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LES ÉTUDES POSTCOLONIALES. UN CARNAVAL ACADÉMIQUEJean-François Bayart

Paris, Karthala, 2010, 128 pages

RUPTURES POSTCOLONIALES. LES NOUVEAUX VISAGES DE LA SOCIÉTÉ FRANÇAISENicolas Bancel, Florence Bernault, Pascal Blanchard et alii

Paris, La Découverte, 2010, 540 pages

LE COLONIALISME EN QUESTION. THÉORIE, CONNAISSANCE, HISTOIREFrederick Cooper

Paris, Payot, 2010, 416 pages

PROVINCIALISER L’EUROPE. LA PENSÉE COLONIALE ET LA DIFFÉRENCE HISTORIQUEDipesh Chakrabarty

Paris, Éditions Amsterdam, 2009, 384 pages

LES SUBALTERNES PEUVENT-ELLES PARLER ?Gayatri Chakravorty Spivak

Paris, Éditions Amsterdam, 2009, 112 pages

Longtemps la France est restée à l’écart des débats suscités par les post-colonial studies. Ce « provincialisme » n’est plus de mise. Les grands textesfondateurs de Gayatri Chakravorty Spivak et Dipesh Chakrabarty, respec-tivement publiés outre-Atlantique en 1988 et en 2000, sont enfin traduits.Les revues spécialisées ont consacré des numéros spéciaux à la question(Contretemps, Labyrinthe, Multitudes, Esprit, Hérodote, Mouvements, etc.), etelle a fait l’objet de plusieurs colloques.

Comme souvent dans l’histoire des idées, au silence assourdissant danslequel ce courant fut longtemps relégué a succédé une polémique violente.Marie-Claude Smouts a raison d’affirmer que « le débat sur le postcolonialest considéré comme “porteur” aujourd’hui. Se définir “pour” ou “contre”les études postcoloniales permettrait de peser sur l’arène intellectuellefrançaise et d’y trouver reconnaissance et légitimation » (Ruptures coloniales,p. 314).

C’est avec un mélange d’amusement et de gêne qu’on suit les horionsqu’échangent Jean-François Bayart, contempteur décomplexé des étudespostcoloniales, et Nicolas Bancel et ses collègues de l’Association pour laconnaissance de l’histoire de l’Afrique contemporaine (ACHAC), qui sesont fait une spécialité, depuis quelques années, de la dénonciation de la« fracture coloniale » en France. La controverse – et les débordementsverbaux qui l’accompagnent – ne semble pas près de s’éteindre : si lesauteurs de Ruptures coloniales multiplient les attaques ad hominem contre

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J.-F. Bayart et son livre sorti trois mois plus tôt, ce dernier ne tarde pas àleur rendre la monnaie de la pièce dans un article intitulé « Les trèsfâché(e)s des études postcoloniales »1.

La violence de la polémique tient peut-être à la difficulté de savoir de quoion parle. Les études postcoloniales ont en effet un objet plus vaste quel’étude du postcolonialisme (Après le colonialisme est un titre bien mal choisipar Payot pour la traduction de l’ouvrage d’Arjun Appadurai, Modernity atLarge). Comme le reconnaît volontiers J.-F. Bayart, « le préfixe “post” estplus logique que chronologique ». C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ilfaut veiller à l’orthographier sans trait d’union (à l’instar du néoconserva-tisme américain qui ne se réduit pas à un nouveau conservatisme). Commel’écrivent les préfaciers de Ruptures coloniales : « La notion a [...] pris unedimension épistémologique qui permet de dépasser la simple chronolo-gie : l’enjeu précisément est de sortir d’une lecture linéaire de l’histoire, deconsidérer le post comme un “au-delà” ». C’est ce qui conduit AchilleMbembe à définir l’histoire de la postcolonie française comme celle « de saprésence au monde et l’histoire de la présence du monde en son sein aussibien avant, pendant qu’après l’empire colonial ». Mais, ce faisant, ladémarche court le risque, stigmatisé par J.-F. Bayart, d’une extensioninfinie ; dans cette perspective le postcolonial devient un instrument, pluspolitique que scientifique, pour dénoncer l’entreprise de domination exer-cée, de tout temps et en tous lieux, par l’Occident blanc : « Les postcolonialstudies s’emparent désormais de toutes les situations de domination àtravers les âges, sans craindre les anachronismes ni les non-sens » (Bayart,p. 17). Cette utilisation politique, pour ne pas dire partisane, du concept estun des reproches que J.-F. Bayart adresse aux postcoloniaux français ; maisce n’est pas le seul.

J.-F. Bayart reproche aux postcolonial studies d’être superflues, confuses etdangereuses.

Superflues parce que la France n’a attendu le postcolonialisme ni pourpenser le fait colonial, ni pour appeler à un travail de déconstruction descatégories des sciences sociales. Qu’il s’agisse des anticoloniaux histo-riques (Sartre, Césaire, Fanon, Senghor, etc.) ou des penseurs de la FrenchTheory dont on sait l’influence sur les subaltern studies2, les Français, depuisplus d’un demi-siècle, « tels M. Jourdain, pratiquaient les postcolonialstudies sans le savoir ». Leur peu d’enthousiasme à voir un courant depensée dont ils furent les initiateurs retraverser l’Atlantique 50 ans plus

1. Voir J.-F. Bayart, « Les très fâché(e)s des études postcoloniales », 8 juillet 2010, disponible surMediapart.fr.2. Voir F. Cusset, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellec-tuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2003.

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tard se comprendrait d’autant mieux. Leur en faire reproche reviendrait,pour reprendre la métaphore – audacieuse – de J.-F. Bayart, « à blâmer unadulte qui avait contracté une primo-infection dans son enfance de ne pasêtre devenu tuberculeux à l’âge mûr ».

Confuses, les études postcoloniales « conduisent l’étude du fait colonial oupostcolonial dans des impasses, au risque d’une vraie régression scienti-fique par rapport aux acquis de ces 30 dernières années ». J.-F. Bayartrejoint là Frederick Cooper, le grand africaniste américain du fait colonial,pour reprocher aux postcolonial studies de réifier « une condition postcolo-niale à laquelle elles confèrent un statut quasi ontologique ». Utilisant uneflèche souvent décochée dans le milieu universitaire, J.-F. Bayart les accused’ignorer les faits, de s’abstraire de l’humilité du chercheur condamné à uningrat « travail de terrain ou d’archives » pour lui préférer des extrapola-tions abstraites et abusives. La colonie réifiée des postcoloniaux ignore ladiversité du fait colonial dans l’espace et dans le temps, et invente « lacolonie de [ses] cauchemars, et aussi de [ses] rêves, c’est-à-dire de [son]combat contre l’exclusion, l’injustice sociale, le racisme ordinaire ». Or lacolonisation fut un fait historique, humain, contingent, hétérogène. « Là oùles postcolonial studies déclinent le fait colonial au singulier [...] prévaut enfait l’évidence de sa multidimensionnalité ». Les colonisations occidentalesdes XIXe et XXe siècles – sur lesquelles les postcolonial studies se focalisent –ne furent pas toutes identiques (la seule Union française, au lendemain dela Seconde Guerre mondiale, ne comptait pas moins de six entités juridi-ques différentes), évoluèrent, et pas toujours de la même façon, au fil dutemps (comparer par exemple les colonisations française et belge de part etd’autre du fleuve Congo) et différèrent d’autres formes non occidentalesde domination (qu’il s’agisse de l’empire ottoman ou russo-soviétique).

Dangereuses, les postcolonial studies enfin le sont lorsqu’elles quittent lechamp scientifique – on vient de voir que J.-F. Bayart estime qu’elles enviolent bien des règles – pour soutenir une posture militante. Cette posture,aussi respectable soit-elle dans le débat démocratique, n’en est pas moinsfaussée par la fragilité de ses fondements scientifiques. À l’anhistoricité dela « situation coloniale » répond, par un jeu de miroirs prévisible, l’anhis-toricité du legs colonial. Comme l’école latino-américaine de la dépen-dance « qui s’interrogeait à l’origine sur l’histoire des sociétés de lapériphérie pour finir par rabattre cette dernière sur celle du centre impé-rialiste, de manière caricaturale » (Bayart, p. 59), les postcolonial studies« postulent une reproduction mécanique, univoque et surdéterminante ducolonial ». Dans cette perspective, le regard porté sur l’immigré ou sur lejeune délinquant banlieusard ne différerait pas de celui porté jadis surl’indigène, voire sur l’esclave. Ce faisant, le regard postcolonial ethni-ciserait la question sociale « au risque de s’ériger en prophétie autoréalisa-

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trice ». Dans cette entreprise de dénonciation d’une « ingénierie cultura-liste de la domination politique »3, J.-F. Bayart trouve un allié inattenduchez un des contributeurs de Ruptures coloniales : Catherine Wihtol deWenden, dont les travaux sur l’immigration font référence, reproche elleaussi au postcolonialisme d’enfermer les immigrés dans un « détermi-nisme unique, simplificateur et dangereux » (Ruptures postcoloniales,p. 263). Selon un processus bien connu, « cette autodésignation et cette vic-timisation [...] tendent à renforcer [...] le traitement discriminatoire dont[ces personnes] peuvent faire l’objet ». Et les postcolonial studies, prison-nières de la « posture de dénonciation » (Bayart, p. 18) dans laquelle ellesse sont placées, dégénèrent en un « rituel d’affliction plus ou moins dolo-riste et morbide » et finissent paradoxalement par enfermer ces« indigènes » qu’elles voulaient sortir du colonialisme dans la « situationcoloniale » qu’elles dénonçaient.

La réponse la plus articulée aux attaques de J.-F. Bayart est l’œuvre deFlorence Bernault. Sa contribution intitulée « Les Barbares et le rêved’Apollon » file la métaphore avec une féroce méchanceté. Les pourfen-deurs des postcoloniaux sont assimilés aux « adorateurs inquiets autemple d’Apollon » (Ruptures postcoloniales, p. 177), alertés par le travail desape des Barbares qui « affaiblissent le tissu social, allument les hainesidentitaires et ouvrent la porte à la guerre racialo-ethnique » (ibid.). Mêmesi F. Bernault ne l’écrit pas, on ne peut pas lire sa contribution sans avoir àl’esprit la victoire finale des seconds sur les premiers.

Paradoxalement, F. Bernault ne répond pas sur le fond au reproche adresséaux postcolonialistes français de déhistoriciser le fait colonial. Elle auraitpourtant pu le faire en rappelant l’ampleur des travaux de l’ACHAC, essen-tiellement composée d’historiens, dont le programme de recherche« Culture coloniale en France »4 passe en revue les manifestations persistan-tes du fait colonial dans tous les aspects de la vie sociale depuis le XIXe siècle.Leur reprocher de n’étudier que la colonisation française et d’ignorerd’autres formes de colonisation est bien injuste, dès lors que leur objetd’étude ne concerne précisément que l’empire colonial français. F. Bernaultrépond sur un autre terrain aux reproches de continuisme de J.-F. Bayart.D’une part, elle ramène les choses à leur juste place en rappelant que lespostcolonialistes n’ont jamais eu la prétention d’expliquer tout le présentpar le moment colonial. D’autre part, elle revendique le droit pour l’histo-rien de « dresser des ponts entre divers pics du temps », sauf à invalider

3. Cette expression de J.-F. Bayart figurait dans sa contribution provocativement intitulée « La novlangued’un archipel universitaire » au colloque « Que faire des postcolonial studies ? » organisé par le Centred’études et de recherches internationales (CERI)/Sciences Po en mai 2006.4. Cf. N. Bancel, P. Blanchard et S. Lemaire (dir.), Culture coloniale en France. De la Révolutionfrançaise à nos jours, Paris, CNRS Éditions/Autrement, 2008.

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toutes les « grandes narrations explicatives » (p. 167) qui sont à la base dumétier de l’historien. Quant à la seconde critique adressée aux postcolonialstudies – l’ethnicisation du fait social –, F. Bernault exhorte les « nouveauxDarwin » à abandonner leur perspective organiciste et à arrêter d’assimilerla société à un corps malade menacé d’atomisation. Les coordinateurs del’ouvrage ont sur ce point une vue différente, puisqu’ils renvoient dos à dosle grand « discours républicain » sur l’identité nationale et le procès en com-munautarisme qui leur est intenté pour plaider en faveur d’une hybrida-tion, ou d’une créolisation au sens où l’entend Édouard Glissant.

On ne s’aventurera pas à arbitrer la querelle dont il y a fort à parier qu’ellea de beaux jours devant elle. Plus modestement, on fera une remarque etposera une question.

La remarque concerne le vocabulaire utilisé. J.-F. Bayart n’exagère pas enparlant de « novlangue ». Les textes anglais des postcolonial studies sontd’une compréhension difficile. Quiconque a relu une demi-douzaine defois le même paragraphe de G. C. Spivak sans le comprendre oscille entrela douloureuse conscience des limites de son intelligence… et le sentimentd’être en présence d’une obscure fumisterie ! Les postcoloniaux françaisversent parfois – quoique dans des proportions moindres – dans le mêmetravers. Plus que de la « nonchalance sémantique » dénoncée parJ.-F. Bayart, ne faut-il pas voir une risible cuistrerie dans l’usage, par cer-tains auteurs de Ruptures coloniales, de néologismes inutiles, dont la créa-tion est d’autant moins admissible qu’ils ne l’expliquent pas : « mêlement »(p. 180), « déréalisation » (p. 224), « étrangéité » (p. 271), « déclosion »(p. 305), « monstration » (p. 398), « transcolonialité » (p. 404), etc. ? Le sabirprétentieux n’est cependant pas l’apanage des postcoloniaux. J.-F. Bayartutilise plus souvent qu’à son tour un vocabulaire excessivement savant.

La question finale concerne l’apport des postcolonial studies aux relationsinternationales. Alors même qu’elles ne sont pas sans lien avec les relationsqu’entretiennent d’ex-colonies et d’ex-puissances coloniales, les internatio-nalistes français, notamment ceux qui étudient la relation franco-africaineou plus largement le monde en développement et son insertion dansl’ordre international, n’ont guère emprunté aux postcolonial studies. Onrelèvera d’ailleurs l’absence d’internationalistes parmi les contributeurs deRuptures coloniales – à l’exception de Pascal Boniface interviewé par PascalBlanchard. Prenons le pari que cela ne durera pas. Quelle que soit l’opinionqu’on a des postcolonial studies, on ne pourra plus traiter longtemps de cessujets sans prendre en compte les problématiques qu’elles soulèvent.

Yves GouninMaître des requêtes au Conseil d’État

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RELATIONS INTERNATIONALES

LA GUERRE DES EMPIRES.CHINE CONTRE ÉTATS-UNISFrançois LengletParis, Fayard, 2010, 220 pages

François Lenglet, directeur de LaTribune, a passé deux ans en Chine.Il dresse l’inventaire des conflitspotentiels ou ouverts entre la Chineet les États-Unis et bâtit les scéna-rios de futures confrontations. Pro-céder à un tel examen est légitime,même si c’est peut-être trop s’enga-ger que d’écrire : « La rivalité a faitplace à la guerre fraîche ; nousassistons au passage à la guerrefroide. Et après ? ».

L’ouvrage s’ouvre sur le rappel desétapes du rapprochement sino-américain depuis le voyage secretde Henry Kissinger à Pékin enjuillet 1971. Suit la période très cor-diale d’alliance de facto contrel’URSS. Les premiers grincementscommencent avec le bombarde-ment accidentel de l’ambassade deChine à Belgrade par les Améri-cains en 1999.

Les sources de tension se cristal-lisent autour du cours du yuan, desincidents en mer de Chine et de laprésence de la flotte des États-Unisdans la région. L’auteur évoqueaussi la « guerre du cyber-espace »,la quête de pétrole des Chinois unpeu partout, le tout étant couronnépar la hausse du budget militairechinois.

Pour justifier les risques de conflits,sont évoquées l’ascension del’Allemagne à la fin du XIXe siècle etcelle du Japon dans l’entre-deux-guerres, débouchant respective-ment sur la Première Guerre mon-diale et sur la guerre du Pacifiquefin 1941. La thèse, avancée par di-vers experts, reste sujette à caution.En revanche, il est juste de rappelerque très rares ont été les Européensà prévoir la guerre de 1914...

Les références au « consensus dePékin », par opposition au « consen-sus de Washington » prônant le mo-dèle néolibéral, comme si « le modèleautocratique [exerçait] sa séductiondélétère », mériteraient plus ampleexamen. Les succès de la Chine sontdus en particulier à la personnalitéexceptionnelle de Deng Xiaoping,dernière figure de proue du XXe siècle,aux énormes apports de Hong-Kongbientôt suivis par ceux de Taïwan etde la diaspora chinoise d’Asie du Sud-Est, au fait que la Chine se trouve aucentre de l’Asie orientale, région dy-namique entre toutes dont elle im-porte les composants qui entrent dansses exportations de produits finis.

L’ouvrage donne un aperçu descontradictions qui caractérisentles relations Chine/États-Unis. Orcelles-ci se retrouvent, mutatis mu-tandis, dans les relations de Pékinavec l’Union européenne (UE),l’Inde et l’Asie du Sud-Est : les rela-tions économiques s’accroissent,aux côtés de nombreuses zones detension et de méfiance.

F. Lenglet nous aide à prendreconscience des enjeux, même s’il se

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montre peut-être trop catégorique.Il faudrait, de plus, prendre encompte les incertitudes sur l’avenirde la Chine au plan intérieur, unthème pour le moins malaisé à pré-ciser actuellement.

Gilbert Étienne

QUESTIONS INTERNATIONALESDEPUIS LA CHUTE DU MUR DE BERLINThierry GarcinParis, Economica, 2009, 2e édition,504 pages

Producteur des « Enjeux internatio-naux » quotidiens sur FranceCulture, Thierry Garcin est bienconnu de tous ceux qui s’inté-ressent aux relations internatio-nales. Il nous livre ici une éditionrevue et actualisée de son ouvrageQuestions internationales depuis lachute du mur de Berlin, paru en 2001(Paris, Economica). Il est vrai que,depuis 2001, le monde a évolué etl’aggravation brutale du phéno-mène terroriste en septembre decette même année n’a pas facilité laquête d’un nouveau système inter-national attendu depuis la dispari-tion de l’ordre bipolaire en 1989.

D’une édition à l’autre, l’ouvrage seprésente de manière identique,autour de sept grands chapitresconsacrés respectivement aux consé-quences des bouleversements inter-nationaux ; aux États-Unis ; auxfacteurs de déstabilisation ; aux ten-tations de recomposition régionale ;aux questions de défense ; auxorganisations internationales, pour

s’achever sur une question encoresans réponse : « Balkanisation versusmondialisation ? ». Chacun de ceschapitres est composé d’un rappelhistorique aussi utile que nécessaire,suivi d’un état des lieux et d’un coupde projecteur sur une question parti-culière, une zone ou une organisa-tion, pour se terminer sur lesperspectives d’évolution du sujettraité. Une telle présentation fait decet ouvrage un outil pédagogique –au meilleur sens du terme – degrande qualité.

Car, au-delà de l’aspect « fiche » ou« note », on a ici affaire à une véri-table réflexion sur le monde con-temporain et ses mutations à unniveau à la fois global, régional etlocal et, surtout, loin du politique-ment correct. Politique, économie,sécurité et défense constituent lesprincipaux outils d’analyse de cesdossiers qui présentent, dans unéquilibre parfaitement respecté, lepoint le plus complet possible surune question précise, parfois com-plété par une simulation de« question/réponse » suivie d’unefiche de synthèse, l’ensembles’achevant avec une orientation bi-bliographique.

On ne reviendra pas sur l’ensemblede l’ouvrage mais seulement surles chapitres nouveaux de cettedeuxième édition, clairement iden-tifiables et qui, bien sûr, n’excluentpas une actualisation au fil des pa-ragraphes. Les principaux apportsconcernent les dossiers « lourds »tels que la politique étrangère desÉtats-Unis sous les deux mandats

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de George W. Bush jusqu’au débutde la présidence Obama, la Russieavec la décennie Poutine, la guerred’Irak, l’évolution des alliances mi-litaires, en particulier de l’Organi-sation du traité de l’Atlantiquenord (OTAN), ou encore le pro-cessus de construction européenne,avec une synthèse fort utile et perti-nente sur le traité de Lisbonne etson volet de sécurité et de défense.

L’intérêt de cette deuxième édition– intervenant après septembre 2001 –est aussi de montrer qu’au-delàd’événements médiatisés à outranceet parfois présentés comme des rup-tures, l’après-2001 peut aussi s’ins-crire dans une logique de continuitédans la quête d’un ordre internatio-nal neuf. Présenter septembre 2001comme une rupture permet ainsid’occulter un passé qui viendrait jus-tement rappeler ces continuités.

Avec une capacité de recul et unsens critique qui manquent tropsouvent aux médias, T. Garcinnous livre un ouvrage de synthèseessentiel pour quiconque s’inté-resse aux relations internationalesd’aujourd’hui.

Jean-Christophe Romer

DIPLOMATIE/SCIENCE POLITIQUE

QUAI D'ORSAY.CHRONIQUES DIPLOMATIQUESChristophe Blain et Abel LanzacParis, Dargaud, 2010, 96 pages

LES DIPLOMATES. DERRIÈRE LA FAÇADEDES AMBASSADES DE FRANCEFranck RenaudParis, Nouveau Monde, 2010,400 pages

Deux ouvrages ont fait beaucoupgloser à leur sortie au printempsdernier dans les couloirs du Quaid'Orsay. Tous deux ont pour objetle ministère des Affaires étrangèreset européennes (MAEE) et ceux quiy travaillent.

Le premier est une bande dessinée.Son scénariste, qui se cache sous lepseudonyme d’Abel Lanzac, jeunenormalien, fut la plume deDominique de Villepin avant d'êtrebombardé conseiller culturel àMadrid puis à New York. Il décritavec beaucoup d'humour l'entréed'Arthur Vlaminck, jeune thésard etintello précaire, au cabinet du nou-veau ministre des Affaires étrangères,l'ébouriffant Alexandre Taillard deWorms. La grande réussite de cet al-bum, remarquablement mis en imagepar Christophe Blain, est la justesseavec laquelle est décrite la vie de cabi-net (le parallèle avec la série améri-caine West Wing – À la Maison-Blanches'impose). On y voit des hommes etdes femmes « comme les autres »,avec leurs qualités et leurs défauts,

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leurs grandeurs de vue et leurs peti-tesses, essayer tant bien que mal defaire leur « boulot » dans un climat destress permanent. De cette galerie depersonnages émerge le directeur decabinet – on aura reconnu PierreVimont, indéboulonnable « dircab »de 2002 à 2007 – dont l'exquisecomponction fait utilement contre-poids à la fougue désordonnée du mi-nistre. Dominique de Villepin – aliasAlexandre Taillard de Worms – estprésenté comme une « force qui va »,toujours entre deux avions et deuxidées géniales, qui puise son inspira-tion dans les Fragments d'Héraclite. Lascène où il convie à déjeuner un prixNobel de littérature sans lui laisserplacer un mot est particulièrementréussie. Pour autant, la caricaturejoue comme pour le « Chichi » desGuignols de l'info en 1995 : on ne peuts'empêcher – comme l'auteur l'a pro-bablement été lui-même – d'être sub-jugué par le souffle qui habite ceministre brillant, aussi grandiloquentsoit-il.

Le second ouvrage est plus classique.Il s'agit d'une enquête sur le Quaid'Orsay rédigée par un journalisteaujourd'hui installé au Vietnam, où ila notamment travaillé pour lesAffaires étrangères (une force de sonlivre est d'illustrer son propos denombreux exemples rapportésd'Asie, une faiblesse de ne pas assezsortir de cette région). L'exercice, quise veut inédit, ne l'est guère. Réguliè-rement, des enquêtes journalistiquessont menées sur le réseau diploma-tique français, qui concluent unani-mement à l'inadéquation entre

l'ambition de notre politique interna-tionale et la décrépitude de nosambassades : Isabelle Lasserre, jour-naliste au Figaro, avait déjà fait ceconstat en 2007 dans L'Impuissancefrançaise. Une diplomatie qui a fait sontemps (Paris, Flammarion). Cette si-tuation est particulièrement bien do-cumentée par une série de rapportsparlementaires dont il faut saluer lagrande qualité. Dans ce contexte, letravail de Franck Renaud trouvehonnêtement sa place. On pourracertes s'irriter des erreurs factuellesqui entachent le sérieux de l'enquête,qu'il s'agisse du nombre d'énarques àla tête d'ambassades africaines (quiest d'une douzaine et non d'une ving-taine), ou de l'orthographe du tout-puissant secrétaire général LoïcHennekinne (aimablement surnom-mé par ses collaborateurs « pourquoitant de n »). On pourra trouver unpeu lassant le petit jeu du journalistequi prend plaisir à multiplier les réfé-rences en évitant toute mention no-minative (pourquoi ne cite-t-il pasclairement Paul Jean-Ortiz ouNicolas Chapuis quand il évoque lescandidats au poste d'ambassadeur àPékin ?). Pour autant, il faut saluer laqualité de cette investigation qui suittous les aspects de l'action diploma-tique – de l'action consulaire à l'aidepublique au développement en pas-sant par le rayonnement culturel –pour faire le constat inquiétant maishélas pertinent d'une « vieille ma-chine à bout de souffle ». Une en-quête particulièrement bienvenuepour éclairer la polémique provo-quée par les déclarations d’AlainJuppé et Hubert Védrine sur un

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« ministère sinistré » (« Cessez d’af-faiblir le Quai d’Orsay ! », Le Monde,7 juillet 2010).

Yves Gounin

LA FRANCE PEUT-ELLE ENCOREAGIR SUR LE MONDE ?Frédéric CharillonParis, Armand Colin, 2010,192 pages

Ce court essai de Frédéric Charillonconstitue une remarquable tenta-tive pour proposer les instrumentsnécessaires à une redéfinition de lapolitique étrangère française.

Passer de la bipolarité au foisonne-ment présent n’est pas simple. Passerd’un espace statocentré à une logiqueoù les diplomaties étatiques sont ac-compagnées, marquées, contredites,par de multiples acteurs parfois maldéfinissables ne l’est guère plus. Etprendre en compte l’ouverture, ousimplement l’usure, des sphères d’in-fluence traditionnelles, conduit toutsimplement à s’interroger sur saplace dans le monde.

Une place qui ne peut se contenter depostures avantageuses, ou de mots.La perplexité française devant unmonde qui se plie mal à nos habi-tudes nous renvoie trop souvent,souligne l’auteur, à l’invocation denotre déclin (mais que signifie ce motet de quelle politique cette invocationest-elle porteuse ?) ; à celle de notre« rang » (mais qui nous le donne, etqui s’en soucie ?) ; à celle du« consensus » interne sur nos choixdiplomatiques (mais il est, on le sait,de plus en plus illusoire) ; ou à l’affir-

mation de notre « grandeur » (maisqu’est cette dernière, sinon le signed’une volonté, qui ne peut être jugée,au vrai, que sur ses objectifs ?).

Décidément, on ne juge pas une poli-tique étrangère – même pas lapolitique étrangère de Paris – à sesmots, mais à un certain nombre defaits. On connaît quelques reprochesadressés à la diplomatie française : larelative absence de « grande straté-gie », de « grand dessein » ; le man-que de renouvellement de certains« atouts », usés ou enfuis avec laguerre froide ; une certaine assurancedans la négociation internationale,qui bride en réalité la capacité demanœuvre…

Dans la réponse au diagnostic quepose brillamment F. Charillon,l’Europe occupe une place de choix,centrale. L’auteur veut se positionnerentre eurosceptiques et eurobéats,rappelant que l’atout majeur del’Union européenne (UE) est bienl’attente d’Europe, largement répan-due dans le monde, et que la Francepèse encore lourd, incontestable-ment, dans cette Union. Certes, maisles meilleurs atouts s’usent. À tropattendre on tourne le dos : n’est-cepas déjà le cas de nombre d’acteurs,las d’espérer la « diplomatie euro-péenne » ? Et dans une Union de plusen plus large, si la France pèse de toutson poids de grand pays, ce poidsest-il toujours décisif institutionnel-lement et politiquement ?

Il reste que le constat fait parF. Charillon – les diplomaties se dé-ploient de plus en plus dans un

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cadre régional, et le cadre de notrerégionalisation, c’est l’Europe – estfondamentalement juste. Aprèsavoir rappelé la nécessité de redéfi-nir notre position diplomatique enfonction d’une stratégie européenneet celle de faire émerger une posi-tion, ou des positions, diplomati-ques(s) européenne(s), F. Charillondécrit les nouveaux horizons quis’imposent à l’action diplomatique.L’horizon multilatéral d’abord : laréflexion et l’action dans les cadresébauchés des « gouvernances »transversales sur les grands problè-mes de l’heure… L’horizon des di-plomaties non étatiques ensuite :champ de l’action des organisationsnon gouvernementales (ONG), desstratégies de soft power ; la France, siplongée dans la culture étatique, atoujours du mal à penser le lienentre l’action (par exemple la pré-sence militaire) et l’influence…L’horizon « contestataire » enfin, ce-lui des diplomaties déviantes quirisquent de proliférer, et face aux-quelles les sécurités classiquespourraient vite s’avérer inopé-rantes : quelle position adopter vis-à-vis d’elles ?

Ouvert sur une revue lucide desdifficultés d’une politique étran-gère dont la souplesse face aumonde nouveau n’est peut-être pasla vertu première, l’ouvrage se clôtsur un optimisme raisonnable : lesmoyens de l’analyse existent, et ilspourraient être activés ; la place dela France sur l’échiquier internatio-nal est importante, particulière-ment pour définir les positions et

les potentialités européennes ; et lesdéfis sont à notre mesure : à nousde les prendre au sérieux.

Dominique David

THE MYTH OF DIGITAL DEMOCRACYMatthew HindmanPrinceton, Princeton UniversityPress, 2009, 198 pages

Ces dernières années est apparueoutre-Atlantique une foison d’ou-vrages vantant la « cyberdémocra-tie » et le « triomphe démocratiquedu Web ». L’ouvrage de MatthewHindman, professeur assistant àl’université George Washington etchercheur associé au BerkmanCenter for Internet and Societyd’Harvard, prend le contre-pied decette tendance et offre une remise àplat intellectuelle sur la « démocratienumérique » vue des États-Unis.

M. Hindman ne cherche cependantpas à dénigrer les apports d’Inter-net en matière de démocratisation.Analysant l’utilisation du Webdans les élections présidentiellesaméricaines de 2004 et 2008, il dé-montre le rôle de la Toile dans lamobilisation et le financement descampagnes. Le phénomène desblogs était incontournable dès 2004.Si l’on agrège les 12 principauxblogs politiques américains, leurlectorat est aussi important queceux de Newsweek ou du New YorkTimes. De ce point de vue, l’ouver-ture produite par Internet est indé-niable.

Mais s’il reconnaît qu’Internet apermis d’accroître certaines formes

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de participation politique et a trans-formé la façon dont les politicienss’organisent et se mobilisent,M. Hindman développe l’idée – etlà est son principal apport – que lesélites façonnent toujours fortementla présentation et l’accès aux conte-nus de la Toile. Internet renforceraitainsi la portée de la communicationdes élites politiques plutôt qu’il nedémocratiserait les processus poli-tiques.

En s’intéressant au fonctionnementdes sites politiques, l’auteur montreque, paradoxalement, la transpa-rence d’Internet a entraîné la créa-tion de nouvelles élites. Il démontrecette situation, qu’il qualifie degooglearchy, par une analyse minu-tieuse de l’environnement en lignequi, selon lui, n’a rien de transpa-rent ni d’égalitaire, sauf les appa-rences. La googlearchy est régie parune seule règle, celle du site possé-dant le plus de liens, d’autant que larecherche d’informations est domi-née par des sociétés comme Google,Yahoo! et Microsoft qui gèrent à el-les seules 95 % des demandes de re-cherche sur Internet. Les moteursde recherche jouent là un rôle cen-tral. Ils présentent les sites par or-dre décroissant de visites. Et lessondages montrent que l’écrasantemajorité des internautes ne dépassejamais la première page de résultatsaprès une recherche sur Google. Se-lon l’auteur, le Web est structuré se-lon un modèle qu’il qualifie deWinner-Take-All : les sites classéspremiers sont les seuls visités. Cecia de profondes implications sur

l’égale représentativité des diffé-rentes opinions politiques.

En outre, l’idée selon laquelle Inter-net donnerait le pouvoir à descitoyens ordinaires serait un mythe.Selon M. Hindman, « il a plutôtpermis à des élites mécontentes decontourner les contraintes institu-tionnelles ». En effet, la distributiond’informations par les citoyens sur laToile est déséquilibrée, avec desconséquences sur la nature du débatpublic. C’est particulièrement vraipour l’émergence des blogs : laréalité de l’univers des blogueurs esttrès éloignée de sa réputation d’ama-teurisme et de spontanéité.

Au final, en remettant en cause laprofessionnalisation de l’informa-tion et de l’expertise au profit d’unamateurisme de masse, Internet faus-serait les débats. Il reproduit desclivages que l’on retrouve dans lavie politique réelle. Le mérite del’ouvrage de M. Hindman est denous le faire comprendre, tout ennous posant une question cruelle :sur Internet, tout le monde peut seprononcer, certes, mais qui estentendu ?

Julien Nocetti

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SÉCURITÉ/STRATÉGIE

CYBERWAR. THE NEXT THREATTO NATIONAL SECURITYAND WHAT TO DO ABOUT ITRichard A. Clarkeet Robert K. KnakeNew York, HarperCollins, 2010,292 pages

Simple et polémique, cet essaiouvre aux non-initiés les portes dumonde à la fois récent et très secretde la guerre informatique. Alorsque l’opinion publique voit lescyber-menaces comme de « simplesnuisances », calquant l’expériencepersonnelle des individus sur lesrelations interétatiques, le livre deRichard A. Clarke et Robert K.Knake permet d’appréhender lapossibilité de conflits dévastateursqui se dérouleront « à la vitesse dela lumière, de manière globale etsans requérir de champ debataille ».

Explicitant d’abord en détail les tacti-ques de déstabilisation qui ont puêtre utilisées depuis Web War I – lacyber-attaque russe à l’encontre del’Estonie en 2006 –, les auteurscreusent ensuite l’analyse des cyber-armements. Sont tour à tour décrits ladiffusion subversive de propagandepar Internet, le piratage de servicespublics, d’organisations financièresou encore de radars afin de préparerdes frappes aériennes. Or, dans unstyle engagé, n’hésitant pas à décriredes scénarios dignes de romans descience-fiction et à soulever de nom-

breux parallèles avec la stratégienucléaire, R. A. Clarke et R. K. Knakemontrent comment cette révolutiontechnologique devrait amener à unbouleversement de la pensée straté-gique. La dépendance technologiquerend en effet l’Amérique vulnérable,accordant à un adversaire potentielle plus impressionnant des avan-tages asymétriques. Indéniablement,l’omniprésence de l’informatiquedans les sociétés développées et leursarmées laisse à penser que sa maîtriseest désormais la colonne vertébralede la sécurité nationale.

Devant un système de défense lacu-naire, l’ouvrage plaide pour uneréglementation du secteur privé, pro-bablement incapable d’empêcher levol de ses secrets technologiques, parla sécurisation du réseau du départe-ment de la Défense, ainsi que desréseaux électriques et des serveursInternet. Les auteurs en viennentensuite à s’interroger sur les perspec-tives offensives, et ainsi à poser clai-rement la question de l’attaquepréventive. Ils notent en effet que larapidité d’un piratage ferait peser lerisque de l’incapacité à riposter, ou àatteindre une cible n’étant plus vul-nérable. L’idée est néanmoins jugéedangereuse et, après l’étude de nom-breux concepts comme la dissuasion,le contrôle de l’escalade ou lesdommages collatéraux, l’ouvrages’oriente vers l’élaboration d’uncadre normatif international mettanten cause, entre autres, la responsabi-lité des États pour leurs éventuelsressortissants « hacktivistes ».

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En fin de compte, si l’on peut re-gretter que le peu de sources dispo-nibles rende certaines assertionsquelque peu péremptoires, on sai-sira ici que les États, loin de vouloirabandonner leurs prérogativesalors que la guerre a perdu de sa lé-gitimité, sont aujourd’hui lancés,en temps de paix, dans la prépa-ration de conflits d’un nouveaugenre. Au lecteur de juger exagéréela perception des auteurs, ou de sa-luer un ouvrage ayant su lier la réa-lité à l’impensable.

Édouard Chanot

THE NUCLEAR EXPRESS.A POLITICAL HISTORY OF THE BOMBAND ITS PROLIFERATIONThomas C. Reedet Danny B. StillmanMinneapolis, Zenith Press, 2009,408 pages

Bien que cet ouvrage brasse quantitéd’éléments déjà connus, il présente unintérêt certain pour tout spécialistedes relations internationales. Lecapital d’expériences croisées desauteurs démarque The Nuclear Expressde bien des recherches historiques etjournalistiques consacrées elles aussi àl’histoire des armes nucléaires et auxpolitiques complexes dont elles sont lepoint de convergence. Le texte pré-sente des biais institutionnels et idéo-logiques évidents, mais il fournit encontrepartie de précieuses indicationssur les schémas de pensée et lesméthodes de travail des équipeschargées des programmes étatiquesd’armement avancé.

Ramené à l’essentiel, l’ouvrage deThomas C. Reed et Danny B. Stillmanpropose un appareil comparatif assezélaboré, au moyen duquel les auteursreconstituent la trame de manœuvresd’influence, d’opérations d’espion-nage, de tractations économico-diplomatiques qui, depuis près desept décennies, nourrissent la dyna-mique de prolifération des bombes Aet H. Leurs premiers concepteurs,dans les années 1940, s’imaginaientvolontiers que la mise en évidence deslois physiques élémentaires entraîne-rait, assez rapidement, la constitutiond’un vaste club de puissances nu-cléaires. Or les nations dotées de labombe sont aujourd’hui – officielle-ment – au nombre de neuf. Commentexpliquer ce décalage ? Selon T. C.Reed et D. B. Stillman, il faut tenircompte du fait que la conception, la fa-brication et la mise à l’épreuve desarmes atomiques requièrent un hautdegré de rigueur, et davantage desubtilité que n’en suggèrent la plupartdes sources publiques. De là l’impor-tance des « taupes » infiltrées dans leslaboratoires et les usines de produc-tion, des jeunes chercheurs expédiés àl’étranger, des scientifiques animés demotivations universalistes ou person-nelles, des politiques et des intermé-diaires désireux de promouvoir lesintérêts de leur État ou d’alimenterleur cassette personnelle.

On doit ajouter immédiatementque les deux auteurs évitent desombrer dans le délire de persécu-tion chauviniste. L’Amérique a bienété la première à se doter d’un arse-nal atomique, mais elle n’y est pas

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arrivée seule. Si succès il y a eu,notent-ils, c’est grâce à la collabo-ration intellectuelle de tout un en-semble cosmopolite bien décidé àécraser le IIIe Reich. Dans ces condi-tions, les fuites de secrets ato-miques étaient dès l’origine inévi-tables. Les responsables militairesétrangers et leurs services de ren-seignement ont su exploiter lesopportunités s’offrant à eux – quoide plus normal ? Là où les auteursde The Nuclear Express semblentplus réservés, en revanche, c’estlorsqu’il s’agit de jauger les puis-sances prénucléaires ou nucléairesamenées, pour une raison ou uneautre, à s’engager sur la voie de lacoopération active avec des Étatstiers, tout comme on le fait pourproduire des locomotives ou desmachines à laver. Le texte conserveun ton mesuré de bout en bout ; onsent néanmoins affleurer des inter-rogations critiques dans bien despassages.

Les acteurs visés ? Pêle-mêle, ontrouve la France et sa politique de coo-pération avec Israël et l’Irak, laGrande-Bretagne, qui aurait indiquéaux physiciens français la voie de labombe H afin d’accélérer son admis-sion dans le Marché commun, maissurtout la Chine et le Pakistan, paysliés via le métallurgiste-businessmanAbdul Qadeer Khan et engagés dansdes logiques de dissémination virale.La suite ? T. C. Reed et D. B. Stillmanne se voilent pas la face. Pour eux– comme pour Graham Allison –l’éventualité d’un attentat nucléairesur le sol américain fait figure d’hypo-

thèse hautement probable. Reste àsavoir qui prendra ce risque : une listede suspects potentiels figure en find’ouvrage...

Point appréciable, l’anecdote estsouvent présente dans The NuclearExpress, et toujours stimulante : quellecteur ne serait pas curieux dedécouvrir le récit d’un passage balisédans les installations ultrasecrètes dela Chine communiste ? Des mini-scoops soutiennent l’attention : dési-gnation ciblée d’une taupe prosovié-tique infiltrée dans l’appareil derecherche américain et baptiséePerseus, évocation rapide de lacoopération franco-chinoise sur lesite de Lop Nor au début desannées 1990, correction à la haussedes chiffres publiés par les Étatsdétenteurs... Surtout, T. C. Reed etD. B. Stillman ont fait d’immensesefforts pour rendre compte des diffé-rents points de vue des régimesimpliqués dans la constitution ou ledémantèlement des arsenaux atomi-ques (URSS, Afrique du Sud), et pourrestituer le contexte diplomatico-politique de chaque époque. À cetitre, The Nuclear Express constitue unlivre de référence.

Jérôme Marchand

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US NUCLEAR WEAPONS POLICYAFTER THE COLD WAR. RUSSIANS,‘ROGUES’ AND DOMESTIC DIVISIONNick RitchieAbingdon, Routledge, 2008,228 pages

Les provocations nord-coréennes etiraniennes, tout comme la signaturedu traité « New START » (StrategicArms Reduction Treaty) ou laconférence d’examen du traité denon-prolifération nucléaire (TNP),ont assuré à l’arme nucléaire uneplace centrale dans les préoccupa-tions et l’actualité internationalesdes débuts de 2010. À un niveaunational, les États-Unis de BarackObama se sont également dotésd’une nouvelle posture nucléaireau printemps dernier, révélée par laparution du Nuclear Posture ReviewReport 2010. La réduction de la cen-tralité de l’arme nucléaire dans lapolitique de sécurité des États-Uniset l’identification de la préventionde la prolifération et du terrorismenucléaires comme principal objec-tif de la politique nucléaire deWashington figurent au rang desgrandes orientations retenues dansle cadre de cet exercice.

L’ouvrage de Nick Ritchie, quianalyse l’évolution de la politiqueaméricaine vis-à-vis des armesnucléaires depuis la fin de la guerrefroide, vient donc à point nommémettre en perspective ces nouvellesorientations. US Nuclear WeaponsPolicy After the Cold War se décom-pose en huit chapitres, dont l’ordre etles volumes inégaux (du simple au

septuple...) peuvent surprendre.Après deux chapitres très brefs, dontun premier particulièrement perti-nent sur le processus d’élaborationdes politiques nucléaires, l’auteurrevient de manière descriptive sur lespostures des Administrations deGeorge H. Bush, Bill Clinton etGeorge W. Bush, en exposant danschaque cas les principales décisionsen matière de planification, de maî-trise des armements, d’arsenaux etd’infrastructures nucléaires.

L’ouvrage s’achève sur deux cha-pitres plus analytiques, offrant unelecture théorique des développe-ments de la posture nucléaire deWashington depuis 1988. Dans le pre-mier, l’auteur propose d’analyser laposture américaine comme résultantd’une lutte entre trois visions distinc-tes de la politique nucléaire améri-caine, ayant chacune exercé uneinfluence plus ou moins dominanteselon les périodes. La première visionreprend l’essentiel des principes de laguerre froide en associant maîtrise desarmements et maintien d’arsenaux devolume imposant, bien que timide-ment réduit. La seconde conceptionde la politique nucléaire américaine sefocalise sur la menace de la proliféra-tion nucléaire, et y répond par la cons-titution d’un édifice juridique dedésarmement, de maîtrise des arme-ments et de prévention de la proliféra-tion (TNP, traité d’interdictioncomplète des essais nucléaires, pro-cessus START, etc.) et par des déci-sions allant dans le sens d’unedissuasion minimale. Enfin, la troi-sième vision de la posture nucléaire

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de Washington est celle de la pri-mauté nucléaire, et prône une plusgrande centralité de l’atome dans unepolitique de sécurité américaine carac-térisée par un fort scepticisme face auxinstruments juridiques de maîtrisedes armements.

Au terme du dernier chapitre quicombine ces trois visions à l’analysedes processus et pesanteurs bureau-cratiques participant de la formula-tion des postures nucléaires aux États-Unis, le lecteur dispose d’une richegrille de lecture des principales ten-dances de la politique nucléaire amé-ricaine. Si cette grille met en lumièrecertaines continuités et innovationspropres à la posture de l’Administra-tion Obama, elle n’offre pourtant pasune lecture totalement satisfaisante dela dynamique abolitionniste améri-caine, assimilée trop rapidement à laseule maîtrise des armements.

Corentin Brustlein

HISTOIRE

NO ENCHANTED PALACE.THE END OF EMPIRE AND THE IDEOLOGICALORIGINS OF THE UNITED NATIONSMark MazowerPrinceton, Princeton UniversityPress, 2009, 232 pages

Les travaux universitaires portantsur l’Organisation des Nationsunies (ONU) depuis sa créationsont relativement nombreux, maisplus rares sont ceux qui traitent desorigines de l’institution et des idéo-

logies qui ont présidé à sa mise enplace. Tel est l’objectif de l’historienaméricain Mark Mazower, quientend par cet ouvrage combler unvide dans l’analyse de l’organisa-tion mondiale.

L’essai débute par une remise enquestion de ce que M. Mazowerprésente – de façon contestable –comme des idées reçues surl’ONU : la première serait que l’Or-ganisation aurait été une créationde la Seconde Guerre mondialesans lien avec la Société des Nations(SDN) ; la seconde qu’elle aurait étéle produit de la seule réflexion amé-ricaine.

Au contraire, l’ONU non seulementserait une héritière directe de la dé-funte SDN, mais elle puiserait unepart significative de son idéologiefondatrice dans des débats non es-sentiellement liés à la vision améri-caine. Dans les deux cas en effet, c’estune origine de nature idéologiquedont il s’agit, loin des approches ra-tionalistes des réalistes tels HansMorgenthau, qui ne s’intéressentqu’aux intérêts de puissance, ou deslibéraux-institutionnalistes obsédéspar la théorie des jeux et du choixrationnel. M. Mazower pose quel’origine idéologique de l’ONU estaussi à rechercher dans la réflexionsur l’internationalisme conduite audébut du XXe siècle au sein de l’Em-pire britannique. En particulier, JanSmuts en Afrique du Sud, impliquédans la création de la SDN et co-auteur du préambule de la Chartedes Nations unies (et accessoirementfervent supporter de la ségrégation

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raciale), soutient, sous couvert dediscours irénique, l’idée d’une orga-nisation internationale instrument depréservation de la domination desgrandes puissances et du colonia-lisme. Dans un autre registre, AlfredZimmern en Grande-Bretagne, di-plomate puis penseur de l’internatio-nalisme dans l’entre-deux-guerres,déclare sa foi dans la civilisation etles valeurs du libéralisme britanni-que, que l’ONU à naître doit pouvoirreprésenter et promouvoir.

De telles idées sont, selon l’auteur,au moins aussi importantes pourla compréhension des Nationsunies que la vision traditionnelled’une ONU simultanément produitde la Realpolitik et de l’idéalismewilsonien.

Paradoxalement pourtant, c’estd’un pays issu de l’Empire britan-nique que vient un des premiersassauts contre l’ordre que l’ONUest censée pérenniser. M. Mazowerrelate comment l’Inde, par son sou-tien, au sein de l’Assemblée géné-rale, à la minorité indienne enAfrique du Sud, fait prendre cons-cience aux grandes puissances quel’ONU n’est peut-être pas l’organi-sation de préservation du statu quoqu’ils ont voulu créer. La décoloni-sation et le rôle de l’Assemblée gé-nérale confirment cette idée, enmême temps qu’ils révèlent la flexi-bilité de l’organisation mondiale.

L’ouvrage tranche avec les écritstraditionnels sur l’histoire desNations unies et apporte un éclai-rage intéressant sur quelques hom-

mes clés de la réflexion politiqueautour de sa création. Le lecteurpourra ne pas être convaincu parl’importance donnée à certains, ouà leur influence, mais la thèse a lemérite de dépasser la grille d’ana-lyse habituelle sur les origines del’ONU, dont l’auteur reconnaît lacapacité d’adaptation et de renou-vellement.

Thierry Tardy

MELTING SHOPS. UNE HISTOIRE DESCOMMERÇANTS ÉTRANGERS EN FRANCEClaire ZalcParis, Perrin, 2010, 336 pages

Cet ouvrage de recherche historique,très agréable à lire, tente de répondreà une question essentielle à partird’une multitude d’exemples tirésessentiellement des registres ducommerce et de l’artisanat sur lescommerçants et entrepreneurs étran-gers en France des années 1880 à1940 : y a-t-il un déterminisme eth-nique portant des groupes vers cer-tains métiers ou les choix sont-ilsplutôt le fruit d’opportunités et desolidarités ? L’auteur répond plutôtpar la seconde proposition, en s’ap-puyant sur un volumineux corpus dedonnées concernant plusieurs natio-nalités et communautés ethniques,religieuses et culturelles (Italiens,émigrés d’Europe de l’Est, exiléspolitiques) et plusieurs types decommerces : marchands ambulantsde la Belle Époque, entrepreneurs,tailleurs et maçons, sur fond de xéno-phobie et d’antisémitisme dansl’entre-deux-guerres, et de politiques

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plus restrictives à la veille de laSeconde Guerre mondiale.

Au fil de l’ouvrage, organisé enforme chronologique, dans uneFrance qui se distingue comme lepremier pays d’immigration enEurope dès la seconde moitié duXIXe siècle, on découvre que, con-trairement aux idées reçues, il n’y apas de métiers ethniques, mais plu-tôt une adaptation à des nichesd’opportunités et à des réseaux decompatriotes. Comme l’écrit l’au-teur, « à rebours de l’imagerie con-venue et des préjugés, l’ethnicité neconstitue pas une variable explica-tive en soi des associations écono-miques entre petits entrepreneursimmigrés. C’est bien plus l’activitécommerciale qui participe à la cons-truction d’une solidarité de typeethnique. Dans ce cas l’entrepriseproduit et construit les frontières del’ethnicité ». Peu à peu, les catégo-ries de petit commerçant et d’immi-gré finissent par se confondreautour d’un même type social :« Être à la fois petit commerçant etimmigré revient rapidement à êtreun petit commerçant immigré,voire le petit commerçant desimmigrés », écrit Claire Zalc, mon-trant que le petit commerce et lapetite entreprise ont été dans biendes cas un élément d’accompagne-ment de la migration ouvrière.

L’auteur montre aussi que l’appar-tenance ethnique n’est pas unedonnée : elle se construit dans ladurée, avec une visibilité d’abordfaible dans les espaces urbains.Tournés éventuellement vers la

communauté, les commerces eth-niques sont rarement constitutifsde ghettos, et peu alimentés par desliens migratoires. Le quartier est leterritoire de référence de la vie deces petits commerçants et entrepre-neurs. Il s’agit bien souvent d’unenfermement dans un territoire trèsrestreint, où sont présents tous leséléments de l’existence : travail,famille, amis, liens sociaux. Àl’ouverture économique et juri-dique pour les commerces étran-gers des années 1900 succèdeprogressivement la fermeture insti-tutionnelle à certains métiers dansles années 1930, dans un climat dexénophobie et d’antisémitisme.L’analyse de la période qui précèdela Seconde Guerre mondiale estparticulièrement bien rendue,grâce à un travail minutieux d’ar-chives écrites et orales. Elle intro-duit une rupture : au flou descatégories d’entrepreneur, ou desalarié, se substituent les catégoriesd’étranger et de concurrent poten-tiel des nationaux, et on passe àl’aryanisation des métiers, au délitde patronyme. À la veille de laguerre, la discrétion des apparte-nances et des trajectoires devientsuspecte et passe pour une dissi-mulation.

Ce livre se lit comme un roman,dans un style fluide et imagé. Les270 pages de textes s’accom-pagnent d’un volumineux corpusde notes (20 pages), de sources etde références bibliographiques(25 pages), témoignant d’un travailapprofondi et très abouti. L’accent

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mis sur les devenirs de ces petitsentrepreneurs eux-mêmes, que l’onnommerait aujourd’hui des trajec-toires migratoires, dément le déter-minisme des groupes ethniques, etsouligne une fois de plus la fluiditédes catégories de migrants par-delàmême les rigidités institutionnelles.

Catherine Wihtol de Wenden

ÉCONOMIE

PENSER LA CRISEÉlie CohenParis, Fayard, 2010, 320 pages

Pour qui souhaite comprendre etanalyser la crise sous toutes sesfacettes (immobilière, financière,économique, mais aussi crise dechange, crise de finances publiques,crise de dettes souveraines, etc.),voilà un ouvrage à inscrire au rangdes incontournables.

Il ne s’agit pas pour autant d’unlivre facile : pour en comprendre lecontenu, il est nécessaire de dis-poser d’un socle minimum deconnaissances en économie etfinance internationales, sans quoion risque de se perdre dans lejargon et les nombreux acronymesemployés.

Cette mise en garde établie, on nepeut qu’être impressionné par lesoin minutieux avec lequel É. Cohenexplique les faits et gestes des dif-férents acteurs mondiaux de lafinance. Reconnaissant que « leséconomistes ne se montrent capa-bles ni de diagnostiquer la crise, ni

de proposer des remèdes qui fas-sent consensus, ni même encore defaire de la pédagogie des mesuresd’urgence », l’économiste, direc-teur de recherche au Centre natio-nal de la recherche scientifique(CNRS) et au Centre de recherchespolitiques de Sciences Po (Cevipof),distingue cinq actes dans le dérou-lement de la crise. Du retour del’État « dans ses attributs souve-rains comme dans ses dimensionsfiscales et diplomatiques » au détaildes mesures de relance économi-que, du rôle du Fonds monétaire in-ternational (FMI) à la légitimitéretrouvée des différentes institu-tions internationales, il en dresseles grandes lignes, tout en souli-gnant qu’elle était certes attendue,mais totalement impensée.

É. Cohen passe alors au peigne finle manque d’anticipation des éco-nomistes (ils ont « construit desthéories défendant la pérennité dumo-dèle existant au lieu d’en illus-trer le caractère insoutenable etd’appeler à sa remise en cause ») ;le rôle de la Réserve fédérale améri-caine (Fed) dans la mauvaise ges-tion des ris-ques ; la façon dontl’industrie financière a snobé les ré-gulations, sous prétexte d’efficiencedes marchés et d’une sacro-sainteautorégulation. Sans oublier demettre en cause les impasses de larégulation, ou l’explication poli-tique de la crise qu’on peut trouversous le prisme de l’idéologie dulaisser-faire… Une fois ces éclai-rages donnés, l’économiste expli-que comment « les excédents

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d’épargne des uns nourrissent lesexcès spéculatif des autres », avantd’inviter au débat sur la capacitédes économistes à imaginer conve-nablement les scénarios de crise– ou plutôt : à se souvenir des pré-cédentes crises, dont les leçons ontdéjà été oubliées.

D’où un rappel sur la logique dessystèmes financiers, et sur les ap-ports des crises antérieures, quimène le chercheur à une conclu-sion: « C’est l’essence même de l’innova-tion financière qui paraît remise encause ». Les innovateurs financierssont comme des « élec-trons libresdans un circuit fermé, ils créent desbrèches, des dérivations, de nouvel-les lignes permettant de faire circu-ler l’argent, au risque de provoquerdes courts-circuits ». Et leur actions’est incarnée dans un contexte detriple défaillance des marchés, de larégulation et de la théorie, en pleinecroissance mondiale fondée sur lecrédit et la titrisation.

En réalité, il n’aurait pas fallu négli-ger les crises de liquidité dans lesmodèles économiques, ni s’en re-mettre à l’efficience information-nelle des marchés ! Les failles dansl’organisation de ces derniers etdans la régulation sont égalementpassées au crible, avant que l’auteurn’imagine la refondation du sys-tème. Pour entamer une réforme enprofondeur, et véritablement penserles solutions à la crise, il est crucialde s’attaquer à l’ensemble des di-mensions – et pas uniquement finan-cières, prévient É. Cohen.

Anne-Sophie Novel

AFRIQUE

AFRICA'S WORLD WAR. CONGO,THE RWANDAN GENOCIDE, AND THEMAKING OF A CONTINENTAL CATASTROPHEGérard PrunierNew York, Oxford University Press,2009, 576 pages

Gérard Prunier est à la rechercheafricaniste ce qu’Orson Welles futau cinéma américain : un Maverickgénial et exaspérant. Première ori-ginalité de ce spécialiste français dela Corne de l’Afrique : c’est enanglais qu’il a écrit une histoire dugénocide rwandais appelée à fairedate1 et un ouvrage sur le Darfourdont nous avions rendu comptedans ces colonnes2. Deuxièmeoriginalité : universitaire, titulaired’une thèse d’État obtenue à l’Écoledes hautes études en sciencessociales (EHESS) au début desannées 1980, attaché au prestigieuxCentre national de la recherchescientifique (CNRS), il n’hésite pasà rouler sa bosse dans les endroitsles plus dangereux d’Afrique,depuis le désert somalien jusqu’à lajungle du Kivu, et multiplie sur unmode très anglo-saxon les « consul-tances » dans les organisationsinternationales. Troisième origina-lité : il manie une ironie cinglantenon dénuée de cynisme, tant àl’égard de lui-même que des autres,

1. The Rwanda Crisis. History of a Genocide,New York, Columbia University Press, 1995.2. Darfur. The Ambiguous Genocide, New York,Cornell University Press, 2005 (voir Politique étran-gère, vol. 72, n˚ 1, printemps 2007, p. 219-221).

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ce qui lui vaut de solides inimitiésdans le petit monde de la recherche.

La somme qu’il consacre au conflitcongolais, d’abord publiée à Lon-dres sous le titre From Genocide toContinental War (Hurst, 2009) et auxÉtats-Unis sous celui, plus vendeurmais moins pertinent, d’Africa’sWorld War, est à l’image de sonauteur. Elle déborde d’informa-tions, de faits, de chiffres qui té-moi-gnent sans doute d’une ébouriffanteconnaissance du sujet, mais qui nefacilitent pas la tâche du néophytequi souhaiterait comprendre ce con-flit extraordinairement compliqué.Si G. Prunier a souvent le sens de laformule, par exemple lorsqu’il com-pare le conflit congolais à la guerrede Trente Ans, il n’a pas celui de lasynthèse. On regrettera la part troplongue – neuf chapitres – qu’il con-sacre à la narration chronologique,fastidieuse, de ce conflit intermina-ble, depuis la chute du régime Mo-butu en mai 1997 jusqu’à l’électionde Joseph Kabila en novembre 2006,en passant par le renversement d’al-liances de l’été 2008, l’assassinat deLaurent-Désiré Kabila début 2001 etles accords de Sun City de 2002. Onle regrettera d’autant plus que ledixième et dernier chapitre, d’uneintelligence lumineuse, est lui tropcourt, lorsqu’il évoque les ressortsde la politique américaine ou fran-çaise, l’échec du tribunal pénal in-ternational pour le Rwanda (TPIR),le rôle ambigu des organisationsnon gouvernementales (ONG), lacaisse de résonance des médias,

l’émotivité et la versatilité de la« communauté internationale », etc.

L’autre biais de l’ouvrage réside dansles partis pris de l’auteur. Sans jamaisverser dans la thèse du « doublegénocide », G. Prunier a peut-être rai-son de dénoncer la stratégie de Ki-gali, qui a commencé par vider lescamps de réfugiés à ses frontièresavant de renverser le régime mobu-tiste honni et de piller les ressourcesnaturelles de l’Est-Congo. Cetteguerre, d’une barbarie inouïe, a faitplus de 4 millions de victimes, princi-palement dans la population civile. Ila également raison de dénoncerl’aveuglement de l’AdministrationClinton qui, taraudée par le remordsde n’avoir su ni prévenir ni arrêter legénocide rwandais, voulut voir enPaul Kagamé un nouvel Adenauer,alors qu’il n’était au mieux qu’unBismarck. Pour autant, la dédicace del’ouvrage à Seth Sendashonga, cet an-cien ministre hutu rwandais qui s’estbrouillé avec P. Kagamé avant d’êtreassassiné à Nairobi en 1998, et l’ajoutd’une unique annexe où G. Prunierconfesse avoir servi d’intermédiaireentre Yoweri Museveni et S. Sendas-honga, qui s’apprêtait à prendre latête d’une rébellion anti-Kagamé, jet-tent un doute sur son objectivité. G.Prunier brûle ce qu’il a adoré (sonhistoire du génocide rwandais écriteen 1995 était ouvertement pro-RPF[Rwandan Patriotic Front], ce qu’ilreconnaît aujourd’hui avec unegrande honnêteté) et, quand bienmême il aurait raison de le faire, sapyromanie jette un malaise.

Yves Gounin

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ARCTIQUE

THE FUTURE HISTORYOF THE ARCTICCharles EmmersonNew York, Public Affairs, 2010,448 pages

THE SCRAMBLE FOR THE ARCTIC.OWNERSHIP, EXPLOITATIONAND CONFLICT IN THE FAR NORTHEugene Potapov et Richard SaleLondres, Frances Lincoln, 2010,232 pages

Ces deux ouvrages parviennent àallier profondeur historique etrigueur dans l’analyse, même si, eton le regrettera, les références mili-taires stricto sensu sur cette région ydemeurent chiches. Des événe-ments récents, par exemple lamodernisation du radar de Thuléau Groenland dans le cadre de laMissile Defense, ont pourtantdémontré que les enjeux régionauxne s’arrêtaient pas aux questions desouveraineté, d’exploitation desressources naturelles ou de préser-vation de la faune. Si on dépassecette impression de porte à fauxentre l’ambition des deux ouvrageset leur contenu, on est cependantfrappé par la richesse de leurcontenu factuel et analytique – cequi est d’autant plus remarquableque seul Charles Emmerson peut seprévaloir d’un profil en sciencessociales, Richard Sale étant ornitho-logue et Eugene Potapov photogra-phe…

L’ouvrage de Ch. Emmerson estcertainement le plus complet desdeux, même si sa structure, quelquepeu éclatée, manque d’harmoniedans sa forme. Dans la premièrepartie (« Visions »), il analyse, autravers d’un prisme historique, lanaissance du concept politico-géo-graphique d’Arctique et la façondont il a forgé l’intérêt des puissan-ces riveraines (principalement laRussie, la Norvège, le Danemark,les États-Unis et le Canada). Dans ladeuxième partie (« Power »), certai-nement la plus stimulante, l’auteurexamine la compétition à laquellese sont livrées ces puissances pouraffirmer leur souveraineté surl’Arctique, et les différends poli-tiques et stratégiques qui ont pu ensurgir. Les questions liées aux con-séquences du réchauffement clima-tique sur la faune et la flore sontexaminées dans la troisième partie(« Nature »). Les enjeux liés auxressources (« The [Slow] Rush forNorthern Ressources ») sont ana-lysés dans la quatrième partie.Enfin, dans la cinquième partie(« Freedom »), Ch. Emmerson sepenche sur les modalités de dévolu-tion au Groenland et les consé-quences politico-économiques de lacrise financière en Islande.

Les analyses de ces deux ouvragespermettront au lecteur, initié ounon, de comprendre la myriadede particularités que cumule l’Arc-tique, et de saisir dans quelle me-sure cette région, qui peut encoreêtre considérée comme une terra in-cognita, est la dernière au monde où

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les contestations de souveraineté etla concurrence territoriale entrepuissances riveraines soient si im-portantes.

Matthieu Chillaud

ASIE

LA POLITIQUE INTERNATIONALEDE LA CHINE : ENTRE INTÉGRATIONET VOLONTÉ DE PUISSANCEJean-Pierre Cabestan, Paris,Presses de Sciences Po, 2010,464 pages

Jean-Pierre Cabestan propose iciune réflexion de qualité sur un sujettrop souvent traité de manièrepolémique, ou dominé par des ana-lyses anglo-saxonnes ou améri-caines.

L’étude cherche à comprendre avanttout dans quelle mesure les transfor-mations, notamment économiques etsociales, de la Chine ces dernières dé-cennies déterminent la politiqueétrangère et de sécurité du pays.Trois questions principales oriententcette réflexion : pourquoi la Chine a-t-elle modifié sa politique internatio-nale, à quel degré, et jusqu’à quelpoint cette politique est-elle cohé-rente ? L’analyse retrace d’abordl’évolution de la politique étrangèreet de sécurité chinoise depuis le len-demain de Tiananmen en 1989, exa-minant les lignes de force actuelles decette politique, entrouvrant légère-ment la boîte noire des principauxacteurs de la décision en Chine. Dansun deuxième temps, l’auteur étudie

concrètement les relations entre laChine et ses principaux partenaires,en premier lieu les États-Unis. Bienque l’entreprise dépasse sans douteles limites d’un seul ouvrage, les pro-blématiques principales sont pré-sentes et bien analysées.

Un des points forts de l’analyse estle débat interne autour de la politi-que étrangère en Chine. L’auteurexpose à plusieurs reprises la diver-sité des points de vue chinois lesplus influents. Les grands débatsportent en réalité sur la transforma-tion de la politique étrangère chi-noise depuis la fin des années 1990.L’approche visant à l’émergenced’un monde multipolaire et plaçantla Chine en position d’antithèse dela puissance américaine est pro-gressivement reléguée au secondplan. Non sans débat, les dirigeantsdu pays finissent par juger la straté-gie d’opposition frontale avec lesÉtats-Unis contre-productive. En1999, la Chine s’est ainsi engagéedans un vif débat, en apparenceouvert, autour de sa stratégie inter-nationale, impliquant à la fois lesprincipaux décideurs et les centresde recherche en matière de poli-tique étrangère et de sécurité. Cetéchange favorisait, en 2000-2001,l’émergence de nouvelles orienta-tions visant à adoucir les tensionsavec les principaux partenaires dela Chine et à mieux intégrer le paysdans le système international. Lanouvelle approche mettait en avantle multilatéralisme et une stratégieplus indirecte à l’encontre de lapuissance américaine et pour la dé-

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fense des intérêts essentiels de laChine. Mais le débat s’est poursuivitout au long de la décennie, comp-tant parmi ses victimes la stratégied’« ascension pacifique », laissantplace à une diplomatie de bon voi-sinage, à la notion d’« harmonie »et à la mise en valeur du soft powerchinois.

L’auteur atteste cependant que latransformation entreprise à partirde 2000-2001 n’est qu’un change-ment tactique, qui vise avant tout àapaiser les critiques de l’étranger età permettre l’approfondissementde l’influence internationale de laChine. Le régime demeure fonda-mentalement inchangé et sa straté-gie de moyen terme (2040-2050)reste, selon l’auteur, le rétablisse-ment du pays non pas comme unemais comme la grande puissancemondiale. La « grande duplicité »de la politique internationale chi-noise n’est pas tenable à terme, etl’auteur annonce des relations plustendues, voire conflictuelles, entrela Chine et le reste du monde dansles années à venir.

John Seaman

SHINTO ET POLITIQUEDANS LE JAPON CONTEMPORAINThierry GuthmannParis, L’Harmattan, 2010,204 pages

Le Premier ministre JunichiroKoizumi en pèlerinage au contro-versé sanctuaire Yasukuni en 2005 :l’image résume bien la problémati-

que de l’ouvrage, qui s’attache àmesurer les relations complexes quiunissent le shinto, religion indigèneet animiste du Japon, et le milieupolitique japonais.

À travers la présentation méthodiquede la Ligue politico-shintoïste, l’au-teur cherche principalement à éva-luer ce qu’il nomme la « résurgencede l’idéologie du shinto impérial » auJapon, tout en proposant, à la marge,une réflexion plus large sur les rap-ports entre politique et religion dansles démocraties contemporaines, autravers des cas américain et français.

La nébuleuse politico-shintoïste pro-pose un nationalisme conservateur etréactionnaire, qui rejette le legs dé-mocratique et antimilitariste del’après-guerre pour prôner un Étatfort et une communauté nationaleunie autour de l’empereur-dieu,garant des valeurs traditionnelles. LaLigue défend des positions fortes surdes thématiques aussi différentesque la réhabilitation de l’Empereurcomme chef de l’État, la nationali-sation du sanctuaire Yasukuni, l’éta-blissement d’une éducation patrio-tique, la résistance aux politiquesd’égalité des sexes, la réhabilitationhistorique du rôle du Japon dans ladernière guerre, l’opposition au droitde vote des étrangers et la révision del’article 9 (pacifiste) de la Consti-tution.

Une réelle proximité idéologiqueexplique les liens forts entre lesfranges les plus conservatrices duParti libéral-démocrate (PLD) et lelobby religieux, liens qui ont per-

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mis à la Ligue de disposer de relaisjusqu’aux plus hauts niveaux dupouvoir. L’auteur nuance toutefoisl’influence de la Ligue sur l’en-semble des parlementaires japo-nais, et plus encore sur l’opinionpublique. Il observe néanmoins uneintéressante convergence de vuessur les questions de défense natio-nale, de révision de la Constitutionet des visites au Yasukuni. ThierryGuthmann ne donne malheureuse-ment pas de clés pour en compren-dre la raison.

Pour éviter l’écueil culturaliste,l’auteur a choisi de replacer son sujetdans une démarche comparatiste.Or, l’intrusion des cas américain etfrançais, abordés de manière trèsrapide, est peu convaincante, et lecadre théorique élaboré subséquem-ment sur les liens entre religion etpolitique dans les démocraties n’ap-porte pas d’éclairage nouveau et si-gnificatif sur le cas du shinto auJapon.

Cette dernière partie aurait pudisparaître au profit d’un développe-ment plus élaboré sur les causes del’actuel retour de l’idéologie politico-shintoïste au Japon dont l’auteur faitétat. La résurgence d’un nationalismenostalgique et réactionnaire prend eneffet place dans le contexte plus largede la longue crise multiforme que tra-verse le Japon depuis la décennie1990, et le laborieux processus d’ac-couchement d’un nouveau modèlenational.

Malgré ses limites, l’ouvrage offreune plongée passionnante au sein

d’une mouvance qui façonne ensous-main une grande partie del’idéologie nationaliste japonaise etdispose de puissants soutiens dansles milieux politiques, écono-miques et médiatiques. Le proposest toujours bien documenté,l’auteur s’appuyant sur des sourcesde première main, comme les bro-chures et publications distribuéespar la Ligue, ainsi que sur des en-tretiens et enquêtes d’opinionconduits auprès de parlementairesjaponais.

Céline Pajon

EUROPE

ODINOKAYÂ DERJAVA. POTCHEMU ROSSIYÂNE STALA ZAPADOM I POTCHEMU ROSSIITRUDNO S ZAPADOM[UNE PUISSANCE SOLITAIRE.POURQUOI LA RUSSIEN’EST PAS DEVENUE OCCIDENTET ENTRETIENT DES RELATIONSDIFFICILES AVEC L’OCCIDENT]Lilia ShevtsovaMoscou, ROSSPEN, 2010,268 pages

Chercheur au centre de Moscou dela Fondation Carnegie pour la paixinternationale (Carnegie Endow-ment for International Peace, CEIP)et directrice de recherche au RoyalInstitute of International Affairs(Chatham House), Lilia Shevtsovaest connue pour ses positions libé-rales et occidentalistes. Dans sondernier livre, rédigé sous formed’une cinquantaine de notes polé-

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miques, elle tente d’expliquerl’échec des relations Russie/Occi-dent, empreintes aujourd’hui deplus de méfiance qu’à la fin de l’èresoviétique. Dans sa recherche descoupables, elle ne ménage ni lesélites russes ou occidentales, ni lesexperts.

Avec un nombre impressionnantd’ouvrages et d’entretiens person-nels à l’appui, elle dresse un tableaupeu flatteur des dirigeants russes.La nouvelle « nomenklatura deshydrocarbures », conservatrice etcorrompue, fait de la politiqueétrangère un outil de la préserva-tion du statu quo et de son maintienau pouvoir. Cette élite a une atti-tude schizophrène vis-à-vis de l’Oc-cident. D’une part, les paysoccidentaux sont une source finan-cière importante pour sa survie(l’aide américaine à la Russie entre1992 et 2007 a avoisiné 16 milliardsde dollars) ; son mode de vie estétroitement lié à l’Occident (place-ments dans les banques, achatsimmobiliers, études des enfants,etc.). D’autre part, l’Occident estprésenté comme un ennemi exté-rieur, qui permet de consolider lesélites et la société russes dans descampagnes antioccidentales (contrel’élargissement de l’Organisationdu traité de l’Atlantique nord[OTAN] par exemple), tout en dé-tournant l’attention des problèmesinternes et de la nécessaire moder-nisation du pays. Partenaire-adver-saire, la Russie est ainsi à la fois avecl’Occident et contre l’Occident. Touten déclarant accepter les principes

de la démocratie libérale, Moscouinsiste sur les spécificités de leurapplication sur son sol, ce qui re-vient en fait à les nier. Le livre a lemérite de révéler de multiples inco-hérences entre le discours et le com-portement des élites russes.

Cependant, l’Occident a lui aussi sapart de responsabilité dans ce jeu. Ilsemble ne pas (vouloir) réaliser quel’agressivité de la politique exté-rieure russe découle directementdu type de régime politique. Outresa faible compréhension des pro-cessus propres à la Russie, il acertainement commis des erreursqui ont affaibli le droit internationalet fourni l’occasion aux élites russesd’agiter le drapeau de l’anti-occidentalisme (reconnaissance duKosovo, système antimissile, guerreen Irak, etc.). La Russie ne fait paspartie des priorités de l’Occident,dont la politique est guidée avanttout par la peur d’être face à uneRussie instable et agressive. Necroyant pas vraiment en la capacitéde la Russie à se réformer, l’Occi-dent renonce à ses propres valeursdans ses négociations avec Moscou,au nom de la stabilité et de ses inté-rêts immédiats (notamment l’ap-provisionnement en énergie). Cette« politique de complaisance » pro-fite à l’élite russe, qui n’hésite pas àaller de plus en plus loin dans son« marchandage permanent » avecl’Occident. « Génétiquement hos-tile » à l’Occident, le système politi-que russe ne fait qu’imiter lesprincipes de démocratie libérale,dissimulant les mécanismes antili-

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béraux de son fonctionnement (Étattraditionaliste, pouvoir personna-lisé, logique autocratique, idéologiede grande puissance, militarisme,corruption, etc.).

Les deux parties sont perdantes à cejeu. Stratégiquement isolée, « coincéedans l’incertitude civilisationnelle »,peu attirante même pour ses alliés, laRussie s’enlise dans le marasme poli-tique et économique. L’Occident doitdevenir un facteur de sa modernisa-tion interne : sans cela, non seule-ment le partenariat Russie/Occidentest condamné à stagner et à se dégra-der, mais une Russie « à la dérivedans une direction inconnue » enviendra à constituer un défi global, etd’abord pour l’Occident lui-même.

Tatiana Kastouéva-Jean

MOYEN-ORIENT

LE HEZBOLLAH.DE LA DOCTRINE À L’ACTION :UNE HISTOIRE DU « PARTI DE DIEU »Dominique Avonet Anaïs-Trissa KhatchadourianParis, Seuil, 2010, 244 pages

La nature du Hezbollah cadre malavec les concepts occidentaux, et lepremier mérite des auteurs est dele reconnaître. Ils présentent leHezbollah comme « un objet politico-religieux dont une partie du référen-tiel échappe à la connaissance descitoyens étrangers à la culture de lalangue arabe et persane », puis « uncorps communautaire et un système

sécuritaire fondé sur un esprit de luttecontre un ennemi inscrit […] dans unerivalité pluriséculaire ».

La difficulté est-elle surmontée ? Lasurcharge de précautions métho-dologiques ne suffit pas pour l’affir-mer : l’appareil critique est dia-phane, les notes rares, la biblio-graphie minimale. Un journalisteconnu pour l’absurdité de ses posi-tions antijuives devient une autoritésur la région. Les auteurs refusentd’utiliser le mot de « terrorisme » car« son caractère opératoire, dans lechamp de l’analyse, a perdu unebonne partie de sa validité » et l’hy-bridation des concepts occidentauxavec les luttes claniques et mafieusesn’est guère abordée. Les prises d’ota-ges deviennent ainsi des « questionscomplexes » ; les attentats sont bana-lisés. Et l’ouvrage explique sérieu-sement que les combattants duHezbollah envoient des katiouchassur le Nord d’Israël mais « évitent engénéral de toucher des civils, qu’ilssoient libanais ou israéliens » !

Si un non-musulman, non persan,ne peut comprendre ce qu’est leHezbollah, les Libanais se retrou-vent enfermés dans un mode d’exis-tence ultraviolent relevant de la« différence culturelle ». Quant à larivalité « pluriséculaire », ne mérite-rait-elle pas d’être mise en perspec-tive avec les intérêts iraniens – etsyriens –, au vu de la réalité sirécente du conflit israélo-arabe ?

Les auteurs ont bien vu que leHezbollah cherche à substituer laformule « chiites, sunnites, chré-tiens » au dualisme « musulmans/

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chrétiens ». Mais l’insertion duHezbollah dans le tissu chiite lui-même n’est pas étudiée. Pas plusque le concept de djihad – et lesviolences contre les autres groupesreligieux qu’il implique. La structu-ration du Hezbollah, son recru-tement, ses luttes intestines, sestactiques, ses financements jusqu’àl’affaire Salah Ezzedine, ses rela-tions avec la Force intérimaire desNations unies au Liban (FINUL) ouses actions subversives dans lemonde sont à peine esquissées.

Le second mérite du livre est bien sûrla traduction de la nouvelle Chartedu Hezbollah. Nous y découvronsque le Hezbollah renonce à la régencedu jurisconsulte. Mais l’ouvrage nemet pas en évidence que cette Charteomet la référence au « cadre del’État » lorsqu’elle reprend la formulede l’accord de Taëf. Car le prestigeobtenu par le retrait israélien de 2006s’est évanoui en 2008, lorsque le Hez-bollah a retourné ses armes contre lesLibanais. Dès lors, il lui faut un textepour légitimer son armement face àl’État. On regrettera cependant uncontresens majeur, lorsque lesauteurs traduisent naqs (l’accusationdes docteurs sunnites) par « infério-rité », alors qu’il s’agit d’un « man-quement au devoir moral et reli-gieux » issu d’une mauvaise inter-prétation de la jurisprudence quantaux rapports entre musulmans etentre musulmans et dhimmis1.

Le vrai problème de ce livre est fi-nalement son style « politiquementcorrect ». Les documents fournisn’intéressant qu’un nombre infimede spécialistes, pourquoi ne pass’en servir pour montrer ce qu’est leHezbollah : un mouvement reli-gieux, social et terroriste cherchantà mettre un pays sous coupe régléeet entretenant l’instabilité de larégion au profit de l’Iran ?

Alain Lagarde

AFRIQUE DU NORD/MOYEN-ORIENT.ENTRE RECOMPOSITIONS ET STAGNATIONFrédéric Charillonet Alain Dieckhoff (dir.)Paris, La Documentation française,2010, 184 pages

Comme chaque année, La Docu-mentation française publie dans sasérie « Pays émergents » une syn-thèse sur la région Afrique duNord/Moyen-Orient. Cette publi-cation annuelle, dirigée, depuis ladisparition de Rémy Leveau, parFrédéric Charillon et Alain Diec-khoff, rassemble une série d’étudesqui présentent un excellent pano-rama sur la situation de cette zonestratégique. On y retrouve en effet,sur les différents sujets, les meilleursspécialistes que sont, outre les deuxcodirecteurs, Farhad Khosrokhavar,Laurence Louër, Aude Signoles etd’autres.

Dans ce contexte, comme le cons-tate A. Dieckhoff, la politique me-née en Israël par le gouvernementd’Ehoud Olmert puis de Benjamin

1. Un dhimmi est, selon le droit musulman, unnon-musulman ayant conclu avec les musulmansun traité de soumission (dhimma) déterminant sesdroits et ses devoirs.

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Netanyahou accentue la dégrada-tion de l’image du pays, y comprisdans l’opinion publique améri-caine, et contribue à son isolement.Les relations israélo-américainesont connu une crise sans précédent.Cette dégradation est due notam-ment à l’intervention à Gaza, sanc-tionnée par le rapport Goldstone.Malgré les efforts diplomatiques is-raéliens, celui-ci a été approuvé parle Conseil des droits de l’Hommepuis par l’Assemblée générale desNations unies. La présence au seindu gouvernement actuel d’élé-ments extrémistes, comme AvigdorLibermann, va dans le même sens.

En Iran, F. Khosrokhavar ne peut queconstater le repli du mouvement desVerts. Cependant, à l’évidence, la Ré-publique islamique connaît sa criseintérieure la plus grave, qui n’est pasréglée : même s’il est difficile d’analy-ser la situation interne d’un régimedont le mode de fonctionnement estparticulièrement opaque, il est cer-tain que de fortes tensions existent ausein même du camp conservateur. Lerégime est fragilisé, même s’il nesemble pas sur le point d’imploser.Ce contexte rend encore plus difficilele règlement du contentieux sur lenucléaire.

Les premiers mois de 2010 validentpleinement cette analyse. L’affai-blissement du président BarackObama à la suite des élections demi-mandat risque de se traduirepar une certaine paralysie de sapolitique au Moyen-Orient, avec lapossibilité d’un durcissement desrelations avec l’Iran : l’option mili-

taire réapparaît comme un desscénarios possibles. La pressiond’Israël dans ce sens ne fait que serenforcer. L’Europe continue d’êtrepolitiquement marginalisée malgrél’importance de son rôle financier.Les perspectives d’une reprise desnégociations tant avec les Palesti-niens qu’avec la Syrie sont incer-taines. Plus grave, la solution desdeux États semble moribonde, alorsqu’elle apparaît comme la seule quipuisse assurer à Israël une véritablesécurité à long terme. En Irak, aprèsle « miracle » du surge, la violence arepris. Plus de huit mois de pour-parlers ont été nécessaires pouraboutir à un compromis dont undes éléments est la reconduction duPremier ministre Nouri al-Maliki.En toute hypothèse, ce gouver-nement sera faible face à un Parle-ment qui est déterminé à s’affirmer,des provinces qui veulent profiterdu fédéralisme et un Kurdistan quientend conserver sa quasi-indépen-dance de fait. Le général DavidPetraeus a toujours souligné que lesurge avait apporté des « progrèsfragiles et réversibles » : les faits luidonnent, hélas, raison. Le réveild’Al-Qaida et des mouvements quilui sont affiliés, tant en Afrique duNord qu’au Sahel, au Yémen ou enIrak, confirme la persistance du ris-que terroriste.

Dans un tel contexte, aucun stra-tège n’émerge vraiment. Certes, laTurquie affirme, en particulieraprès la malheureuse affaire de laflottille de Gaza, son influence auMoyen-Orient, mais sans pouvoir

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véritablement jouer un rôle deconciliateur. Même si la Russie estde retour sur la scène internatio-nale, elle n’a pas les moyens de sapolitique. Quant à la Chine, si,grâce aux sanctions, elle fait une en-trée en force en Iran, dont elle estdevenue en l’espace de quelquesannées le principal fournisseur et lepremier client, elle n’entend pass’engager dans le bourbier moyen-oriental.

Cette région, surtout sa partiemoyen-orientale, risque donc decontinuer d’aller à la dérive. Lalecture de cet ouvrage permettra demieux en comprendre les raisonset les évolutions d’une zone quireste stratégique pour notre propresécurité.

Denis Bauchard

L’IRAN DE A À ZMohamed-Reza DjaliliBruxelles, André Versaille, 2010,240 pages

FRANCE-IRAN : QUATRE CENTS ANSDE DIALOGUEFlorence Helliot-BellierParis, Association pourl’avancement des étudesiraniennes, 2007, 832 pages

Le premier de ces ouvrages se veutmodestement un abécédaire qui,d’« Achéménides » à« zoroastrisme » en passant par« bazar », « cinéma » ou« pasdaran », permet de connaîtrel’essentiel sur l’Iran d’aujourd’hui.Peu suspect de sympathie pour le

régime islamique, Mohamed-RezaDjalili, qui a quitté son pays en 1979,s’efforce de redresser quelques cli-chés et de donner une vue lucide etsereine sur un pays qui, de touttemps, a joué un rôle majeur dansune zone sensible entre Moyen-Orient et Asie centrale. Il note lesoccasions manquées, notammentpar l’Administration Bush, lorsque,ignorant la convergence des posi-tions et l’appui apporté par le prési-dent Mohammad Khatami à lastabilisation de l’Afghanistan, elle aclassé la République islamique dansl’« axe du mal ». Il marque son scep-ticisme sur l’efficacité des sanctionsqui, selon lui, ont « une portée sym-bolique qui n’affecte qu’à la margel’économie iranienne », affaibliesurtout par la politique aberrantedu président Mahmoud Ahmadine-jad. Il souligne les contournementspossibles, à travers l’émirat de Dou-baï, fenêtre de l’Iran sur le mondeextérieur qui abrite 400 000 Ira-niens, 6 000 compagnies et 11 000étudiants originaires de ce pays. Ilapporte des informations pertinen-tes sur les principaux acteurs du jeupolitique, qu’il s’agisse de person-nalités comme le Guide, le prési-dent ou les leaders de l’opposition,ou d’institutions comme le Conseilde discernement, le Conseil su-prême de sécurité nationale ou celuides Gardiens de la révolution. Il metle doigt sur la vulnérabilité du traficpétrolier à travers le détroit d’Or-muz, qui voit passer 93 % du pé-trole exporté par les États riverainsdu golfe Persique : large de 38 kilo-mètres – en fait plus étroit s’agissant

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du chenal navigable –, il est un pas-sage névralgique.

Complémentaire de l’ouvrage Géo-politique de l’Iran que M.-R. Djalili apublié en 2005 (Bruxelles, Com-plexe), cet ouvrage est un instru-ment de travail et une clé d’entréepour tous ceux qui s’interrogent surce pays trop souvent victime declichés et d’à prioris.

L’épais ouvrage de Florence Helliot-Bellier consacré à 400 ans de dialogueentre la France et l’Iran est d’uneautre nature. Il s’agit d’une sommeuniversitaire qui réunit chronologi-quement, après une fresque intro-ductive, les envoyés, ministres,ambassadeurs, chargés d’affaires ira-niens ou français qui ont, malgré lespéripéties et les confrontations,maintenu le dialogue entre la Perse,devenue l’Iran, et la France. L’actionde chacune de ces personnalités estretracée, débouchant ainsi sur uneanalyse des relations entre les deuxpays depuis plus de quatre siècles.F. Helliot-Bellier fait en effet com-mencer ce dialogue à l’époque dushah Abbas, plus précisément en1604, même si quelques contactsavaient eu lieu auparavant. Cepen-dant, les relations diplomatiquesrestèrent longtemps épisodiques, in-termittentes, assurées par des en-voyés ou ambassadeurs nomades. Cen’est qu’en 1855 que s’installent, depart et d’autre, des « ministres » rési-dents. Pour la Perse, Paris était, avecLondres, Constantinople et Saint-Pétersbourg, le seul poste diploma-tique permanent. Pour la France,l’ouverture de la légation s’est

accompagnée d’un traité de com-merce et d’amitié qui restera envigueur jusqu’en 1928. La missioncomme chargé d’affaires d’Arthur deGobineau est la plus connue, mêmesi elle n’a pas été la plus fructueuse.Alexis de Tocqueville, alors ministredes Affaires étrangères, l’incite à étu-dier la manière de lier progrès etdémocratie en Perse en observant lesystème politique. Gobineau, con-sulté par le shah de l’époque sur sesdifférends avec la Grande-Bretagneet la Russie, conservera pendant sabrève mission – moins d’un an – unprofil bas. En fait, au XIXe siècle et audébut du XXe, l’action politique et éco-nomique de la France reste modesteet à dominante culturelle dans unePerse terrain du « Grand Jeu » entrel’Angleterre et la Russie. La relationculturelle est cependant devenue trèsvite significative.

La période la plus récente témoigned’un engagement plus important etde relations denses, même si depuisla mise en place de la Républiqueislamique, elles ont été, avec deshauts, mais surtout des bas, diffi-ciles, voire conflictuelles. À traverscet annuaire des envoyés, ministreset ambassadeurs français en Persepuis en Iran et leurs homologues àParis, est décrite toute l’histoire desrelations entre les deux pays. La no-tice consacrée à Raoul Delay, am-bassadeur à Téhéran entre 1977 et1980, et donc témoin de la révolu-tion islamique, rappelle la luciditéet le courage que les diplomates ontmanifestés pendant cette périodeclé de l’histoire de l’Iran. Dès 1978,

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l’ambassadeur soulignait que leschances de survie politique du shahétaient faibles. Il s’appuyait sur untriple constat : « L’ordre établi étaitprofondément ébranlé, l’Iran s’en-gageait dans un véritable processusrévolutionnaire, les religieux enétaient les inspirateurs, ils consti-tuaient la force principale et étaientredoutablement organisés ». Ledialogue entre la République isla-mique et la France se poursuit aumilieu des turbulences. Ce livrecontribuera à faire comprendrepourquoi il reste nécessaire malgréle climat de confrontation actuel.

Denis Bauchard

APOCALYPTIC ISLAM AND IRANIAN SHI’ISMAbbas AmanatLondres, I.B.Tauris, 2009,304 pages

Les recherches académiques sur lesmouvements messianiques se sontdéveloppées depuis un demi-siècleet, à partir des travaux pionniers deNorman Cohn, elles ont acquis unelégitimité et une visibilité qui vontbien au-delà des études religieusesde type classique. Elles allient ainsiune ambition pluridisciplinaire etune démarche comparatiste, quel’on retrouve par exemple dans legroupe « Eschatologies » animé auCNRS par Emma Aubin-Boltanskiet Claudine Gauthier.

Abbas Amanat, professeur d’his-toire à Yale, occupe une place émi-nente dans ce champ intellectuel etil avait déjà dirigé, en 2002, chez I.B.Tauris, un ouvrage de référence sur

les visions comparées de la fin destemps de l’Antiquité à nos jours(Imagining the End). Il nous revient,chez le même éditeur, avec cette sé-lection commentée d’articles rédi-gés de 1988 à 2009, qui souligne larichesse de son érudition comme larigueur de sa méthode. Loin desouffrir de l’hétérogénéité qui af-fecte parfois ce genre de recueil, laconstruction du livre s’appuie surun raisonnement d’une forte cohé-rence, conduisant à une mise enperspective bienvenue des provo-cations messianiques du présidentiranien Mahmoud Ahmadinejad.

A. Amanat pose d’abord le décorde la dynamique cyclique qui ins-pire les différents millénarismes, etdont l’écho se retrouve dans lesformes les plus exacerbées dumarxisme contemporain. Il décritensuite comment des mouvementsplutôt périphériques du sunnismemoderne ont pu verser dans lalogique messianique, tandis quecelle-ci est, dans le chiisme, intime-ment liée à l’attente du retour del’Imam caché, le Mahdi occulté auxyeux des hommes depuis 874. Il re-monte la généalogie de ces eschato-logies militantes et leur exaltationde la figure du martyr, qui a poussécertains de ces mouvements à bas-culer dans l’hérésie. Se tournantvers les gardiens du dogme, la hié-rarchie chiite des ayatollahs, dontles deux principaux pôles actuelssont Qom en Iran et Najaf en Irak,l’auteur décline avec subtilité lesenjeux symboliques qui structurentleur autorité.

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Il insiste sur la profonde ruptureavec le consensus clérical que l’aya-tollah Khomeiny a provo-quée ens’appropriant le titre d’« Imam » eten établissant en 1979 une Répu-blique islamique. Le quiétisme tra-ditionnel repoussait le châtimentdes félons au retour futur d’unMahdi omnipotent, alors que la lo-gique révolutionnaire bouscule cetattentisme. La mobilisation kho-meiniste contre le « Grand Satan »américain polarise ce messianismemoderne, sur fond de guerreeffroyablement sanglante et vainecontre l’Irak, de 1980 à 1988. Et c’estun digne représentant des vétéransde ce conflit, M. Ahmadinejad, quiconquiert, en 2005, la présidence dela République, avec des accentsapocalyptiques.

A. Amanat démontre avec brio ladimension paradoxalement anticlé-ricale du processus ainsi à l’œuvre.M. Ahmadinejad parachève le di-vorce avec Qom et ses ayatollahs queKhomeiny avait entamé en s’accapa-rant le pouvoir suprême dans la Ré-publique islamique. Pour couvrir saréélection de juin 2009, largementcontestée par la hiérarchie religieuse,il contraint l’ayatollah Khamenei àdilapider son prestige de « Guide »suprême en descendant dans l’arènepolitique. L’inspiration messianique,aujour-d’hui manipulée par le ré-gime, pourrait ainsi se retourner enaspiration démocratique : ce n’estpas le moindre mérite de ce péné-trant essai que de nous indiquer cetavenir possible en Iran.

Jean-Pierre Filiu

THE VIEW FROM DAMASCUS. STATE,POLITICAL COMMUNITY AND FOREIGNRELATIONS IN TWENTIETH-CENTURY SYRIAItamar RabinovichEdgware, Vallentine-Mitchell, 2008,376 pages

Ce livre rassemble articles et confé-rences d’Itamar Rabinovich cou-vrant la période 1978-2008. Pro-fesseur d’université, l’auteur a étémêlé de près à la politique menéepar le Premier ministre israélienItzhak Rabin à partir de 1993, commenégociateur ou comme ambassa-deur d’Israël à Washington.

Les trois premières parties ont uncaractère historique. On passera ra-pidement sur les premières pagesqui n’apportent guère d’élémentsnouveaux et contiennent parfoisdes jugements contestables, voiredes inexactitudes. On relèvera ce-pendant une certaine fascinationpour le nationalisme arabe et lerêve, tourné court, de la GrandeSyrie, Bilad ech-Cham : elle auraitenglobé tous les territoires entrel’Arabie et le Taurus, sans oublier laPalestine. L’auteur semble regrettercet échec et pense que les relationsentre Juifs et Arabes auraient pudans ce cadre évoluer différem-ment. Il montre bien les hésitationset l’ambiguïté de la politique fran-çaise, entre une alliance avec les mi-norités, notamment maronite etalaouite, et le souci de ménager lesnationalistes arabes de Damas,voire de coopérer avec eux.

Les passages les plus intéressantsont trait aux relations entre Israël et

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la Syrie d’Hafez el-Assad dans les-quelles I. Rabinovich a été person-nellement impliqué, notammententre la conférence de Madrid(1991) et la mort de d’H. el-Assaden 2000. La personnalité du prési-dent syrien fascine manifestementl’auteur, bien qu’il ne l’ait jamaisrencontré. Il souligne comment,après quelques hésitations, l’ap-proche Syria first a prévalu, et dequelle manière elle a tourné courtquand, entre août 1993 et décembre1995, la paix semblait à portée demain. Dans une analyse lucide etéquilibrée, on sent pourtant l’au-teur dérouté par la politique sy-rienne, claire dans ses objectifs – leretour sans condition du Golan, lereste pouvant être négocié – etsinueuse dans la tactique. Son récittémoigne bien de l’illusion israé-lienne de pouvoir s’entendre aumoindre coût avec son voisin. Lesnégociateurs israéliens ont tentésans succès d’appliquer le « modèleégyptien » pour le retrait du Sinaï,caractérisé en parallèle par unretrait progressif accompagné demesures de sécurité et par unelongue période de normalisationpermettant de tester les nouvellesrelations. Les objectifs, du côtéisraélien, ont été successivement,ou concomitamment, de sécuriserla frontière israélo-libanaise, decontribuer à affaiblir les Palesti-niens en concluant d’abord unepaix avec la Syrie et d’enfoncer uncoin dans l’« alliance stratégique »entre la Syrie et l’Iran. L’auteurreconnaît l’existence du fameux« dépôt Rabin », même si son

contenu est sujet à interprétationsdifférentes. Il a du mal à compren-dre que la Syrie ait exigé, à l’occa-sion des fréquents changements dePremier ministre du côté israélien,que la négociation reprenne là oùon l’avait laissée. On notera égale-ment les erreurs tactiques améri-caines et israéliennes, qui ontabouti le 26 mars 2000 au fiasco dusommet Clinton-Assad, c’est-à-direà l’échec des négociations menéesdepuis près de sept ans. Il estdouteux que Bachar el-Assad mo-difie les principes fondamentauxqu’avait définis son père. Du côtéisraélien, on veut encore croire à lapossibilité d’un accord : des frémis-sements en ce sens se sont manifes-tés dès 2006, notamment du côté duministère de la Défense. La Turquiea essayé de jouer un rôle de bonsoffices, remis en cause aprèsl’affaire de la flottille de Gaza. Maiscompte tenu de l’évolution de lapolitique intérieure israélienne, unretrait du Golan paraît probléma-tique.

Sur deux points, l’auteur reste dis-cret. La victoire sur le fil de BenjaminNetanyahou aux législatives de 1996s’est traduite par une modificationfondamentale du climat des négocia-tions. Le début de la fin du processusde paix était enclenché. Les analystesles plus lucides en étaient conscientss’agissant de la Syrie : le refus dunouveau Premier ministre de recon-naître le « dépôt Rabin » n’a pu queraidir la position des Syriens, qui s’in-terrogent dès lors sur son sérieuxdans la recherche d’un accord.

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I. Rabinovich passe également soussilence la réussite du Comité desurveillance, alors même qu’il avaitparticipé efficacement à la négocia-tion qui l’a créé. Celui-ci, mis enplace en 1996 après l’opération« Raisins de la colère », coprésidépar les États-Unis et la France, etcomposé de représentants israé-liens, syriens et libanais, a contri-bué à désamorcer les affrontementsau Sud-Liban et à sécuriser la fron-

tière israélo-libanaise jusqu’au re-trait de Tsahal en 2000. Cetteexpérience a témoigné de la dispo-nibilité syrienne à coopérer de fa-çon pragmatique pour déminer lessituations de crise. Il est regrettablequ’il n’ait pas été prolongé sous uneforme adaptée : il aurait pu per-mettre de désamorcer les incidentsde frontière et d’éviter la guerre des33 jours.

Denis Bauchard