page905 lectures - IFRI · 2014. 12. 1. · politique étrangère l 4:2012 906 LES AMBASSADEURS...

38
page 905 lectures

Transcript of page905 lectures - IFRI · 2014. 12. 1. · politique étrangère l 4:2012 906 LES AMBASSADEURS...

  • page 905 lectures

  • politique étrangère l 4:2012

    906

    LES AMBASSADEURSMarie-Christine Kessler

    Paris, Presses de Sciences Po, 2012, 416 pages

    Cet ouvrage sur les ambassadeurs mérite une attention particulière. Alors que l’airdu temps, encouragé par une littérature complaisante, développe le thèmedu déclin, voire de l’inutilité des diplomates, et véhicule de nombreux clichés,Marie-Christine Kessler montre à quel point la réalité est tout autre. À un momentoù les situations de crise se multiplient et où le monde devient de plus en pluscomplexe, le rôle des ambassadeurs, et au-delà celui des diplomates, s’affirme.Cette « défense et illustration » constitue une analyse sérieuse et argumentée entermes institutionnels, politiques et sociologiques de l’action diplomatique.

    L’auteur marque bien l’évolution du métier vers plus de professionnalisme.Choisis à l’origine discrétionnairement et quasi exclusivement parmi les membresde l’aristocratie, les diplomates ont vu leur recrutement se démocratiser et seprofessionnaliser, d’abord par la mise en place de concours où le népotisme alongtemps sévi, puis, à partir de 1945, par un recrutement très sélectif à traversl’École nationale d’administration (ENA) ou un concours spécifique au Quaid’Orsay, le concours d’Orient, excluant tout favoritisme. M.-C. Kessler expliquecomment les ambassades, qui comptaient un personnel très réduit, sont devenuesdans de nombreux pays de véritables représentations de la « Maison France »,dotées d’une équipe parfois nombreuse et pluridisciplinaire, où se côtoient plu-sieurs services sous l’autorité de l’ambassadeur : chancellerie diplomatique,service de presse, service consulaire, poste d’attaché de défense, antenne de laDirection générale de la sécurité extérieure (DGSE), service culturel, etc. Il arriveque s’y ajoutent, selon les circonstances, des services très spécialisés, avec notam-ment des attachés responsables de questions de sécurité, de l’environnement oude l’humanitaire. Cette évolution oblige de plus en plus l’ambassadeur à jouer lerôle de chef d’équipe, avec les qualités d’animation et de management correspon-dantes. Plus que le décret du 1er juin 1979, qui lui donne les moyens juridiquespour assurer cette fonction de coordination, c’est la personnalité de l’ambassa-deur, son charisme, son sens de l’autorité qui permettent un fonctionnement har-monieux et efficace des postes diplomatiques. À cet égard, beaucoup de progrèsont été faits, ne serait-ce que parce qu’un nombre croissant d’ambassades opèrentdans un contexte difficile, hostile, voire dangereux, qui exige cohérence et unitéde commandement.

    C’est là une des raisons pour lesquelles l’ambassadeur voit son rôle consolidé.Dans les situations de crise, il joue un rôle essentiel de pourvoyeur d’informa-tions sûres et a une responsabilité majeure de protection des intérêts français etde sécurisation des Français qui se trouvent sur place.

    Pendant longtemps, les ambassadeurs ont œuvré dans des pays qui, à quelquesexceptions près, fonctionnaient sur des règles du jeu communes et relativementclaires, avec un nombre d’interlocuteurs limités essentiellement aux autoritéspolitiques en place. La multiplication des postes diplomatiques, leur présencedans des pays de cultures très différentes, la nécessité d’étendre les contacts vers

  • lectures

    907

    la société civile et ses diverses composantes ont provoqué une mutation du métierd’ambassadeur. L’identification des personnalités et des réseaux d’influence, unebonne connaissance des règles du jeu de régimes opaques, difficiles à décrypter etvariant d’un pays à l’autre supposent des qualités d’ouverture et de curiosité deplus de plus en plus exigeantes. En un temps où la « communication » et lesopinions publiques jouent un rôle essentiel, même dans les pays à régime autori-taire, l’ambassadeur doit promouvoir ce que M.-C. Kessler appelle le « marketingpolitique national ». Cette tâche requiert des talents de communicant. Sur le fond,il doit développer les bons arguments, ceux qui sont adaptés au pays dans lequelil se trouve. Sur la forme, il doit être à l’aise face à une caméra, savoir gérer unemanifestation publique, un auditoire mal disposé à l’égard de la politique fran-çaise. Quant aux vecteurs utilisés, il doit avoir recours à tous les moyens dont ildispose localement, presse, télévision, Internet et en particulier les réseauxsociaux. Dans les années récentes, comme le rappelle l’auteur, des vagues de fran-cophobie se sont développées dans de nombreux pays, lors de la reprise desessais nucléaires en 1995 ou à l’occasion de l’opposition ouverte à l’interventionaméricaine en Irak. Le rôle de contre-feu ne peut être assuré que sur place, parl’ambassadeur et son équipe : s’adresser directement aux opinions, avec le plussouvent un gouvernement hostile aux positions françaises, voire qui organisele French bashing comme l’administration Bush en 2003, est un devoir nouveau,important et difficile, du métier d’ambassadeur.

    La relation entre l’administration centrale et les postes diplomatiques peut êtresource d’agacement, de crispation, voire d’éviction de l’ambassadeur qui nedonne pas satisfaction. Ces reproches peuvent tenir au flou et à l’absenced’instructions ou à l’inverse à des instructions détaillées et rigides, mais aussi à uncourt-circuitage complet de l’ambassadeur par des contacts directs ou via le lobbyparisien du pays. La réalité est nuancée et dépend beaucoup de la personnalité del’ambassadeur et de l’efficacité de ses réseaux. Il est certain que l’exercice de sesfonctions dans la plupart des pays européens est source de frustration. Lafréquence des relations personnelles au niveau des chefs d’État ou de gouver-nement – à cet égard la relation franco-allemande est « exemplaire » –, les ren-contres multiples à Bruxelles dans le cadre des nombreux groupes de travailexistant dans le cadre de l’Union européenne (UE) et réunissant des responsablesde tous niveaux, l’habitude prise par ces responsables de contacts directs partéléphone ou mail tendent à marginaliser les ambassadeurs, qui ont parfois eux-mêmes du mal à se tenir informés du contenu de ces échanges de vues.

    Cependant, des progrès ont été accomplis dans le cadrage des missions desambassadeurs en poste, notamment à la suite du passage d’Alain Juppé au Quaid’Orsay en 1993. Celui-ci a mis en place un dispositif qui s’est développé durantle premier mandat du président Jacques Chirac et a été ressenti comme un « âged’or » pour les ambassadeurs : entretien avec le chef de l’État avant le départen poste, annotations des télégrammes diplomatiques par le président ou leministre, comptes rendus d’entretiens entre ces personnalités et leurs homologuesétrangers, mise en place de la procédure normalisée des « plans d’action » quifixent les grands objectifs et orientations et des « rapports de fin de mission »qui en retracent la réalisation, autant de mesures qui ont renforcé le rôle de

  • politique étrangère l 4:2012

    908

    l’ambassadeur, tant au niveau parisien que dans son pays de résidence. Àl’inverse, le mépris affiché par le président Nicolas Sarkozy à l’égard desdiplomates en général et des ambassadeurs en particulier, leur mise à l’écartdélibérée des entretiens qu’il pouvait avoir avec des responsables de haut niveaude leur pays de résidence ont laissé un souvenir amer et nui à l’efficacité del’action diplomatique. Un ambassadeur habile doit cependant s’accommoder detoutes les situations. Il bénéficie de fait d’une large autonomie de comportement.L’instruction de base souvent explicitement ou implicitement donnée par le Quaid’Orsay et qui peut se résumer à « Faites au mieux… » n’est pas sans avantage,même si elle comporte quelques risques en cas d’échec. Sur les dossiers sensiblessuivis de près par l’Élysée et le ministère des Affaires étrangères, notamment encas de crise, le réflexe de la cellule diplomatique, du cabinet du ministre ou desservices est de faire confiance à l’ambassadeur, dont l’analyse et les suggestionssont lues attentivement. Il parvient souvent à suggérer, voire à s’autorédiger lesinstructions qu’il souhaite recevoir.

    Dans les faits, le réseau diplomatique est très ramifié et diversifié. Mais ladistinction entre « grandes » et « petites » ambassades est relative et peu perti-nente. Les grandes ambassades, historiquement prestigieuses, spécialement enEurope, peuvent se révéler, on l’a dit, très frustrantes. À l’inverse, une petiteambassade située dans une zone sensible, dans un pays où les intérêts de la Francesont majeurs, est plus gratifiante et a plus d’importance. Ainsi la « valeur ajoutée »de l’ambassadeur et de son équipe varie-t-elle à la fois dans le temps et dansl’espace. Dans cette perspective, une autre typologie pourrait être esquissée,distinguant les postes diplomatiques selon leur valeur ajoutée. On peut citer, àcet égard, les représentations permanentes auprès de l’ONU ou de l’UE, lesgrands postes lointains – États-Unis, Russie, Japon, où les règles du jeu restentcomplexes –, les grands pays émergents, les postes dans les zones sensibles,notamment au Moyen-Orient ou en Afrique du Nord. Leur activité et leurcorrespondance sont plus spécialement suivies par les principaux décideurspolitiques. En fait, une bonne gestion du réseau, et notamment de la répartitiondes moyens humains et financiers, suppose souplesse et adaptation permanentes,ce qui est loin d’être le cas.

    M.-C. Kessler estime que le ministère des Affaires étrangères est un monde quimanque d’unité. Sa politisation accentuerait les divergences d’opinions – et deciter l’exemple du « groupe Marly » comme illustration des divisions internes dupersonnel diplomatique. Il semble pourtant, avec naturellement des nuances,qu’il existe, par-delà les sensibilités politiques des diplomates, un véritableconsensus sur une politique étrangère de type « gaullo-mitterrandienne », et celapour deux raisons essentielles : la politique étrangère française fait depuis 50 ansl’objet d’un réel accord sur ses grandes orientations, à quelques bémols près,entre les partis politiques ; cette politique a permis à la France d’acquérir une visi-bilité et une influence sur les grands dossiers plus que proportionnelles à sonimportance. Cette continuité, malgré la prétendue « rupture », s’est prolongéependant la présidence de Sarkozy, et de façon très nette après le retour d’AlainJuppé au Quai d’Orsay début 2011. L’initiative des diplomates du « groupeMarly », qui appartiennent au demeurant à des sensibilités politiques différentes,

  • lectures

    909

    était essentiellement une réaction contre un style de diplomatie mêlant improvi-sations et coups d’éclat sans souci de cohérence et qui venait de faire naufrage enTunisie. Le discours du président François Hollande le 27 août 2012 devant laconférence des ambassadeurs, avec l’approche prudente qui lui est propre,confirme la nécessaire continuité.

    Au total, cet ouvrage dense représente la contribution la plus complète, la plussérieuse et la plus argumentée sur le métier d’ambassadeur et plus généralementde diplomate, dont l’utilité et la valeur ajoutée, dans le contexte des turbulencesactuelles, demeurent évidentes.

    Denis Bauchard

    Conseiller pour le Moyen-Orient à l’Ifri

  • politique étrangère l 4:2012

    910

    RELATIONS INTERNATIONALES

    EVERY NATION FOR ITSELF. WINNERSAND LOSERS IN A G-ZERO WORLDIan BremmerOxford, NY, Portfolio/Penguin,2012, 240 pages

    NO ONE’S WORLD. THE WEST, THE RISINGREST, AND THE COMING GLOBAL TURNCharles A. KupchanOxford, NY, Oxford UniversityPress, 2012, 272 pages

    Après une vague d’ouvrages portantsur le succès des émergents, d’autrestravaux passent à l’étape suivante : àquoi ressemble désormais le monde ?Et comment l’Occident, visiblemententré en déclin – au moins relatif – peut-il réagir ? Ian Bremmer, connu notam-ment pour un précédent ouvrage décri-vant le succès du capitalisme d’Étatchinois (The End of the Free Market: WhoWins the War between States and Cor-porations ?, Oxford, NY, Portfolio/Penguin, 2011), montre que l’incapacitédes puissances occidentales, conjuguéeaux difficultés de la Chine à assumerle leadership, ouvre la voie à un mondesans régulation. Pour Charles A. Kup-chan, tenant d’une vision très« WASP » de l’histoire mondiale,l’« autre monde » a réussi son dévelop-pement en suivant une voie différentede celle parcourue par les Occidentaux(démocratie libérale) ; l’Occident doitdonc faire un compromis avec sesvaleurs pour cogérer le monde.

    Une veine un peu pessimiste, certes. Lemodèle occidental a vécu, il est concur-rencé, il ne dominera plus. Concurrencésur le terrain des performances écono-miques, il l’est aussi sur celui du para-digme politique et social : la démocratie

    libérale de type anglo-saxon ne s’im-pose plus en effet comme voie uniquedu développement. Les puissancesémergentes ont montré qu’une pros-périté s’accompagnant d’un élargis-sement du cercle des bénéficiairesoffrait la clé du succès : d’où le plébis-cite de régimes plus ou moins autori-taires au nom du pouvoir d’achat.

    Pour I. Bremmer, le modèle des puis-sances émergentes s’est construit surun capitalisme différent, symbioseentre un pouvoir fort et des entreprisespubliques largement subventionnéespour battre leurs rivales occidentales.D’autres entités bénéficient égalementde la disparition d’un système derégulation internationale dominé parles Occidentaux : les États et les acteursnon étatiques qui se nourrissent deslacunes de la régulation, prospèrent surdes territoires à la dérive et sans protec-tion et bénéficient d’un système d’échan-ges sans arbitre. Pour C.A. Kupchan,dans cette nouvelle jungle, les Étatsforts et centralisés s’en tirent le mieux :eux seuls peuvent imposer les solutionsdifficiles pour faire face aux défis de lamondialisation, notamment en exi-geant des sacrifices à court terme. Il dé-crit trois types de régimes autoritaires :paternal autocracy (par exemple la Rus-sie), tribal autocracy (les monarchies duGolfe), communal autocracy (la Chine).Certes, la démocratie peut encore sepropager, comme à l’issue des« printemps arabes », mais il s’agitd’une démocratie bien différente de ceque nous espérions : l’islamisme peutjouer formellement les règles du jeu dé-mocratique, l’esprit n’en est pas res-pecté.

    Assurément, pour les deux auteurs, laChine joue un rôle central dans cesystème international émergent. Ilsdemeurent cependant perplexes et

  • lectures

    911

    hésitants sur son avenir. I. Bremmerrappelle les limites d’une société quiéchoue à satisfaire tous ses membreset dont le modèle de développementest vicié : désastre environnemental,impasse démographique, tensionssociales, etc. ; ses faiblesses expliquentla réticence de la Chine à se charger dufardeau de leader comme avaient pu lefaire les États-Unis après la SecondeGuerre mondiale.

    Entre une Europe en crise, des États-Unis qui s’essoufflent et une Chineincertaine, le monde se retrouve sansdirection commune. I. Bremmer en tiredes conclusions déprimantes, montrantles dégâts causés par cette incapacité àaffronter ensemble les défis globaux :(dés)organisation de l’Internet, cyber-terrorisme, système monétaire interna-tional fragilisé, changement climatiquequi s’aggrave, sécurité régionale remiseen cause (notamment en Asie). Danscette absence de règles, certains orga-nismes prolifèrent, la morale est misede côté. Dans l’ensemble, ceux quisavent s’adapter, évoluer, nouer etdénouer les alliances sans freins et sansétats d’âme sont gagnants. Les organi-sations internationales, telles qu’ellesont été conçues et dirigées par les Occi-dentaux, sont impuissantes à imposerune solution. C.A. Kupchan rappelleque leur structure idéologique – Droitsde l’homme, démocratie libérale, rede-vabilité des pouvoirs publics – estrejetée par les autres États.

    Dès lors, que faire ? I. Bremmer pré-sente une série de scénarios, généra-lement peu réjouissants (Cold War 2.0 ;G-subzero, pour évoquer le possibleéclatement des États sous le chocdes forces centrifuges ; fragmentationrégionale du monde, etc.). La conclu-sion de C.A. Kupchan est plus utile : ilpropose d’accepter la réalité d’un

    monde désormais pluriel, où règles etvaleurs de la démocratie libérale nepeuvent plus s’imposer. Le critèred’appartenance à une communautéinternationale deviendrait la « respon-sabilité », l’État responsable étant celuiqui se consacre à améliorer l’existencede ses citoyens et leur laisse poursuivreleurs aspirations pour peu qu’ils n’en-trent pas en conflit avec le consensusnational. Sur la base de ce dénomina-teur commun, un nouveau compromisserait possible pour organiser la paix etla coopération dans le monde. Mais,pour cela, il est nécessaire que l’Occi-dent entreprenne la réforme nécessairequi ajuste ses moyens à son rôle.

    Ces deux ouvrages offrent ainsi unegrille de lecture globale du mondeactuel, tout en souffrant des forces etfaiblesses habituelles du genre : sédui-sants par leur schématisme, ils sontattaquables à tous les étages et guettéspar l’obsolescence, dès que la conjonc-ture qui a présidé à leur naissance seretournera. Pour l’heure, leur lectureest utile et stimulante.

    Yannick Prost

    WAR, RELIGION AND EMPIRE.THE TRANSFORMATIONOF INTERNATIONAL ORDERSAndrew PhillipsCambridge, MA, CambridgeUniversity Press, 2011, 382 pages

    Cet ouvrage touffu est directementdérivé d’une thèse soutenue à l’univer-sité de Cornell par un jeune chercheuraustralien. Nourri d’un grand nombrede références savantes, il explore lesdynamiques complexes présidant à latransformation et à la désagrégationdes ordres internationaux, définis enintroduction comme la « constellation

  • politique étrangère l 4:2012

    912

    de normes constitutionnelles et d’ins-titutions fondamentales à traverslaquelle des communautés politiquesdifférentes les unes des autres cultiventleur coopération et contiennent leursconflits ». War, Religion and Empires’articule en trois parties. La première,d’essence théorique, insiste sur l’impor-tance combinée des valeurs morales,des prestations instrumentales et despratiques rituelles au moyen desquellesles entités hégémoniques justifient leurdomination. Elle s’accompagne d’unbref travail de modélisation, qui associel’effondrement des ordres interna-tionaux au déclenchement de crisessystémiques mêlant déliquescence ins-titutionnelle prolongée, innovationsmilitaires disruptives et affirmationd’imaginaires sociaux alternatifs, l’en-semble contribuant à corroder puis àdissoudre le consensus ambiant.

    La deuxième partie décrit la décompo-sition progressive de deux ordres inter-nationaux. Andrew Phillips évoqued’abord l’essor de la chrétienté latinepuis son effondrement discontinu, pré-cipité par la Réforme et la révolutiondans les affaires militaires (poudre àcanon et armées professionnelles).L’auteur applique ensuite sa grille delecture à la sinosphère des années 1800-1940, victime des rigidités dynastiques,des rébellions millénaristes et desempiétements prédateurs des Étatstiers. À noter qu’A. Phillips, dans sonanalyse, s’abstient de blâmer à outranceles interférences étrangères. L’effon-drement d’un ordre international, àses yeux, est d’abord à imputer auxcarences des élites et des institutionsqui le pilotent : corruption, fermeturesur soi, traitement inapproprié desdoléances collectives, etc. Plus profon-dément, l’auteur met en cause la capa-cité à maintenir une représentation

    équilibrée, tenant compte des aspi-rations spirituelles et séculières desgouvernés et offrant un minimum decrédibilité apparente.

    Enfin, la troisième partie, ancrée dans leprésent, s’efforce de calibrer les mena-ces que posent la radicalisation del’islam et l’affirmation du terrorismetransnational pour l’ordre étatiqueglobal, ainsi que pour la version de cetordre défendue par les États-Unis etleurs alliés. Si l’on suit A. Phillips, lalutte opposant djihadistes et Occi-dentaux n’a pas – pour le moment –affaibli irrémédiablement le systèmede régulation en place depuis 1945.Mais ce dernier est en péril, du fait descontradictions entre ses idéaux fonda-teurs et ses pratiques opérationnelleset de son incapacité à juguler la diffu-sion endémique des instruments deviolence armée et la constitution de-plateformes d’expression critique àdiffusion élargie.

    War, Religion and Empire se présentecomme un ouvrage érudit, riche enconceptualisations abstraites. Lesobservations qui y figurent ne sont pastoujours d’une grande originalité. Maisles observateurs qui cherchent àapprofondir la notion de soft power et àappréhender ses modulations contex-tuelles y trouveront une foule d’indi-cations précieuses.

    Jérôme Marchand

    THE RESPONSIBILITY TO PROTECT.RHETORIC, REALITY AND THE FUTUREOF HUMANITARIAN INTERVENTIONAidan HehirNew York, Palgrave Macmillan,2012, 312 pages

    Dans son style décapant habituel,Aidan Hehir fait tomber les idées

  • lectures

    913

    reçues et les approximations qui entou-rent encore le concept nébuleux dela responsabilité de protéger (R2P),faisant de ce livre l’un des plus utilesécrits sur le sujet.

    Le paysage doctrinal en la matière estassez divisé. D’un côté se trouvent lespromoteurs de la R2P, dont certains,comme Gareth Evans, ont participé àson élaboration depuis 2001 (dans lerapport éponyme de la Commissioninternationale de l’intervention et de lasouveraineté des États). Ils composentce qu’A. Hehir appelle fort justementl’« industrie de la R2P », qui « a atteintun point tel qu’il est devenu apparem-ment impossible pour certains dereconnaître que cette stratégie n’a pasfonctionné ». De l’autre, la plupart descritiques de la R2P sont des souverai-nistes anti-interventionnistes qui, aunom soit de la Realpolitik soit d’unlégalisme étroit, s’opposent au principemême d’intervenir militairement enterritoire étranger pour des raisonshumanitaires. A. Hehir n’est pas deceux-là et c’est ce qui fait tout l’intérêtde sa position. Il critique la R2P, sanspour autant être anti-interventionniste.

    Il admet qu’il est légitime d’intervenirdans certaines situations mais, contrai-rement à l’écrasante majorité de ceuxqui partagent cette conviction, il penseque la R2P n’est pas un outil adaptépour y parvenir. Elle a changé le dis-cours des États, mais pas leur pratique.Il montre par exemple que, contrai-rement aux apparences, elle n’est pourrien dans l’intervention en Libye (2011),qui est le produit d’une coïncidence defacteurs et non l’application consen-suelle d’un principe.

    La critique d’A. Hehir est constructive.Le livre a d’ailleurs deux parties : une

    première montrant les limites duconcept de R2P et une seconde propo-sant une stratégie alternative. Dans lapremière, il commence par revenir surl’évolution du concept, pour montrerqu’en dépit de ce que ses promoteursont appelé une « consécration » devantl’Assemblée générale de l’ONU, en2005 puis 2009, le consensus avaitplutôt affaibli son contenu et en aucuncas produit quelque chose de nouveau.La R2P n’a strictement rien apporté à lamanière dont on traite les crises huma-nitaires depuis 1945 et sa principalefaiblesse est qu’elle dépend entière-ment de la volonté des décideurs politi-ques. Insister sur les raisons moralesd’intervenir n’est pas très utile de cepoint de vue car, les États ayant la res-ponsabilité première de défendre lesintérêts de leurs propres citoyens, ilsont également de bonnes raisonsmorales de ne pas intervenir.

    A. Hehir croit plutôt au potentiel dudroit international, et c’est ce qu’ildéveloppe en seconde partie. Libérerce potentiel implique de séparer claire-ment la politique du droit, commel’exécutif et le judiciaire le sont dansles démocraties, de réformer le Conseilde sécurité des Nations unies, de créerun organe dont la responsabilité seraitde déterminer comment répondre àune crise humanitaire et d’avoir uneforce onusienne permanente. Il n’estpas le premier à avoir ces bonnesidées – Thomas Pogge, par exemple,défend une approche institutionnellesimilaire –, qu’on peut toutefois trou-ver peu réalistes. On reproche souventà A. Hehir d’être cynique. Dans laseconde moitié de ce livre important, ilmontre qu’il peut aussi être relati-vement idéaliste.

    Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

  • politique étrangère l 4:2012

    914

    SÉCURITÉ/STRATÉGIE

    MY ENEMY’S ENEMY. PROXY WARFAREIN INTERNATIONAL POLITICSGeraint HughesEastbourne, Sussex AcademicPress, 2012, 250 pages

    Quelles sont les conséquences de l’ins-trumentalisation par les États de clientslocaux pour avancer leurs intérêts àl’étranger ? Geraint Hughes se penchesur l’un des plus vieux phénomènes del’histoire de la guerre : le soutienapporté par certains États à desgroupes armés conduisant une insur-rection ou des actions de guérilla dansun autre pays, comme complément ousubstitut à un engagement direct deleurs propres troupes. De nombreuxexemples de ce mode d’action peuventêtre avancés : depuis le soutien britan-nique aux Hollandais contre les Espa-gnols au XVIe siècle jusqu’aux grandesheures de la guerre froide, la pratiqueest courante. L’Iran est aujourd’huirégulièrement accusé d’instrumenta-liser le Hezbollah et le soutien russeaux mouvements « indépendantistes »d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud n’estpas un secret.

    La thèse principale de l’ouvrage est quel’utilisation de clients locaux fournitdes avantages stratégiques de courtterme, néanmoins contrecarrés par lesconséquences négatives de long terme,à la fois pour les États utilisant lesclients et pour les clients eux-mêmes.Le premier chapitre détaille les motiva-tions des États pour instrumentaliserdes clients au service de leurs propresobjectifs stratégiques. Les clients peu-vent constituer un outil de coercitionà moindre coût, un adjuvant dansune campagne militaire, un moyen

    d’obtenir des renseignements ou demaintenir des zones d’influence, etc.Mais l’utilisation de clients peut avoirdes conséquences inattendues. Lesclients eux-mêmes peuvent être aban-donnés ou trahis par leurs sponsors,être amenés à s’engager dans desconflits qu’ils ne peuvent gagner ouchuter dans la dépendance vis-à-vis deleurs soutiens. Pour les États, l’utili-sation de clients peut avoir des consé-quences diplomatiques négatives (lesÉtats-Unis avec les Contras) : les clientspeuvent se révéler inefficaces ou entraî-ner l’escalade dans un conflit que l’Étatsponsor souhaitait contrôler. L’auteurétudie ensuite en détail trois casd’école : l’Angola entre 1974 et 1991, leLiban entre 1975 et 1990 et l’Afgha-nistan entre 1978 et 1992.

    L’ouvrage reste hélas peu convain-cant faute de méthodologie précise.G. Hughes avance que les études desécurité internationale utilisant majo-ritairement une approche quantitative(ce qui est faux), il entend recourir auxoutils de l’historien. Là où ons’attendrait donc à une monographieempirico-descriptive couvrant l’his-toire du phénomène, l’auteur utiliseau contraire la méthodologie classiqued’une science politique qu’il prétendcombattre : une approche hypothético-déductive validée par des études decas. Cette approche peut produired’excellentes analyses, mais en obéis-sant à des règles méthodologiques quine sont pas respectées ici. En particu-lier, il s’agit d’établir théoriquementdes mécanismes (ce que l’auteur nefait pas, se contentant d’un catalogued’effets possibles) validés par desétudes de cas choisies selon des cri-tères précis. Or on ne sait absolumentpas pourquoi l’auteur a choisi ces troiscas et pas d’autres, ce qui met en

  • lectures

    915

    doute l’intégrité de son analyse. Cetteméthodologie défaillante conduit l’ou-vrage à une liste de banalités sur l’uti-lisation des clients, illustrée d’anec-dotes historiques. Le sujet méritaitmieux.

    Olivier Schmitt

    CREATING THE NATIONAL SECURITY STATE:A HISTORY OF THE LAWTHAT TRANSFORMED AMERICADouglas T. StuartPrinceton, NJ, Princeton UniversityPress, 2012, 358 pages

    Creating the National Security Stateexamine les tâtonnements, les délibé-rations et les affrontements qui ontprésidé à l’adoption du National Secu-rity Act de 1947, document fondateurqui a donné aux États-Unis un dispo-sitif institutionnel voué à la gestionproactive des problèmes de défense.Prenant le contre-pied des auteurs quienvisagent la gestation de ce systèmeen termes binaires, sous forme d’unaffrontement entre étatistes et libéraux,Douglas T. Stuart défend l’idée selonlaquelle l’attaque surprise de PearlHarbor a dévalorisé les schémasrelationnels et les cadres de penséedominants, puis incité les élites deWashington à redéfinir de fond encomble les articulations liant le pouvoirexécutif, les autorités militaires, lacommunauté scientifique et la techno-structure industrielle.

    La thèse paraît recevable. À en jugerpar leurs interventions publiques, nom-bre d’acteurs politiques et administra-tifs des années 1942-1946 savaientl’ancien système condamné : trop delenteurs, trop de tensions centrifugesd’une autre époque (querelles de pres-tige entre Army et Navy, luttes d’in-fluence entre conseillers et émissaires

    présidentiels), insuffisante coordinationentre pouvoir civil et pouvoir militaireet absence de gestion centralisée durenseignement stratégique. Encorefallait-il élaborer une série d’ébauchessusceptibles de recueillir l’assentimentdes principaux détenteurs d’enjeux(Maison-Blanche, Congrès, états-majors, State Department) et de leursclientèles, avant de passer à la phaselégislative. Ici, Creating the NationalSecurity State se montre précieux, enparticulier lorsqu’il met en avant lescontributions de l’enseignant EdwardPendleton Herring et de l’hommed’affaires Ferdinand Eberstadt, auteursl’un et l’autre de textes d’orientationimportants. L’ouvrage fait aussi unelarge place aux luttes d’influencevenues entraver l’unification des forcesde défense et la constitution d’uneagence de centralisation du rensei-gnement, puis poursuit et enrichit lepropos en détaillant la consolidation del’Office of Secretary of Defense (OSD) etles reformatages du National SecurityCouncil (NSC). Les rivalités obsession-nelles des principaux services armés etleurs manœuvres d’obstruction inces-santes1 tiennent une part centrale dansces passages.

    Heureusement, D.T. Stuart fournit encontrepoint des éclairages très intéres-sants sur les options prises par les diffé-rents présidents (Roosevelt, Truman,Eisenhower), afin de marquer leurprééminence décisionnelle. Point nota-ble, l’auteur dénonce en conclusion lesretombées dysfonctionnelles du dispo-sitif de protection mis en place justeaprès la Seconde Guerre mondiale :« Créé pour répondre à une crise natio-

    1. Dans un ordre d’idées proche, voir l’enquête deBob Woodward, Obama’s Wars, New York,Simon & Schuster, 2010.

  • politique étrangère l 4:2012

    916

    nale, il a perpétué une atmosphère decrise. Mis au point pour identifier leprochain ennemi et se préparer àl’affrontement, il a encouragé les ana-lyses worst case et des modes decomportement militaristes qui étaientfréquemment inadaptés par rapportaux circonstances du moment. » Logi-quement, ce constat s’accompagne d’unappel au changement, visant à réhabili-ter le State Department et à lui donnerun rôle plus marqué dans l’appréhen-sion et la formulation nuancées desproblèmes de sécurité nationale.

    Jérôme Marchand

    DIPLOMATIE

    LE RÈGNE DU MÉPRIS. NICOLAS SARKOZYET LES DIPLOMATES (2007-2011)Gilles DelafonParis, Éditions du Toucan, 2012,192 pages

    Cette enquête vient grossir la pile déjàbien haute des livres à charge sur l’ex-candidat-président. Elle trouve sonorigine dans les « printemps arabes »qui ont consacré le divorce entre l’Ély-sée et le Quai d’Orsay. Nicolas Sarkozys’en prit alors aux diplomates, auxquelsil reprocha de n’avoir rien vu venir ;ceux-ci, par la voix du collectif Marly,lui rétorquèrent que le soutien auxdictatures tunisienne et égyptienneavait été décidé à l’Élysée, sans tenircompte des analyses des ambassades.C’est dans ce contexte électrique,« jamais vu sous la Ve », que le journa-liste Gilles Delafon a interrogé unequarantaine de diplomates. Sous lesceau de l’anonymat et avec une libertéde ton inhabituelle, ils dressent leportrait d’un président au caractère

    épouvantable, terrorisant ses équipes,obsédé par les médias et le court terme,mais aussi doté d’un volontarisme etd’une énergie forçant l’admiration.

    Comme le souligne le titre de ce livre,c’est le mépris qui caractérise aupremier chef l’attitude de NicolasSarkozy à l’égard des diplomates. Leton avait été donné dès 2007, si l’on encroit les propos rapportés par YasminaReza : « J’ai un mépris profond pourtous ces types, ce sont des lâches »,aurait glissé le candidat à son historio-graphe. L’ouvrage contient quelquesanecdotes savoureuses sur les coups desang du président à l’égard de tel ou telde ses collaborateurs.

    Méprisant les diplomates, NicolasSarkozy, sitôt élu, fait en sorte que lapolitique étrangère de la France soitpilotée depuis l’Élysée par des non-diplomates. C’est Claude Guéant quigère la libération des infirmières bul-gares de Libye et les relations avec lesrégimes policiers de Syrie ou de Libye,où ses fonctions antérieures lui avaientménagé quelques contacts. C’est HenriGuaino qui porte le projet d’Unionpour la Méditerranée (UPM) en dépitde l’hostilité des pays européens et desdivisions persistantes des pays du Sudde la Méditerranée. Mais les annéespassant, les logiques bureaucratiquesrétablissent l’équilibre. La cellule diplo-matique de l’Élysée, exclusivementcomposée de diplomates de carrière,reprend la main. Le départ de ClaudeGuéant et l’arrivée d’Alain Juppé auQuai ont achevé de restaurer l’in-fluence du Quai d’Orsay.

    Désireux de rompre avec la politiqueétrangère de son prédécesseur, NicolasSarkozy avait promis la rupture. Rup-ture avec une Realpolitik trop accommo-dante à l’égard de la Russie et de la

  • lectures

    917

    Chine. Rupture avec une politiqueproarabe et antiaméricaine qui avaitconduit la France à s’opposer avec fou-gue à la guerre en Irak. Rupture avec laFrançafrique et ses pratiques opaques.Gilles Delafon montre que cette triplerupture n’a pas eu lieu. La défense desDroits de l’homme a vite été sacrifiéesur l’autel des relations avec la Russieet la Chine. Le proaméricanisme dé-complexé affiché par Nicolas Sarkozyn’a pas résisté au départ de George W.Bush de la Maison-Blanche, tandis quele soutien à la candidature de laPalestine à l’UNESCO sonne le glas durapprochement franco-israélien. Enfin,l’influence de Robert Bourgi et le limo-geage rapide de Jean-Marie Bockeltémoignent des difficultés de rompreavec les pratiques occultes des réseauxFoccart. Si rupture il y eut, elle fut plusdans la forme que dans le fond.

    Gilles Delafon et les diplomates qu’il ainterrogés dénoncent une « diplomatiede l’émotion » dictée par l’obsessiondes « coups ». L’affaire de l’Arche deZoé au Tchad, la libération d’IngridBetancourt en Colombie, l’incarcérationde Florence Cassez au Mexique sontautant de faits divers érigés en affairesd’État. Les victoires au forceps que lebouillant président obtient parfois sontacquises au mépris de la susceptibilitédes partenaires de la France, et aurisque de la détérioration durable desrelations avec eux. Tel est le revers del’énergie et du volontarisme que touss’accordent à reconnaître à NicolasSarkozy. Obsédé par les résultats ducourt terme, ignorant du passé, mépri-sant du futur, le président aura été,selon l’expression de Gilles Delafon,« meilleur pompier qu’architecte ». Sonhypermédiatisation, sa volonté de« voler la lumière » auront aggravé laréputation d’arrogance de la France.

    Depuis le départ de Nicolas Sarkozy del’Élysée, l’ouvrage de Gilles Delafons’est pourtant quelque peu démonétisé.La page de la présidence Sarkozy, deses excès, de ses fulgurances, est tour-née. Le temps viendra bientôt d’unbilan dépassionné…

    Yves Gounin

    GÉOGRAPHIE

    LES LIEUX DE LA MONDIALISATIONDenis RetailléParis, Le Cavalier bleu, 2012,200 pages

    La mondialisation est un défi lancé auxgéographes. Comment interpréter unphénomène qui nie les distances etunifie les espaces ? Si, comme l’aaffirmé Thomas Friedman, la terre estdésormais « plate », s’il faut avecBertrand Badie constater la « fin desterritoires », que reste-t-il de sa géogra-phie ? Denis Retaillé fait partie de cettenouvelle école qui a tenté de relever ledéfi. Publié aux Presses de Sciences Poen 1992, Le Monde : espaces et systèmes,coécrit avec Marie-Françoise Durand etJacques Lévy, proposait une lectured’un monde vu comme une superpo-sition d’échelles d’organisations (l’État,la transaction économique, la distanceculturelle, la société-monde). Au termede mondialisation, qui décrit l’unifi-cation économique de la planète parle marché (globalisation), est préférécelui de « mondialité » qui caractérisel’émergence d’un fonds commun deréférence. La mondialisation n’est doncpas appréhendée comme l’ajout d’unestrate supplémentaire, mais commeune recomposition de l’ensemble desinteractions spatiales existant sur laplanète. Le monde n’est plus la somme

  • politique étrangère l 4:2012

    918

    mais l’intégrale de ces couches super-posées.

    À partir de l’étude de l’espace nomadesahélien, auquel il consacra en 1983 sondoctorat, D. Retaillé entend dépasserles concepts géographiques tradition-nels de surface et de milieux. Dans sathéorie de l’« espace mobile » («L’es-pace mobile », in B. Antheaume etF. Giraut [dir.], Le territoire est mort.Vive les territoires! Une (re)fabrication aunom du développement, Paris, IRD Édi-tions, 2005), c’est le mouvement quistructure l’espace et lui donne sonsens. Dans cette perspective, le lieugéographique change de nature. PourD. Retaillé, il est un ancrage, un événe-ment plus ou moins éphémère dansl’espace comme dans le temps. D’où lesoin qu’il prend de le distinguer dedeux concepts voisins : le site, qui estdu lieu spatialisé, et la localité, du lieutemporalisé.

    Il faut maîtriser cet appareil conceptuelrobuste pour goûter au voyage dansneuf lieux de la mondialisation auquelle géographe nous invite. Chacun à safaçon est emblématique. Jérusalem estun site qui accueille plusieurs lieux.Internet ou la City de Londres sont aucontraire des lieux qui peuvent occuperplusieurs sites. À chacun de ces lieux,D. Retaillé associe un « profil », fonc-tion de son identité culturelle, de sapuissance géopolitique, de sa richesseéconomique et de sa mondialité. Ceslieux ou configurations articulent ceque l’auteur appelle les espaces de laguerre, du contrat et de l’ordre.Jérusalem, par exemple, est un lieu demondialisation avec le maximum deguerre et le minimum de contrat ; laCity de Londres a un profil opposé,avec le minimum de guerre et le maxi-mum de contrat ; le Nunavut, lieuemblématique de l’autochtonie, a un

    profil intermédiaire, dont les revendi-cations identitaires sont relayées par unmouvement mondial de sympathie,voire par le soutien des institutionsinternationales.

    Obscurcie par l’utilisation de conceptsqu’il est sans doute le seul à com-prendre, l’œuvre de D. Retaillé n’en estpas moins stimulante. Elle repoussel’« horizon » géographique, l’idée quela géographie aurait atteint sa fin avecl’exploration du monde fini. La mobi-lité des espaces a rouvert cet horizon.Aujourd’hui comme hier, il continue àse produire quelque chose quelquepart, et les géographes nous aident à lecomprendre.

    Yves Gounin

    ÉCONOMIE

    END THIS DEPRESSION NOW!Paul KrugmanNew York, W.W. Norton & Co.,2012, 260 pages

    Le Prix Nobel d’économie 2008 rappelledès le début de son livre l’importancedes enjeux. Les risques de dérive auto-ritaire, la crainte de voir les générationsfutures sacrifiées le préoccupent aupremier chef. Selon lui, la crise quetraversent les pays industrialisés de-puis cinq ans trouve en grande partieses racines dans la dérégulation finan-cière mise en place par l’administrationReagan dans les années 1980. Celle-ci aaccentué les inégalités, provoqué unedésépargne au sein des classes moyen-nes et populaires, créé un aléa moral degrande ampleur. Les banquiers ontsciemment pris des risques démesurés,sachant que l’État interviendrait endernier ressort en cas de crise grave etde risque systémique.

  • lectures

    919

    Dénonçant le lobby tout-puissant de lafinance et les thuriféraires de la dérégu-lation financière – l’ancien président dela Federal Reserve Alan Greenspan,l’ancien secrétaire au Trésor RobertRubin, les économistes Eugene Fama,Robert Barro, Robert Lucas et AlbertoAlesina, etc. – mais également l’actuelprésident de la Fed Ben Bernanke etl’administration Obama, jugés troptimorés dans leur soutien à l’économie,Paul Krugman regrette que les « auste-rians » aient réussi à imposer leurs vuesaux élites politiques et financières amé-ricaines. Il déplore aussi que ceux-làmêmes qui ont fait abroger le Glass-Steagall Act en 1999, responsables à sesyeux de la débâcle de 2007-2008, soientparvenus à présenter la crise comme lerésultat des péchés passés et à fairedes politiques d’austérité la voie vers la« rédemption ». Il admet ainsi que lespolitiques de relance qu’il défend sont àtort assimilées à des solutions de facilitésacrifiant le long terme.

    Le plaidoyer « néokeynésien » deP. Krugman s’appuie sur une approcheempirique. Il considère que si les États-Unis ont pu réduire leur dette publiquepar le passé, c’est avant tout parcequ’ils ont su stimuler la croissanceéconomique et laisser le taux d’inflationsuffisamment élevé pour que les tauxd’intérêt réels demeurent faibles (an-nées 1960 et 1970). Puis il affirme que latrappe à liquidité qui menace les États-Unis, et qui a profondément affaibli leJapon depuis 20 ans, écarte tout risqued’inflation. Comment, dès lors, sortirde la récession ? En laissant filer l’infla-tion, en mettant en place des politiquesde relance massive, via des grands tra-vaux, et en augmentant les allocationschômage.

    Les limites d’une comparaison Europe/États-Unis sont judicieusement souli-

    gnées. L’incapacité du Vieux Continentà sortir rapidement de la crise serait liéeà la faible mobilité des travailleurs et àl’absence de gouvernement fédéral.P. Krugman semble cependant sous-estimer le poids des réflexes nationauxen Europe et oublier que les 17 Étatsmembres de la zone euro sont autantd’entités souveraines pouvant, unilaté-ralement et à tout moment, retarder ouparalyser l’action de l’ensemble desdirigeants politiques. La façon dontl’Europe tout entière est demeuréesuspendue au jugement de la Cour deKarlsruhe sur le Mécanisme européende stabilité (MES) et le traité sur lastabilité, la coopération et la gouver-nance (TSCG) en est une illustration.

    P. Krugman nous livre une analysemilitante mais mesurée et argumentéede la crise et des solutions pour ensortir. Mais l’intérêt principal de sonouvrage réside dans le réquisitoire qu’ildresse contre le monde de la finance. Sacritique de la collusion entre milieuxd’affaires et pouvoir politique inter-pelle sur le fonctionnement de la démo-cratie américaine, faisant passer ledébat sur la relance économique ausecond plan.

    Norbert Gaillard

    FINANCE AND THE GOOD SOCIETYRobert J. ShillerPrinceton, NJ, Princeton UniversityPress, 2012, 304 pages

    Finance and the Good Society est un livrede vulgarisation dans lequel RobertJ. Shiller, professeur à l’université deYale, réfute la responsabilité de lafinance dans les problèmes écono-miques contemporains. La tâche estrude et l’écriture parfois besogneuse.Le plan de l’ouvrage évite d’aborder defront les enjeux posés par le titre, pour

  • politique étrangère l 4:2012

    920

    préférer une défense par petitestouches.

    Chacun des 18 premiers chapitresdécrit un des métiers de la finance.Comme dans Bouvard et Pécuchet, ils’agit de décrire les tâches, fonctions etenjeux des différents types de banquieret autres gérants de portefeuille, desingénieurs en produits financiers,des éducateurs, en passant par leslobbyistes et les philanthropes. L’au-teur se laisse parfois tenter par desplatitudes (« Le logement est un desbesoins économique fondamentaux »pour introduire les prêts immobiliers).Il défend les bienfaits de chaque pro-fession. Ainsi, sans avancer aucun fait àl’appui, la conclusion du chapitre surles crédits immobiliers est que « lesdéfauts des produits structurés ont ététrès visibles et seront corrigés ». Lelecteur qui a suivi l’introduction enbourse de Facebook pourra s’interrogersur l’argument selon lequel les mou-vements dans le capital de Facebookreflètent la nécessité de donner debonnes incitations aux gestionnaires.

    La deuxième partie cherche à réfuter lescritiques adressées à la finance en pro-cédant par sujet. R.J. Shiller passe enrevue les mathématiques, propose unecatégorisation des humains entre finan-ciers et artistes. La spéculation et laprise de risque sont décrites comme lerésultat d’impulsions chimiques neuro-nales. L’ensemble laisse l’impressiond’une leçon de choses sans fil directeur.Les argumentations mêlent métaphoresneuronales, effets des biais psycholo-giques et plaidoyers pour les calculs.Les bulles sont comparées à la collecti-visation forcée des paysans soviétiquespar Staline au début des années 1930.Pourtant, soutenir que la collectivi-sation fut le produit d’une épidémiesociale est hors de propos quand on sait

    le degré de coercition qui fut employé.Et il n’est pas certain que la seule diffé-rence entre ces deux types d’événementsoit « la présence de marchés libres,d’analystes, de bilans et de comptes derésultats qui ont permis de limiter lamagnitude de ces désastres ».

    Surtout, l’auteur n’offre pas de répon-ses convaincantes aux analyses propo-sées par ses concurrents américains –universitaires ou journalistes. Les criti-ques sur la gouvernance interne desintermédiaires financiers et leur modede gestion des risques, sur les expli-cations du relâchement des normes dequalité des crédits, sur les changementsd’organisation juridique des courtiers,sont des enjeux importants pour lafinance post-2007. On aurait pu penserque R.J. Shiller prendrait la peine deréfuter ces différents arguments. Il n’enest rien. L’auteur privilégie la thèse peucrédible de l’accident. Pourtant, biendes pistes auraient pu être exploitéespour défendre les apports de la financeaux économies contemporaines. Parexemple en soutenant l’idée que lafinance joue le rôle d’un contre-pouvoiraux abus de gouvernance des firmes oudes États. Finance and the Good Societyaurait pu être un livre informé et polé-mique. C’est un livre vague et (trop sou-vent) attendu car biaisé par une défenseà tout prix de l’état actuel de l’industriefinancière.

    Vincent Bignon

    BREAKOUT NATIONS. IN PURSUITOF THE NEXT ECONOMIC MIRACLESRuchir SharmaNew York, W.W. Norton & Co.,2012, 304 pagesLe thème des pays ou des marchésémergents suscite beaucoup d’intérêt,tant de la part des décideurs économi-

  • lectures

    921

    ques et politiques que du grand public.Lorsque les perspectives de croissances’assombrissent dans les économiesavancées de ce que l’on appelait encoreil y a quelques années la Triade (Europeoccidentale, États-Unis, Japon), c’estvers ces nouveaux marchés et ceséconomies à forte croissance que setournent les regards et les appétits. Lelivre de Ruchir Sharma, devenu un best-seller, s’inscrit dans une littératurecroissante sur ces marchés et ces pays,qui se décline sous des formes multi-ples, des plus savantes aux plus anec-dotiques, des plus objectives auxplus biaisées par des considérationscommerciales.

    Natif de l’Inde, banquier chez MorganStanley à New York, R. Sharma adopted’emblée le point de vue d’un inves-tisseur étranger sur ces marchés. Maisdans le cadre de son travail, il voyagebeaucoup et alimente sa réflexion desdiscussions qu’il a pu avoir à la foisavec des décideurs politiques de hautrang, comme Vladimir Poutine auquelil a décrit sans ambages la perceptionqu’avaient les investisseurs de la situa-tion en Russie, et des chauffeurs de taxiqui délivrent une mine d’informationssur la réalité des pays visités. C’est cequi donne sa saveur à ce livre, qui peutse lire comme des « impressions devoyage » étayées par des analyses éco-nomiques, financières et politiques. Onapprend ainsi que le prix d’un cocktaildans les palaces est un bon indicateurdu potentiel économique d’un pays. Ouencore que le marché des films de sérieZ au Nigeria est en plein boom et qu’ilreflète l’essor de la classe moyennedans ce pays. C’est aussi dans cet aspectanecdotique que résident les limites dulivre, car R. Sharma se contente bien

    souvent de juxtaposer des anecdotespersonnelles, des remarques perti-nentes et des conclusions tirées de« notes de recherche » à vocation com-merciale, rédigées pour son employeur.

    Sur le fond, on retiendra que la Chineva connaître une phase de décélérationdurable de son économie, qui nedébouchera pas nécessairement sur unecrise ; que l’Inde et le Brésil doiventdesserrer les goulots d’étranglementliés aux infrastructures et au poids dela bureaucratie ; que la Russie est unpetrostate dont la gouvernance gagne-rait à être améliorée ; et que l’Afriquedu Sud reste une économie rentière,avec des inégalités abyssales entreBlancs et Noirs. Tout cela est connu.Plus intéressants, les chapitres sur laTurquie et sur la Corée du Sud, deuxpays émergents qui sont souvent pré-sentés comme des modèles de réussite.L’auteur décrypte les changementssuccessifs de paradigme économiquedans ces pays et l’habileté de leursdirigeants à concilier justice sociale,redistribution et croissance. En revan-che, on regrettera l’accent quasi reli-gieux mis sur le rôle des marchés et laminoration du rôle de l’État dans ledéveloppement de ces pays, sympto-matiques d’un certain mantra néolibé-ral encore porté par Wall Street. Ce« consensus de Washington » a étéremis en cause sur les plans tant empi-rique que théorique (voir les travaux deDani Rodrik ou de Ha-Joon Chang),mais il continue à structurer la visiondu monde des banquiers anglo-saxons.En définitive, le livre de R. Sharmanous invite au voyage, mais on segardera de prendre ses observations etses prescriptions trop à la lettre.

    Alexandre Kateb

  • politique étrangère l 4:2012

    922

    AFRIQUE

    AFRICA. ÉTATS FAILLIS, MIRACLESORDINAIRESRichard DowdenBruxelles, Nevicata, 2012,592 pages

    Quatre ans après sa publication àLondres, Africa, Altered States, OrdinaryMiracles (Portobello Books) est enfintraduit en français. Bizarrement, c’estun éditeur belge spécialisé dans la litté-rature de voyage qui en a pris l’initia-tive. La traduction est calamiteuse maismet à la disposition d’un large publicfrancophone un ouvrage de référence.

    Cette somme de près de 600 pages seveut ouvrage de vulgarisation et en a lafluidité d’écriture très anglo-saxonne,au risque parfois de raccourcis simpli-ficateurs et de facilités racoleuses.Motivé par le souci d’illustrer la diver-sité d’un continent immense que nesaurait embrasser une analyse abstraiteet générale de l’« Afrique », RichardDowden entraîne ses lecteurs dans unlong voyage où se mêlent des souvenirsde reportages et des analyses plusconceptuelles. Les étapes de ce périple(Ouganda, Kenya, Zimbabwe, Afriquedu Sud, etc.) sont emblématiquesde l’indifférence britannique à l’égardde l’Afrique francophone. La Côte-d’Ivoire, le Gabon, le Mali sont à peineévoqués ; quant à l’étape sénégalaise,elle n’est que prétexte à une analyse –au demeurant captivante – des ressortsde la création de richesses en Afrique.

    R. Dowden veut combattre les stéréo-types qui lestent la perception occiden-tale de l’Afrique : un continent saignépar des guerres tribales, gouverné pardes autocrates sanguinaires, frappé pardes pandémies dévastatrices. Il s’inscrit

    dans une veine « afro-optimiste » : lesguerres sont aujourd’hui en Afriquemoins nombreuses qu’hier, la crois-sance y est restaurée, la démocratie s’yest acculturée. Trois facteurs, selon lui,ont contribué à la naissance de cette« nouvelle Afrique » : le téléphoneportable, l’arrivée des Chinois etl’émergence d’une classe moyenne. Ilse montre très critique à l’égard despolitiques occidentales d’aide au déve-loppement. Plus efficaces, dit-il, seraientla réduction des subventions aux agri-cultures occidentales – qui nuisent à lacompétitivité des agricultures afri-caines –, des dérogations transitoiresaux règles de libre-échange – qui béné-ficient au Nord et lèsent le Sud – et lalutte contre les paradis fiscaux – où seréfugie l’argent de la corruption.

    R. Dowden aime l’Afrique. Tout enfaisant le constat des errements ducontinent et plus encore de ses diri-geants, il conserve un insubmersibleattachement pour ses habitants, leursexistences et leurs « espoirs infinimentinterpellants » (comme l’écrit avec unlyrisme caricatural la quatrième decouverture, dont on espère qu’elle n’estpas de la plume de l’auteur). C’est cequi rend son ouvrage si attachant.

    Pour autant, cet amour revendiquépour son sujet d’étude suscite commeun malaise. Il est monnaie courantedans les études africaines : SylvieBrunel, la préfacière, le revendiqueaussi. Est-il nécessaire d’aimerl’Afrique pour en parler ? Après lesexcès de l’afro-pessimisme teinté deracisme, l’afro-optimisme n’est-il pasen train de sombrer dans les excèsinverses, au nom d’une empathiedémagogique ? N’y aurait-il pas deplace pour une approche dépassion-née, objective, du continent africain ?

    Yves Gounin

  • lectures

    923

    CRIME, TRAFICS ET RÉSEAUX :GÉOPOLITIQUE DE L’ÉCONOMIE PARALLÈLEMichel Koutouzis et Pascale PerezParis, Ellipses, 2012, 320 pages

    Michel Kouzoutis et Pascale Perez, spé-cialistes reconnus des trafics et de ladélinquance, signent un ouvrage pas-sionnant sur les évolutions contempo-raines du crime transnational. Ils nesont pas les premiers à l’affirmer maisdémontrent de manière extrêmementdétaillée et convaincante la conver-gence de plus en plus claire entre leséconomies formelle et parallèle. Uneconvergence qui opère selon plusieursmodalités.

    D’une part, les trafics imitent leséchanges commerciaux classiques dansleur technicité croissante (diversifi-cation, sous-traitance, complexificationet dilution de la responsabilité notam-ment par l’utilisation de sociétésécrans, etc.). Ainsi les réseaux ethni-ques ou familiaux de trafiquants à latête d’« activités artisanales et diaspo-riques » sont-ils de plus en plus rem-placés par des organisations trans-nationales intégrées, où opèrent avo-cats d’affaires, experts-comptables,financiers de haut vol, transitaires,logisticiens performants. Ces organi-sations pratiquent la polyactivité et denouveaux métiers apparaissent. Ainsiles mafias italiennes se sont-ellesmassivement investies depuis quel-ques décennies dans la délicate ques-tion de la gestion des déchets toxiques.

    D’autre part, la frontière entre le légalet l’illégal est de plus en plus difficile àtracer. Arrêtons-nous sur la questiondes déchets. La Camorra et la N’dran-ghetta sont devenus des opérateursimportants dans ce secteur. Une partiede ces produits sont déversés sur les

    côtes est-africaines, et particulièrementsomaliennes. Il est difficilement imagi-nable que cette exportation particu-lière, qui rend finalement un serviceimportant à l’État italien, se fasse sansque des autorités ne ferment les yeuxsur le chargement de ces déchets dansdes vraquiers situés dans les portsitaliens, et que ceux-ci soient vidés surles côtes somaliennes sans que l’impor-tant dispositif de surveillance occiden-tal déployé dans la zone ne s’en avise.Il y a donc plusieurs dimensions à cetterelation légal-illégal. L’économie légale,en particulier la finance internationale,comme nous l’a récemment montrél’affaire Barclays, s’affranchit de plusen plus régulièrement non seulementde la déontologie, mais aussi simple-ment de la loi, alors que les organi-sations criminelles sont souvent im-pliquées dans des activités légales (nonseulement comme couverture ou pourbesoin de blanchiment, mais égalementparce que certaines activités sont trèsrentables). La deuxième dimension estl’indéniable complémentarité entre cesdeux types d’économies. Les auteursaffirment que, depuis la crise de 2008,plusieurs banques sérieuses et hono-rables ont été sauvées de la faillite enacceptant l’entrée massive de fonds dedifférentes organisations criminelles.

    Dans cette évolution très particulière,on ne s’étonnera donc pas que les liensentre crime et pouvoir politique se ren-forcent, y compris chez les grandespuissances mondiales. Ainsi le clan deVladimir Poutine a-t-il été particuliè-rement impliqué dans de vastes opéra-tions immobilières à Sotchi, avantl’organisation des Jeux olympiques.De même, le nom du fils de Hu Jintao(Hu Huaqing) est cité dans une affairede corruption en Namibie, liée à sasociété Nuctech. Autre exemple, celui

  • politique étrangère l 4:2012

    924

    de la société Siemens, qui a curieuse-ment obtenu, ces dernières années, unquasi-monopole auprès des autoritésgrecques.

    Ce livre, captivant du fait de l’abon-dance de l’information mais aussi de laqualité et de la richesse de la réflexion,n’en souffre pas moins de gravesdéfauts de construction, qui rendentparfois sa lecture difficile. Les auteursn’ont en effet pas choisi de structurerl’ouvrage par produits, par acteurs oupar aires géographiques, mais par tou-tes ces entrées à la fois, regroupées ausein de « parties concepts » (intercon-nectivité ; passerelles ; multiplicités ;entropie). Ce découpage est peu perti-nent, car il oblige constamment lesauteurs, puisqu’il y a interconnectivité,à parler de tous les sujets dans tous leschapitres. La lecture aurait été plusaisée s’ils avaient opté pour un planclassique, voire recouru à un modèle dedictionnaire. Enfin, autant les auteurssont convaincants sur l’ensemble del’ouvrage, autant la partie « entropie »,qui traite du terrorisme et de la guerre,semble rajoutée à l’ouvrage. Cettepartie se situe hors du cœur de ladémonstration et n’apporte guère deplus-value aux lecteurs familiers de cesdeux thèmes.

    Alain Antil

    AMÉRIQUES

    L’AMÉRIQUE DANS LA PEAU. QUANDLE PRÉSIDENT FAIT CORPS AVEC LA NATIONThomas SnégaroffParis, Armand Colin, 2012,292 pages

    Plutôt que de traiter de la fonction pré-sidentielle et du processus électoral,l’historien dresse le portrait de 19 prési-

    dents depuis Theodore Roosevelt et deleur relation avec la nation américaine.

    L’ouvrage se répartit en quatre appro-ches mêlant description historique etanalyse. En s’attaquant à la masculinitéde la fonction présidentielle, T. Snéga-roff met l’accent sur un phénomèneque ses multiples exemples illustrentà merveille. L’occupant de la Maison-Blanche doit incarner le mâle et lesjoutes électorales musclées en témoi-gnent (les passages concernant SarahPalin sont croustillants, même si onaurait souhaité en apprendre plus). DeRoosevelt à Reagan en passant parJohnson, les présidents américainsrevêtent souvent le costume du hérosnational. La deuxième facette du prési-dent, son empathie et sa capacité à êtrele père de la nation, est complémen-taire de la première. Les larmes deRonald Reagan ou de Bill Clinton,l’image de George W. Bush haranguantla foule avec un pompier à GroundZero sont des moments inoubliables. Àl’inverse, un président trop distant estgénéralement mal perçu : George H.Bush en fit les frais. Un président amé-ricain doit aussi ressembler à son peu-ple, incarner l’Amérique et la rassem-bler dans l’épreuve. Les trois mandatspleins de Roosevelt dans sa chaiseroulante, l’élection du catholique JohnKennedy ou de l’Africain-AméricainBarack Obama sont autant de révo-lutions, indicatrices de l’évolution desmentalités. Dans sa quatrième partie,l’auteur s’attarde enfin sur les risquesdu métier. À vouloir trop en faire, leprésident américain s’expose à sescontradictions et aux critiques de lanation. Les mensonges de Rooseveltsur son état de santé éclairèrent uneautre facette de son personnage légen-daire, le pardon de Ford à Nixonmarqua la fin de son état de grâce et

  • lectures

    925

    l’affaire Monica Lewinsky fut pour BillClinton l’épreuve la plus douloureuseet difficile de ses deux mandats.

    On regrettera simplement ici un partipris en faveur du Parti démocrate quisemble parfois déborder l’analyse poli-tique pour s’habiller d’arguments parti-sans. Ainsi les présidents républicains,les plus récents surtout, sont-ils géné-ralement moqués et démythifiés, les dé-mocrates étant loués pour leurs qualitéstant humaines que politiques. Combiende fois les méthodes de Reagan visant àglorifier son passé sont mentionnées,combien de références négatives àNixon, de moqueries sur les deux pré-sidents Bush… On pourrait penserque les présidents républicains sontnécessairement manipulateurs et lesdémocrates victimes d’opérations dedéstabilisation systématiques. S’il estvrai que la vie politique américaine est,aujourd’hui plus qu’hier, infectée descandales et de désinformation, expo-sition médiatique oblige, il serait sansdoute exagéré de distinguer deux pra-tiques qui seraient totalement diffé-rentes. Ce positionnement partisann’enlève cependant rien à la qualité del’ouvrage de T. Snégaroff ni à l’intérêtimmense des multiples anecdotes qu’ilrelate.

    Barthélémy Courmont

    DRIFT. THE UNMOORING OF AMERICANMILITARY POWERRachel MaddowNew York, Crown, 2012, 288 pages

    Rachel Maddow est une vedette dupetit écran américain. On retrouve dansDrift son intelligence malicieuse et sonsens de la provocation. Elle a choisi des’y attaquer à l’une des institutions lesplus respectées des États-Unis. La

    « dérive » à laquelle le livre fait réfé-rence est celle de l’armée américainequi s’est lentement mais sûrementcoupée du peuple.

    La Maison-Blanche est sortie vainqueurdu bras de fer qui l’a opposée auCongrès sur les pouvoirs de guerre.Alors que les pères fondateurs avaientrecommandé que le pouvoir de décla-rer la guerre échappe à l’exécutif, lesprésidents successifs, de Richard Nixonà George W. Bush, n’ont eu de cessed’en revendiquer l’usage. R. Maddowmontre comment, depuis l’invasion deGrenade jusqu’à celle de l’Irak, leCongrès a été réduit au rôle de chambred’enregistrement des décisions prisesdans le bureau ovale.

    Autre facteur : la professionnalisation.La guerre du Vietnam avait traumatisél’Amérique parce que les conscritsavaient été envoyés au front et n’enétaient pas tous revenus. Les succes-seurs de Lyndon Johnson ont retenu laleçon et cherché par tous les moyens àfaire la guerre sans traumatiser MainStreet. Les combattants ne sont plus descitoyens ordinaires mais des profes-sionnels dûment rémunérés, dont lamort au combat est traitée comme unbanal accident de travail. Il est signifi-catif que les images de leurs cercueilsne circulent plus guère, soit que l’arméeen censure la diffusion, soit que lapresse s’en désintéresse.

    Même si elle ne procède pas de la mêmelogique, l’externalisation creuse un peuplus le fossé entre les Américains et leurarmée. Début 2011, 4 500 soldats améri-cains stationnaient en Irak contre 65 000auxiliaires privés. Quand les États-Unisfont la guerre, ils en confient la charge àdes compagnies privées dans desconditions juridiques et budgétairessouvent opaques. R. Maddow dénonce

  • politique étrangère l 4:2012

    926

    ces travers et appelle à en finir avec laprivatisation de la guerre.

    Un dernier facteur est la tendance natu-relle de la structure militaire à justifierson existence par la persistance desmenaces. R. Maddow consacre unchapitre particulièrement mordant àl’arme nucléaire. Elle rappelle les acci-dents, plus ou moins graves, qui ontmarqué son histoire et souligne sonanachronisme depuis la disparition dela menace « existentielle » soviétique.Elle reproche au complexe militaro-industriel d’être devenu un Léviathan,aux moyens sans commune mesureavec les menaces auxquelles la nationest confrontée.

    Cette « dérive » ne serait pas si grave sielle n’avait pour conséquence de rendrela guerre anodine. L’auteur déplore queles États-Unis soient devenus unenation « at peace with being at war ». Tantque le lien armée/nation restait fort, lesÉtats-Unis y regardaient à deux foisavant de partir en guerre. Si le prési-dent peut déclarer la guerre sans débatau Congrès, si une ultraminorité desoldats et de mercenaires risquent leurvie loin du sol américain et loin descaméras de télévision, si le coût infla-tionniste des dépenses militaires n’im-pacte plus un budget fédéral dont ledéficit se creuse sans limites, alorsWashington sera tenté de répondre à lamoindre menace par la force. Ce n’estpas dans l’intérêt des États-Unis ; cen’est pas dans l’intérêt du reste dumonde.

    Yves Gounin

    EUROPE

    THE EUROPEAN UNION AND EMERGINGPOWERS IN THE 21st CENTURY:HOW EUROPE CAN SHAPEA NEW GLOBAL ORDERThomas Renardet Sven Biscop (dir.)Burlington, VT, Ashgate, 2012,208 pages

    Il n’y a aujourd’hui qu’un seul sujet depolitique étrangère européenne auquelles États membres semblent consacrerquelque réflexion : les partenariats stra-tégiques. L’Union européenne (UE) acréé ce label afin de décrire les relationsprivilégiées qu’elle entend construireavec une dizaine de pays : les tradition-nels émergents, dont l’Afrique du Sud,le Brésil, la Chine, l’Inde et la Russie(BRICS), et d’autres pays, dont la Coréedu Sud ou le Mexique. Si le conceptsemblait prometteur, sa concrétisationreste inaboutie : manque de vision stra-tégique, attractivité européenne eninadéquation avec ses demandes, em-phase excessive sur les coopérationstechniques, etc.

    Face à ce constat, Thomas Renard etSven Biscop font l’état des lieux, dres-sent un bilan, jaugent les forces en pré-sence et esquissent des pistes pourcorriger le déficit stratégique de ces par-tenariats. Ils réunissent des auteurs derenom, spécialistes de la politique exté-rieure de l’UE, comme Jolyon Howorth,Richard Gowan ou Tomas Ries.

    L’ouvrage se veut ambitieux. Outrel’analyse des partenariats stratégiquesde l’UE, il s’agit de savoir commentl’Union pourrait sortir la tête hauted’un contexte international en pleine

  • lectures

    927

    mutation. Chaque auteur est convaincuque le rôle de l’Union comme acteurinternational est sous-évalué, maissurtout que le potentiel européen estsuffisant pour garantir que l’UE pren-dra sa place de puissance leader de cemonde. Les chapitres nous présententdonc les atouts européens, la nécessitéde pousser la dimension stratégique del’UE et les opportunités de la gouver-nance multilatérale.

    Cette contribution s’inscrit dans lalignée d’une école europhile déjàtouffue, mais dans un domaine à défri-cher. Elle a l’avantage de se vouloirenglobante et d’ouvrir des perspectivesintéressantes. Délibérément supra-nationale, l’approche ignore cependantune réalité : la politique extérieure del’UE demeure le privilège des 27 Étatsmembres ; on peut s’étonner ici de leurabsence… Avant d’envisager la relationde l’UE avec les puissances émergentes,on pourrait interroger les politiques desgrands États membres vis-à-vis de cespays et la manière dont elles intègrentune éventuelle dimension européennesur le sujet. Il est trop simple de lesécarter simplement parce qu’aucunÉtat européen ne pourrait peser seul àl’échelle mondiale. La première partiethéorique, qui fait un panorama del’ordre global actuel, aurait pu êtreabrégée, ce qui aurait peut-être permisde couvrir des aspects occultés : desétudes de cas et des analyses théma-tiques, sur le commerce par exemple,auraient enrichi le raisonnement.

    Cet ouvrage pose néanmoins une pre-mière pierre intelligente et fort utile surun sujet qui continuera d’alimenternombre de réflexions. Il permet decadrer le débat et ouvre de multiplespistes de recherche.

    Vivien Pertusot

    EUROSCEPTICISM WITHINTHE EU INSTITUTIONS.DIVERGING VIEWS OF EUROPENathalie Bracket Olivier Costa (dir.)Londres, Routledge, 2012,136 pages

    Les acteurs peuplant les institutionssupranationales sont communémentvus comme partageant une même foien l’intégration européenne, dontdécouleraient des stratégies visantsystématiquement au renforcement del’Union européenne (UE) comme ordrepolitique. L’ouvrage questionne cepostulat, en mettant en exergue l’exis-tence de forces eurosceptiques dans lesarènes bruxelloises. Les élites politi-ques européennes sont ainsi partagéesentre des visions divergentes dudevenir de l’intégration européenne,visions découlant elles-mêmes de diffé-rences d’idéologies, de cultures natio-nales, d’intérêts et de rapports depouvoir personnels ou institutionnels.

    Il s’agit dès lors, comme l’énoncentNathalie Brack et Olivier Costa dansleur introduction, de comprendrel’étendue de cette fragmentation, ainsique ses conséquences multiples etcontradictoires sur le devenir de l’UE.L’émergence d’oppositions dans desinstitutions fondées sur le compromiset le consensus fait courir le risque deblocages. Les contributions composantl’ouvrage montrent comment chaqueorganisation (Commission, Parlement,Conseil, Cour de justice) autorise ledissensus mais développe aussi desmécanismes, formels ou informels,pour l’encadrer et en limiter les effets.Une autre interprétation suggère quel’espace donné à la critique dans le pro-cessus décisionnel européen accentue

  • politique étrangère l 4:2012

    928

    sa représentativité, en reflétant lescontestations à l’œuvre dans le corpssocial. Dès lors, les voix eurosceptiquesqui se font entendre au sommet de l’UEconcourent paradoxalement à renforcersa légitimité.

    Les auteurs utilisent des méthodes etdes sources propres à chaque terrain :large enquête d’attitudes sur les fonc-tionnaires de la Commission (Dehousseet Thompson) ; analyse multivariéedes présidences tournantes « euroscep-tiques » (Leconte) ; entretiens quali-tatifs et observation sur les députéseuropéens (Brack) ; modélisation desdiscours des élites nationales sur l’UE(Schmidt) ; étude juridique (Naômé).En ressortent quelques constantes,mises en lumière par Diez Medranodans un chapitre conclusif. Le cadreinstitutionnel européen a une influencenotable sur la forme et l’impact desdiscours eurosceptiques, preuve d’uneréelle capacité de socialisation de l’UE.Pour autant, les matrices nationalesrestent structurantes dans la relation àl’Europe des acteurs et les manières del’exprimer, tout en évoluant à la faveurde crises (exemple des réticences alle-mandes croissantes envers une solida-rité européenne inconditionnelle aprèsla réunification). Il ressort aussi de cesétudes de cas qu’un véritable répertoirediscursif européen est en gestation. Lesinteractions transnationales, dans ethors les institutions, favorisent la circu-lation de manières de dire son adhésionau projet européen, mais aussi de lecontester, moins dans sa totalité quedans le détail de ses politiques. Aufinal, le volume apporte une contri-bution utile et originale au débat tou-jours controversé sur la notion mêmed’euroscepticisme. Il alimente aussi ladiscussion sur la « normalisation » del’UE comme système politique, notam-

    ment sur la capacité de cette dernière àcontenir et organiser le conflit en sonsein.

    François Foret

    FRANCE-ALLEMAGNE :UNE UNION MENACÉE ?Jacques-Pierre GougeonParis, Armand Colin, 2012,224 pages

    Rarement l’Allemagne a été aussi pré-sente dans le débat politique françaisque durant la dernière campagne prési-dentielle. Nicolas Sarkozy n’a cessé d’yfaire référence, l’érigeant en modèlequ’il fallait copier, tandis que FrançoisHollande dénonçait les capitulationsdu président devant le diktat allemand.

    Ancien conseiller culturel à Berlin,Jacques-Pierre Gougeon est un germa-niste réputé. Le titre de son dernierouvrage est trompeur. Il n’y est pasquestion de la crise d’une quelconque« union » franco-allemande, mais biendu fossé grandissant qui sépare uneFrance en déclin d’une Allemagneen pleine ascension. Jacques-PierreGougeon évoque un « grand écart »,qui se serait creusé depuis une dizained’années. L’Allemagne a une crois-sance plus forte, un chômage plusfaible, des finances publiques mieuxgérées et une économie plus compéti-tive que la France. La maîtrise du coûtdu travail et les réformes mises enœuvre par G. Schröder ne sont quedeux éléments parmi un faisceau defacteurs. La réussite allemande plongeen fait ses racines dans des causes plusstructurelles : un dense réseau de« grosses PME », une spécialisationdans le « haut de gamme », une bonneimplantation dans les pays impor-tateurs, etc.

  • lectures

    929

    Plus grave que cet effet de ciseauxobjectif est la perception qu’on s’en fait,des deux côtés du Rhin. Vue d’Alle-magne, la France n’est plus qu’une« Grande Nation ganz klein » (titre d’unarticle du Frankfurter Rundschau du12 août 2011), qui compense sa propreincertitude sur sa grandeur perdue parde la crispation et de la gesticulation.C’est sous ce registre-là que de nom-breuses actions du président Sarkozyont été ironiquement commentées : leprojet d’Union pour la Méditerranée, lamédiation française dans la crise géor-gienne à l’été 2008, la crise bruxelloiseprovoquée par le discours anti-Roms deGrenoble en juillet 2010, l’interventionmilitaire en Libye – interprétée en Alle-magne comme la tentative maladroitede Paris de « restaurer son image »après les « printemps arabes »…

    Cette France qui décline voit avecinquiétude sa voisine assumer sansvergogne son statut tout neuf degrande puissance. « Puissance centraleen Europe » (ainsi désignée dans unlivre de 1994 par le grand historienHans-Peter Schwarz), l’Allemagne osedésormais dire non : aux États-Unis quivoulaient qu’elle intervienne en Irak en2003, voire, au risque de l’isolement, àtout le camp occidental engagé enLibye en 2011.

    Cette nouvelle « Allemagne-puissance »porte sur son passé un « regard pluslibre ». La comparaison, là encore, netourne pas à l’avantage de la France,dont le passé « a du mal à passer », qu’ils’agisse du régime de Vichy ou de laguerre d’Algérie. L’Allemagne, aucontraire, relève le défi de la construc-tion d’une mémoire collective com-mune aux deux moitiés du pays. Unenouvelle génération d’historiens pro-cède à une relecture de la période nazie.Cette relecture de l’histoire s’inscrit à

    charge (le passé colonial de l’Alle-magne est désormais assumé) et àdécharge (la célébration du 300e anni-versaire de la création de la Prusse a étél’occasion de sa réhabilitation).

    Proche de Jean-Marc Ayrault, J.-P.Gougeon l’a suivi à Matignon. Il y a laresponsabilité des relations avecl’Allemagne. Au temps de l’analysesuccède donc pour lui le temps del’action : lui incombe désormais lalourde tâche de remédier au déséqui-libre croissant entre les deux voisinsd’outre-Rhin.

    Yves Gounin

    LE CREDO ANTINUCLÉAIRE,POUR OU CONTREPierre BacherParis, Odile Jacob, 2012,176 pages

    Depuis Fukushima, et à la suite de ladécision allemande de se passer dunucléaire, de nombreuses voix se sontélevées, en France et ailleurs, pourremettre en cause le choix du nucléaire,ravivant un débat jamais totalementéteint entre pro et anti. Réduire le pro-blème à un affrontement idéologique,c’est courir le risque de simplifier exces-sivement l'analyse économique. Lapréemption du débat énergétique parles organisations non gouvernemen-tales (ONG) et les médias sociaux,certes indispensables à la réflexion,pénalise le développement d’unediscussion dépassionnée et factuelle. Lecitoyen doit disposer de tous les élé-ments pour déterminer une positionlucide sur les choix des sources d’éner-gie. C’est là le défi qu’entend relever ledernier ouvrage de Pierre Bacher,ancien directeur technique d’EDF etactuellement expert auprès de l’Aca-démie des technologies.

  • politique étrangère l 4:2012

    930

    Le livre s’ouvre sur deux partiesdédiées aux risques du nucléaire, à leurperception et à leur évaluation, ce quidonne à l’auteur l’occasion d’expliquerles démarches probabiliste et détermi-niste qui fondent l’expertise de la sûretédu nucléaire. Y sont également traitéesles questions du démantèlement et dela gestion des déchets. La troisièmepartie répond aux critiques contestantles avantages du nucléaire, notammentcelles portant sur le coût. S’ensuit unerevue des alternatives à l’énergie nu-cléaire et de leurs limites. Dans undernier temps, Pierre Bacher tire lesleçons de Fukushima.

    Les tenants d’une sortie du nucléairepointeront inévitablement un défautd’objectivité ou un manque d’indépen-dance. Il faut pourtant se réjouir derecueillir la vision d’un réel connais-seur des systèmes énergétiques, do-maine pour lequel compétence etexpertise sont essentiels à une bonnearticulation des enjeux. Les accusationsde non-indépendance, voire d’apparte-nance à un lobby quelconque, faussentdu reste la discussion et sont souventmalvenues : une indépendance totaledes milieux énergéticiens reviendrait àune méconnaissance certaine descontraintes technologiques.

    Au travers d’une analyse factuelle etrationnelle, l’ouvrage apporte desréponses aux principaux faits surlesquels s’appuient les antinucléaireset pointe de nombreux exemples quirencontrent un grand écho dans lesmédias et sur les réseaux sociaux, etpourtant sans aucun fondement scien-tifique. Nombre de valeurs résultantd’erreurs d’interprétation des donnéesalimentent ainsi de multiples polémi-ques, notamment celles portant sur lenombre de victimes de cancers consé-cutifs à la catastrophe de Tchernobyl.

    On apprend par ailleurs que la fa-meuse phrase sur le nuage nucléairequi se serait arrêté aux frontières de laFrance est le fait d’un journaliste et n’ajamais été prononcée par le professeurPierre Pellerin…

    Autre exemple : il est souvent reprochéà l’industrie nucléaire de ne pouvoirvivre sans l’intervention de l’État, lacouverture du risque étant plafonnée.Ce qui reviendrait à reconnaître que lesconséquences d’un accident seraienttellement élevées que seule la solidariténationale pourrait les prendre encharge. Mais un tel risque n’est pas unespécificité du nucléaire. L’actualitérécente et la crise financière montrentque les primes d’assurance ne couvrentpas les grands risques dans de nom-breux secteurs de l’économie : banques,industries chimiques, énergie, etc. – laliste est longue.

    On pourrait reprocher à cet ouvrage,didactique et instructif, de parfois trops’appuyer sur les défauts des autressources d’énergie pour mieux mettre enavant les avantages du nucléaire. Celaest sans doute dû à l’enthousiasme d’unauteur qu’on sent avide de partager saconnaissance du sujet, indiscutable, et àla frustration légitime venant de lapauvreté du débat énergétique, tant auniveau politique que médiatique.

    Maïté Jauréguy-Naudin

  • lectures

    931

    ASIE

    GÉOPOLITIQUE DE L’INDE.LE RÊVE BRISÉ DE L’UNITÉOlivier GuillardParis, PUF, 2012, 212 pages

    L’approche didactique de cet ouvragepermet de saisir de façon claire lesenjeux que pose une société de plus de1 milliard d’individus dans un paysqui, après avoir été pendant des annéesassocié au sous-développement, reven-dique aujourd’hui un rang de puis-sance tant régionale que mondiale.L’inévitable fragmentation induite parla taille et la diversité de la populationindienne semble constituer, pourOlivier Guillard, le principal obstacleretardant la jeune nation dans sonascension vers le devant de la scèneinternationale.

    Héritière d’une histoire millénaire,l’Inde est multiple et contrastée. Sixreligions principales et plus de 300ethnies s’y côtoient, critères de mobili-sation fondamentaux dans la politiquenationale. Le Bharatiya Janata Party(BJP), principal parti d’opposition,adopte par exemple un discourshindou-nationaliste face à l’historiqueet séculaire Congrès qui fut l’artisan del’indépendance du pays. Cependant, cesont les disparités socio-économiquesqui divisent le plus profondémentl’Union Indienne, où les sept dixièmesde la population ont encore un modede vie rural, alors que les mégalopolescomme Mumbai ou Bangalore, cœursdu dynamisme économique, font del’Inde un des leaders mondiaux destechnologies de communication. Deplus, la corruption et la lourdeur admi-nistrative endémiques ne permettentpas au gouvernement de satisfaire les

    besoins en infrastructures et servicesd’une population en développement etle mécontentement qui en découle setraduit par des insurrections violentes,comme la révolte naxalite et la prolifé-ration de partis identitaires ou sépa-ratistes. L’Inde se classe 95e sur les 182États dont Transparency International amesuré le niveau de corruption en 2011.

    Les réponses aux questionnements del’unité indienne pourraient bien setrouver à l’extérieur, où le pays conti-nue d’étendre son rayonnement. Aprèsdeux décennies d’un développementsans précédent, aujourd’hui neuvièmepuissance économique mondiale, l’Indeoffre en Asie une alternative à l’hégé-monie chinoise. Grâce à sa bonne imageinternationale, elle suscite l’adhésionde nombreux acteurs internationaux,dont les États-Unis. Elle s’affirmecomme un acteur privilégié aux plansmilitaire – elle y investit annuellement2,8 % de son produit intérieur brut(PIB) – et économique, rendue plusattractive et courtisée que jamais par saseptième place dans le classement desplus importantes réserves de change.

    Le pays doit pourtant éviter les écueilsd’un développement poussé qui pour-rait laisser pour compte tout une partd’une population où à peine six indivi-dus sur dix savent lire. Aux contraintesintérieures s’ajoute le fardeau de l’ins-tabilité régionale, les conflits terri-toriaux avec le voisin pakistanais nefaisant que ranimer la mémoire de lasanglante partition de 1947.

    Malgré les obstacles et un débutd’année politiquement mouvementé,O. Guillard est confiant en l’avenir etestime que l’Inde d’aujourd’hui a nonseulement la motivation, mais aussi lesatouts et les partenaires nécessaires àses ambitions de puissance, qu’elle

  • politique étrangère l 4:2012

    932

    combine avec la retenue et la justessequi caractérisent sa diplomatie.

    Claire-Marine Selles

    PAKISTAN ON THE BRINK: THE FUTURE OFAMERICA, PAKISTAN, AND AFGHANISTANAhmed RashidNew York, Viking, 2012, 256 pages

    Voici le troisième ouvrage d’AhmedRashid consacré à la guerre d’Afgha-nistan et à ses conséquences sur lespays voisins, en particulier le Pakistan.A. Rashid est sans doute le journalistepakistanais le plus connu internatio-nalement. Cet ouvrage, qui couvre lapériode allant de l’élection de BarackObama à la fin 2011, reprend et actua-lise ses deux livres précédents. Ses neufchapitres, indépendants les uns desautres, traitent tous de la crise quisecoue la région « AfPak » mais sousdes éclairages différents. L'accent estmis soit sur la politique américaine (enparticulier, le surge – 30 000 hommessupplémentaires – des troupes amé-ricaines décidé en 2009, l’exécutiond’Oussama Ben Laden au Pakistan et ladécision de retrait d’Afghanistan desforces combattantes en 2014), soit surles contradictions pakistanaises (lesoutien de l’armée aux « bons » Tali-bans, la reconquête de la vallée de Swaten 2010 et la dégradation accélérée dupays qui pourrait conduire à terme audésastre), soit sur le chaos croissant enAfghanistan (l’élection présidentiellede 2009, le renforcement des Talibans,l'incohérence de plus en plus marquéedu président Hamid Karzai). Le sujetprincipal n'est pas le Pakistan en lui-même, mais plutôt l'interaction entreles à-coups et contradictions de la poli-tique américaine, l’incapacité dugouvernement afghan à gouvernereffectivement ce pays et l’aveuglement

    presque suicidaire des différentes auto-rités pakistanaises. Mais son titre s’ex-plique par la conviction de l’auteur quel’avenir du Pakistan est le principalenjeu des conflits en cours.

    Comme le souligne A. Rashid, lesforces américaines ont été accueillies enlibérateurs en Afghanistan au début de2002 et l’espérance d'une pacificationde l'Afghanistan et d’un changementde cap au Pakistan paraissait alorsréaliste. L’espérance est devenue cau-chemar : les Talibans contrôlent denouveau une partie importante duterritoire afghan, le Pakistan s’enfoncedans une crise politique, économique etmorale de plus en plus grave et lesÉtats-Unis pourraient en être réduits àune fuite sans gloire d’une région dumonde qui a le potentiel, si rien n’estfait pour mettre un terme à l’aggra-vation des tensions de toutes sortes quis’y déploient, de déclencher une crisemondiale de première ampleur.

    A. Rashid analyse en profondeur lesraisons de cette inexorable « descentevers le chaos », en dépit des bonnesintentions du président Obama. Saconnaissance d’un dossier qu’il suitdepuis plus de 15 ans, les relationspersonnelles qu’il a su tisser avec lesprincipaux responsables des événe-ments en cours font de son ouvrage unelecture indispensable. Pour l’auteur, laclé de la solution, c'est l’armée pakis-tanaise, puisque c’est elle qui porte laprincipale responsabilité de la dégra-dation actuelle. Qu’elle renonce à mani-puler les uns et les autres pour imposer« sa » solution à la crise afghane etqu’elle cherche de bonne foi une solu-tion pacifique acceptable pour les