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OU L'ON VOIT CES DAMES ALLER AUX CHAMPS ET LE CONTE S'ÉCRIRE L'oralité populaire mise en écriture par les lettrés du XVIII e siècle par Elisabeth Lemirre Etrange et fascinant objet que le Cabinet des fées, immense recueil de « textes de merveilles », publié à la fin du XVIII e siècle, qui rassemble les contes écrits par des auteurs aristocrates et lettrés inspirés par les récits populaires. Elisabeth Lemirre analyse le style, les motifs et le sens de cette écriture mondaine aux saveurs entremêlées. D ans les temps très anciens, des hommes qu'on discerne à peine autour d'un feu installent des dieux de vent et des femmes jardins en se racontant l'histoire de leurs naissances, de leurs prouesses et par- fois de leurs morts. Car il arrive aussi aux dieux et aux femmes de mourir, qu'ils soient de vent ou qu'elles soient de jardin. C'est en effet toujours dans les ténèbres que les dieux et les femmes viennent se murmurer parmi les hommes. Laissées là, au bord du coeur, ces histoires se retrouvent un beau jour, prises dans la lumière d'un matin. Et alors les hommes ne savent plus de quelle mémoire, ni de quel temps incertain est née cette tribu fabuleuse, et pourtant familière. Des dieux, des déesses, des héros, parfois des humains et même des bêtes, pullulent et s'entremêlent pour tisser les histoires qui fourniront les raisons au monde. C'est ainsi que les mythes racontent comment le jour se sépara de la nuit, comment le soleil fut volé par un cor- beau, comment, le paradis perdu, la mort s'infiltra dans la création ou, enfin, pour- quoi il faut choisir une femme ni trop proche ni trop lointaine. C'est de la même façon que les contes reviennent hanter nos chemins d'enfance, survivants des mythes perdus, là où le monde se termine par une palissade de rondins. Qui d'entre nous ne se souvient d'avoir semé quelques cailloux blancs sur le chemin de sa nuit, ou d'avoir serré au fond N°181-182 JUIN 1998/ 83

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OU L'ON VOIT CES DAMESALLER AUX CHAMPSET LE CONTE S'ÉCRIREL'oralité populaire

mise en écriture par leslettrés du XVIIIe siècle

par Elisabeth Lemirre

Etrange et fascinant objet que le Cabinet des fées, immense recueilde « textes de merveilles », publié à la fin du XVIIIe siècle,

qui rassemble les contes écrits par des auteurs aristocrates et lettrésinspirés par les récits populaires. Elisabeth Lemirre analyse le style,

les motifs et le sens de cette écriture mondaineaux saveurs entremêlées.

D ans les temps très anciens, des hommesqu'on discerne à peine autour d'un

feu installent des dieux de vent et desfemmes jardins en se racontant l'histoire deleurs naissances, de leurs prouesses et par-fois de leurs morts. Car il arrive aussi auxdieux et aux femmes de mourir, qu'ils soientde vent ou qu'elles soient de jardin. C'est eneffet toujours dans les ténèbres que les dieuxet les femmes viennent se murmurer parmiles hommes. Laissées là, au bord du cœur,ces histoires se retrouvent un beau jour,prises dans la lumière d'un matin. Et alorsles hommes ne savent plus de quelle mémoire,ni de quel temps incertain est née cette tribufabuleuse, et pourtant familière. Des dieux,

des déesses, des héros, parfois des humainset même des bêtes, pullulent et s'entremêlentpour tisser les histoires qui fourniront lesraisons au monde. C'est ainsi que les mythesracontent comment le jour se sépara de lanuit, comment le soleil fut volé par un cor-beau, comment, le paradis perdu, la morts'infiltra dans la création ou, enfin, pour-quoi il faut choisir une femme ni trop procheni trop lointaine. C'est de la même façon queles contes reviennent hanter nos cheminsd'enfance, survivants des mythes perdus, làoù le monde se termine par une palissade derondins. Qui d'entre nous ne se souvientd'avoir semé quelques cailloux blancs sur lechemin de sa nuit, ou d'avoir serré au fond

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d'une boîte la plume sans pareille d'unoiseau bleu ?Si les mères l'Oie et les veillées sont mainte-nant des histoires du temps passé, les conteset les fables sont encore là, au bord du cœur.N'entendit-on pas tout récemment qu'uneprincesse, la plus belle du monde, rejetéepar un prince trop volage qui ne l'avaitjamais aimée, avait trouvé dans sa mort uneroyauté plus fabuleuse que celle qu'unebelle-mère rigide et sa cour vieillissante luiavaient déniée ? La télévision et tous les sup-ports médiatiques viennent installer un nou-vel espace où continuent à se produire et à sedire les mythes de notre temps et les contespour notre âge. Tant il est vrai que leshommes se nourrissent d'abord d'imaginaireet meurent de ne pouvoir rêver.

1690 : Le Roi-Soleil règne sur une cour quedes codes souverains régissent et dont lesplaisirs des îles enchantées ont été eux-mêmes soumis à une étiquette rigoureuse.Malherbe, dans cette autre cour qu'est lalangue, a fixé les usages et instauré la souve-raineté du vraisemblable. Cependant plus dela moitié des sujets de ce roi ignorent tout àla fois le français, l'usage de la lecture et lapratique de l'écriture. Ce qu'ils savent : leurpater et leur ave ; ce qu'ils connaissent : leprofil de leur roi au revers de quelques dou-blons et les visages de leurs saints patrons auxvitraux de leur paroisse ; ce qui leur revient,au bout de la langue, comme la pluie et lesoleil au bout du champ : des histoires, celled'un homme à la barbe bleue qui égorgeait sesfemmes au fond d'une chambre secrète oucelle encore de la fillette au bonnet rouge quine savait quel chemin prendre, celui desépingles ou celui des aiguilles. Ces histoires,ils les tiennent de la bouche d'une mère-grandou d'un conteur qui les avaient entendues unsoir de moisson ou qui les avaient lues dansun petit livre bleu avant de les redire, à leurfaçon, toujours semblable et toujours diffé-

rente ; car à se répéter, on le sait, les histoiresse retissent à la couleur du temps.

1690 : Mme d'Aulnoy publie L'Ile de la Féli-cité, le premier conte emprunté à l'oralité oùl'on voit un prince russe s'en aller au paysoù l'on ne meurt pas.1697 : Perrault fait éditer ses Histoires dutemps passé avec des moralités et Mmed'Aulnoy ses Contes de fées. Et pendant prèsd'un siècle les livres de contes venus descampagnes, des ballots des colporteurs et detous les orients qui ont échoué à Venise ou àMarseille ne cessent d'être publiés.

Une forme - le conte - aussi vieille que lessimples des jardins avec lesquelles leshommes se soignent selon d'antiques recettes,naît à la littérature et, tout en même temps,l 'écriture prend brutalement le pas surl'oralité : la voix se tait et la page s'ouvre ;furtivement le conte s'installe dans la duréedu livre.

Des poètes, des écrivains spécialisés depuisplusieurs siècles dans des formes savantes- la nouvelle, le roman, l'épopée, le sonnet -décident qu'il est dans leur pouvoir et qu'ilest de leur devoir d'actualiser en la fixantdéfinitivement une forme simple, celle deshistoires de leur nourrice, comme ils ontactualisé depuis longtemps les formessavantes venues des lettres antiques. Ils soup-çonnent aussi qu'ils y gagneront au change.Ils s 'emparent donc du conte, matièresinueuse et ondoyante comme truite au tor-rent et l'apprêtent en une figure solide, parti-culière, unique. Et ce faisant ils passent d'unelangue mobile, verdoyante, qui se réalise dansle geste verbal, à une langue, elle aussi, solide,particulière et unique. A la multiplicité desgestes verbaux se substitue une exécution défi-nitive, plombée au marbre de la page.Nous verrons que le conte répugne à cettefixation et qu'il s'échappe toujours pourretourner au torrent, à l'eau vive de la parole,qui est son berceau et son vivier.

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L'Oiseau bleu », ill. Bertall, in Contes tlesfées. Garnier

Cela durera jusqu'en 1789. Après quoi, rienne sera plus comme avant. Un autre contesurgira des brumes de l'opium et du carreauétoile des mansardes : ce sera l'heure duconte fantastique, lu bien plus qu'il ne serajamais dit. Comme s'il pressentait qu'unesociété avant de disparaître éprouvait lanécessité de laisser des marques de son imagi-naire, c'est précisément avant la Révolution,entre 1785 et 1788, que le chevalier de Mayerpublie une collection de récits merveilleux(41 volumes in-8°) : Le Cabinet des fées.Une société tout entière se penche sur sonpassé et s'émerveille... Elle s'émerveille dece temps où tout au fond de la forêt, il yavait un château de cristal dont la porte étaitd'or et où le boudin parfois se pendait aubout du nez des bûcheronnes. Claude Per-rault, le frère de Charles, collecte une ver-sion de « Mélusine », lors d'un voyage àBordeaux et en parle à son frère. Une lettre

de Mme de Sévigné datée de 1656 et adresséeà Mlle de Montpensier rapporte l'histoire dela cane de Montfort qui fut autrefois demoi-selle et qui, chaque année, sort de l'étangpour s'en venir avec ses canetons suivrel'office de la sainte messe. Une autre lettrede la Marquise, d'août 1677, rapporte àMme de Coulanges comment ces dames de lacour s'amusent follement à « mitonner » deshistoires à dormir assises sur des chaisesd'or1. Deux siècles plus tard, ce sera avec lemême plaisir que Flaubert découvrira lescontes de Perrault et d'Aulnoy et écrira :« J'ai lu " L'Oiseau bleu ". Comme c'est joli !Quel dommage qu'on ne puisse empoignertout cela ! Ce serait plus amusant à écrireque les discours du pharmacien. »Les sources de Perrault, de Mme d'Aulnoy,de Mlle Lhéritier, et de tous ces conteursissus de l'aristocratie provinciale, précisé-ment ceux des contes du Cabinet des fées,

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proviennent, si l'on en croit l'auteur de« Peau d'Ane », de l'écoute des histoiresd'un « nombre infini de Pères, de Mères, deGrands-Mères, de gouvernantes et deGrand'Amies qui, depuis peut-être plus demille ans, y ont ajouté en enchérissant tou-jours les uns sur les autres beaucoupd'agréables circonstances. » Ils écoutent etretranscrivent sur de petits cahiers qu'ilss'échangent ces fables qui courent les cam-pagnes, les offices et les chambres où desnourrices bercent de lait et de mots leursenfants.

Raymonde Robert recense quarante contes-types repris par les écrivains du XVIIe et duXVIIIe siècle parmi ceux qui sont analyséspar le folkloriste Delarue pour le domainefrançais. L'étude des sources des deuxconteurs qui ont eu le plus volontiersrecours à la parole folklorique révèle quePerrault use de six contes-types, tandis queMme d'Aulnoy en reprend plus de seize.L'approche savante des sources peut êtredirecte : c'est le cas du « Petit ChaperonRouge » ou du « Chat Botté ». Perrault aimeles longues promenades à travers les champsde Viry-Châtillon et séjourne volontiers dansla maison champenoise de l'un de ses beaux-frères. Veuf très tôt, il confie ses enfants,comme beaucoup de fils de nobles, à desnourrices, à ces mies à la quenouille qui,comme le montre le frontispice de l'éditionoriginale des Contes de ma Mère l'Oye,filent, le soir à la lueur des braises et d'unechandelle, la laine des moutons et desfables ; les pages du cahier d'écolier de sonfils, Pierre Darmancour, livrent sans doutel'écho de leurs voix. Mme d'Aulnoy, elle, dutentendre la version de « L'Ogre » qui se ditdans le pays de Redon, tout proche de Bar-neville, fief de sa famille. Cette récupérationdu fofkore a pu aussi se faire au hasard delivres véhiculant eux-mêmes une traditionorale : « Le Prince Marcassin » de Mmed'Aulnoy s'inspire très vraisemblablement

Frontispice des Contes de ma Mère VOye,

in Contes de Perrault fae-similé de 1 édition originale de

1695-1697, Slatkine Reprùits

d'une des Nuits facétieuses de Straparole etla « Cendrillon » de Perrault doit quelques-uns de ses traits à la « Gatta Cenerentola »de Basile, qui figure, en 1636, dans le Pen-tamerone. Il arrive aussi que, sournoise-ment, certains auteurs du Cabinet des fées,se refusent à avouer cette source populaired'inspiration : Mlle de la Force prétend bienhaut avoir inventé l'histoire de cette femmequi dut donner sa fille aux fées pour leuravoir volé du persil alors qu'elle l'attendait ;Or Basile en donne déjà une version et lemotif des tresses de la belle qu'elle dénoue àla fenêtre de sa tour pour que son amant ygrimpe et la rejoigne se trouve dans le Livre

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des rois du poète persan du Xe siècle, Fir-dousi. Parfois, tout bonnement, ces mon-dains prétendront qu'ils tirent leurs fablesdes fées elles-mêmes.Ce serait donc toujours la même histoire...Chaque époque, parvenue à sa maturité, seretournerait sur son passé et peut-être au-delà, pour puiser dans la mémoire du mondedes fragments fabuleux qu'elle façonneraitau goût du jour pour qu'ils témoignent - unmoment - de son histoire ; et puis ces frag-ments tirés de la nuit retourneraient à lanuit, car il est de l'ordre de l'humain de nefaire que passer. Ainsi procède le conteur,puisant dans le trésor d'une mémoire collec-tive, la fine fleur dont il pétrira un récitqu'il fera sien, qu'il mûrira en le gardant aubord du cœur jusqu'à ce qu'il lui vienne unjour « bien en bouche ». Alors il pourraenfin dire la venue au monde et le retour dece qui fut. C'est ce que pratiquent lesauteurs du Cabinet des fées.Saisissant la matière orale, ignorée parl'imprimerie officielle mais familière à lapart d'enfance que tout lettré embarqueavec lui, ils l'enchâssent dans des structuresnarratives, reconnues et codées. Il y a doncmanipulation et appropriation, car unconte, qu'il soit oral ou littéraire est insépa-rable de la communauté qui le produit etdans laquelle il s'inscrit.Issus de l'aristocratie provinciale, deshommes, des femmes parfois liés à la précio-sité écrivent et publient des contes ; ilspublient pour la Cour et ceux qui gravitentautour d'elle, pour les salons où l'on occupemille et une nuits à se désennuyer des peinesdes jours où l'on a joué aux bergers sur lespelouses de Trianon.

L'appropriation passe d'abord par l'élimina-tion de tous les éléments qui décèlent uneorigine populaire. Ces récits ne sont pas des-tinés à être entendus tandis que l'on tressedes paniers ou que, le cochon abattu, on

mitonne ses rognons dans une sauce au sang.Ils seront lus au boudoir ou sous les feuxd'un lustre de Bohême. C'est en aristocratesque ces lettrés traitent une culture qui vientdu peuple et donc ils la retraitent. Il fautaux deux sœurs du conte « Les Fées »épouiller la tête de la vierge avant de cracherducats sonnants et trébuchants ; Perraultéliminera avec soin ce détail, comme il élimi-nera le dépeçage rituel de la grand-mère duChaperon Rouge. Et s'il affuble Cendrillondu qualificatif de « cucendron » il a soind'en faire par l'italique une citation. Quandil faut prendre femme, le garçon éconduitpar les filles de son village épouse la premièregrenouille qui sort du « patouillas » tandisque le cadet de Mme d'Aulnoy s'éprendd'une chatte de luxe aussi blanche que nacreet qui repose au fond d'un palais doré surdes coussins de taffetas.

Héros et héroïnes sont des aristocrates et,lorsque Mme d'Aulnoy s'inspire du « PetitPoucet », son conte, « Finette Cendron », necommence point dans une pauvre hutte debûcheron mais chez un roi et une reine « quiavaient mal fait leurs affaires ». Jamais il nesera question de perdre les trois fillettesparce qu'il n'y a plus rien à leur donner àmanger - hantise qui ne cessera de peser surles fermes d'avant la Révolution - mais toutsimplement parce qu'elles veulent faire lesdemoiselles et avoir tous les habits dont ellesont envie. Le préjugé nobiliaire ne manquepas même d'atteindre les fées. Ainsi, Mme deMurât ne cache pas son mépris pour cellesqui traversent les récits populaires : « Leursoccupations étaient basses, écrit-elle, et pué-riles. Elles étaient presque toujours laides,mal vêtues et mal logées.2 » Rurales donc, lesfées appartenaient toutes à la gent de laforêt, des prés et des buissons, plus habiles àtailler un fagot et à mûrir des fromages qu'àmélanger poudres et sortilèges. Les siennesseront étincelantes, habillées d'argent et de

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pierres précieuses ; telles des reines-soleils,elles habiteront des palais enchantés.Désinvoltes ou sûrs d'être maîtres des outilsintellectuels de référence, ces auteurs manipu-lent la matière orale en toute liberté et, ce fai-sant, obéissent à leur insu à cette loi du contequi veut que celui-ci ait tendance à s'aggluti-ner avec des récits voisins. Dans le fonds folk-lorique, Perrault et ses amies puisent donc desmotifs merveilleux au gré de leur humeur,sans se préoccuper de ce qui - pour la belleordonnance des classifications - constitue laspécificité du conte : le déroulement de sesfonctions, le rôle des actants, l'épuisementdes épreuves. Insouciants, ils ne mesurentpas que ces contes ont une structure si rigideque celle-ci permettra à ceux qui - après lesGrimm - chercheront à dégager l'archétypequi fonde tel ou tel récit, de retrouver cettemême structure à travers le foisonnementdes péripéties mondaines et amoureuses souslesquelles ils l'ont enfouie. On verra curieu-sement leurs versions retourner à l'oralité,débarrassées de leurs oripeaux de falbalas etde clinquants mais épargnant avec soin lesdétails populaires dont ils les avaient enca-naillées ; ainsi dans la version nivernaise de« La Chatte Blanche », la femme Grenouilles'en ira claudiquant et coassant derrière unevoiture qu'elle a préparée pour son épouxfaite d'une citrouille tirée par quatre rats etconduite par un lézard.C'est ainsi que « Finette Cendron », deMme d'Aulnoy, mêle des motifs du conte« Les Fées », de « La Cendrouse » et du« Petit Poucet ». Le titre que choisit laconteuse est significatif : « Cendron » ren-voie à la fille des cendres, tandis que« Finette » renvoie à ces contes populairesqui célèbrent des cadets « doués » d'unevue perçante ou, comme ici, d'une ouïe par-ticulièrement fine. « La Chatte blanche » decette même conteuse reprend le conte-type402, celui du garçon qui a pour fiancée unesouris ou une grenouille seule capable de lui

« La Biche au bois », in Contes des fées, Garnier

procurer l'animal et le fil merveilleux, prixà payer pour gagner un royaume ; mais,pour justifier la métamorphose de la prin-cesse en chatte, il se tisse ensuite au conte-type 310, l'histoire de Persinette auxlongues tresses vendue aux fées pour unpéché de gourmandise.Cette désinvolture apparente à l'égard del'archétype qu'on nomme plus précisémentle conte-type est encore aggravée par l'abusque les mondains font de la merveille. Cha-cun d'entre eux porte en secret la nostalgiedes feux de Versailles où il rêva d'être pré-senté au roi, le temps d'un bal. Les récits duCabinet des fées brillent de tous les sortilègeset les enchantements du monde. En fait, ilsfinissent par installer un véritable bazar dela féerie. Seul, Perrault évitera cette quin-caillerie ou du moins la traitera avec une iro-nie toute proche des menteries, car il saitbien que nulle fille, jamais, ne s'en fut aubal chaussée de verre.

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Quand Mme d'Aulnoy doit, pour sa « Chatteblanche » traiter de l'épreuve du fil, que lesversions populaires exigent le plus fin dumonde et capable de faire trois fois le tour duchâteau du vieux roi, elle le change en toilede féerie qu'elle décrit ainsi : « une pièce dequatre cents aunes, si merveilleuse, que tousles oiseaux, les animaux et les poissons yétaient peints avec les arbres, les fruits et lesplantes de la terre, les rochers, les raretés etles coquillages de la mer, le soleil, la lune, lesétoiles, les astres et les planètes des cieux ; ily avait encore le portrait des rois et autressouverains qui régnaient pour lors dans lemonde ; celui de leurs femmes, de leurs maî-tresses, de leurs enfants et de tous leurssujets, sans que le plus petit polisson y fûtoublié. » Pareillement, à l'économie austèredu conte populaire qui se contente pourdécrire la demeure de l'épouse-animal dedire que « c'était un beau château isolé oùpersonne ne pénétrait », la conteuse opposele luxe inouï du palais de la « miaulardemajesté » : « Poussé vers une grande portede corail qui s'ouvrit dès qu'il s'en futapproché, il entra dans un salon de nacre deperle et ensuite dans plusieurs chambresornées différemment, et si riches par lespeintures et les pierreries, qu'il en étaitcomme enchanté. »

Si les motifs sont repris et utilisés pour leurcôté spectaculaire, ils sont aussi traités àl'évidence comme des repères entendus, ceuxd'un certain art de vivre. Ces volutes, que leslettrés enlacent sur les parois du conte etqu'ils trament à leurs mots, sont les pendantsde celles qui se déploient sur les murs de leurspalais baroques. La merveille n'est plus,comme dans la matière populaire, l'au-delàdu miroir, le rêve d'un rubis qui n'est qu'unegoutte de sang sur la blancheur de la neige ;elle est le reflet des palais de ces aristocratesqui l'installent en abyme dans leurs récits.Un conte du Cabinet des fées illustre bien lafaçon dont ces nouveaux conteurs usent des

repères de la classe à laquelle ils appartien-nent et pour laquelle ils écrivent ; « Le PrincePerinet ou l'origine des pagodes » raconte lamétamorphose en pot à thé d'un princequ'un génie malfaisant abandonne dans uneîle toute bleue, appelée l'Ile des porcelaines.Là il se retrouve au milieu d'une cour detasses et de pots qui sont autant de malheu-reux princes et princesses que l'enchanteurretient captifs. L'embarquement pour l'ima-ginaire n'a rien d'étrange, puisque chaquedemeure princière possède un cabinet deporcelaine où les propriétaires collectionnentà grands frais pots à thé et bols précieuxvenus des Indes et de la Chine lointaine quin'attendent que la nuit pour s'éveiller et des-cendre des consoles pour danser quelquepavanne.

Les mondains opèrent enfin dans les fonc-tions du conte de singuliers déplacements et,en particulier, dans celle que Propp désignecomme le mariage de la princesse. Cettefonction qui clôture de nombreux contespopulaires, non seulement ferme obligatoire-ment le récit dans le conte littéraire, mais- de plus - annexe et réorganise autour d'elletout le développement narratif : la mêmeintrigue préside en effet à la plupart destextes du Cabinet des fées : un prince aimeune princesse ; leur amour se verra contrariépar de multiples épreuves avant que le chaosdu cœur et de l'imaginaire ne se calme, en sefixant, sur un tranquille paysage où héros ethéroïnes s'occuperont - sereinement - à gou-verner et à assurer leur descendance. C'estque le conte de fées, réécrit par les mon-dains, s'aligne sur la trame romanesque quifut celle de ces innombrables nouvelles senti-mentales que connut le XVIIe siècle, bâtardstardifs et parfois malvenus de L'Astrée ou deLa Princesse de Clèves. L'alliance de cesdeux modèles donne naissance à un récitalenti qui tient plus parfois du romand'apprentissage d'un cœur que du récit d'un

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rite de passage. Leurs héroïnes sont desmondaines livrées à la confusion des senti-ments et non des enfants perdues. La quêtequi, dans la matière folklorique, est larecherche passionnée de l'eau qui danse, dumerle qui rajeunit, ou simplement de la peurqui vous fait devenir homme, ne concerneplus - dans la leçon savante - que la conquêtedu même. Comme l'a remarqué RaymondeRobert, cette annexion d'une fonction trans-forme tout le schéma narratif et entraîne unemodification radicale de l'agresseur. La tra-dition folklorique avait généralisé un per-sonnage nécessairement laid et mû par lebanal ressort de la jalousie. Le type connaît,dans les versions lettrées, une mutation pro-fonde : il devient une figure figée par le désirde posséder un corps. Sa laideur prend alorsun tout autre sens dans le surgissementd'une sexualité monstrueuse, hors de la nor-malité. Car il n'est pas anodin que tant decontes littéraires reprennent le conte-type425 - la recherche de l'époux disparu - quileur permet une exaeerbation de la mons-truosité de ce personnage. Dans les versionspopulaires, l'animalité était simple : ours,chien, porc ou loup sont les figuresd'emprunt qu'adopte l'éphémère métamor-phose. Dans les versions des lettrés, il nes'agit plus que de monstres, moitié femme-moitié baleine, de dragon aux ailes verdâtres,d'écrevisse ou de nain jaune. Le lettré, formépar une culture classique, fabrique des chi-mères. Il faut la subtilité de Perrault poursuggérer que la bête aux oreilles velues et auxgrandes dents n'est qu'une image, et que leméchant loup « d'humeur accorte, sansbruit, sans fiel et sans courroux », est plusfréquent dans les ruelles du réel qu'au boisdu conte. L'appropriation et la manipulationdu conte oral aboutissent ainsi à une leçonsavante dont la spécificité est d'être une pro-duction de classe : récit métissé qui tient de lamatière orale des noyaux durs, insubmer-sibles, qui ressurgiront quoi qu'il advienne

de la leçon, et qui garde du roman sentimen-tal des tics, des dialogues de bravoure amou-reuse qui sombreront dans l'oubli et quiferont dire de ces fables précieuses qu'ellessentaient un peu trop la poudre d'iris. Etpourtant il est injuste de condamner ces éga-rements du cœur dont on a volontiers expli-qué la fréquence dans les récits mondainspar les amours malheureuses que connurentla plupart des conteuses du Cabinet des fées.Mme de Villeneuve, lorsqu'à son tour elles'attaque au récit de la quête de l'époux dis-paru, s'égare bien évidement au labyrinthedu cœur mais, ce faisant, elle imagine cesretrouvailles du songe dont Georges DuMaurier se souviendra bien longtemps aprèsquand il écrira Peter Ibbetson. Chaque nuiten effet, la Belle, le temps d'un rêve, rejointun Bel inconnu au bord d'un canal aveclequel elle échange d'éternels serments et quis'avérera être la Bête désenchantée. Jamaispeut-être, la merveille n'a battu au plus prèsdu temps du conte, celui où songe et réel seperdent dans la brume bleue du soir.Qu'ont-elles donc fait, ces dames, quand elless'en furent aux champs ? puisque telle est laquestion que l'on peut se poser en considérantces récits qu'on ne lit plus aujourd'hui.Elles ont monté une chaîne dont elles ontchoisi les fils dans un répertoire connu delongue date et l'ont tramée avec leurs rêves,leurs bonheurs, leurs chagrins, leurs nostal-gies et leurs envies, leurs mots, qui étaientceux qu'entendaient leurs pairs qui devaientlire leurs fables. D'un schéma narratif rigide,elles ont fait « leur » conte qui, à son tour,devait retourner à « la longue durée » durécit ou de l'oubli. Qu'il soit anonyme ouqu'il se nomme Perrault, paysan ou vannier,marquise ou gouvernante, matelot ou grandde la terre, la démarche du conteur finale-ment est la même, comme si la mécanique duconte ruinait toute hiérarchie et tout ordre,pour n'assurer que le triomphe de la librecombinaison.

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Frontispice du Nouveau Cabinet des fées, Tome 1,

Slatkine Reprints

C'est à sauver de l'oubli ces récits que vas'employer le chevalier de Mayer. Entre1785 et 1788, il publie 41 volumes auxquels ildonne ce nom un peu étrange de « Cabinetdes fées ».

A quoi correspond un tel projet éditorial quirassemble des textes de Perraidt et de MmeMurât, de Mme d'Aulnoy et de Mlle Lhéri-tier, du chevalier de Mailly et de Rousseau,de Pétis de la Croix et de Galland, de Mlle deLubert et de bien d'autres encore, et où semêlent sans ordre apparent contes de fées etcontes merveilleux, contes indiens et arabes,contes turcs et chinois ? Le titre même quedonne à sa collection le chevalier de Mayerest de toute évidence un indice : titre de nuitet de merveille, Le Cabinet des fées renvoie àl'image du Cabinet de curiosité, ce lieu oùs'assemblent en désordre toutes les bizarre-

ries de la terre, ces fragments de mondesperdus et retrouvés. C'est bien à une tellenostalgie qu'il faut rattacher les avertisse-ments qu'à plusieurs reprises l'éditeur pro-digue dans ses notices. Conscient qu'en 1785on n'écrit plus de contes de fées, de Mayerdécide de sauver de l'oubli ces récits de mer-veille qu'il est de plus en plus difficile de seprocurer. Certes, le colportage en diffuseencore, au hasard de ses petits livres bleus,mais le texte en est souvent altéré parce quetoujours volontairement simplifié. Agissantainsi, le chevalier précède de vingt ans lapremière collecte des contes allemands parles frères Grimm.

En fait, la publication des 41 volumes duCabinet des fées s'inscrit dans une entreprisede librairie beaucoup plus vaste qui avait vule jour en 1775, avec la publication de laBibliothèque Universelle des Romans. Etlorsque paraissent, en 1787, les Voyagesimaginaires, songes et visions, romans caba-listiques, c'est tout un corpus de l'utopie quis'offre à des lecteurs à propos desquels Leib-niz quelques années plus tard pourra dire :« C'est un malheur des hommes de se dégoû-ter enfin de la raison même et de s'ennuyer dela lumière. Les chimères commencent à reve-nir et plaisent parce qu'elles ont quelquechose de merveilleux. [...] on s'est lassé desromans raisonnables [...] et on est revenudepuis quelque temps aux contes de fées. »Cette visée témoigne aussi du goût très vifqu'éprouve le XVIIIe siècle finissant pour lesbibliothèques toutes faites et les acquisitionsprogressives de vastes compilations. Est-cepour accroître le côté délicieusement sulfu-reux et interdit de l'utopie que de Mayer leslivre au public en leur donnant pour lieud'impression Amsterdam ou Genève ?

Pourquoi un tel monde s'est-il penché sur lamatière populaire ? On a tenté de multiplesréponses. Starobinski a voulu y voir unesorte de laisser-passer pour une classequ'enserrent de toutes parts les cordes de la

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bienséance. La parole fabuleuse serait unlieu qui s'offre, pour un inavouable assou-vissement de tout ce qu'un code trop rigideinterdisait de dire et à plus forte raisond'écrire et l'emprunt au folklore joueraitalors un rôle de « blanchiement », le blan-chiement de l'indicible, de l'intolérabledésir. D'aucuns ont prétendu que ces lettréss'amusaient au conte comme d'autres qui, letemps d'une folle nuit, en habits de laquaisservent leurs domestiques qu'ils ont parés enmaîtres. On pourrait dire aussi que la ver-sion orale est une somme de signes vides.N'assertant rien, - ou, pour le dire savam-ment, renvoyant à un signifié perdu dans lanuit de l'oubli - ces signes ne sont pas soumisà la condition de vérité et échappent par làmême à toute dénégation. Et cela parcequ'ils proviennent - pensent les auteurs duCabinet des fées - d'une classe sans culture,sans lumière, ne sachant ni lire ni écrire, quine peut donc référer à une mémoire savante.Le conte mondain, en éprouvant l'impérieusenécessité d'habiller ses « dits » des luxes, del'ironie et des fards de son propre univers,les recharge en sens et, ainsi, il entend faireœuvre de culture : comme Perrault qui, dansson Parallèle des Anciens et des Modernes,avançait l'idée que les poèmes homériquespourraient bien n'être, en définitive, quel'élaboration savante de contes de nourrices.C'est cette forme que de Mayer annexe,pressentant très probablement que, malgréla tentative des mondains de fixer dansl'écrit cette matière de « fantaisie rêveuse »,la nature du conte était au-delà de l'écritureet qu'elle ne pouvait vivre que fortifiée parla parole qui la nourrit et la transforme.L'avenir va confirmer cette intuition. L'oublirecouvrira de son silence bien des textes duCabinet des fées : « Parés, brodés, habillésdu langage des petits romans - pourreprendre les mots de Pourrat - les contes nesont plus ce qu'ils étaient, et ils n'ont pudevenir autre chose : ils ne sont rien4. » A

quelques exceptions près cependant : car desnoms vont demeurer vivants et retourner aupeuple. Ces noms sont ceux de Mlle Lhéritier,de Perrault, de Mme d'Aulnoy qui fournirontune matière abondante à l'oralité, celle-ciétant consciente de l'efficacité de récits danslesquels elle reconnaît des images et des réfé-rences familières. Pourquoi ces noms ? Parcequ'ils ont tous trois écrits dans une langueclaire, et qu'ils ont réussi une collaborationsavante entre l'art écrit et l'art oral. C'estainsi que la postérité retiendra la version de« La Belle et la bête » de Mme Leprince deBeaumont, laissant à l'oubli le très beau textede Mme de Villeneuve qui, la première, consi-gna l'histoire de la jeune fille qui pour unerosé dut épouser un prince changé en bête.La Bibliothèque Bleue, en reprenant lestextes de quelques auteurs édités par deMayer, va - à son tour - s'approprier lamatière savante en la manipulant comme « àrebours ». Comprenons par là qu'elle luiôtera ce fard par lequel les mondainsl'avaient marquée de leur chiffre. Les motifsornementaux vont se dénouer, la scènebaroque se vider, les péripéties amoureusess'évanouir. Toutes les transformations irontdans le sens d'une extrême simplificationdont la conséquence la plus évidemment per-ceptible est une altération sémantique : lestermes désuets, ou ceux qui relevaient d'unvocabulaire de classe seront remplacés pardes expressions plus modernes, toujoursplus simples. Les passages obscurs - parceque trop elliptiques - seront flanqués de pro-positions relatives qui les expliqueront. Il y atoujours dans l'édition du colportage le soucid'une immédiate intelligibilité du texte.Cette liberté vis-à-vis de l'écrit savant peuts'entendre comme la preuve que Perrault etd'Aulnoy ne sont plus perçus comme desauteurs auxquels appartient de droit untexte, mais comme des transcripteurs deleçons orales, les maillons en somme d'unechaîne traditionnelle. Ils défroquent de la

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condition d'auteur pour celle de conteur etleur leçon quitte le statut de récit uniquepour pénétrer dans celui du recueil ; recueilqui, comme l'écrit Pierre Péju dans L'Archi-pel du conte, « considère le monde commeune collection de récits qui ne valent et [ne]fonctionnent que dans le cadre de relationset d'échanges incessants. »<> Ils retournerontainsi à l'anonymat : on ne saura plus qu'unefemme qui se nommait la baronne d'Aulnoyavait entendu probablement un jour le contede « La Fiancée blanche et de la fiancéenoire » et avait alors imaginé l'histoire de labiche qui chaque nuit se débichonnait aufond de la forêt pour revêtir les robes depierreries qu'elle portait du temps qu'elleétait fille et qu'aucun rayon de lumière nedevait l'atteindre. Mais on se souviendra dela biche au bois, de l'oiseau bleu, couleur dutemps, et de la fille aux cheveux d'or qui,aujourd'hui encore, errent au bord de notreenfance.

Comment considérer aujourd'hui Le Cabi-net des fées ?Il est une mémoire de ces histoires d'ombreet de merveille qui se disent depuis que leshommes ont tenté de croire que l'impossibleétait possible. Comme les Arabes, peuple del'errance, ont consigné dans de précieusescompilations ce qu'ils savaient sur les ani-maux, sur la configuration des terres et desétoiles, et cela parce qu'ils savaient, commeSchéhérazade, que la parole vive peut sau-ver de la mort, de Mayer a tenté de sauverun certain nombre de textes : avait-ill'intuition que cette littérature passeraitainsi que passe un air, ou une mode ? Tou-jours est-il qu'il fixe, à travers la leçonsavante des mondains, un savoir quiremontait à l'émergence de la littératureromane, celle qui popularisa à travers lesdits des troubadours et les chansons degeste les lances qui saignent, les filtresd'amour et les corps des fées plus clairs que

l'eau d'un lac au matin. Il est aussi lamémoire d'un moment, qui ne sera jamaisplus, celui de la rencontre de deux mondes- la Cour et le peuple - avant que la Révolu-tion de 1789 installe d'autres règles aprèsavoir ruiné l'ordre aristocratique et éteintpour longtemps le soleil royal.Toujours est-il que Le Cabinet des fées, aussibien dans les contes qu'il retient que dansl'assemblage qu'il en fait, offre un texte fas-cinant, figure de l'étonnante disparate dumonde et champ d'expérimentation del'altérité qu'est l'oralité. Curieusement,d'ailleurs son maître d'œuvre a peut-être àson insu, procédé comme ceux dont il avoulu garder la mémoire : ajustant les récitsbout à bout, il a opéré un étrange déplace-ment du sens. Soucieux de moralisme, il a eneffet privilégié les versions les plus édi-fiantes, choisissant par exemple d'omettre lapréface du conte d'« Acajou et Zirphile », oùson auteur tournant en dérison la féerie etses mécanismes ruine le montage fabuleux. Ilinstalle ainsi un immense récit, plus édifiantencore que les récits qui le constituent.Comme si les contes, domaine de la méta-morphose, s'engendraient aussitôt qu'ils sedisent, qu'ils s'écrivent, qu'ils se répondentles uns aux autres, dans une forme à jamaisdifférente et fuyante.Le Cabinet des fées préfigurerait alors latoute moderne et relative notion d'auteurtelle qu'elle se pose aujourd'hui où de nou-veaux chemins s'ouvrent aux livres. Qu'enest-il en effet, quand s'allument nos écrans,de l'œuvre ? Celle-ci est-elle à jamais etdéfinitivement achevée ? N'est-elle pointsans cesse recommencée par celui qui la sai-sit au hasard de quelque zapping dans unréseau où il a abordé ? Tel l'ouvrage dePénélope défait et retissé à chaque retourde la nuit puis du jour, le récit s'offre vul-nérable, dénoué, largement ouvert aux tis-serands anonymes qui, font et défontl'immense toile du réseau informatique. Qui

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d'entre nous, tombant sur quelque conte decet ailleurs qu'est un site sur le Web ne serapas tenté de le réordonner à son gré, jouantà couper / coller dans la matière souplequ'est le récit, mais forcé, comme malgré lui,de respecter une couture dure où d'autresreconnaîtront une très vieille histoire ?

Alors pourquoi republier, relire ces his-toires que se racontaient quelques mon-dains ennuyés ? C'est aux conteursd'aujourd'hui de répondre. Peuvent-ilsencore faire leur miel de ces textes, fanés

sans doute, mais prêts à reverdoyer à lapremière averse ?

Ecouter à nouveau ces voix du passé, c'étaitjustifier cette intuition qui prétend que leconte va de par le monde, comme coquillageou verroterie, s'échangeant de bouche àoreille, passant de poche en poche, defeuille en feuille, monnaie usée d'avoirroulé depuis si longtemps mais qui seule acours pour nous ouvrir les portes du rêve,sans lequel, on le sait bien, nous manquonsde mourir. I

Notes

1. Mme de Sévigné, Correspondance, Bihl. de la Pléiade, t. II, p. 516 : « Mme de Coulanges [...] voulutbien nous faire des contes avec quoi l'on amuse les dames de Versailles ; cela s'appelle les mitonner*.Elle nous mitonna donc, et nous parla d'une île verte, où l'on élevait une princesse plus belle que lejour ; c'étaient les fées qui soufflaient sur elle à tout moment. Le prince des Délices était son amant. Ilsarrivèrent tous deux dans une boule de cristal, alors qu'on y pensait le moins. Ce fut un spectacleadmirable. Chacun regardait en l'air, et chantait sans doute : Allons, allons, accourons tous, Cybèle vadescendre **. Ce conte dure une bonne heure. Je vous en épargne beaucoup, en considération de ceque j 'a i su que cette île verte est dans l'Océan ; vous n'êtes point obligée de savoir exactement ce qui s'ypasse. Si c'eût été dans la Méditerranée, je vous aurais tout dit, comme une découverte que M. deGrignan eût été bien aise d'apprendre. »

* « Mitonner se dit figurêment en morale pour dire caresser, ehoyer une personne, la traiter favorablement pourgagner ou pour conserver ses bonnes grâces » (Dictionnaire de Furetière).** Refrain de VAtys de Quinault (acte I, scène III).

2. Mme de Murât, « Epitre aux fées modernes », préface aux Histoires sublimes et allégoriques, citéepar Raymonde Robert, Le Conte de fées littéraire en France de la fin du XVIIe siècle à la fin du XVIIIe

siècle, Presses universitaires de Nancy, 1982, p. 401.3. Cinquième écrit de M. Leibniz en réponse à la quatrième réplique de M. Clarke, cité par MarcSoriano, Les Contes de Perrault, culture savante et traditions populaires, Gallimard, 1968, coll. Tel,p. 462.

4. Henri Pourrat , « Le Trésor des contes », Les Fées, Paris, Gallimard, 1983, Préface, p . 9.

5. Pierre Péju, L'Archipel du conte, Paris, Aubier, 1989, p. 52.

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