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1 Pour situer Sombra de la Sombra et La vida misma dans l’œuvre de PIT II ou Paco Ignacio Taibo II et double Francisco Ignacio Taibo savait depuis longtemps que l’écriture serait la grande affaire de sa vie. Ne confiait-il pas, pour le Magazine littéraire à François Guérif : « Je sais depuis l’âge de cinq ans que le métier d’écrivain est plus important que celui de trapéziste » ? Sa relation avec la littérature il l’a commencée très tôt aux côtés d’un père, Paco Ignacio Taibo, journaliste et écrivain de renom, qui « lui enfonçait dans le crâne que la technique n’a de valeur que par rapport à la puissance de l’histoire ». Mais il raconte aussi volontiers qu’il n’est passé à l’acte d’écrire qu’après cette nuit où, adolescent, il est allé frapper à la porte du père tant admiré pour lui demander l’autorisation de devenir Paco Ignacio Taibo II. Devant l’étonnement de l’écrivain qui lui conseille de mener à terme son premier roman avant de penser à se chercher un nom, il rétorque que, pour lui, l’important est aussi de sentir concrètement son identité d’écrivain. Et il n’est pas innocent ce chiffre deux qui vient se coller presque naturellement au nom de Francisco car la dualité, le double, le jeu de miroir en somme, seront omniprésents dans sa vie comme dans son œuvre. El poeta Fermín Valencia tiene un poco más de 30 años, mide uno cincuenta y cinco y nació en el puerto de Gijón, España; aunque muy desvanecida en la memoria está aquella costa del Cantábrico porque a los seis años llegó a Méjico de la mano de un padre viudo que vino a instalarse como impresor en Chihuahua. Necesita lentes para ver de lejos, pero no las usa casi nunca; en cambio porta un bigote más que regular que junto con las botas altas y el pañuelo rojo al cuello, son recuerdos de su paso por la división del Norte de Pancho Villa allá por los años 1913 a 1916. PIT II, Sombra de la sombra, 1986, page 13 a) Double vocation, double fonction Entre le moment où le jeune Francisco Ignacio Taibo devient PIT II et celui où il décrit le poète Fermín Valencia – le double, personnage devenu auteur, auteur jouant au personnage – bien des choses se sont passées. Les lunettes, la moustache, la taille plutôt petite, et, comme Fermín Valencia, une trentaine d’années lorsqu’il écrit ces lignes (il est né le 11 janvier 1949)… PIT II a, comme lui quitté les Asturies à l’âge de huit ans pour suivre son père au Mexique. Lui aussi a, un moment, laissé s’estomper de sa mémoire les côtes espagnoles pour devenir mexicain, un vrai chilango (1) , faire des études qu’il qualifie lui-même de « fragmentaires », et entrer dans la carrière de journaliste. Sa division du Nord à lui, c’est une participation très active au mouvement (1) un chilango : un habitant de México Districto Federal

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Pour situer Sombra de la Sombra et La vida misma dans l’œuvre de PIT II

ou

Paco Ignacio Taibo II et double

Francisco Ignacio Taibo savait depuis longtemps que l’écriture serait la grande affaire de sa vie. Ne confiait-il pas, pour le Magazine littéraire à François Guérif : « Je sais depuis l’âge de cinq ans que le métier d’écrivain est plus important que celui de trapéziste » ? Sa relation avec la littérature il l’a commencée très tôt aux côtés d’un père, Paco Ignacio Taibo, journaliste et écrivain de renom, qui « lui enfonçait dans le crâne que la technique n’a de valeur que par rapport à la puissance de l’histoire ». Mais il raconte aussi volontiers qu’il n’est passé à l’acte d’écrire qu’après cette nuit où, adolescent, il est allé frapper à la porte du père tant admiré pour lui demander l’autorisation de devenir Paco Ignacio Taibo II. Devant l’étonnement de l’écrivain qui lui conseille de mener à terme son premier roman avant de penser à se chercher un nom, il rétorque que, pour lui, l’important est aussi de sentir concrètement son identité d’écrivain. Et il n’est pas innocent ce chiffre deux qui vient se coller presque naturellement au nom de Francisco car la dualité, le double, le jeu de miroir en somme, seront omniprésents dans sa vie comme dans son œuvre.

El poeta Fermín Valencia tiene un poco más de 30 años, mide uno cincuenta y cinco y nació en el puerto de Gijón, España; aunque muy desvanecida en la memoria está aquella costa del Cantábrico porque a los seis años llegó a Méjico de la mano de un padre viudo que vino a instalarse como impresor en Chihuahua. Necesita lentes para ver de lejos, pero no las usa casi nunca; en cambio porta un bigote más que regular que junto con las botas altas y el pañuelo rojo al cuello, son recuerdos de su paso por la división del Norte de Pancho Villa allá por los años 1913 a 1916. PIT II, Sombra de la sombra, 1986, page 13

a) Double vocation, double fonction Entre le moment où le jeune Francisco Ignacio Taibo devient PIT II et celui où il décrit le poète Fermín Valencia – le double, personnage devenu auteur, auteur jouant au personnage – bien des choses se sont passées. Les lunettes, la moustache, la taille plutôt petite, et, comme Fermín Valencia, une trentaine d’années lorsqu’il écrit ces lignes (il est né le 11 janvier 1949)… PIT II a, comme lui quitté les Asturies à l’âge de huit ans pour suivre son père au Mexique. Lui aussi a, un moment, laissé s’estomper de sa mémoire les côtes espagnoles pour devenir mexicain, un vrai chilango (1), faire des études qu’il qualifie lui-même de « fragmentaires », et entrer dans la carrière de journaliste. Sa division du Nord à lui, c’est une participation très active au mouvement

(1) un chilango : un habitant de México Districto Federal

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estudiantin mexicain de 1968 et aux grandes manifestations dans lesquelles il risque plusieurs fois sa vie et l’emprisonnement mais où il trouve aussi le sens de sa lutte dans la violence de la répression. Le personnage de Paco, personnage de l’écrivain dans Algunas Nubes, n’hésite pas à se confier :

Llevo peleando los últimos trece años. Estuve en el movimiento de 68, pasé por un partido de izquierda, me metí al sindicalismo, trabajé con obreros industriales, organicé sindicatos, hice revistas, folletos, renuncié a un montón de empleos, no me dediqué a hacer billetes, nunca trabajé para el PRI, no debo nada, o casi nada,… (1)

Le mouvement de 68 sera pour lui le déclencheur d’une double résolution : celle de témoigner en tant qu’historien, scientifiquement, d’une réalité et celle d’intervenir sur cette même réalité en tant qu’agitateur, donc, évidemment, en tant que romancier. Toute l’œuvre de PIT II, y compris les articles et les ouvrages de recherches, va désormais et simultanément emprunter cette double direction.

La posibilidad de poder alternar es muy sabrosa : esquizofrénicamente me había vuelto novelista por un lado e historiador por otro , y estaba bien porque eran como estaciones de paso. (2)

Par ailleurs, dès le début des années 60, un courant littéraire exceptionnel, d’une richesse sans précédent, le Boom, a submergé toute la littérature latino-américaine et a conquis l’Europe qui va jusqu’à inventer un mot – le réalisme magique – pour qualifier le phénomène… Et non seulement le Boom influence de manière radicale la production littéraire de tout le continent latino-américain mais il oriente complètement la vision que l’Europe se fait du continent. L’ami de PIT II, l’écrivain chilien Luis Sepúlveda qui, au demeurant, reconnaît l’héritage direct des auteurs du réalisme magique dans son œuvre, aime à raconter comment les éditeurs européens qui recevaient ses manuscrits voulaient savoir avant tout à la manière de qui il écrivait. Et lorsqu’il leur répondait « à ma façon à moi », ces éditeurs offusqués rétorquaient : « Ecrivez-donc comme Donoso, puisque vous êtes chilien ». PIT II quant à lui, ami et admirateur de Carlos Fuentes et de Gabriel García Márquez, qui considère Cortázar comme l’un de ses maîtres, n’hésite pas à dire que

el realismo mágico fue una buena etiqueta de mercado con la que, fuera del núcleo Mario Vargas Llosa, Alejo Carpentier, Cortázar, Fuentes y Gabriel García Márquez, se aunó a muchos escritores que no tenían nada que ver entre sí. A ellos les ayudó pero para todos los que les seguimos no ha sido más que una rémora para conseguir publicar nuestras obras en el extranjero cuando paradogicamente se convertía para nosotros uan

(1) Paco Ignacio Taibo II; Algunas nubes, Joaquín Mortiz, México D.F., 1994 (1985), p. 88 (2) Miguel Angel Quemain; Entrevista con Paco Ignacio Taibo II, in La jornada, México, 13 de junio de 1993

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necesidad publicar fuera de Latinoamérica porque la crisis había alejado al pueblo de los libros.(3)

Il est clair aujourd’hui que les critiques faites au réalisme magique par les auteurs du post-boom sont doubles, elles aussi. Ils fustigent d’abord leur oubli de l’acte de RACONTER, l’oubli d’une histoire, cet oubli générateur de « l’ennui solennel » cité souvent par Sepúlveda. Ensuite, l’oubli de la REALITE… Comme le dit l’auteur mexicain Andrés Ruiz :

los autores encerrados en el realismo mágico no hablaban del subcontinente cuando el pueblo más lo necesitaba, cuando América latina era un volcán de regímenes autoritarios y crueles.(1)

Il suffit d’ailleurs pour s’en persuader de lire les articles publiés par A. Bryce Echenique à l’occasion des leçons qu’il a données lors des cours d’été 1997 de l’Escorial et dans lesquels il reconnaît que ses prédécesseurs du réalisme magique eran de carácter muy serio, gravísimo y carentes del sentido del humor y que hacían una literatura desde adentro que hurgaba en los temas históricos y colectivos. (2) Comment dès lors passer du réalisme magique à la magie de la réalité ? Comment unir histoire et critique ? Comment témoigner et intervenir ? Comment questionner une société dans une perspective franchement de gauche tout en utilisant dans le même temps une perspective essentiellement littéraire ? C’est la quadrature du cercle que PIT II résout en réalisant d’une part un travail scientifique d’historien et d’autre part en choisissant de s’exprimer comme romancier à travers le genre du roman policier noir : il publie en 1976, Días de combate fondant du même coup « la neopoliciaca latinoamericana », le polar latino-américain. RACONTER devient le leitmotiv de PIT II ainsi que de toute la génération du post-boom. ¡ Somos contadores de historias ! ¡Queremos narrar historias instalando el prodigio en la realidad !(3) Or le polar, héritier direct des romans noirs façon Hammett ou Chandler dont PIT II reconnaît l’importance dans sa formation (Hammett pour la vision politique et Chandler pour la construction des personages), comprend, en effet, un récit dont le fil conducteur doit être une enquête mais dont ni la méthode ni les résultats n’importent vraiment au lecteur. Bien souvent d’ailleurs, c’est sur un échec que se conclut le récit et le sentiment de cet échec ou de son incapacité envahit le détective, le journaliste ou qui que ce soit qui a mené l’enquête. Mais si dans les années 30 Chandler et Hammett « se contentaient » de DECRIRE, à travers la technique du réalisme objectif, une société envahie par la drogue, le sexe et la violence, les auteurs de polar décident de la SUBVERTIR. En France, le genre est fondé par Jean-Pierre Manchette dont PIT II découvrira les textes après la publication de son premier roman et

(3) Cesar Cajete; El realismo mágico hizo daño a una generación de escritores, in El Comercio, Gijón, 8 de julio

de 1993 (1) Cesar Cajete, op.cit. (2) Juan Francés : Bryce Echenique : la narrativa dura del « boom » ha cedido terreno a otra más sentimental, in

El País, Madrid, 23 de julio de 1997 (3) Juan Gómez : Luis Sepúlveda : los escritores latinoamericanos de los 80 sólo crearon coñazos, in Cambio 16,

Madrid, 11 de Julio de 1994

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qu’il reconnaîtra immédiatement comme un frère en littérature. Pour Manchette le polar est un « roman d’intervention sociale violente ». Le personnage qui enquête, généralement anti-héros solitaire et souvent nihiliste, devient, avant tout, le voyeur d’une société et réagit contre ses perversions par une méfiance totale a l’égard des institutions, un questionnement sur leur fonctionnement, bref un comportement à la limite de l’anarchisme et en tout cas fondamentalement subversif. Il en ira de même pour PIT II : el género policiaco te brinda la oportunidad de politizar la descripción de la ciudad como eje narrativo y el hecho criminal como crimen de estado… Días de Combate ouvre donc cette première facette de l’œuvre de PIT II. Ce premier roman connaîtra un tel succès qu’il sera très rapidement suivi de Cosa fácil ( 1977) puis, au fil des années, par neuf autres aventures d’ Hector Belascoarán Shayne, un detective independiente y alternativo que actúa en la alucinada y alucinante ciudad de Méjico.(2) Belascoarán est un homme jeune (33 ans) mais paumé : d’une minute à l’autre, au sortir du cinéma, il a tout quitté, sa femme, son travail de contremaître à la General Electric ; il n’a plus que quelques semaines d’autonomie financière devant lui, il a perdu les réponses aux questions qu’il évitait de se poser et il a décidé d’embrasser la carrière de détective … parce qu’un « serial killer » étrangleur de femmes rôde dans México DF. Il tente d’expliquer cela à son frère Carlos :

- … ¿Entenderías si te digo que estoy … estoy muriendo al pie del cañon, que no tengo ni idea de a dónde me lleva todo esto?

- Sí, sí entendería. - Que el estrangulador es un pretexto. - Para ponerte a mano con tantos años de estarte haciendo pendejo. De

rutinas y fraudes. De falta de tierra debajo de los pies, y sobra de refrigerador y coche en los sueños… Sí, entiendo.(3)

Et pendant des jours et des jours Belascoarán va marcher dans México D.F. pour retrouver l’étrangleur qui le nargue et le provoque, pour se trouver lui-même, pour rencontrer la ville et tenter d’en comprendre les dédales. Et, avec lui, nous arpenterons les ruelles, les avenues, la misère, les usines en grève, toujours plus avant, plus loin, jusqu’à l’épuisement parce que ressentir afin de comprendre est devenu une urgence et parce que el estrangulador estaba cada vez más lejos. Sin embargo, la ciudad que lo había construído estaba más cerca. (4) Tout ce qui fera le caractère de l’écriture et des récits de PIT II et qui lui permettra de tant diversifier la forme de ses récits, est déjà dans ce roman : - la ville pieuvre - ce terrible D.F. (District fédéral) haï et adoré, son quotidien, son smog - , - l’anti-héros, - les personnages réels imbriqués dans la fiction et les sauts de puce constants entre le

réel et le fictif, - les chapitres courts qui impriment au texte une esthétique de video clip avant l’heure, - les histoires qui s’entrecroisent (encore timidement),

(2) Paco Ignacio Taibo II, biographie (3) Paco Ignacio Taibo II, Días de combate, México, Promexa, 1992 (1976), page 38 (4) Paco Ignacio Taibo II, ibidem, page 25

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- les synthèses de l’enquête dans des listes, - les longues phrases construites sur des accumulations, - les alternances de tons et de points de vue, - les passages inconsidérés du je au tu ou à l’omniscience relative dans un même

paragraphe, - les dialogues non fonctionnels, - l’anecdote (¡Soy el mejor « anecdotizador » del país (1)) - l’humour, l’ironie... - Et pour la première fois un discours subversif clair :

¿Cómo había dicho Carlos ? : a uno se lo traga el sistema, a otro lo corrompe y al tercero lo mata. (2)

Ces procédés atteindront une sorte d’épure dans La vida misma (1987). En effet, Días de Combate ou Cosa fácil sont des romans essentiellement DéFéens et donc, par définition très directement destinés à un certain public comme le seront après eux Algunas nubes ou la série des Olga Lavanderos.

Necesitaba escribir una novela con marcas de complicidad, una novela ilegible para cualquiera que no hubiera vivido, aunque sólo fuera por unos días, bajo la lluvia y el smog del DF, una novela llena de referentes cómplices en el lenguaje, en los micropaisajes, en las bromas. Una novela tan defeña, en suma, que no podría vender jamás en Alemania o Estados Unidos. (3)

Ces romans seront d’ailleurs parfaitement reconnus et appréciés par ce public qui ira jusqu’à couvrir les murs du D.F. de graffiti proclamant à l’intention de Belascoarán « ¡Volverá ! ». Mais La vida misma réussit une sorte de transcendance en ceci que Santa Ana où Pit II situe l’action du récit pourrait être n’importe quelle autre ville de la province mexicaine troublée par une situation politique inattendue:

No existe la ciudad minera de Santa Ana en el centro-norte de México, y por tanto, nunca hubo en ella un ayuntamiento rojo, ni un jefe de policía que escribía novelas policiacas. Esta historia pertenece descaradamente al terreno de la ficción. (…) Aclaro todo esto, para que nadie piense que en cambio el país del que se habla es irreal. Yo lo conozco, vivo con él todos los días. (Notas)

Nous pouvons imaginer à quel point ces précautions oratoires de PIT II ne sont là que pour renforcer le discours critique à peine adouci :

(1) Miguel Angel Quemain; op.cit. (2) Paco Ignacio Taibo II, Días de combate, Promexa, México, 1992 (1976), page 64 (3) Paco Ignacio Taibo II, Sintiendo que el campo de batalla…, Edug, México, 1992, (1989), pp. 8-9

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Los judiciales del estado nos traen jodidos, necesitamos una buena policía municipal, alguien a quien no puedan matar sin que se arme un pedote nacional, (…) Nos cercan, cortan presupuestos, los caciques hostigan, no entregan los dineros del municipio, nos provocan, nos rodean con una de las campañas de publicidad más negras que se ha hecho en México. Tenemos elecciones en ocho meses : si las ganamos nos van a meter el ejército, si las perdemos nos van a desmontar toda la organización popular que se ha creado. (…) (pp. 12 – 13)

L’anti-héros est bien là lui aussi, cet écrivain quinquagénaire, José Daniel Fierro, qui n’hésite pas à avouer :

(…) Yo soy un culero. Tengo miedo. Este país cada vez me da más miedo. Si sigo hablando y escribiendo es porque me da más miedo callarme. (page 13)

José Daniel est l’un des personnages favoris de PIT II qui lui redonnera un rôle dans La Bicicleta de Leonardo (1994). A la fois fragile et brillamment intelligent, sensible et rêveur, cet intellectuel citadin auteur célèbre de romans policiers va se faire plaisir et passer à l’acte en acceptant de devenir le chef de la police de Santa Ana: il va jouer les shérifs, sa casquette de joueur de base ball annonçant « Santa Ana vencerá » vissée sur le crâne. Bien sûr l’utopie se fracassera sur le mur du pouvoir mais l’aventure lui aura redonné du sens. La structure du roman composé de 63 chapitres courts mélange les formes et les plans narratifs. C’est, selon moi, cette technique des relations entrecroisées et surtout les « tiroirs » narratifs qui constituent vraiment la marque de Taibo II et qui lui permettent de varier à loisir la structure de ses récits pour dérouter son lecteur. Si elle a démarré timidement dans Días de Combate, elle prend son envol dans Cosa Fácil où le détective Belascoarán nous sort le grand jeu en menant 3 enquêtes de front. Mais les chapitres-tiroirs enchâssés les uns dans les autres prennent leur forme structurellement organisée dans La vida misma avec trois niveaux : le récit proprement dit de l’aventure de José Daniel Fierro à Santa Ana, ses « Notas para la historia del ayuntamiento rojo de Santa Ana » et les lettres à Ana son épouse. Et c’est littéralement l’explosion dans Cuatro manos où PIT II reconnaît avoir mêlé 16 plans narratifs :

en « Cuatro manos » crear 16 planos narrativos que se encuentran y no se desperdigan fue la lucha más divertida que he vivido como escritor, me quitaba noches de sueño, me obligaba a estar como fantasma por la vida y al mismo momento crear una novela que fuera legible… (…) Tiene que ver con la voluntad de crear situaciones encontradas y paralelas, pero al mismo tiempo confluyentes, que te crean esta situación de caos que no lo es, en la que vivimos todos los días, me gusta.(1)

(1) Miguel Angel Quemain; op.cit.

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Quant au jouissif style accumulatif aux accents parfois rabelaisiens (2) il est travaillé dans La vida misma avec un exceptionnel souci des rapprochements signifiants. Je ne résiste pas au plaisir de citer quelques lignes du chapitre 34 (Querida Ana – 19 de abril)

Si te vas a divorciar, de perdida manda el suéter azul de cuello de tortuga y las aspirinas, las novelas de Manchette(1), los tres libros de Rodolfo Walsh (2), que tenía encima de la mesa arrogados con una liga, el borrador de la novela que está en el folder verde, que dice « Nuevas mentiras », las botas grises de gamuza, la foto de mis sobrinos meando que tengo en el librero de la derecha, los tres cuadernos verdes de notas que están en el cajón de la izquierda del escritorio, la pluma fuente amarilla y cartuchos …

et ainsi de suite ! b) Double identité A partir de 1976 et pendant dix ans, parallèlement à son travail de romancier (No habrá final feliz (1981), Héroes convocados (1982- Premio Grijalbo 1982) Algunas nubes (1985)), PIT II développe donc son œuvre d’historien et publie en 1980 Asturias, une vaste étude de la révolution asturienne de 1934, suivi d’un collection d’articles historiques. Il a aussi longuement préparé l’imposant Bolcheviques (1987). Double fonction, double vocation qui se complètent bientôt d’une double identité puisque, en 1976, PIT II accomplit un voyage de retour vers Gijón pour ses recherches dans la préparation d’Asturias. C’est la redécouverte de racines, un nouvel ancrage, un nouveau port. PIT II devient vraiment asturo-mexicain. Il est maintenant constamment en mouvement de Gijón à México et retour. Il rêve d’ailleurs de redinamyser sa ville natale que apenas sale de las catacumbas del franquismo (2), d’y semer l’agitation subversive comme dans le D.F. Mais, cette fois, c’est le rôle d’agitateur culturel qu’il endossera lorsque surgira en lui cette idée géniale qui lui coûtera dix ans de travail, de voyages, de séduction à l’égard des autorités. Dix ans d’énergie dépensée jusqu‘à ce que, en juillet 1988, s’ouvre la première Semana Negra, la rencontre annuelle, le festival des auteurs et amateurs de polars qui deviendra, en 10 ans, le passage obligé où tout écrivain de romans policiers du monde entier se doit d’être vu. On murmure d’ailleurs dans les chemins du parc où se tient la fête que certains écrivains de « littérature blanche » seraient passés au « roman noir » pour le seul plaisir d’être invités à la Semana Negra… c) Fusion 1986, année charnière, voit la publication de Sombra de la Sombra suivi la même année par De paso. Coup sur coup, deux romans dont l’intrigue d’investigation presque policière se situe dans le Mexico des années 20. Ainsi s’opère la fusion : l’enquête intervient dans l’histoire. Sombra de la Sombra ouvre donc une forme nouvelle dans la production de PIT II, celle du roman d’enquête historique. PIT II explique, à sa façon toujours ironique, cette synthèse des deux volets de sa schizophrénique production :

(2) Voir à ce sujet le chapitre IV et surtout le superbe chapitre VI de Sentant que le champ de bataille… (1) C’est moi qui souligne. (2) Rodolfo Walsh, écrivain de roman policier disparu en 1977 victime de la Junta militar argentina (2) ¡A quemarropa !, julio de 1993

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Pasar de la literatura a la historia era una forma de descansar directamente, me divertía mucho y además lo gozaba. Después de terminar Bolcheviques dije : nunca más… mil quinientas notas de pie de páginas… cotejar que si est la página correcta, de la edición correcta… no, no. (…) En la novela no tienes que darle cuentas a nadie de si citas bien o no.(1)

Bien sûr, nous retrouvons dans le livre les ingrédients devenus classiques chez PIT II : un suicide, un crime, des amis (el poeta Fermín Valencia, el periodista Manterola, el licenciado Verdugo y el chino Wong) joueurs de dominos impénitents qui se livrent à une enquête serrée, les plans mélangés, l’humour, la ville de México… Mais cette fois, ce n’est pas la réalité qui entre par pans entiers ou par allusions, c’est l’histoire. L’enquêteur voyeur d’une société et témoin direct d’une époque débarque dans l’histoire. PITII se livre à une reconstruction de la réalité historique avec la minutie et la précision qui caractérisent ses recherches. Il aura d’ailleurs l’élégance, pour satisfaire notre curiosité, de commenter ses références dans la postface tout en précisant que a lo largo de la trama, los personajes de ficción se han ido reuniendo y mezclando con personajes y situaciones surgidas de la realidad (Después de la novela, page 285). Evidemment les « moments historiques » choisis par lui pour planter son intrigue ne sont pas tout à fait innocents : abondent dans le récit les soulèvements, les grèves, les anarchistes, les syndicalistes clandestins qui tentent de déstabiliser un régime dans lequel la course aux profits régit bien des comportements. Décidément, entre le México de Belascorarán ou d’Olga Lavanderos et celui du chinois Wong la différence n’est pas grande. d) Kaléidoscope Après Sombra de la Sombra , PIT II publiera une multitude de textes très différents les uns des autres, récits journalistiques, reportages, livres de contes, scénarios de comics, essais, comme si à la fusion devait succéder une phase d’exploration. C’est aussi une période extrêmement prolifique ( pas moins de neuf romans entre 1986 et 1996 parmi lesquels Sintiendo que el campo de batalla, Regreso a la misma ciudad, Cuatro manos – four hands, La lejanía del tesoro , la Bicicleta de Leonardo, Mas sabes bien que todo es imposible, …et plusieurs ouvrages historiques dont l’énorme et remarquable biographie d’Ernesto Che Guevara parue en 1997) qui atteint un sommet kaléidoscopique avec La Bicicleta de Leonardo où, sur la narration centrale, autour du personnage retrouvé de José Daniel Fierro viennent se greffer l’histoire de Jerry le dernier soldat américain à quitter le Vietnam, l’aventure d’un dessin de Leonardo da Vinci, l’opération Phénix, le vol d’un rein à Ciudad Juárez et les matches de basket ball des étudiantes américaines… Preuve que las historias no se cuentan en línea, no son carreteras ; la literatura no es un trabajo de « free-way » (2). De La Bicicleta de Leonardo PIT II dit d’ailleurs qu’elle lui semble être una exploración hacia nuevos caminos de la novela de aventuras policiacas, medio de aventuras, medio policiacas, medio espionaje, medio de todo… (3) (1) Miguel Angel Quemain; op.cit. (2) Actes du Colloque international « Espagne et Amérique latine : 20 ans d’écriture », Société Belge des

Professeurs d’Espagnol, Bruxelles, 16 décembre 1995, page 33 (3) Miguel Angel Quemain; op.cit.

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e) Conclusion On le voit, La vida misma et Sombra de la Sombra apparaissent comme deux textes centraux, véritables « marqueurs » d’étapes dans la production de PIT II dont, souvent, les critiques ont pu croire qu’elle se caractérisait par une extraordinaire et quasiment « anormale » (?) diversité. Et pourtant, s’il est vrai que PIT II juge immoral de se répéter et s’il cherche résolument à rompre l’ennui ou la monotonie en variant chaque fois les formes du récit et du style, il n’y a pas, me semble-t-il d’œuvre plus cohérente que la sienne. Par rapport à sa réflexion. Par rapport à lui-même. PIT II est un écrivain autant qu’un homme conséquent. Il serait intéressant de faire un jour l’inventaire de l’univers taibien. On trouverait un immense réseau d’objets, de lieux et de personnages qui sont là pour rassurer le lecteur surpris par les brusques changements de ton de son auteur favori. Car si PIT II prend un malin plaisir à varier ses sujets et surtout à faire sauter les formes qu’on attendait de lui, c’est son étonnant univers qui reste l’ultime réseau de références sur lequel viennent se tendre les trames et les toiles nouvelles. Du vendeur de billet de loterie au nain joueur de maracas, du donut au coca-cola, de Insurgentes à la Zona Rosa, de Televisa au journal La Capital, des spectacles de catch à Un homme et une femme, de Gay Lussac à la banana split, du PRI au PTM – TA (Parti des Trois Mousquetaires – Tendance Athos), de Sansborns aux loncherías, du zócalo au Grand Canal, du smog à la pluie… Et justement… ce qui empêche toute solution de continuité… Ne serait-ce la pluie ?

En esta ciudad que nació para la lluvia, la lluvia la enloquece. Las calles se llenan de torrentes que bajan hacia la placita del ayuntamiento de San Angel, crean ríos de lodo, encharcan a los automóviles y las carretas que transportan materias primas, alucinan a los ciclistas y ponen nerviosos a los caballos de la gendarmería montada que patrullan regularmente la zona. (1)

La pluie, obsessionnelle, indispensable, celle qui fait à Olga Lavanderos des pieds de « pitufo » quand ses chaussures déteignent, celle qui ouvre La Vida misma (« Si en esta ciudad no lloviera, hacía mucho que la habría abandonado », pensaba José Daniel Fierro ), cette pluie têtue, implacable, qui noie et lave le DF, celle qui est toujours au rendez-vous de l’ombre et de l’histoire…

« Si alguien quiere leer este libro como una simple novela policiaca, es cosa suya »... (Rodolfo Walsh)

Christine DEFOIN Maître-assistant d’espagnol H.E.P.C.U.T. Charleroi - Belgique

(1) Sombra de la sombra, chapitre 32

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Bibliographie : Actas del Coloquio Internacional « PIT II : polar, miroir de México », S.B.P.E., Bruxelles, 4 décembre 1993 Actas del Coloquio Internacional « Espagne et Amérique Latine, 20 ans d’écriture », S.B.P.E., 16 décembre 1995 Cajete, Cesar; El realismo mágico hizo daño a una generación de escritores, in El Comercio, 8 de julio de 1993 Cajete Cesar; Daniel Chavarría: no me gusta hablar del término negro como género literario, in El Comercio, 8 de julio de 1993 Collection personnelle de la Revue ¡A Quemarropa! (1993, 1995, 1996, 1997) Journal de la Semana Negra. Colmeiro, José F. La novela policaca española, teoría y crítica, Anthropos, Barcelona, 1994 Crimen y misterio, in Babelia El País, 8 de julio de 1995 Defoin, Christine ; Entrevista a Paco Taibo II, in Puente (Revue de la Société belge des professeurs d’espagnol), Bruxelles, décembre 1994 Defoin, Christine ; PIT II y la ola negra, (conférence), Sarrebruck, Jornadas hispánicas, 27 septembre 1997 Dupont, Pascal; La ruée vers l’or noir, in Le Vif l’express, Bruxelles, 1 août 1997 Fajardo, José Manuel ; El desembarco de la novela negra latinoamericana, in El Mundo, Madrid, 7 de julio de 1997 Francés Juan; Bryce Echenique: la narrativa dura del « boom » ha cedido terreno a otra más sentimental, in El País; 23 de julio de 1997 Francés Juan; Bryce Echenique relanza la novela latinoamericana en El Escorial, in El País, 22 de julio 1997 García Adolfina; Artistas y poetas llegan a la Semana Negra, in Diario 16, 5 de julio 1997 Gómez Juan; Luis Sepúlveda: los escritores latinoamericanos de los 80 sólo crearon coñazos, in Cambio 16, 11 de julio 1994

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