Oser la performance autrement : Transformer l’incertitude en opportunite
Transcript of Oser la performance autrement : Transformer l’incertitude en opportunite
Philippe CROUY
Jean-François LHÉRÉTÉ
Oser la performance
autrement
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>• Q. O U
DUNOD
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1/
DUNOD
EDITEUR DE SAVOIRS
Illustration de couverture : Blandine Mulliez
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Illustrations intérieures : Cled' 12 alias Jacques Sardat
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DANGER
ŒPHOIOCOPWŒ TUE LE LIVRE
d'enseignement supérieur, provoquant une baisse brutale des achats de livres et de revues, au point que la possibilité même pour les auteurs de créer des oeuvres
nouvelles et de les faire éditer cor- rectement est aujourd'hui menacée. Nous rappelons donc que toute reproduction, partielle ou totale, de la présente publication est interdite sans autorisation de l'auteur, de son éditeur ou du Centre français d'exploitation du
droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris).
© Dunod, Paris, 2012
ISBN 978-2-10-058965-4
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TABLE DES MATIÈRES
Préface V
Introduction 1
PARTIE I
REPENSER L'ENTREPRISE
1 GLobalisation et concurrences ; revenir aux
fondements 7
2 Incertitudes et inattendu : prendre le parti
de l'initiative 13
3 Crise ; ouvrir de nouvelles perspectives 23
4 Le règne de l'individu ; assumer la diversité 37
5 Défiance et repli sur soi ; oser la confiance 45
6 Distanciation du salarié ; recréer du lien 35
7 Maîtriser 69
8 Manager 79
9 Innover 89
10 Durable : faire évoluer la culture 101
11 Stratégie : la performance ensemble 113
En guise de conclusion 121
IV OSER LA PERFORMANCE AUTREMENT
PARTIE II
REPENSER LA GOUVERNANCE
12 Du bon usage des concepts 123
13 Du bon usage des conflits 139
14 Du bon usage des passions 147
En guise de conclusion 133
Glossaire et contre-intuitions 155
Bibliographie choisie 163
-a o c 3 Û fNI i-H O P-J (5)
>• Q. O U
PRÉFACE
Tout le monde sera d'accord pour dire que la période
n'est pas facile pour le chef d'entreprise, aussi bien
quand il s'agit de gérer les équipes que de définir la stratégie
de l'entreprise.
Les bouleversements actuels, que l'on qualifie à tort - à mon
avis - de crise correspondent, en fait, à l'accumulation dans une
même période, celle que nous vivons, de trois grands change-
ments qui affectent les économies : une évolution considérable
des mœurs et des mentalités, des changements schumpétériens,
essentiellement dans les pays développés, et un profond rééqui-
librage entre les continents.
Tout cela arrive en même temps, il faut le décoder.
Le livre de Philippe Crouy et de Jean-Francois Lhérété est
bienvenu car il offre, sur chacun de ces sujets et dans les deux
dimensions de gestion et de stratégie, un florilège de réflexions.
Il n'est jamais conclusif, ce qui est sage (c'est au lecteur de faire
l'effort de tirer les conclusions) mais il ouvre des pistes, donne
des outils et encourage à réfléchir.
C'est un livre positif, qui montre que dans chaque problème
il y a une opportunité à saisir, que chaque bouleversement peut
débloquer des situations et être source de croissance et de pro-
grès pour ceux qui ont su, les premiers, voir l'ouverture.
C'est un livre humaniste, destiné à ceux qui voient dans
l'entreprise une aventure humaine et un vecteur d'échange
libre avec ses clients.
VI OSER LA PERFORMANCE AUTREMENT
Il est facile à lire car chaque chapitre se tient en lui-même,
suggère des lectures d'approfondissement, contient des anec-
dotes porteuses de sens, que l'on mémorise aisément.
De Gaulle disait que « derrière Alexandre se profilait
Aristote ». Autrement dit, que les dirigeants seront toujours
gagnants à réserver du temps à la lecture et la réflexion.
Enfin, ce livre est doté d'une formidable bibliographie, rien
de ce qui s'est écrit d'important dans les dernières années n'a
échappé aux auteurs.
Xavier Fontanet
Ancien PDG d'Essilor
Administrateur de sociétés
INTRODUCTION
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Ce texte est né d'un sentiment d'urgence. On parle
abondamment de la « crise ». Crise de la finance, crise
de la dette. Il est vrai que la finance est à l'origine de dérè-
glements graves et il est incontestable qu'une dette doit être
remboursée si l'emprunteur veut continuer à faire appel à
ses prêteurs.
Dans le même temps, les arbres ne doivent pas cacher la
forêt, celle de la mutation que connaît le monde actuel. Le bas-
culement du centre de gravité économique et la remise en cause
2 OSER LA PERFORMANCE AUTREMENT
de modes de fonctionnement que Ton imaginait « éternels »
ont des conséquences sur notre façon de concevoir l'entreprise
et plus généralement la société.
Cette recomposition, la rapidité des évolutions et la montée
de la concurrence, ont pour résultat de plonger l'entreprise
dans un climat permanent d'incertitudes. La réponse, logique
dans un tel contexte, d'un recours accru à l'intelligence des
hommes ne va pas de soi à l'heure où l'individualisme ambiant
pèse d'un poids croissant sur l'engagement des salariés à l'égard
de leur employeur.
Précisément, l'aventure collective qu'est l'entreprise
devrait être, pourrait être un lieu de réalisation de soi. Qu'est-
elle, en effet, sinon un jeu de relations où la performance
résulte de la prise de risque et de la créativité ? Le contexte qui
se révèle progressivement, infiniment plus exigeant, impose
de s'orienter résolument vers « l'entreprise apprenante », au
sein de laquelle chacun contribue de manière naturelle à la
performance d'ensemble et y trouve, à travers les exigences
affichées et les enjeux relevés, un « grandir » qui le satisfait et
le motive.
Les deux auteurs, amis de longue date, étaient sensibilisés à
ces interrogations par un passé commun en entreprise et
nombre d'échanges sur les problèmes actuels. Quoi de plus
naturel dès lors que de prendre le temps d'analyser et de mettre
en ordre les tendances, de hiérarchiser ?
Pris dans un faisceau de convictions en bonne partie erro-
nées et dépassées, issues des thèses et pratiques managériales
des décennies précédentes, il n'est pas aisé pour des dirigeants
sous pression de discerner, de « prioriser ». Un premier objectif
est pour les auteurs d'éclairer le débat, afin que le lecteur sorte
de cette lecture plus serein, avec une vision plus claire, une
Introduction 3
meilleure compréhension des enjeux et de l'articulation des
problématiques.
Nous nous adressons également aux dirigeants qui s'inter-
rogent. Nous souhaiterions que les propos qui suivent les
aident à prendre du recul, à confirmer ou infirmer des intui-
tions sur le rôle et la place des hommes dans leur entreprise :
développer la motivation, éveiller la créativité, encourager l'ini-
tiative sont des objectifs louables.
II convient néanmoins de veiller à la cohérence de l'action,
d'avoir une vision globale et des critères de résultats. Comment
cheminer, à quel rythme, en évitant quels écueils ? Nous vou-
drions en même temps les inciter à poursuivre leur réflexion
personnelle. L'ouvrage est organisé à cette fin, chaque théma-
tique étant suivie d'une brève bibliographie (« Pour aller plus
loin »), d'un questionnement (liste de questions) et d'un espace
pour les notes du lecteur.
Une telle présentation fait écho au refus de proposer une
quelconque « vérité ». Tout au plus faire oeuvre utile ouvrant le
lecteur à la réflexion et à la remise en cause éventuelle de
croyances implicites.
Le monde qui vient sera très différent de celui que nous
connaissons. La vitesse croissante des évolutions laisse penser
qu'il ne faut pas envisager un « changement », moment de
tension entre deux états « stables », mais probablement admettre
le changement permanent. Il ne s'agit donc pas, pour les per-
sonnes comme pour les entreprises, d'apprendre un monde
nouveau, à supposer qu'il soit décryptable, mais d'apprendre à
apprendre. Une démarche qui peut être qualifiée de socratique :
« La réponse est en toi. Apprends à la chercher et la trouver. »
Cette démarche se décompose en 4 temps : l'étonnement
(aider la personne à prendre de la distance par rapport aux
4 OSER Ly\ PERFORMANCE AUTREMENT
« évidences » qu'elle a en tête), la réflexion personnelle (préciser
les « échos » qu'a éveillés l'étonnement de la phase précédente),
le partage (s'enrichir de points de vue différents pour élargir
l'horizon), et enfin l'action (conclure et s'engager).
La forme de l'ouvrage conduit à ne retrouver que les deux
premiers temps. L'étonnement correspond à la mise en
perspective des traits marquants de notre environnement,
puis l'analyse des conséquences dans le fonctionnement de
l'entreprise avec la rubrique « En pratique ». La démarche se
poursuit à travers la prise en compte des références bibliogra-
phiques, le questionnement proposé et la réflexion écrite.
Le partage, qui peut être abordé à partir du questionnement
proposé à la fin de chaque thématique, et l'action sont... les
objectifs finaux et le souhait des auteurs.
Osons une métaphore d'ordre musical. Le propre de
l'orchestre est en effet que puisse s'y exprimer la personnalité
de chacun des musiciens en même temps que se forme
l'expression spécifique de leur ensemble. Le talent du chef
d'orchestre {conductor en anglais) est de faire réussir cette
alchimie qui, dans le respect de chacun, donne une personna-
lité à leur collectivité. La partition, du point de vue des
auteurs, est celle d'une performance économique qui est au
quotidien l'œuvre des hommes. C'est à nos yeux la seule
réponse pertinente à une crise qui correspond, pour reprendre
la terminologie d'Edgar Morin, au passage d'un « compli-
qué » formalisable à un « complexe » empreint par essence
d'incertitude.
PARTIE I
REPENSER L'ENTREPRISE
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A.
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T3 O C Û fNI i-H O fN © 4-1 JZ ai
"C Q. O u
1
GLOBALISATION ET CONCURRENCES ;
REVENIR AUX FONDEMENTS
Ce qui se passe sous nos yeux, que nous nommons du mot
commode de « crise », constitue le révélateur tangible
d'une transformation en profondeur des économies et des
sociétés. Nous parvenons au terme d'un cycle et nous avançons
vers un autre.
L'irruption de nouveaux acteurs, au premier rang desquels
la Chine et l'Inde, ne signifie pas seulement un renversement
des conditions de la production et de l'échange. Nous assistons
au crépuscule de la domination pluriséculaire de l'Occident
sur le reste du monde. Ce n'est pas un basculement brutal, mais
une progressive émergence de nouvelles puissances, d'autres
zones géographiques. L'investissement s'est dirigé massivement
vers les zones les plus propices à la réunion de ces avantages
comparatifs que sont les coûts salariaux, les promesses de puis-
sants marchés intérieurs, la qualité des infrastructures de trans-
port et la capacité à accompagner, avant de la précéder,
l'évolution de la technologie.
Les États-Unis et l'Europe ont subi de plein fouet le dyna-
misme perturbateur de ces nouveaux entrants. Le vieux
continent a dû affronter simultanément l'offre substitutive de
la Chine et de l'Asie du Sud-Est étendue au sous-continent
indien, et au cœur de sa zone géographique les délocalisations
industrielles dans les pays de l'est de l'Europe.
8 REPENSER L'ENTREPRISE
Dans ce contexte, la crise financière qui a éclaté en 2008-
2009 n'est pas un accident conjoncturel. Cet événement
témoigne avant tout d'une perte du sens des réalités, qu'illus-
trent sans la résumer les excès de la financiarisation de l'écono-
mie (aux États-Unis, la part des profits financiers dans
l'ensemble des profits de l'économie a bondi de 10 % en 1950
à 40 % en 2007). La création par les instruments sophistiqués
de la finance mathématique d'une richesse virtuelle (plus de
3 000 milliards de $ se sont évaporés en moins de deux ans)
traduit les effets de ce que l'on appelle pudiquement la
globalisation des marchés, l'oubli par les institutions finan-
cières et les banques centrales des règles prudentielles élémen-
taires, et in fine la tentative des peuples et des états de maintenir
par l'endettement un niveau de vie contracté par un partage
moins inégal.
Il était devenu de bon ton de vivre au-dessus de ses moyens.
C'est ainsi que l'on est passé en quelques mois de l'euphorie à
la panique, de la déraison partagée à l'ajustement généralisé.
Les exemples cruels, entre autres, de l'Islande ou de la Grèce
nous offrent le miroir grossissant du rêve prométhéen et natu-
rellement brisé de consommer bien plus de richesses que l'on
n'en suscite.
Il est temps de revenir sur terre, en se confrontant à nou-
veau aux fondamentaux de l'économie. Cesser de confondre
ses désirs avec la réalité est déplaisant et socialement contrai-
gnant. Les purges n'ont jamais été des parties de plaisir. Vont
en faire l'expérience les États sommés de revenir à une ortho-
doxie budgétaire jetée depuis longtemps « par-dessus les mou-
lins », les consommateurs soumis à la modération salariale et à
des prélèvements accrus, et les systèmes de protection sociale
obligés de contenir leurs coûts. Le tout dans un contexte prévi-
sible de croissance languissante et de morosité ambiante.
Globalisation et concurrences ; revenir aux fondements 9
Il serait illusoire de penser que le rétablissement de notre
économie viendra d'un retour hypothétique de la croissance.
La crise est structurelle. Les remèdes à ce basculement inédit
depuis cinq siècles des pôles de la puissance et de la vitalité le
seront aussi. Ce qui se passe autour de nous nous invite à une
profonde et drastique révision de nos manières de penser, de
s'organiser et de travailler.
Le paysage placé devant nous n'a rien pour soulever
l'enthousiasme, convenons-en. Ce petit livre n'a pourtant pas
été écrit pour alimenter la mélancolie, et surtout pas celle des
décideurs. D'abord parce que les crises, de quelque nature
qu'elles soient, sont des épreuves, mais aussi des opportunités
de renouveau. Ensuite, parce que le moment actuel est propice
à une réflexion en profondeur sur les ressorts de la réussite
entrepreneuriale. Celle-ci ne dépend pas uniquement de la
conjoncture. Les périodes difficiles accentuent les logiques dar-
winiennes : seules résisteront les entités économiques capables
de surmonter les difficultés, et même de faire de celles-ci des
atouts dans un univers concurrentiel implacable. La seule
manière de ne pas se laisser détruire est de se transformer en
innovant. Seules les logiques offensives permettront d'échap-
per au déclin.
Nous n'avons pas la prétention de donner des recettes
miracles qui n'existent pas, mais de réfléchir sur les conditions
basiques de la réussite, souvent perdues de vue sous l'amoncel-
lement hétéroclite des théories managériales : comment définir
aujourd'hui une gouvernance adaptée aux temps difficiles de
notre présent ?
10 REPENSER L'ENTREPRISE
- En pratique
Se référer à la boussole client
Dans un tel contexte faut-il renoncer à la performance éco-
nomique ? Certes non, bien au contraire : les bouleverse-
ments en cours sont sources d'opportunités nouvelles. A la
condition expresse d'accepter les réalités telles qu'elles sont.
Ce n'est pas le plus facile puisqu'il s'agit, par définition, de
mettre en cause des « évidences » qui, une fois mises à dis-
tance, n'en sont plus.
Notre monde va d'ébranlement en ébranlement. Mouvements
sismiques de la « Terre-monde » qui s'accompagnent de
répliques plus ou moins fortes. La réponse de bon sens vou-
drait que l'on dispose de constructions antisismiques. Qu'est-
ce à dire ? Que l'entreprise dispose de fondements solides.
Elle doit être pensée, organisée, animée autour de puissants
ancrages.
En système concurrentiel la boussole s'appelle client. Non
pas celui que l'on met en équations ou que l'on interprète à
grand renfort de statistiques. Pas plus celui que l'on cherche
à manipuler à coups de rêves, de promotions, de programmes
de fidélisation1, mais celui parfaitement réel qui se pose la
question de son achat et du choix de son fournisseur. Celui
qui est fidèle parce qu'il a la conviction que venir ici est de
son intérêt.
L'élément nouveau tient à la montée d'exigences fortes
d'authenticité et de cohérence qui acquièrent un peu plus
chaque jour force de loi. Non seulement la performance
Kif-
1. À l'instar de certain distributeur qui, exemple vécu, accorde 0,14 € de remise
sur un prochain achat après que l'on ait déboursé plus de 200 € : comment
le client peut-il interpréter une mesquinerie de cet ordre ? Le reflet assuré-
ment d'une perte de « regard client ».
Globalisation et concurrences ; revenir aux fondements I 1
—^
« objective » est disséquée et comparée, mais chaque opéra-
tion de séduction est soupesée, évaluée.
Dire ce que l'on fait et faire ce que l'on dit est une contrainte
incontournable. Chacun a en tête un ou plusieurs slogans
d'entreprise qui sonnent creux. L'entreprise proclame « prix »
ou « client » et l'expérience du client lui fait entendre « mani-
pulation » ou « discours ». Les marques de grande consom-
mation le savent bien, qui attachent un intérêt croissant à
l'incarnation de leur entreprise par les hommes et les femmes
au contact de leurs clients.
Les collaborateurs sont, de fait, pris dans la logique interne de
l'entreprise et voient leurs comportements déterminés par les
priorités tangibles, les objectifs réels. Qui dira le rôle commer-
cial des « hôtesses de caisse » ? C'est le fondement de l'action
débutée au sein du groupe Monoprix" avec la conviction que
prise en compte du client et prise en compte des préoccupa-
tions du personnel sont liées.
Des clients qu'il faut donc prendre de plus en plus au sérieux ;
une communication qui ne peut sans risque manquer à
l'authenticité ; des managers, des collaborateurs qui « res-
pirent » les stratégies des dirigeants. L'entreprise est appelée à
une cohérence toujours plus forte. Elle a besoin de savoir de
mieux en mieux ce qu'elle représente aux yeux de ses action-
naires, de ses clients, de ses salariés, de son environnement
social et sociétal. Elle a besoin de savoir qui elle est, quelle est
son identité propre, c'est-à-dire ce qui, dans le changement,
est son invariant, sa référence.
Nous avons besoin, dans une période de mouvement de fond,
de nous repenser. La définition de l'identité qui rend l'entre-
BS3-
1. http://www.dailymc)tion.com/video/xcwl 3g_anne-mercier-gallay-drh-du-
groupe-m_news
12 REPENSER L'ENTREPRISE
—car
prise unique résulte d'un travail de réflexion sur les traits
caractéristiques d'élaboration de l'offre, mais tout autant de la
volonté affirmée de l'équipe dirigeante : qui nous voulons être,
au-delà des « normes » de prix, délais, qualité qui ont cours sur
le marché1.
Cependant, la définition de « Sa » différence sur le marché ne
garantit pas à elle seule une performance durable. Dans un
contexte en mouvement, il revient à l'entreprise de se donner
les moyens de rester au quotidien à l'écoute, de porter atten-
tion à des signaux faibles d'origines variées : toute l'orga-
nisation est conduite à s'y intéresser et à s'investir dans la
fidélisation et la conquête de la clientèle.
Changement de paradigme : depuis des décennies, l'alpha et
l'oméga de la performance étaient la maîtrise des coûts. Dans
un monde dont les équilibres se modifient, mieux vaut se
préoccuper de vendre avant de songer à être plus productif.
De s'attacher à produire ce que l'on a vendu plutôt que de
chercher à vendre ce que l'on a produit. La capacité à maîtri-
ser les coûts est un passage obligé. L'enjeu primordial se situe
en amont, dans le souci des besoins et des attentes non satis-
faites du client, ainsi qu'Apple nous en propose un exemple
éloquent.
« L'application brutale de l'amélioration de la productivité
prive l'entreprise des redondances et du flou indispensables à
sa résilience : il n'y a qu'un pas du lean management à l'ano-
rexie management. » (Robert Branche, Sociétal, n0 68)
1. À l'exemple d'une entreprise comme Spie Batignolles, « petit » aux côtés de
ses grands concurrents du BTP, qui a développé avec succès une démarche
de type partenariale avec ses clients (offres Présance, Concertance et Perfor-
mance). Est également remarquable la cohérence avec laquelle a été ensuite
conduit le changement culturel, notamment après le rachat de l'entreprise
par ses salariés, www.spiebatignolles.fr
Globalisation et concurrences ; revenir aux fondements 13
Pour aller plus loin
Le Nouveau Monde industriel
« Toutes les entreprises se veulent désormais agiles, antibureaucra-
tiques. Toutes sont censées favoriser le travail en équipe, traquer les
déficits de communication, valoriser les talents et l'autonomie de cha-
cun. Le mimétisme des dirigeants et le rôle normalisateur et normatif
des grands cabinets de consultants accentuent ce sentiment de conver-
gence. Mais, lorsqu'on observe les formes concrètes d'organisation, il
apparaît que nous sommes entrés dans l'ère du divers et de l'expéri-
mental. Il n'y a plus de modèle organisationnel central comme l'a été
le taylorisme au cours de la seconde moitié du XXe siècle. »
Pierre Veltz, Le Nouveau Monde industrie^ Gallimard, 2008.
Les Transformations silencieuses
« Les transformations sont ainsi silencieuses non pas seulement par
leur mode d'avènement, parce qu'elles sont infiniment graduelles,
non pas locales mais globales, à la différence de l'action... Pas non
plus parce qu'elles ne se laissent pas saisir par notre outil logique dis-
tribuant des déterminations en chaîne... Elles sont silencieuses de
façon plus insidieuse tenant à notre usage même du langage, parce
que nous isolons les unes des autres les déterminations opposées. »
François Jullien, Les Transformations silencieuses, Grasset, 2009.
Questionnement
• Le changement du « centre de gravité » du monde écono-
mique a-t-il eu, a-t-il des conséquences pour notre entre-
prise ? Lesquelles ?
• L'identité de l'entreprise est-elle claire aux yeux de nos clients,
de nos concurrents, de nos collaborateurs, de nos mandants ?
• Sommes-nous attentifs aux signaux faibles de notre environ-
nement ? Comment ? Avec quelle efficacité ?
14 REPENSER L'ENTREPRISE
Réflexion personnelle
INCERTITUDES ET INATTENDU :
PRENDRE LE PARTI DE L'INITIATIVE
Il devient, dans le contexte que nous avons sommairement
rappelé, de plus en plus malaisé de tracer des stratégies de
long terme. L'environnement est mouvant, les retournements
fréquents, la pression concurrentielle évolutive et multiforme,
les tendances de consommation en perpétuel mouvement
comme le sont aussi les canaux de distribution. Naviguer à vue
entre les récifs révèle les piètres marins et les grands capitaines,
ceux qui s'avèrent capables d'agir à la fois sur les objectifs du
temps long en évitant les périls de l'immédiat.
Parallèlement, les exigences à l'égard des responsables
s'avèrent de plus en plus fortes, parfois contradictoires : action-
naires ou mandants, fournisseurs ou partenaires, environne-
ment public, imposent de nouvelles demandes et rehaussent le
niveau des attentes. Il faut être écologiquement et socialement
responsable, éthiquement irréprochable, tout en étant de plus
en plus profitable.
La remarque du philosophe Alain est d'une brûlante actua-
lité : « Le métier de chef est difficile et dangereux pour le chef. »
« À quoi reconnaît-on l'homme de la situation ? » deman-
dait récemment l'auteur de ces lignes à un grand chef d'entre-
prise, subtil connaisseur de l'économie mondiale.
« À sa capacité à maîtriser les données de l'environnement
local aussi bien que planétaire, à propulser une dynamique
dans son entreprise qui force les barrages de l'inertie, j'ajouterais
16 REPENSER L'ENTREPRISE
son aptitude à saisir le moment propice pour engager les
grandes inflexions. Je dirais aussi qu'il doit être à même d'inter-
préter le monde sans garder les yeux rivés sur les chiffres de son
entreprise. »
L'essentiel est formulé en peu de mots. Le responsable est
aujourd'hui un adaptateur et un traducteur. Conduire signifie
étymologiquement diriger, mais aussi porter un courant ou
une énergie, dans le sens que revêt le terme matériau conduc-
teur. Celui qui dirige reçoit et transmet à vitesse accélérée dans
les circuits opérationnels les mouvements qu'il a saisis, les
intuitions qu'il a perçues. En ces temps d'accélération des pro-
cessus et de maturations ultrarapides, les temps de réaction
imposés sont courts. Toute structure doit aujourd'hui s'organi-
ser pour mettre en oeuvre sans tarder les inflexions nécessaires.
Agir efficacement sans précipitation ni aveuglement, mais avec
maîtrise et détermination. La procrastination porte en elle des
dangers inédits. Les retards à l'allumage peuvent être fatals. La
conséquence, c'est qu'il importe de mettre en place des organi-
sations souples, intelligentes (capables de comprendre vite les
enjeux et les modes opératoires), réactives, qui sont à même de
répondre dans des délais très brefs aux stimulations de l'envi-
ronnement et du marché.
Cette injonction peut paraître évidente. La réalité est
beaucoup plus complexe. Un chef génial ne serait rien sans
la qualité de mouvement des troupes qu'il dirige, sans la
rapidité et la loyauté des réactions de ses collaborateurs.
C'est à ce point qu'intervient la nécessité d'un management
adapté aux conditions de navigation dans un environnement
difficile.
Incertitudes et inattendu ; prendre le parti de l'initiative 17
- En pratique
Avoir l'intelligence de l'essentiel
Le dirigeant ne peut plus être celui qui « sait » par avance et
dont l'intelligence supplée en tant que de besoin aux aveugle-
ments de ses subordonnés. Comment, dans les turbulences
permanentes, juger des inflexions nécessaires et agir ?
La réponse réside dans une « intelligence économique », autre-
ment dit dans la capacité à capter et à interpréter les messages
qu'envoie l'environnement. Savoir entendre que tel client a
réagi, a émis un souhait, a fait tel commentaire sur un concur-
rent, a renvoyé telle livraison. En même temps, repérer les
dysfonctionnements internes qui obèrent la performance et y
porter remède... C'est-à-dire faire appel au quotidien à une
ressource très sous-employée de l'entreprise, son « capital
humain ».
Pourquoi cela n'est-il pas plus naturel ? Semble-t-il parce que
l'entreprise continue à privilégier un mode de fonctionne-
ment « vertical » qui va à l'encontre de l'autonomie de réflexion
et d'action. Avec un langage explicite — ou plus souvent
implicite — de « faites comme je vous ai dit », le management
inhibe ou limite la capacité à faire preuve d'initiative et de
créativité.
L'avènement de l'entreprise apprenante (ou auto-adaptative),
passe par l'éducation des salariés à un « savoir être ensemble »
qui concerne les individus tout autant que la communauté
qu'ils constituent.
Serait-ce un problème de formation ? Mais précisément, la
« formation traditionnelle » porte dans son appellation sa
limite : former c'est donner une forme ; le contraire de la défini-
tion attribuée à Aristophane, « non pas remplir un vase, mais
allumer un feu ». Apprendre à apprendre pour apprendre à inno-
ver. Il conviendrait, à ce propos, de repenser la « formation »
—
18 REPENSER L'ENTREPRISE
—'sr
et, au-delà d'une dimension technique, de lui conférer une
dimension supplémentaire de « transformation ». Recourir à
une méthodologie qui, à la fois, enrichisse de contenus et
appelle la personne à s'ouvrir à la nouveauté. C'est l'essence et
l'objectif de la méthodologie proposée dans cet ouvrage.
Le processus d'appel à l'intelligence et à l'initiative suppose
de reconsidérer les habitudes « hiérarchiques », les comporte-
ments définis en obligation de moyens. L'objectif de l'appren-
tissage de l'innovation permanente passe par le développe-
ment de l'autonomie responsable des managers et des
salariés.
Cela suppose de s'interroger sur les degrés de liberté laissés aux
individus et d'accréditer le droit à l'erreur comme contrepartie
de la prise de risque. L'exploitation de gisements d'initiative et
de créativité qui ne demandent le plus souvent qu'à s'exprimer
demande par ailleurs à être inscrite dans les organisations et les
modes de fonctionnement.
L'attention doit dès lors se porter sur les « déterminants de
comportement » au sein de l'entreprise. Les processus RH,
mais bien plus prosaïquement la forme de tout tableau de
bord déterminent des comportements. Il est temps de se
rendre compte à quel point le caractère « objectif » des chiffres
masque leur effet sur les hommes, « Dis-moi comment tu me
mesures, je te dirai comment je me comporte. » Au-delà ou
avant les chiffres, d'autres déterminants de comportement
jouent un rôle majeur : exemplarité, authenticité du diri-
geant, de l'instance de direction sont en l'occurrence des
paramètres au moins aussi importants que les tableaux de
contrôle de gestion.
Le chantier des déterminants de comportement doit être
mené de front avec celui d'une culture de l'initiative et de la
créativité, notions qui relèvent du développement personnel.
Le point focal de ces chantiers est probablement l'encadre-
isr —
Incertitudes et inattendu ; prendre le parti de l'initiative 19
—'sr
ment de premier niveau. Parce qu'il se situe à cet endroit par-
faitement stratégique où l'on perçoit les phénomènes et
signaux sans déformation. Parce qu'il a été souvent négligé,
laissé pour compte alors que la mutation vers l'entreprise
apprenante ne saurait se concevoir sans lui.
Changement de paradigme : non plus des salariés « au service de
l'intelligence de l'équipe dirigeante», mais des collaborateurs-
acteurs impliqués dans le projet d'entreprise. Animés par un
management déterminé à faire appel au potentiel de valeur
ajoutée que porte en lui chacun des collaborateurs dont il
assume la responsabilité.
Il était logique que le capital financier ait été mis en exergue,
ait été placé au centre des priorités. Il était rare. Ce qui vient
est différent : avec l'ébranlement de la mondialisation, la res-
source rare devient l'intelligence. Prendre conscience que per-
formance et réactivité reposent sur l'expression des talents est
une urgence.
Une démarche utopique ? Tout prouve le contraire. Parmi
d'autres exemples, tel sous-traitant automobile d'importance
mondiale s'attache à la compréhension en profondeur des
contraintes et des attentes de ses clients :
• Quelles sont les exigences de l'encadrement de premier
niveau des clients, qui est en fait l'utilisateur final ?
• Quels sont les besoins des clients de mon client ?
• Quelles diversifications sectorielles articulées sur nos
savoir-faire peuvent nous permettre de préserver l'emploi
à terme ?
• Quel est le temps à consacrer à ces tâches « non productives
et prioritaires » ?
• Quel temps libre laisser à mes collaborateurs pour échanger,
imaginer, créer, tester ?
csr —
20 REPENSER L'ENTREPRISE
—nar-
Cela ne va pas de soi. Une enquête récente met en évidence
l'ampleur du changement1 : comment sensibiliser et impli-
quer lorsque plus de 30 % des salariés ont le sentiment de ne
pas être écoutés par leur hiérarchie, lorsque plus de 40 % des
cadres supérieurs de grands groupes disent ne pas comprendre
la stratégie ou ne pas y adhérer ?
Pour aller plus loin
Freedom Inc
B.M. Carney est journaliste au Wall Street Journal et Isaac Getz est
professeur à l'ESCP. Leur ouvrage raconte une série d'interviews
dans des entreprises qui ont plus de croissance, plus de résultats
que les autres. La « clé » est simple : laisser la liberté aux salariés.
Leur donner le sens et « laisser faire », c'est-à-dire voir les résultats
venir. Les entreprises passées en revue, de toutes tailles, opèrent
dans des secteurs variés : Lavi-Londerie, Harley Davidson,
Goretex... L'ouvrage est nourri, outre les interviews, de nom-
breuses références aux concepts managériaux. II est structuré pour
mettre en évidence de façon pédagogique les ressorts et les ques-
tions/réponses aux objections « naturelles » du lecteur. Les lignes
directrices sont claires, et, en contrepoint, le changement culturel
requis chez les dirigeants : ne plus prétendre tout savoir, tout déci-
der et tout contrôler. Une leçon de cohérence à grande échelle.
Brian M. Carney et Isaac Getz, Freedom Inc. Freeyour employées
and let them lead your business to higher productivity, profits and
growth, Crown Business, 2009.
Empreintes sociales
Neuf dirigeants venus d'horizons variés (intérim, chimie, électro-
nique, conseil, Internet...) et une conviction commune, celle que
la performance est le fait des hommes et que seul un regard de
1. Enquête WOV!Le Monde, 8 juin 2010.
Incertitudes et inattendu ; prendre le parti de l'initiative 21
long terme peut prendre en compte une telle réalité oubliée, pas-
sée sous silence ou, le plus souvent, laissée délibérément de côté. Il
y a urgence, nous disent les auteurs. La richesse de Touvrage tient
pour beaucoup à la diversité des expériences, des regards et de la
façon dont chacun a incarné dans son entreprise la conviction
qu'ils partagent.
Philippe Carli, Jean-Pierre Clamadieu, Françoise Gri, Pierre
Kosciusko-Morizet, Christian Nibourel, Bruno Rousset,
Françoise Séguineau, Arnaud Ventura, Martin Vial, Empreintes
sociales. En finir avec le court terme, Odile Jacob, 2011.
La Fatigue des élites
« L'explosion des organisations traditionnelles s'est faite autour de
l'exigence accrue de qualité et de réduction des coûts. Cette logique
a pu devenir obsessionnelle et a pu parfois se substituer à toute
autre vision stratégique jusqu'à faire oublier la notion même de
croissance. Les entreprises ont pu ainsi devenir défensives :
downsizing, reengineering, rightsizing et nombre de concepts
managériaux à la mode conduisent à l'entreprise anorexique,
l'amélioration à court terme du résultat d'exploitation amenant de
nouvelles réductions d'effectifs jusqu'à remettre le cas échéant en
cause l'existence même de l'entreprise. Un des résultats est en effet
de ne plus rien avoir à offrir de positif à ceux que l'on emploie. »
François Dupuy, La Fatigue des élites, coll. « La République des
idées », Le Seuil, 2003.
Questionnement
• Procédures et règles de fonctionnement laissent-elles place à la
réflexion individuelle ?
• Quelle est la liberté d'expression à tous les niveaux ? Qu'est ce
qui peut l'entraver ?
• Quel est le rôle du contrôle de gestion ? Quels sont les détermi-
nants du comportement des managers, des collaborateurs ?
22 REPENSER L'ENTREPRISE
Réflexion personnelle
CRISE : OUVRIR DE NOUVELLES PERSPECTIVES
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II
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Qu'est-ce qu'une crise, au fait ? Le mot grec krisis est issu
du vocabulaire médical. Il indique le moment le plus
intense de l'accès aigu d'une affection, le point où les décisions
fondamentales doivent être prises. Le terme s'est ensuite appli-
qué à d'autres situations, assimilables au paroxysme d'une
affection physique. La crise figure ainsi un moment décisif, un
épisode charnière. Le terme « moment » est issu d'ailleurs du
latin momentum, soit le poids qui, jeté sur un plateau, fait
pencher d'un côté ou de l'autre le fléau de la balance.
24 REPENSER L'ENTREPRISE
La crise est donc l'instant où une situation bascule, un
point de dislocation qui met à mal l'équilibre des réalités ; le
franchissement d'une ligne suite au carambolage d'effets
contraires. La crise nous transporte dans le chaos et la dis-
continuité. Elle peut se comparer au phénomène d'entropie
décrit par les thermodynamiciens : un état de désordre crois-
sant d'un système quand celui-ci ne fait qu'évoluer vers un
autre état de désordre accru. Schéma auquel correspondent
les manifestations d'une grande dépression économique,
mais aussi au désarroi psychique défini aussi par le mot
« dépression ».
La crise, c'est là son paradoxe, ouvre aussi des perspectives
inédites que saisiront ceux dont la clairvoyance permettra de
les discerner. Elle est à la fois clôture et ouverture, chance de
transition vers une période nouvelle, à mi-chemin d'un monde
qui s'achève et d'un autre qui éclôt. « La configuration d'un
nouveau monde », écrit Hegel, né d'un insensible émiettement
de celui qui le précédait. Une agonie convulsive mêlée des pré-
misses d'une résurrection.
Nous en revenons ainsi logiquement à l'acception médi-
cale originelle : la crise est par excellence le moment char-
nière où tout se dénoue, soit vers un sort fatal ou vers
l'ouverture d'un chapitre inédit. Elle est le lieu de toutes les
bifurcations, quand et où impérativement des décisions
doivent être prises, afin que s'élabore une phase nouvelle et
que le changement s'impose. Le changement, que les Grecs
et le Français savant nomment « métabole » (le change-
ment, mais aussi le déplacement). C'est parce que les
termes de l'équation stratégique se sont déplacés qu'il faut
procéder aux ajustements (ajuster, c'est mettre en accord,
adapter A une forme nouvelle). C'est le moment de faire
bouger les lignes, d'initier les changements de cap, d'instau-
Crise ; ouvrir de nouvelles perspectives 25
rer un nouveau souffle, de susciter de nouvelles communau-
tés d'intérêts.
Entrer en crise, donc pénétrer le domaine du fluctuant et du
mouvant, oblige plus que jamais à ouvrir sa réflexion pour
affronter l'accélération des processus dynamiques, en accep-
tant face à l'intensité du danger de toucher à ce que l'on consi-
dérait hier comme intouchable. En fait prendre des risques en
transformant points de vue et cultures pour accompagner la
mutation, donc anticiper le nouvel ordre des choses en se fon-
dant dans ce qui l'annonce. Le charme des crises, c'est de briser
les tabous pour choisir les voies radicales (qui vont jusqu'à LA
RACINE DES MAUX).
En ce sens, la crise n'est pas seulement rupture, effondre-
ment ou catastrophe. Elle est aussi l'opportunité d'une régéné-
ration dont il appartient au leader de la formaliser et de la
conduire.
Celui qui mérite la fonction de direction sait en effet choisir
l'instant propice. Il voit l'occasion favorable, lorsque la conjonc-
tion des événements permet d'agir en conformité avec les inté-
rêts qu'il défend. Ce qui caractérise le chef, selon les Grecs,
s'appelle la capacité à saisir le kairos, c'est-à-dire l'instant oppor-
tun que rien a priori ne permet de reconnaître, où il importe
d'agir, quand rien ne peut tolérer l'hésitation, les tergiversations
ou le retard. Dans L'Iliade, le kairos désigne l'endroit vulné-
rable de l'ennemi où porter ses coups. Le terme passe ensuite
du spatial au temporel. Ce que nous appelons le créneau, la
fenêtre de tir, la conjonction de l'action et du temps pour frapper
juste, ni trop tôt ni trop tard. Sans précipitation ni hésitation.
Le kairos est l'instant où se renversent les situations, le
moment fugace où tout se décide, que les Allemands appellent
wendepunkt, les Anglais turningpoint, passé lequel rien ne sera
pareil, en pire ou en mieux.
26 REPENSER L'ENTREPRISE
Le bon dirigeant est ainsi simultanément celui qui voit de
loin (le stratège) et celui qui sait saisir l'occasion offerte avant
qu'elle ne disparaisse (le tacticien). Flair, opportunisme ? Un
peu, mais bien plus qu'une manigance pour profiter d'une
chance poussée par le hasard. Rien d'aléatoire dans cet art de
provoquer les retournements, particulièrement dans le
paroxysme des tensions, au plus fort de la crise. Une façon
de jouer son destin à quitte ou double, comme César fran-
chissant le Rubicon ou de Gaulle rejoignant Londres en
1940.
Cette évocation du kairos nous amène à définir ces deux
qualités premières du dirigeant que sont l'esprit de discerne-
ment et la capacité de décision. Discerner, c'est étymologique-
ment séparer, mettre A part, pour distinguer les diverses
composantes d'une situation. Décider (de-caedere), c'est tran-
cher. Comme risquer (re-secere) c'est enlever quelque ceiose
en le coupant. Couper les liens anciens, se défaire des nœuds.
Point d'indécision dans l'incertitude. Attendre seulement le
moment, et le saisir.
La crise offre une formidable opportunité : celle de
dénouer.
— En pratique
Rendre fertile l'incertitude
Voir dans une crise une opportunité n'est pas naturel à la
pensée occidentale. Sans doute parce que celle-ci, s'articu-
lant sur la dialectique et la comparaison, peine à concevoir
l'union des contraires. À l'inverse de la pensée chinoise qui
fait cohabiter Ying et Yang. La crise peut alors se transformer
en opportunité. La contrariété, passé le premier mouvement
de rejet pour « non-conformité à ce qui était attendu »,
kit —
Crise ; ouvrir de nouvelles perspectives 27
—
devient occasion d'adopter un autre regard, de rechercher et
retenir ce qui nous renforce plutôt que ce qui nous abat.
Sans doute faut-il situer là également notre difficulté à
admettre la richesse intrinsèque que porte la différence. C'est,
dans la période actuelle, un enjeu pressant. Nous sommes
tous déterminés par nos préférences comportementales, nos
émotions, notre inconscient. Accepter un regard différent du
nôtre est de ce fait un enrichissement. Ce n'est pas un réflexe
naturel dans nos modes de fonctionnement où l'évaluation
par rapport à des normes préétablies constitue le critère déter-
minant.
Cela explique la difficulté à manager par le positif : le compli-
ment n'est pas naturel et l'appréciation est, la plupart du
temps, constituée d'abord des « lacunes à corriger ». Comme
s'il existait une échelle implicite d'excellence à laquelle tout un
chacun devait se conformer. Vision qui appauvrit, et aboutit à
négliger les talents et potentialités que chacun recèle.
Tout ceci, on le voit, constitue en définitive un réseau serré qui
inhibe la réflexion et l'action autonome. Mettre à profit la
diversité des parcours, des caractères et des aptitudes apparaît
comme un changement culturel profond. II ne saurait se
décréter. La seule façon de le faire advenir est, pour l'équipe
dirigeante, de l'inscrire dans ses préoccupations comme dans
ses pratiques, en gardant à l'esprit qu'exemplarité et essaimage
sont les ressorts du changement structurel.
La « crise » est, de ce point de vue, une opportunité. Où a-t-on
pu voir, en effet, les conversions culturelles les plus rapides
sinon dans les situations critiques ? Créer des ruptures peut, de
façon concrète, contribuer puissamment aux prises de
conscience. Il restera à construire la démarche et à bâtir les
repères qui amèneront le changement de regard et les modifi-
cations de comportement. Il faudra, au passage, abandonner
résolument les dispositions à « faire comme avant ».
uar —
28 REPENSER L'ENTREPRISE
—
L'exemple du développement durable éclairera le propos. Il est
en effet deux manières de le prendre en compte. La première,
purement formelle, se limite au respect de normes qu'il faut
intégrer dans le fonctionnement quotidien. Elle se traduit par
l'édiction de règles et l'instauration de contrôles nouveaux. La
seconde, beaucoup plus exigeante, correspond à l'intégration
du concept dans les façons de penser et les manières de se
comporter. C'est un état d'esprit qui irrigue l'entreprise tout
entière, transparaît à l'extérieur et s'intègre à son identité. Dans
les deux cas l'entreprise est « labellisée ». On conçoit que le label
n'ait pas tout à fait la même signification.
Il en est de même dans le domaine de l'éveil des talents et des
intelligences : quitter le domaine du seul verbe, des incantations
pour conférer des degrés de liberté, encourager la créativité,
manager par la confiance et le positif.
La « crise » est une opportunité pour opérer une mutation de
cette nature tout en élevant le niveau des exigences. Viser plus
haut en affirmant sa confiance dans les hommes. S'il est un
moment où faire le pari des hommes, c'est lorsque l'horizon
s'obscurcit, que l'intelligence isolée ne discerne plus claire-
ment ce qui nous attend. Prendre des risques parce que ceux
de l'immobilisme seraient plus grands encore. On ne peut res-
ponsabiliser sans donner des responsabilités.
Crise ; ouvrir de nouvelles perspectives 29
Pour aller plus loin
Les Employés d'abord
Vineet Nayar est P-DG de H CL Technologies Ltd (60 000 per-
sonnes, chiffre d'affaires 2 600 M€). L'ouvrage raconte comment,
en se focalisant sur la création de valeur pour le client, l'entreprise
a, en quatre ans, multiplié par trois activité et résultats, la traversée
de la « crise » réduisant sa progression à 20 % l'an. Ces éléments
chiffrés crédibilisent le pari sur les hommes dont Vineet Nayar
fait le récit, fondé sur la confiance dans la capacité et la motivation
de l'ensemble des salariés, ceux qui « créent la valeur pour le
client ».
Une histoire « incroyable » et pourtant marquée de bout en bout
au coin du bon sens et de la cohérence : si c'est le salarié en
contact avec le client qui « crée de la valeur », alors l'entreprise
doit être à son service. Il faut en finir avec l'approche « comman-
dement et contrôle » et avec la culture de l'excuse : les fonction-
nels sont au service des opérationnels ; le management est au
service des créateurs de valeur, les créateurs de valeur se préoc-
cupent d'améliorer le résultat du client, et le PDG est au service
de l'ensemble de ses collaborateurs. Non pas simplement des
mots, mais une réalité conquise en s'appuyant sur la transpa-
rence, la bonne volonté, fexemplarité, la confiance affirmée.
N'opposons plus les intérêts de l'actionnaire et ceux des sala-
riés : HCL Tech Ltd est valorisé 3 000 M€, le double de son
chiffre d'affaires.
Vineet Nayar, Les Employés d'abord, Diateino, 2011.
Le Capitalisme est en train de s'autodétruire
Patrick Artus est le directeur des études économiques de la Caisse
des dépôts et consignations. En collaboration avec Marie-Paule
Viard, il livre, sous une forme très synthétique, ses conclusions sur
le fonctionnement de l'économie et des marchés financiers. Le
regard est sans complaisance : la dictature du ROE que font régner
des analystes et responsables de fonds est fondée sur le mimétisme
30 REPENSER L'ENTREPRISE
et non sur les réalités économiques. Cela conduit les entreprises et
leurs dirigeants à une myopie désastreuse.
Le monde économique perd le sens de son action et de sa justification,
qui est, dans le long terme, d'investir pour créer des richesses. La « reli-
gion » de l'argent vite dégagé de l'activité « tue » la perspective. Cette
attitude est en fait la négation tant des fondements de l'économie que
de sa dimension sociale (« les hommes, moyen et paramètre d'ajuste-
ment en vue du seul objectif du résultat à court terme »).
Ce processus global ne peut que conduire au ralentissement de la
croissance, avec toutes ses conséquences, dont l'affaiblissement
des entreprises elles-mêmes.
Il est urgent de réformer la gestion de l'épargne et d'imposer de
nouvelles règles de gouvernance aux gérants et aux régulateurs
qui, indirectement sont à l'origine de ces déviations de sens.
Patrick Artus et Marie Paule Viard, Le capitalisme est en train de
s auto détruire^ La Découverte, 2003.
Questionnement
• Comment regardons-nous les difficultés ? Comme des dys-
fonctionnements ou comme des opportunités de progrès ?
• Quelles interrogations utiles nous apporte la crise ?
• Comment percevons-nous, vivons-nous la diversité ?
Crise ; ouvrir de nouvelles perspectives 31
Réflexion personnelle
32 REPENSER L'ENTREPRISE
INTERLUDE
2020 sous les saules
Le texte poétique qui suit est extrait de « 2020 sous les saules », écrit par
Romain Limouzin, qui a été primé par l'Institut de l'entreprise au terme de
son concours de 2010, « L'entreprise en 2020 ».
« J'ai passé toute la nuit à me demander s'il fallait être optimiste. S'il Fal-
lait encore rêver. Si ces pages allaient briller, si elles resteraient dans
l'ombre. Je me suis demandé si du bourbier s'arrachera la conscience, si
de ces crises que l'on traverse dans une barque en Forme de passoire
s'élèveront des vertus dignes de notre siècle. Il me reste quelques heures
pour trancher, quelques minutes pour nous convaincre que demain
peut encore se construire aujourd'hui. Et croire en nous...
... Laisse-toi couler, lapin, et, au fil de l'eau, approche la berge des
herbes folles, des roitelets, des roseaux et des chênes. Si je t'amène
jusque-là c'est pour reprendre comme j'avais commencé : une fable,
voilà ce qui se cache derrière toute histoire, et je veux en relire une avec
toi.
La fin du XXe siècle nous a appris à abandonner le chêne familial, trop
consistant, trop raide, trop porté sur lui-même, pour bâtir des organisa-
tions sur le modèle du roseau. Souplesse, indépendance, adaptation :
tels sont les maîtres mots des entreprises qui réussissent, des entreprises
d'avenir, ouvertes sur le monde et ses changements.
Tu as sauté de l'un à l'autre lapin. Oui nous érigeons des roseaux. Nous
prévenons le risque, nous prônons la flexibilité, nous jouons les
girouettes, nous nous prosternons sans fierté sous le jeu des brises les
plus anodines, du moment que l'on peut en tirer un bénéfice.
S'il faut changer de stratégie, licencier, délocaliser, qu'à cela ne tienne.
Notre vision s'arrête à quelques pas de notre assise. Qu'en est-il du
chêne ? Emblème de force et de sagesse, menacé par les bourrasques de
la crise mais emblème d'un honneur qui seul est admirable dans la tour-
mente. Un arbre qui a ses valeurs, qui n'inclinera pas le front de ses
principes sociaux ni de ses valeurs éthiques, qui taillera le dividende iSr"—
Crise ; ouvrir de nouvelles perspectives 33
i—isr
pour épargner les branches. Une plante dont le projet et les convictions
ne se coucheront pas face à la concurrence ou aux sursauts de la conjonc-
ture. Certes il est orgueilleux notre chêne, mais n'est-ce pas, comme le
disait La Rochefoucauld, que « la vertu n'irait pas si loin si la vanité ne
lui tenait pas compagnie » ? Il sera soufflé dans la pire des tempêtes,
assurément, pour n'avoir pas su se débattre avec légèreté dans les cou-
rants d'un monde qui évolue à grande vitesse. Mais ses feuilles conti-
nueront jusqu'au bout à luire du même éclat fidèle, comme le dernier
sourire du sage qui, malgré la torture ou le poison, sait qu'il a raison et
peut partir serein, dans un élan de stoïcisme que notre société a oublié,
perdue dans les miasmes de l'hyper-communication et l'illumination
béate du faux-semblant.
Bien sûr j'en fais trop lapin, mais c'est pour rendre hommage à celui qui
disparaît malgré un fondement respectable. Et pour réconcilier ces deux
personnages, ces deux visions, autour d'un symbole d'immortalité, je
n'ai pas trouvé mieux que le saule.
Une nouvelle forme organisationnelle
Imagine lapin. Des racines, un tronc robuste, et une multitude de
rameaux, à la fois libres et ancrés. Une adaptabilité autour d'une struc-
ture centrale. Un champ des possibles démultiplié autour de valeurs et
d'objectifs solides. Un foisonnement d'entités assimilables à des petites
entreprises parallèles, reliées entre elles et qui constitueront la grande
entreprise, chacune assurant sa contribution. Une vision, un esprit,
des contributeurs.
Le saule pleureur, voilà la forme de l'entreprise de 2020, qui n'a de triste
que le nom. Une structure qui donnerait plus d'indépendance à chacun
en évitant les doublons d'une hiérarchie trop verticale. Elle restaurerait
également la notion de responsabilité clairement identifiée, sans pour
autant être synonyme de culpabilité...
Contribution et réalisation personnelles
C'est pourquoi l'entreprise de 2020 doit être vue et conçue comme un
projet, même pour le salarié. Son projet. Un de ses projets. Dans ce
sens, le saule est la figure de l'aventure, de l'innovation, du développe-
•Kê3-1
34 REPENSER L'ENTREPRISE
r—IRT
ment individuel et ce par l'attachement libre à une structure solide.
Dans la société du « sur mesure » - à l'image de la spécialisation des ser-
vices - l'individu aimera pouvoir contribuer plus librement à son pro-
jet...
L'homme rattaché à des valeurs, se réalisant autant que l'entreprise,
travaillant en équipe, multipliant ses contacts et ses expériences,
alliant les atouts de sa vie privée à ceux de sa vie professionnelle,
apportera au tronc sa contribution dans un double but : celui de
l'entreprise et le sien. On retrouve dans cette forme de société aux
frontières mobiles le sens concret d'entreprendre, l'impératif humain
de réalisation, ainsi que le recours efficace aux nouvelles compétences
et aux réseaux. Le tronc de l'entreprise servira de socle à la stratégie
globale, à la vision durable de l'activité et à la colossale gestion des res-
sources humaines. »
Pour aller plus loin
Comment vivre en temps de crise ?
Un livre d'espoir écrit à deux voix. Edgar Morin fait le constat que
le probable qui se dessine à travers la « crise » est catastrophique.
Mais il note en même temps que le futur n'est jamais joué d'avance,
les exemples abondent dans l'histoire. Les interrogations que sus-
cite la situation du monde poussent à assumer nos contradictions,
à discerner, dans les réalités que nous connaissons les ambiguïtés
et les ambivalences, bref à apprendre à vivre avec l'incertitude et la
complexité d'un monde où les savoirs compartimentés font place
à une pensée globale.
Patrick Viveret livre au lecteur une analyse lucide et sans conces-
sions : la « crise » manifeste la faillite du « modèle DCD,
Dérégulation-Compétition-Délocalisation ». Un modèle dont les
marques de fabrique s'appellent démesure et mal-être. Le remède
y renforce le mal, à l'image d'une drogue. Qu'est en effet la réponse
de la société de consommation au mal-être qu'elle suscite sinon la
consolation... par la consommation ?
Crise ; ouvrir de nouvelles perspectives 35
Nous assistons à la fin du cycle historique de « salut par l'écono-
mie ». Une seule issue : lutter contre la barbarie intérieure qui
habite chacun. Et passer de la question « que faites-vous dans la
vie ?» à la question « que faites-vous de votre vie ? » S'agit-il d'autre
chose que d'une apocalypse qui, étymologiquement signifie
dévoilement ?
Edgar Morin et Patrick Viveret, Comment vivre en temps de crise
Bayard, 2010.
Au risque de gagner
« Il y a une règle absolue en matière de recrutement et de gestion
des ressources humaines. Une entreprise ne peut attirer les talents
que si elle peut prouver qu'ils s'épanouiront mieux chez elle que
chez les concurrents... Les hommes et les femmes de talent ne res-
tent dans une entreprise que s'ils y sont pleinement reconnus et
mobilisés. »
Olivier Lecerf, Au risque de gagner. Le métier de dirigeant,
Éditions de Fallois, 1991.
T3 O C Û fNI i-H O fN © 4-1 JZ ai
"C Q. O u
LE RÈGNE DE L'INDIVIDU : ASSUMER LA DIVERSITÉ
ticevy TAfflXors)
|oiJ... (bu/Km PAS /./
/
rv
Chaque responsable aujourd'hui se trouve confronté aux
effets de l'évolution sociétale. Aux transformations de
l'économie correspondent celles de la société, aujourd'hui plus
fragmentée, plus complexe, plus rétive aux formes tradition-
nelles de l'autorité. Ce qui finit de disparaître sous nos yeux en
même temps que la société patriarcale, c'est le mode de pro-
duction taylorien constitué de sujets obéissants voués aux
38 REPENSER L'ENTREPRISE
tâches parcellaires de l'impératif quantitatif, prisonniers des
processus, écartés de la vision globale des finalités. Tout ce qui
symbolise aujourd'hui un système sclérosé et des cerveaux
nécrosés.
Individu, liberté et autonomie forment le triptyque de notre
société contemporaine. Ce mouvement, à la fois dynamique et
déconcertant, car les règles anciennes étaient contraignantes
mais sécurisantes, atomise les individus en les affranchissant
des anciennes « reliances », vécues désormais comme des sujé-
tions. Le paternalisme et le caporalisme ont vécu. Leurs traces
sont loin d'avoir totalement disparu.
Dans ce contexte, la relation au travail peut accentuer la
mélancolie ambiante ou constituer, selon les choix qui sont
faits, l'antidote à celle-ci.
On ne dirige plus sans associer à un projet ni convaincre
de la pertinence des politiques. L'obéissance ne va plus de
soi. On ne se donne plus spontanément à une cause ou à un
projet collectif. Chacun se prête au gré de ses propres aspira-
tions, de son système particulier et souvent mouvant de réfé-
rences.
L'autonormatif l'emporte sur la soumission à un corps
homogène d'engagements. L'absence de valeurs décisives ouvre
la voie au relativisme et à la précarité des arrimages.
L'individu contemporain exerce son sens critique. Il choisit
ce qui lui convient, ou il s'en détache.
Ce que l'on voit aujourd'hui à l'œuvre dans le couple ou la
famille vaut également pour le milieu professionnel. La rela-
tion contractuelle prévaut sur les engagements construits sur la
durée. Les fidélités sont devenues précaires et successives, mais
la quête d'accomplissement personnel demeure intacte. Les
Le règne de l'individu : assumer la diversité 39
devoirs ne valent plus par eux-mêmes, mais par la réciprocité
de service qu'ils entretiennent en les justifiant.
Dans la sphère privée comme dans la relation au travail, les
individus sont en quête d'intensité existentielle. II faut trouver
la cohérence entre la responsabilité dont on est chargé, le sens
dont on la revêt et la satisfaction qu'elle procure. Désenchante-
ment d'un côté, mais de l'autre un formidable besoin d'adhé-
sion, d'authenticité et d'engagement personnel.
La révolution individualiste inaugurée à la fin des années
1970 a profondément transformé la société hiérarchisée,
consolidée par l'adhésion à des grands systèmes éthiques, idéo-
logiques ou religieux. On n'est plus guère dans la ligne du parti
ou du syndicat, ni dans la doctrine de l'Eglise. Dans le vaste
supermarché des valeurs, chacun vient chercher ce qui lui
convient dans l'instant, sans ménager sa défiance à l'égard des
institutions de toutes natures.
On ne met plus en mouvement des énergies sans persuader
ni séduire, sans donner des fondements solides à l'action d'indi-
vidus plus autonomes, mais aussi plus anxieux face à eux-
mêmes et à leur environnement, moins confiants dans l'avenir
personnel et collectif. Les visibilités s'estompent, les perplexi-
tés s'accroissent, mais les attentes demeurent bien présentes.
Encore faut-il les combler. La contestation des expressions clas-
siques de l'autorité exige l'invention de nouvelles formes de
leadership, sous peine de graves dysfonctionnements de nos
systèmes de conception, d'orientation et de décision. Ce qui ne
se régénère pas dégénère implacablement.
Comment, dans la période de transition que nous traver-
sons, apporter les réponses adéquates aux effets de la fragmen-
tation, en d'autres termes créer du lien qui fasse sens pour
produire de l'efficacité ?
40 REPENSER L'ENTREPRISE
- En pratique
Faire appel aux talents
Si l'on en croit Tocqueville, l'individualisme est une consé-
quence inéluctable de la démocratie. Se pose alors une ques-
tion de fond : comment fédérer et construire du collectif à
partir d'un mouvement qui paraît d'essence centrifuge ?
L'individualisme ambiant serait-il l'ennemi n0 1 de l'entre-
prise ? À cette interrogation s'en ajoute une autre, qui tient au
fait accompli de la diversité : diversité des origines et diversité
des formations, diversité des âges et diversité des cultures.
L'exemple de ce que l'on appelle « génération Y » aidera à illus-
trer les enjeux. Les « jeunes » que l'on range sous cette éti-
quette, nés après 1980, apparaissent beaucoup plus réactifs
que leurs aînés, plus intolérants à la frustration, plus exigeants
à l'égard de la hiérarchie. Une génération qui demande à être
comprise et conquise, qui vit dans un temps plus court, dans
une relation de fidélité inédite à leur employeur. Une attitude
contagieuse, d'ailleurs, auprès de nombre « d'anciens ». Cela
n'empêche pas les « Y » de rester des jeunes, avides de vie et
prêts à se mobiliser.
Tenir compte d'individualités qui « exigent » d'être prises en
compte, faire coexister et collaborer des diversités de toute
nature suppose des qualités affirmées d'écoute de la part du
management.
L'édition 2010 des Espoirs du management1 est riche d'ensei-
gnement à cet égard. Deux nominés ont en effet présenté des
Kif
1. L'ambition est de primer les initiatives managériales qui réunissent trois
caractéristiques : concourir à la performance, apporter aux hommes, pou-
voir être transposées, www.lesespoirsdumanagement.com
Le règne de l'individu : assumer la diversité 41
—^
dossiers fondés sur l'intégration et la « révélation » des
talents. Le lauréat (Azro) se veut « une entreprise citoyenne
dont le projet est d'initier et de former aux métiers du
bâtiment des publics en difficulté ». Coca Cola Entreprise
a, quant à lui, témoigné du succès de l'intégration de
demandeurs d'emploi issus de quartiers en zone urbaine
sensible.
Dans le domaine du souci de la diversité et de l'intégration
culturelle, un groupe comme Paprec1, lauréat 2011, est exem-
plaire d'une démarche volontariste et porteuse de perfor-
mance.
Le souci des personnes a un impact direct sur la fidélisation
des collaborateurs alors que la compétition pour le recrute-
ment des talents s'intensifie. En intégrant dans les politiques
un coût du turn over extrêmement élevé, il s'agit, pour garan-
tir la performance future, d'acquérir la maîtrise d'un mouve-
ment permanent des salariés, en premier lieu de ceux qui sont
les plus qualifiés.
Tout cela implique une hiérarchie beaucoup plus avertie et
plus proche pour déceler, valoriser et prévenir. Cette proxi-
mité, avec la finesse d'analyse et de réaction qu'elle suppose,
ne va pas de soi. Se pose ainsi la question de la maturité
humaine d'un encadrement de premier niveau sous pression
cg3 —
1. Chiffre d'affaires 2010 400 M€, 2 300 personnes. Le groupe Paprec est
devenu en une quinzaine d'années un des grands acteurs du recyclage, www.
paprec.com
42 REPENSER L'ENTREPRISE
—csr
et appelé à manager des populations aux préoccupations et
exigences très diverses.
« Chaque manager doit être réinvesti d'une mission : le déve-
loppement de la qualité des relations humaines dans l'entre-
prise. C'est le rôle social du manager qui nous semble devoir
être mis en avant comme le facteur déterminant de la perfor-
mance des organisations de plus en plus complexes qui sont
les nôtres. » (Jean-Luc Placet, Sociétal, n068, 2010)
Une telle orientation permet d'inverser les termes de la pro-
blématique. S'enrichir d'une diversité de fait. Apprendre à la
structure managériale à identifier les talents et à en tirer profit.
Concilier analyse rationnelle des contraintes et souci de
l'humain. Faire travailler ensemble les visionnaires créatifs et
ceux qui sont attachés au respect des règles. L'entreprise du
futur bâtira sa performance sur la richesse des diversités, des
attitudes et des parcours. Transformer les oppositions en
complémentarités créatrices.
Pour aller plus loin
L'Entreprise réconciliée
« Les quatre principaux registres de la satisfaction dans le travail
sont très classiques. Il s'agit avant tout de la qualité des relations
avec les collègues, la hiérarchie, les clients et les fournisseurs
internes ou externes. L'enquête montre l'importance de se sentir
bien avec les autres, d'être "reconnu à sa juste valeur", d'être
écouté. Vient ensuite le sentiment d'utilité. Après seulement
arrive la satisfaction liée aux activités elles-mêmes.
Trois items récurrents liés au bonheur sont, en effet, le sentiment
de "faire un métier que n'importe qui ne pourrait pas faire ", celui
Le règne de l'individu : assumer la diversité 43
de "faire des choses qu'on ne pourrait pas réaliser autrement que
dans son travail" ou de "faire des choses qui restent". Enfin
s'exprime la satisfaction liée à la découverte. »
Jean-Marie Descarpentries et Philippe Korda, L'Entreprise
réconciliée, Albin Michel, 2007.
La Machine à trier
Les auteurs sont enseignants et chercheurs. Avec rigueur et luci-
dité, ils « démontent » le système français d'éducation qui conduit
à l'échec une part importante de sa jeunesse. À force d'idéologie,
d'éloignement des réalités. Parce que le parti pris d'élitisme est
une illusion. Parce que l'école est loin, beaucoup trop loin de
l'économie. Une remise en cause salutaire, qui met en évidence la
nécessité de faire sauter des verrous : verrous techniques, verrous
intellectuels, verrous politiques. Un ouvrage simple, clair, urgent
pour préserver les fondements d'une démocratie qui exclut à
grande échelle.
Pierre Cahuc, Stéphane Carcillo, Olivier Galland, André
Zylberberg, La Machine à trier, Eyrolles, 2011.
Questionnement
• Évaluons-nous le coût de notre turn over ?
• Notre management est-il formé à appréhender la diversité ? À
identifier et valoriser les talents ?
• Notre gestion des ressources humaines prend-elle en compte de
manière spécifique la « génération Y » ? Avec quels résultats ?
Û CM T—I o rsj ®
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DÉFIANCE ET REPLI SUR SOI :
OSER LA CONFIANCE
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Une entreprise, un service, une administration, comme la
société tout entière qui les englobe, ne peuvent efficace-
ment fonctionner qu'à la condition que ses membres vivent
dans un minimum de concorde et d'intelligence.
46 REPENSER L'ENTREPRISE
Or, comme le démontrent des études récentes et concor-
dantes, la France contemporaine se caractérise par un haut
degré de défiance mutuelle1. A la question, posée dans une
vingtaine de pays : « peut-on faire confiance aux autres ? », la
France arrive en avant dernière position, juste avant la Turquie.
Seul un Français sur cinq aborde ses concitoyens dans un esprit
de confiance préalable, contre près de 70 % pour les Norvé-
giens ou les Suédois.
De quoi se méfient les Français ? À peu près de tout. Les
divergences l'emportent largement sur les convergences, les
antipathies sur les empathies. Des enquêtes plus précises
révèlent qu'ils n'éprouvent aucune confiance envers les insti-
tutions, les élus, le marché, la concurrence, et bien évidemment
l'entreprise, les syndicats et les employeurs. Contrairement à
nos principaux concurrents, les Français se caractérisent par un
profond pessimisme à l'égard de leurs concitoyens, de leur
environnement, et plus largement du monde qui les entoure,
jugé agressif, peu cernable et dangereux. Ils n'accordent que
peu de crédit (le mot crédit est issu du latin credere qui signifie
croire en quelque chose ou en quelqu'un) aux corps intermé-
diaires censés les représenter et les défendre.
Nous retrouvons là le cliché du Français râleur et frondeur,
mais aussi l'image d'une société anxiogène et repliée sur
elle-même, à l'heure, et ce n'est sans doute pas un hasard, où
se produisent de nombreux bouleversements économiques,
technologiques et géopolitiques autour d'elle. Comparée à
d'autres puissances, la France donne l'impression d'entrer dans
l'avenir à reculons et déprimée.
1. Yann Algan et Pierre Cahuc, La Société de défiance. Comment le modèle fran-
çais s auto détruit, coll. « Cepremap », Éditions Rue d'Ulm, 2007.
Défiance et repli sur soi : oser la confiance 47
Cette tendance traduit aussi l'attitude rétive de nos conci-
toyens à l'égard du marché, et leur souci de préserver au maxi-
mum services publics et économie administrée. L'appel à l'Etat,
arbitre neutre, tutélaire et protecteur, constitue la contrepartie
logique du déficit de confiance interne. L'ambiance française
n'est guère propice à l'effacement de la puissance publique
devant les acteurs privés. Comme le définissait son premier
théoricien, Adam Smith, en 1739, le libéralisme a besoin de
confiance réciproque et d'identification aux autres pour fonc-
tionner {The Theory of Moral Sentiments, 1759), soit exacte-
ment le contraire de ce que nous observons dans les opinions
majoritaires de notre pays. Au contraire, tout le système insti-
tutionnel et économique des Etats-Unis est construit autour
du thème fondateur de la confiance {trust).
La défiance ne gangrène pas seulement les relations inter-
personnelles et professionnelles, elle conduit aussi naturelle-
ment à des manifestations d'incivisme, mêlant attitudes
individualistes et contournement des règles, et à une forte insa-
tisfaction individuelle et collective.
Au questionnaire portant sur « Trouvez-vous injustifiable
de demander indûment des aides publiques, ou de solliciter
des congés maladie sans raison ? », la France arrive en dernière
position du panel des pays industrialisés. 37 % des Français
interrogés trouvent ces procédés condamnables, contre 88 %
des Suédois et 75 % des Américains. Chacun pour soi, et vive
la débrouille ! L'intérêt particulier prime sur le collectif, contrai-
rement aux pays jouissant depuis longtemps d'une forte cohé-
sion sociale basée sur le partage de valeurs identiques.
Dans le même ordre d'idées, le test du portefeuille, organisé
dans de nombreux pays par le Reader s Digest (des portefeuilles
sont abandonnés avec 50$ et l'adresse bien en vue de son
propriétaire), démontre que l'objet a cinq fois moins de chances
48 REPENSER L'ENTREPRISE
d'être rapporté en France qu'en Norvège, trois fois moins
qu'aux Etats-Unis ou qu'au Royaume-Uni.
Se méfier des autres ne rend pas heureux et vice versa. Dans
le cadre d'une enquête sur leur niveau de satisfaction person-
nelle (satisfaction au travail et en famille, sentiment de déprime
et d'anxiété, difficultés à trouver le sommeil), les Français
répondent majoritairement qu'ils sont insatisfaits de leur sort.
Seuls les pays de l'est de l'Europe éprouvent encore plus forte-
ment ce sentiment négatif. Il est à noter que cette déprime col-
lective, révélatrice d'une faible estime de soi et d'un certain
désarroi au niveau des relations interpersonnelles, n'est que très
partiellement corrélée avec le niveau de revenus ou d'éduca-
tion. La mélancolie ambiante est présente dans tous les seg-
ments de la population.
Cette tendance au morose repli ne va guère dans le sens de
l'acceptation des réformes et de l'innovation. Ce qui change est
perçu comme potentiellement périlleux : crainte de voir éroder
les statuts, progresser l'arbitraire et menacer les intérêts indivi-
duels. L'introduction de nouvelles technologies, de nouvelles
relations de travail est perçue comme la menace voilée par les
ruses de la direction d'une augmentation du stress et des sujé-
tions (ce qui n'est pas toujours dénué de fondement...).
La société française manque à la fois de cohésion et d'ouver-
ture au changement. Elle apparaît a priori hostile aux rénova-
tions, même quand celles-ci paraissent indispensables.
Egalitariste par principe, éprise de justice, elle est pourtant
rebelle à ce qui peut remettre en cause les avantages acquis (les
siens plutôt que ceux des autres), les privilèges comparatifs ou
le partage des richesses.
Les relations à l'intérieur de l'entreprise, et plus généralement
du milieu de travail, sont bien évidemment affectées par ces par-
ticularités sociétales. Elles y participent même sensiblement.
Défiance et repli sur soi : oser la confiance 49
- En pratique
Bâtir la performance sur la confiance
Les signes ne trompent pas : pourquoi un recours systéma-
tique à l'arbitrage du niveau supérieur si ce n'est parce que l'on
manque de confiance (confiance en soi ou confiance en
l'autre) ? Qu'est le réflexe d'affirmation de « ses droits » sinon
le signe d'une défiance qui conduit à se réfugier dans la chi-
cane juridique ? Est-ce un hasard si le code du travail national
est un ouvrage aux dimensions et aux complexités telles que
seuls quelques spécialistes s'avèrent capables de le maîtriser, et
la plupart du temps partiellement ?
Le mode de fonctionnement de l'entreprise est lié à une
culture, c'est-à-dire cet ensemble de codes, façons de penser et
comportements qui font que l'on peut « vivre ensemble ».
Certains de ses éléments peuvent se révéler bloquants et nous
avons tous des exemples d'entreprise ou de collectivités
humaines accablées de problèmes apparemment insolubles
faute de remettre en cause des « croyances cachées ». Pensons à
quelques échecs récents de grande envergure, que ce soit en
matière de finance, de transport aérien ou d'automobile.
La France mérite, de ce point de vue, un commentaire particu-
lier. Parce que la conviction de l'importance d'une élite fait partie
de l'inconscient collectif, parce que l'importance de la raison
sous-tend les décisions, le système éducatif, plus qu'ailleurs,
exclut ; les métiers manuels sont peu valorisés. À tel point qu'un
économiste a pu parler de « capitalisme d'héritiers »' et un socio-
logue, parlant du système éducatif, de « machine à trier2 ».
csr —
1. Philippon.
2. Cahuc.
50 REPENSER L'ENTREPRISE
—^
Illustration de la difficulté à « bouger dans sa tête », notamment
lorsqu'elle a été façonnée par l'intellect. Est-ce un hasard si notre
pays adore autant les normes et processus normalisateurs, che-
min inconscient pour, en donnant le « pouvoir aux anciens qui
savent », préserver un conservatisme pernicieux.
Quoi qu'il en soit, le manque d'initiative est à rechercher dans
un fonctionnement qui arroge au «chef» des droits
inaliénables. Comment, en effet, dans ces conditions, attendre
des échelons inférieurs une expression libre ou une capacité
d'action autonome ? C'est, dans la pratique, le règne de l'obli-
gation de moyens : faire ce qui a été prescrit, selon les règles
édictées. « Quand on a un patron locomotive, on se comporte
en wagon. »
On relèvera le « confort » que donne à tous un tel fonctionne-
ment. En même temps qu'il confère un statut au « chef », il
donne une protection au subordonné. Ce dernier, s'il a res-
pecté les règles fixées, ne peut être tenu pour responsable d'un
échec. Là se situe la source principale des ankyloses.
Peut-être faut-il situer là également l'une des causes du
« stress ». Lorsque la pression augmente, parce que le contexte
économique se durcit, il est tentant de décréter une obligation
de résultat. Laquelle n'a tout simplement pas de sens si une
liberté suffisante n'est pas laissée au niveau de la mise en œuvre
des moyens. Les collaborateurs sont alors enfermés dans une
injonction paradoxale à la fois « vous devez » et « vous ne pou-
vez pas ». L'étau se resserre et « ça fait mal ».
Cette culture instaure un climat de défiance hautement conta-
gieux. Il devient « légitime » de contrôler systématiquement la
bonne exécution, c'est-à-dire une exécution conforme aux
« normes ». Une démarche qui marque de proche en proche
l'ensemble des relations au sein de l'entreprise et la prive des
D3f
Défiance et repli sur soi : oser la confiance 51
—isr
moyens de la performance dans le contexte de mouvement
permanent de l'économie d'aujourd'hui.
Instaurer une culture de la confiance suppose que l'exemple
vienne d'en haut. Le fonctionnement de l'instance dirigeante en
sera le premier signe : l'expression des hommes y est-elle libre ?
Les décisions importantes sont-elles prises dans la transparence,
suite à des débats contradictoires ? La diversité y est-elle vécue
comme une richesse ? Ainsi qu'a pu l'exprimer dans une interview
récente Philippe Varin, président du Groupe PSA1, « le succès
repose sur la conscience de sa valeur ajoutée personnelle et sur la
volonté permanente de "sortir de sa zone de confort", autrement
dit, la capacité individuelle et collective à se remettre en cause ».
Parce qu'elle raccourcit les circuits, facilite les décisions, per-
met de prendre des risques et d'assumer les échecs, une culture
de confiance est un accélérateur sans égal de la performance.
Elle se répercute sur les relations avec les clients, les fournis-
seurs, l'environnement social et sociétal.2 Un mode de relation
partenarial avec ses fournisseurs n'est nullement contradic-
toire avec la recherche de coûts bas, au contraire : c'est la
compréhension des contraintes d'un côté, la meilleure percep-
tion des attentes de l'autre qui permettent d'innover au profit
des deux partenaires.
1. Assises des entrepreneurs et dirigeants chrétiens, Besançon, mars 2010.
2. Une telle conception des rapports professionnels a fait l'objet d'analyses
approfondies outre-Atlantique. Elle y est vue, en dehors de toute considéra-
tion d'ordre éthique, comme une composante majeure d'efficacité écono-
mique. Stephen M.R. Covey s'en est fait, aux États Unis, le chantre en
qualifiant la confiance de « the one thing that changes everything ». On trou-
vera dans son ouvrage The Speed of Trust de nombreux exemples concrets et
des développements approfondis sur les conditions et les effets de la
confiance posée comme principe de comportement et de management.
52 REPENSER L'ENTREPRISE
Pour aller plus loin
Management à contresens. Combien coûte la démotivation ?
Où est passé le plaisir de travailler, de faire partie d'une véritable
équipe ? Considérant que le plaisir est l'élément moteur de
l'action, donc de l'engagement, qui ne s'est jamais senti démotivé,
bridé dans ses envies, jusqu'à jouer de mauvais esprit ?
Pour Anne Dousset, l'entreprise de plus en plus pressée de délivrer
des résultats à très court terme, sclérose l'initiative et réduit l'effi-
cacité.
Elle engendre ainsi un management à contresens, à la fois contre-
productif, car il gaspille de l'énergie et dénué de sens, car ne don-
nant plus aux collaborateurs de bonnes raisons de s'engager.
Elle observe un fossé qui se creuse entre les stratèges et les struc-
tures opérationnelles : de la création de richesse, on est passé à la
création de valeur, vite détournée par les financiers en valeur pour
l'actionnaire. Les collaborateurs ne sont pourtant pas dupes.
De ce constat étayé par de courts récits mettant en scène des per-
sonnages écartelés entre exigences du business du « toujours plus »
et leurs propres convictions, l'auteur dénonce les gaspillages du
management du « toujours moins ».
La force de cet ouvrage atypique est de proposer un modèle per-
tinent pour chiffrer le « taux d'utilisation du capital humain ». La
méthode est simple, opérationnelle et édifiante quant aux résul-
tats obtenus. Au final, des pistes sont suggérées pour exploiter
intelligemment le potentiel d'engagement des collaborateurs et
mobilisateur des équipes.
Anne Dousset, Management à contresens. Combien coûte la
démotivation f, Éditions d'Organisation, 2007.
Défiance et repli sur soi : oser la confiance 53
The Speed of Trust
Un best-seller qui prône la confiance comme base de l'efficacité
économique et de la performance. Un plaidoyer vibrant et argu-
menté qui amène le lecteur à s'interroger en profondeur sur sa
pratique de la confiance, dans sa vie privée aussi bien que dans son
vécu professionnel.
Nourri d'exemples concrets et accompagné de « tests », l'ouvrage
intéresse et convainc. On aurait grand tort de s'en priver alors que
le contexte économique se fait plus complexe et plus exigeant.
Pour y trouver les racines de comportements personnels inadé-
quats, pour développer son efficacité managériale.
Stephen M.R. Covey, The Speed of Trust, Free Press, 2006.
Questionnement
• Le fonctionnement de l'instance de direction est-il un exemple
de confiance ?
• L'instance de direction prend-elle le temps de réfléchir aux
« croyances cachées ». Est-elle à l'écoute des remarques ou
mises en cause des échelons inférieurs ? Les sollicite-elle ?
• Comment l'échec est-il perçu ?
54 REPENSER L'ENTREPRISE
Réflexion personnelle
DISTANCIATION DU SALARIÉ : RECRÉER DU LIEN
Les rapports qu'entretiennent les Français avec leur
employeur, qu'il soit d'ailleurs public ou privé, sont large-
ment marqués par le déficit de confiance que nous venons d'ana-
lyser. Une des premières préoccupations de tout manager doit
être d'analyser le poids de ces contraintes, et si besoin de
s'employer à pacifier l'environnement professionnel pour le
rendre plus efficace, car plus conforme aux attentes des salariés.
Premier constat : le lien qui unit l'employeur et l'employé
paraît distendu, si on le compare aux situations existant dans les
autres pays industrialisés. À la question « Êtes-vous disposé à tra-
vailler davantage sans rémunération supplémentaire pour aider
votre entreprise ? » 80 % des Américains, 70 % des Canadiens,
des Allemands, des Suisses, des Danois et des Australiens,
répondent par l'affirmative, mais seulement 23 % des salariés
français. Ceux-ci se sentent beaucoup moins liés avec leur
employeur dans la conduite d'une aventure commune, sauf, et
encore, dans la panique de catastrophes annoncées accompa-
gnées de plans sociaux. Nous retrouvons sur ce point les consé-
quences du sentiment de défiance, qui conduit à ne se sentir que
modérément concerné par la réussite de l'employeur, sur le mode
« à quoi bon travailler pour enrichir les patrons et les action-
naires ? » les bons vieux réflexes de lutte des classes, fussent-ils
attiédis, ne sont pas encore rangés sur l'étagère des souvenirs.
Deuxième constat : le sentiment d'appartenance à l'entre-
prise apparaît en France bien plus fragile qu'ailleurs. Le salarié
56 REPENSER L'ENTREPRISE
français se maintient à distance de l'entité économique à
laquelle il appartient. Il ne se sent guère tenu par un lien orga-
nique avec elle. « Etes-vous fier de travailler dans l'entreprise
qui vous emploie ?» 50 % des travailleurs français répondent
positivement, contre près de 80 % des Anglo-Saxons. La France
sur ce point encore est lanterne rouge des pays du panel. Le
déficit de confiance entraîne ipso facto un déficit d'apparte-
nance et de motivation.
De même, la fidélité à l'entreprise est logiquement beau-
coup moins affirmée dans notre pays. Le pourcentage de cadres
prêts à quitter leur entreprise si on leur propose ailleurs un tra-
vail mieux payé est deux fois plus élevé en France qu'aux Etats-
Unis ou dans les pays Scandinaves.
Quelles conséquences tirer de ces indications ?
D'abord certainement les nuancer. Il s'agit de tendances
générales, qui ne préjugent pas de situations particulières beau-
coup plus favorables. L'intérêt porté à la gestion dynamique
des ressources humaines, le sens du management par impul-
sion ne sont pas équitablement partagés. La taille d'une entre-
prise, son histoire, sa plus ou moins forte cohésion sociale,
suscitent des situations par nature diverses. Toutefois, tout res-
ponsable doit placer au premier rang de ses préoccupations,
particulièrement dans les périodes difficiles comme celle que
nous traversons, la dimension humaine de sa mission.
Une entreprise ne peut s'adapter pour se hisser à des stan-
dards de performance élevés que si elle a su créer les conditions
d'une mobilisation optimale des hommes et des femmes qui la
composent. Tout manager doit s'attacher en permanence à
combattre les tendances centrifuges démobilisatrices pour
développer les comportements centripètes fédérateurs. Le
confort matériel et moral des salariés rejoint les intérêts bien
compris de l'entreprise.
Distanciation du salarié ; recréer du lien 57
Les relations de travail se situent en France dans un contexte
général peu enclin à la manifestation spontanée de la confiance.
Ne nous voilons pas la face : la culture du conflit issue des
vieilles luttes est encore bien présente de chaque côté. Il ne suf-
fit pas de ripoliner la façade de la Direction du personnel en la
baptisant Direction des ressources humaines pour modifier les
habitudes, comme il ne suffit pas de beaux discours généreux
pour transformer en profondeur les fondements sociaux de
l'entreprise. Nous portons de surcroît un héritage de produc-
tion standardisée à forte organisation verticale, hiérarchique et
malheureusement parfois caporaliste, qui fait obstacle à la
transparence de la gestion et à la circulation de l'information.
Mobiliser les ressources humaines avec cet imprinting comme
cadre de fond est plus malaisé qu'au sein de structures naturel-
lement souples et horizontales. Les entreprises du tertiaire,
pour beaucoup d'entre elles, se sont trop souvent approprié les
vieux schémas d'organisation industrielle en transportant les
techniques tayloriennes dans le domaine des services.
II paraît en conséquence essentiel d'agir sur les leviers de
motivation que l'on peut résumer par le concept de réciprocité
dans le travail. La réciprocité, c'est tendre à établir des condi-
tions transparentes et équilibrées de relations entre dirigeants
et salariés, réunis dans un projet clairement défini, autour
d'objectifs réciproquement partagés, dont les fruits seront
équitablement répartis par tous ceux qui y contribuent. La
réciprocité est en fait le meilleur remède à la défiance, une
preuve de confiance mutuelle fondée sur la contribution de
chacun, sur le mode du gagnant-gagnant. Celle-ci ne passe pas
seulement par la mise en œuvre d'incitations matérielles,
1. Andrew Clark, « Promouvoir la réciprocité dans le travail », In Philippe
Askenazy et Daniel Cohen 16 nouvelles questions d'économie contemporaine,
Albin Michel, 2010.
58 REPENSER L'ENTREPRISE
importantes mais non suffisantes. Elle impose aussi de mobili-
ser les énergies en stimulant la créativité, en privilégiant
l'écoute, en élargissant les périmètres de responsabilité. La
faible implication que révèlent les enquêtes provient du faible
intérêt porté par le salarié à son travail, conséquence lui-même
du faible intérêt que l'on porte à sa personne, à ses initiatives et
à ses compétences. On laisse ainsi en jachère des intelligences
et des énergies inemployées. Le directeur des ressources
humaines d'un grand groupe automobile m'avouait récem-
ment, évoquant le domaine de son ressort : « Nous nous
sommes habitués à utiliser un moteur de Ferrari comme un
moteur de 2CV. C'est un beau gâchis. »
Il est excellent d'investir dans des nouvelles machines et des
systèmes à la pointe de la technologie pour accroître la produc-
tivité, d'améliorer sans cesse les process, de multiplier les sys-
tèmes de contrôle interne. N'oublions pas toutefois que la
première source de gains de rentabilité repose sur la stimulation
optimale de notre gisement humain.
— En pratique
Proposer le sens
L'attachement indéfectible à l'entreprise a vécu et la fidélisation,
quel que soit le niveau hiérarchique, ne va plus de soi. Conflits
violents et prises d'otage avec chantage à la prime de licencie-
ment manifestent une prise de distance et une posture de rap-
ports de force. Ce n'est que la partie émergée d'un iceberg.
Pour mieux comprendre, il convient de se reporter à la réalité
de l'entreprise il y a quelques décennies. L'emploi était alors
implicitement garanti à vie. Un engagement dont le respect ne
posait pas problème dans un contexte où les échelles de temps
étaient longues.
DS3
Distanciation du salarié ; recréer du lien 59
—'sr
La montée de la concurrence s'est traduite par des révisions stra-
tégiques, des rationalisations et des rectifications de périmètres.
L'emploi a pu alors être perçu comme une variable d'ajuste-
ment. Comment s'étonner qu'au désamour ait succédé un
désengagement et suscité parfois des réactions violentes ? Si le
contexte actuel ne permet pas de revenir en arrière, à une garan-
tie d'emploi qui fait fi de restructurations dont peut dépendre la
survie de l'entreprise, on peut néanmoins s'interroger.
La recherche de la performance par la seule action sur les coûts
peut avoir des effets pernicieux. Ils ne sont, en effet, qu'un des
aspects de la compétitivité. A titre d'exemple, une action en pro-
fondeur sur les délais de production est susceptible de changer les
données concurrentielles : tout comme le prix d'une bouteille
d'eau en plein désert n'a rien de commun avec son prix à Paris, la
réponse pertinente au client en situation d'urgence fait fi du cadre
concurrentiel habituel. Pourquoi, avant de prendre pour acquises
les « données de marché », ne pas s'interroger sur les différencia-
tions possibles, c'est-à-dire sur les avantages propres que l'entre-
prise peut proposer en réponse aux attentes de sa clientèle ?
Nombre de restructurations sont ainsi le signe d'un aveugle-
ment et d'une myopie et la preuve que le management n'a pas
perçu à temps les inflexions nécessaires. Faute d'écoute et
d'attention aux signaux faibles ?
Un certain nombre d'entreprises ont mis en place un ensemble
de dispositifs et de mesures propres à prévenir ou accompagner
les ajustements d'effectifs : actions de formation/reconversion,
accompagnement de l'essaimage, prêt de personnel, assistance
au départ. L'entreprise y est gagnante au plan économique en
réduisant ou éliminant des coûts importants1.
csr —
1. Il convient d'ajouter au coût des restructurations celui du turn over et
de l'infidélité et celui d'une créativité moindre, de la démotivation et de
l'absence d'initiative.
60 REPENSER L'ENTREPRISE
—^
C'est dire l'enjeu du respect concret marqué aux salariés à tra-
vers des processus RH clairs et l'existence de mécanismes cré-
dibles d'accompagnement. C'est reconnaître au passage
qu'une motivation purement salariale, si elle a l'avantage de la
simplicité, n'est plus la panacée ni même, souvent, le ressort
essentiel.
Lever les inhibitions ne suffit pas. Mobiliser, faire appel à la
créativité sont des objectifs qui supposent de tirer les indivi-
dus vers le haut et de les orienter vers l'extérieur1. Cela signifie
se préoccuper du sens qu'ils peuvent attribuer à leur action
personnelle et collective. Un sens qui transcende nécessaire-
ment l'activité quotidienne.
Le sens, qui exprime ce que l'entreprise veut être vis-à-vis de ses
clients, est une part essentielle du « contrat » avec les action-
naires. Il est, pour l'ensemble des acteurs l'affirmation d'une
ambition. On peut dire que le sens c'est l'identité + la perfor-
mance. Savons-nous, saurons nous proposer des « cathédrales
assez hautes » pour répondre aux aspirations des hommes dont
nous avons la charge ?
Le partenariat du groupe Danone avec M. Yunus pour déve-
lopper au Bangladesh des micro-usines de yaourts est un
exemple d'action porteuse de sens. Une initiative qui s'est élar-
gie à l'actionnariat avec la création de Danone Communities,
incubateur de « social business ».
Libérer les énergies, leur permettre de s'exprimer, suppose la
proposition aux hommes d'un investissement professionnel
Kg3
1. À l'exemple d'une PME dont le président fait figurer dans les critères
d'appréciation des membres de son Codir leur engagement dans des orga-
nismes extérieurs.
Distanciation du salarié ; recréer du lien 61
—isr
qui vaille la peine. Une démarche à base de cohérence. Cohé-
rence manifestée dès l'embauche, dans l'expression d'un
contrat clair. Cohérence dans les processus de reconnais-
sance des contributions et de promotion. Cohérence dans
l'analyse des départs non souhaités. Cohérence, enfin, dans
le choix des orientations et la communication interne ou
externe.
Pour aller plus loin
Chemins de traverse
L'histoire d'une vie de dirigeant (Emmanuel Faber est n0 2 du groupe
Danone). Un dirigeant qui s'interroge et emprunte volontiers les
chemins de traverse qui répondent à ses convictions personnelles de
Foi dans les hommes, de lacunes inhérentes au système capitaliste. Et
la démonstration est convaincante : oui, il est possible de penser et
de faire autrement, d'être fidèle à soi en s'engageant dans des causes
qui « valent », et cela peut prendre du sens pour les centaines de
milliers de salariés d'une multinationale comme Danone.
Emmanuel Faber, Chemins de traverse. Vivre Véconomie autrement,
Albin Michel, 2011.
Questionnement
• La mobilité des salariés est-elle organisée dans la perspective
d'éventuelles restructurations comme dans celle de leur évo-
lution professionnelle ?
• Connaissons-nous les motivations de nos salariés ? Sont-ils
consultés régulièrement ?
• Nous préoccupons-nous de « donner du sens » à l'activité de
l'entreprise, au travail des collaborateurs ?
62 REPENSER L'ENTREPRISE
Réflexion personnelle
Distanciation du salarié ; recréer du lien 63
INTERLUDE
Conte du vieux prof
Un vieux professeur fut engagé pour donner une formation sur la plani-
fication efficace de son temps à un groupe d'une quinzaine de dirigeants.
Ce cours constituait l'un des cinq ateliers de leur journée de formation.
Le vieux prof n'avait donc qu'une heure pour « passer sa matière ».
Debout, devant ce groupe d'élite, le vieux prof regarda ses élèves un par
un, lentement, puis leur dit : « Nous allons réaliser une expérience. » De
sous la table qui le séparait de ses élèves, le vieux prof sortit un immense
pot de maçon, d'un gallon, qu'il posa délicatement en face de lui. Ensuite,
il sortit environ une douzaine de cailloux à peu près gros comme des balles
de tennis et les plaça délicatement, un par un, dans le grand pot.
Lorsque le pot fut rempli jusqu'au bord et qu'il fut impossible d'y ajou-
ter un caillou de plus, il leva lentement les yeux vers ses élèves et leur
demanda : « Est-ce que le pot est plein ? » Ils répondirent : « Oui. » Il
attendit quelques secondes et ajouta : « Vraiment ? »
Alors il se pencha sous la table et sortit un récipient rempli de gravier.
Avec minutie, il versa le gravier sur les gros cailloux, puis brassa légère-
ment le pot. Les morceaux de gravier s'infiltrèrent entre les cailloux...
jusqu'au fond du pot. Le vieux prof leva de nouveau les yeux vers son
auditoire et redemanda : « Est-ce que ce pot est plein ? » Ses élèves
commençaient à comprendre son manège. L'un d'eux répondit : « Pro-
bablement pas ! » « Intéressant ! », répondit le prof.
Il se pencha de nouveau et cette fois, sortit de sous la table une chau-
dière de sable. Avec attention, il versa le sable dans le pot. Le sable alla
remplir les espaces entre les gros cailloux et le gravier. Encore une fois, il
demanda : « Est-ce que ce pot est plein ? » Cette fois, sans hésiter et tous
en chœur, les brillants élèves répondirent : « Non ! » « En effet », répon-
dit le vieux prof. Et comme s'y attendaient ses prestigieux élèves, il prit
le pichet d'eau qui était sur la table et remplit le pot jusqu'à ras bord.
BS3—
64 REPENSER L'ENTREPRISE
r—isr
Le vieux prof leva alors les yeux vers son groupe et demanda : « Quelle
grande vérité nous démontre cette expérience ? » Le plus audacieux du
groupe se lança, en se référant au sujet du cours : « Cela signifie que même
lorsque l'on croit que notre agenda est complètement rempli, si on le veut
vraiment, on peut y trouver de la place et optimiser. » « Ce n'est pas exac-
tement cela, répondit le vieux prof. La grande vérité que nous démontre
cette expérience est la suivante : si vous ne mettez pas les gros cailloux en
premier dans le pot, on ne pourra jamais les faire entrer ensuite. »
Il y eut un profond silence, chacun prenant conscience de l'évidence de ces
propos. Le vieux prof reprit : « Quels sont les gros cailloux dans votre vie ?
Votre famille ? Vos ami(e)s ? Réaliser vos rêves ? Faire ce que vous aimez ?
Apprendre ? Défendre une cause ? Vous relaxer ? Prendre le temps ? Quelles
sont vos priorités et comment se concrétisent-elles dans votre emploi du
temps ? La gestion de votre temps n'est, in fine, qu'une question de cohé-
rence. Et gagner en cohérence est un problème que, à mon âge, je peux
qualifier de vraiment difficile. Je vous souhaite une bonne méditation. »
Pour aller plus loin
Cultiver son leadership
« Celui qui maîtrise l'art de l'écoute ne se contente pas d'écouter
passivement ».
« Une seule idée originale vaut des tonnes d'idées rabâchées ».
« Leader ne rime pas toujours avec décideur ».
« Un peu plus de la moitié des résultats auxquels aboutissent les
démarches courageuses sont le fruit du hasard ».
« Travaillez pour ceux qui travaillent pour vous... ».
Steven Sample, Cultiver son leadership, Éditions d'Organisation,
2007.
Leadership sous 0°
Les leçons à tirer de l'extraordinaire aventure de l'expédition en
Antarctique. L'histoire de l'équipage que sir Shackleton a ramené
Distanciation du salarié ; recréer du lien 65
sain et sauf à la civilisation après la perte de son navire dans les
glaces. Un récit qui, si Ton n'en savait la réalité, paraîtrait irréaliste
tant les difficultés et les conditions extrêmes semblent insurmon-
tables humainement parlant. Une expérience vécue de leadership
dont Dennis N.T. Perkins se sert dans son accompagnement de
dirigeants.
Quels enseignements, quelles leçons, comment faire progresser
votre leadership, comment apprendre à diriger en « situation
extrême » ?
Ouvrage intéressant, tant par l'histoire réellement exemplaire de
Shackleton que par les commentaires... qui débouchent souvent
sur des remarques d'un profond bon sens (mais, comme l'on sait,
ce n'est pas toujours la chose la mieux partagée...).
Dennis N.T. Perkins et al., Leadership sous 0°, Editions du Trésor
caché, 2003.
Utus foosiez- AW&ëA
OX RéGrtOGK Vos (bfiJA6i£S
m j7/
REPENSER L'ENTREPRISE
Questionnement
Comment l'entreprise concilie-t-elle temps court et temps
long ?
Suis-je au clair sur mes « vrais » objectifs dans la vie ?
L'instance dirigeante est-elle au clair sur les « vrais » objec-
tifs de l'entreprise ? Sont-ils clairs pour nos actionnaires, nos
clients, nos collaborateurs ?
Distanciation du salarié ; recréer du lien 67
Réflexion personnelle
T3 O C Û fNI i-H O fN © 4-1 JZ ai
"C Q. O u
MAÎTRISER
CM-Mét-VovS
TE M/h'r/zîsfe,,
/
TlTAKi^
Oo Ooo Oo Ooo *ot> Ooo
Downsizing, cost killing, attrition des dispositifs, RGPP1 :
rien de plus créatif depuis vingt ans que la sémantique
liée à la réduction des coûts, comme si là résidaient la compé-
tence majeure et l'objectif ultime de tout décideur.
Qui peut nier que l'adaptation constante des organisations
aux ressources, la rationalisation des tâches, la mécanisation
des processus, la recherche permanente de la compétitivité
1. Révision générale des politiques publiques.
70 REPENSER L'ENTREPRISE
doive se situer en première ligne des préoccupations des res-
ponsables aux prises avec les exigences de l'équilibre ou de la
rentabilité ? Le leadership ne se résume pas toutefois à cette
recherche désespérée et souvent paniquée des économies, et à
la quête de bons spécialistes des plans sociaux. Il existe des éco-
nomies qui coûtent cher et des dépenses qui s'avèrent fort pro-
ductives. Une entreprise qui entreprend des stratégies de peau
de chagrin finit un jour par ne plus exister, car elle a considéré
les hommes non comme un potentiel de croissance, mais
comme la variable d'ajustement ultime.
Renversons la problématique pour poser la question en
d'autres termes : de quels moyens dois-je disposer pour mettre
en oeuvre la politique que j'ai tracée ? Quel est mon marché ?
Que sera-t-il demain ? De quels types de ressources et d'inves-
tissements ai-je besoin pour parvenir aux objectifs fixés ? Ou se
situent les poches de sous-productivité ? Quelle doit être la part
de flexibilité de mon dispositif ? « Il n'y a pas de bonne gestion
des hommes si celle-ci ne suit les lignes tracées par une bonne
politique », remarquait Napoléon.
Gérer une entreprise, aussi bien qu'une administration,
requiert d'abord l'élaboration d'une stratégie claire et réflé-
chie qui confère le sens et la justification de leurs efforts à tous
ceux qui sont concernés par sa mise en oeuvre, du dirigeant au
plus modeste salarié, en passant par les prestataires de service
et les sous-traitants. Il n'existe pas de plus court chemin pour
qui ne sait ou il va. Les politiques de recrutement, de forma-
tion, de qualification, de rémunérations découlent naturelle-
ment du postulat de base construit autour de quelques
questionnements essentiels : quelle est notre identité ? Où sont
nos références ? Quelles sont nos ambitions en termes de marchés
et de rentabilité ? Quelles extensions rationnelles pouvons-nous
Maîtriser 71
fixer à notre activité ? Comment sera répartie la valeur ajoutée
ainsi créée ?
Parce que tout bouge très vite, il convient de s'adapter en
permanence en infléchissant les pratiques et les organisations
autour de quelques postulats invariables, ce que l'on peut
appeler les fondamentaux. Un important concessionnaire
automobile m'avouait récemment sa perplexité : « J'étais
mécanicien, je suis en train de devenir financier. Je gagne plus
d'argent en montant des crédits et en plaçant des assurances
qu'en vendant des voitures. » Cet homme relevait ainsi des
vérités communes : les métiers évoluent, les qualifications
requises changent, les sources de rentabilité se modifient, les
organisations sont affectées par une perpétuelle mutation, ce
que Montaigne appelait déjà la « branloire pérenne ». Mon
concessionnaire en était presque venu à oublier qu'avant de
mettre en place de l'ingénierie financière, il convient de savoir
vendre des voitures et d'assurer un service après-vente irrépro-
chable, comme la banque Dexia avait oublié que financer les
collectivités locales ne prépare ni ne conduit forcément à spé-
culer sur les devises, les produits dérivés ou les matières pre-
mières. Là aussi oubli des fondamentaux, quand la croissance
s'effectue par métastases et non par extensions constructives à
partir du cœur de métier.
Savoir ou l'on va en s'adaptant : c'est la dimension spatiale.
Demeure l'autre catégorie fondamentale : le temps.
À la religion des coûts s'est ajoutée la tyrannie du court
terme. Plus la vitesse de l'évolution s'accélère, plus nous deve-
nons incapables de maîtriser la durée. Les lignes d'horizon
s'estompent sous la pression d'un environnement que l'on ne
parvient plus à maîtriser, sous la pression aussi des actionnaires
et des analystes de tous poils hypersensibles aux équilibres de
l'instant, même — et surtout - si ceux-ci occultent momenta-
72 REPENSER L'ENTREPRISE
nément les décalages structurels. Intéressement aux bénéfices,
stock-options, turn over des dirigeants, trimestrialisation de la
publication des comptes ont fait de l'immédiat une indépas-
sable priorité. Or on ne gouverne bien que dans la durée,
comme on ne tisse une relation client que sur des plages
longues. La création de valeur, dont les gourous à la mode nous
ont tant rebattu les oreilles, n'est pas une affaire de coups plus
ou moins habiles, mais de vision de long terme.
Un talentueux dirigeant du CAC 40, aujourd'hui à la
retraite, le reconnaissait simplement : « J'ai toujours essayé de
conserver une règle d'or : consacrer au maximum 30 % de mon
temps à la gestion des accidents du quotidien, et 70 % à la
pérennité de l'entreprise sur la durée. C'est difficile, mais indis-
pensable, sinon on n'exerce plus qu'une activité de pompier
occupé à éteindre les feux qui s'allument ici et là, parce que l'on
n'a pas su déléguer à d'autres les outils de leur résolution. La
myopie est le plus grand danger qui nous menace. »
Prendre de la distance, s'efforcer de discerner les lignes de
fuite, les points de rupture, les bifurcations représente une exi-
gence fondamentale pour tout dirigeant. Dans notre vie pro-
fessionnelle et familiale, nous nous trouvons trop souvent
prisonniers du temps court. Les yeux fixés sur les écueils de
l'immédiat, nous nous attachons à l'accessoire en devenant
incapables de mesurer précisément ce qui relève de l'essentiel.
Prélude aux catastrophes quand la gestion de crise devient le
mode naturel de la gouvernance.
« Jamais ne s'assujettir au temps » proclamait Rabelais.
Tâche difficile mais fondamentale.
Au cœur du métier de dirigeant : la vision maîtrisée.
Maîtriser 73
- En pratique —
Harmonies concurrentielles
L'économiste Milton Friedman a été à l'origine, dans les
années 1980, d'un mouvement profond dans la gouvernance
et le management des entreprises. Son apologie du libéralisme
est allée de pair avec l'affirmation du primat de l'actionnaire.
Le mouvement a été d'autant mieux perçu qu'il allait à
l'encontre d'un pouvoir souvent excessif de l'instance diri-
geante qui, face à un actionnariat dispersé pouvait se l'être
approprié. C'est l'origine du concept de création de valeur,
entendue au sens restrictif de « création de valeur pour l'action-
naire » et visant plus particulièrement la valorisation bour-
sière.
Une telle conception est réductrice : la création de richesse est
en pratique la création de richesse pour le client. Cela conduit
à s'interroger sur les deux voies de développement de la per-
formance économique : réduire les coûts et accroître les
ventes.
Dans une conception répandue, le dirigeant efficace se préoc-
cupe par priorité de réduire les charges. C'est de fait un moyen
d'améliorer le résultat financier. L'intérêt d'une telle approche
n'est pas discutable : le laxisme est proche du « confort » ; les
évolutions d'ensemble conduisent à modifier processus ou
façons de faire. Privilégiée de manière trop exclusive, la pres-
sion sur les coûts présente néanmoins des risques :
• Elle a une limite. Difficile à apprécier, elle traduit l'atteinte
des forces vives. L'on passe insensiblement de l'amaigrisse-
ment à l'anorexie. De surcroît, l'expérience amène à consta-
ter des erreurs dans l'appréciation des gains escomptés, voire
des effets pervers non prévus.
isr —
74 REPENSER L'ENTREPRISE
—^
• Lorsqu'elle correspond à une réduction des effectifs, elle
peut porter atteinte à la motivation et l'implication des sala-
riés et peser sur la performance.
• Si elle peut influer favorablement sur la compétitivité, elle
peut se révéler inadéquate ou insuffisante : le prix de revient
n'est que l'une des facettes de la réponse aux attentes du
client.
Enfin, un accent excessif sur la réduction des coûts ou la
recherche de la productivité polarise le regard sur l'interne.
La « perte de vue du client » qui s'ensuit peut aller jusqu'à
inhiber l'écoute des attentes et du marché ou l'innovation au
service du client. Cela conduit à s'intéresser au développe-
ment des ventes, l'autre voie de la performance écono-
mique.
Le souci et la préservation d'un regard client à tous les niveaux
sont des facteurs de performance à divers titres :
• Le chemin de la fidélisation du client.
• Le moyen de percevoir les pistes d'évolution des attentes et
les orientations des concurrents.
C'est également le chemin pour mobiliser l'ensemble des
collaborateurs en faisant apparaître à leurs yeux la finalité
de l'entreprise et leur contribution. Facteur explicatif et
justification des évolutions, le regard client est concrète-
ment le préalable à la sensibilisation du management et
des collaborateurs à l'amélioration de la performance,
l'optimisation des processus, les évolutions de l'organisa-
tion...
Bien au-delà des fonctions commerciales, la préoccupation de
la satisfaction du client est une composante de la culture de
l'entreprise, cet ensemble de façons de penser et de se compor-
ter qu'une collectivité s'est approprié pour permettre et facili-
ter le « vivre ensemble ».
isr —
Maîtriser 75
La culture est une codification implicite d'autant plus puis-
sante qu'elle est, pour une large part, inconsciente. Un corpus
qui s'est constitué notamment à partir des succès du passé...
Qui ne sont pas nécessairement les recettes des succès du
futur.
C'est, pour les nouveaux arrivants, une force d'assimilation
considérable, dont la puissance repose sur son caractère
« caché ». La culture peut également être, du fait des rigidités
et des a priori inconscients qui la sous-tendent, un facteur de
blocage des évolutions.
L'histoire économique est riche d'exemples qui illustrent la
puissance créatrice de la culture, mais tout autant les risques
parfois mortels qu'elle peut recéler. Elle s'articule autour de
questions basiques. Citons-en quelques-unes : Quelle est
notre ouverture à l'extérieur ? Comment le client est-il vu/
regardé/perçu ? Que dit-on des concurrents ? Comment les
décisions sont-elles prises ? Comment circulent les informa-
tions ? Comment communique-t-on ? Quelle est notre
ouverture à la nouveauté, au changement ? Comment
concilions-nous court terme et long terme ? Quelle dimension
temporelle paraît privilégiée (passé, présent, futur) ?
La culture porte notamment la réponse à une question
simple :
• Dans quelle mesure fait-on primer l'ordre, sans lequel la
collectivité ne saurait être ou fonctionner, au risque de figer
dans les modes de fonctionnement les facteurs de « désordre »
que sont clients, collaborateurs, concurrents ?
• Ou bien dans quelle mesure admet-on le désordre qui faci-
lite l'adaptation de l'organisme aux évolutions de son envi-
ronnement ?
La culture est le reflet d'une vision du monde environnant.
Elle est donc en quelque sorte le thermomètre de l'aventure
us- —
76 REPENSER L'ENTREPRISE
collective. Température trop basse = risque de manque de réac-
tivité et de surdité. Température trop haute = risque de sur-
chauffe et de décentrement. La culture, pour inapparente au
premier regard quelle soit, est un facteur de performance pri-
mordial dont l'équipe dirigeante aura tout intérêt à se préoc-
cuper. Souci du coût et préoccupation de satisfaction du client
sont les deux faces indissociables de la performance dans un
univers hautement concurrentiel : « Est-ce que je réponds aux
attentes ? Ai-je un moyen de le faire mieux, à meilleur
compte ? » La concurrence est-elle autre chose que ce qui
pousse à innover, à aller de l'avant, à faire grandir les hommes ?
Risquons le qualificatif d'harmonies concurrentielles.
Pour aller plus loin
La Connaissance créatrice
« Comme la connaissance et l'innovation deviennent chaque jour
plus importantes pour la réussite concurrentielle, il n'est pas sur-
prenant que l'on soit de plus en plus insatisfait des structures tra-
ditionnelles. Elles ont oscillé entre deux types : la bureaucratie et
la task force. Aucune de ces structures n'est adéquate pour traiter
de la création de connaissances. Ce qui est nécessaire, c'est une
synthèse des deux. »
Ikujiro Nonaka, Hirotaka Takeuchi, La Connaissance créatrice,
De Boeck, 1997.
Vélocité
Un roman, ainsi que les adeptes du Goldratt Institute les affec-
tionnent. Le thème annoncé dans le sous-titre est prometteur :
« Comment combiner le Lean, le 6 Sigma et la Théorie des
contraintes [TOC pour theory ofconstraints] pour booster vos per-
formances ? »
Maîtriser 77
En fait, il s'agit de comprendre pourquoi la TOC ne vient nulle-
ment en contradiction avec Lean ou 6 Sigma puisque l'approche,
systémique, est d'un autre ordre. Une lecture imprégnée de vécu,
rafraîchissante, ce qui ne lui ôte rien de sa pertinence ou de son
intérêt.
Dee Jacob, Suzan Bergland, Jeff Cox, Vélocité, Pearson, 2010.
Questionnement
• Sommes-nous au clair sur les traits caractéristiques de notre
culture d'entreprise ?
• Comment les services fonctionnels regardent-ils le client ?
• Faisons-nous des enquêtes clients (en externe, en interne) ?
• « Les entreprises qui sont mortes d'avoir négligé l'innovation
étaient au top de la qualité-client. » Nous interrogeons-nous
sur les attentes profondes, au-delà de besoins identifiés et cer-
nés par les enquêtes ?
78 REPENSER L'ENTREPRISE
Réflexion personnelle
8
MANAGER
Mon&w V΀^T
VoJS r*ftNA&€fe."
rtoos weNAftc#*. f/
OUAÎHhH ///
CUy^u-
L'administration est sans doute l'archétype d'une organisa-
tion dont l'efficacité repose sur la qualité de son manage-
ment. L'Etat, les collectivités locales, l'hôpital se trouvent
de fait, comme l'entreprise, confrontés à des contraintes de
gestion de plus en plus fortes. Raréfaction des ressources,
exigences consuméristes des usagers-clients, développement
des processus d'évaluation des politiques publiques : tout
contribue à accélérer le mouvement de modernisation des
administrations pour plus d'efficience, davantage de réactivité
pour accroître ce que les Anglo-Saxons qualifient depuis long-
temps de value for money du secteur public et parapublic.
80 REPENSER L'ENTREPRISE
Dans le jeu sans merci de la concurrence mondiale, une
administration efficace et économe de moyens constitue un
atout déterminant. Sa vocation est de contribuer à l'efficacité
et l'attractivité du système productif sans peser indûment sur
les coûts collectifs. Elle a pour objectif d'être un facteur concur-
rentiel pour l'ensemble de la nation, au premier rang duquel
les producteurs de biens et de service. La qualité de la fonction
publique est un facteur particulièrement important de compé-
titivité globale.
Il existe des services publics efficaces et bien gérés comme il
existe aussi des entreprises malencontreusement conduites ;
toutefois la France souffre dans ce domaine de maux qui lui
sont propres parmi les autres économies développées. Nous
vivons dans un pays globalement suradministré ou la répar-
tition des compétences entre le central et le local demeure mal
définie. Des secteurs de surproductivité coexistent avec des
poches de très faible efficience ; on a au fil du temps empilé
des services et des fonctions sans se résoudre - ou trop timide-
ment - à de vastes réorganisations territoriales et fonctionnelles
des compétences. Fort absentéisme, inertie face aux réformes,
dilution des responsabilités, priorité du statut par rapport à la
fonction, faible mobilité fonctionnelle des cadres, politiques
managériales défaillantes, processus de décisions opaques et
complexes, investissements mal maîtrisés, gaspillages divers
sont régulièrement stigmatisés par les rapports de la Cour des
comptes.
Contrairement à une idée reçue, le monde de la fonction
publique n'est pas à l'abri de la concurrence. L'enseignement, le
service public de l'emploi, la construction de stades ou de
musées donnent lieu à des formes variées d'alternatives à la
conception régalienne du secteur public. Les contractuels sont
de plus en plus sollicités pour effectuer des missions tradition-
Manager 81
nellement réservées aux fonctionnaires, Texternalisation de
tâches vers les sociétés de service (restauration, sécurité, prop-
reté, informatique) n'est plus une exception. Comme les entre-
prises, le public sait déléguer ce qu'il ne peut faire seul, ou qu'il
peut mieux réaliser en le confiant à des initiatives privées.
En revanche, un domaine comme le secteur médical, parce qu'il
dépend étroitement du financement public, peut être consi-
déré, même s'il a peine à le reconnaître, fonctionnarisé de fait.
N'en déplaise à quelques esprits nostalgiques, le mouvement
d'interpénétration entre public et privé ne fera que s'accentuer.
On ne saurait, toutefois, nier les spécificités de
l'administration. Un service public n'est pas une entreprise. Il
ne s'agit pas de transposer aveuglément ce qui fonctionne au
sein de celle-ci dans un service de l'Etat, d'un département ou
d'une commune, soumis à des règles et à des sujétions qui
leur sont propres. La notion de rentabilité y revêt un tout
autre sens. Elle se mesure par le rapport coût-qualité du ser-
vice rendu, ce qu'ont entrepris de mesurer la révision générale
des politiques publiques (RGPP) mise en place auprès des
services de l'Etat et les processus systématiques d'évaluation
suscités par les nouvelles procédures comptables instaurées
par la loi organique relative aux lois de finances (LOLF). Il
existe clairement une volonté politique partagée de moderni-
ser la fonction publique française, encore convient-il d'accom-
pagner ce mouvement sur le terrain pour traduire cette
nouvelle philosophie en actions concrètes favorisant l'évolu-
tion des cultures et des organisations. Le changement, là
comme ailleurs, ne se décrète pas. Il se construit. Et l'on
retrouve, dans cette démarche, les contraintes du manage-
ment d'entreprise, accrues par la nécessaire prise en compte
de dimensions spécifiques.
82 REPENSER L'ENTREPRISE
La modernisation de la fonction publique a pour préa-
lable une réflexion d'ensemble sur ses moyens et ses missions.
Les fonctionnaires ont besoin de connaître précisément le
sens et l'utilité de ce qui leur est demandé, la valeur ajoutée
qu'ils sont à même d'apporter, les ambitions qu'ils sont char-
gés d'incarner. À une administration de routine basée sur des
obligations de moyens, doit succéder une administration
constituée autour de missions précisément définies dont les
résultats sont évalués par le recours à des tableaux de bord
simples et aisément identifiables. L'obsession des moyens
cache chez beaucoup d'agents publics la difficulté à perce-
voir les finalités. Une logique de la responsabilité doit se
substituer au principe d'obéissance hiérarchique pour acti-
ver les réactivités et susciter depuis la base les inflexions
nécessaires.
Les files d'attente aux guichets, l'absence de réponse aux
questionnements des citoyens, la sortie du système éducatif de
jeunes sans qualifications, les conflits produits par l'application
non circonstanciée du règlement, la défaillance des autorités
de contrôle ou les excès sécuritaires sont autant de signes de
fonctionnements défectueux qui affectent la rentabilité glo-
bale du système et mettent en cause sa légitimité. Dans un
système où l'impulsion vient traditionnellement du sommet
sans forcément atteindre les échelons d'exécution, les niveaux
intermédiaires se doivent d'acquérir les instruments du
management dynamique (écoute, dialogue, exemplarité des
comportements, outils de motivation, compréhension des rai-
sons de l'absentéisme, adaptation constante des moyens
alloués aux missions assignées). L'objectif doit être à tous les
niveaux de libérer les forces d'amélioration et de créativité. Il
importe que les administrations publiques gardent à l'esprit
Manager 83
que service public signifie aussi et d'abord service au public,
tant les logiques d'organisation interne ont souvent prévalu
sur le besoin de répondre au plus près aux demandes des
citoyens.
Un puissant mouvement de réforme touche les différentes
fonctions publiques, diversement impactées par ce nécessaire
effort en raison de très fortes disparités de cultures et de matu-
rité managériale. Ce mouvement, il est aujourd'hui nécessaire
de le conforter et de l'amplifier. Il s'agit là d'un enjeu considé-
rable pour la nation tout entière. C'est, à n'en pas douter, un
passage obligé dans le mouvement plus profond et plus géné-
ral, de dynamisation de l'ensemble de l'économie. Libérer la
force d'entreprendre, motiver les hommes pour collaborer à un
projet collectif où trouve à s'employer et à se développer tant
leur créativité que leur goût de la relation. N'est ce pas la justi-
fication et la finalité de ce que l'on nomme « management » ?
— En pratique
Développer une capacité de leadership
L'évolution des compétences conduit à diversifier les recrute-
ments et les formations ; les mutations économiques et la
montée de l'individualisme concourent à élever le niveau de
turn over. Enfin, la diversité des cultures crée des contraintes
nouvelles d'intégration, de coopération et de fidélisation. Ces
facteurs changent la donne dans une « gestion des ressources
humaines » dont la diversité devient un axe structurant :
• Au-delà des clichés, la génération « Y » réunit un niveau
important d'énergie, une fatigabilité qui conduit au
zapping, une aptitude à appréhender la technologie, une
car —
84 REPENSER L'ENTREPRISE
—isr
réactivité émotionnelle forte. Ses attentes de reconnaissance
sont élevées tout comme sa capacité à prendre des décisions
de manière impulsive...
• Par comparaison, les seniors réunissent un capital d'expé-
rience et de savoir-faire, une aptitude moindre à prendre en
compte l'innovation technologique et, le cas échéant, une
tolérance réduite aux comportements non traditionnels.
Leurs attentes de sécurité sont logiquement plus élevées.
• Femmes, collaborateurs issus de cultures différentes, han-
dicapés présentent, eux aussi, des spécificités à prendre en
considération. En pratique chacun s'attend implicitement à
voir sa spécificité reconnue.
Le manager ne peut plus s'appuyer sur la conception implicite
d'une « grille standard d'appréciation » dans un contexte où la
tolérance réciproque est une exigence acceptée. Il est conduit à
comprendre les individus pour motiver, concilier et faire
collaborer dans l'harmonie. La position traditionnelle d'« auto-
rité de position » ne suffit plus pour assumer un réseau de rela-
tions diversifié avec des collaborateurs aux cultures et aux
réactions émotionnelles ou de résistances au stress variées...
C'est, en pratique, un management qui est appelé à progresser
en maturité. Un cahier des charges lourd pour des hommes et
des femmes qui, souvent formés dans une culture « tradition-
nelle » de la vie professionnelle, y ont été peu ou pas préparés.
Dans le même ordre d'idées, le niveau de la performance col-
lective va dépendre de « l'art » avec lequel le manager va savoir
identifier les complémentarités et créer les harmonies mobili-
satrices. Cela repose sur la capacité à percevoir et développer
les talents individuels. Appréhender, adapter la communica-
tion et manifester l'empathie, cela signifie écouter les signaux
faibles, adapter les degrés de liberté... sans renoncer à la réac-
tivité et à la directivité lorsqu'elles s'imposent.
Manager 85
Le management est ainsi appelé à prendre de la hauteur, à se
préoccuper de motivation individuelle, à fédérer plutôt qu'à
contraindre, à développer une dimension de leadership qui
suscite et libère les énergies plutôt qu'il n'impose.
Le contexte économique met le développement personnel au
centre de la vie collective : acquisition de l'intelligence émo-
tionnelle propre à nourrir la relation interpersonnelle ; travail
de l'intelligence comportementale en vue de cerner les talents
individuels, développement de la capacité à déléguer et à gérer
une équipe. Ces « nouveaux talents managériaux » seront pré-
cieux pour faciliter la transmission intergénérationnelle entre
« Y » émotifs, intuitifs et particulièrement aptes à la décou-
verte par l'apprentissage et « seniors » rompus à l'analyse, à la
mise en forme et à la discipline des faits.
Ceux qui demeurent focalisés sur les exigences affichées au
niveau supérieur doivent devenir attentifs, dans une recherche
responsable de la performance, à l'action et aux réactions des
membres de leur équipe. Des managers qui communiquent
leur authenticité1 et sont capables d'aller au-delà d'une culture
de la délégation dans laquelle tout ce qui est délégué est
énoncé, prévu, précisé vers une culture de la subsidiarité2.
Cette culture fait toute sa place à la marge d'initiative de l'indi-
vidu. Le signe en sera la liberté d'expression vis-à-vis du niveau
hiérarchique supérieur.
La fonction managériale se retrouve au cœur des transforma-
tions qu'impose le contexte économique. Dans un rôle de
1. Au sens où l'approche Fred Kofman (« L'entreprise consciente ») : dire sa vérité
dans une expression constructive (qui laisse place à la remise en question) et
une écoute active (qui facilite l'explicitation du point de vue de l'autre).
2. Le niveau supérieur s'interdit d'interférer dans les décisions du ressort du
niveau inférieur tandis que ce dernier s'interdit de laisser remonter des déci-
sions de son niveau de responsabilité.
86 REPENSER L'ENTREPRISE
transmission lorsque la question était celle du passage à une
production de masse. Dans un rôle de rassembleur et
d'écoute dès lors qu'il a fallu répondre à la pression de la
concurrence par la conjugaison de la qualité et de la diversifi-
cation de la production. Et aujourd'hui, dans un rôle que
définit avec pertinence le terme de leadership et qui consiste
à conduire au dépassement de soi à travers la contribution au
projet collectif.
Pour aller plus loin
La Fin du management
« En dernière analyse, ce qui bride la performance de votre entre-
prise n'est ni son modèle opératoire ni son modèle économique
mais son modèle de management... L'innovation en matière de
management possède une capacité unique à créer un avantage à
long terme pour votre entreprise... Quelque chose, dans les entre-
prises modernes, semble neutraliser le sens de l'adaptation et la
créativité naturelle des êtres humains, quelque chose qui ampute
littéralement leurs salariés de ces qualités pendant leurs heures de
travail... Pour dire les choses simplement, les entreprises ne sont
que faiblement humaines.
« Pour la première fois depuis l'aube de l'ère industrielle, la seule
manière de construire une entreprise adaptée à l'avenir, c'est de
faire en sorte qu'elle soit adaptée aussi aux hommes et aux femmes
qui y travaillent. »
Gary Hamel, Bill Breen, La Fin du management, coll. « Signa-
ture », Vuibert, 2008.
Remettre en cause ses certitudes managériales
La revue Sociétal est une émanation de l'Institut de l'entreprise,
un « think tank » qui rassemble universitaires, dirigeants et cher-
Manager 87
cheurs d'origines diverses. Le numéro 68 (2010) présente un dos-
sier « management de l'après-crise ou crise de l'après-management »
intéressant à plus d'un titre : par la diversité des points de vue pro-
posés, par la qualité de la réflexion des contributeurs. Synthétique
et varié. Une bonne introduction au « travail de ses doutes » ou à
l'approfondissement de ses intuitions sur la mutation nécessaire
du management.
Revue Sociétal, 14, rue d'Assas, 73006, Paris, www.societal.fr
Questionnement
• Comment nous préoccupons-nous de la formation de nos
managers ? De leur « trans-formation » dans le contexte en
mouvement d'aujourd'hui ?
• Nouspréoccupons-nousdelatransmissionintergénérationnelle
des compétences, des savoir-faire ?
• De quels suivis particuliers bénéficient les « Y », les « seniors »,
d'autres catégories de personnel ?
88 REPENSER L'ENTREPRISE
Réflexion personnelle
INNOVER
Il ne suffit pas de proclamer à longueur d'année que l'innova-
tion constitue le moteur de la croissance et le facteur clé de
la compétitivité. Encore faut-il faire entrer dans les moeurs la
philosophie du changement. Gardons à l'esprit trois remarques
préalables :
1) Innover ne constitue pas un critère en soi. Le secteur le
plus innovant depuis vingt ans est certainement l'industrie finan-
cière. Sa capacité à concevoir des produits nouveaux de plus en
plus sophistiqués a abouti à la catastrophe que l'on connaît. Le
Concorde, le Minitel ou le turbotrain, l'avion Rafale aujourd'hui
constituaient des prouesses technologiques, ce qui n'a pas empê-
ché ces réalisations d'aboutir à des fiascos retentissants.
2) L'innovation n'a de sens que si celle-ci est étroitement
corrélée aux besoins actuels ou futurs des consommateurs.
3) L'entreprise innovante n'est pas forcément celle qui
invente, mais celle qui sait diffuser l'esprit de la recherche
appliquée à tous les niveaux de son organisation.
Il n'est pas immédiatement opérationnel de disposer des
meilleurs chercheurs ; par contre il est fondamental de diffu-
ser l'application des fruits de la recherche dans de courts
délais à travers l'ensemble des processus de conception de
fabrication et de vente. Neuf brevets sur dix dans le monde ne
trouvent pas d'applications concrètes ou sont dépassés avant
même leur enregistrement, et 90 % de la recherche fonda-
90 REPENSER L'ENTREPRISE
mentale n'aboutit à aucune évolution concrète. La capacité
d'innovation ne se mesure pas à la taille des laboratoires de
recherche, mais à des paramètres plus informels tels la culture
du changement et du mouvement permanent chez l'ensemble
des collaborateurs, la rapidité de mise en oeuvre pratique, les
liens tissés avec les centres de recherche ou la capacité à déce-
ler les domaines dans lesquels des avancées conséquentes sont
susceptibles d'impacter son propre champ d'activité, ce que
l'on a coutume d'appeler la veille technologique. L'entreprise
a besoin d'incubateurs de recherche reliés en permanence
entre eux. Le seul rôle probant des pouvoirs publics consiste à
entretenir une recherche fondamentale étroitement liée par
contrats au tissu productif et à favoriser l'essaimage de la
R&D au profit des PME.
Apple n'invente pas grand-chose, mais excelle dans l'apti-
tude à mobiliser des techniques découvertes ailleurs dont la
combinaison aboutit à la création de produits inédits. La capa-
cité de détection et d'anticipation d'Apple a submergé ses
concurrents tels Nokia, empêtrés dans la lourdeur de leur orga-
nisation et de ce fait incapables de déceler la rupture technolo-
gique puis de la traduire à temps dans ses offres. Flexibilité,
réactivité, obsession de la créativité à tous les étages de l'entre-
prise sont aujourd'hui les conditions de son développement et
même de sa survie. Ce qui se cristallise ne vit plus, ce qui est
radicalement nouveau sera demain dépassé par d'autres élans
technologiques.
La qualité de la recherche opérationnelle et la rapidité de sa
traduction en produits et processus nouveaux constituent la
grande force des PME allemandes, et le remède le plus sûr à la
désindustrialisation dont nous constatons les ravages sur notre
tissu économique. Il n'existe pas de secteurs condamnés, mais
des entreprises qui ont baissé les bras faute d'avoir transformé
Innover 91
leur état d'esprit et leurs systèmes de conception-production,
faute d'avoir su créer une suffisante valeur ajoutée.
Innover pour quoi faire ? L'innovation ne concerne pas
seulement la mise sur le marché de produits entièrement nou-
veaux. Cet aspect-là est marginal. L'essentiel se trouve dans les
améliorations constantes, souvent très ponctuelles, qui amé-
liorent la qualité et le coût d'un produit ou d'un service. Les
moteurs de nos voitures fonctionnent selon le bon vieux prin-
cipe du moteur à explosion agrémenté depuis sa découverte de
vingt-deux mille améliorations successives, dont chaque nou-
velle avancée représente un avantage comparatif pour celui qui
l'introduit dans son offre.
Un dernier point pour conclure : les grandes évolutions
dans le domaine de l'innovation seront frugales, adaptées à une
demande européenne (attirance pour le low cost) et mondiale
(arrivée au stade de la consommation d'une part de plus en
plus large de la population des pays émergents) à la recherche
de produits de qualité adaptés à la solvabilité àzs acheteurs. En
un mot, offrir du rêve abordable et apprécié.
Le patron de Siemens définit parfaitement cette tendance,
applicable aussi bien à l'industrie qu'aux services, par le terme
« smart » {simple, maintenance friendly, affordable, reliable,
timely to market).
L'heure n'est plus seulement aux grandes avancées défini-
tives, comme la révolution du microprocesseur, mais à la
recherche de modes de production en adéquation avec la
demande raisonnée de produits et services par le plus grand
nombre. Continuer à faire rêver, mais en faisant du rêve une
réalité tangible.
L'innovation, c'est d'abord un état d'esprit.
92 REPENSER L'ENTREPRISE
- En pratique
Apprendre à apprendre
Qui peut espérer durablement rester compétitif sans les ajus-
tements permanents que requièrent les mouvements de l'envi-
ronnement au sens le plus large ? Qui peut laisser de côté dans
cette démarche l'engagement et la créativité des hommes ?
Une vision logique, qui n'est que retour au fondement de
l'entreprise, la prise de risque. Une démarche cependant qui
ne va pas de soi : comment concilier efficacité, productivité et
liberté de création ? Comment vaincre la résistance au change-
ment ? Comment susciter la prise de risque et l'acceptation de
l'échec ? Osons quelques remarques qui ne prétendent qu'au
bon sens :
• L'entreprise, comme toute collectivité, a un objectif impli-
cite, sa survie, et donc le maintien de l'ordre établi. Elle
n'est pas ouverte au changement de manière naturelle. Ainsi
s'explique la propension à la multiplication des contrôles.
Un facteur d'ouverture au changement est donc la légèreté
des effectifs d'état-major et leur culture de service des enti-
tés opérationnelles.
• Il convient de distinguer entre créativité, capacité à émettre
des idées nouvelles ou originales et innovation, faculté à
faire passer le changement au sein d'un organisme : un pro-
duit innovant, un changement d'organisation la modification
de processus susciteront des résistances. L'innovation est fon-
dée sur la créativité. Elle demande à l'issue de la phase de
créativité un travail d'explicitation, de conviction.
• La résistance au changement procède pour une part impor-
tante de la peur. Peur de voir remises en cause des situa-
tions, des façons de faire. Peur de l'inconnu dès lors que l'on
pressent que le contexte futur sera différent sans pouvoir se
—
figurer exactement en quoi. Le meille
que suscite le changement imposé est
verte par soi-même.
L'innovation comporte une part de i
L'acceptation de l'échec repose sur 1
haut niveau. Nombre de blocages t
dans des injonctions paradoxales du
vation réussie, non à l'échec ». Ils r
par le discours, mais seulement p
la valorisation et l'exemple. L'histo
plusieurs dizaines d'échecs (à 30 1VL
(à 100 MM$).
Le succès est porté par une culture d
s'intéresser en premier lieu aux point
pour Philippe Varin, du succès strate
un coup d'avance en cultivant les poir
chercher à compenser les points faible;
démarque pour transformer ces percée
titif1. »
L'innovation vraie est une rupture. 1
94 REPENSER L'ENTREPRISE
Csf
plus sur les attentes (par définition non connues) que sur
les besoins (identifiés). Le marché des ordinateurs portables
comme celui des téléphones mobiles était jugé inexistant
avant qu'il apparaisse. De fait, les enquêtes se fondent sur ce
qui est connu et défini.
• Les exemples abondent de marchés qui ont disparu en
quelques années : le CD a tué le disque vinyle. Le MP3 tue
le CD et Apple est devenu en 2011 le premier distributeur
de musique au monde. L'obsession de nombre de dirigeants
est de déceler par avance les secteurs qui sont « en risque
d'innovation » et de déterminer ce qui pourrait remplacer
les activités vouées à disparaître.
Cette vision de l'innovation reflète une double conviction :
celle de la montée inexorable des exigences de clients dont les
propres clients évoluent ; celle de la puissance d'une créativité
à laquelle le mouvement de la technologie ouvre de nouveaux
champs des possibles.
La question devient alors de savoir comment profiter de la
créativité de ses collaborateurs, comment faire en sorte que sa
concrétisation, qui introduit le changement, puisse être accep-
tée ? En définitive comment développer et promouvoir une
culture de l'innovation ?
Une telle mutation ne saurait s'imposer puisque précisément
elle vise à valoriser, susciter des marges et des espaces de liberté.
Seule une démarche volontariste, exemplaire et non directive
du dirigeant et de son équipe peut amorcer la mutation.
Les résistances pourront être nombreuses, pourront être fortes.
Les enjeux se dénomment en effet échange d'un statut contre
contribution créative à la performance, renoncement à un
pouvoir hiérarchique au profit d'une autonomie responsable,
abandon du confort de la passivité dans l'exécution contre
l'initiative.
car-
Innover 95
Proposons quelques points de repère :
• Passer de la créativité (individuelle ou collective) à l'innova-
tion, signifie que telle ou telle idée peut être entendue, c'est-
à-dire acceptée pour examen par d'autres que son auteur. En
l'occurrence, le premier verrou est managérial. Le « chef »
est, en effet, le premier recours, le premier « écoutant »... Et
cela tout au long de la ligne hiérarchique.
• Sans doute convient-il que la créativité ait été encouragée.
Cela signifie que créativité et innovation doivent figurer
explicitement dans les évaluations des collaborateurs.
• II est tout aussi important que l'innovation gagnante, celle
qui a débouché, soit reconnue, que son ou ses auteurs en
soient récompensés (que ce soit financièrement ou sous une
autre forme).
• Cette reconnaissance s'appuiera sur un outil de commu-
nication adapté : Ni le rapport annuel (à supposer que
l'importance de l'innovation le justifie) ni l'entrefilet dans
le journal interne : une forme et un média adaptés à l'objec-
tif de promotion d'une culture de l'innovation.
• Enfin, il convient que place soit faite aux initiatives. L'inno-
vation demande en général à être mûrie, mise en forme. Ce
travail est individuel ou collectif. Il demande des « marges
de manœuvre », c'est-à-dire la liberté de l'initiative, du
temps... Citons l'exemple d'une entreprise où les salariés
disposent d'une demi-journée par semaine pour imaginer,
échanger, innover, expérimenter.
Les nouveaux combats de l'entreprise se jouent en interne
autant qu'en externe : développement et mise en œuvre de
l'intelligence, réactivité et opportunisme pour discerner les
chemins de la performance tout en restant fidèle à quelques
invariants qu'il a fallu définir et ancrer dans le concret. C'est le
1®3 —
96 REPENSER L'ENTREPRISE
—m'
rôle du leader de poser le cadre dans lequel l'innovation pourra
naître et s'épanouir.
Le leader se doit d'être assuré de lui-même, ayant mûri ces
évolutions, ayant, selon le précepte socratique, creusé en lui-
même. Inspiré, il peut devenir inspirant. Il peut, avec son
équipe, montrer le chemin vers une entreprise qui apprend en
permanence de son vécu avec ses clients, ses concurrents, ses
fournisseurs, dans un équilibre dynamique qui s'apparente à
celui du vélo où la chute survient quand on s'arrête.
Pour aller plus loin
Réussir n'est pas une question de chance
Eliyahu M. Goldratt est un consultant de renommée interna-
tionale. Il s'est fait une spécialité de l'exercice du bon sens, c'est-
à-dire de la remise en cause des croyances et idées toutes faites
qui hantent le management moderne. L'ouvrage le montre,
c'est une approche gagnante. Le héros de ce roman d'entreprise,
Alex Rogo, est patron d'une division au sein d'un groupe. La santé
chancelante de ce dernier conduit à une conclusion claire : la vente
des différentes filiales de sa division.
Alex décide que cela ne se passera pas comme cela. C'est donc
l'histoire de trois « recoveries » inattendus, mais au fond profondé-
ment logiques. Poussé par la nécessité, notre héros va revenir aux
fondements, en s'intéressant à ses clients, à leurs attentes vraies et
aux moyens de les satisfaire.
Une lecture très ludique en même temps que profondément ins-
tructive. On y découvre en particulier que les financiers peuvent
être convaincus dès lors que l'on peut leur amener des arguments
solides et concrets. Une galerie de personnages parfaitement cré-
dibles et un ouvrage qui aide à « penser autrement ».
Innover 97
Eliyahu M. Goldratt, Réussir n'est pas une question de chance,
Afnor, 2002.
Un an pour sauver l'entreprise
Le roman, du même auteur que le précédent, est plein de sus-
pense, en prise directe sur la réalité, tout comme les différents per-
sonnages qui ont un relief et une présence remarquables. Il s'agit
de trouver une issue à un dilemme difficile : avouer la saturation
d'un marché qui, jusqu'à présent assurait une croissance de 40 %
l'an... et voir son cours de bourse s'effondrer... Ou bien trouver
de nouveaux marchés.
La réponse à ce dilemme stratégique viendra de l'observation avec
bon sens des attentes des clients. Elle conduira à une diversifica-
tion très prometteuse, assise sur le développement de la valeur
ajoutée proposée.
Une leçon de choses administrée avec maestria sur l'analyse du
marché, l'écoute des clients et l'exercice du bon sens, fonde-
ments de la théorie des contraintes. À déguster et méditer avec
profit.
Eliyahu M. Goldratt et al. Un an pour sauver l'entreprise, Afnor,
2003.
Les 6 chapeaux de la réflexion
Edward de Bono est une référence mondiale dans le domaine de
la créativité. La méthode des 6 chapeaux a fait ses preuves dans de
multiples entreprises ou organisations de toutes tailles. Elle per-
met de structurer la réflexion en distinguant les points de vue (élé-
ments objectifs/chapeau blanc, affectif ou émotionnel/chapeau
rouge, ouvert aux idées/chapeau vert,...). D'une grande efficacité
pour peu que l'on ait formé la « population concernée » à la
méthode et à sa pratique. Un ouvrage et une approche de réfé-
rence.
Edward de Bono, Les 6chapeaux de la réflexion. Editions d'Orga-
nisation, 2010.
REPENSER L'ENTREPRISE
Questionnement
Où, à nos yeux, se situe l'innovation dans l'entreprise ?
Notre management est-il sensibilisé à l'innovation ? Comment
cela se traduit-il concrètement dans le management ?
Avons-nous organisé des instances d'expression et de créati-
vité à la base ? Avec quels objectifs ?
Innover 99
Réflexion personnelle
T3 O C Û fNI i-H O fN © 4-1 JZ ai
"C Q. O u
10
DURABLE : FAIRE ÉVOLUER LA CULTURE
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Il y a quelque paradoxe à voir servi à toutes les sauces le thème
du développement durable. Sous un commode vocable, nos
modernes scolastiques attisent de vieilles peurs en les arran-
geant au goût du jour. On ne conjure pas des périls véritables
en mettant en branle la machine à prédire les catastrophes.
Bien sûr, il faut se préoccuper de l'état de la planète. Bien
évidemment, il est indispensable d'adopter des comportements
éco-responsables, d'être attentif aux économies d'énergie, au
102 REPENSER L'ENTREPRISE
recyclage des matériaux, aux empreintes négatives que nous
allons laisser aux générations futures. Les entreprises, les admi-
nistrations, les individus n'ont aujourd'hui d'autre alternative
que de jouer le jeu de la citoyenneté et de la responsabilité.
Ces engagements prendraient tout leur sens s'ils étaient par-
tagés par l'ensemble des acteurs de la planète, si dans le même
temps on n'achetait des cargaisons de produits chinois fabri-
qués sans aucun souci de ce type, si les États-Unis ne laissaient le
robinet des énergies fossiles largement ouvert, si nous ne contri-
buions pas par nos besoins à accélérer la déforestation des zones
les plus sensibles, si nous ne construisions pas à tout vent en sac-
cageant nos espaces naturels (l'équivalent d'un département
recouvert chaque année en France par le béton), si la grande dis-
tribution ne massacrait pas les paysages et ne produisait des
montagnes de déchets à recycler tant bien que mal.
Cessons les propos hypocrites prononcés la main sur le cœur.
Aux problèmes globaux doivent répondre des solutions glo-
bales, sans chercher seulement à se faire plaisir dans son petit
coin en recourant au bienfaisant ministère de la parole. Nous
avons devant les yeux une autre exigence de développement
durable, qui n'annule pas la première mais qui lui restitue
une partie de son sens. Il s'agit du développement durable
de nos structures économiques. Or, que voyons-nous ? La
tyrannie du court terme, les yeux fixés sur les résultats tri-
mestriels, le sauve-qui-peut des plans d'ajustement de
l'emploi, la précarité des entreprises et du destin des hommes
et des femmes qu'elles emploient, les volte-face de la déci-
sion politique, l'incapacité à définir des prévisions sur un
horizon suffisamment large pour entreprendre des stratégies
structurantes.
C'est un bel adjectif que celui de durable. Il doit en effet se
situer au cœur de tout projet entrepreneurial. Il convient de
Durable ; faire évoluer la culture 103
l'appréhender dans toutes ses dimensions. Cela signifie d'abord
de se libérer de la dictature de l'instant. Nous voyons tous les
jours des chefs d'entreprise, des managers, jouer aux pompiers
en essayant de résoudre des problèmes qui auraient dû être
réglés bien en amont, des responsables aspirés par l'immédiat,
qui deviennent peu à peu incapables d'appréhender les situa-
tions dans la profondeur de la durée. C'est ainsi que, absorbé
dans le quotidien, on ne voit pas venir les dangers, on n'arrive
pas à mesurer les inflexions profondes des marchés. Enferrés
dans le secondaire et l'éphémère, nous ne parvenons plus à être
en charge de l'essentiel. Trop occupés à éviter les écueils immé-
diats, nous ne mesurons plus la tenue du cap ni la vitesse ou la
direction des vents.
Pourquoi ? Parce que trop souvent nous ne fonctionnons
que par expédients, nous construisons du provisoire, quand ce
n'est pas du préfabriqué. Nous ne voyons plus les grippages du
système, les abcès de fixation des conflits et des difficultés.
Assurer la durabilité, autre nom de la pérennité, c'est réap-
prendre la distance, se conformer aux exigences de la réflexion
et de la lenteur, s'obliger à observer l'environnement interne et
externe en hiérarchisant soigneusement l'accessoire de l'essen-
tiel, s'affranchir des idées toutes faites pour se pencher sur les
fondamentaux : comment demeurer attractif et compétitif en
suscitant les synergies fécondes, en faisant prospérer une philo-
sophie du changement permanent et de l'innovation, en s'ins-
pirant de ce qui marche dans des contextes identiques ou
différents, afin de remédier aux dysfonctionnements des pro-
cessus et des relations ?
Durer, c'est se développer en activant des systèmes de
décision et de collaboration pérennes qui nous rendent
plus forts pour affronter les pièges inévitables de la conjonc-
ture.
104 REPENSER L'ENTREPRISE
Plutôt que de privilégier la durée déterminée, se mon-
trer déterminé sur le durable.
Le président d'une importante PME de l'ouest de la France
me faisait récemment la confidence suivante que j'ai notée mot
pour mot.
« J'ai dû soudainement faire face à une grave maladie. Une
catastrophe pour moi qui manœuvrais toutes les manettes de
l'entreprise. Après ma guérison, j'ai été obligé de prendre du
champ par rapport à l'opérationnel. La catastrophe s'est trans-
formée en bénédiction. Je me suis mis à considérer les hommes
et les choses tout autrement. Je me suis rendu compte que je
n'étais pas indispensable là ou je le croyais, et que ma valeur
ajoutée serait bien plus utile autrement. J'ai délégué en m'aper-
cevant que d'autres étaient à même de faire aussi bien et même
parfois mieux que moi. C'est fou ce que l'on obtient des gens si
on les responsabilise.
« Je me suis mis à réfléchir sur l'essentiel, à tracer le cap, à
envisager les réformes nécessaires pour affronter l'avenir. Au
fond, le rôle du patron c'est d'être le garant de la durée. »
Qu'y a-t-il à ajouter ?
- En pratique
Entraîner par l'exemple
Dans un monde en transformation, qui va vite, qui n'attend
personne, la pérennité de l'entreprise ne se satisfait plus des
recettes du passé. Les signes d'essoufflement ou même
d'échec du management « classique » se multiplient. Qui
peut esquiver le pari sur l'intelligence des hommes ?
car —
Durable ; faire évoluer la culture 105
Très vite apparaît la contradiction possible. Une telle muta-
tion ne saurait s'imposer puisque précisément elle vise à valo-
riser, susciter des marges et des espaces de liberté. Seule une
démarche volontariste, exemplaire mais non directive du diri-
geant et de son équipe peut amorcer la mutation.
Les résistances pourront être nombreuses, pourront être fortes.
Les enjeux se dénomment en effet échange d'un statut contre
contribution créative à la performance, renoncement à un
pouvoir hiérarchique au profit d'une autonomie responsable,
abandon du confort de la passivité dans l'exécution contre
l'initiative. Cela exige de chacun un progrès en maturité per-
sonnelle qu'on ne saurait décréter ou imposer, qui peut être
refusé voire contesté.
Deux pistes sont à privilégier : donner envie ; donner
l'exemple.
Donner envie, c'est à la fois proposer des enjeux valorisants et
en fournir les moyens, c'est-à-dire prendre en considération le
développement personnel des collaborateurs. Passer de la
« formation » à une éducation qui facilite la prise d'autonomie
et le travail de la relation. Donner le goût d'apprendre à
apprendre parce que le mouvement du progrès s'accélère de
plus en plus et que les compétences s'usent.
Donner l'exemple, c'est pour le dirigeant et son équipe,
s'astreindre à des comportements en cohérence profonde avec
leur discours. Des comportements qui valorisent la mise en res-
ponsabilité, l'appel à la créativité, le respect des hommes. Mais
tout autant l'exigence : respecter c'est afficher des exigences.
Les nouveaux combats de l'entreprise se jouent en interne
autant qu'en externe : développement et mise en oeuvre de
l'intelligence, réactivité et opportunisme pour discerner les
chemins de la performance tout en restant fidèle à quelques
invariants qu'il a fallu définir et ancrer dans le concret.
csr-
106 REPENSER L'ENTREPRISE
—isr*
La maîtrise d'une démarche d'appel à l'intelligence suppose de
ce fait que soient satisfaites deux conditions :
• Un point d'appui inexpugnable. En l'occurrence une ins-
tance dirigeante cohérente, soudée, axée sur la performance,
fonctionnant dans un climat de confiance. Ses lignes direc-
trices sont simples. Elles se dénomment valeurs ajoutées
(individuelles aussi bien que collectives) et sortie perma-
nente de la « zone de confort ». Repérer les signaux faibles,
aller chercher les problèmes, trouver les enjeux.
• Un contexte qui suscite l'engagement des salariés. Qu'ils
puissent y puiser motivation et envie de se réaliser. En pra-
tique le développement d'une « marque employeur » fondée
sur le Sens proposé aux hommes, la valorisation de la diver-
sité, le développement des talents et l'accompagnement des
fluctuations de l'emploi.
La difficulté sur ce chemin d'exigence s'appelle cohérence.
Chacun, à notre ère de communication et de désenchante-
ment à l'égard de la pression consommatrice, est hypersensible
aux incohérences, aux signes de manipulation, aux entorses à
l'authenticité. Le dirigeant, dans un tel contexte, se doit d'être
en alerte permanente. Il mobilise par le verbe. Le verbe n'est
agissant que si la cohérence est complète entre les mots et les
réalités.
Pour aller plus loin
Les 7 clés du leadership
Philippe Wattier a fondé le Cercle du leadership qui rassemble
des dirigeants convaincus qu'il faut promouvoir les concepts
d'un leadership en changement profond. L'ouvrage, vivant et
Durable ; faire évoluer la culture 107
concret rassemble les témoignages et prises de positions d'acteurs
reconnus. Se dégage, au fil des pages, une image de plus en plus
nette d'un leader qui se construit, apprend, travaille sur lui-même
pour être en mesure de répondre aux défis de l'entreprise du
3e millénaire. Un leader qui accepte et recherche la diversité, qui
sait être exemplaire, qui cherche et donne le sens, qui est engagé à
l'égard de la société, qui apprend la résilience... En bref un
homme qui, talentueux, est profondément humain. C'est sur
cette humanité que se fonde sa capacité à rassembler, à mobiliser,
à dynamiser en emmenant au succès la communauté dont il
assume la responsabilité. Des contributions variées et, pour cer-
taines « interpellantes », telle la réponse proposée par Emmanuelle
Barbara à la question des rémunérations et avantages excessifs
qui « bloquent » tant de salariés : un dirigeant qui n'est plus sala-
rié mais profession libérale et dont le niveau de rémunération est
donc directement en cohérence avec la prise de risque que
comporte dès lors sa fonction.
Philippe Wattier et ai. Les 7 clés du leadership. Éditions de
l'Archipel, 2010.
L'Entreprise consciente (Fred Kofman)
D'origine argentine, Fred Kofman a créé Axialent, groupe inter-
national de conseil auprès des équipes dirigeantes. Sa conviction,
qu'il fait partager de façon très pédagogique, est que la perfor-
mance durable suppose la pleine prise en compte des hommes :
responsabilité, intégrité, sont les ressorts premiers du succès. Cela
suppose de prendre en considération au sein de l'entreprise toutes
les dimensions de l'homme, qu'il s'agisse des émotions, des exi-
gences morales ou des attentes spirituelles. C'est à l'homme
« complet » qu'il convient de faire appel pour conduire au succès
la communauté humaine qu'est l'entreprise. Un appel à conju-
guer à tous les niveaux et sans restriction respect et exigence à
l'égard des personnes.
108 REPENSER L'ENTREPRISE
Le caractère très concret de Fouvrage lui donne une crédibilité
certaine et lui confère une dimension de « manuel pratique » très
précieuse. Un acte de foi en même temps que la démonstration
que « ça marche ». Riche, à méditer et pratiquer.
Fred Kofman, L'Entreprise consciente ou comment créer de la valeur
sans oublier les valeurs, Editions des îlots de résistance, 2009.
Questionnement
• Quel exemple donne le fonctionnement de notre instance
dirigeante ?
• Comment nous préoccupons-nous de développer la moti-
vation ?
Durable ; faire évoluer la culture 109
Réflexion personnelle
1 10 REPENSER L'ENTREPRISE
INTERLUDE
Chimpanzés
Conte des chimpanzés et de la banane
(ou l'apprentissage de la culture par l'expérience)
Mettez vingt chimpanzés dans une chambre, accrochez une banane au
plafond et mettez une échelle permettant d'accéder à la banane.
Assurez-vous qu'il n'y a pas un autre moyen d'attraper la banane que
d'utiliser l'échelle et mettez en place un système qui fait tomber de l'eau
très glacée dans toute la chambre dès qu'on commence à escalader
l'échelle.
Ainsi, lorsqu'un chimpanzé essaie de grimper à l'échelle, tous les chim-
panzés reçoivent une douche glacée.
Les chimpanzés apprennent vite qu'il ne faut pas escalader l'échelle.
Arrêtez alors le système d'eau glacée, de sorte que l'escalade n'ait plus
son effet de gel.
Maintenant, remplacez un des vingt chimpanzés par un nouveau.
Ce dernier, évidemment, va essayer d'escalader l'échelle et, sans
comprendre pourquoi, il se fera tabasser par les autres.
Eux savent quelque chose que lui ne sait pas.
Remplacez encore un des anciens chimpanzés par un nouveau.
Ce dernier se fera encore tabasser, et c'est celui qui a été introduit juste
avant lui qui tapera le plus fort.
Continuez la leçon jusqu'à ce qu'il n'y ait plus que des nouveaux.
Alors aucun ne cherchera à escalader l'échelle, et si jamais il y en a un
qui pour une raison quelconque ose y penser, il se fera massacrer illico
par les autres.
CsT-
Durable ; faire évoluer la culture
r—BSf
Le pire, Lest qu'aucun des chimpanzés n'a maintenant la moindre idée
de la raison pour laquelle il ne faut pas monter sur l'échelle, mais est
tout à fait disposé à coller un pain à celui qui s y risquerait.
Phénomène de culture ? Sans doute... Sans oublier tous les apports
positifs de la culture, qui définit le contexte au sein duquel l'action est
possible et peut prendre sens.
T3 O C Û fNI i-H O fN © 4-1 JZ ai
"C Q. O u
Il
STRATEGIE : U\ PERFORMANCE ENSEMBLE
^VcriS
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o:
Çj Mn-êt)
Les tumultes qui agitent la planète ont des conséquences
directes sur nos existences quotidiennes. C'est un fait :
nous devons désormais naviguer par gros temps, avec des visi-
bilités réduites. Raison de plus pour tenir fermement le cap, ce
qui constitue exactement la mission du capitaine. Exercer une
gouvernance, quelle qu'elle soit, c'est étymologiquement et
réellement manier le gouvernail.
REPENSER L'ENTREPRISE
Derrière la crise financière, c'est le bouleversement de
toute l'économie mondiale qui est en oeuvre. Cela ne peut
rester sans conséquences sur nos manières d'organiser et de
prévoir. L'Occident voit s'achever parmi de multiples soubre-
sauts la phase pluriséculaire au cours de laquelle il a dirigé le
monde, imposé ses modèles et fait triompher ses techniques.
Ce que nous observons avec un peu plus de force chaque jour :
les délocalisations des industries et des services, la course aux
matières premières, la stagnation de la croissance, le mouve-
ment des flux de capitaux, n'est que la traduction du formi-
dable effort d'adaptation et de modernisation entrepris par
les pays émergents, au premier rang desquels l'Inde et la
Chine. Le passage du G8 au G20 est une des traductions
concrètes de ce basculement de la gouvernance mondiale.
Foin de haussements du col pour évoquer on ne sait quel
modèle français et autres billevesées pour estrades électorales.
Nous subissons des pertes considérables de substance. La fuite
des jeunes élites vers des cieux plus cléments en est un signe
parmi d'autres, comme le déséquilibre chronique de nos
échanges extérieurs. Des différentiels de croissance de un à
trois signifient à moyen terme un profond renversement des
situations et des hiérarchies.
Cette perte de substance se traduit évidemment par un
appauvrissement relatif de l'Europe et des Etats-Unis. Les pays
qui étaient les banquiers du monde sont devenus les débiteurs
de leurs anciens obligés qui croulent sous les excédents de leurs
balances commerciales. Pour dissimuler quelque temps les
pertes de revenus difficiles à assumer au plan politique, l'Occi-
dent s'est mis à vivre à crédit. Dette privée, d'abord qui a contri-
bué à la création de bulles spéculatives, qui se mue tôt ou tard
en dette publique, c'est-à-dire en fardeau collectif pour l'ave-
nir. Nous assurons notre niveau de vie en empruntant, sans
Stratégie : la performance ensemble I 15
faire l'économie de l'appauvrissement continu des classes
moyennes et de la relégation à la marge de la société de ceux
dont les normes d'employabilité ne correspondent plus aux
critères de la nouvelle économie. Déficits des régimes sociaux
et des systèmes de retraite, déficits des budgets des Etats, sur-
endettement galopant des ménages : telles sont les consé-
quences de cette panne de l'ajustement.
Notre croissance, ou ce qu'il en reste, a évolué depuis deux
décennies selon un modèle tripolaire. D'un côté des services
sophistiqués à forte valeur ajoutée (finance, technologies de
l'information), d'un autre des industries de haute technologie
(aéronautique, pharmacie et chimie, santé, nouveaux maté-
riaux), enfin du troisième des services domestiques protégés de
la concurrence extérieure et aux emplois globalement peu qua-
lifiés (distribution, construction, transports, services de proxi-
mité, tourisme et BTP...).
Les premiers subissent de plein fouet les effets de la crise et
les gains de productivité dont ils bénéficient. Les seconds seront
de plus en plus menacés par la montée en gamme et les progrès
technologiques des pays émergents. Les administrations
publiques, que l'on pensait bercées d'une tranquille pérennité
sont quant à elles confrontées à la raréfaction de leurs res-
sources, à la redéfinition des sens de leur mission. Moins de
moyens, plus d'efficience pour retrouver une légitimité mise à
mal par l'accumulation des contraintes.
Alors ? Ne reste-t-il qu'à baisser les bras ? Certainement
pas. Il convient au contraire d'être stratège. Que signifie ce
mot ? Tout simplement choisir précisément les créneaux
d'activité, s'interroger à la façon de Ricardo sur nos avantages
comparatifs, opter pour des stratégies de développement
différenciatrices, aborder l'international aussi familièrement
que le marché domestique, nourrir sans cesse l'innovation,
1 16 REPENSER L'ENTREPRISE
décupler les énergies créatrices. Investir dans l'intelligence,
avec la détermination du lion et la ruse du renard.
S'adapter au monde qui vient. Avec une certitude, ce sera
tous ensemble ou pas du tout. Les économies nationales sont
devenues interdépendantes, Les Etats-Unis ne peuvent agir
sans prendre en considération la Chine. La France doit tenir
compte de l'Allemagne. De même les groupes sociaux tous
réunis dans une même galère doivent accepter au plan national
des remises en cause douloureuses.
Il n'y a plus de « maître du jeu » qui puisse se targuer de
splendide isolement dans ses prises de décisions et le choix de
ses orientations. Dans les entreprises, il s'agit de retrouver le
sens du collectif. La conscience d'un destin partagé est un
passage obligé pour inventer les chemins de la croissance et
de la performance. Une nécessaire montée en maturité. Les
atouts sont là. Il dépend de notre intelligence d'en faire des
atouts gagnants. C'est le défi proposé à tous les responsables.
— En pratique
Exercer son bon sens
On ne peut qu'insister sur le caractère de « bon sens » des
contours que nous avons esquissés : une entreprise qui, pour
faire face aux ébranlements et aux incertitudes du contexte
économique, s'interroge sur son identité/sa mission ; une
entreprise qui cherche à tirer le meilleur parti de son capital
humain ; une entreprise qui prend en compte les traits majeurs
des évolutions sociétales.
Ce parti pris de bons sens est en même temps la réponse aux
errements dont tous ont pu, dans la période récente, constater
les méfaits. Prenons quelques exemples.
m- —
Stratégie : la performance ensemble I 17
—
C'est le constat de la myopie des marchés, pour ne pas dire de
leur aveuglement. Des marchés financiers qui évoluent sous
l'empire du mimétisme, déboussolés par des déclarations
contradictoires, sur-réagissant aux événements. Le règne, pour
une bonne part de l'irrationnel.
C'est également le constat que la réalité rattrape un jour le
rêve. On a pu faire fi du « basculement » du monde écono-
mique qui créait des déficits, des pertes de revenus. On a pu
penser que tout cela pouvait être indéfiniment gommé par le
recours au crédit, c'est-à-dire la fuite dans le futur. Les plans
d'austérité, la crise de défiance à l'égard de l'euro sont là pour
manifester le retour aux réalités.
Dans un ordre d'idée à peine différent, observons les retards de la
comptabilité et de la finance à prendre en compte des réalités
incontestables : pourquoi, footballeurs exclus1, ne pourrait-on
faire figurer dans le bilan un capital de ses compétences humaines
pourtant essentiel à l'entreprise ? Pourquoi faut-il attendre une
fusion pour voir apparaître la valeur d'un fonds de commerce de
clientèle ou celle du capital organisationnel de l'entreprise ?
Ces constats ne visent nullement à culpabiliser mais à mettre
en évidence un aspect essentiel de la performance écono-
mique : nous sommes imbibés d'une certaine culture. À cette
culture sont associées, médias aidant, des croyances, c'est-
à-dire des façons de penser qui ne sont pas nécessairement
justes : la lucidité est une conquête.
Il est vital pour le dirigeant de préserver son indépendance
d'esprit, de bon sens garder, donc de savoir s'abstraire de la
pression culturelle et médiatique ambiante. Cela lui sera
d'autant plus aisé qu'il se sera entouré d'une équipe dont la
K& —
1. Les prix d'achat des footballers figurent au bilan des clubs.
1 18 REPENSER L'ENTREPRISE
—m'
diversité des expériences et des profils sera la première richesse
et qu'il aura su, dans sa vie quotidienne, se ménager les espaces
de réflexion et de prise de recul.
S'il revient au dirigeant de provoquer le dérangement, il lui est
indispensable de « travailler sur le terrain ». L'écoute est son
meilleur atout. Il lui appartient de susciter dans son entourage
questionnement, curiosité et envie de progresser. Il n'hésitera pas
à « sortir1 » et à se faire accompagner pour gagner en lucidité et en
distanciation. Les consultants ont mauvaise réputation, tant ils
sont arrivés souvent avec des solutions toutes faites, manifesta-
tion de la conception dépassée d'un fonctionnement trop méca-
niste de l'entreprise. Rebaptisons-les « conseils » et cherchons
ceux qui n'ont d'autre préoccupation que de comprendre et
d'aider à grandir ou faire grandir. Leur regard « extérieur » est
source de progrès dans la lucidité et la compréhension.
Dans un contexte qui a vu s'élever très sensiblement les exi-
gences à l'égard des entreprises et de leurs dirigeants, deux
lignes directrices semblent à privilégier :
• Le souci de développer l'esprit d'entreprise. Convaincre le
management que ne pas oser c'est déjà perdre et que l'échec
est la voie la plus féconde d'apprentissage. Abandonner
l'orgueil du savoir supposé pour l'humilité de l'écoute exi-
geante. Instaurer le temps du manager entrepreneur.
• Le souci de voir loin. La mise en perspective est le meilleur
remède aux excès de modes. Refuser les choix dictés par le
seul court terme. Ne pas prévoir, c'est déjà souffrir.
Il est désormais clair que la performance ne peut être que col-
lective, que la collaboration doit, en interne comme en
externe, faire place à la coopération. En découlent quelques
KS-
1. Le succès des clubs APM manifeste-t-il autre chose que ce besoin d'être
interpellé, de « voir autre chose », de prendre du recul ?
Stratégie : la performance ensemble I 19
csr
principes simples : reconnaître les hommes et la richesse de
leur diversité ; identifier et faire appel aux talents ; susciter
la créativité et cultiver l'innovation. Peut-être le métier de
dirigeant, de manager n'a-t-il jamais été aussi difficile, aussi
exigeant, mais de ce fait, aussi plein de promesses. A une
condition essentielle : s'interroger sur soi, creuser en soi. Être
inspirant pour les hommes dont l'on a la responsabilité sup-
pose d'accepter d'être inspiré. Alors les hommes apportent
bien plus que l'on ne pouvait en attendre.
INTERLUDE
Le conte de la rivière
Née dans les montagnes lointaines, une rivière s'éloigna de sa source,
traversa maintes contrées, pour atteindre enfin les sables du désert. Elle
avait franchi tous les obstacles : elle tenta de franchir celui-là. Mais à
mesure qu'elle coulait dans le sable, ses eaux disparaissaient.
Elle le savait pourtant : traverser le désert était sa destinée. Même si cela
semblait impossible.
C'est alors qu'une voix inconnue, comme venant du désert, se mit à
murmurer : « Le vent traverse l'océan de sable, la rivière peut en faire
autant. »
La rivière objecta qu'elle se précipitait contre le sable, qui l'absorbait
aussitôt : le vent, lui, pouvait voler, et traverser le désert.
« En te jetant de toutes tes forces contre l'obstacle, comme c'est ton
habitude, tu ne peux traverser. Soit ru disparaîtras tout entière, soit tu
deviendras un marais. Mais le vent, lui, te fera passer, laisse-le f emme-
ner à ta destination.
— Comment est-ce possible ?
— Laisse-toi absorber par le vent. » isr-1
120 REPENSER L'ENTREPRISE
I-dst
La rivière trouvait cela inacceptable : après tout, elle n'avait encore jamais
été absorbée, elle ne voulait pas perdre son individualité. Comment être
sûre, une fois son individualité perdue, de pouvoir la recouvrer ?
« Le vent, dit le sable, remplit cette Fonction. Il absorbe l'eau, il lui Fait
traverser le désert puis la laisse retomber. L'eau tombe en pluie et rede-
vient rivière.
— Comment en être sûre ?
— C'est ainsi. Tout ce que tu peux devenir, si tu ne l'acceptes pas, c'est
un bourbier.
— Est-ce que je ne peux rester la même, rester la rivière que je suis
aujourd'hui ?
— Non, tu ne le peux pas. Mais si tu acceptes les bras du vent, ta part
essentielle sera emportée et tu Formeras de nouveau une rivière. »
Ces paroles éveillèrent en elle des résonances... Elle se dit que c'était
cela qu'il fallait faire.
La rivière alors se leva, vapeur d'eau, jusque dans les bras accueillant du
vent, puis s'éleva légère, sans effort, avec lui. Le vent l'emporta à mille
lieux de là jusqu'au sommet d'une montagne où il la laissa doucement
retomber.
La rivière, parce qu'elle avait douté, fut capable de se rappeler et d'enre-
gistrer avec plus d'acuité le déroulement de l'expérience. « Maintenant,
se dit-elle, j'ai appris quelle est ma véritable identité. »
... Une analogie avec l'entreprise du XXIe siècle ? Cultiver le goût d'entre-
prendre ? Accepter que la vie ne soit que changement ? Savoir qui l'on
veut être par delà les évolutions ? À chacun d'interpréter. C'est le propre
des contes de laisser place au lecteur !
EN GUISE DE CONCLUSION
Telle cette rivière, ne sommes-nous pas, individuellement
et collectivement devant des évolutions nécessaires, impo-
sées. C'est la condition d'un « grandir » qui fait peur. L'humain
est au cœur de cette « transformation silencieuse » à l'œuvre.
Concluons en nous référant à de vieilles sagesses, toutes
deux chinoises en l'occurrence (signe d'actualité ou, plus sim-
plement, expression d'une culture qui faisait primer le collectif
sur l'individuel ?) :
« Seul on va plus vite, ensemble on va plus loin. » (proverbe)
« Non pas reconfigurer la situation sur un mode idéal, dont
on fait un plan et qu'on pose en but, mais faire mûrir les condi-
tions rencontrées, celles-là même dans lesquelles on se trouve
impliqué. C'est-à-dire transformer silencieusement la situation
engagée de façon telle qu'elle incline progressivement dans le
sens favorable et que, de cet infléchissement graduel formant
pente, dévalent d'eux-mêmes conséquemment les effets, donc
indirectement à toute fin visée. Si infimes que soient d'abord
les facteurs porteurs repérés au sein de la situation, qui sait les
faire croître pourra faire basculer le "potentiel de la situation"
de son côté. » (Sun Tzu)
T3 O C Û fNI i-H O fN © 4-1 JZ ai
"C Q. O u
PARTIE II
REPENSER LA GOUVERNANCE
Des pistes sont proposées au lecteur à l'issue de ce parcours
mené au pas de charge. Il s'agissait dans un premier temps
d'aller au plus évident, de fixer l'horizon et les lignes de fuite. Il
peut être utile de s'attarder, de regarder le paysage sous des
angles différents, plus globaux ou plus détaillés. Effet de zoom
entre un « traité de gouvernance » qui propose un retour aux
sources des concepts et un « glossaire » qui esquisse les réponses
à des questions légitimes. Une (très) brève bibliographie ouvrira
enfin à ceux qui le souhaiteraient les voies d'approfondisse-
ments plus étayés.
T3 O C Û fNI i-H O fN © 4-1 JZ ai
"C Q. O u
12
DU BON USAGE DES CONCEPTS
Comme le remarque le philosophe Régis Debray, « les ques-
tions vives du jour sommeillent dans nos langues mortes ».
Pour accéder aux concepts, rien de tel que de transiter par l'ori-
gine des mots. Ceux-ci nous en apprennent davantage et sont
de meilleure actualité que de longs discours.
Le manager : celui qui se tient au centre du manège
Maneggiare, à l'origine du verbe « manager », signifie en italien
conduire un cheval au manège. Par extension, à la fin du
XVIIIe siècle le mot prend le sens en anglais de s'occuper de,
entraîner. Le terme « manager » entre d'abord en français à la
fin du XIXe siècle dans le vocabulaire du sport pour désigner
dans la boxe ou le cyclisme un entraîneur qui se charge aussi
des intérêts et de la carrière de son poulain.
Ce n'est que dans l'entre-deux-guerres que le mot « mana-
gement » commence à désigner la gestion des affaires et l'orga-
nisation de l'entreprise.
Le recours à ce terme emprunté à une autre langue que la
nôtre est loin d'être neutre. Il démontre d'abord que la fonc-
tion de direction est un art complexe qui doit intégrer des fonc-
tions multiples préalablement assimilées par celui qui en a la
charge. La gestion n'est plus une aptitude plus ou moins natu-
relle, elle est devenue une compétence et une profession. On
ne conduit plus au doigt mouillé.
126 REPENSER L2\ GOUVERNANCE
La notion de management caractérise aussi le souci de la
gestion des hommes. Celle-ci ne répond plus à la relation
simple du commandement et de l'obéissance passive. Le mana-
ger se doit d'être pourvu d'une connaissance précise des
principes modernes de la gestion et de l'optimisation des res-
sources, au premier rang desquelles le potentiel humain de
l'entreprise. La communication interne, la motivation, la for-
mation, la rétribution des compétences et des résultats
deviennent des critères de compétitivité, donc de réussite. La
désaffection progressive des modèles tayloristes et toyautistes
se conjugue avec la reconnaissance du rôle déterminant du fac-
teur humain pour mettre en œuvre un style nouveau de direc-
tion et de légitimisation de l'autorité. Le patron a vécu. Il a été
remplacé par le manager, celui qui assure le leadership (mot
significativement difficile à traduire en français lui aussi qui
exprime à la fois l'exercice d'un pouvoir et l'aptitude person-
nelle à conduire une équipe).
Les termes de « manager » et « management » sont bien
sûr toujours utilisés, mais ils ne suffisent plus, trop liés sans
doute aux modes technicistes de la seconde moitié du XXe
siècle. Celui qui est appelé aujourd'hui à diriger d'impor-
tantes entités économiques ou administratives doit faire
preuve de qualités personnelles qui ne se résument pas uni-
quement à un savoir opérationnel appris dans les écoles de
commerce.
Le détenteur de l'autorité : celui qui apporte un plus
Etymologiquement, le mot latin auctoritas signifie ce qui
augmente et fait progresser. L'autorité chez les Grecs et les
Romains manifeste un pouvoir qui n'est légitime que s'il
apporte un plus et un mieux, l'amélioration et la valorisation
Du bon usage des concepts 127
d'un état donné. Ne fait autorité que ce qui génère une contri-
bution essentielle. La première légitimité d'un pouvoir, c'est
son utilité.
« Quelle valeur ajoutée suis-je en mesure d'apporter ?
Qu'est-ce que je confère à l'institution et aux gens qui la font
fonctionner ? », devrait se demander en permanence toute per-
sonne investie d'une quelconque responsabilité. Il n'existe pas
d'autorité sans compétence pour l'asseoir, et sans capacité à
communiquer à ceux qui travaillent sous sa conduite le supplé-
ment que l'on apporte. Ce que le verbe « transmettre » traduit
parfaitement [étym. : faire passer de l'autre côté].
Est de ce fait injustifiable selon les Anciens tout pouvoir qui
laisse en l'état, suscite de l'inertie, et pire encore, provoque une
régression ou une contraction. L'autorité se mesure à l'aune des
progrès qu'elle permet d'accomplir. À défaut, elle n'est que
défaillant simulacre. Capable d'entraîner le jugement d'autrui,
elle doit aussi conduire à surmonter la divergence des intérêts
individuels pour imposer une vision d'ensemble. Nous retrou-
vons dans cette notion de l'auctoritas romaine les traits du
concept moderne de leadership.
Pour ces raisons, l'autorité doit être inversement propor-
tionnelle à la force de contrainte requise pour la faire fonc-
tionner. Elle est son propre principe, c'est pourquoi
l'autoritarisme constitue l'exact opposé de l'autorité. Il est
même sa négation, puisqu'il fait obligation de se plier à une
volonté dépourvue de bénéfice pour celui qui la subit. L'auto-
ritarisme dénote un pouvoir dévoyé, en quelque sorte usurpé
(sans autre légitimité que l'usage de sa pratique), incapable de
s'exercer autrement que par la faculté de contraindre. Ce que
les Grecs appelaient tyrannie et que nous nommons abus de
pouvoir ou de position.
128 REPENSER L2\ GOUVERNANCE
Le stratège : celui qui met les forces en mouvement
La définition du cap à suivre et des moyens de parvenir à desti-
nation est au cœur du métier de dirigeant. Le stratège {strategos)
à Athènes désigne à l'origine un chef militaire. Le mot « straté-
gie » est formé à partir des suffixes strat et agein, qui signifient
METTRE UNE ARMÉE EN MOUVEMENT ET LA CONDUIRE.
La stratégie, c'est l'élaboration et la mise en œuvre des
moyens les plus appropriés pour atteindre les objectifs fixés.
Cette ambition suppose préalablement pour le chef, c'est-
à-dire celui qui est en charge de l'essentiel, d'être à même d'ana-
lyser les problèmes, de les appréhender, avant de mettre en
œuvre dans une deuxième phase les solutions opérationnelles.
Elle constitue à ce titre une pensée globale traduite dans des
actions, capable de discerner, relier et hiérarchiser l'ensemble
des éléments d'une situation (comprendre, c'est étymologique-
ment saisir ensemble des éléments épars pour les mettre en
relations puis en cohérence).
D'abord limité au domaine de la guerre, le mot « stratégie »
s'est étendu au xixc siècle à l'ensemble des organisations, la
politique et l'économie en particulier. Dans un univers de plus
en plus complexe et décloisonné, la nécessité s'est imposée de
limiter les incertitudes et de fixer des objectifs sur le moyen-
long terme. En quelque sorte, saisir le tout à travers ce qui est
dispersé.
La définition stratégique est de la responsabilité du top
management, car elle engage le devenir de la structure. Il ne la
délègue pas, même s'il peut s'entourer de conseils et recueillir
auprès de tiers des informations utiles à sa réflexion. En même
temps, il en assume les succès ou les échecs.
La stratégie est une des applications de la prospective. Ce
terme, introduit en français dans le sens que nous lui connais-
Du bon usage des concepts 129
sons en 1834 provient du vocabulaire de l'optique {prospectivus
qualifie CE qui permet DE VOIR DE loin). La stratégie introduit
la distance et la durée dans la gestion des affaires. L'antithèse de
la myopie.
Le stratège ne doit pas seulement considérer l'adéquation
des moyens et des fins. Elaborer une politique de long terme
suppose de vérifier en permanence la pertinence des objec-
tifs et leur adéquation à l'intérêt bien compris de la struc-
ture. Les stratégies de maximisation du profit à l'aide
d'instruments financiers incontrôlables conduites récem-
ment par les grandes banques internationales constituent un
exemple de dérive des moyens autant que des fins. Le revers
prospectif.
La tactique ne s'oppose pas à la stratégie. Elle permet de la
mettre en oeuvre en la déclinant dans les divers domaines de
son application {taktike en grec signifie l'art de faire manœu-
vrer les troupes). La tactique est du ressort des hiérarchies
intermédiaires. Elle met en oeuvre des moyens. Elle doit s'accor-
der aux principes de la stratégie globale, en créant le lien entre
le tout et les parties.
Le médiateur ; celui qui fait le lien
Le dirigeant est un intermédiaire. Entre les actionnaires et les
salariés, entre les autres dirigeants, entre le marché et l'entre-
prise. Il est entre, inter, ce qui significativement en latin prend
le sens à la fois de au milieu de et A l'intérieur de.
Cette notion d'intermédiation est déjà familière à la pensée
grecque, qui l'exprime par le terme de metaxu, le préfixe meta
comme inter en latin signifiant CE qui EST entre. De même, le
prêtre, depuis la plus haute Antiquité, représente la médiation
130 REPENSER Ly\ GOUVERNANCE
entre le monde divin et celui des hommes, comme le philo-
sophe entre ce dernier et l'univers des idées. Comme eux,
l'individu pourvu de responsabilité fait figure d'intercesseur
(celui qui fait le va-et-vient entre deux points) et de média-
teur, au sens double de ce terme : celui qui s'entremet entre
deux parties, et celui qui communique avec toutes. Médiateur
et médiatique en quelque sorte.
Une des fonctions du dirigeant est de faire circuler de
l'information. Il porte la parole, il explique, il expose, il
divulgue [étym. : rendre public]. Il traduit la nature et la
finalité de sa politique, qu'il médiatise. Le dirigeant, à ce titre,
constitue un point d'équilibre entre des tensions pouvant
devenir contraires et menacer la stabilité d'un édifice dont il
est l'axe central. Pour cette raison, il privilégie les liaisons
organisatrices car sa fonction est de rassembler autour de lui
pour conforter le fonctionnement de l'ensemble. La fonction
assignée à la metaxu grecque consiste justement à favoriser le
rassemblement du multiple pour aller vers l'unité, agréger
entre eux les atomes pour créer de la matière. L'obsession du
secret, la rétention sous toutes ses formes vont à l'encontre de
ces objectifs.
Le dirigeant parle, mais il écoute aussi, il entend les avis, il
intègre les contradictions. Comme l'écrit Montaigne, « c'est
une aigreur tyrannique de ne pouvoir supporter une forme
contraire à la sienne ».
Cela ne signifie pas pour autant qu'il ne simule ni dissimule
jamais. L'emploi approprié et justifié de la ruse chère à Machia-
vel fait partie des qualités requises pour la fonction dirigeante.
Toutefois, il ne se résout à dérober à la vue que lorsque des inté-
rêts supérieurs justifient l'accroc occasionnel à l'impératif de
divulgation.
Du bon usage des concepts 131
Cette fonction de médiation-intercession impose que le
dirigeant ne soit pas un homme de partis et de coteries. Il
demeure au-dessus des conflits pour demeurer à même de
s'interposer. Il est dans la position inconfortable d'être au
milieu et au-dessus (inter et super). Les pieds dans la réalité
concrète, son esprit doit être simultanément capable de prendre
la distance nécessaire avec les événements afin de contrôler leur
cours. S'entremettre sans se compromettre...
Le dirigeant doit garder en permanence à l'esprit cette
fonction médiatrice qu'il lui appartient d'exercer, parce qu'il
se situe à la confluence des logiques complémentaires de la
conception et de l'action. L'oublier ouvre la voie à la plupart
des dangers qui le guettent, dès lors qu'il ne s'intéresse plus
aux réalités du quotidien et qu'il s'enferme dans une forte-
resse solitaire.
Le dirigeant ou le dispensateur de sens : celui qui
définit et indique le chemin
L'engagement des individus, leur motivation [étym. : CE QUI
LES MET EN mouvement] à agir et à progresser sont subordon-
nés à la compréhension de ce qui leur est demandé. Pourquoi,
comment, pour aller vers quoi ? On ne réussit une entreprise
qu'autant qu'on lui confère du sens, et que ce sens est compris
et partagé par ceux qui en sont les acteurs, capables de pénétrer
la complexité pour démêler les mobiles et les finalités. Perdre le
sens, être incapable de répondre aux questions « pourquoi ? » et
« vers quoi ? » affecte la raison. Il appartient à celui qui dirige de
susciter et conserver le sens commun, en d'autres termes ce qui
rassemble et permet à chacun de se situer tant par rapport à
l'interne qu'à l'externe.
132 REPENSER L2\ GOUVERNANCE
C'est pourquoi il ne suffit pas de tracer des politiques. Il
convient aussi de les faire partager. Les expliquer, ce qui littéra-
lement veut dire déplier, les éclairer (passer de l'obscur au
clair), de faire accéder à l'intelligence, de passer du compliqué
au plus simple, depuis l'indiscernable (ce qui ne se voit pas)
jusqu'à l'évident (ce qui se voit de loin sans que l'on ait
BESOIN DE SE RAPPROCHER).
Dans tous les domaines, nos contemporains sont à la
recherche de sens, qu'ils ne trouvent plus que rarement dans les
croyances ou les habitudes. Plus l'univers devient complexe,
plus les ancrages ont disparu, plus les certitudes se sont estom-
pées, plus croît l'ambition inquiète de pénétrer le pourquoi et
le comment. On ne mène à bien un projet collectif que si cha-
cun perçoit vers quelle finalité tend la mise à contribution de
ses compétences et de ses efforts.
Faire sens revient à indiquer clairement la signification de ce
que l'on fait, et la direction vers laquelle on entend se diriger.
Ce qui est confus est inaudible. Ce qui est inaudible déserte
l'entendement. Le malaise de notre civilisation tient pour
beaucoup à cette perte de sens que l'on retrouve dans toutes les
sociabilités, dans l'entreprise comme dans la famille. Là sont
les sources du conflit, les racines de la discorde [étym. : dis-
cors, LA DIVERGENCE DES CŒURS).
L'objectif à se fixer est donc le consensus. Le consensus est
CE QUI FAIT CONVERGER les sentiments et les opinions, ce qui fait
coïncider, c'est-à-dire fait tomber ensemble sur un même
point. Dans la langue médicale antique, le consensus repré-
sente l'interdépendance des organes dans l'accomplissement
des fonctions vitales du corps. La maladie n'est autre que rup-
ture du consensus, quand les organes ne répondent plus les uns
aux autres, quand ils se mettent à diverger. Dans la représenta-
tion politique, le consensus permet à une collection disparate
Du bon usage des concepts 133
d'individus de constituer une société. Un corps social, comme
le corps humain, ne fonctionne correctement que si chacune
de ses parties apporte sa contribution à la bonne marche de
l'ensemble.
L'inspirateur : celui qui donne du souffle
Diriger, c'est montrer le cap, mais aussi être source d'inspira-
tion. Etymologiquement inspirer signifie insuffler une éner-
gie. La force du dirigeant, comme celle du chef de guerre,
réside dans cette capacité à transmettre une énergie vitale, un
souffle créateur. Il faut pour cela qu'il soit lui-même inspiré,
c'est-à-dire en possession de messages à délivrer, de stratégies à
entreprendre, comme on dit d'un artiste qu'il a ou n'a pas l'ins-
piration, et qu'il soit inspirant, apte à communiquer pour opti-
miser le potentiel de créativité et d'innovation que recèlent ses
collaborateurs.
Il conduit les individus qui composent son groupe à se
transcender [étym. : transcendere, monter four aller au-delà].
Le bon manager est un animateur, non au sens dérisoire ou on
l'entend aujourd'hui mais au sens propre de donner le souffle
vital. Animer vient en effet du latin anima, qui signifie l'âme,
la PARTIE DIVINE qui réside en l'homme. C'est pourquoi, pro-
fondément, animer c'est créer de la vie, allumer l'étincelle du
meilleur qui réside en chaque individu. En termes plus quoti-
diens : faire surgir le potentiel de chacun, lui faire atteindre les
frontières de ses possibilités, l'amener à être un créateur, pas
seulement un exécutant.
Nous en revenons ainsi à la notion de valeur ajoutée qui
est le fondement de l'autorité. Une animation réussie fait
grandir et dilate les capacités. Le chef inspire et on s'inspire
de lui. Il stimule ses troupes {stimulare en latin a pour sens
134 REPENSER Ly\ GOUVERNANCE
aiguillonner pour faire avancer). Ce n'est ni un despote
ni un gourou, mais un intercesseur qui fait bouger les lignes
et explique les raisons du mouvement, qui donne l'exemple
en quittant ses cartes d'état major pour se porter au front.
Ce qu'il inspire, c'est du désir mimétique, de l'appétence,
l'ambition de faire toujours mieux, participant à un
mouvement que lui-même contribue à dessiner et dont il
est porteur.
L'harmonisateur : celui qui crée la cohérence
et la cohésion
Harmonia, pour les Grecs, est née de l'improbable union
entre Arès et Aphrodite, entre la guerre et l'amour. Harmonia
est la déesse qui rassemble, qui s'oppose à la discorde comme
au ressentiment. Elle assure au groupe stabilité, permanence
et équilibre. L'harmonie, c'est aussi dans son sens premier
le joint entre deux planches, la cheville ou le mortier employés
pour assembler des briques. Tout ce qui permet de tenir
ensemble, d'assembler et d'imbriquer. On ne dirige bien que
dans le mélange heureux des opposés qu'il importe de rendre
fécond.
De quoi s'agit-il, au fond ? De transformer la dynamique de
la différence non en énergies conflictuelles, mais en complé-
mentarités créatrices. Ce qui contrevient à l'harmonie s'appa-
rente au dérèglement. De regere en latin signifie CE qui empêche
de gouverner. Effectivement, les dérèglements de l'organisa-
tion s'opposent à la bonne gouvernance.
Il ne s'agit pas de nier naïvement le conflit et la joute. Il
serait illusoire d'ignorer la violence qui parcourt tout groupe
humain. Une des missions majeures du chef est justement de
créer les conditions de son apaisement, de la canalisation de
Du bon usage des concepts 135
cette énergie vers la construction et non vers la négativité.
L'harmonie, pas plus que l'autorité, ne se décrète pas. C'est un
état d'esprit, un sens de l'arbitrage, un art de désamorcer les
problèmes en détournant de l'accessoire pour se projeter dans
l'essentiel. Créer une éthique du rassemblement, non une tac-
tique de la division.
La nature de l'harmonie est de créer de la cohérence et de
la cohésion. Dans les attitudes, les discours, les politiques,
pas de cohésion sans cohérence. Dans la physique antique,
la cohérence représente la propriété que possèdent les parti-
cules des corps de s'assembler les unes aux autres. Cela
constitue le fondement de la philosophie épicurienne en
Grèce (Epicure) puis à Rome (Lucrèce). Cette articulation
harmonieuse ne peut se réaliser que si les contradictions
sont surmontées, si la pratique coïncide avec les discours,
les actes avec les intentions, les promesses avec les réalisa-
tions effectives.
Comme le pontife {pontifex, celui qui construit les ponts)
dans la religion romaine, puis chrétienne, le manager n'échappe
pas à cette symbolique du raccordement et de la « reliance ». Il
se doit lui aussi de faire œuvre de constructeur de ponts. Il jette
des voies au-dessus des obstacles pour permettre et promou-
voir les échanges. Point d'espace commun, de communauté,
sans les instruments qui relient, les volontés qui rassemblent et
font communiquer.
Un important dirigeant d'une grande banque française très
touchée par la crise récente me tenait dernièrement des propos
révélateurs : « Nous avons failli parce que nous avons cédé à la
pression du court terme. Nous n'avons rien vu venir. Il fallait
gagner toujours plus d'argent. Nous avons oublié les fonda-
mentaux prudentiels de notre métier. Nous sommes allés de
l'avant en mettant en compétition les différentes divisions. Les
136 REPENSER Ly\ GOUVERNANCE
verrous ont sauté, notre vision d'ensemble aussi. Tout était
devenu épars. Il n'y avait plus que des individus et des services
qui jouaient dans leurs prés carrés sans plus se soucier des règles
de l'ensemble. Nous n'étions plus en cohérence avec ce qui fon-
dait notre appartenance commune. C'est comme ça que la
catastrophe est arrivée. »
L'efficacité de toute action de direction exige le souci de la
cohérence et de la cohésion. Machiavel, dans ses conseils au
prince soulignait toute l'importance de la cohésion dans la
bonne marche des républiques. Il ajoutait que pour parvenir à
ce but, tout dirigeant doit savoir mesurer et même anticiper les
changements. C'est chose fragile en effet que le maintien en
l'état de l'agrégation fédérative d'individus que rien n'incite
naturellement à la convergence. Ramener à l'unité de vue, per-
cevoir les dérapages, rassembler ce qui est disjoint, consolider
ce qui se précarise, demande une vigilance de tous les instants,
une capacité permanente à anticiper. Réfléchir pour infléchir.
Le sage : celui qui sait la juste mesure
Le banquier John Pierpont Morgan déclarait que pour réussir
en affaires il faut du flair, des compétences techniques et sur-
tout une force morale appuyée sur une éthique solide. « Vous
pouvez avoir tous les diplômes du monde. Si vous n'avez pas la
tête bien posée sur les épaules, vous ne réussirez pas, ou mal.
Justement ce qu'on ne vous enseigne guère dans les bonnes
écoles de business. »
Aristote, précepteur d'Alexandre, qui s'y connaissait en for-
mation de chefs, insistait sur la dimension morale de celui qui
est appelé à exercer de hautes responsabilités, vertu qu'il résu-
mait sous le nom de sophrosune, étymologiquement CE qui fait
la santé DE l'esprit. Pour être vieux de 2400 ans, le concept
Du bon usage des concepts 137
n a rien perdu aujourd'hui de son actualité. Il signifie la tempé-
rance, la modération dans les pensées et dans les actes. Être en
possession de la sophrosune, c'est se montrer capable d'assurer
la maîtrise de soi-même et de ce qui nous entoure. C'est conser-
ver le contrôle de soi sans céder à la panique ou à la décision
irréfléchie, conserver son sang-froid sans se laisser submerger
par l'enchaînement des événements. La sophrosune appelle à la
juste mesure, loin de ce qui est extrême et excessif.
Cette vertu figure aussi la tempérance. Le sage dirigeant
n'aspire pas à l'excès de pouvoir, de fortune ni d'honneurs, à la
consommation avide de biens matériels (le contraire du bling-
bling...). Il ne désire pas au-delà de ce qu'il est décent d'obte-
nir. L'aspiration aux parachutes dorés, retraites chapeaux et
autres rémunérations mirobolantes est aux antipodes de cette
forme de pensée.
La sophrosune s oppose, à son exact contraire, Xhubris, défaut
majeur s'il en est dans toute la morale antique, comme sans
doute dans le monde contemporain des affaires. Mhubris est la
représentation de la démesure, du dérèglement des esprits et
DES CORPS. C'est une sorte de folie qui s'empare de ceux qui ont
quitté les rives du discernement et de la mesure.
Mhubris, c'est l'excès dans toutes ses dimensions, une façon
de perdre pied avec le réel pour accéder à un monde virtuel
dirigé par les passions. C'est aussi bien le dérèglement des sens
que l'appétit extrême de pouvoir, les comportements écono-
miques insensés comme on en constate assez régulièrement,
une pratique politique imposant un pouvoir coercitif sans
contrôle ni partage. C'est aussi l'orgueil, la négation des autres
et de leurs idées, le narcissisme de sa propre représentation, la
jouissance désordonnée en lieu et place du plaisir.
L'abus, c'est-à-dire l'usage excessif {ab-usus) conduit à
l'échec et au désarroi, car il contrevient à l'équilibre qui déter-
138 REPENSER Ly\ GOUVERNANCE
mine les relations entre les hommes et avec les choses. Il piétine
l'ordre naturel pour y substituer une pathétique folie. Notons
aussi qu'abuser ne signifie pas seulement consommer avec excès
mais aussi tromper. Tromper soi-même et les autres dans un
processus de rupture de l'harmonie du bon usage.
L'idéal de sagesse grecque repousse les passions qui affectent
les âmes autant que les organisations sociales. L'homme doit se
libérer des troubles et des émotions qui l'assaillent, prendre de
la distance pour apprécier sereinement, veiller à ne pas se lais-
ser emporter par ce qui perturbe et dérange l'esprit : la colère,
l'angoisse, le ressentiment, l'ambition démesurée. Cette atti-
tude a pour nom apatheia, l'apathie, dans le sens positif d'éloi-
gnement des passions, exactement opposé à ce que le terme est
devenu en français moderne.
L'exercice des vertus est bon pour celui qui le pratique, mais
aussi pour son entourage. L'homme investi d'une autorité,
qu'elle soit publique, guerrière, ou économique exercera sa
charge avec d'autant plus de force qu'il sera parvenu à ce niveau
de maîtrise, garant de sa capacité à affronter les épreuves tout
en dirigeant avec audace, mesure et discernement.
C'est aussi garder une claire conscience de ses limites et de
la fragilité de ses succès, surtout quand tout semble réussir.
Sperat in infestis, metuit in secundis (il faut espérer quand tout
va mal et craindre quand tout va bien), résumera Sénèque,
héritier romain de cette sagesse aristotélicienne dont on ne
peut que conseiller l'usage à ceux qui sont en charge de grandes
responsabilités.
13
DU BON USAGE DES CONFLITS
Toute société humaine est parcourue de lignes de tensions.
Gérer des hommes, c'est se situer au cœur de ce magma
confus que les moralistes appelaient les passions. Celles-ci se
retrouvent partout où existent des enjeux de pouvoir, de réus-
site sociale ou d'améliorations matérielles. Nous sommes appe-
lés à agir au sein de mouvements contradictoires. Ceux-ci
tracent le champ des rivalités entre individus ou groupes consti-
tués, l'espace des conflits entre des stratégies ou des personnali-
tés divergentes, des ambitions ou des visions contraires.
En portant au XVIIe sur le concept de pouvoir l'analyse la plus
profonde de l'histoire de la pensée, Thomas Hobbes commence
par définir l'homme comme un être de désir, mu par la quête
indéfinie de l'accumulation de puissance. L'instauration de toute
autorité, que caractérise la détention simultanée de la puissance
et du droit, constitue selon le philosophe anglais la réponse légi-
time au besoin de juguler en la canalisant cette tendance natu-
relle qui porte en elle la source du désordre et de l'anarchie.
Le microcosme que constitue l'entreprise n'échappe pas à ce
constat. Manager n'est jamais de tout repos, bien éloigné en
tout cas d'une vision irénique et idyllique des rapports profes-
sionnels. Sous les abords les plus policés, la violence ne manque
jamais d'affleurer à la surface des relations internes. Comme
l'avaient bien compris les jésuites à la suite de saint Ignace et de
la vision augustinienne du monde, le mal est consubstantiel à
l'homme, même si s'offrent à lui des opportunités de rédemp-
140 REPENSER Ly\ GOUVERNANCE
tion. C'est une réalité qu'il convient de garder à l'esprit en
s'efforçant d'en transformer positivement les effets. Organiser
en quelque sorte la coexistence. Ne pas se complaire dans les
lamentations, mais dépasser pour les transcender la présence
des forces obscures. Eviter autant que possible d'affronter (éty-
mologiquement abattre l'ennemi en le frappant au front), mais
contourner, afin de dériver la violence qui nous assaille, comme
un ingénieur agirait avec le cours d'un fleuve indocile.
Science managériale et sens politique
• Machiavel
Il n'est pas inutile, évoquant l'entreprise, de recourir à l'enseigne-
ment de quelques théoriciens politiques majeurs. Comment
gérer au mieux et conserver la responsabilité dont on est investi ?
Machiavel le premier, dans le cadre significatif de la cour
des Médicis, au commencement du XVIe siècle, a théorisé la
question. Le prince ne doit jamais être dupe de ce qui l'entoure.
Exercer et conserver le pouvoir est un exercice complexe qui
impose de contenir en les gérant au plus près les passions qui
s'expriment autour de lui : l'envie, l'orgueil, la soif de richesse
et de pouvoir. Les conjurateurs peuvent être d'anciens zéla-
teurs. Brutus n'est jamais bien loin de César. Rien de mieux
que les fils pour tuer les pères et les médiocres pour accabler ce
qui excède leurs capacités. L'énergie prédatrice est une des
choses les mieux partagées. « Gouverner, c'est mettre vos sujets
hors d'état de vous nuire ou même d'y penser », chuchote
Machiavel au prince. Celui-ci ne doit pas ignorer que les dévo-
tions peuvent devenir des aversions. « Il faut traiter ses amis
comme s'ils devaient un jour devenir des ennemis » commen-
tera un peu plus tard la Bruyère. La confiance se prête, se
renouvelle mais elle ne se donne pas. Celui qui gouverne
Du bon usage des conflits 141
n'ignore pas que les fidélités sont précaires. L'admiration
n'exclut nullement le sourd désir de prendre la place de celui
que l'on sert.
L'œuvre du Florentin, que l'on décrit parfois, et à tort,
comme un manuel de cynisme, est plutôt un éloge de la luci-
dité, l'art dépouillé d'illusions de naviguer entre les obstacles
sans méconnaître les difficultés, sans jamais perdre de vue la
finalité des actes et des politiques. Considérer les hommes tels
qu'ils sont plutôt que comme ils devraient être. Veiller à ne
jamais se laisser circonvenir, conserver l'acuité de l'attention,
demeurer aux aguets des pièges et des embuscades ; voilà pour-
quoi Machiavel conseille au prince d'être « rusé comme un
renard et féroce comme un lion », ces deux aptitudes que
résume le terme italien de virtù. La nature première du poli-
tique est de savoir mesurer les enjeux, déceler les défaillances,
trancher dans les conflits pour imposer des choix dépourvus
d'ambiguïté qui serviront l'intérêt général.
Nul ne peut exercer sa charge qu'en étant capable de discer-
ner les rictus sous les sourires, les jalousies sous les flatteries. Il
faut ne rien ignorer des vices pour s'efforcer de pratiquer la
vertu. L'intelligence active consiste à utiliser les passions plutôt
que subir leurs effets, jouer des ambitions en se jouant d'elles,
transformer des armes entre les mains des adversaires en outils
dans les siennes.
Le décideur selon Machiavel est comme un artiste qui
sculpte l'entité dont il a la charge, sans avoir la maladresse de la
façonner à son image, mais bien plutôt en fonction de ses
objectifs et de son environnement.
• Clausewitz
Clausewitz, inventeur de la science de la stratégie au début du
XIXe siècle, ne dit pas autre chose. La guerre, qu'elle soit civile
142 REPENSER LA GOUVERNANCE
ou tournée vers l'extérieur, représente ce qu'il appelle une mon-
tée aux extrêmes. Elle figure le théâtre des passions violentes
qui animent les hommes. Elle prend place bien sûr dans le
cadre de la lutte entre les Etats, mais on l'observe aussi à l'inté-
rieur de ceux-ci dans les relations interpersonnelles ou profes-
sionnelles : à force de se combattre, on ne sait plus exactement
ce qui nourrit le combat, mais on continue. En politique
comme ailleurs, les règlements de comptes ne sont pas soumis
à péremption. Clausewitz ajoute que le déferlement des
passions n'exclut pas le recours à la raison pour élaborer les stra-
tégies destinées à mettre l'adversaire à terre. Il n'est qu'appa-
remment contradictoire de mettre en œuvre toute sa force
rationnelle dans des combats qui échappent à toute rationalité.
L'histoire récente d'un grand groupe aéronautique illustre par-
faitement la réalité de ces vendettas internes qui pâtissent lar-
gement à l'intérêt collectif, même si la plupart du temps le
conflit ne fait qu'affleurer au niveau visible.
Comme nous l'avons vu au chapitre précédent, le chef se
situe au-dessus et simultanément au milieu. Au cœur du champ
de bataille. Il ne peut se détacher des soubresauts qui l'envi-
ronnent en se réfugiant dans sa tour d'ivoire. Il n'est ni naïf ni
obsédé du complot. Il porte un regard calme et circonspect,
évitant autant qu'il le peut de laisser transparaître ses doutes ou
ses états d'âme. Le doute ne porte pas irrésistiblement à l'inac-
tion, tant ce qui est contradictoire ne se révèle pas systémati-
quement incompatible. Parmi les facteurs d'incertitude, celui
qui touche la régulation des hommes ne constitue pas le
moindre. Diriger, c'est d'abord démontrer sa capacité à agir sur
ce critère.
En ce sens, la réflexion sur la politique a beaucoup à
apprendre à ceux qui s'intéressent au gouvernement d'entre-
Du bon usage des conflits 143
prise. La science managériale a bien des points communs avec
la science politique, sauf l'échelle du pouvoir. Toutes deux ont
à connaître les coups d'état, les révolutions de palais, le gain ou
la perte de la souveraineté par l'élection ou la décision des
actionnaires, le renforcement ou la ruine de la légitimité. Les
deux posent le problème concret de la gouvernance.
Les formes contemporaines d'expression
de la violence
Celles-ci se sont profondément modifiées. L'expression spon-
tanée de la force brute propre aux sociétés traditionnelles a
cédé le pas à de nouvelles conjonctions plus larvées, mais aussi
plus intériorisées. Les conflits s'expriment moins ouverte-
ment. Ils suivent, comme les eaux souterraines, des chemins
sous-jacents. La guérilla plus que le conflit ouvert. On recourt
plus volontiers au fleuret moucheté dans les relations inter-
personnelles. Les protagonistes usent d'une communication
subtile pour faire prévaloir leurs vues ou manifester leurs anta-
gonismes. On recourt à la rumeur, on distille des informa-
tions, on met en oeuvre des réseaux, on en appelle à la voix de
relais d'opinion. Dans les grandes entreprises, les conflits
s'expriment souvent par médias interposés. L'invective est pas-
sée de mode. Aujourd'hui, les rancunes se chuchotent, les dis-
cordes se murmurent. On négocie des retraits bien plus que
l'on n'impose des départs. La « mise au placard » plutôt que la
rupture brusque. Nous évoluons dans un milieu feutré où on
se parle à demi-mots. On ne recourt plus, comme dans la Flo-
rence de Machiavel, à la dague ou au poison, mais les conflits
de personnes et d'ambitions demeurent aussi tenaces, l'achar-
nement à éliminer le rival, le concurrent ou le contradicteur
aussi vif.
144 REPENSER Ly\ GOUVERNANCE
Au point de vue des relations sociales aussi, de nouveaux
mécanismes se sont progressivement mis en place. Le conflit
social traditionnel était sporadique mais violent. Il représentait
un rapport de force physique entre le patronat et les salariés,
que l'on appelait encore travailleurs, sur un fond de lutte des
classes qui se terminerait par la victoire définitive de l'une des
parties. Tout cela, comme les lendemains qui chantent, est bien
sûr révolu. Il n'y a jamais eu aussi peu de jours de grève en
France qu'aujourd'hui. Le dialogue institutionnel prévaut sur
le conflit, et souvent l'accablement sur la révolte. L'ennemi de
classe a été affublé du doux nom de partenaire. Nous faisons
l'expérience de la marée basse des idéologies, conséquence de
l'effondrement des certitudes individuelles et collectives. Le
militantisme a laissé place à des avatars divers du désenchante-
ment contemporain.
Vivons-nous toutefois en terrain apaisé ? Certainement pas.
La réponse à la contrainte ou au rapport de subordination
s'exprime autrement, dans les attitudes au travail, par la voie
des antagonismes quotidiens, dans l'absentéisme ou les défauts
de réalisation. Le conflit individuel s'achève en arrêt-maladie.
Si nous observons sur un graphique l'évolution des conflits
sociaux et celle des dépressions psychiques, on constate que les
deux courbes suivent des inflexions exactement inverses, et
qu'elles se croisent au milieu des années 1970. Les antidépres-
seurs substituts des luttes sociales ?
L'entreprise n'échappe pas au mouvement de la société tout
entière qui intériorise une part de la violence au lieu de lui laisser
sa libre expression, au risque de conduire les individus à la retour-
ner contre eux-mêmes. Le monde du travail est actuellement
moins sujet aux crises qu'aux malaises, à cet indicible mal-être
qui nourrit les incertitudes, accroît les fragilités et les dépen-
dances, qui parfois détruit des vies. L'exemple récent, ambigu
Du bon usage des conflits 145
mais fortement médiatisé, de France Télécom illustre ce phé-
nomène. Il démontre aussi que le manager dans son art de diri-
ger ne doit jamais oublier que le maillon le plus fragile de la
chaîne qu'il est chargé d'entraîner est constitué d'hommes et
de femmes, dont il faut apprécier au plus juste la capacité de
résistance aux sujétions qu'impose la froide analyse de la mise
en adéquation des moyens. Dans la société d'individualisme
qui est la nôtre, l'affaiblissement des liens familiaux et sociaux
a fait voler en éclats les amortisseurs de désarroi. Quand la
souffrance professionnelle vient rejoindre la solitude sociale, le
désespoir n'est jamais loin.
Au premier siècle avant notre ère, Cicéron ne s'exprimait
pas autrement : « Les chefs doivent tout rapporter à ce prin-
cipe : ceux qu'ils gouvernent doivent être aussi heureux que
possible. »
T3 O C Û fNI i-H O fN © 4-1 JZ ai
"C Q. O u
14
DU BON USAGE DES PASSIONS
Faire d'une source brute un gisement conforme
aux intérêts du groupe
Que faire donc des passions humaines, puisqu'elles sont pré-
sentes et que l'on ne peut les gommer d'une circulaire ?
Un chef d'entreprise amateur de psychanalyse me disait un
jour qu'il faut traiter ces affects comme une source d'énergie
sous pression et leur faire prendre le bon chemin pour que, ne
menaçant plus l'équilibre interne, ils se transforment en source
de vitalité. Il faisait référence à ce que Freud appelle la libido,
cette force brute qu'évoquaient déjà Hobbes et Clausewitz,
alimentée par le désir de parvenir à ses fins (le principe de plai-
sir) en pliant la réalité à ses propres ambitions.
L'art du dirigeant, selon ce chef d'entreprise, consiste juste-
ment à transformer du négatif en positif, par ce que la psycha-
nalyse définit comme le processus de sublimation, autrement
dit la transformation de la nature et de la manifestation de son
énergie désirante. Faire d'une source brute un gisement
conforme aux intérêts du groupe. C'est l'objectif de saint
Benoît lorsqu'il écrit sa règle, destinée à concentrer la vitalité
des moines vers un ensemble très précisément défini de travaux
manuels et intellectuels. On retrouve ce dessein dans la fonc-
tion discrète mais fondamentale longtemps dévolue à la guerre :
transformer des mauvais sujets en bons soldats, retourner vers
l'extérieur de la communauté une violence qui ne doit pas
s'exercer à l'intérieur de celle-ci. C'est ce qu'exprimait de
148 REPENSER Ly\ GOUVERNANCE
manière imagée un homme politique américain du siècle der-
nier : « Fd rather have the guy inside my tent pissing out, rather
than outside my tent, pissing in. »
Les croisades n'avaient qu'accessoirement comme finalité
de délivrer le tombeau du Christ. Il ne s'agit là que de discours
officiel. Elles présentaient plutôt l'opportunité de canaliser
vers l'Orient et les infidèles l'énergie des jeunes cadets sans
terres que la croissance démographique avait multipliés, et qui
aurait fini par menacer l'ordre féodal. Les entreprises colo-
niales répondaient à des motivations aux fondements assez
proches.
« L'âme qui n'a point de but établi, elle se perd »
Le dirigeant doit en conséquence formuler en permanence des
défis à l'intention de son groupe, bander les énergies vers des
objectifs clairement énoncés. Il faut pour avancer être « unis
contre », ce qu'Aristote, précepteur d'Alexandre le Grand, déjà
soulignait au IVe siècle avant notre ère. La France de la IIIe Ré-
publique, toute tendue vers la réintégration à la nation de
l'Alsace et de la Lorraine, répondait à un schéma identique. Les
tensions internes issues de la crise de la Commune et de l'éta-
blissement du régime républicain n'ont pas survécu à ce sur-
saut d'unité. L'homme d'entreprise doit réaliser dans l'espace
qui est le sien ce que l'homme politique accomplit autour de
l'idée d'union nationale. Recréer l'équivalent de la nation,
c'est-à-dire une force fédératrice qui s'éveille et prospère dans
les périodes de péril extérieur, telles les premières années de la
Révolution française. Construire du « nous » plutôt que du
« on ». La vigueur de ce nous fait naturellement reculer les
quant-à-soi. Les cathédrales n'ont guère besoin de chapelles.
Du bon usage des passions 149
La prolifération de saints nuit à la perception de la ferveur
essentielle.
Parce que la force naît d'abord de la conscience de sa fragi-
lité, toute communauté a besoin d'une référence forte à ce qui
la fonde et la constitue : tendre les énergies vers les gains de
parts de marché, fixer des objectifs précis d'améliorations et de
croissance, anticiper les mutations technologiques.
Pour avancer, il faut des défis à relever, des obstacles à écar-
ter. Le dirigeant doit mener de front ces deux données
incontournables de la réussite que sont l'ordre et le mouve-
ment. Faire en sorte que le modèle du changement permanent
à l'intérieur de l'entreprise ne remette pas en cause les indis-
pensables solidarités qui la fondent. Dans ce but il faut privilé-
gier ce qui agrège pour contrarier les forces naturelles qui
défont, substituer une volonté collective aux ambitions indivi-
duelles, tout en fixant à chaque collaborateur de la manière la
plus précise sa place dans le dispositif et l'étendue de ses mis-
sions. Le dirigeant, bien avant le moment de conduire au
combat, est l'homme qui rassemble et réunit {re unire : remettre
de l'unité dans la multiplicité).
Pour atteindre ce but, celui qui est à la tête (étymologique-
ment le chef) doit voir loin et savoir où il va. Il ne tourne pas
en rond mais il va de l'avant. « L'âme qui n'a point de but éta-
bli, elle se perd », remarque Montaigne, et se perdent avec elle
ceux et celles qu'elle est chargée de conduire et qu'elle ne fait
que fourvoyer. Rien n'est plus propice au doute et au réveil
des menées personnelles que les politiques floues et les molles
indécisions. Celui qui dirige, parce qu'il importe qu'il ait les
yeux fixés sur l'avenir, doit s'employer avec constance à dessi-
ner les perspectives, tracer les chemins vers le but poursuivi,
faire détacher les yeux des accidents de terrain pour révéler les
paysages. Il prépare en permanence l'adéquation avec ce qui
150 REPENSER Ly\ GOUVERNANCE
va advenir après. Conscient d'un passé (la culture d'entre-
prise) Il est le pont entre maintenant et demain. Là réside
toute la différence entre administrer et diriger, entre tactique
et stratégie.
La navigation à vue est souvent nécessaire, mais elle doit dès
que possible laisser la place aux larges perspectives. Clausewitz,
analysant les victoires de Napoléon, observait que celui-ci,
contrairement aux stratèges de l'autre camp, avait une vision
globale de la conflagration qui excédait très largement le champ
de bataille. Un dirigeant peut être presbyte, mais il lui est inter-
dit d'être myope.
Cette remarque porte une autre conséquence : on ne dirige
correctement qu'à la condition de s'abstraire du détail quoti-
dien des affaires. Un chef ne s'attarde pas au règlement des
problèmes d'intendance et aux litiges subalternes, quel que soit
le plaisir que l'on peut prendre au règlement des probléma-
tiques secondaires. « L'esprit trop occupé des petites choses
devient ordinairement incapable des grandes » notait juste-
ment la Rochefoucauld, traduisant à sa façon la maxime latine
de minimis non curâtpraetor (le chef ne s'occupe pas des petites
choses). Il ne serait pas inutile d'apprendre dans les écoles de
gestion les conditions de mise en pratique du principe de
subsidiarité. II ne faut s'occuper des choses secondaires qu'à la
condition de constater l'existence d'un blocage grave, généra-
lement révélateur de dysfonctionnements plus profonds.
L'énergie et l'autorité s'usent si on les emploie systématique-
ment à s'immiscer dans ce qui entre dans le champ des ini-
tiatives déléguées.
Il serait déraisonnable de faire abstraction des passions qui
nous environnent. Les grands capitaines d'entreprise l'ont
compris, ou ont vite cessé de l'être. Diriger est un art
complexe, aussi intuitif qu'il peut être scientifique. Il ne serait
Du bon usage des passions 151
pas inutile d'inclure dans les processus de formation de nos
modernes managers une initiation au traitement des pas-
sions. Autre forme de sagesse nécessaire à une heureuse
conduite des hommes, que Ton ne mène que si on les
connaît.
T3 O C Û fNI i-H O fN © 4-1 JZ ai
"C Q. O u
EN GUISE DE CONCLUSION
Gouverner en temps de crise aiguë signifie, plus que jamais,
tenir le gouvernail pour conduire la structure dont on a la
charge vers des horizons plus sereins. C'est une tâche difficile,
délicate, qui ne met pas en jeu seulement une expérience ou
des compétences acquises, mais également les termes d'une
équation personnelle ancrée dans ce que les philosophes quali-
fient de morale.
Authenticité, lucidité, exemplarité, cohérence des compor-
tements et des actions, vision stratégique mêlée à l'intelligence
tactique demeureront pour longtemps les vertus fondamen-
tales de ceux qui dirigent ou aspirent à le faire. Dans le domaine
du management, comme dans d'autres, l'examen critique de
soi-même précède la mise en œuvre des stratégies gagnantes.
Un tel modèle, pour lequel plaident maints exemples de
réussites remarquables, ne fait que revenir aux fondements :
une entreprise est une aventure humaine auquel le challenge de
la confrontation au réel dans l'affrontement concurrentiel
confère une dimension de dépassement de soi et de révélation
de tous les talents dans le respect de la diversité de chacun. Il
n'existe de véritable mutation que si celle-ci touche en premier
les comportements et les cultures, la manière de se situer par
rapport à soi et aux autres, d'appréhender son environnement
immédiat et le contexte global.
Que de gisements inexplorés qu'une habile gouvernance est
de nature à mettre en valeur, que de réservoirs de puissance
sous-évalués et sous-utilisés ! Une entreprise lieu de la concilia-
154 REPENSER Ly\ GOUVERNANCE
tion du respect pour les personnes et de ce qui en est indisso-
ciable, l'exigence à leur égard. Une équipe dirigeante « chef
d'orchestre », qui fait en sorte que puisse s'exprimer le talent de
chacun des musiciens en même temps que se forme l'expres-
sion de leur ensemble.
GLOSSAIRE ET CONTRE-INTUITIONS
Changement : il est la plupart du temps perçu comme une
transition entre deux états qui, implicitement, sont supposés
stables. Les problématiques d'aujourd'hui vont à l'encontre
d'une telle conception. Le changement devient, en effet, per-
manent. Il ne s'agit donc pas de mener à bien une transition, de
« passer un mauvais moment », mais d'accepter une situation
de changement permanent. Prendre contraintes et opportuni-
tés au quotidien.
Cohérence : la cohérence de la démarche est la condition de
toute crédibilité personnelle comme de toute action sur la
culture. Il s'agit, en effet, de disposer des points de repère qui
rappellent en permanence l'orientation qui a été retenue. Un
impératif pour résister à des forces de rappel inscrites dans la
culture d'autant plus fortes qu'elles sont implicites.
Confiance : la confiance est reconnue comme un élément
d'efficacité économique majeur, ou même une condition
préalable. Il est remarquable qu'on en parle aussi peu au sein
de la plupart des organisations (ou dans les formations
managériales).
Deux aspects apparaissent essentiels : « confiance » va avec
« personne » et avec « risque ». Pas de confiance dans la pratique
sans prise de risque. Pas de confiance impersonnelle. On peut
ajouter que la confiance gagne à être éclairée : dans quel
156 OSER LA PERFORMANCE AUTREMENT
périmètre, avec quels types d'objectifs ? C'est dire qu'une commu-
nication authentique peut apparaître comme un préalable.
Au sein de l'entreprise apprenante, on approfondira avec profit
la notion de « 4C ». Confiance, Créativité, Communication et
Courage vont en effet de pair et fonctionnent à l'inverse de la
pile Wonder (ne s'usent que si l'on ne s'en sert pas !)
Déterminants de comportement : les comportements sont
profondément marqués par la conformité aux attentes réelles
ou supposées de la hiérarchie. Il convient de se défier de ce qui
est « apparemment objectif », qui sera vécu dans cette optique.
Il est naturel, dans la perspective d'une culture d'entreprise
apprenante, de s'interroger a priori sur les effets d'une directive
ou d'un outil de gestion, d'une attitude...
Développement personnel : le réintégrer dans le champ de la
formation professionnelle dont il est exclu. Qu'entend-on par
développement personnel en entreprise ?
L'intelligence émotionnelle a été mise à l'honneur par des
auteurs mondialement reconnus comme Paul Eckman et
Daniel Goleman. Pensée et comportement sont marqués,
qu'on le veuille ou non, par l'empreinte affective. Il importe
donc d'apprendre à identifier ses émotions, non pas pour les
éliminer (ce sont des alertes précieuses, c'est-à-dire des moyens
de connaissance puissants) mais pour prendre de la distance
avec elles.
La notion de préférences comportementales est apparue dans
les processus d'embauche. Plusieurs méthodologies ont vu le
jour, les plus connues étant celles de Herrmann (HBDI) et le
MBTI. La connaissance de ses préférences permet de s'appuyer
sur ses points forts et d'identifier ses zones de risque.
Glossaire et contre-intuitions 157
Intelligence émotionnelle et préférences comportementales
développent l'aisance relationnelle à travers la compréhension
des comportements d'autrui. On peut également mentionner
un outil pratique et simple, développé par Eric Berne, l'analyse
transactionnelle. Elle est fondée sur l'idée qu'une transaction
élémentaire entre deux individus peut être porteuse de sens
cachés. Leur identification permet d'améliorer la qualité de la
communication.
Entreprise apprenante : le concept est apparu dans les années
1980, notamment du fait des succès économiques des entre-
prises japonaises. Au-delà des modes managériales, le fonde-
ment est de bon sens : faire appel à toutes les capacités des
hommes, et notamment à des tendances fortes, créativité, désir
de se réaliser, goût de la communication.
L'expérience montre le réalisme d'une telle approche. Elle
implique de la part de l'instance dirigeante une exemplarité,
une volonté d'écoute permanente, la définition d'un projet
ambitieux.
Le saut dans le niveau de la performance économique est la
première justification d'un projet de ce type.
Évaluation : l'évaluation annuelle est le « point crucial » de
l'entreprise apprenante. C'est pour le manager l'opportunité
de motiver et de faire appel aux talents de son collaborateur.
C'est pour ce dernier l'opportunité de s'exprimer, de s'orienter.
Ce processus fait appel à l'authenticité et au courage. Non pas
un temps de « bisounours » mais une vérité humaine qui conci-
lie respect et exigence.
158 OSER LA PERFORMANCE AUTREMENT
Formation : elle a, dans le Périt Robert, la double acception de
« former, se former ; manière dont une chose se forme » et de « édu-
cation intellectuelle et morale d'un être humain ». Eduquer vient
de ducare qui à l'origine signifiait conduire, mener, introduire.
Se « former » au sens de « donner une forme » est bien proche
de « déformer ». Par ailleurs à notre époque où savoirs et savoir-
faire se périment à vitesse accélérée, à l'ambition de former
devrait succéder celle d'ouvrir à la formation, à une formation
permanente. Donc donner le goût de « se former ». En se réfé-
rant au proverbe japonais, non pas donner un poisson mais
apprendre à pêcher. Apprendre à apprendre.
Gouvernance : organisation des systèmes de direction idéale-
ment fondée sur le respect réciproque et la transparence quant
aux objectifs et aux réalisations. La gouvernance est le fonde-
ment de la cohérence de l'action et le levier de la motivation de
l'ensemble des collaborateurs
Innovation : en contexte concurrentiel, un objectif permanent
et le signe de la mobilisation collective au service des clients.
L'innovation va au-delà de la créativité en ce sens quelle bous-
cule modes de fonctionnement et habitudes de pensée.
Interpellation : se mettre en situation d'être interpellé fait par-
tie des responsabilités du dirigeant et de son équipe. Accepter
la critique interne, la susciter et la valoriser (par exemple en
promulguant l'idée de « voies de progrès »). Chercher à l'exté-
rieur : Le retard du développement des PME en France semble
lié à la pauvreté de la population de Business Angels1 (4000 en
1. Olivier Pastré, économiste, membre du Cercle des économistes, Rencontres
économiques d'Aix-en-Provence, 2010.
Glossaire et contre-intuitions 159
France contre 40 000 en Grande-Bretagne et 400 000 aux
USA.). Le premier rôle du conseil d'entreprise ne serait-il pas
d'aider à avoir un autre regard ?
Management : relais entre l'instance dirigeante et les salariés.
Le « talent managérial », concernant les rapports humains, se
développe d'abord à partir de l'expérience. Il est très influencé
par la « culture managériale ». La difficulté naît en période de
mutation culturelle où les recettes intégrées ne sont plus adap-
tées. Cela justifie une « formation/dé-formation/trans-
formation » au management.
Leadership : la notion a été mise à l'honneur par la réussite
d'un certain nombre de « grands dirigeants ». C'est un concept
qui mérite de s'y attarder dans la mesure où il est associé à une
évolution profonde de la pratique managériale. Affirmons clai-
rement que le leadership n'est ni une question de charisme ni
une question de « storytelling » ni une question de QI excep-
tionnel. Il se caractérise à nos yeux par la connaissance de soi et
un parti pris, dans le vécu des responsabilités managériales de
recul, d'écoute des hommes, de vision et d'approfondissement
personnel.
Le leader abandonne le « faire faire » au profit du « amener à
faire » (marquer les axes/objectifs et définir le cadre au sein
duquel l'autonomie responsable de chacun peut s'exprimer).
Performance : le développement personnel et la connaissance
de soi ne donnent pas par eux-mêmes la garantie de faire
mieux.
Il s'avère, en pratique, que l'individu est friand d'une meilleure
connaissance de soi. Par ailleurs lui donner les moyens de
160 OSER LA PERFORMANCE AUTREMENT
progresser dans ce domaine est un signe fort de reconnaissance.
L'introduction du développement personnel dans une organi-
sation joue donc à deux niveaux : amélioration de la culture et
du climat relationnels ; ouverture des individus au change-
ment.
Une action dans ce domaine peut être le préalable à des remises
en cause plus profondes dans le mode de fonctionnement de
l'organisme.
Résistance au changement : le passage d'un fonctionnement
taylorien gouverné par la règle à une culture d'entreprise appre-
nante fondée sur l'autonomie et la créativité ne va pas de soi. La
transition verra se mettre en oeuvre des forces de rappel considé-
rables. Sont en effet mises en cause des positions acquises. L'affi-
chage de l'authenticité comme valeur de référence induit des
évolutions personnelles qui peuvent ne pas être acceptées.
Sens : le sens est le fondement de la motivation. Il aide, en
effet, à ce que chacun puisse percevoir l'utilité de sa mission,
qui s'insère dans l'utilité globale de l'entreprise au sein de la
société. C'est en outre un invariant, un point de repère dans les
inflexions et les changements d'orientation.
Stress : état de faiblesse psychologique contagieux, qui trouve
son origine dans la réception d'injonctions paradoxales (des
instructions ou objectifs implicitement contradictoires) ou
dans un mode de fonctionnement directif qui néglige les
contraintes d'adaptation des personnes.
Talents : le talent est ce qui est naturel, ce à quoi on prend plai-
sir. Cultiver les talents implique de renoncer à des échelles
Glossaire et contre-intuitions 161
« universelles » de performance. II s'agit, en effet, de permettre
au collaborateur de s'appuyer sur ses forces, sans chercher à
corriger ses faiblesses. C'est par la diversité des talents que l'on
obtiendra non pas simplement la performance mais l'excel-
lence.
Théories managériales : les théories managériales qui ont
fleuri depuis plusieurs décennies se sont, pour la plupart, carac-
térisées par un vocabulaire original et un cadre conceptuel
pauvre. Il repose en effet sur la définition/la mise en place de
solutions imprégnées de taylorisme (faire faire selon un schéma
préétabli, imposé aux hommes).
Dans cet ordre d'idée le benchmark est l'aveu implicite du
recours au mimétisme. Le principal défaut de nombre de ces
théories, qui reposent sur l'idée d'optimisation (faire mieux par
l'organisation, les modes de fonctionnement...) est d'opérer
dans un milieu implicitement stable.
La Theory of Constraints de E.M. Goldratt, apparue au début
des années 1980 est l'exemple d'une approche profondément
innovante, la plupart du temps rejetée du fait de la remise en
cause de « concepts universels ». C'est la raison essentielle du
caractère confidentiel qu'elle conserve. Sa pleine efficacité
réclame une ouverture d'esprit préalable. Elle peut alors don-
ner des résultats très surprenants.
Le contexte d'aujourd'hui, extrêmement exigeant, demande
de l'indépendance d'esprit et l'ouverture de la nouveauté.
L'acceptation de telles « règles du jeu » conduit le dirigeant à
rechercher l'efficacité en s'appuyant sur les hommes qui
l'entourent en affichant à leur égard des exigences du même
ordre.
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BIBLIOGRAPHIE CHOISIE
La bibliographie qui suit, complémentaire des « Pour aller plus
loin » qui jalonnent la réflexion, a été établie, parmi les dizaines
d'ouvrages dignes d'intérêt, avec deux objectifs : aller au plus court,
à la « substantifique moelle » ; couvrir un champ large afin de
répondre à des préoccupations variées des lecteurs.
Sorties de crise et Pourquoi il faut partager les
revenus [Patrick Artus et al.)
Patrick Artus est directeur de la recherche de Natixis et univer-
sitaire. Il cosigne deux ouvrages remarquables dont le titre ne
reflète que bien partiellement la richesse. Avec pédagogie et
sans le moindre soupçon de démagogie, les deux ouvrages
donnent une vision claire du contexte macroéconomique
actuel, des enjeux et des voies de solution.
Rien de réjouissant puisque fondamentalement les illu-
sions et faux semblants ne sont plus de saison. Il faut prendre
en compte la mutation économique profonde que connaît la
planète. Les « fuites en avant » dans les déficits ou le crédit
seraient mortelles. Seule voie ouverte, celle de la prise de
conscience et de la collaboration à tous les niveaux. Qu'il
s'agisse d'un Etat ou d'une classe sociale, nul n'a plus les
moyens de s'en sortir seul. Et les ressorts de rappel n'existent
pas, mais plutôt des mécanismes pro-cycliques qui mènent à
la catastrophe.
164 OSER LA PERFORMANCE AUTREMENT
« Il faut sauver le soldat Obama », le retour à la santé des
USA étant une des clés de la sortie mondiale de crise. L'Europe
est la seule issue pour l'ensemble de ses membres, une Europe
solidaire, intégrée. Eviter le piège de la déflation implique de
privilégier les revenus. Donner les moyens comptables aux
investisseurs de long terme de jouer ce rôle est une priorité
absolue... La liste est longue des constats qui deviennent « évi-
dents » sous la plume des auteurs. Le lecteur en ressort aba-
sourdi, interpellé... et convaincu que la « vraie crise » est encore
à venir. Le monde aborde une phase radicalement nouvelle
d'intégration, faite d'interdépendances reconnues, acceptées,
où le courage politique et la lutte contre les « égoïsmes natu-
rels » sont les points de passage obligés de la survie collective.
Patrick Artus, Olivier Pastré, Sorties de crise, Perrin, 2009.
Patrick Artus, Marie-Paule Virard,
Pourquoi il faut partager les revenus, La Découverte, 2010.
La France sans ses usines
(Patrick Artus et Marie-Paule Virard)
L'histoire de la désindustrialisation qui s'est accélérée de
manière très préoccupante à la suite de l'avènement de l'euro.
Tous les indicateurs convergent et les explications avancées
sont crédibles, solides, étayées. Les voies de solution aussi,
au-delà des « rêves paresseux » d'un prix Concourt préconi-
sant une France réduite à une « Floride européenne ». La
réalité économique serait beaucoup moins souriante et
humainement profondément décevante : une abdication.
Le sursaut, quant à lui, impose de prendre à bras-le-corps les
réalités qui s'appellent R&D, PME à soutenir, formation aux
métiers industriels, fiscalité adaptée. Rien qui ne soit hors de
portée, mais à coup sûr un effort collectif inscrit dans la
Bibliographie choisie 165
durée, qui suppose une prise de conscience et l'affirmation de
choix politiques clairs.
Patrick Artus et Marie-Paule Virard,
La France sans ses usines, Fayard, 2011.
La France doit choisir (Jean-Louis Beffa)
Ancien dirigeant du groupe Saint-Gobain, Jean-Louis Beffa est
un fin connaisseur du monde économique. Très pédagogique,
l'ouvrage présente une vision de toutes les grandes puissances
de notre monde globalisé. C'est clair, simple, informé. De ce
seul point de vue, un ouvrage remarquable et parfaitement
recommandable. L'auteur se réfère en particulier à une grille de
lecture économique : la balance du commerce extérieur illustre
le fait que les services ne peuvent jamais, à eux seuls, déboucher
sur un équilibre.
Viennent en fin d'ouvrage la vision de la France et celle de
l'Europe. Une lecture exempte de toute polémique, qui met en
évidence que notre pays, depuis un demi-siècle, a évité de faire
un choix clair. La désindustrialisation, qui explique la persis-
tance d'un taux de chômage élevé, résulte d'une option impli-
cite pour une approche libérale-financière, par opposition au
modèle qui a prévalu en Allemagne (commercial-industriel).
L'approche libérale-financière inaugurée par Pierre Bérégovoy
débouche sur un déclin programmé. Est-ce ce que nous vou-
lons ? Sinon, sommes-nous prêts aux remises en cause qui
s'imposent ? Le contexte économique et européen ne permet
plus d'éluder la question. Il va falloir répondre. Merci Mon-
sieur Beffa de cette présentation lumineuse et synthétique du
dilemme face auquel nous nous trouvons.
Jean-Louis Beffa, La France doit choisir. Le Seuil, 2012.
166 OSER LA PERFORMANCE AUTREMENT
Wanagement, manager à contre courant |Benjamin
Chaminade, Armand Mennechet, Pierre-Yves Poulain)
Un ouvrage « décapant » : le point de vue d'un « digital native »
sans complexe qui voit le monde à la lumière des réseaux sociaux,
du mouvement et de l'entreprise apprenante. « Apprenez à ne
pas être comme votre manager actuel en sept leçons » (les cein-
tures du judoka) : rêvez pour inventer l'avenir, faites confiance et
soyez positif à l'égard de vos équipes ; sachez utiliser les réseaux...
et ayez confiance en vous. Dit autrement, sachez abandonner
vos croyances dépassées pour être de votre temps. Bibliographie
intéressante. Court, dynamique, salutaire.
Benjamin CuAMiNADE, Armand MENNECHET, Pierre-Yves Poulain,
Wanagement, manager à contre-courant, Dunod, 2012.
Le capitalisme est-il moral ? Sur quelques ridicules
et tyrannies de notre temps (André Comte-Sponville)
Une réflexion limpide sur la fonction économique et les
questionnements que soulèvent les excès, condamnations ou
idéologies dans ce domaine. André Comte Sponville propose,
dans ce petit ouvrage, une analyse qui remet clairement les choses
« à leur place » : Ne mélangeons pas tout, apprenons à nous situer
et à mieux assumer nos responsabilités dans le regard que nous
portons sur l'entreprise et la société. Simple, éclairant, utile.
André Com te-Sponville, Le capitalisme est-il moral ? Sur quelques ridicules
et tyrannies de notre temps, LGF, 2006.
Le Petit Livre du développement durable
et L'Effet papillon (Xavier de Bayser)
Xavier de Bayser est un banquier qui, de longue date, se préoc-
cupe d'investissement socialement responsable. Les deux
ouvrages sont préfacés par Nathalie Kosciusko-Morizet.
Bibliographie choisie 167
Le Petit Livre est une réflexion qui, en mots très simples,
démystifie le développement durable. Il s'agit, simplement,
d'accepter d'ouvrir les yeux et de se montrer responsable.
10 mots, c'est peu, et c'est assez lorsque la démarche est péda-
gogique. Un ouvrage qui est résolument à mettre entre toutes
les mains.
L'Effet papillon narre l'aventure de pionniers convaincus qui
ont inventé des solutions viables à la malnutrition, à la défores-
tation, à la famine. C'est possible, c'est très peu coûteux (beau-
coup moins que toutes les aides habituelles). Il suffit de le
vouloir, c'est-à-dire d'accepter le choix de l'interdépendance, à
l'encontre peut-être d'intérêts « capitalistes » mal compris. Le
voulons-nous ? Et, en attendant une prise de conscience large,
11 reste possible, à l'échelle individuelle, de se tourner vers ces
« investissements socialement responsables » qui font des
miracles.
Xavier de Baysf.r, Le Petit Livre du développement durable
— 10 mots pour changer la planète. Editions de l'Archipel, 2009
et L'Effet papillon —petits gestes, grands effets
pour une croissance durable, Editions de l'Archipel, 2011.
L'Entreprise réconciliée
(Jean-Marie Descarpentries, Philippe Korda)
On ne présente plus Jean-Marie Descarpentries, redresseur
de CarnaudMetalbox, puis de Bull. Philippe Korda est le
créateur d'un cabinet de consultant (Korda&Partners). Les
auteurs partent de constats irréfutables : baisse tendancielle
de l'engagement des salariés ; non prise en compte des
hommes dans la comptabilité autrement que sous forme de
charges. Va-t-on irrémédiablement, la globalisation aidant,
vers un désamour dont les conséquences donnent froid dans
le dos ?
168 OSER LA PERFORMANCE AUTREMENT
La réponse est claire et argumentée : « On ne bâtira pas
les entreprises de demain avec les modèles d'avant-hier. »
Dit autrement, les crédos managériaux qui s'appellent bud-
get, management par objectifs et entretien annuel d'évalua-
tion sont obsolètes. Il convient, partant des sources de
satisfaction des hommes que sont aussi les salariés, de se
focaliser sur les « enjeux de progrès », d'amener les hommes
à se dépasser, et pour cela les respecter et donner du sens à
leur action professionnelle. Il faut également avoir le cou-
rage de sortir des logiques trop binaires issues du taylorisme :
oui, lorsque l'intelligence se met en marche, on peut attendre
beaucoup, beaucoup plus. À la complexité du monde
moderne répond l'appel aux ressources des hommes et la
promotion du leadership.
Jean-Marie Descarpentries, Philippe Korda, L'Entreprise réconciliée.
Comment libérer son potentiel économique et humain, Albin Michel, 2007.
Reprenons-nous ! (Jean-Paul Delevoye)
Jean-Paul Delevoye a une connaissance intime de notre pays :
homme politique, ministre, médiateur de la République. Il
porte un regard empathique et un jugement sévère : notre
société est malade ; elle se délite. L'individualisme et le corpo-
ratisme prennent le pas sur les solidarités alors que de plus en
plus d'individus se retrouvent dans la précarité, la pauvreté, la
mise à l'écart.
Il est urgent que nous nous reprenions, que nous retrou-
vions les voies d'un dialogue à tous niveaux, que nous renon-
cions à ces replis frileux. Choisir la confiance plutôt que la
défiance. Penser à long terme et non plus en fonction des
urgences. Une révolution politique au plein sens du terme.
Jean-Paul Delevoye, Reprenons-nous l, Tallandier, 2012.
Bibliographie choisie 169
Propos de O.L Barenton, confiseur (Auguste Detoeuf)
Un « bel ouvrage », réédité sur le modèle de l'édition originale
de 1947. Une vie d'expérience de dirigeant, un humour remar-
quable, le regard acéré. Un roman en même temps qu'un traité
de management gouverné par le bon sens. Un ouvrage que l'on
prend, que l'on laisse après y avoir trouvé une « pépite », que
l'on reprend. Sous la légèreté du propos affleure en permanence
la profondeur de la réflexion. « Ce n'est pas au pied du mur
qu'on connaît le maçon, c'est tout en haut » ou « Plus un
contrat règle d'éventualités prévues, plus il crée de dangers au
cas oîi il s'en produit d'imprévues ». Un ouvrage dont on peut
se délecter en s'enrichissant, soixante ans après sa sortie.
Auguste Detoeuf, Propos de O.L. Barenton, confiseur, Eyrolles, 2008.
La fatigue des élites. Le capitalisme et ses cadres
(François Dupuy)
L'auteur argumente de façon convaincante la démobilisation de
l'encadrement, en explicitant les causes profondes de cet état de
fait : le cadre, « Un dieu déçu qui se souvient des cieux ».
Des cadres « déprotégés » à la suite du passage d'une écono-
mie de l'offre à l'économie de la demande... des « modes »
managériales qui traitent du comment et multiplient les solu-
tions « technocratiques », sans vouloir s'interroger sur le pour-
quoi.
Que faire ?
Accepter le flou et la déspécialisation.
Organiser l'apprentissage permanent.
Raisonner en termes de parcours, non de carrière.
... Et développer une relation adulte entre dirigeant et
cadres ou managers.
170 OSER LA PERFORMANCE AUTREMENT
Un ouvrage qui apporte des éléments précieux sur l'évolu-
tion de la mentalité de l'encadrement : une mutation est en
cours, qui correspond de la part des cadres à une demande
implicite d'autonomie et de responsabilisation.
Les voies de solution à ce malaise qui se traduit par
démotivation, désinvestissement, prise de distance ne peuvent
être inventées qu'en commun. Cela suppose d'avoir le courage
de sortir des idées toutes faites, et en particulier de la recherche
dans les schémas du passé des solutions du futur. Celles-ci
reposent sur un nouveau paradigme, celui du respect des
hommes.
François Dupuy, La Fatigue des élites.
Le capitalisme et ses cadres,
coll. « La République des idées », Le Seuil, 2003.
Lost in management (François Dupuy)
François Dupuy est un sociologue de renom. Il livre un diag-
nostic de la santé des organisations, sur la base des missions
qu'il a remplies ces dernières années. Diagnostic pessimiste : les
« aises » que les entreprises ont prises lorsque le marché absor-
bait tout ce qui lui était proposé ont un prix lourd à payer. La
ré-internalisation des contraintes liées à la concurrence n'a pas
vraiment fait bouger des lignes qui s'appellent « poches de sous-
travail », corporatisme qui ne dit pas son nom, fonctionnement
auto centré, ignorant du client... Où trouve-t-on l'amorce
d'autre chose ? Dans les organisations qui laissent aux hommes
des degrés de liberté et où la hiérarchie ne prétend plus pouvoir
tout résoudre et organiser d'en haut.
François Dupuy, Lost in management.
La vie quotidienne des entreprises au XXf siècle,
François Dupuy, Le Seuil, 2011.
Bibliographie choisie 171
Si on faisait confiance aux entrepreneurs
(Xavier Fontanet)
Une expérience passionnante de consultant (le BCG à son
démarrage en France), puis à la tête d'entreprises très diffé-
rentes (Bénéteau, la restauration des Wagons-Lits, Essilor). Un
dirigeant pédagogique, synthétique qui raconte les leçons et
convictions d'une vie. Ouvrage de témoignage et de réflexion
où les fils conducteurs sont clairs et s'entremêlent : le premier
est la conviction que la concurrence (le marché) est la seule
voie pour que l'entreprise vive et se développe « c'est le client
qui commande ». Aux dirigeants d'avoir l'intelligence pour
comprendre, l'humilité pour discerner, le courage pour dire et
orienter. Le second est la foi dans les hommes. La performance
économique repose sur la confiance et la responsabilisation à
tous les niveaux. Alors l'entreprise peut être le lieu privilégié où
le challenge permanent fait grandir les hommes.
Une lecture tonique en même temps que particulièrement
pédagogique sur les mécanismes économiques, l'appréhension
d'un compte de résultats, l'appel aux marchés financiers. Un
ouvrage qui aide à garder la foi dans l'aventure collective qu'est
une entreprise. Une vision du capitalisme qui, bien au-delà des
caricatures et des images toutes faites, réconcilie avec l'écono-
mie. Oui, c'est possible avec et à travers les hommes.
Xavier Fontanet, Si on faisait confiance aux entrepreneurs,
Manitoba-Les Belles Lettres, 2010.
L'État est mort, vive l'État (Charles Gave)
Charles Gave est un économiste indigné. Indigné des contre-
vérités que nombre de spécialistes propagent au mépris de la
réalité, pour le plus grand profit d'une classe politique fran-
çaise qui, depuis quarante ans, choisit la facilité des déficits.
172 OSER LA PERFORMANCE AUTREMENT
Agrémenté de schémas pédagogiques très clairs, le livre nous
montre comment nous avons préféré collectivement l'ineffica-
cité, refusant le risque et menant des combats d'arrière-garde
perdus d'avance.
À l'heure où la Chine affirme sa puissance, où le monde
économique bascule il est grand temps de revenir aux réalités,
le confort intellectuel dût-il en souffrir. Nous sommes acculés
et il faut, pour regarder l'avenir, du courage et de la détermina-
tion. La bataille engagée est comparable à celle des Lumières.
Une révolution culturelle et une lutte pour enlever le pouvoir à
ceux qui en ont grandement mésusé. Une lecture saine, déca-
pante, de surcroît agréable.
Charles Gave, L'Etat est mort, vive l'Etat. Pourquoi la faillite étatique
qui s'annonce est une bonne nouvelle, François Bourin, 2009.
L'Intelligence émotionnelle au travail
(Daniel Goleman, Richard Boyatzis, Annie McKee)
Daniel Goleman est l'inventeur et le promoteur de l'intelli-
gence émotionnelle [Emotional Intelligence, Bantam Books,
1997), popularisée sous la forme du QE.
L'ouvrage est centré sur l'entreprise. Certains leaders réus-
sissent mieux que d'autres, à QI comparables. C'est notam-
ment dans des restructurations associées à des évolutions
culturelles importantes. La caractéristique qui les différencie
paraît être l'intelligence émotionnelle : avoir conscience de soi
et de ses émotions, savoir gérer ses émotions, exercer son intel-
ligence interpersonnelle, mettre en oeuvre son intelligence
sociale.
Tout un chacun peut travailler dans ces domaines. C'est ce
qui peut permettre à un leader de « mettre l'entreprise en réso-
nance ».
Bibliographie choisie 173
« Les managers de résonance » brisent l'ancien moule du
leadership... fondé sur l'autorité hiérarchique et la puissance
de la position personnelle... Désormais, les meilleurs excellent
dans l'art des relations... L'excellence est en passe d'être redé-
finie en termes interpersonnels à l'heure où les entreprises
suppriment des échelons hiérarchiques, fusionnent... et où
les clients et les fournisseurs redéfinissent le réseau de rela-
tions ».
L'ouvrage, étayé sur des exemples et des enquêtes significa-
tives, propose une méthodologie de travail personnel.
La thèse est particulièrement convaincante.
Daniel GOLEMAN, Richard BoYATZIS, Annie McKee,
L'Intelligence émotionnelle au travail. Village Mondial, 2003.
La Fin du management (Gary Hamel)
L'auteur est enseignant au plus haut niveau (Harvard et London
Business School). La thèse présentée est simple : Les principes
du management n'ont pas varié depuis qu'ils ont été énoncés
par Fayol, puis affinés par Taylor. Le management serait-il le
domaine où l'innovation ne se justifie pas ? Les exemples de
réussites remarquables qui s'appellent Google, IBM, Best Buy,
Whole Food et quelques autres montrent qu'il n'en est rien.
L'avenir s'appelle « intelligence collective » et repose sur un pos-
tulat profondément innovant : Le chef n'a plus raison par défi-
nition ; la réalité est devenue trop complexe, trop mouvante
pour que l'on puisse éviter de faire appel à la créativité et à
l'esprit de responsabilité de chacun... En contradiction avec la
conception « classique » du management. Comme le dit John
Mackey « L'une des clés pour comprendre notre entreprise,
c'est que les gens qui l'ont créée ne savaient pas comment ils
étaient censés s'y prendre ».
174 OSER LA PERFORMANCE AUTREMENT
De façon concrète, il s'agit d'avoir le courage de mettre en
question organigrammes, emplois du temps, systèmes de
rémunération, plan stratégique « gravé dans le marbre »...En
fait, il s'agit fondamentalement de croire aux hommes avant de
s'approprier les croyances accumulées en management depuis
deux siècles, tout simplement parce qu'elles ne sont plus suffi-
samment pertinentes1.
Un ouvrage salutaire, qui propose une « méthodologie »
pour décoder l'ADN du management et mettre en cause ces
certitudes implicites qui sont devenues fausses. Sortir de la
« pensée unique », par définition implicite, pour innover en
faisant confiance à son intuition, en se fiant à ses convictions.
Gary Hamel, La Fin du management, Vuibert, 2008.
Stratégie sans complexe (Bruno Jarrosson)
« Est stratégique tout ce qui coûte cher en erreur ». Ce simple
propos donne le ton d'un ouvrage frappé au coin du bon sens.
D'une lecture facile, il démystifie de manière salutaire
l'approche de la stratégie. Il montre que ce n'est nullement un
domaine réservé aux « grands groupes ». Il donne des points de
repère concrets.
Bruno Jarrosson est un « expert en stratégie » en ce sens qu'il
est intervenu dans des entreprises fort variées, auprès d'équipes
dirigeantes diverses. Il livre là sa méthodologie, qu'il a fait par-
tager au long des années à de nombreux clubs APM.
1. En notant au passage que Mary Parker Follett, contemporaine de Taylor,
était très proche de ce qui se dégage aujourd'hui. Il n'y avait donc rien
d'inévitable dans ce qui est devenu une « évidence ».
Bibliographie choisie 175
Un ouvrage de culture générale, que tout dirigeant se devrait
d'avoir parcouru... ou approfondi. De quoi ouvrir des hori-
zons nouveaux et susciter de nombreuses questions.
Bruno Jarrosson, Stratégie sans complexes, Dunod, 2004.
Les Transformations silencieuses (François Jullien)
François Jullien, philosophe et sinologue, dirige l'Institut de la
pensée contemporaine. Il publie un court essai au titre évoca-
teur. Les grandes transformations, remarque l'auteur, sont silen-
cieuses, bien au-delà de l'écume et du fracas de l'événementiel.
D'où l'importance d'un regard attentif aux signaux faibles.
C'est l'occasion d'une réflexion profonde sur l'incapacité de
la pensée dialectique, celle de Platon et d'Aristote, à décrire les
processus d'évolution, enfermés qu'elle est dans l'appellation
des situations. Les langues occidentales excellent à parler de
blanc et de noir, de jeune et de vieux, de froid et de chaud. Elles
ne peuvent ni ne savent décrire le cheminement de l'un à
l'autre, voir dans le même temps les « contraires ».
C'est un exercice naturel à la pensée chinoise qui embrasse
le Yin et le Yang. Elle ne croit pas à la rupture et considère le
processus d'évolution en tant que tel.
Un ouvrage qui ouvre des perspectives et incite à la réflexion :
quels sont ces signaux faibles qui peuvent nous donner des
indications sur les « transformations silencieuses » en cours ?
Prenons conscience de la pauvreté, dans ce domaine, de notre
langage, de notre pensée. Une réflexion d'autant plus enrichis-
sante qu'elle fait écho à la faillite du tout rationnel que met en
évidence la « crise » actuelle. La globalisation du monde peut
être un enrichissement dès lors que l'humilité nous habite et
non l'orgueil.
François Jullien, Les Transformations silencieuses, Grasset, 2009.
176 OSER LA PERFORMANCE AUTREMENT
Le Goût de l'autre (Elena Lasida)
Elena Lasida est docteur en économie. Son ouvrage, engagé,
est un acte de foi dans l'homme et sa capacité à humaniser une
société qui se définit d'abord par l'économie. La « crise » est, de
ce point de vue, une opportunité.
La finalité de l'économie est de penser le vivre ensemble, de
révéler et susciter le « goût de l'autre » : un lieu ou l'on apprend
à vivre, où l'on construit sa vie personnelle et sa vie avec
d'autres, un moyen qui nous oblige à définir nos finalités et
nous apprend à faire des choix.
La création n'est pas la fabrication, et il n'y a pas de place
en économie pour la création si elle est définie uniquement
comme processus de fabrication et d'allocation de ressources
matérielles. La fabrication est orientée vers l'accès et la satis-
faction des besoins, tandis que la création se situe plutôt au
niveau de la contribution et de la participation de chaque
personne à cette activité. Dès lors le développement durable
ne consiste pas tellement à faire durer nos acquis, mais plutôt
à faire durer notre capacité créatrice. Rendre le développe-
ment durable suppose donc d'assurer à chaque personne,
présente et future, non pas les biens nécessaires pour vivre
mais plutôt la possibilité de participer à leur production. Un
développement pensé à partir de la place que chaque per-
sonne y occupe plutôt que de sa capacité à accéder aux biens
nécessaires.
Alors, l'économie peut devenir tout à la fois le lieu ou se
construit la société, un facteur de médiation sociale et une
source de richesse relationnelle. Un ouvrage « radical », qui
interpelle, dérange et ouvre de nouveaux horizons.
Elena Lasida, Le Goût de l'autre. La crise,
une chance pour réinventer le lien, Albin Michel, 2011.
Bibliographie choisie 177
N'écoutez pas votre cerveau. Comment rester
sain dans un monde malade (Martine Laval)
Martine Laval est psychologue, coach et consultante. Elle
anime un cycle de formation pour dirigeants à HEC. Le titre
de la conclusion de son ouvrage est éloquent : « S'offrir la
conscience comme compagne de vie. » Cela signifie nous
comprendre nous-mêmes. Avant d'être « cortex et penseurs »,
nous sommes « perceptions et émotions », tout simplement du
fait que notre cerveau s'est développé dans cet ordre. Et nous
vivons dans un monde malade de logique et de raisonnements
déconnectés de nos propres réalités. Il s'agit donc de nous « ré-
habiter », de retrouver nos sources et nos richesses. Une analyse
riche d'enseignements autant que passionnée, qui fournit des
clés de lecture précieuses.
Martine Laval, N'écoutez pas votre cerveau.
Comment rester sain dans un monde malade, InterEditions, 2010.
Au risque de gagner (Olivier Lecerf)
L'interview d'un dirigeant qui a marqué son époque, sans doute
parce qu'il a fait montre de deux qualités à un niveau éminent :
le courage de l'entrepreneur et la cohérence dans la démarche,
ce qui l'a amené à abandonner son poste à la tête du groupe
Lafarge lorsque la relève, qu'il s'était donné comme mission de
construire, a été prête.
L'ouvrage, qui n'a pas pris de ride depuis sa parution en
1991, est passionnant. Il raconte l'aventure de l'homme Oli-
vier Lecerf, avec toute son épaisseur, ses questionnements. Il
raconte le virage du groupe vers la mondialisation. Il raconte la
manière dont une équipe prend en compte cette mutation et la
financiarisation qui l'accompagne.
178 OSER LA PERFORMANCE AUTREMENT
Les anecdotes dont fourmille l'ouvrage le rendent très plai-
sant. Le lecteur y fera une moisson abondante de réflexions de
fond, de points de repère dans le monde économique actuel.
Les questionnements et commentaires des deux interviewers
(Jacques Barraux et Philippe de Woot) sont d'une qualité et
d'une hauteur de vue peu communes.
Olivier Lecerf, Au risque de gagner.
Le métier de dirigeant. Editions de Fallois, 1991.
Les Démarches compétences
(Antoine Masson, Michel Parlier)
Le premier chapitre « De quoi s'agit-il ? » pose clairement le
problème : l'entreprise et ses dirigeants veulent-ils rester dans
une démarche de type taylorien ? auquel cas il s'agit de mana-
ger des compétences en établissant un référentiel « théorique »
des compétences, ou plus exactement des qualifications. Ou
bien s'agit-il de s'engager dans un management par les compé-
tences, c'est-à-dire de développer la capacité de tout collabora-
teur à agir et à prendre des initiatives en tenant compte des
finalités de l'organisme et du contexte précis dans lequel il évo-
lue à un moment donné ?
Passer des qualifications aux compétences c'est rechercher
une capacité et une volonté d'action qui, quel que soit le poste
occupé, tiennent compte des finalités et prennent en compte à
tout moment le contexte dans lequel se situe le salarié.
Le champ d'action de la démarche compétences étant ainsi
délimité, l'ouvrage s'attache à décrire, de façon très concrète les
enjeux, les problématiques et l'enchaînement des étapes qui
conduit à « l'entreprise apprenante », celle où les salariés, associés
au sens de l'aventure collective, exercent créativité et responsabi-
lité. Un contrat gagnant-gagnant qui doit être soigneusement
Bibliographie choisie 179
pesé et dans lequel chacun s'engage en connaissance de cause...
dans la perspective du partage d'une performance globale d'une
tout autre dimension.
Antoine Masson, Michel Parlier,
Les Démarches compétences, Anact, 2004.
La Connaissance créatrice
(Ikujiro Nonaka, Hirotaka Takeuchi)
Diplômés de Berkeley, les auteurs enseignent à l'université
Hitotsubashi. Ils s'intéressent à la capacité de créer et de valori-
ser de nouvelles connaissances et proposent une analyse des
contextes organisationnels qui permettent de développer cette
capacité aux niveaux individuels aussi bien que collectifs.
L'analyse est fondée sur la mise en évidence des deux types
de connaissances sur lesquelles s'appuie la performance écono-
mique : les connaissances explicites, seules valorisées dans la
culture occidentale, et les connaissances tacites, essentielles à la
réussite des processus. Nier ou négliger ces dernières, ne pas
leur reconnaître leur place, c'est se priver d'une part détermi-
nante pour la performance économique, de la capacité créa-
trice de l'organisation.
Appuyé sur de nombreux exemples, japonais aussi bien
qu'occidentaux, l'ouvrage propose les clés de l'entreprise appre-
nante : limiter la « normalisation interne » en laissant des
espaces de recouvrement ; porter une attention particulière et
valoriser le management intermédiaire ; laisser des espaces de
liberté ouverts à l'expérimentation et au risque, développer une
vision et donner du sens à l'aventure entrepreneuriale... Et
savoir introduire judicieusement du désordre.
Un ouvrage qui mérite d'être travaillé en profondeur. Les
conclusions rejoignent le bon sens, pas si répandu que cela,
180 OSER LA PERFORMANCE AUTREMENT
surtout si l'on doit remettre en cause les « dogmes » de l'effica-
cité économique occidentale, dont on voit les limites, les
constructeurs automobiles américains l'illustrent de façon élo-
quente à l'heure actuelle. Mais combien d'entreprises sont
sous-performantes ou hypothèquent leur avenir faute d'avoir
pris le recul nécessaire sur l'origine première de la performance,
les hommes ?
Ikujiro Nonaka, HirotakaTAKEUCHi, La Connaissance créatrice.
La dynamique de l'entreprise apprenante. De Boeck, 1997.
Le Capitalisme d'héritiers (Thomas Philippon)
Un ouvrage simple, clair, court (une centaine de pages) sur un
sujet d'intérêt général : la crise française du travail.
Thomas Philippon est un économiste de renommée inter-
nationale. Il enseigne à la Stern School of Business (New York
University).
Sa thèse, fort argumentée à partir d'études statistiques offi-
cielles, est que la France pâtit de l'incapacité du management
français à créer des relations sociales productives. Une situa-
tion qui trouve son origine dans l'histoire du capitalisme en
France.
Le « management bureaucratique et familial » propre aux
entreprises françaises d'aujourd'hui entretient cet état de blo-
cage et rend fort difficile la mutation qu'impose la mondialisa-
tion économique. Il faut entendre par « management
bureaucratique et familial » cette propension persistante à choi-
sir les dirigeants, non pas en fonction de leurs compétences et
de leur performance au sein de l'entreprise, mais dans les
« familles » que sont les « écoles ».
Cette « maladie », qui réserve l'intelligence et les décisions à
une élite, inhibe l'expression des salariés, les rend « malheureux
Bibliographie choisie 181
de travailler »... bref crée un climat de blocage d'autant plus
dangereux qu'il est devenu culturel.
Une lecture décapante et salutaire. Même si l'on n'épouse
pas toutes les thèses de Thomas Philippon, il met le doigt sur
les clés de la performance dans le monde d'aujourd'hui : sou-
plesse, intelligence collective et appel à tous les talents.
Thomas Philippon, Le Capitalisme d'héritiers, coll.
« La République des idées », Le Seuil, 2007.
Le Réveil des démons (Jean Pisani-Ferry)
Un ouvrage d'actualité par le directeur du think tank euro-
péen Bruegel. Très pédagogique, l'ouvrage donne une vision
large de l'aventure de l'euro, largement improvisée par ses
inventeurs. On comprend l'articulation du monétaire et de
l'économique. On voit les difficultés qui se profilent et l'étroi-
tesse d'un chemin sous contrainte. Le prix à payer pour un
retour en arrière serait à coup sûr exorbitant et le résultat pro-
fondément incertain. Reste à inventer le projet politique qui
seul peut donner aux pays et aux économies le fondement
d'une monnaie unique stable. Eclairant, lucide. Un appel au
courage.
Jean Pisani-Ferry, Le Réveil des démons.
La crise de l'euro et comment nous en sortir, Fayard, 2011.
Cultiver son leadership (Steven Sample)
Steven Sample est président de l'Université de Californie du
Sud, qui a connu, sous son égide, un développement extrême-
ment important.
Il conceptualise dans cet ouvrage son expérience person-
nelle de leader, c'est-à-dire de manager entraineur d'hommes.
182 OSER LA PERFORMANCE AUTREMENT
Des propos empreints d'un profond bon sens. Des recom-
mandations saines : « Pensée nuancée, pensée affranchie, art de
l'écoute, travaillez pour ceux qui travaillent pour vous... »
Une lecture simple et rafraîchissante. Bon sens, peut être,
mais comme il est bon de s'y retremper !
Steven Sample, Cultiver son leadership, Eyrolles, 2007.
Un autre monde. Contre le fanatisme de marché
(Joseph E. Stiglitz)
Prix Nobel d'économie 2001, Joseph Stiglitz est un « expert
engagé ». Extrêmement introduit dans les milieux interna-
tionaux, ayant vécu de l'intérieur (à la Maison Blanche, à la
Banque Mondiale) l'histoire économique mondiale de ces der-
nières années, il nous livre une synthèse éclairante des grandes
problématiques, ou « ce que j'ai toujours voulu savoir sur la
mondialisation ».
L'ouvrage, très facile à lire, ne s'arrête pas à une analyse cri-
tique. L'auteur propose des voies de solutions réalistes pour
sortir d'une logique libérale qui, laissée à elle-même, conduit à
une impasse.
Un ouvrage qui devrait intéresser tout citoyen du monde res-
ponsable et soucieux de l'homme... et du devenir de la planète.
Joseph E. Stiglitz, Cn autre monde.
Contre le fanatisme de marché, Fayard 2006.
Le Nouveau Monde industriel (Pierre Veltz)
Un ouvrage de référence : solide, documenté, nuancé. L'auteur
met en perspective avec talent l'histoire de l'entreprise :
Comment est apparu le taylorisme et comment il est, dans les
faits, démenti de plus en plus nettement par « l'économie du
Bibliographie choisie 183
lien » qui ne cesse de progresser et débouche sur un nouveau
modèle, celui de l'entreprise réseau. Elle se situe au carrefour
des exigences économiques et des aspirations de l'individua-
lisme à l'autonomie en même temps qu'à la limitation des
engagements.
La force de l'ouvrage tient à ce qu'il fait le lien avec les évolu-
tions sociétales. Cette « démonstration » des réalités que nous
sommes en train de vivre est bien loin de toute idéologie ou de
tout excès médiatique. L'auteur nous emmène, de façon rigou-
reuse, revisiter le monde de l'entreprise et nous fait percevoir, au
passage, à quel point nos « croyances » précédentes, et d'abord
toutes celles issues du taylorisme, sont dépassées... Et comment
sont en train de s'incarner les mouvements qui nous agitent, où
se mêlent communication, exigences de souplesse, pouvoir
financier et rythme sans cesse croissant de l'innovation.
En dépit d'un langage un peu abscons, un ouvrage à
consommer sans modération, qui n'a pas pris une ride depuis
sa première édition en 2000. La postface vient simplement
étayer et renforcer les traits qui avaient été mis en lumière, illus-
tration de la pertinence et de la solidité du diagnostic posé.
Pierre Veitz, Le Nouveau Monde industriel, Gallimard, 2008.
Saint-Germain ou la négociation (Francis Walder)
La paix de Saint-Germain entre catholiques et huguenots fut
signée en 1370. Si vous voulez mieux comprendre les ressorts
d'une négociation, lisez cet ouvrage en forme de roman qui
illustre l'expérience diplomatique de l'auteur. Le lecteur peut,
au passage, mûrir sa conception de la négociation, qui n'a rien
à voir avec le marchandage.
Francis Walder, Saint-Germain ou la négociation,
coll. « Folio », Gallimard, 1992.
184 OSER LA PERFORMANCE AUTREMENT
Vers un nouveau capitalisme (Muhammad Yunus)
Prix Nobel de la paix 2006, M. Yunus est à l'origine professeur
d'économie. Choqué par l'extrême pauvreté dans son pays, il a
cherché à comprendre et s'est attaché à inventer des solutions...
Avec un succès « miraculeux ». La Grameen Bank a un total de
bilan qui se compte en MM$, elle est rentable, ses pertes sur
crédit font pâlir d'envie tous les banquiers de la planète... Et
elle ne prête qu'aux plus pauvres.
M. Yunus a, au passage, inventé le concept de « Social Busi-
ness », entreprises qui jouent pleinement le jeu concurrentiel
capitaliste à un détail près, la rémunération de leurs action-
naires. C'est ainsi que le Bengladesh a connu une explosion des
téléphones mobiles, grâce aux « dames téléphone » des villages
(Plus de 10 millions de mobiles... pour un potentiel initiale-
ment estimé à quelques centaines de mille).
Et M. Yunus rend crédible un monde sans pauvreté. Tout
simplement parce que les pauvres, ces « hommes bonzaï » sont
extraordinairement créatifs... Il le faut bien. Donc, lorsqu'on y
croit, que l'on définit correctement son projet entrepreneurial,
rien n'est plus impossible.
II faut, au passage, abandonner quelques croyances : que
l'homme est « unidimensionnel », c'est-à-dire motivé par le
seul aspect financier ; que sortir de la pauvreté passe par la créa-
tion d'emplois salariés...
Un ouvrage excessivement motivant, à lire impérativement
par tous les « déçus » de l'économie libérale... Et même par les
autres. Ça aère l'esprit, ça fait du bien. Un exemple de plus de
« il ne savait pas que c'était impossible, alors il l'a fait ».
Au passage, l'histoire du partenariat avec Danone, qui a
débouché sur l'implantation d'un certain nombre d'usines de
yaourts, rentables et parfaitement insérées dans le milieu local.