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Envoyé par Isabelle. LE PACTE AUTOBIOGRAPHIQUE Philippe Lejeune - L’autobiographie en France (Armand Colin - Collection U2 - 1971) « S’interroger sur le sens, les moyens, la portée de son geste, tel est le premier acte de l’autobiographe : souvent le texte commence, non point par l’acte de naissance de l’auteur (je suis né le....) mais par une sorte d’acte de naissance du discours, "le pacte autobiographique". » En cela, l’autobiographe n’invente pas : les mémoires commencent rituellement par un pacte de ce genre, exposé d’intention, circonstances où l’on écrit, réfutation d’objections ou de critiques. Mais le rite de présentation a une fonction beaucoup plus importante pour l’autobiographe, puisque la vérité qu’il entreprend de dévoiler lui est personnelle, qu’elle est lui. Ecrire un pacte autobiographique (quel qu’en soit le contenu), c’est d’abord poser sa voix, choisir le ton, le registre dans lequel on va parler, définir son lecteur, les relations qu’on entend avoir avec lui. C’est comme la clef, les dièses ou les bémols en tête de la portée : tout le reste du discours en dépend. C’est choisir son rôle. [On peut] voir les différents rôles possibles dans cette comédie de la prise de parole, de l’arrogance à la timidité (souvent mélangées), de la voix de théâtre à la voix de salon, du didactisme à la confidence, mais aussi de la subtilité à la platitude. De toute façon, parler de soi ne va pas de soi... Depuis deux siècles qu’on écrit et qu’on lit des autobiographies, il ne semble pas qu’on se soit habitué à la situation. On a beau avoir lu des dizaines de pactes autobiographiques, il faut tout repenser quand il s’agit d’écrire le sien. L’autobiographie s’interroge donc fatalement sur elle-même ; elle invente sa problématique et la propose au lecteur. Cette conduite affichée, cette interrogation sur ce qu’on fait, ne cessent pas une fois le pacte autobiographique terminé : tout au long de l’œuvre, la présence explicite (parfois même indiscrète) du narrateur demeure. C’est là ce qui distingue le récit autobiographique des autres formes du récit à la première personne: une relation constante y est établie entre le passé et le présent, et l’écriture y est mise en scène. Il conviendra donc d’étudier selon Lejeune : la relation du narrateur avec le personnage (de l’adulte avec l’enfant) : - identification et nostalgie => tonalité lyrique (élégiaque) - distanciation, humour, rejet... => tonalité picaresque la relation du narrateur avec lui-même devant le lecteur : - analyser la composition de son récit problèmes de la mémoire : lacunes, désordre => chronologie, vitesse narrative - anticiper le regard critique du lecteur problèmes de la sincérité : inavouable et ineffable => sexualité, bonheur Montaigne - un pacte classique (Essais) C’est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t’avertit, dès l’entrée, que je ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n’y ai eu nulle considération de ton service, ni de ma gloire. Mes forces ne sont pas capables d’un tel dessein. Je l’ai voué à la commodité particulière de mes parents et amis: à ce que m’ayant perdu (ce qu’ils ont à faire bientôt) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent, plus entière et plus vive, la connaissance qu’ils ont eue de moi. Si c’eût été pour rechercher la faveur du monde, je me fusse mieux paré et me présenterais en une marche étudiée. Je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice: car c’est moi que je peins. Mes défauts s’y liront au vif, et ma forme naïve, autant que la révérence publique me l’a permis. Que si j’eusse été entre ces nations qu’on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je t’assure que je m’y fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu. Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre: ce n’est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain. Adieu donc. Rousseau - un pacte dramatisé (préambule des Confessions) Intus et in cute Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi.

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Envoyé par Isabelle.

LE PACTE AUTOBIOGRAPHIQUE Philippe Lejeune - L’autobiographie en France (Armand Colin - Collection U2 - 1971)

« S’interroger sur le sens, les moyens, la portée de son geste, tel est le premier acte de l’autobiographe : souvent le texte commence, non point par l’acte de naissance de l’auteur (je suis né le....) mais par une sorte d’acte de naissance du discours, "le pacte autobiographique". »

En cela, l’autobiographe n’invente pas : les mémoires commencent rituellement par un pacte de ce genre, exposé d’intention, circonstances où l’on écrit, réfutation d’objections ou de critiques. Mais le rite de présentation a une fonction beaucoup plus importante pour l’autobiographe, puisque la vérité qu’il entreprend de dévoiler lui est personnelle, qu’elle est lui. Ecrire un pacte autobiographique (quel qu’en soit le contenu), c’est d’abord poser sa voix, choisir le ton, le registre dans lequel on va parler, définir son lecteur, les relations qu’on entend avoir avec lui. C’est comme la clef, les dièses ou les bémols en tête de la portée : tout le reste du discours en dépend. C’est choisir son rôle.

[On peut] voir les différents rôles possibles dans cette comédie de la prise de parole, de l’arrogance à la timidité (souvent mélangées), de la voix de théâtre à la voix de salon, du didactisme à la confidence, mais aussi de la subtilité à la platitude. De toute façon, parler de soi ne va pas de soi... Depuis deux siècles qu’on écrit et qu’on lit des autobiographies, il ne semble pas qu’on se soit habitué à la situation. On a beau avoir lu des dizaines de pactes autobiographiques, il faut tout repenser quand il s’agit d’écrire le sien. L’autobiographie s’interroge donc fatalement sur elle-même ; elle invente sa problématique et la propose au lecteur.

Cette conduite affichée, cette interrogation sur ce qu’on fait, ne cessent pas une fois le pacte autobiographique terminé : tout au long de l’œuvre, la présence explicite (parfois même indiscrète) du narrateur demeure. C’est là ce qui distingue le récit autobiographique des autres formes du récit à la première personne: une relation constante y est établie entre le passé et le présent, et l’écriture y est mise en scène. Il conviendra donc d’étudier selon Lejeune :

la relation du narrateur avec le personnage (de l’adulte avec l’enfant) : - identification et nostalgie => tonalité lyrique (élégiaque)- distanciation, humour, rejet... => tonalité picaresque

la relation du narrateur avec lui-même devant le lecteur :- analyser la composition de son récitproblèmes de la mémoire : lacunes, désordre => chronologie, vitesse narrative- anticiper le regard critique du lecteurproblèmes de la sincérité : inavouable et ineffable => sexualité, bonheur

Montaigne - un pacte classique (Essais)

C’est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t’avertit, dès l’entrée, que je ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n’y ai eu nulle considération de ton service, ni de ma gloire. Mes forces ne sont pas capables d’un tel dessein. Je l’ai voué à la commodité particulière de mes parents et amis: à ce que m’ayant perdu (ce qu’ils ont à faire bientôt) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent, plus entière et plus vive, la connaissance qu’ils ont eue de moi. Si c’eût été pour rechercher la faveur du monde, je me fusse mieux paré et me présenterais en une marche étudiée. Je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice: car c’est moi que je peins. Mes défauts s’y liront au vif, et ma forme naïve, autant que la révérence publique me l’a permis. Que si j’eusse été entre ces nations qu’on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je t’assure que je m’y fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu. Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre: ce n’est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain. Adieu donc. Rousseau - un pacte dramatisé (préambule des Confessions)

Intus et in cuteJe forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux

montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi.

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Moi seul. Je sens mon coeur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu.

Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra ; je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire ; j’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus, méprisable et vil quand je l’ai été, bon, généreux, sublime, quand je l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables ; qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son coeur aux pieds de ton trône avec la même sincérité; et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : Je fus meilleur que cet homme-là. Chateaubriand - un pacte classique (lettre de 1803 citée dans les Mémoires, partie II, livre XV, chap.7)

Mon seul bonheur est d’attraper quelques heures, pendant lesquelles je m’occupe d’un ouvrage qui peut seul apporter de l’adoucissement à mes peines : ce sont les Mémoires de ma vie [...] Soyez tranquille; ce ne seront point des confessions pénibles pour mes amis : si je suis quelque chose dans l’avenir, mes amis y auront un nom aussi beau que respectable. Je n’entretiendrai pas non plus la postérité du détail de mes faiblesses; je ne dirai de moi que ce qui est convenable à ma dignité d’homme et, j’ose le dire, à l’élévation de mon cœur. Il ne faut présenter au monde que ce qui est beau ; ce n’est pas mentir à Dieu que de ne découvrir de sa vie que ce qui peut porter nos pareils à des sentiments nobles et généreux. Ce n’est pas, qu’au fond, j’aie rien à cacher ; je n’ai ni fait chasser une servante pour un ruban volé, ni abandonné mon ami mourant dans une rue, ni déshonoré la femme qui m’a recueilli, ni mis mes bâtards aux Enfants-trouvés; mais j’ai eu mes faiblesses, mes abattements de cœur ; un gémissement sur moi suffira pour faire comprendre au monde ces misères communes, faites pour être laissées derrière le voile. Que gagnerait la société à la reproduction de ces plaies que l’on retrouve partout ? On ne manque pas d’exemples, quand on veut triompher de la pauvre nature humaine. Stendhal - un pacte distant (Vie de Henri Brulard)

Enfin je ne suis descendu du Janicule que lorsque la légère brume du soir est venue m’avertir que bientôt je serais saisi par le froid subit et fort désagréable et malsain qui en ce pays suit immédiatement le coucher du soleil. Je me suis hâté de rentrer au Palazzo Conti (Piazza Minerva), j’étais harassé. J’étais en pantalon de … blanc anglais, j’ai écrit sur la ceinture en dedans : 16 octobre 1832, je vais avoir la cinquantaine, ainsi abrégé pour n’être pas compris: J. vaisa voirla5.

Le soir en rentrant, assez ennuyé de la soirée de l’ambassadeur, je me suis dit : je devrais écrire ma vie, je saurai, peut-être enfin, quand cela sera fini dans deux ou trois ans, ce que j’ai été, gai ou triste, homme d’esprit ou sot, homme de courage ou peureux, et enfin au total heureux ou malheureux, je pourrai faire lire ce manuscrit à di Fiori.

Cette idée me sourit. Oui , mais cette effroyable quantité de Je et de Moi ! Il y a de quoi donner de l’humeur au lecteur le plus bénévole. Je et Moi, ce serait, au talent près, comme M. de Chateaubriand, ce roi des égotistes.

De je mis avec moi tu fais la récidive...Je me dis ce vers à chaque fois que je lis une de ses pages.On pourrait écrire, il est vrai, en se servant de la troisième personne, il fit, il dit. Oui, mais comment rendre

compte des mouvements intérieurs de l’âme ? c’est là-dessus surtout que j’aimerais consulter di Fiori.Je ne continue que le 25 novembre 1835. La même idée d’écrire my life m’est venue dernièrement pendant

mon voyage de Ravenne ; à vrai dire, je l’ai eue bien des fois depuis 1832, mais toujours j’ai été découragé par cette effroyable difficulté des Je et des Moi, qui fera prendre l’auteur en grippe, je ne me sens pas le talent pour la tourner.

A vrai dire, je ne suis rien moins que sûr d’avoir quelque talent pour me faire lire. Je trouve quelquefois beaucoup de plaisir à écrire, voilà tout. Mauriac - un pacte analytique (Ecrits intimes, 1953)

J’ai naguère écrit le premier chapitre de mes souvenirs ; il m’a suffi de le relire pour décider de m’en tenir là. Est-ce bien moi cet enfant que je rappelais ainsi à la vie ? Sans doute, quand je m’appliquais à ce travail, n’avais-je pas l’intention de me confesser; du moins étais-je résolu à ne rien dire qui ne fût vrai. Mais pour peu que l’art apparaisse dans ces sortes d’ouvrages, ils deviennent mensonge ; ou plutôt, l’humble et mouvante vérité d’un

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destin particulier se trouve dépassée, malgré l’auteur, qui atteint, sans l’avoir cherché, à une vérité plus générale.Il compose, après coup, ce qui n’était pas composé et ménage la lumière selon l’effet à produire: ainsi des

régions immenses de sa vie se trouvent plongées dans les ténèbres et il éclaire ce qui en lui prête à de beaux développements.

Même un auteur, qui se couvre de boue et qui décèle ses actions les plus tristes, ne doute pas de gagner des cœurs par son audace. On vantera son courage, son humilité. On trouvera mille raisons de l’absoudre sans révéler la véritable : c’est que celui qui confesse tout aide au soulagement de ceux qui n’avouent rien.

Pour en revenir à ce premier - et dernier - chapitre de mes souvenirs, j’admire avec quelle audace j’y ai mis l’accent sur la solitude et sur la tristesse de mon enfance. Au vrai, j’avais beaucoup d’amis et nul n’a eu plus que moi le goût des palabres sans fin, des confidences, des lettres. Etais-je si désespéré ? Les jours de congé me paraissaient trop courts parce que je voulais à la fois les passer chez mes cousines, dévorer un livre, aller à la foire.

De tous mes plaisirs, le plus cher me venait de ce cœur mélancolique justement, que dans mes souvenirs je me suis plu à monter en épingle. Je me rappelle mon émerveillement lorsque à seize ans, je découvris dans L’Homme libre, de Barrès, la mirobolante formule : sentir le plus possible en s’analysant le plus possible. Cela me jeta dans des transports. C’était ce que je faisais depuis l’âge de raison. Un enfant jouait à être solitaire et méconnu ; et c’est le plus passionnant des jeux...

Peut-être parce qu’un instinct l’avertit qu’il y a là beaucoup plus qu’un jeu : une préparation, un exercice pour devenir homme de lettres. Aimer à se regarder souffrir, signe évident de vocation ; mais il faut commencer par souffrir et je me souviens que je faisais flèche de tout bois...

Attention ! me voilà sur une piste qui, si je l’avais suivie, m’aurait fait découvrir un enfant encore plus étranger à moi-même que celui dont j’ai naguère tenté de reproduire les traits.Est-ce à dire que les souvenirs d’un auteur nous égarent toujours sur son compte ? Bien loin de là : le tout est de savoir les lire. C’est ce qui y transparaît de lui-même malgré lui qui nous éclaire sur un écrivain. Les véritables visages de Rousseau, de Chateaubriand, de Gide se dessinent peu à peu dans le filigrane de leurs confessions et mémoires.

Tout ce qu’ils escamotent (même si c’est le bien), tout ce sur quoi ils appuient (même si c’est le mal) nous aide à retrouver les traits qu’ils ont mis, parfois, beaucoup de soin à brouiller.

Surtout, gardons-nous de croire qu’un auteur retouche ses souvenirs avec l’intention délibérée de nous tromper. Au vrai, il obéit à une nécessité : il faut bien qu’il immobilise, qu’il fixe cette vie passée qui fut mouvante. Tel sentiment, telle passion qu’il éprouva, mais qui furent, dans la réalité, mêlés à beaucoup d’autres, imbriqués dans un ensemble, il faut bien qu’il les isole, qu’il les délimite, qu’il leur impose des contours, sans tenir compte de leur durée, de leur évolution insaisissable. C’est malgré lui qu’il découpe, dans son passé fourmillant, ces figures aussi arbitraires que les constellations dont nous avons peuplé la nuit.

Il ne faut pas non plus faire grief à un auteur de ce que ses mémoires sont, le plus souvent, une justification de sa vie. Même sans l’avoir voulu au départ, nous finissons toujours par nous justifier ; nous sommes toujours à la barre, dès que nous parlons de nous, même si nous ne savons plus devant qui nous plaidons. Mémoires, confessions, souvenirs témoignent qu’à toute foi religieuse survit, dans la plupart des hommes, cette angoisse du compte à rendre. Tout auteur de mémoires, chacun à sa façon, et fût-ce en s’accusant, prépare sa défense... Devant la postérité ? peut-être ; mais inconsciemment ne cherche-t-il pas à fixer l’aspect qu’aura son âme aux yeux de Celui qui la lui donna et qui peut la lui redemander à chaque instant ? Nourissier - un pacte pour les proches (Un petit bourgeois, 1963)

Avant de m’aventurer à écrire certaines des pages de ce récit, je me suis imaginé entrant brusquement dans une pièce où, réunis, mes amis, mes ennemis, ma famille et les personnes que j’aime - étrange ménagerie - viendraient précisément de les lire, ces pages, et dans le silence lèveraient les yeux sur moi et me regarderaient. Je dois dire que le résultat de cette petite expérience promettait d’être catastrophique. Les années aidant, nos rapports avec les êtres prennent une opacité, une solidité tout à fait satisfaisantes et qui peuvent faire illusion. Les vérités que nous sommes amenés à formuler éclatent là-dedans et provoquent du dégât : des fissures, des passages de lumière.

Je puis l’avouer : j’ai systématiquement cherché à fissurer ce bloc massif, mou, sans contours ni saveur. J’ai voulu aiguillonner le boeuf. Le regard qui finit par exister, rassurant, archi-connu comme une ficelle tendue entre nos yeux et les yeux de qui nous aimons (et la ficelle pourrait servir à "étendre" le linge sale, pourquoi pas ?), ce regard a besoin de chavirer un peu. Je sais telle personne dont les yeux, plus jamais, n’auront pour me voir, après ce livre, la même couleur. Vous me direz que vous vous fichez éperdument de cette intéressante affaire

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de couleur et que la création tout entière pourrait bien me faire de l’œil, ou l’œil noir, ou l’œil narquois, voire de vulgaires clins d’œil, sans que vous souhaitiez être mêlé à ces manèges de famille.

C’est votre droit. Je ne fais pas le trottoir devant la librairie.Mais je crois que le destin général des textes dérive directement de leur destin particulier. La force de

persuasion et de dissuasion exercée par un livre dépend d’un but étroit, précis, que l’auteur s’est fixé dans la discrétion de sa conscience. Destiné à rétablir dans leur vérité mes rapports avec des êtres proches, il me semble que ce livre pourrait ébranler d’autres conforts, dire à haute voix d’autres secrets, et finalement éclairer le comportement d’un certain type d’homme devant un certain paysage social. C’est parce que les corps, les mémoires, les rêves et les ruses se ressemblent, que l’effort du roman, dispersé entre le général et le particulier, me semble moins fécond que l’exploration autobiographique. Celle-ci, farouchement attelée au particulier, et au seul particulier que l’honnêteté risque de nous faire jamais connaître, devient ainsi tout à fait utilisable pour le commun des lecteurs. Beauvoir - un pacte pour le lecteur (préface de La Force des Choses, 1963)

J’ai dit pourquoi, après les Mémoires d’une jeune fille rangée, je décidai de poursuivre mon autobiographie. Je m’arrêtai, à bout de souffle, quand je fus arrivée à la libération de Paris ; j’avais besoin de savoir si mon entreprise intéressait. Il parut que oui ; cependant, avant de la reprendre, de nouveau j’hésitai. Des amis, des lecteurs m’aiguillonnaient : « Et alors ? Et après ? Où en êtes-vous maintenant ? Finissez-en : vous nous devez la suite… » Mais, au-dehors comme en moi-même, les objections ne m’ont pas manqué : « C’est trop tôt : vous n’avez pas derrière vous une œuvre assez riche… » Ou bien : « Attendez de pouvoir dire tout : des lacunes, des silences, ça dénature la vérité. » Et aussi : « Vous manquez de recul. » Et encore : « Finalement, vous vous livrez davantage dans vos romans. » Rien de tout cela n’est faux : mais je n’ai pas le choix. L’indifférence, sereine ou désolée, de la décrépitude ne me permettait plus de saisir ce que je souhaite capter : ce moment où, à l’orée d’un passé encore brûlant, le déclin commence. J’ai voulu que dans ce récit mon sang circule ; j’ai voulu m’y jeter, vive encore, et m’y mettre en question avant que toutes les questions se soient éteintes. Peut-être est-il trop tôt; mais demain il sera sûrement trop tard.

« Votre histoire, on la connaît, m’a-t-on dit aussi, car à partir de 44 elle est devenue publique. » Mais cette publicité n’a été qu’une dimension de ma vie privée et, puisqu’un de mes desseins est de dissiper des malentendus, il me semble utile de raconter celle-ci en vérité. Mêlée beaucoup plus que naguère aux événements politiques, j’en parlerai davantage ; mon récit n’en deviendra pas plus impersonnel ; si la politique est l’art de « prévoir le présent », n’étant pas spécialiste, c’est d’un présent imprévu que je rendrai compte : la manière dont au jour le jour l’histoire s’est donnée à moi est une aventure aussi singulière que mon évolution subjective.

Dans cette période dont je vais parler, il s’agissait de me réaliser et non plus de me former ; visages, livres, films, des rencontres que j’ai faites, importantes dans leur ensemble, presque aucune ne me fut essentielle : lorsque je les évoque, ce sont souvent les caprices de ma mémoire qui président à mon choix, il n’implique pas nécessairement un jugement de valeur. D’autre part, les expériences que j’ai décrites ailleurs – mes voyages aux U.S.A., en Chine – je ne m’y attarderai pas, alors que je relaterai en détail ma visite au Brésil. Certainement ce livre s’en trouvera déséquilibré: tant pis. De toute façon je ne prétends pas qu’il soit – non plus que le précédent – une œuvre d’art : ce mot me fait penser à une statue qui s’ennuie dans le jardin d’une villa ; c’est un mot de collectionneur, un mot de consommateur et non de créateur. Je ne songerais jamais à dire que Rabelais, Montaigne, Saint-Simon ou Rousseau ont accompli des œuvres d’art et peu m’importe si on refuse à mes mémoires cette étiquette. Non ; pas une œuvre d’art, mais ma vie dans ses élans, ses détresses, ses soubresauts, ma vie qui essaie de se dire et non de servir de prétexte à des élégances.

Cette fois encore, j’élaguerai le moins possible. Cela m’étonne toujours qu’on reproche à un mémorialiste des longueurs ; s’il m’intéresse, je le suivrai pendant des volumes ; s’il m’ennuie, dix pages, c’est déjà trop. La couleur d’un ciel, le goût d’un fruit, je ne les souligne pas par complaisance à moi-même : racontant la vie de quelqu’un d’autre, je noterais avec la même abondance, si je les connaissais, ces détails qu’on dit triviaux. Non seulement c’est par eux qu’on sent une époque et une personne en chair et en os : mais, par leur non-signifiance, ils sont dans une histoire vraie la touche même de la vérité ; ils n’indiquent rien d’autre qu’eux-mêmes et la seule raison de les relever, c’est qu’ils se trouvaient là : elle suffit.

Malgré mes réserves qui valent aussi pour ce dernier volume – impossible de dire tout – des censeurs m’ont accusée d’indiscrétion ; ce n’est pas moi qui ai commencé : j’aime mieux fureter moi-même dans mon passé que de laisser ce soin à d’autres.

On m’a en général reconnu une qualité à laquelle je m’étais attachée : une sincérité aussi éloignée de la vantardise que du masochisme. J’espère l’avoir gardée. Je l’exerce depuis plus de trente ans dans mes conversations avec Sartre, me constatant au jour le jour sans vergogne ni vanité, comme je constate les choses qui m’entourent. Elle m’est naturelle, non par une grâce singulière, mais à cause de la manière dont j’envisage

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les gens, moi comprise. Notre liberté, notre responsabilité, j’y crois, mais, quelle qu’en soit l’importance, cette dimension de notre existence échappe à toute description ; ce qu’on peut atteindre, c’est seulement notre conditionnement ; je m’apparais à mes propres yeux comme un objet, un résultat, sans qu’interviennent dans cette saisie les notions de mérite ou de faute ; si par hasard, le recul aidant, un acte me semble plus ou moins heureux ou regrettable, il m’importe en tout cas beaucoup plus de le comprendre que de l’apprécier; j’ai plus de plaisir à me dépister qu’à me flatter car mon goût de la vérité l’emporte, de loin, sur le souci que j’ai de ma figure : ce goût lui-même s’explique par mon histoire et je n’en tire aucune gloire. Bref, du fait que je ne porte aucun jugement sur moi, je n’éprouve nulle résistance à tirer au clair ma vie et moi-même ; du moins dans la mesure où je me situe dans mon propre univers : peut-être mon image projetée dans un autre monde – celui des psychanalystes par exemple – pourrait-elle me déconcerter ou me gêner. Mais si c’est moi qui me peins, rien ne m’effraie.

Il faut évidemment s’entendre sur mon impartialité. Un communiste, un gaulliste raconteraient autrement ces années ; et aussi un manœuvre, un paysan, un colonel, un musicien. Mais mes opinions, convictions, perspectives, intérêts, engagements sont déclarés : ils font partie du témoignage que je porte à partir d’eux. Je suis objective dans la mesure, bien entendu, où mon objectivité m’enveloppe.

Comme le précédent, ce livre demande au lecteur sa collaboration : je présente, en ordre, chaque moment de mon évolution et il faut avoir la patience de ne pas arrêter les comptes avant la fin. On n’a pas le droit par exemple, comme l’a fait un critique, de conclure que Sartre aime Guido Reni, parce qu’il l’aima à dix-neuf ans. En fait, seule la malveillance dicte ces étourderies et contre elle je n’entends pas me prémunir : au contraire, ce livre a tout ce qu’il faut pour la susciter et je serais déçue s’il ne déplaisait pas. Je serais déçue aussi s’il ne plaisait à personne et c’est pourquoi j’avertis que sa vérité ne s’exprime dans aucune de ses pages mais seulement dans leur totalité.

On m’a signalé dans La Force de l’âge beaucoup de menues erreurs et deux ou trois sérieuses; malgré tous mes soins, dans ce livre aussi je me serai certainement trompée souvent. Mais je répète que jamais je n’ai délibérément triché. Sarraute - un pacte dialogué avec soi (Enfance, 1983)- Alors, tu vas vraiment faire ça ? « Evoquer tes souvenirs d’enfance »... Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. Mais reconnais que ce sont les seuls mots qui conviennent. Tu veux « évoquer tes souvenirs »... il n’y a pas à tortiller. C’est bien ça.- Oui, je n’y peux rien, ça me tente, je ne sais pas pourquoi...- C’est peut-être... est-ce que ce ne serait pas... on ne s’en rend parfois pas compte... c’est peut-être que tes forces déclinent...- Non, je ne crois pas... du moins je ne le sens pas...- Et pourtant ce que tu veux faire... « évoquer tes souvenirs »... est-ce que ce ne serait pas...- Oh, je t’en prie...- Si, il faut se le demander : est-ce que ce ne serait pas prendre ta retraite ? te ranger ? quitter ton élément, où jusqu’ici, tant bien que mal...- Oui, comme tu dis, tant bien que mal...- Peut-être, mais c’est le seul où tu aies jamais pu vivre... celui...- Oh, à quoi bon ? je le connais.- Est-ce vrai ? Tu n’as vraiment pas oublié comment c’était là-bas ? comme là-bas tout fluctue, se transforme, s’échappe... tu avances à tâtons, toujours cherchant, te tendant... vers quoi ? qu’est-ce que c’est ? ça ne ressemble à rien... personne n’en parle... ça se dérobe, tu l’agrippes comme tu peux, tu le pousses... où ? n’importe où, pourvu que ça trouve un milieu propice où ça se développe, où ça parvienne peut-être à vivre... Tiens, rien que d’y penser...- Oui, ça te rend grandiloquent. Je dirai même outrecuidant. Je me demande si ce n’est pas toujours cette même crainte... Souviens-toi comme elle revient chaque fois que quelque chose d’encore informe se propose... Ce qui nous est resté des anciennes tentatives nous paraît toujours avoir l’avantage sur ce qui tremblote quelque part dans les limbes...- Mais justement, ce que je crains, cette fois, c’est que ça ne tremble pas... pas assez... que ce soit fixé une fois pour toutes, du « tout cuit » donné d’avance...- Rassure-toi pour ce qui est d’être donné... c’est encore tout vacillant, aucun mot écrit, aucune parole ne l’ont encore touché. Il me semble que ça palpite faiblement... hors des mots... comme toujours... des petits bouts de quelque chose d’encore vivant... je voudrais, avant qu’ils disparaissent... laisse-moi...