Otto Friedrich Bollnow

28
OTTO FRIEDRICH BOLLNOW L'HOMME ET L'ESPACE Fondements révolutionnaires pour une anthropologie de l'espace et du bâti.<1> "Etre un homme veut dire d'abord habiter." "Le monde est un nid." (Bachelard) PREFACE - LE THEME DANS UN CADRE GENERAL Dans tout ce qu'il dit et fait, notre monde moderne reste essentiellement limité à l'idée d'un espace, homogène et étendu, qui se répande jusqu'à des distances inouïes dans l'univers. Ces distances sont si impressionnantes, que, dans le cas de la naissance d'une nouvelle étoile éclatante, cela peut durer des années avant que sa lumière nous atteigne. Evidemment, cette notion d'espace pour un univers gigantesque, dans lequel notre monde est une petite sphère minuscule, est à la base de notre compréhension moderne dans différentes disciplines. Cette notion, qui d'ailleurs est d'origine assez récente, c'est-à-dire des temps des découvertes et des instruments modernes, est devenue tellement "naturelle" qu'il nous est difficile de penser qu'il n'en a pas toujours été ainsi.

Transcript of Otto Friedrich Bollnow

Page 1: Otto Friedrich Bollnow

OTTO FRIEDRICH BOLLNOW

L'HOMME ET L'ESPACE

Fondements révolutionnairespour une anthropologie de l'espace et du bâti.<1>

"Etre un homme veut dire d'abord habiter.""Le monde est un nid."(Bachelard)

PREFACE - LE THEME DANS UN CADRE GENERAL

Dans tout ce qu'il dit et fait, notre monde moderne reste essentiellement limité à l'idée d'un espace, homogène et étendu, qui se répande jusqu'à des distances inouïes dans l'univers. Ces distances sont si impressionnantes, que, dans le cas de la naissance d'une nouvelle étoile éclatante, cela peut durer des années avant que sa lumière nous atteigne. Evidemment, cette notion d'espace pour un univers gigantesque, dans lequel notre monde est une petite sphère minuscule, est à la base de notre compréhension moderne dans différentes disciplines. Cette notion, qui d'ailleurs est d'origine assez récente, c'est-à-dire des temps des découvertes et des instruments modernes, est devenue tellement "naturelle" qu'il nous est difficile de penser qu'il n'en a pas toujours été ainsi.

Mais, cet oubli collectif se présente d'une facon très problématique lorsque nous traduisons des textes qui nous sont parvenus de l'antiquité. Le même problème se pose dans l'ethnologie lorsqu'on s'entretient avec des gens qui, aux frontières du monde moderne, ne disposent pas encore de notre connaissance moderne de l'espace. C'est-à-dire que nous traduisons des textes ou des questionnaires comme si ces sociétés traditionnelles avaient les mêmes perceptions de l'espace que nous dans nos sociétés modernes et industrialisées. Si de telles traductions devaient nous servir à la manière de l'art pour l'art, on n'opposerait aucune d'objection. Mais dans différentes disciplines, elles forment la base de certaines théories qui influencent fondamentalement notre existence sociale; par exemple dans la religion lorsqu'on parle de création, ou dans la philosophie quand on discute la métaphysique. La même remarque peut s'exprimer dans l'art quand on parle de l'esthétique, de ce qui

Page 2: Otto Friedrich Bollnow

est beau, ou en architecture si on parle du design de maisons, de la planification de l'habitat rural ou urbain. Dans tous ces thèmes l'espace est une catégorie fondamentale. Il existe une différence énorme si on traduit des mythes antiques et de l'histoire de la création en les reliant à la notion moderne de l'univers, ou si on les considère en rapport aux conditions de l'habitat pré- et prothistorique. De même, une différence énorme apparaît si on discute la métaphysique dans un contexte d'idéalisme philosophique dans les dimensions cosmiques ou si on découvre la structure de la 'méta'-physique dans le culte de villages neo-lithiques. C'est aussi une différence considérable qui demeure si on mesure des oeuvres d'art avec une esthétique cosmo-platonique ou qu'on essaye de comprendre les principes de la beauté sur la base de traditions objectives dans un sens anthropologique. Le pire se découvre dans l'architecture: l'homme d'aujourd'hui est forcé de vivre dans un concept d'espace mal construit.

C'est le livre 'Homme et espace' de O. F. Bollnow qui nous procure la base de telles vues nouvelles en mettant en contraste la notion physico-mathématique de l'espace avec celle de l'anthropologie. Si on utilise cette nouvelle notion anthropologique de l'espace d'une manière générale dans les sciences humaines, c'est-à-dire d'une façon ethno-(pré-)historique, la plupart de ce qui s'est accumulé à travers des centaines d'années dans les sciences humaines devrait être ré-interpreté d'une manière moderne.

Une chose apparaît alors importante dans le sens méthodologique et scientifique, ceci: si, selon la vue de Bollnow, l'espace dans le sens primaire n'est plus interprété comme un vide homogène et sans fin, mais doit être considéré d'une façon humaine et écologique, c'est-à-dire comme une implantation dans ce que nous appelons l'espace, dans le sens de la physique, alors l'espace dans ce sens devient conséquemment aussi pluralistique et relié d'une manière qualitative à l'expérience humaine et au comportement de l'homme. Ce qui veut dire aussi que ses structures peuvent être étudiées d'une façon inductive. Les termes métaphysiques viennent sur terre, se mêlent concrètement et objectivement avec la tradition humaine de la culture. Evidemment, ce qu'écrit Bollnow implique non seulement une révolution individuelle mais aussi scientifique. Dans le sens que Thomas Kuhn Bollnow introduit un nouveau paradigme, qui ne touchera pourtant pas seulement l'une ou l'autre branche d'une ou d'autres des disciplines humaines, mais plutôt, c'est un nouveau paradigme qui touchera notre arbre moderne de cognition dans ses racines et le révolutionnera.

Page 3: Otto Friedrich Bollnow

INTRODUCTION

L'espace est l'une des catégories primaires de la culture humaine à la base de toute discussion architecturale, que ce soit dans le domaine du design architectural pratique ou dans la recherche architecturale. En 1971, dans son article 'L'espace existentiel et l'architecture', Christian Norberg-Schulz proposa son concept d'espace existentiel qui, d'une part, était basé sur les études de Jean Piaget sur le concept de l'enfant vis-à-vis de l'espace (à savoir les aspects ontogénétiques de la conception de l'espace), et qui fut également stimulé dans ses aspects socio-culturels par maintes études antérieures (sur le problème philogénétique de la conception de l'espace), mais principalement et essentiellement par l'historien des religions Mircea Eliade, par l' historien de l'art Dagobert Frey, et par le philosophe phénoménologue Otto Friedrich Bollnow.

La position existentielle de Norberg-Schulz vis-à-vis du concept euclidien de l'espace n'eut pas une influence réelle sur le design architectural; ceci principalement pour deux raisons: premièrement, il soumit plutôt arbitrairement les documents à son propre concept d'espace architectural et, deuxièmement, la discussion fut embrouillée dans les fils de la rhétorique du post-modernisme.

Dans ce contexte le livre de Bollnow 'Mensch und Raum' (L'Homme et l'espace; 1963) est extrêmement important. Sa recherche peut être considérée comme la première 'anthropologie d'espace', ontologiquement fondée et interculturellement comparative. Clairement, il considère comme secondaires les concepts d'espace métaphysique ou cosmologique étendu, et celui d'espace se développant autour de l'habitat humain comme essentiel et primaire. Bollnow place l'homme, et son besoin de mouvement et de repos, au centre de son concept d'espace. Le concept géométrique homogène est ici rejeté. L'espace en relation à l'homme et à son comportement devient non homogène et est exprimé dans un foisonnement de situations hétérogènes reliées fondamentalement au bâti. "La signification anthropologique de la maison doit être redécouverte" (:137). Il est évident que cette perspective a une conséquence considérable pour la recherche architecturale.

Etonnamment, Bollnow est relativement peu connu de la recherche architecturale. A la différence des travaux de Heidegger concernant le bâti et l'espace qui sont globalement connus et intensément discutés, Bollnow reste rarement cité. Ses recherches systématiques n'ont pas reçu l'importance qu'elles méritent. Il arrive même que des recherches et des publications traitant pratiquement les mêmes thèmes ne le mentionnent pas, bien que son influence soit évidente. Souvent, ses contributions révolutionnaires à la discussion de l'espace sont simplement négligées. Pire encore, son texte n'a, hélas, pas encore été traduit en anglais ou en français.

Afin de clarifier cette situation et pour soutenir une diffusion plus large de ses contributions fondamentales, son travail est résumé ici. <2> Le lecteur devrait se faire ainsi une idée de ses approches principales et de ses résultats géniaux

Page 4: Otto Friedrich Bollnow

et marquants. La discussion suit essentiellement la structure du livre de Bollnow.

BOLLNOW: METHODES ET SOURCES

Bollnow justifie le choix de son ontologie et de sa philosophie de l'espace en se basant sur les discours philosophiques de son temps. Bergson, Simmel, Heidegger, Sartre, Merleau-Ponty et Minkowsky auraient tous débatu au sujet de la temporalité de l'existence humaine en tant que phénomène philosophique central et fondamental. Les dispositions spatiales de l'existence humaine sont restées à l'arrière-plan. Quelques-unes des études faites dans les années trente portaient sur l'espace expérimenté dans le cadre de la psychopathologie et de la psychologie. D'un point de vue philosophique également, Bollnow place ses études dans un cadre plus large, en relation avec Heidegger, Graf, Dürckheim, Minkowsky, Straus, Binswanger, Lassen, Beutendyk, Bachelard et, d'une façon différente, avec Cassirer et sa philosophie des formes symboliques.

Sur le plan de la méthodologie, Bollnow est résolument dans le cadre de la phénoménologie. Norberg-Schulz considère ce livre comme spéculatif et non-scientifique. Manifestement, il ne comprend pas que la phénoménologie ne construit pas ses théories au moyen de la systématique ou de calculs logiques, mais cultive plutôt un regard clair dans un sens philosophique. Comme l'exprime le terme 'phénoménologie', cette science se consacre à la description de phénomènes, convaincue qu'au moyen de réflexions bien fondées, l'objet étudié va révéler son essence pure. Et, effectivement, Bollnow, en décrivant l'espace en relation étroite avec le comportement humain et les conditions d'environnement, semble avoir saisi la structure essentielle de l'espace.Il reste évident que cela peut aussi avoir une valeur dans un sens anthropologique.

En opposition totale avec le concept stérile de Norberg-Schulz, la perspective de Bollnow est profondément humaniste, car il place l'homme et son environnement au centre de tous ses écrits; il arrive ainsi à démontrer une richesse foisonnante de nouvelles découvertes qui font paraître le concept de l'espace utilisé par les architectes comme un outil bien pauvre. En effet, il est tentant de s'imaginer combien l'architecture serait aujourd'hui différente si, à la place du post-modernisme, le concept de Bollnow avait été posé à la base du raisonnement architectural dans les trente dernières années.

Sa méthode est également reflétée dans le contenu du livre qui présente un riche catalogue d'approches et de thèmes. Mais cette complexité ne devrait pas être source de confusion. Bien au contraire, la méthode phénoménologique définit son objet à travers le plus grand nombre de perspectives et, la méthode de Bollnow correspond en fait à la complexité objective de l'espace.

Evidemment, Bollnow a été inspiré par la structure de la langue allemande. Contrairement aux traditions plus rationnalistes des langues romanes, en particulier du français, la langue allemande n'a pas perdu beaucoup de ses racines primitives. Ainsi, cette langue a conservé beaucoup de termes relatifs aux conditions d'origine de l'espace, des mots impliquant des significations très différentes de leurs équivalents romans (p. ex. 'Platz', place, en opposition à

Page 5: Otto Friedrich Bollnow

'Ort', 'Stelle', 'Heim' etc.). En conséquence, d'importantes parties des traités de Bollnow sont basées sur l'histoire des mots, du langage et de la pensée tels qu'ils sont exprimés dans la littérature. En ce sens, Bollnow montre clairement que l'étymologie pourrait devenir une source importante de la recherche sur les concepts d'espace humain et sur l'architecture. <3>

Par ailleurs, Bollnow traite de manière étendue les discussions philosophiques de son temps, pour autant qu'elles soient en relation avec son sujet. Dans un contexte plus large, il utilise aussi l'histoire culturelle, principalement européenne, et l'ethnologie. L'histoire structurale de la religion de Mircea Eliade joue un rôle considérable, mais Bollnow reste sceptique quant à son interprétation métaphysique, qui se différencie nettement de l'approche humaniste qui lui est propre.

Le livre est divisé en cinq chapitres principaux qui ont pour titre 'l'articulation élémentaire de l'espace', 'le vaste monde', 'la maison et le sentiment de sécurité', 'aspects de l'espace' et 'la spatialité de la vie humaine'. En essayant de préserver la structure de base du livre de Bollnow, nous voulons donner une brève vue d'ensemble des points les plus importants de sa pensée, pour autant qu'il soit possible de le faire dans un livre de plus de 300 pages.

L'ARTICULATION ELEMENTAIRE DE L'ESPACE

Dans le premier chapitre, Bollnow utilise différentes sources pour montrer que, à ses origines, l'espace n'était pas un concept illimité mais, au contraire, plus ou moins clairement limité, défini par rapport à l'environnement et étroitement lié à l'histoire de l'habitat.

Histoire

L'espace n'est pas homogène, mais articulé. Cette idée est déjà suggérée par les discussions étonnantes d'Aristote dans le quatrième livre de sa physique, le premier traité sur les problèmes spatiaux dans la tradition de la pensée occidentale. En relation avec les quatre éléments (le feu, l'air, l'eau et la terre), il enseigne l'articulation naturelle de l'espace, chacun de ces éléments montrant une affiliation à une certaine direction, par exemple vers le haut dans le cas du feu et des matières légères, et vers le bas en direction du sol pour des matières pesantes. Bollnow souligne le fait que ce concept diffère essentiellement de notre conception moderne de l'espace. Il y a un autre aspect troublant dans la notion aristotélicienne de l'espace. Ce que nous considérons comme lieu (topos, 'Ort' en allemand) apparaît d'une certaine manière comme projeté hiérarchiquement d'une dimension locale à une dimension cosmique et s'agrandissant dans l'espace par des successions progressives, ce que Bollnow compare à la capacité d'un container. En conclusion, la notion d'espace chez Aristote n'est jamais celle d'un espace mathématique sans fin, mais bien d'un espace limité dans son extension maximale vers le vide, puisque "délimité par la voûte céleste" (:30).

Page 6: Otto Friedrich Bollnow

Etymologie

L'étymologie du mot allemand 'Raum' suggère également que l'espace était originellement compris comme un lieu délimité. Grimm le fait dériver de la forme verbale correspondante en allemand 'räumen' (faire de la place) dans le sens de dégager une partie de l'environnement sauvage, avec l'intention de s'y installer, d'y établir son habitation. Bollnow élabore à partir de là une construction qui démontre que les racines du mot sont en relation étroite avec l'habitat et l'environnement humain organisés. Ainsi, le mot 'Raum', utilisé avec un article défini ou indéfini, est toujours en relation avec des constructions; par exemple comme terme générique pour désigner les pièces d'une maison. Son utilisation n'est pas compatible avec des endroits en plein air (par exemple les lieux de rencontre). Sans article, il est également en relation avec l'environnement humain dans le sens d'un espace où se mouvoir entre des choses ou des objets. C'est seulement à un niveau secondaire que le concept de >Raum< prend des significations étendues ('raume' = mer ouverte; 'Weltraum' = espace cosmique). Des termes utilisés d'une manière semblable sont toujours appliqués aux objets de l'environnement humain. Par exemple 'Ort' (localisation ponctuelle, faisant allusion à l'origine à des objets pointus tels que des lances [utilisées comme bornes de terrains?], des avancées de terre tel qu'un cap etc.), ou 'Stelle' (essentiellement en relation avec quelque construction d'immeuble ou de mobilier), ou 'Fleck' (extension horizontale de terre, place du marché etc.).

Cette thèse, extrêmement convaincante, sur les origines environnementales de la notion d'espace a une grande répercussion, non seulement sur la recherche et la théorie de l'architecture, mais aussi sur notre conception générale de l'homme, puisque notre ontologie et notre métaphysique sont principalement basées sur l'espace cosmologique. En d'autres termes, Bollnow requiert un renversement dramatique, une "implosion" de nos concepts modernes de l'espace; implosion qui, au surplus, est déjà bien établie en écologie et dans les études sur le comportement animal (Uexküll) mais pas du tout en architecture et en urbanisme.

Eléments de direction et axialité

Dans les paragraphes suivants, Bollnow traite des éléments directionnels de l'espace. Ici aussi il démonte ingénieusement les systèmes établis, telle l'axialité. Les oppositions suggérées déjà par Aristote comme 'au-dessus/ au-dessous', 'devant/ derrière' et 'à droite/ à gauche' seraient des contre-indications d'homogénéité, particulièrement si elles ne sont pas purement interprétées en termes de systèmes abstraits linéaires et axiaux, mais mis en relation avec la réalité objective. Bollnow maintient que la terre et l'air sont deux "demi-espaces" entièrement différents, nécessairement complémentaires pour la vie humaine. Si la terre perd sa qualité de support, l'existence humaine est menacée. Il se réfère ici à Kierkegaard et à son concept de l'angoisse. Dans leur relation intrinsèque aux valeurs de l'idéologie et de la morale, les deux oppositions 'devant/ derrière' et 'à droite/à gauche' montrent clairement leur rapport étroit à l'histoire de la culture, évidemment pas dans le sens

Page 7: Otto Friedrich Bollnow

anthropomorphe comme on le pense généralement, mais plutôt en relation avec l'organisation spatiale de l'environnement.

Points fixes

L'idée avancée par Bollnow de l'existence de "points zéro" ou de "points fixes" dans la conception de l'espace humain est particulièrement importante. Il décrit, de manière extensive, la polarité entre le fait de quitter et celui de retourner vers des lieux d'attaches (foyers) ou vers des points "zéro" temporaires (chambre d'hôtel dans une ville étrangère) et les postule comme référence essentielle dans un système subjectif d'orientation. C'est ce qu'il le nomme "le centre de l'espace". <4> "Si nous déménageons, notre univers est réorganisé complètement en fonction du nouvel appartement." (:58).

Démarcation du centre et hiérarchies sociale et spatiale

Ce concept fondamental est ensuite étendu à des relations triangulaires entre les systèmes des individus, des systèmes sociaux et des structures hiérarchiques de démarcations vis-à-vis de ces points centraux (habitations, églises, marché, centre de la ville et de l'état). Dans ce système, Bollnow décrit des idées traditionnelles qui interprétaient de tels points fixes comme la marque du "centre du monde" ou "axis mundi". Il énumère aussi plusieurs symboles concrets qui caractérisent de tels points centraux (piliers, palais, sanctuaires, montagnes sacrées) dans différentes cultures. En suivant Haberland (1957, 'Concept d'espace des sociétés naturelles') et Brunner ('Concernant la notion de l'espace dans l'Ancienne Egypte'), il explique des phénomènes de ce type de manière dualiste sur la base d'une tension entre l'espace habité et le chaos environnant, et les classe ensuite - en opposition avec Eliade - en espace délimité. Cette partie de son travail, qui se réfère à plusieurs exemples de marquages symboliques de tels points fixes, est extrêmement importante car elle contient l'ébauche d'une ethnologie de l'espace.

Rivières et points cardinaux en tant que systèmes d'orientation

D'autres systèmes directionnels se rapportent aux quatre directions de l'horizon et semblent avoir été interprétés de manière très différente dans diverses cultures (Frobenius: Les piliers d'or qui supportent les cieux). En référence à Jensen (1947), Bollnow mentionne la rivière comme système central d'orientation qui, sur un niveau horizontal, procure des critères importants tels que: "en amont et en aval", "à gauche et à droite", par rapport à l'eau coulant des montagnes vers les lacs ou la mer. De tels systèmes directionnels peuvent être troublants pour un esprit moderne, surtout si, dans une zone culturelle bien délimitée, des rivières prenant leur source près d'un massif central et allant dans des directions opposées, constituent la base des systèmes d'orientation et spatiale et culturelle. Ils prennent un sens cependant si, dans le contexte d'une évolution de la perception de l'espace, on sait que de tels systèmes basés sur la rivière avaient une importance capitale en comparaison avec d'autres systèmes plus tardifs, relatifs aux mouvements planétaires. Par ailleurs, en même temps que ces descriptions, Bollnow nous donne également de

Page 8: Otto Friedrich Bollnow

nombreuses indications pour un programme de recherche visant l'ethnologie et la comparaison interculturelle des concepts de l'espace.

Conclusion

En bref, le premier chapitre est essentiellement consacré aux concepts d'espace primaires, qui prennent leurs racines dans l'environnement de l'homme, et qui sont, d'un point de vue anthropologique, en étroite relation avec l'habitation. La conclusion générale de ce chapitre est la suivante: l'espace n'est pas du tout homogène dans sa structure fondamentale. Les arguments de Bollnow au sujet des origines environnementales des conceptions de l'espace sont absolument convaincants. Cela deviendra très important quand on considérera le second chapitre.

LE VASTE MONDE

Le second chapitre contraste fortement avec le premier. Celui-ci s'occupe essentiellement des lieux localisés, plus ou moins permanents, c'est-à-dire de concepts d'espace primitif enracinés dans l'environnement humain et en particulier mis en relation avec l'anthropologie de l'habitat. Dans le second chapitre, divisé en trois sections ('le vaste, l'étranger et l'éloigné', 'le chemin et la rue', 'le sentier'), Bollnow analyse le concept des larges espaces, et montre qu'il est clairement relié à l'histoire culturelle européenne, ainsi que le concept de mouvement. Ainsi, le premier chapitre s'occupe d'endroits localisés plus ou moins permanents, le second s'occupe du mouvement.

Un élément structurel important apparaît dans l'oeuvre de Bollnow. Il présente son concept de l'espace en termes d'oppositions complémentaires. Evidemment, ceci est en relation avec le sujet qui le préoccupe. Quel que soit le niveau où l'on se place, l'espace dont on fait l'expérience est structuré selon des principes complémentaires. Bollnow décrit la dynamique "de l'avancée et du recul", le double mouvement de base "du départ et du retour" articulant l'espace humain. Cela le conduit à la description de tous les types de chemin, de rue et de route, et à la question de savoir comment l'espace est perçu durant le mouvement d'un point à un autre. <5> Plus loin, Bollnow nous parle de l'espace hodologique; type d'espace qui reste en contraste absolu avec l'espace mathématique. L'espace hodologique correspond à l'expérience humaine réelle sur les chemins entre deux points situés sur une carte géographique; il est absolument différent de la ligne géométrique reliant deux points.

Une autre idée présentée par Bollnow a, pour le moins, la même importance fondamentale: l'espace n'était pas là depuis le début, tel que nous l'admettons aujourd'hui en fonction du concept euclidien. La notion de l'espace a évolué. A l'origine, l'espace était perçu par l'homme en relation étroite avec les conditions culturelles et avec l'habitation. Par la suite, il s'est développé en rapport avec l'extension de la perception spatiale de l'homme.

Page 9: Otto Friedrich Bollnow

Les arguments de Bollnow montrent cela de façon convaincante. D'énormes changements eurent lieu au début des temps modernes. Pour Bollnow, ces changements sont marqués par un événement clef de l'histoire: en 1336, le poète Pétrarque, étant monté au sommet du Mont Ventoux, décrivit sa grandiose expérience des cieux infinis. Il est remarquable qu'à cette époque, la description ne soit pas consacrée aux perspectives extérieures, mais qu'elle porte sur les reflets de l'infini sur l'âme du poète. Bollnow met en relation ce changement décisif avec ce qui suivit plus tard: la découverte de la mécanique planétaire, le passage d'une conception du monde, dont la terre était le centre, à une conception cosmique, le déplacement hors des zones de navigation côtière conventionnelle, le courage croissant de se lancer à travers les océans, la découverte de l'Amérique et les étranges empreintes que l'esprit y a laissées (les 'Indes' occidentales), la découverte d'innombrables cultures lointaines et exotiques, bref, l'ère des découvertes.

Dans ce contexte, Bollnow reprend la notion de perte du centre ('Verlust der Mitte') proposée par Sedlmayr. La psyché de l'homme perd sa croyance naïve en sa terre d'origine qu'il considérait jusqu'alors comme le centre du monde. La position de l'hommme dans ce monde est profondément remise en question, annihilée face aux nouvelles dimensions spatiales soudainement perçues. Copernic, en postulant la forme sphérique de la terre, a détruit le système ptolémaïque qui, depuis l'Antiquité, concevait le monde comme un disque entourant la Méditerranée. L'identification avec un monde local fut dépassée. Le soleil devint le centre de notre système planétaire et les cieux se perdaient dans l'infini. La fameuse estampe en bois, montrant la voûte céleste percée par un bras humain tendu vers l'infini, dépeint clairement ce changement de paradigme révolutionnaire.

La plupart des personnes scolarisées sont plus ou moins familiarisées avec ce grand changement d'idée qui apparaît naturellement intégré dans notre confiance vis-à-vis du progrès. Mais, pratiquement personne ne réfléchit à ses implications, c'est-à-dire au revers de la médaille. Les concepts d'espace étaient originairement limités à des conditions d'environnement très restreintes. Nous en avons déjà indiqué les conséquences. Cela ne signifierait pas seulement une révision totale de la pensée architecturale. Bien plus, celui qui connaît les implications culturelles de l'espace devinera facilement que cette approche va faire tomber de son piédestal plus d'un philosophe célèbre. Notre métaphysique idéaliste et notre théologie, qui explique la création de l'univers par des concepts cosmologiques primaires, seront profondément remises en question.

L'architecture baroque et l'extase de l'infini

Bollnow décrit également le changement reflété dans l'architecture baroque. Il y a une extase de l'infini. Les compartiments de l'espace architectural sont déguisés par toutes sortes de moyens (décorations plastiques, miroirs, etc.). Les perspectives qui conduisent à travers une infinie série de couloirs et de pièces abolissent les limites clairement définies. Les plafonds s'ouvrent sur le ciel et, comme dans le cas de Pétrarque, la perception de l'espace infini a lieu au moyen des oppositions interdépendantes d'espaces ouverts et fermés.

Page 10: Otto Friedrich Bollnow

L'étendu et l'étroit

L'étendu est l'opposé de l'étroit. Ici aussi Bollnow utilise les oppositions polaires pour définir sa terminologie, montrant que chacun des deux termes peut être utilisé à des niveaux spatiaux tout à fait différents. Les vêtements peuvent être étroits, tout comme peuvent l'être un appartement, une ville, une vallée, un paysage, un pays. Et tout peut être contrasté au moyen d'oppositions spatiales. Des espaces étrangers et distants acquièrent un nouveau sens s'ils sont mis en contraste avec ce qui est proche et familier. Bollnow cite Rilke, Hesse et particulièrement Nietzsche, qui estimaient tous qu'un équilibre entre le distant et le proche, entre l'inconnu et le connu favorisait la formation du caractère et de la personnalité.

Typologie des mouvements hors de la maison

Une longue discussion est consacrée ensuite aux différents types de sentiers, de rues, de chemins qui, à tous les niveaux, impliquent le mouvement de l'homme. Les animaux aussi ont des sentiers sur lesquels ils se déplacent, s'éloignant sur une plus ou moins longue distance et ensuite retournant à leur point de départ. Les rues se développent souvent à partir de simples sentiers pédestres, quelques fois très rapidement, quelques fois après de longues périodes. Les rues attirent le trafic, puis se développent avec la technologie. A l'origine, elles étaient en relation étroite avec le paysage. La technologie moderne permet un degré plus élevé d'indépendance.

La typologie de Bollnow concernant le mouvement hors de la maison est très complexe et apporte des vues intéressantes, particulièrement si on les compare avec les maigres stéréotypes de la littérature architecturale (p. ex. Christopher Alexander: intimité et communauté). Le point de vue fondamental que Bollnow nous présente est le suivant: il décrit comment les réseaux de mobilité influencent notre expérience de l'espace. Les rues d'une ville acquièrent une certaine autonomie, créent leurs propres conditions spatiales, engendrent un paysage homogène. Linschoten caractérisa aussi l'espace du mouvement, du chemin, comme un "espace non-cultivé" ou, d'une manière plus radicale, comme une sorte de désert. Le système des rues n'est pas directement relié à une maison donnée ou à une autre en particulier, il forme un type d'espace supra-individuel. Ce type est neutre, mais il a sa propre objectivité pour autant qu'il forme le système communal de communication spatiale. L'individuel perd ses empreintes domestiques, devient anonyme. De manière similaire, le paysage perd son individualité s'il est perçu par exemple de la fenêtre d'une voiture en mouvement. De nouveaux principes prévalent: l'efficacité du moyen de transport, l'état des routes. Des signes et des noms de lieux sont nécessaires pour l'orientation du voyageur qui reste étranger à l'environnement local.

"Chaque rue mène au bout du monde". Suivant Linschoten, la rue est reliée d'une manière excentrique à l'espace d'habitation. C'est l'expression d'un monde dans lequel l'homme n'est plus fixe chez lui. Dans une autre optique, de nombreux concepts symboliques et philosophiques se rapportent aux sentiers, à la route, bref au mouvement comme condition humaine (Tao, Chine: l'homme

Page 11: Otto Friedrich Bollnow

y est considéré comme un promeneur éternel qui ne trouve jamais de lieu fixe où se reposer définitivement). A travers tout le livre, Bollnow met l'accent sur ces deux aspects. L'homme est autant un habitant qu'un voyageur, un homme à la fois centré et décentré. Il élabore cette idée dans plusieurs paragraphes, usant de réflexions phénoménologiques ou discutant des sources littéraires. Nous ne voulons cependant pas entrer dans trop de détails et nous passons tout de suite au troisième chapitre.

LA MAISON ET LE SENTIMENT DE SECURITE

Le premier chapitre traitait de l'évolution de l'environnement spatial proche de l'homme sur un plan passablement théorique. Maintenant, Bollnow reprend le même thème mais d'une manière très concrète: c'est la maison qu'il met en discussion, ainsi on aborde l'architecture. Les titres des parties principales de ce chapitre sont: 'la signification de la maison', 'l'espace sacré', 'la sensation du chez-soi', 'la porte et la fenêtre', 'le lit', 'se réveiller et s'endormir'.

La maison préserve des valeurs archétypiques

Bollnow cite plusieurs auteurs qui ont caractérisé la maison comme le centre du monde. Cette conception mythique d'un 'axis mundi' local dut être abandonnée au profit de dimensions plus larges de l'espace, comme nous l'avons discuté plus haut; mais cette conception fut néanmoins largement conservée au niveau de la maison. La société moderne devra réaliser à nouveau que la nécessité d'habiter est une condition de base pour l'homme. Ce fait d'habiter représente beaucoup plus que la seule condition d'exister. La critique de Bollnow se rapporte à l'existentialisme qui conçoit l'homme comme un éternel étranger projeté arbitrairement dans le monde. Selon Bollnow, le fait d'habiter signifie être à la maison, chez soi, c'est-à-dire vivre dans un endroit bien défini, et ceci implique des conditions spéciales. Bien des notions relatives au logement expriment un sentiment de sécurité et de protection.

La fonction anthropologique de la maison

Bollnow va même plus loin, il postule "une fonction anthropologique de la maison" dans le contexte général de la vie humaine: le sentiment de sécurité est essentiel pour l'identification de l'homme à lui-même. C'est seulement en ayant un toit, un logis, qu'il peut trouver sa propre essence et être pleinement un homme. Sans maison ou chez soi, "la destruction intérieure de l'homme est inévitable" (:136). Il se réfère à Goethe qui, dans son Faust, qualifie un homme privé de toit comme "un être non humain, sans but ni repos." Bollnow rappelle que "la fonction anthropologique de la maison" doit être redécouverte. Après la chute de bien des systèmes conventionels, toute allusion à la sécurité est devenu suspecte. Au contraire de Schiller qui néglige la signification de la maison et qui plaide en faveur d'une confrontation avec le monde extérieur hostile, Bollnow postule l'équilibre polaire entre la tension excentrique du monde extérieur et la tranquilité centrique de la maison protégée. Pour lui, cet équilibre est la condition première de la santé humaine.

Page 12: Otto Friedrich Bollnow

L'espace sacré

Les paragraphes suivants traitent de la relation étroite entre l'espace sacré et l'espace protégé de la maison. Même le concept profane de la "machine à habiter" selon Le Corbusier ne parvint pas à détruire cette signification sacrée, qui s'exprime par le contrôle individuel et social de la sphère privée. Personne n'a le droit d'entrer dans un foyer sans demander la permission de l'habitant. La shpère privée est légalement protégée. "La maison et le temple sont une seule et même chose." (Van der Leeuv).

Filtres de protection

Les descriptions de Bollnow des éléments objectifs qui garantissent le caractère privé de la maison sont extrêmement enrichissantes. Tout espace d'habitation requiert des ouvertures vers l'extérieur sans lesquelles les chambres deviennent des prisons. La "semi-perméabilité" des portes et des portails engendre de possibles ouvertures et fermetures. La personne qui possède ou habite la maison peut décider quand et à qui elle va ouvrir sa porte. Cela procure la liberté individuelle de se retirer dans son propre domaine. L'habitant distingue ses amis, qui ont accès à l'intérieur, des étrangers qui sont laissés dehors. La serrure et sa clef sont des éléments essentiels dans ce mécanisme social. D'ailleurs, pour les mêmes raisons, la croyance traditionnelle avait donné au seuil d'un habitat une très grande valeur. Aujourd'hui ces valeurs se perdent parce que la sécurité est garantie à des niveaux sociaux plus élevés (ville et état).

La fenêtre n'est pas seulement un simple dispositif pour faire entrer la lumière du jour. C'est aussi "l'oeil de la maison" qui nous permet d'observer le monde extérieur. Et, souvent, cette relation mutuelle est filtrée: les rideaux permettent de regarder vers le monde extérieur sans que cet observateur puisse être vu. Bollnow met aussi l'accent sur la signification de la fenêtre dans le romantisme et dans quelques écrits de Rilke. La fenêtre est un cadre qui donne à l'extérieur visible une signification particulière.

Le lit

Un élément extrêmement important dans la réflexion anthropologique au sujet de la maison est le lit. Le foyer perdit sa signification comme centre de la maison. Plus tard, il fut en partie remplacé par la table où se déroulaient les repas familiaux. Cependant, aujourd'hui, le centre qui reste le plus important d'une maison est le lit. Le matin, le lit est le point de départ pour aller travailler au dehors et, le soir, c'est le point de retour après une journée de travail. Par ailleurs, le lit reste le domaine le plus intime de la maison ou de l'appartement et, en général, la chambre à coucher n'est pas accessible aux visiteurs. Ce cycle quotidien d'allées et venues est reproduit au niveau du cycle de la vie: généralement, l'homme naît et meurt dans un lit.

Il existe une intéressante histoire culturelle au sujet du lit. Au début, on part d'un simple dispositif, comme le trou primitif rempli de paille où dormir, et qui évolue à travers toutes sortes d'aménagements, des lits prenant la forme de meubles

Page 13: Otto Friedrich Bollnow

divers, jusqu'à des arrangements plus stables comme par exemple le lit à baldaquin, qui est une sorte de maison agencée à l'intérieur même de la maison.

Les phénomènes de se réveiller et de s'endormir

Ces installations culturelles se réfèrent à une polarité physique de l'homme que Bollnow décrit avec moult détails et dans ses relations complexes: être couché ou debout, activité physique ou repos, tension ou relaxation musculaire, perception consciente de l'environnement et cessation de toute perception sensitive consciente durant le sommeil. Bollnow attribue une grande importance à ces relations polaires et décrit avec soin deux étapes transitoires: se réveiller et s'endormir. Il expose de très intéressantes observations sur la reconstruction quotidienne du monde spatial personnel et sur sa dissolution pendant l'état inconscient du sommeil. A la lecture de toutes ces descriptions réalistes des conditions humaines essentielles, le lecteur sera horrifié par le caractère artificiel des principes modernes du design et des projets d'architecture qui ont oublié toutes ces relations élémentaires de l'homme à son espace.

ASPECTS DE L'ESPACE

Le chapitre suivant expose une typologie des espaces en relation avec les formes particulières du comportement humain ('l'espace hodologique', 'l'espace d'action', 'l'espace présent ou momentané', 'l'espace humain de vie commune'), ou plus en relation avec les conditions environnementales ('l'espace diurne et l'espace nocturne'), ou encore située entre les deux ('l'espace de bonne ou mauvaise humeur' et 'l'espace de la vie commune').

L'espace hodologique

Le terme "espace hodologique" est dérivé du grec 'hodos' qui veut dire sentier ou chemin. A l'opposé du concept mathématique de l'espace, représenté sur les cartes, les plans, etc., l'espace hodologique est fondé sur des conditions réelles, topologiques, physiques, sociales et psychologiques. Conditions auxquelles une personne est confrontée quand elle parcourt un chemin d'un point A vers un point B, que ce soit dans un paysage ouvert ou dans des conditions urbaines, architecturales. Bollnow donne de nombreuses observations intéressantes sur les implications culturelles des distances hodologiques. Souvent, elles sont comparées et mises en contraste avec les distances géométriques (langues et cultures dans des vallées de montagne; conditions traditionnelles de transport dans les régions de montagne; la structure du paysage de guerre avec sa focalisation absolue sur le front). Sa description du "caractère de caverne" de l'habitat, p. ex. d'un appartement, est particulièrement importante. Sur les plans de l'architecte, deux points dans deux appartements différents situés côte à côte peuvent être éloignés de trente ou quarante centimètres seulement (séparés pourtant par une paroi) mais, dans un sens hodologique, ces deux points peuvent représenter deux mondes complètement distincts. Bollow décrit de manière tout à fait impressionnante les

Page 14: Otto Friedrich Bollnow

difficultés, physiques ou sociales, que peut rencontrer une personne désirant passer d'un point vers l'autre. "La géométrie vivante" paraît très différente de celle de l'architecte. Bollnow donne ici une leçon que les architectes et designers feraient bien de retenir: il faut réfléchir aux conséquences humaines et réelles des coups de crayons dessinés sur les plans.

L'espace d'action

Dans l'extension du concept hodologique, Bollnow distingue et décrit "l'espace d'action", qui est un concept de l'espace tridimensionel ergologique c'est-à-dire structuré et organisé en fonction du travail humain (dépôt, entrepôt, atelier, lieu d'étude, bibliothèque); voir la notion de 'Zuhandenheit' chez Heidegger.

Dans ce contexte, les observations génétiques de Bollnow sur ce type d'espace sont remarquables: les environnements spatiaux sont ordonnés par des individus seulement jusqu'à une certaine limite. Nous sommes tous nés dans une certaine ordonnance spatiale, nous apprenons à connaître les valeurs intrinsèques qui la gouvernent et nous l'adoptons comme référence en terme de "comportement bien ordonné". Chacun de nous connaît les normes de la "bonne éducation" (en allemand: 'gute Kinderstube'). La suggestion de Dilthey d'interpréter un tel espace ordonné en tant qu'"esprit d'objectivé", dans le sens de Hegel, a une grande signification pour l'architecture mais, - et si l'architecture est comprise comme un continuum de dimensions anthropologiques - elle ne peut pas être discutée sur un niveau purement philosophique.

L'espace diurne et l'espace nocturne

'L'espace du jour' est un espace de la vision. 'L'espace de la nuit' est principalement un espace du toucher et de l'ouïe (la vue ne fonctionne plus). Entre ces extrêmes, Bollnow décrit merveilleusement le spectre très différencié de la pénombre, de l'aube, du crépuscule et des espaces semi-éclairés. Quant à la forêt, elle présente un caractère paradoxal: on y est libre pour marcher, quelle que soit la direction choisie, mais on reste strictement limité en ce qui concerne l'espace visible. Cet espace restreint accompagne le promeneur comme une ombre. De manière similaire, le brouillard, les chutes de neige denses et le crépuscule modifient complètement les conditions de l'espace. "La nuit crée un millier de monstres", dit Goethe.

L'espace de la bonne et de la mauvaise humeur

'L'espace de la bonne et de la mauvaise humeur' se rapporte à des conditions externes diverses ('étroitesse et étendue', 'effets physiques et moraux de la couleur', 'espaces intérieurs') et aussi à des conditions internes ('l'espace oppressant du coeur angoissé', 'l'espace euphorique'). Bollnow enrichit abondamment ces concepts de citations littéraires, de discussions scientifiques (p. ex. Binswanger) et de ses propres réflexions.

L'espace temporaire ou présent

Page 15: Otto Friedrich Bollnow

La section sur 'l'espace temporaire ou présent' traite principalement du phénomène de la danse et de sa relation avec les expériences spatiales.

L'espace de vie en commun

La description de "la force de l'amour produisant l'espace", dans cette partie sur 'l'espace de vie en commun', est très impressionnante. D'un côté, il y a ce "combat" sans pitié "pour l'espace vital", qui produit des barrières spatiales claires et crée d'énormes rivalités entre les êtres humains. Et, de l'autre côté, il y a cette "force de l'amour produisant l'espace", c'est-à-dire ce phénomène étrange qui fait que le désir de la vie en commun dans l'amour "n'accroît peut-être pas le besoin d'espace en quantité mais en qualité: les amants partagent le même espace et se créent un foyer intime pour eux-mêmes."

SPATIALITE DE LA VIE HUMAINE

Ce chapitre, le cinquième, contient une synthèse théorique des chapitres précédents. Il est constitué de trois sections ('être dans l'espace et avoir de l'espace', 'type d'espace individuel', 'résumé et perspective'). Bollnow remet d'abord en question le concept de la psychologie perceptive (espace intentionnel); puis il donne sa propre définition de l'espace: "médium" polyvalent qui est dialectiquement construit entre le sujet et l'environnement, entre les dispositions humaines (physiques et psychologiques) et les conditions environnementales.

Contre l'existentialisme

Le débat principal remet en question l'idée des existentialistes (Heidegger et Sartre) d'un être "jeté" au milieu du monde. Bollnow résume ses propres découvertes et maintient que le fait d'habiter implique la nécessité d'avoir des racines plantées quelque part. Habiter signifie être à la maison, chez soi, et ainsi être protégé dans cet endroit particulier. Il considère que la spatialité de l'homme en général peut être interprétée comme le "fait d'habiter". Il présente ensuite sa propre typologie de "l'espace individuel" (Eigenraum) consistant en "trois domaines d'habitat" ("le corps", "la maison" et "l'espace ouvert"). Son point de vue semble renforcé par les études du comportement en zoologie et en psychologie animale (Uexküll, Hediger, Peters, Portmann). Les animaux ne vivent pas n'importe comment dans un espace homogène, ils ont des repères et des lieux choisis, situés dans un territoire bien défini, d'où ils partent et où ils reviennent chercher le repos et la protection.

Quatre domaines de spatialité humaine

Le résumé donne quatre niveaux modifiés de la spatialité humaine: une confiance spatiale naïve originelle, le sentiment de sécurité comme celui qu'éprouve visiblement un enfant. Lui est opposée la peur de se retrouver dans la rue,qui provoque un sentiment d'abandon. Cette peur elle-même est opposée à l'institution de la maison qui procure la protection mais qui, jusqu'à

Page 16: Otto Friedrich Bollnow

maintenant, n'a pas été absolue; un plus haut niveau de sécurité dans des dimensions spatiales plus larges est d'une grande importance.

Evidemment, le point de vue philosophique de Bollnow s'oppose à l'existentialisme en mettant l'accent sur les qualités protectrices et différenciées de l'espace. Tout comme Bachelard, il considère la "métaphysique consciente" des existentialistes comme secondaire: "la maison ... est le monde primaire de l'existence humaine". "Avant d'avoir été jeté dans le monde, ... l'homme est mis dans le berceau de la maison".

CONCLUSIONS

Nous avons suivi les lignes essentielles de l'étude de Bollnow sur 'L'homme et l'espace'; ceci en essayant de transmettre une idée de sa recherche vaste et profonde, dans la mesure où cela reste possible dans un cadre limité à 300 pages. Il est clair que Bollnow est un philosophe, un spécialiste en phénoménologie, et quelqu'un qui sait cultiver sa curiosité envers les innombrables aspects de son sujet. Par ailleurs, Bollnow ne donne pas l'impression que ses recherches soient un problème purement philosophique. Au contraire, ses explications nous entraînent dans le domaine de la psychologie, dans celui des études du comportement humain et dans les domaines conventionellement attribués à l'architecture: habiter un bâtiment, une maison, un appartement.

Au début de notre ouvrage, nous avons dit que, par la médiation de Norberg Schulz, l'étude de Bollnow était entrée dans le cercle de la théorie d'architecture, en même temps que les oeuvres de Mircea Eliade, Dagobert Frey et d'autres. Conséquemment, nous aimerions présenter un résumé des points essentiels dévéloppés par Bollnow en ce qui concerne la théorie architecturale.

C'est peut-être dans cette ligne, proche de la théorie architecturale, que Bollnow a apporté sa plus grande contribution en présentant un programme de recherches considérable pour une 'anthropologie de l'espace', pour une 'anthropologie de l'habitat' ou pour une 'anthropologie du bâti'. Nous présentons, afin de mettre en évidence leur importance, les sept points suivants:

1 Le concept d'espace archaïque est relié à la fondation de l'habitat. En se basant sur l'etymologie du mot allemand "Raum" (espace) et sur d'autres termes connexes, Bollnow nous démontre de manière plausible que la conscience spatiale était, à ses origines, intimement liée à l'environnement relativement étroit de la fondation d'une demeure, d' un habitat ou d'une colonie. L'utilisation traditionnelle de ces termes est également liée étroitement à tout ce qui concerne l'habitat, surtout aux objets construits.

2 Les concepts globaux ou cosmiques de l'espace sont le fruit d'un dévéloppement secondaire, un événement très tardif dans l'histoire occidentale. On trouve leurs origines dans le XIVème siècle et ils se développèrent au cours de l'histoire moderne des découvertes et des sciences. Cela signifie

Page 17: Otto Friedrich Bollnow

qu'historiquement, les interprétations cosmiques de l'ancienne histoire écrite deviennent pure fiction. Les origines de l'homme et du monde doivent être recherchées dans l'environnement local. Les mythes ou les "théories" de la création fondées sur la métaphysique deviennent contestables. L'étude des colonies archaïques (settlement research) devient ainsi extrêmement importante pour reconstruire une anthropologie culturelle nouvelle qui ne soit pas centrée sur l'Europe, dépendante de ses anciens mécanismes de pensée.

3 D'un point de vue anthropologique, l'espace n'est pas homogène. Bollnow nous présente l'espace comme une évolution perceptive, un rapport qui se forme entre l'homme et son environnement. L'espace homogène conventionnel, postulé déductivement, devient une fiction pour l'anthropologie. Il existe d'inombrables espaces. Bollnow présente un large spectre d'espaces liés d'une part au repos et à la demeure, et d'autre part au déplacement le long des chemins. Il parle d'espaces du jour et de la nuit, d'espace euphorique, d'espace momentané, etc.. Ainsi, Bollnow offre un système général de références utile pour la recherche; mais il propose également un riche catalogue de descriptions, de questions et d'hypothèses pour l'étude des concepts spatiaux de l'homme.

4 L'espace est fondamentalement relié à l'habitat, au logis, à la maison. Il est structuré en catégories polaires ordonnées par l'existence humaine. La maison ou le logis forment le centre le plus important de la vie quotidienne de l'homme et sont opposés à un extérieur mouvementé et anonyme. L'homme a absolument besoin de cette protection fournie par sa demeure, son chez soi, en particulier pour son repos nocturne. Sa demeure est un point fixe dans son existence plus ou moins stationnaire. Elle est le lieu du retour quotidien après les multiples activités hors de la maison. Ici également, Bollnow nous présente un complet catalogue d'hypothèses convaincantes concernant la multi-spatialité de la vie dans et autour de la maison.

5 L'espace anthropologique s'exprime dans des rapports polaires. La façon de penser de Bollnow, en termes de références complémentaires et relationnelles, est surprenante. Il ne définit pas clairement ce qu'est l'espace, ceci ou cela, mais il démontre que les différents domaines de l'existence sont conditionnés par les relations réciproques. L'existence humaine apparaît alors comme une pulsation rythmique entre des pôles contradictoires. Il construit une sorte de 'théorie de la relativité de l'espace' en décrivant les relations polaires ou complémentaires d'expériences et d'activités spatiales. Les conditions environmentales et humaines sont à la base de la structure polaire de l'espace anthropologique. Il semblerait que Bollnow touche là une vérité très ancienne et fondamentale de l'existence spatiale de l'homme.

6 Proche de Mircea Eliade, mais en opposition avec son interprétation religieuse, Bollnow maintient que l'espace archaïque était centré et que ces 'centres du monde' étaient démarqués, signalés. Mircea Eliade, historien des religions, a étudié les principes structuraux dans les différentes conceptions du monde d'une grande quantité de religions archaïques mais, il les interprétait sur la base d'une révélation admise a priori (hiérophanie) et, de cette manière, il est resté dans les domaines conventionels de la métaphysique et de la théologie.

Page 18: Otto Friedrich Bollnow

En fort contraste vis-à-vis d'Eliade, Bollnow, fidèle à sa thèse des origines environnementales de la perception de l'espace, met l'accent sur les aspects spatiaux de ces phénomènes religieux et se concentre sur un large spectre d'éléments objectifs et architecturaux reliés à de tels 'centres du monde' ou 'axis mundi'. Il prépare ainsi le passage vers une étude objective ou inductive de la religion basée sur des données topographiques et architecturales.

7 L'espace, y compris l'habitat (ou logis) et le bâti, représente une perspective importante de la recherche philosophique et anthropologique. Le livre de Bollnow suscite une grande fascination par la richesse de ses études et de ses analyses détaillées. Partant de simples observations dans l'univers de notre environnement quotidien, il nous offre des réflexions innovatrices absolument fondamentales pour la philosophie et l'anthropologie. Et ses arguments sont toujours convaincants. On se rend compte alors que l'ardeur quasi religieuse de l'historien conventionnel des sciences humaines nous empêchait de nous pencher et de nous questionner sur l'une des conditions humaines les plus importantes: l'espace et l'habitat comme réalité globale humaine.

Si, dans un proche avenir, un certain nombre d'entre nous devaient se rendre compte que de nombreuses vérités établies étaient des fictions fondées sur une attitude sprituellement expansive ou 'explosée' des sciences humaines européennes de l'âge moderne, Bollnow sera alors reconnu et honoré comme l'un des fondateurs essentiels d'une anthropologie 'implosive' ou environmentale. Pour tous ceux qui s'étaient rendu compte de la richesse de ce livre, publié en 1963 déjà, il est certainement hors de question que Bollnow ne puisse pas être célébré comme le père et fondateur innovatif d'une anthropologie d'espace et d'architecture.

NOTES

1Ce texte fut présenté pour la première fois sous le titre 'Otto Friedrich Bollnow's Anthropological Concept of Space', à l'occasion du 5ème Congrès International de 'L'Association internationale de sémiotique de l'espace' à l'école supérieure des arts (Berlin, Juin 29-31, 1992); et plus tard, d'une façon légèrement modifiée, au Symposium sur 'The Ancient Home and the Modern Internationalized Home: Dwelling in Scandinavia', à l'Université de Trondheim (Norvège, août 20-23, 1992). Le titre de cette version modifiée était: 'Otto Friedrich Bollnow and the Ontology of Home and Movement outside. Euclidian Space, Human behavioural Space and the harmonious or polar Space Concept. Suggestions for the revival of fundamental discussion of concepts of space'.

2L'auteur de cet ouvrage est convaincu de l'importance de la signification anthropologique de ce concept d'espace. Et, il est arrivé à des résultats similaires dans ses propres recherches, particulièrement celles traitant d'ethnographie (architecture sémantique et symbolique, en particulier les rituels de construction du Shinto villageois japonais), d'ethnologie (concepts d'habitation, du territoire et de l'espace dans une société traditionnelle de chasseurs et cueilleurs, les Aïnous) et d'anthropologie spécialisée dans le domaine des primates (études du phénomène architectural de base telle que la construction des nids des anthropoïdes).

Page 19: Otto Friedrich Bollnow

3 Voir R. Meringer: Etymologien zum geflochtenen Haus (Etymologies en ce qui concerne la maison tressée). In: Abhandlungen zur germanischen Philologie. Festgabe für Richard Henzel. Halle a. S., 1898.

4Il faut noter ici que le mot allemand 'Mitte', contrairement au mot français 'centre', n'implique pas nécessairement la centralité d'un cercle. 'Mitte' peut aussi impliquer le mi-chemin d'une étendue linéaire ou 'Mitte' dans le sens de milieu entre deux champs ou deux chambres.

5 Méthodologiquement, ceci est aussi important: la méthode de Bollnow est en principe inductive. Il remet fondamentalement en question le concept conventionnel déductif de l'espace homogène en analysant tout le spectre des expériences humaines possibles en relation à l'espace. Cette méthode le conduit à une variété infinie de conditions spatiales, qui possèdent cependant des traits communs et qui peuvent donc être généralisées.