en ligne.

Cet examen a bien dû me prendre

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quatre minutes. Pendant ce temps, des gens

sont sortis d’autres immeubles, porteurs de

bikinis, de sacs en toile et de serviettes de plage.

Un vendeur de barbe à papa s’est installé à la

périphérie de mon champ de vision. Le vent

était dans le mauvais sens. Les odeurs sucrées

sont allées vers la Méditerranée.

Pendant ces quatre minutes, personne

n’est sorti ou entré de l’immeuble. Le gravier

blanc qui l’entoure entièrement ne porte

aucune trace de pas et aucune trace de râteau.

J’ai soupesé une hypothèse : l’immeuble n’a pas

été construit par des maçons, il est sorti tout

entier des entrailles de la Terre un quart

d’heure avant mon arrivée à un endroit où du

gravier flambant neuf attendait d’être dérangé.

J’ai pris une longue respiration. De l’iode, du

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sel, une lointaine note d’huile solaire, mais je

n’ai pas reconnu l’odeur de voiture neuve.

Avec le geste prudent du gars qui

franchit un cordon de velours rouge de boîte de

nuit sans le coup de tête approbateur du

physionomiste, j’ai fini par risquer une

espadrille timide sur les graviers blancs. Je

m’attendais à poser le pied sur un sol rendu

chaud par le Soleil. Rien de tout ça. Les

graviers étaient frais comme s’ils étaient à

l’ombre depuis l’aube des temps.

Pour la 76e fois depuis mon départ, j’ai

tâté la poche de mon blouson. À l’abri dans

une poche à fermeture éclair, le porte-clés était

bien là. J’ai sorti la clé. Elle a ouvert la porte de

l’immeuble. Le hall, désert, ressemblait à un

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club anglais ou à l’accueil d’un hôtel de luxe. Il

ne manquait que le pianiste et un comptoir. Le

tapis à motifs persan était épais comme... je

n’en sais rien en fait. Pour autant que je sache,

il n’est pas impossible que la base de ce tapis se

trouve à mille mètres sous terre. Et c’était donc

ce genre de tapis qui accueillait les habitants de

retour de la plage et l’inévitable sable sous leurs

chaussures. Mezza voce, j’ai souhaité bon

courage à la personne chargée de l’entretenir.

L’ascenseur a poussé le sens de

l’hospitalité jusqu’à être au rez-de-chaussée. J’ai

poussé sur le bouton à côté du nom de famille

de François.

L’étage n’avait qu’une seule porte. J’ai

introduit la clé dans la serrure. Je l’ai laissée là.

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J’ai envisagé très sérieusement de redescendre,

de me débrouiller pour trouver un taxi, de

reprendre l’avion en sens inverse, de dire à

François que c’était très gentil vraiment, mais

que... Je me suis souvenu que mon billet de

retour n’était pas échangeable.

J’ai tourné la clé dans la serrure, en

espérant quand même un tout petit peu qu’elle

n’ouvre pas la porte. La clé a fait son boulot. La

porte était tellement bien huilée qu’elle a

commencé à s’ouvrir toute seule. La surprise

était juste derrière.

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«Bienvenue.»

Il a le kit complet : une tête d’évêque

anglican, le gilet à petites rayures (turquoise et

noir), les cheveux grisonnants, les gants blancs,

le costume impeccablement noir, les chaussures

cirées comme des miroirs. Il m’a fait peur, ce

con.

« — Vous êtes ici chez vous, Monsieur

Spiegelaar. J’espère que vous avez fait bon

voyage. Si vous souhaitez vous rafraîchir, j’ai

pris la liberté de vous faire couler un bain»

Oh

Pu-

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Tain.

Je savais que la famille de François n’est

pas tout à fait sur la paille, mais de là à ce que

son futur héritage comporte un maître d’hôtel

dans un appartement de vacances... S’il existe

un radar du cœur pour flasher les excès de

battements, le mien a perdu tous ses points

d’un seul coup. Je roule à au moins 180

pulsations/minutes. Ce n’est pas ma faute,

Monsieur l’agent, c’est l’argent de mon ami qui

m’a surpris.

La surprise m’a fait lâcher mon sac de

voyage sur le parquet de l’entrée. J’ai tendu la

main pour le repêcher. Ma main s’est refermée

sur le vide. Mon sac de voyage était déjà dans la

main gauche de... de...

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« — Permettez-moi de me présenter. Je

me nomme Honoré Castillac. Souhaitez-vous

m’interpeller en usant de mon nom ou de mon

prénom ? Les deux se font. Je n’ai pas de

préférence personnelle.

— Heu... Comment François vous

appelle-t-il ?

— Monsieur François m’appelle

Honoré.

— Très bien. Je ferai la même chose,

Honoré. Vous pouvez m’appeler Daniel

— J’en prends bonne note, Monsieur

Daniel. »

C’était le plus grand appartement que

j’aie jamais vu. J’ai silencieusement regretté de

ne pas avoir emporté un GPS d’intérieur. Nous

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avons fini par arriver devant une porte noire

comme de l’ébène. Ce qui tombe relativement

bien vu que c’est une porte en ébène.

Authentique début 19e à vue de nez1. Il a

ouvert. Je me suis frotté les yeux.

« — La chambre que j’ai pensé vous

attribuer, Monsieur»

Je suis entré. Mon regard a fait le tour

des lieux.

Honoré avait l’air d’attendre quelque

chose.

« — Si elle ne vous convient pas, je peux

vous déplacer dans la chambre de l’autre côté

1j’ai toujours trouvé cette expression bizarre,

pas vous ? Comment est-ce qu’un nez peut voir ?

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du couloir. Elle est plus spacieuse.

— Elle me convient, Honoré. Elle me

convient.

— Votre salle de bain est derrière le

paravent. Bon séjour, Monsieur.»

Le temps de localiser le paravent dans

les trente mètres carrés de bibelot de goût,

d’antiquités modernes, d’appliques spécialisées

en lumière flatteuse et de miroirs chinois et

Honoré avait refermé la porte dans un silence

de moteur de Rolls.

J’ai laissé tomber mon perfecto sur le

matelas. Il a rebondi légèrement.

La baignoire était tout juste assez petite

pour ne pas mériter l’appellation piscine. J’y ai

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trempé un orteil prudent. La température était

parfaite. Je ne sais pas à quelle température était

l’eau au moment où Honoré l’a fait couler,

mais là, à ce moment précis, elle était juste

parfaite, pas un demi-degré trop chaud, pas un

demi-degré trop froid.

J’ai allumé la radio. Elle était réglée sur

FIP. Le mélange éclectique de cette station était

parfait pour m’accompagner dans mes

ablutions.

Il m’a fallu un moment de longueur

normale pour remarquer que quelque chose

manquait à cette baignade. Il m’a fallu un

moment bien plus long pour comprendre ce

qui manquait. À aucun moment, je n’ai éprouvé

le besoin de rajouter de l’eau chaude. J’ai fini

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par remarquer des chiffres verts sur une

console électronique, sur l’autre rive de la

baignoire. C’est comme ça que j’ai appris que

ma température préférée pour mon bain est de

41,8 degrés Celsius.

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Dans la langue française, il n’existe pas

d’onomatopée homologuée pour décrire le cri

du goéland. C’est tant mieux : ce cri est

tellement laid qu’une onomatopée pour le

décrire ne pourrait être qu’un très vilain mot et

la langue française est déjà assez abîmée avec

l’usage excessif de l’adverbe «effectivement» et

le détournement de «récupérer».

C’est cette onomatopée inexistante,

propulsée dans ma direction à de nombreux

exemplaires par une famille de goélands qui

m’a tiré de mon sommeil. Papa Goéland,

Maman Goéland, Petit Goéland et Petite

Goéland discutaient de quelque chose qui

semblait leur tenir à cœur.

À ma grande surprise, le matelas et moi

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avons mis la nuit à profit pour très bien nous

entendre.

J’ai écarté le velours épais des rideaux.

C’était encore l’heure où la journée est encore

un enfant joyeux qui colorie les nuages en

employant des couleurs extravagantes. J’ai

immortalisé ce lever de soleil avec mon Nikon.

J’avais faim. Une bonne odeur était là

pour m’avertir de l’existence d’un petit-

déjeuner quelque part dans cet appartement.

Allez, un petit jeu... Le petit-déjeuner...

... a été servi sur un bout de table-

formica à la cuisine : deux biscottes, une tasse

de café en poudre et un peu de confitures de la

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marque Casino. Ambiance sonore :

vrombissement du moteur d’un frigo rose.

(Réponse A)

... a été servi dans la salle à manger :

saucisse, haricots en sauce, bacon and eggs, thé

English Breakfast et toasts. (Réponse B)

... a été servi sur la terrasse de

l’appartement. Nappe blanche, Jus de

pamplemousse blanc, jaune ou rose au choix,

confitures maison de cerises ou d’abricots,

petits pains encore chauds, viennoiseries qui

sentent encore la boulangerie, mélange précis

d’arabica et de robusta extrait d’une cafetière

italienne et journaux du matin repassés pour

être plus agréables à feuilleter. (Réponse C)

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Un indice : ce n’est ni la réponse A ni la

réponse B.

« — Monsieur a -t-il bien dormi ?

— Très, très bien, Honoré. J’ai été

réveillé par des oiseaux qui faisaient du bruit.

Sans eux, je crois bien que je dormirais encore.

— Monsieur souhaite-t-il que je

m’occupe du bruit des goélands ?

— Heu... Oui Honoré, faites ce que

vous pouvez.

— Autre chose, Monsieur ?

— Non. Heu... Si. Qu’est-ce que vous

me recommandez de visiter dans la région ?»

*

* *

J’ai bien dû reconnaître qu’Honoré

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n’avait pas tort : l’église de Palavas présente fort

peu d’intérêt architectural. En sortant de Notre-

Dame-de-la-Fertilité, je suis tombé sur un

attroupement. Une grappe de Palavasiens

formait un cercle autour de quelque chose sur

un trottoir. Émoustillé par la perspective de

profiter d’une attraction gratuite, j’ai fendu la

foule.

Au milieu du cercle de badauds, il y

avait Papa Goéland, Maman Goéland, Petit

Goéland, encore avec son petit cartable sur les

ailes et Petite Goéland, figée comme le reste de

sa famille dans un décès simultané survenu,

m’apprirent les voyeurs, en plein vol. Ils

n’avaient jamais vu ça.

Et là, comme moi à ce moment-là, vous

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pensez peut-être : «Coincidence». Maintenant

que je sais ce que vous ne savez pas encore, je

ne parierais pas là-dessus.

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On s’habitue à tout, y compris à être pendu, à

condition de le rester assez longtemps. Je n’ai

aucune expérience à la première personne de la

pendaison, mais en deux jours, je me suis

habitué à la douceur des draps, aux petits-

déjeuners en terrasse et aux petits soins

d’Honoré. Après trois jours, il était comme un

troisième hémisphère de mon cerveau.

«Le musée de la faculté de médecine de

Montpellier ? Vous êtes certain, Honoré ?»

Et paf ! Des morceaux de cadavres en

flacons, des instruments de médecine tombés

en désuétudes, des vieux grimoires qui

expliquent toutes les maladies que soignent des

sangsues bien placées... Bien joué, Honoré !

Ma moleskine s’est couverte d’ébauches, de

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notes, de croquis. J’allais rentrer avec une

pleine brouette d’idées pour de nouveaux

objets à mettre en vente.

Parmi les objets que je me promettais

de réaliser, ne me demandez pas comment j’y

suis arrivé : une autruche domestique avec un

tablier de soubrette, un crocodile mauve pour

le bain des enfants, un chat en train de se

mettre de l’huile solaire... Les idées germaient

en moi au rythme de l’ouverture des grains de

pop-corn dans une casserole.

Dans mes synapses, c’était un festival de

rapprochement inédit, de demi-idées laissées en

jachère chacune de son côté et qui, je m’en

apercevais enfin, se complétait à merveille.

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J’ai envoyé dans un mail une brève

description de mes plus récentes idées à

Amandine. Elle m’a répondu presque aussitôt.

Elle s’ennuyait en dessinant les plans d’une villa

quatre façades. Elle s’ennuyait de moi. Elle

émettait le souhait que nous allions manger à

deux quelque part dès mon retour.

Ce petit séjour se passait sans la

moindre anicroche. Aucun problème n’est

survenu. Honoré, le plus élégant des rouleaux

compresseurs a aplani la moindre difficulté que

j’aurais pu rencontrer. D’un coup de fil, il faisait

ouvrir des musées fermés pour travaux. Une

collection intéressante se trouve dans telle villa

de la côte, mais hélas ! son propriétaire est à

Macao pour affaires ? Dans l’heure, Honoré

m’informait que j’étais attendu dans cette villa.

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J’avais gardé de mes autres safaris

urbains le souvenir de cartes dépliées sous la

pluie, de transports en commun aux mœurs

énigmatiques, d’attractions fermées un jour par

semaine et justement le jour où je me présentais

devant leur porte. De mes vacances, j’ai

toujours ramené des coups de soleil et des

cloches au pied.

Avec Honoré, pas moyen. Le matin, je

m’enduisais une seule fois avec la lotion

étiquetée «pour le soleil» de ma salle de bains

et... rien. Pas une rougeur, pas une douleur. Un

bronzage en voie d’apparition sans le moindre

inconvénient.

Tout était comme ça, tout le temps. Je

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n’avais pas la moindre difficulté à faire quoi que

ce soit. Je n’avais qu’à dire une ou deux phrases

et Honoré satisfaisait mes caprices. Des

whiskies plus vieux que moi surgissaient dans la

minute. Plus aucun restaurant, plus aucun

concert n’étaient complets s’il me prenait

l’envie de les honorer de ma présence. De loin,

ça ressemble à une vie de rêve. De près, tout

obtenir sans le moindre effort, ça ressemble à

un rêve frelaté.

Alors forcément, j’ai voulu le tester. Il

est impossible que ce maître d’hôtel ne

rencontre rien d’impossible dans la satisfaction

de mes caprices. Sur le moment, j’ai même été

fier de cette idée.

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J’avais passé une bonne partie de la nuit

à trouver quelque chose d’impossible à

demander à Honoré. Il me fallait une requête

qui en apparence soit possible, mais en réalité

soit impossible. Le matelas m’engloutissait de

ses milliers de petits bras tout doux. Le matelas

a fini par gagner cette partie de catch en

chambre. Je me suis endormi sans savoir que

demander à Honoré.

Je suis sorti de ma chambre en me

disant que le sucré c’est bon, mais que pour

une fois un petit-déjeuner à l’anglaise me siérait

plus que l’habituelle fête des fruits sur la

terrasse.

Sur la table du salon : saucisse, œufs et

bacon, haricots en sauce, toast et thé. Je

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m’assieds, je verse le thé et les parfums du thé

Lady Grey me titillent les narines. Pas du

Darjeelings TSFOP, pas du Earl Grey, pas du

mélange English Breakfast. Non. Mon parfum

de thé préféré. J’ai dû en parler à François, il

aura transmis à Honoré et j’ai oublié que j’en ai

parlé à François. Il n’y a physiquement aucun

autre moyen pour qu’Honoré connaisse mon

parfum de thé préféré.

Au moment où j’ai tamponné ma

bouche avec la serviette, Honoré est apparu,

avec un imperméable.

« — Mais Honoré, il ne pleut pas

voyons...

— Pas encore monsieur, le temps que

vous sortiez de l’immeuble les premières

Page 41: Palace à Palavas

gouttes commenceront à tomber».

J’ai tourné la tête vers la fenêtre : Soleil

et ciel bleu aussi loin que mon regard portaient.

Pas de conditionnel, pas de doute.

Incrédule, j’ai pris l’imperméable sur mon

avant-bras, sans l’enfiler et j’ai appelé

l’ascenseur.

Je sifflotais «Singing in the rain» en

sortant de l’immeuble. J’étais une révolte

ironique, j’étais un pied de nez, j’étais le gars

qui allait se promener au Soleil jusqu’au Phare

de la Méditerranée. J’étais le grain de sable

dans l’industrie horlogère helvétique.

J’ai mis le pied sur le gravier blanc

Page 42: Palace à Palavas

autour de l’immeuble.

Plitch.

Plitch. Plitch.

PlitchPlitchPlitchPlitchPlitchPlitch.

J’ai levé la tête. Le ciel était divisé en

deux. D’un côté : ciel bleu, de l’autre, juste au-

dessus de moi, quelques nuages atteints

d’incontinence.

Bon, Honoré réside ici à l’année, il

connaît le climat mieux que moi me suis-je dit

en enfilant mon imperméable. Personne ne

peut programmer un climat avec temps de

précision.

Page 43: Palace à Palavas

C’est en approchant du Phare de la

Méditerranée (ce n’est plus un phare et c’est

deux euros pour admirer la vue) que je suis

tombé sur un réverbère sur quelque chose de

totalement impossible à demander à Honoré.

«Typhon» un Maine Coon espiègle avait

disparu depuis quelque temps de son territoire

habituel et une affichette demandait s’il avait été

aperçu quelque part. Un numéro de téléphone

avec une proportion extravagante de chiffres

impairs était au bas de l’affiche.

*

* *

Honoré a fini par «se retirer pour la

Page 44: Palace à Palavas

nuit» en me la souhaitant bonne. J’ai attendu

une heure dans le noir, sur mon matelas-

catcheur. Cette fois-ci, sa prise-câlin n’a pas

marché sur moi. J’ai ouvert la porte de la

chambre : aucune lumière, aucun son, aucun

signe d’activité d’Honoré.

J’ai sorti mon ordinateur portable et j’ai

demandé des images à Google. J’ai fini par

trouver ce que je cherchais : «Pipolet» un chat

disparu du côté de Verdun (le Verdun près de

Montréal, au Québec) à l’âge respectable de 19

ans il y a une trentaine d’années. Aucune

chance que ce matou voyageur soit encore

parmi nous. 59 ans pour un chat c’est deux ou

trois fois Jeanne Calment pour les humains.

C’était un chat multicolore avec des unes tache

blanche sur le dos qui ressemblait aux contours

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de la péninsule ibérique. J’ai imprimé sa photo,

je l’ai enfermée dans le petit coffre-fort derrière

le miroir chinois et j’ai repris les négociations

avec mon matelas.

Je n’avais pas tout à fait fini d’avaler ma

dernière demi-bouchée de toast à la confiture

d’oranges amères quand j’ai sorti la photo de la

poche de mon peignoir.

« — Honoré ?

— Monsieur Daniel ?

— J’aimerais beaucoup rendre ce chat à

sa famille. Vous croyez que vous pouvez m’y

aider ?

— Mais certainement, Monsieur

Daniel».

Page 46: Palace à Palavas

Rien d’autre. Pas une question sur le

nom du chat, s’il porte un tatouage, une puce

électronique, s’il est timide ou sociable. Rien. Il

ne m’a même pas demandé la photo.

Mon danseur étoile intérieur a fait des

entrechats dans ma tête tout le temps que j’ai

passé à La Grande-Motte. Les immeubles se

prêteraient fort bien à des maquettes en 3 D.

Les boutiques de souvenirs n’en vendaient pas.

Je ne suis pas parvenu à m’expliquer comment

on pouvait y acheter des cartes postales d’autres

localités : Juan-les-Pins, Cannes et même une

vue rigolote de la gendarmerie de Saint-Tropez.

Peut-être que les estivants ont honte de leur

source annuelle de vitamines D et affirment à

tous leurs amis, carte postale à l’appui, qu’ils

viennent de croiser un top model sur le quai

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des yachts à Saint-Tropez.

En rentrant à l’appartement pour le

repas de midi, c’est tout un philharmonique qui

jouait quelque chose une valse joyeuse dans

mes neurones. Mon danseur étoile intérieur

s’était mis au patin à glace et réalisait des

quintuples et sextuple Lutz sans effort apparent.

En ouvrant la porte, j’ai été accueilli par

un miaulement. Mon danseur étoile intérieur

s’est cassé une incisive sur la glace. Mon

philharmonique intime a rangé ses instruments

en silence.

Une grosse boule de poils se frottait son

museau à mon jeans. Sur son dos, une tache

blanche en forme de péninsule ibérique. La

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boule de poils ronronnait comme si on avait

gardé les croquettes ensemble toute notre vie.

Pour un chat disparu à l’âge de 19 il y a trente

ans et au Québec, mon nouvel ami semblait en

pleine forme.

« — Honoré ?

— Monsieur Daniel ?

— Bien joué, Honoré.

— Je n’ai fait que mon travail, Monsieur

Daniel.

— C’est bien joué quand même,

Honoré. Sa famille ?

— J’entends ce que je crois être une

réponse à mon fax, Monsieur Daniel. Veuillez

m’excuser quelques instants.»

Malgré le décalage horaire, la famille où

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Pipolet avait installé son territoire, exprimait

toute sa gratitude dans un fax rempli de points

d’exclamation. Les détails des vols que Pipolet

allait prendre pour rentre au Québec étaient sur

la deuxième page.

Je n’ai pas eu le courage de demander à

Honoré comment il a fait pour retrouver un

chat âgé selon toute vraisemblance de 59 ans

disparu il y a trente ans de l’autre côté de

l’Atlantique.

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Page 51: Palace à Palavas

Sur les conseils d’Honoré, j’avais annulé

ma réservation au restaurant «Le Manuscrit».

En une petite semaine, ce maître d’hôtel m’a à

moitié anesthésié. Je n’ai même pas eu la plus

petite envie d’aller tester leur cuisine. Si

Honoré dit qu’elle est calamiteuse, c’est qu’elle

est calamiteuse et le nom rigolo de ce restaurant

n’est pas une raison suffisante pour que j’y

misse les pieds.

Télécommande en main, installé dans

un chesterfield en cuir fauve, je regardais le

journal télévisé sur un écran géant. Le

présentateur a lancé en stéréo un reportage sur

l’éternelle question Isralestinienne. Ce

reportage était d’une importance capitale et

j’étais là, tranquillement, à me demander si je

ne ferais pas mieux de regarder autre chose sur

Page 52: Palace à Palavas

une autre chaîne. L’envoyé spécial a fini par

prononcer le mot magique et capter toute mon

attention. Il a terminé une phrase par

«impossible».

Pas besoin de chercher plus loin. J’ai

pressé un bouton qui, je suis prêt à le parier,

n’est pas sur votre télécommande. Honoré est

entré dans la pièce quelques secondes plus tard.

« — Monsieur Daniel ?

— Je suis très préoccupé, Honoré.

— Le foie gras n’était pas à votre

satisfaction, Monsieur Daniel ?

— Non, non... il était parfait, Honoré.»

Je lui ai bien volontiers concédé cette

petite victoire, certain d’avoir une valise d’as

Page 53: Palace à Palavas

dans ma manche. J’ai abattu toutes mes cartes.

« — Je suis très préoccupé par la

situation au Proche-Orient. Israël, la Palestine,

tout ça.

— Très bien Monsieur Daniel. Je prends

les dispositions qui s’imposent.

— Faites ça, Honoré. Et pour demain

matin, de la confiture de pêches plates s’il vous

plaît.

— Certainement, monsieur.

Certainement.»

Un triomphe sur toute la ligne. Le

lendemain matin, Honoré n’a pas toussé pour

annoncer qu’il avait quelque chose à dire. Il

s’est contenté de me demander si les oranges

du Brésil étaient plus à mon goût que celles

Page 54: Palace à Palavas

d’Espagne. Incapable de faire la différence

entre les deux j’ai répondu «Espagne».

La confiture de pêche s’est étalée en

couches ultraplates sur mes tartines de pain de

seigle. Léger comme une montgolfière, je suis

sorti dans la petite station balnéaire.

L’influence d’Honoré sur mon système

commençait à laisser des traces. En me

promenant sur la plage, j’ai cru être suivi par

une loutre domestique. Je me suis retourné

plusieurs fois, très vite. À chaque coup d’œil

derrière moi : des baigneurs, un gamin au

sourire perpétuel en train de construire un

château de la Loire dans le sable. Aucune

loutre domestique.

Page 55: Palace à Palavas

Rassuré, j’ai emmené la voiture

qu’Honoré m’a louée jusque Carcassonne. Je

n’ai pas eu beaucoup d’idées de nouveaux

objets dans les petites rues de la vieille ville.

J’étais trop euphorique. J’avais les yeux en

forme de cœur rose et un bouquet de violettes

permanent sous le nez.

En prenant un Perrier menthe en

terrasse, une légère inquiétude s’est emparée de

moi. Et si en rentrant Honoré m’annonçait que

la question Isralestinienne est réglée pour les

siècles des siècles ? La lecture d’un numéro de

L’Indépendant oublié sur une table voisine m’a

rassuré. Le quotidien reproduisait une dépêche

de l’AFP sur le côté inextricable de la crise.

Pas de miaulement en ouvrant la porte.

Page 56: Palace à Palavas

Pipolet était entre les mains d’une société de

courrier express. J’ai scruté attentivement le

visage d’Honoré. Il ne m’a rien annoncé.

En déambulant dans un petit village des

Cévennes qu’Honoré m’avait recommandé au

lieu de m’annoncer la paix au Proche-Orient

j’étais positivement ivre de joie. Ma victoire

résidait dans le silence d’Honoré. J’avais trouvé

une mission hors de ses cordes. Je lui avais

demandé la paix au Proche-Orient, j’aurais pu

lui demander de me faire de la confiture au

Boson de Higgs ou lui annoncer que j’aimerais

bien boire mon Monbazillac dans le Graal il

aurait encore été capable de satisfaire ces

caprices. Mais avec la paix au Proche-Orient

j’avais mis dans le mille. C’est le maître d’hôtel

le plus prévenant du monde, mais il ne peut pas

Page 57: Palace à Palavas

tout faire. La victoire de mes caprices était

capiteuse.

Je me suis assis à la terrasse du seul café

du village et j’ai commandé un verre de

champagne. J’ai basculé la tête en arrière et j’ai

inspecté le ciel : parfaitement bleu partout. Je

donnais encore trois minutes au garçon pour

revenir m’annoncer qu’ils n’ont pas de

champagne. C’est le «pop» d’une bouteille qui

m’a tiré de ma rêverie. Sur le comptoir, le vin

pétillant poussait sa mousse hors de la bouteille.

J’ai porté un toast silencieux et j’ai vidé la flûte

d’un trait. C’était un moment parfait.

Page 58: Palace à Palavas
Page 59: Palace à Palavas

Les SMS d’Amandine et de François

pour m’annoncer quelle tournure Amandine

avait donnée à la pause dans notre relation ont

été quasi simultanés. Ils ont eu sur moi l’effet

d’un crochet du droit suivi tout de suite d’un

uppercut du gauche. Je suppose qu’ils étaient

assis côte à côte et les yeux dans les yeux quand

ils les ont envoyés et qu’ils se sont embrassés

comme des morts de faim juste après l’accusé

de réception.

J’étais K.O. assis. Je pesais trois tonnes.

Je ne pouvais pas faire autre chose que fixer

l’écran de mon smartphone. J’ai fini par lever

les yeux. Honoré me tendait un whisky double

sans glaçons. J’ai envoyé l’alcool se promener

dans mon sang aussi vite que possible.

Page 60: Palace à Palavas

« — Que la nuit vous soit réparatrice,

Monsieur».

La douceur du matelas m’était

insupportable. Il me restait cinq jours avant de

reprendre l’avion, de passer chercher ma

brosse à dents chez Amandine en espérant ne

pas y croiser François.

« — Je n’ai pas faim ce matin, Honoré.

— Je n’ai pas préparé de petit-déjeuner,

Monsieur Daniel.»

Je n’étais plus en état d’être surpris par

la prévenance de cet homme. Je n’étais plus en

état de grand-chose. Je n’étais plus du tout.

J’étais composé de néant vide emballé dans une

mince couche d’épiderme prête à se rompre à

Page 61: Palace à Palavas

chaque pas. J’étais un sac vide. J’étais une statue

de sel que la pluie va faire fondre. J’étais une

feuille morte qui attend le balayeur dans le

caniveau.

« — Si Monsieur Daniel veut bien me

suivre...»

Comme un robot, j’ai suivi Honoré

jusqu’à l’ascenseur. Nous avons descendu un

étage. Le couloir était peint d’une couleur

différente. Je n’étais pas en état de décider si je

préférais cette couleur ou celle de mon étage.

Honoré a ouvert une porte qui n’était pas

fermée à clé.

Le plan de l’appartement n’était pas le

même. Honoré s’est ouvert devant une porte. Il

Page 62: Palace à Palavas

a frappé trois coups, deux coups puis de

nouveau trois coups. Quelqu’un est venu ouvrir

la porte.

« — Si vous voulez bien vous donner la

peine d’entrer, Monsieur Daniel...»

Je me suis donné la peine.

Autour d’une grande table, deux demi-

douzaines de particuliers discutaient dans

l’anglais avec l’accent inénarrable de Yasser

Arafat. La table ronde débordait de plans de

Jérusalem, de carte de la région et de liasses de

documents divers portant des annotations de

plusieurs couleurs faites par plusieurs mains.

Dans un coin, une imprimante crachait des

pages. Les participants à la réunion ont dévissé

Page 63: Palace à Palavas

le regard qu’ils avaient fixé sur cette imprimante

pour s’intéresser à nous. Honoré a fait les

présentations, en anglais.

Je suis passé sur pilote automatique et

j’ai serré les mains de tous ces messieurs.

Pendant cette opération, l’imprimante a craché

une dernière page. Ils ont sorti une agrafeuse et

se sont partagé deux exemplaires d’un

document de 33 pages dans une langue et de 35

dans l’autre.

« — Ces messieurs s’apprêtent à nous

quitter, Monsieur Daniel. Ils ont finalisé un

accord de paix qu’ils proposeront à leurs

gouvernements à leur descente d’avion. The

Tel Aviv flight via Paris and Frankfurt is the first

to leave I believe gentlemen.»

Page 64: Palace à Palavas

Une moitié de la table s’est levée pour

serrer les mains de l’autre. Quelques-uns ont

écrasé une petite larme. D’autres se sont laissés

aller à une mâle embrassade. Ils m’ont tous

froissé les muscles des deux mains, les uns

après les autres. Pendant leur petit défilé

d’adieux devant moi ils n’avaient qu’une phrase

à la bouche : "Thank you very much».

La moitié palestinienne de la table m’a

expliqué les grandes lignes de leur accord. Ce

que j’en ai compris m’a eu l’air bien pensé,

équilibré et respectueux pour les deux parties.

J’ai promis de n’en rien dire à personne jusqu’à

ce que les deux gouvernements en fassent

l’annonce.

Page 65: Palace à Palavas

Je suis sorti de l’appartement en même

temps que le groupe des Palestiniens. Je les ai

accompagnés jusqu’à leurs taxis. Ce petit

moment m’avait fait du bien, mais j’étais à des

siècles-lumière d’avoir cicatrisé Amandine.

Je cherchais le fond de la piscine pour y

donner un grand coup de talon et remonter à la

surface. Je me suis dirigé vers la mer. J’ai enlevé

mes chaussures et j’ai mouillé mes pieds. Par

un curieux vase communicant, de l’eau salée est

sortie de mes yeux.

Au moment où Amandine a procédé à

l’officialisation Facebook de la fin de notre

relation, la batterie de mon smartphone était

pleine à 98 % que j’ai passés à répondre à mes

amis, à leur dire que ce n’était la faute de

Page 66: Palace à Palavas

personne, c’est la vie, c’est tout. Dans mon

deuil, je n'en étais pas encore à la phase de la

colère.

Pendant ces conversations

téléphoniques internationales, j’ai remonté dans

un sens et puis dans l’autre l’avenue de Palavas

qui longe la plage. Je suis passé deux ou trois

fois devant l’immeuble où François m’a prêté

un appartement.

Quand la batterie, épuisée, a mis fin

pour moi à la dernière conversation, je me suis

demandé si cet appartement n’était pas un prix

de consolation. Si Amandine et François

n’avaient pas commencé à se voir avant mon

départ. Et si c’était la culpabilité qui avait

poussé François à me prêter ce palace à

Page 67: Palace à Palavas

Palavas ?

Je n’avais pas faim, pas soif, pas

sommeil. Je me sentais à peine en vie. C’est

probablement le vent qui m’a poussé jusqu’au

pied de l’immeuble. J’ai poussé un soupir

tellement gros que la porte de l’ascenseur s’est

ouverte sous sa pression.

La porte d’entrée de l’appartement a

chuinté. J’ai pris la direction de ma chambre en

passant par le salon.

« — Monsieur Daniel: Mademoiselle

Cécile. Mademoiselle Cécile, je vous présente

Monsieur Daniel Spiegelaar.»

Page 68: Palace à Palavas

Elle est assise au bord du chesterfield.

Elle pose le magazine pour photographes

qu’elle était en train de feuilleter. Elle passe une

main de pianiste dans ses bouclettes. Elle pose

un regard quasiment turquoise sur moi. Je reste

sans bouger assez longtemps pour qu’elle sorte

un Leica numérique de son sac, me

photographie avec un petit rire mutin, se lève

gracieusement et me serre la main.

« — Cécile.»

Mon cœur s’est mis à battre au rythme

de ses cils.

« — Vos objets sont bien conçus, mais

on dirait que vous les photographiez vous-

même

Page 69: Palace à Palavas

— Normal. Parce que. C’est.

Photographie. Les. Je. Moi-même.»

C’est ce que j’ai répondu. Ou alors les

mots étaient dans le bon ordre, je ne sais plus.

Je ne me souviens que de sa réaction : une

variation sur son rire mutin. J’ai cru que mes

jambes se dérobaient sous moi.

Je me suis effondré dans le chesterfield.

« — Monsieur Castillac m’a servi une

grenadine pour vous attendre. Vous

m’accompagnez ?»

Elle me demande si je l’accompagne.

Elle ne précise pas où. Je lui proposerais bien la

salle des mariages la plus proche. Ou plus

Page 70: Palace à Palavas

prosaïquement ma chambre. Je sens

confusément qu’il faut que j’ouvre la bouche et

dise quelque chose d’intelligent. Je réfléchis

longuement et finis par trouver une répartie fine

et spirituelle.

« — Oui.

— Une grenadine pour Monsieur

Daniel. Tout de suite.»

Elle me regarde. Elle me montre la

photo qu’elle a prise de moi. Comme

d’habitude, je suis aussi gracieux qu’un

portemanteau. La lumière, la composition, les

proportions... Cette photo est parfaite. Elle me

montre d’autres photos. Elle bouge les lèvres.

Du son arrive à mes oreilles. Je suis trop

occupée à la regarder pour décoder ce qu’elle

Page 71: Palace à Palavas

me dit.

Honoré pose un verre de grenadine sur

la table basse. Le verre a à peine touchée la

surface de la table que... pouf ! Honoré a

disparu. Nous somme à nouveau seuls : moi,

ses photos et moi. Elle a sorti un album de son

sac. Première page : photo parfaite. Deuxième

page : photo parfaite.

Je fais un rapide aller-retour dans ma

chambre et reviens avec quelques objets. Je les

dépose sur la table du salon.

« — Tu peux m’aider à diriger cette

lampe ?»

Un halogène est engagé dans le rôle

Page 72: Palace à Palavas

d’éclairage. Cécile demande au Soleil d’éclairer

une coccinelle VW en 3 D. Le Soleil

obtempère. L’halogène tempère. Elle prend

une photo, elle fait la moue. Elle en prend une

deuxième, elle refait la moue. Ce n’est pas la

moue que j’ai envie de faire avec elle. Elle

atteint enfin la satisfaction photographique. Sur

l’écran de son appareil, la coccinelle n’est pas la

même que sur la table. Elle est belle à croquer.

« — Belle à croquer»

Je m’aperçois que j’ai dit ça en

regardant Cécile droit dans les yeux et qu’elle

rosit jusqu’à l’âme.

« — Je parle de la coccinelle.

— Ah.

Page 73: Palace à Palavas

— Non, ce n’est pas ce que je veux dire.

Heu... Il y a moyen de faire la même dans un

format vertical ?

— Ah, vois-tu dans le cas de cette

coccinelle, la verticalité n’est pas une bonne

idée parce que...»

La photo de cette coccinelle a été le

point de départ d’une conversation qui a tracé

des sillons improbables. Je n’avais jamais eu de

conversation aussi plaisante de ma vie. Mes

mots étaient les pings de ses pongs. Ses

anecdotes étaient le yin de mon yang. Ses idées

sont venues s’emboîter dans les miennes et s’y

reproduire. Elle m’a fait des suggestions

d’objets à produire. J’ai pris mes mots pour

photographier quelques paysages et lui montrer.

Ça a duré cinq minutes comme ça a pu durer

Page 74: Palace à Palavas

cinq heures. J’avais sous les yeux la meilleure

raison du monde de ne pas consulter ma

montre.

Elle a fini par regarder la sienne,

bredouillé quelques phrases à propos de sa

colocataire qui avait perdu sa clé, qu’elle devait

retrouver au plus vite, m’a fait un doux baiser

sur le front et a disparu dans un nuage de

poudre de fée.

C’est seulement en séparant mon

smartphone de son chargeur que je me suis

aperçu que je ne lui ai pas demandé son

numéro de téléphone, ni son adresse mail, ni

son adresse postale. Je ne connais que son

prénom.

Page 75: Palace à Palavas
Page 76: Palace à Palavas
Page 77: Palace à Palavas

Honoré est dans la cuisine, en col roulé

et pantalon de velours. Il chante à tue-tête une

rengaine à la mode. Il est en pantoufles.

« — J’aimerais petit-déjeuner et le

numéro de Cécile, honoré...

— Ah ça mon petit pote, j’aime autant te

dire...

— Vous me tutoyez, Honoré ?

— Je fais ce que je veux, mon petit pote.

Je te tûtons, je te titille, je te tâtonne, je... Je suis

libre et heureux. Youp. La. Boum.

— Honoré, j’ai faim.

— Le frigo c’est la grande chose rose qui

ronronne dans le coin. Les placards sont

remplis de boustifaille. Tu te fais ce que tu veux

à croûter, mon Daniel. Moi, dans un quart

d’heure, je suis cassos-adios.

Page 78: Palace à Palavas

— François vous a viré ?

— Monsieur Fran— ah, ça me reprend...

Franky-la-débrouille n’est pour rien dans mon

emploi ici. J’étais déjà là quand sa famille a

acheté cet appartement. Livré avec.

Je me suis posé sur une chaise de la

table de la cuisine.

»— Il y a des biscottes quelque part ?

— Placard en haut à gauche. Avec et

sans sel. Avec et sans gluten. Avec sel et sans

gluten. Sans sel et sans gluten. Personne ne

fabrique de biscottes sans sel et avec gluten.

Mais ça n’est plus mon problème.»

Pendant que je trouvais biscottes et

confiture, Honoré est sorti de la cuisine,

Page 79: Palace à Palavas

toujours en chantant. Voici ce qu’il chantait :

«Enveloppe pourpre... Petite enveloppe

pourpre... Merci, merci, petite enveloppe

pourpre...»

Je me suis fait une biscotte-confiture

rouge de chez Casino, sans beurre et je suis

parti à sa recherche.

Sa chambre était dans un recoin de

l’appartement que je n’avais jamais visité. Elle

était plus petite que la mienne. La décoration

était plus sobre. Honoré était en train de

remplir deux valises de vêtements que je ne lui

avais jamais vu porter. Des tweeds, du velours

et même... des jeans !

Page 80: Palace à Palavas

C’est quand Honoré s’est passé un

peigne dans les cheveux que j’ai remarqué qu’il

grisonnait nettement moins que dans mon

souvenir. Il s’est retourné. Ce n’était plus le

même homme. C’était le même homme, mais

en plus jeune. Il a physiquement rajeuni sur le

trajet de la cuisine à sa chambre. L’appartement

est assez grand pour qu’on prenne un petit

coup de vieux en le visitant de fond en comble,

mais le processus inverse...

« — J’ai fin ma valise. Je suppose qu’il va

bien falloir qu’on cause tous les deux. Tu nous

sers un pinard ?

— Je... Si vous voulez.

— Tu peux me tutoyer, Toto. Ne te

gêne pas. Profites-en. Conseil d’ami.»

Page 81: Palace à Palavas

Quand j’ai libéré le bouchon, Honoré

était dans le chesterfield. Il me tendait son verre

comme un enfant gourmand.

« — Elle te plaît la Cécile ?

— Heu...

— Déconne pas, c’est important ! Elle te

plaît ?»

La question le préoccupait tellement

qu’il a renversé un quart de son verre sur le

chesterfield. Son regard était sérieux comme

une déclaration de revenus imposables. Il a

failli me briser le poignet. Il a détaché chaque

syllabe.

« — Est-ce qu’elle te plaît ?

Page 82: Palace à Palavas

— Oui... Beaucoup...

— Ouf.»

Il s’est assis sur la tache de vin sans y

prêter la moindre attention.

«Bon... parfait... Tant mieux...»

Il m’a tendu une enveloppe pourpre.

«Ouvre, elle ne va pas te mordre.»

J’ai ouvert. L’enveloppe pourpre ne

portait aucune inscription ni au verso ni au

recto. J’en ai tiré un bristol crème épais sur

lequel une machine avait écrit : «The Tel Aviv

flight via Paris and Frankfurt is the first to leave

I believe gentlemen.» Le bristol portait un

Page 83: Palace à Palavas

trombone qui ne retenait rien dans ses petites

griffes de métal mou.

« — Ah.»

Honoré s’est enfin aperçu du vin sous

sa cuisse.

« — Donc Cécile te plaît...

— Oui.

— Tu aimerais la rencontrer à nouveau,

je suppose...

— Vous supposez bien Honoré

— Qu’est-ce que je vais devoir faire pour

que tu me tutoies, bordel ?!

— Tu supposes bien, Honoré.

— Et en plus, je te dis d’en profiter. Fais

attention, merde ! Tu as envie de faire

Page 84: Palace à Palavas

beaucoup de petites photos avec elle ?»

J’ai hoché la tête.

« — Tu te demandes s’il y a assez

d’affinités pour le plus-si-affinités ?»

— Évidemment.

— J’ai une bonne et une mauvaise

nouvelle pour toi. On va commencer par la

bonne. Ce n’est pas loin d’être réciproque. À

une toute petite condition, toi et Cécile vous

allez vivre une vie qui aura l’air d’un film

parfait. Vous avez déjà un parcours fléché en

pointillé. Il ne tient qu’à vous deux de décider

si vous voulez passer ensemble par les cases

Ikea, maternité, salle des mariages, belle

maison avec jardin, maison de retraite et

cimetière, tous les deux allongés sous une

Page 85: Palace à Palavas

couverture en marbre pour l’éternité. Dans

l’ordre que vous préférerez, Cécile et toi.

— Ah, ça, c’est une bonne nouvelle.

— Le problème des bonnes nouvelles

c’est que s’il n’y a pas de mauvaises nouvelles, il

n’y a pas de bonnes nouvelles non plus.

— Excuse-moi, Honoré...

— Il me tutoie, mesdames-messieurs... Il

peut le faire ! Je suis fier de toi mon petit

bonhomme ! Tu peux m’appeler Nono ou

Hono ou Réré ou ce que tu veux. Je sais que tu

peux le faire !

— Excuse-moi, mais... je ne vois aucun

rapport avec l’enveloppe.

— Figure-toi que j’ai été à ta place avant

toi. J’ai déjà eu cette conversation avec mon

prédécesseur. Je te comprends, si tu savais

comme je te comprends. Ma Cécile à moi ne

Page 86: Palace à Palavas

s’appelle pas Cécile. Je vais garder son prénom

pour moi, il ne te serait d’aucune utilité. Je l’ai

rencontré ici même, dans des circonstances pas

très différentes des vôtres.

— Et où est-elle votre...

— Elle est là !»

Honoré brandit un bristol crème épais.

Il me le met tellement sous le nez que je vois

une trace de trombone en gros plan. Je ne vois

rien.

« — Je ne veux pas te faire de mal. Je ne

te montre que le verso. Au recto, il y a un petit

mot de ma camarade à moi, un bisou aux

rouges à lèvres, son adresse, son téléphone... Je

pars, je cours, je vole la rejoindre et entamer

mon parcours avec elle. Juste un dernier truc à

Page 87: Palace à Palavas

t’expliquer et je peux y aller. Le bristol que tu as

en main, qu’est-ce qu’il dit ?

— Heu... The Tel Aviv flight via Paris

and Frankfurt is the first to leave I believe

gentlemen.

— C’est ma phrase ! J’ai prononcé ma

phrase ! Je peux aller la rejoindre.

— Je ne comprends pas.»

Honoré est allé jusqu’au mur-

bibliothèque. Il en a rapporté un Littré.

« — Tu prends des mots présents dans

ce dictionnaire, tu les mélanges et tu as des

phrases. Et dans toutes ces phrases, il y a la

phrase. Quand je pense à toutes ces

demoiselles que j’ai présentées à Franky sans

me douter que c’est toi que j’attendais...»

Page 88: Palace à Palavas

Honoré est allé dans sa chambre, il a

empoigné ses deux valises.

« — Pour recevoir une enveloppe

pourpre comme la mienne, avec le numéro,

l’adresse de Cécile. Tu n’as que deux choses à

faire. La première : prononcer ta phrase. La

mienne c’était “The Tel Aviv flight via Paris and

Frankfurt is the first to leave I believe

gentlemen.” Tu n’aurais pas eu l’idée saugrenue

de t’intéresser à la paix au Proche-Orient, je

serais toujours en train de nettoyer tes taches de

confiture sur la nappe du petit-déjeuner.»

— Ah. Et c’est quoi ma phrase ?

— Mais comment veux-tu que je le

sache ?! C’est ta Cécile, c’est ta phrase. Peut-

être qu’elle est toute simple, peut-être qu’elle

Page 89: Palace à Palavas

est alambiquée, comme la mienne. Bonne

merde mon gars.»

Honoré était devant la porte. Il a ouvert

avec sa clé. Il est sorti dans le couloir. Il m’a

tendu sa clé.

« — Je ne crois pas que je remettrai les

pieds dans cet immeuble.

— Honoré ? Vous avez parlé de deux

choses à faire.

— Oh le con que je suis ! Failli oublier.

Alors, la deuxième chose à faire...»

Page 90: Palace à Palavas
Page 91: Palace à Palavas

J'attends. Je suis debout dans le hall de

l’appartement. Je porte un costume noir

impeccable, mes souliers brillent comme des

miroirs. J’enlève un gant blanc pour me

recoiffer. Je le remets aussitôt. J’attends que la

porte de l’appartement s’ouvre. Demandez-moi

ce que vous voulez, je sais comment tout

obtenir, sauf le numéro de téléphone de Cécile.

En attendant, je pense à des phrases. Je cherche

ma phrase. J’espère que «Si vous souhaitez vous

rafraîchir, j’ai pris la liberté de vous faire couler

un bain.» sera ma phrase, mais j’ai comme un

doute.

Page 92: Palace à Palavas
Page 93: Palace à Palavas

Post-scriptum

Il est probablement possible d'écrire de la

fiction sans savoir qu'on met de soi dans chaque

personnage mais à mon très humble avis, c'est

beaucoup plus difficile.

J'ai la chance de ne pas trop être dupe vis-à-vis

de moi-même sur ce que j'ai mis de moi dans

les personnages de ce court divertissement.

Tu veux écrire de la fiction et tu veux un

conseil ? Parci tous ceux qui pourraient me

venir, il y a celui-ci : demande-toi ce que tu

mets de toi dans tes personnages.

Page 94: Palace à Palavas
Page 95: Palace à Palavas

Si vous avez aimé ce court divertissement, vous

aimerez peut-être « Comment la fin de la

Belgique n’a pas eu lieu » disponible sur

lulu.com plus précisément à cette adresse :

Si vous n’avez pas aimé, l’adresse

[email protected] est à votre écoute.

http://www.fondationmoibaudouin.be