Orvieto, Laura - Contes Et Legendes De La Naissance De Rome.pdf

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  • Loi n 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destines la jeunesse : mai 1994.

    1933, ditions Nathan. 1994, ditions Pocket pour le cahier Entracte

    et la prsente dition.

    ISBN 2-266-00734-3

    I

    HISTOIRE DU ROI PROCASET DE SES DEUX FILS

    L y a plus de mille et mmeplus de deux mille ans, quandil n'y avait encore ni Londres,ni Paris, ni Rome, ni Milan,il y a plus de mille et mmeplus de deux mille ans, un bonroi vivait dans le plus beaupays du monde, et ce bon roiavait deux fils.

    Le pays avait des prairiesverdoyantes, de sombres forts, un ciel d'azur. Ungrand fleuve le parcourait et charriait ses ondesclaires vers la mer et la mer tait d'azur sous leciel bleu, resplendissante au soleil, grise sous lesnuages, mystrieusement sombre la lueur des toi-les, et d'argent quand brillait la lune. La mer taitvaste, les forts touffues. Au printemps les oiseletschantaient l'amour sur les branches tandis que lesfleurs embaumaient l'air. Les hommes travaillaientla terre qui leur donnait en change de doux fruitsrougeoyants et de belles gerbes d'pis dors.

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  • Au milieu des forts, prs du fleuve clair, s'levaitla blanche cit d'Albe dans laquelle habitait le roi dupays, appel Procas.

    Le roi Procas tait bon. Les chasseurs, les bche-rons, les pcheurs, les paysans lui apportaient volon-tiers les produits de la terre, de l'eau, et du ciel grands poissons argents, animaux sombres au poilsouple, oiseaux de toutes couleurs, grains et fruitsen quantit, outres gonfles de lait ou de vin rouge,fromages rondelets. Les habitants de la campagneet des bois apportaient toutes ces choses leur roiqui les dfendait et les protgeait des attaques del'ennemi. Il habitait la ville d'Albe, rgnait avecjustice et sagesse et ses sujets vivaient heureux eten paix.

    Le roi Procas tait bon, mais il n'tait point heu-reux ; son me tait toujours en peine. Commentaurait-il pu tre tranquille, ce pauvre roi ? De sesdeux fils, l'an, il est vrai, lui ressemblait : il taitbon et juste comme lui et ne lui aurait caus aucunsouci. Mais l'autre le proccupait car, mchant etrus, il tait toujours prt la violence et la trom-perie, ambitieux l'excs, n'coutant jamais la voixde la raison.

    Le prince Amulius, le cadet, ne ressemblait en rien son pre et son frre. Autant ceux-ci aimaient lapaix et la justice, autant le prince Amulius se com-plaisait aux querelles, au sang vers, la violence. Ilaurait voulu tre toujours et partout le premier, fairetout sa guise, commander et assujettir les autres,et il dtestait son frre an, le prince Numitor. Il ledtestait surtout parce qu' la mort du pre celui-cideviendrait naturellement le roi.

    Et le prince Amulius enrageait : Pourquoi lui etpas moi ? Parce qu'il est mon an ? Est-ce que cela

    compte ? Ne suis-je pas aussi fort que lui, et mmebien plus fort et plus capable de commander et dergner ? On dit qu'il est bon ! Lui, bon ? en vrit !Bon rien ! Il est toujours avec les bergers et lesprtres ! Il ne s'intresse qu'aux tudes et aux tra-vaux des champs. Sont-ce l des penchants de roi ?Un roi doit tre audacieux et batailleur, il doit puniret tuer, attaquer et dfendre : il n'a pas discuteret rflchir et lui ne fait que rflchir ! Il n'ya aucun doute ; de nous deux, c'est moi le roi ; tantque je vivrai, c'est moi qui rgnerai : je ferai monchemin tout prix, ce n'est pas difficile de comman-der mon frre ! Tant que notre pre est en vie,c'est diffrent, mais aprs...

    Ainsi raisonnait le prince Amulius, tandis qu'il ras-semblait autour de lui les jeunes gens les plus violentset les plus belliqueux, passant jours et nuits avec euxdans les bois comme un sauvage, l'afft des loups,des ours et des lions. Il tuait, tuait, massacrait : ilrentrait chez lui charg de proies et de sang, heureuxd'avoir vaincu, heureux de s'tre mesur avec leshabitants les plus vigoureux des forts. Il rentrait chezlui et ses compagnons remplissaient la ville et le palaisde leurs cris de triomphe, car ils se sentaient les domi-nateurs du monde.

    Le prince Numitor, il est vrai, n'aimait pas la chasse.C'tait un homme doux et affable, qui essayait derpandre aussi peu de sang que possible et d'acqurirautant de sagesse qu'il pouvait. Le prince Amuliusavait raison : son frre recherchait la compagnie dessages, des prtres, des bergers. Il lui plaisait d'appren-dre pour pouvoir enseigner ensuite. Souvent, il ren-dait visite ses paysans. Il allait parmi eux et leurmontrait comment il fallait cultiver la terre, afinqu'elle rendt des fruits plus abondants et plus savou-

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  • reux ; il leur disait quels soins ils devaient donner auxtroupeaux afin de les faire prosprer : plus que lamort, il aimait la vie, et au sang vermeil il prfraitl'meraude des prs.

    Le bon vieux roi Procas tait inquiet. Il voyaitque son fils an aimait trop la paix pour ne pas selaisser opprimer par les violences et les insolencesde son cadet. Tant qu'il vivrait, lui, tout irait bien,mais aprs, qu'arriverait-il ? Le prince Amulius vou-drait certainement tre le matre toujours et par-tout ! Comment puis-je faire, comment arrangerles choses afin que mes fils s'entendent en bonsfrres aprs ma mort ? Le vieux roi pensait toutcela et se tourmentait ; quand il sentit venir sa fin,il appela ses deux fils, le berger et le guerrier, etleur dit :

    Mes enfants, d'ici quelques heures je ne serai plusde ce monde. Je ne regrette point de le laisser, carje suis vieux ; j'ai vu beaucoup d'vnements et pen-dant toute ma vie je n'ai jamais cherch qu' fairele bien. Mais avant de mourir, je vous demanderaideux choses : la premire est que vous partagiez enbons frres l'hritage que je vous laisse. Faites-endeux parts gales : toi, Amulius, partage ; et toi,Numitor, choisis.

    Nous ferons selon ton dsir, mon pre , ditle prince Numitor d'une voix grave et mue.

    Nous ferons selon ton dsir, mon pre , ditle prince Amulius d'une voix grave et sombre. Et lesarmes qu'il portait sur lui jour et nuit retentirentsourdement.

    Tandis que les deux princes se trouvaient au chevetde leur pre mourant, et qu'ils parlaient de la sorte,voici qu'entra dans la chambre un petit garon, lefils du prince Numitor, suivi de deux fillettes rieuses,

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    vtues de blanc, qui se tenaient par la main. C'taientla princesse Anto, la fille du prince Amulius, et laprincesse Silvia, la fille du prince Numitor. Ellessemblaient plus soeurs que cousines, ayant toutes deuxle mme joli visage gai, les yeux brillants, le teint rose.Et elles s'aimaient tendrement comme des surs. Onne voyait jamais la princesse Anto sans la princesseSilvia, ni la princesse Silvia sans la princesse Anto.Elles riaient et pleuraient ensemble. Ensemble, ellesjouaient la poupe et la dnette et ensembleelles filaient la quenouille. Le matin, elles se levaientensemble et le soir ensemble allaient se coucher. Laprincesse Silvia adorait sa petite cousine Anto quilui rendait bien son affection. C'est pourquoi ellestaient heureuses.

    Ce jour-l, elles avaient remarqu un peu de d-sordre au palais. Personne ne prenait garde elles,et tout le monde semblait fort affair. Qu'y avait-il ? On parlait voix basse, et l'on disait du roi : lepauvre roi !!! Elles s'approchrent des appartementsdu grand-pre et se montrrent sur le seuil. Mais lelles s'arrtrent en silence, sans comprendre ce quise passait. Le grand-pre parlait avec peine, maisd'une voix distincte et solennelle, comme s'il disaitdes choses trs importantes ; leurs papas parlaientgalement, fort srieux tous les deux comme s'ilsdisaient, eux aussi, des choses trs importantes.

    Tandis que les fillettes restaient sur le seuil, incer-taines et hsitantes, et que personne ne les avait encoreaperues, voil qu'un jeune garon passa devant elles,conduit par un soldat. C'tait le frre de la princesseSilvia, fils lui aussi du prince Numitor. Alors lespetites cousines prirent courage : elles suivirent lepetit prince et s'approchrent avec lui, sur la pointedes pieds, du lit du grand-pre.

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  • Le vieux roi, en les voyant, sourit. Un clair dejoie l'illumina, car il savait que l'amour des deuxfillettes tait le lien le plus fort qui unissait sesdeux fils.

    Fillettes, venez ici : faites-moi, vous aussi, unepromesse, comme vos pres. Jurez-moi de resteramies, quoi qu'il puisse arriver, jurez-moi de vousaimer toujours !

    La princesse Silvia et la princesse Anto regardrentle grand-pre avec tonnement. Bien certainement,elles seraient toujours amies ! Bien certainement, elless'aimeraient toujours ! Comment tait-il possibled'en douter, comment en pourrait-il tre autrement ?Mais l'ide de prter serment comme de grandes per-sonnes, de se promettre un amour infini, plut auxdeux fillettes.

    Nous serons amies pour toute la vie et nousnous aimerons toujours ! Je le jure par Vnus et parJunon, par le ciel et par la terre ! dit solennelle-ment la princesse Silvia.

    Nous serons amies pour toute la vie et nousnous aimerons toujours ! Je le jure par Vnus et parJunon, par le ciel et par la terre ! rpta solennel-lement la princesse Anto.

    Le grand-pre leur donna sa bndiction. Elles lesalurent et s'en retournrent leurs jeux en gazouil-lant comme de petites hirondelles.

    Et le grand-pre bnit aussi son petit-fils, l'enfantdestin tre roi son tour, car c'tait le fils uniquede son premier-n.

    Puis le vieux roi Procas s'allongea sur son lit etne parla plus. La mort allait arriver, et il l'attendaitavec srnit ; il ne la craignait pas, car toujours,pendant toute sa vie, il avait fait son devoir.

    La mort vint, telle une grande ombre calme, et pritle vieux roi en son silence.

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    Le grand-pre leur donna sa bndiction.

  • Et les deux petites cousines grandirent, s'aimanttoujours, mais le plus jeune des deux fils du roiProcas, le prince Amulius, n'aima jamais son frrean.

    II

    HISTOIRE D'UN PETIT PRINCE

    UAND le vieux roi Procas futmort et que les honneurs fun-bres lui eurent t rendus, leprince Amulius alla trouverle prince Numitor. Il avait levisage afflig et paraissait hum-ble et bon, mais au-dedansde son cur il n'y avait nidouleur, ni humilit, ni bont.Il n'y avait que le dsir de

    commander tout prix, d'tre le matre, toujours etpartout.

    Il songeait : Notre pre m'a charg, moi, de fairele partage des biens ; il a dit mon frre de choisir,donc je dois partager les choses de telle faon que,quoi qu'il choisisse, je trouve toujours le moyen dele dpasser. Et je l'ai trouv, le moyen ! Ce n'est pasbien difficile, avec un prince trois fois bon commelui ! Je serais bien stupide si je ne russissais pas !

    Ayant ainsi song, le prince Amulius parla : Frre, je suis venu vers toi pour excuter la

    volont de notre pre. Il est mort et notre dsolationest grande. Mais le peuple a besoin d'un roi et nous

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  • devons penser au peuple. Notre pre a dit que, moi,je devais partager l'hritage et que toi, tu devaischoisir. Voici ce que je te propose : que l'un de nousaie le rgne et l'autre les biens. Cela te semble-t-iljuste ? Et que choisis-tu, le rgne ou les biens ?

    Et part soi, le mchant prince pensait : si monfrre choisit les biens, il me sera facile, tant roi, deles lui ter, et s'il choisit le rgne, j'aurai vite fait,grce ma richesse, de le lui enlever !

    Ainsi pensait le prince Amulius dont le cur taitperfide.

    Je ne sais si ton partage est juste , rpondit leprince Numitor. Mais notre pre t'a charg del'tablir, et je l'accepte volontiers. Il ne m'importepas d'tre riche. Je prfre devenir roi d'Albe etm'essayer faire un peu de bien mon peuple. Maistoi, reste avec moi, car maintenant que notre preest mort, nous devons tre plus unis qu'avant et nousaimer encore davantage !

    Ainsi parla le prince Numitor qui ne se doutait pasdes mauvaises penses de son frre et ne voyait quele bien partout.

    Le prince Numitor devint roi et le peuple lui fit fteavec des feux et des chants de joie ; mais personnene montra plus d'allgresse que le prince Amulius,bien qu'en son mchant cur il penst dj latrahison.

    Les deux frres habitrent donc ensemble le palaisroyal, et avec eux vivaient les princesses Anto et RhaSilvia et le fils du roi, un beau garon aim de toutle peuple. Il semblait que le prince Amulius lui aussiaimt beaucoup son neveu, le fils du roi : il semblaitmme qu'il l'aimt plus que tous les autres. Il legardait toujours auprs de lui, lui enseignait le manie-ment des armes et des pieux de chasse ; il l'emme-nait aussi dans les expditions dangereuses travers

    les forts, pour abattre les loups froces, les ourset les sangliers. Le jeune garon tait fort et cou-rageux, mais il ne le semblait jamais assez au princeAmulius, qui au lieu de le retenir en lui conseillantla prudence, l'engageait chercher toujours de nou-veaux prils.

    Ni un sanglier, ni un serpent ne doivent faire peurau fils du roi ! Sus ! Courage ! la chasse, lachasse !

    En entendant ces mots, le jeune garon bondissaiten selle, tout frmissant, et partait avec son oncle ;puis revenait, sanglant, triomphant, la proie sur lespaules.

    Mais le vieux chasseur auquel le roi avait confile garon et qui l'accompagnait toujours dans leschasses prilleuses, n'tait point satisfait.

    mon roi, plus d'une fois dj j'ai sauv tonfils des crocs des btes sauvages. Il ne s'pargne pasdevant le pril, et le prince son oncle ne le mesurepas pour lui. Parle-leur, l'un et l'autre, recom-mande-leur un peu de prudence, toi qui peux lefaire !

    Le roi fit appeler son frre et lui parla : Mon frre, tu es fort et courageux, et tu ne

    mesures pas le danger, ni pour toi ni pour les autres.Mais mon fils est encore un enfant ; je t'en prie,pense lui, ne l'expose pas d'une faon aventure.

    Qui te dit que je ne mesure pas le danger ? Quite donne ces renseignements de femmelette ? Ah !j'ai compris ! Mais, mon cher, c'est un vieillard quia peur de tout ! Ne suis-je pas l, moi, n'y sommes-nous pas tous, chasseurs experts, pour dfendre tonfils ?

    Et le roi se calma un peu ; puis il appela son filset l'exhorta ne pas se laisser exciter par la soif dusang.

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  • Le fils du roi ne doit craindre ni un serpent niun sanglier, mais il faut connatre le danger afin dele mesurer. Tu ne le connais pas encore, tu ne lemesures pas ! Tu te laisses emporter par la joie devaincre : c'est une ivresse qui ruine facilement unhomme. Celui qui recherche le sang, sera vaincu parle sang, mon fils !

    Et le jeune garon coutait en silence les parolesde son pre, qui lui semblaient pleines de sagesse etde vrit, mais il bondissait, prompt et frmissant,s'il entendait la voix de son oncle qui l'incitait desentreprises toujours plus difficiles et plus prilleuses.

    Tel qu'un mauvais gnie, le prince Amulius s'appro-chait de son neveu et le persuadait que le roi Numitortait bon et sage, mais trop prudent ; la prudence,disait-il, est une belle chose, mais non pour un garonqui doit devenir roi et qui doit s'habituer tous lesprils.

    Ainsi le prince Amulius loignait le fils de son preet effaait de son me l'impression produite par lesparoles paternelles. Car il n'aimait pas ce neveu jeuneet fort, destin tre roi d'Albe. Lui seul et personned'autre, devait tre roi : tout prix, au moyen den'importe quel crime, il deviendrait roi !

    Sus, courage, la chasse, la chasse ! II faisait encore nuit noire quand le prince Amulius

    rveilla le jeune homme afin de l'emmener bien loindans les forts touffues et sombres pour relancer lessangliers et les loups froces dans leurs tanires.

    Il appela les compagnons de chasse et les serviteurs,prit les chiens et partit avec son neveu. Mais il ne fitrien savoir au vieux chasseur. C'est un trouble-fte,qui voit du danger partout ; il vaut mieux le laisser la maison , dit-il l'enfant.

    Ils partirent pour les noires forts. On entendaitde loin des cris et des hurlements : c'taient des

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    bandes de loups affams qui erraient en qute deproie. Les chasseurs s'lancrent contre les loups :la lutte s'engagea entre les hommes et les btes, etla lutte fut froce.

    Mais il n'y avait personne pour protger le fils duroi : si quelqu'un pensait lui, ce n'tait que pourle pousser vers le pril. Et au milieu de la mle entrehommes et btes, le jeune prince tomba, happ parles crocs, dchir, sanglant.

    Les chasseurs firent une civire de branches et derameaux et y dposrent le corps du jeune homme.Le ciel blanchissait parmi les arbres sombres et lesoiseaux commenaient gazouiller joyeusement dansles branches, quand, pas lents, ils revinrent Albeen portant le corps inanim du petit prince et ilspleuraient.

    Il y eut une grande dsolation dans la ville. Le roiNumitor pleura toutes les larmes de ses yeux sur ladpouille de ce cher et jeune fils, et son me futpntre d'une tristesse invincible. Les princessesAnto et Silvia pleurrent et se dchirrent le visage,elles s'arrachrent les cheveux en sanglotant. Dansle palais et dans les rues, les gens se lamentaient etcriaient en pleurant : Le fils du roi est mort, misen pices par les loups, dans la nuit obscure : il taitnotre joie et notre espoir et nous l'avons perdu ! Oui,nous l'avons perdu, et qui le remplacera ?

    Ainsi se lamentaient les hommes et les femmes,dans la ville d'Albe, mais personne ne pensa que leprince Amulius et conduit son neveu tout exprsdans les bois afin qu'il y trouvt la mort.

    Personne ne le pensa, hors le vieux chasseur quel'on n'avait pas appel pour la chasse nocturne et quitant de fois auparavant avait protg l'enfant. Maisle vieillard ne pouvait parler : qui aurait donncrance ses soupons ? Et puis le prince Amulius

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  • tait beaucoup plus puissant que le roi Numitor ; sansen porter le titre, de fait il tait dj roi d'Albe ettout le monde tremblait devant lui.

    Et tandis qu'on transportait la dpouille du jeuneprince au lieu consacr, ct de celle du grand-pre,le vieux chasseur marchait tristement ct des autresen pleurant.

    Tout le monde pleurait, tout le monde se lamentait,mais le chasseur pensait : froce Amulius, tu smesla haine, tu rcolteras la haine ; tu smes du sang,tu rcolteras du sang !

    Et la princesse Anto, prs de la princesse Silvia enlarmes, lui disait : Silvia, ma petite cousine, ne tedsespre pas ainsi ! Tu as perdu un frre et un pro-tecteur, mais moi je serai toujours ta sur et je teprotgerai toute la vie !

    Ainsi parlait la princesse Anto, tandis que dansles larmes et les lamentations, le corps du fils deNumitor tait transport au lieu qui lui tait destin.

    III

    HISTOIRE D'UNE PRINCESSEQUI DEVINT VESTALE

    L se passa encore un an.Il faut savoir que, dans la

    cit d'Albe, se trouvait un tem-ple ddi la desse du foyerdomestique. Cette desse s'ap-pelait Vesta ; dans son temple,le feu devait brler jour et nuitet quatre jeunes filles choisiesparmi les plus nobles de laville, le gardaient tour de

    rle, afin que la flamme ne s'teignt jamais 1.Car, en y rflchissant, qu'est-ce que le feu ?

    N'est-ce pas une chose merveilleuse, qui nous donnela lumire, la chaleur, la vie ? N'est-ce pas un desdons les plus grands que Dieu nous ait accords ? Ilnous est facile nous autres d'allumer le feu ;avec une allumette, ou en tournant le bouton du com-mutateur, le voil qui apparat tout coup, clair et

    1. Les prtresses de la desse Vesta portaient le nom de vestales ;elles taient dsignes trs jeunes pour entretenir le feu sacr et devaientfaire vu de chastet.

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  • brillant, et c'est une joie de le contempler. Mais, dansces temps anciens, l'lectricit n'avait pas encore tdcouverte et l'on n'avait pas mme invent les allu-mettes ; c'tait une chose longue et difficile d'obtenirne ft-ce qu'une tincelle ; et le feu semblait tre nonseulement un don du ciel, mais une divinit en soi.On l'adorait dans les maisons o il ne devait jamaiss'teindre et dans le temple de Vesta o l'on allaitprier les jours de solennit. La flamme devait brillerperptuellement sur l'autel de la desse Vesta. Si parhasard elle s'teignait, les gens croyaient qu'un mal-heur arriverait et toute la ville prenait le deuil : leshabitants hurlaient, se lamentaient et faisaient desprocessions pour supplier la desse Vesta de ne pasleur envoyer de chtiments trop svres en expiationde leurs pchs. Et une punition terrible s'abattaitsur la jeune fille qui avait nglig l'autel de Vesta.

    D'ordinaire, pourtant, les gardiennes du templetaient vnres et honores plus que toutes les autresfemmes : elles portaient bonheur ; si un condamnrencontrait une vestale sur le chemin du supplice, ellepouvait, si elle voulait, demander sa grce, et il taitlibr.

    Quand la princesse Silvia eut dix ans, le princeAmulius la fit appeler. Il tait devenu le vrai seigneurd'Albe, n'en ayant laiss au pauvre roi Numitor quele titre, qui lui importait peu. Le prince Amulius fitdonc appeler la princesse et lui dit :

    Princesse Rha Silvia, sais-tu quel est l'honneurle plus grand que l'on puisse accorder une enfantd'Albe ? C'est de la nommer vestale et de lui donner garder la flamme qui brille perptuellement. Je teconcde cet honneur. Tu auras une robe blanche etlgre comme seules les vestales peuvent les porter ;tu seras servie et honore plus qu'une reine. Les pr-tresses, tes anes, te prendront sous leur protection

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    et t'enseigneront toutes les choses que tu dois savoir,afin que le feu brle constamment selon les dsirs dela desse. Quand tu te promneras dans la rue, leshommes et les femmes s'inclineront ton passage,parce que les vestales sont les personnes les plushonores qui existent sur terre.

    La princesse Silvia fut bien heureuse. Elle courutchez sa petite cousine qui tait l'amie de son curet lui apprit tout de suite la grande nouvelle.

    Anto, il m'arrive un grand bonheur. Ton prem'a annonc que je deviendrai vestale. Il m'a choisie,moi, pense, quelle joie ! J'aurai une robe blanche,toute fine et lgre comme portent les vestales dansle temple de Vesta, et je devrai garder le feu sacr.Je ne le laisserai jamais s'teindre, jamais ! Quandje passerai dans la rue, tout le monde s'inclinera mon passage et tout le monde sera content parce queje porterai bonheur !

    Silvia, pourquoi toi seulement et pas moi ?Ce n'est pas juste, non, ce n'est pas juste ! Moiaussi, je veux devenir vestale, sinon je ne pourraiplus rester prs de toi, et je veux toujours rester prsde toi, toujours !

    Et la princesse Anto courut chez son pre pour luidire qu'elle aussi voulait garder le feu sacr et devenirelle aussi prtresse de Vesta comme sa cousine.

    Non, ma fille, pas toi , rpondit le princeAmulius. Les vestales ne peuvent pas se marier etavoir des enfants, et je veux, dans quelques annes,te marier un prince beau et fort afin que tu mettesau monde un enfant beau et fort qui puisse devenirroi d'Albe.

    Je ne veux pas d'enfants, je ne veux pas de mari !Je veux rester toujours avec toi, papa, et avec mapetite cousine Silvia ! Permets-moi d'tre vestalecomme elle, papa !

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  • Non, ma chrie, tu as d'autres devoirs. Mais jete promets que tu resteras toujours avec moi et avecla princesse Silvia, qu'il n'y aura rien de chang dansvotre vie. Es-tu contente, ma petite fille ?

    Je suis contente si tu le dsires, papa ! En effet, la vie continua comme auparavant pour

    les deux petites cousines amies. La diffrence taitfort minime. La princesse Anto assistait aux cr-monies de la cour, tandis que la princesse Silviaapprenait les honneurs dus la desse Vesta ainsi queles prires dont ils taient accompagns. La princesseAnto portait des robes de toutes les couleurs, tandisque les vtements de la princesse Silvia taient tou-jours blancs, mme quand, munie d'une amphorebrillante, elle allait puiser de l'eau la source pour laporter au temple o on lavait les objets sacrs ; mmequand elle dposait dans une lgante corbeille, pourla vestale de garde, le bois qui servait entretenir lefeu sacr. Mais les deux fillettes passaient ensemblecomme auparavant maintes heures de la journe, etleur amiti devenait de jour en jour plus forte.

    Tu es ma sur et je suis ta sur, et loin de toije ne pourrai jamais tre heureuse ! disait la prin-cesse Anto.

    Tu es ma sur et je suis ta sur, et je prieraitoujours la desse Vesta afin qu'elle te donne la paixet le bonheur ! disait la princesse Silvia.

    Ainsi passrent les semaines, les mois et les annes.

    IV

    HISTOIRE D'UNE VESTALEET D'UN FEU TEINT

    ES annes passrent. Par unematine de printemps il yavait un grand babil d'oiseauxdans le ciel et dans les bran-ches, et toute la terre chantaitdans les eaux rveilles de sestorrents, et les insectes bour-donnaient par milliers sur lesfleurs blanches et jaunes la princesse Silvia se rendit

    comme d'habitude la fort pour puiser de l'eau la source sacre.

    Elle tait seule et elle rencontra un jeune guerrierqui s'inclina son passage et la regarda longuementpendant qu'elle remplissait le broc luisant d'eau cris-talline. Aussitt qu'elle vit la princesse Anto, ellele lui raconta. Petite cousine, j'ai rencontr unguerrier dans le bois, aujourd'hui. Je ne sais qui c'estni d'o il vient, mais il est trs beau. Il m'a salue mon passage et s'est arrt me regarder pendanttout le temps que je puisais de l'eau.

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  • Le jour aprs, la princesse Silvia rencontra de nou-veau le jeune homme. Elle marchait par un sentierherbeux le long du ruisseau, quand il vint sa ren-contre et s'inclina.

    On dirait le dieu Mars ' descendu sur terre par-mi les hommes , pensa la jeune fille. Et elle ne parlaplus du jeune homme sa cousine Anto, mais dsiratre libre afin de pouvoir pouser le beau guerrier quila rencontrait tous les jours, qui s'inclinait sonpassage et lui parlait d'amour.

    La princesse Silvia pria le jeune homme de ne plusjamais revenir sur son chemin et de ne plus lui parler.Mais il ne fit point attention ses prires ; il revint,au contraire, tous les jours et tous les jours lui parla,et secrtement l'pousa.

    Les jours passrent et les mois.Maintenant la princesse Silvia tait trs malheu-

    reuse et pleurait beaucoup. Elle surveillait le feu etpleurait, elle rcitait ses prires et pleurait. Les pr-tresses ses compagnes s'en aperurent et la princesseAnto s'en aperut aussi et lui parla.

    Petite cousine, pourquoi es-tu si triste ? Quel estle chagrin qui te rend si ple et dfaite ? Tu ne m'asjamais rien cach depuis notre naissance et voil qu'prsent tu ne me parles presque plus ! Cela n'est pasjuste, pas juste du tout ; quoi qu'il t'arrive, j'ai ledroit de le savoir ! S'il est possible de t'aider, jet'aiderai, s'il est possible de te consoler, je te conso-lerai et s'il est absolument impossible de faire quel-que chose, je pleurerai avec toi. Mais ne m'loignepas, je ne le mrite pas, car tu sais que je t'aimecomme une sur.

    1. Fils de Jupiter et de Junon, Mars est le dieu de la Guerre.

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    Le jour aprs, la princesse rencontra de nouveau le jeune homme.

  • Alors la princesse Silvia raconta en pleurant laprincesse Anto qu'elle avait pous secrtement leguerrier de la source et qu'elle attendait un petitenfant.

    Un enfant ? Toi ? Une vestale ? s'cria la prin-cesse Anto, atterre.

  • que ses espions lui avaient rapport d'elle tait vrai.La princesse pleurait prsent ; de ses yeux noirs etbrillants, les larmes coulaient le long de son blancvisage et elle ne cherchait plus les cacher. Elle nevoulait plus rien cacher, dsormais : elle tait tropfatigue et trop mortellement triste.

    Le prince Amulius n'eut point piti de la malheu-reuse, bien au contraire, il l'injuria cruellement. Ilest juste, il est trs juste que tu pleures ; et tu pleure-ras davantage encore, toujours, jusqu' ta mort. Net'es-tu pas marie secrtement, n'attends-tu pas unenfant ? Tu veux savoir qui me l'a dit ? Peu importe :je ne suis pas pour rien un prince et j'ai mes infor-mateurs ! N'est-ce pas vrai, peut-tre, n'est-ce pasvrai ?

    La princesse, ple comme la cire, atterre, regar-dait son oncle et ne disait pas un mot. Ses yeux seulsluisaient dans son visage blanc.

    Mais tu ne pleureras pas longtemps, console-toi,princesse , reprit le prince avec une moquerie atroce, car tu n'as plus longtemps vivre. Tu sais ce quit'attend. On te conduira dans un cachot souterrain :la porte de ta prison sera mure et personne ne verraplus ton visage. Voil le chtiment que tu as bienmrit et que tu devras subir. prsent, quitte letemple de Vesta, tu n'es plus digne d'y rester.

    Et le prince Amulius appela deux soldats qui em-menrent la princesse au palais royal, dans la prisonde la tour.

    Le matin suivant, il y eut un grand tumulte devantle temple de Vesta. Le feu s'tait teint et la prin-cesse avait disparu. Des passants l'avaient remarquet bientt la nouvelle courut de bouche en boucheet toute la ville fut en pleurs.

    De tous cts, cris et lamentations. Les vieillardspleuraient, les femmes pleuraient, les enfants pleu-

    raient en passant devant le temple rond o le feu nebrillait plus.

    Le feu est teint, le feu est teint ! Malheur nous ! Quels sont les maux terribles qui nous atten-dent ? Quelles calamits s'abattront sur notre citet sur nos demeures ? Le feu est teint, le feu estteint ! Malheur nous ! Le feu est teint !

    La princesse Anto entendit les cris et les lamenta-tions, elle s'informa et apprit tout. Le feu s'tait teintet la princesse Silvia avait disparu ; elle ne se trou-vait plus dans le temple, ni dans le palais ; personnene savait o elle tait.

    La princesse Anto comprit que quelque chose deterrible tait arriv et courut, dsespre, chez sonpre.

    Elle le vit, noir et menaant, furieux, terrible ; etelle se pelotonna dans un coin, apeure. Il lui sem-blait que ce n'tait plus son pre, mais un tre pou-vantable et trange, qui marchait de long en large grands pas travers la chambre comme un ours encage, s'arrtant de temps autre, serrant les poingset les dents comme s'il voulait frapper quelqu'un,puis reprenant son allure furieuse comme l'assautd'un ennemi invisible. Ce n'tait plus son pre, luisemblait-il, et elle se faisait toute petite, ramasse dansson petit coin, sans oser bouger ni parler.

    Ah ! tu es l ? Que veux-tu ici ? Qui t'a permisde venir ? Tu veux savoir ce qu'est devenue ta cou-sine ? Une belle cousine, en vrit, digne de tonaffection ! O est-elle ? Enferme en prison, bienenferme ! Ah, tu voudrais peut-tre la dlivrer, tuvoudrais qu'elle descendt de la tour ? Elle descen-dra, n'aie pas peur, elle descendra ! Elle sortira desa prison, oui, mais, entends-moi bien, pour entrerdans une autre bien plus terrible, bien plus sombre ;dans celle qu'elle a mrite ! Sais-tu donc ce qu'elle

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  • a fait, ta cousine, elle, une vestale ? Elle s'est marieen secret, elle aura un enfant, entends-tu ! Et tu vou-drais la sauver, toi ? Va-t'en et ne me parle plus d'elle,plus jamais !

    La princesse Anto, ple comme une morte en facede cet homme qui ne lui paraissait plus tre son pre,ne bougeait pas, ne parlait pas, ne pleurait pas. Ellele regardait, les yeux fixes et pouvants, si ple, levisage si boulevers, que le prince Amulius se calmatout coup.

    C'est ainsi, ma fille. Ta cousine a manqu sonserment de vestale. Et tu sais que quand une vestalemanque son serment, on l'emprisonne dans uncachot souterrain, on l'y enferme et on l'y laissemourir. Personne ne peut la sauver, mme pas toi,mme pas moi si je le voulais.

    Mais si, nous pouvons la sauver ! Cachons-la !Personne ne sait o elle est, cachons-la, mon pre !Je ne peux pas l'abandonner, pre, ma petite cou-sine, ma pauvre Silvia !

    Et son fils, et son fils ? hurla le prince Amuliustout coup, dans un nouvel accs de colre, bran-dissant les poings sous la figure de la princesse Anto. Si je sauve ta cousine, son fils natra et deviendraroi d'Albe. Je ne le veux pas, je ne le veux pas !

    La pauvre princesse Anto n'osa plus rien dire etquitta son pre. Mais elle tait bien dcide ne pasabandonner sa cousine ; elle tait bien dcide lasauver, et elle la sauverait tout prix !

    La princesse Silvia fut retire de la prison de latour et transporte dans l'autre, souterraine. Un longcortge suivait en silence la condamne ; les genspleuraient son serment bris et sa jeune existence jamais perdue. Ils l'amenrent en silence jusqu'aucachot souterrain et s'arrtrent l'entre. La celluletait toute petite. Elle contenait un petit lit et, ct

    du lit, il y avait un peu d'eau, un peu d'huile et unelampe allume.

    La princesse Silvia fut dpose sur le lit qui rem-plissait presque toute la chambre, et la faible lueurde la petite lampe claira son blanc visage.

    Et voil ce qui arrive : les maons ferment l'entreavec des pierres et des briques ; la porte est mure,le cachot ne s'ouvrira plus jamais !

    Et le cortge s'loigne en larmes, dplorant le ser-ment bris et la jeune existence jamais perdue.

    Mais la princesse Anto ne pleurait pas, car ellerflchissait au moyen de sauver la princesse Silvia.Elle la sauverait, elle la sauverait tout prix !

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  • HISTOIRE D'UN FEU RALLUM

    A journe passa, la nuit passaet l'on vit poindre l'aube cou-leur de rose. Les habitantsd'Albe taient trs affairsparce que, ce jour-l, ondevait procder avec solen-nit au rallumage du feu. Cen'tait pas avec les moyensordinaires c'est--dire enfrottant l'un contre l'autre des

    morceaux de bois ou des pierres que l'on obtien-drait la flamme sacre dans le temple de Vesta : non,elle devait venir directement du soleil et s'allumer aumoyen d'un instrument spcial, fait de cuivre : unmiroir magique en forme de cne, perfor au centre,resplendissant comme de l'or, fabriqu tout exprs,ne servant aucun autre usage, et que les gardiennesdu feu conservaient avec des soins jaloux parmi lesobjets de culte les plus sacrs.

    Par une belle journe sans nuages, heure fixe,on faisait tomber les rayons du soleil sur ce miroir :ces rayons, venus du soleil en ligne directe, concentrssur le miroir magique, rallumaient le feu sacr.

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    La crmonie fut clbre solennellement. Les ves-tales et tout le peuple chantrent en procession autourdu temple, pleurant une dernire fois le feu teint.Puis, l'heure tant venue, au milieu des invocationsdes prtres et du peuple, les prtresses tirrent de sacachette le miroir magique et l'exposrent aux rayonsdu soleil.

    Le peuple attendait, anxieux. Le feu se rallumerait-il ? Les dieux reviendraient-ils, clments, protger laville d'Albe ? Le soleil rendrait-il de nouveau auxhommes une tincelle de sa force et de sa lumire,cadeau divin fait aux mortels pour illuminer ceux quisont dans l'obscurit, rchauffer ceux qui ont froidet rallumer les foyers teints ?

    Il s'est allum, il s'est allum ! Un frisson de joie parcourt la foule ; le dieu s'est

    apais ; le dieu accorde de nouveau ses dons ; lachaleur du soleil concentr sur le miroir a incendiles brindilles sches prpares par des mains expertes,et la flamme s'lve.

    Il s'allume, tincelle, resplendit ! Il accueille les offrandes, il dvore l'huile et

    l'encens ! Rayonnant et prospre, il se dresse sur l'autel ! Il nous claire de sa lumire, il resplendit et il

    rchauffe ! Nous t'adorons, dieu invincible ! Pardonne-nous nos fautes ! Nous t'avons laiss

    mourir ! mais prsent tu es ressuscit, tu brilles,tu vis au milieu de nous !

    Des chants de joie s'levaient dans le temple et toutautour : les vestales, les prtres et le peuple, touschantaient.

    Feu vivifiant, feu purifiant, feu bienfaisant,reviens briller parmi les hommes !

    33

    V

  • Reviens illuminer nos maisons, rchauffer nosfoyers, cuire nos aliments !

    Sans toi, nous avons froid, nous sommes commedes morts et notre vie est une dsolation !

    Avec toi, don cleste des dieux, dieu vivant toi-mme, tout se rjouit, tout s'claire et se rchauffe !

    Viens, feu bienfaisant, vivifiant, purifiant, versnous ! Reviens briller parmi nous et ramne-nous lavie et la joie !

    Te voici revenu, te voici qui brilles de nouveau :la joie est sur terre, car les dieux ont accord encoreune fois leurs dons aux mortels !

    Ainsi chantait le peuple, tressaillant de joie, sepressant en foule autour du temple circulaire, invo-quant Jupiter le pre ' et Mars le guerrier, Vulcainle forgeron cleste et Vesta la gardienne du foyerdomestique.

    Ainsi chantaient les prtresses, tandis qu'elles ver-saient de l'huile et de l'encens sur le feu. Et la flammes'levait, parfume et resplendissante.

    Mais la princesse Silvia n'entendait pas les chantset les hymnes d'allgresse. Mure dans son cachot,tendue sur sa couche, et presque vanouie, dans unsilence de mort, elle attendait la mort.

    Et voil que, dans le silence de cette tombe, elleentendit un coup sourd qui semblait venir de loin.

    Un autre coup, un autre, encore un autre : trois,quatre, cinq, plusieurs coups, faibles, sourds, rson-nant contre la paroi, prs du lit. La princesse Silviacrut d'abord que c'taient des bruits d'un autremonde de celui des morts. Mais les coups se rp-

    1. Par son tymologie, qui remonte sans doute jusqu' l'indo-europen,le nom mme de Jupiter signifie Pre (pater) de la lumire du jour(dies) . Jupiter, le matre des dieux, est donc aussi considr commele Pre universel.

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    taient, toujours plus serrs et plus rapprochs : et lajeune femme, comme dlivre d'un atroce cauchemar,rassemblant toutes ses forces, bondit sur ses pieds.

    Qui est l, qui vient ? Que me veut-on, qui mecherche ?

    De l'autre ct du mur, une voix rpondit, faiblemais distincte :

    C'est moi, Anto. La pauvre princesse, plus morte que vive, coutait

    comme en songe la voix amie et tant chrie. C'est moi, Anto. Je te dlivre. Aie patience.

    Toute la ville est au temple pour l'invocation du feu.C'est moi. Sois tranquille, ne parle pas. Je viens tedlivrer.

    Et ce fut ainsi que la princesse Silvia sortit de latombe. Elle alla habiter une chambre perdue dans lepalais, o personne n'entrait jamais, personne, saufla princesse Anto, qui, chaque jour, lui apportait dela nourriture.

    Les jours passrent : et le prince Amulius remar-quait l'humeur douce et sereine de sa fille, qui sem-blait presque heureuse.

    Il voulut savoir pourquoi : il l'pia et la suivit, etil dcouvrit que la princesse Silvia n'tait point morte,mais qu'elle vivait dans une chambre recule dupalais.

    Et la princesse Anto dit au prince Amulius : Oui,pre, c'est moi, c'est moi seule qui ai sauv la prin-cesse Silvia ! prsent, elle est mienne ; personnene peut me l'enlever ; si on me dcouvre, je seraicondamne mort comme elle. Qui veut la tuer, metue aussi, car je dirai tous que c'est moi qui aiouvert la porte du caveau et qui ai sauv la vestalecondamne. C'est pourquoi, moi aussi, je seraicondamne mort.

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  • Et le prince Amulius vit que sa fille tait biendcide ou sauver sa cousine ou mourir.

    Eh bien, soit ! dit-il. La princesse Silvia esttienne, mais son fils est moi. Quand le fils de laprincesse natra, tu me le remettras, car j'ai des droitsde vie et de mort sur cet enfant.

    Bien, mon pre, il en sera ainsi , rpondit laprincesse Anto. Et elle reprit son chemin pour allerrejoindre la princesse Silvia qui l'attendait dans sachambre.

    Et beaucoup de jours passrent encore. La villetait redevenue calme, le feu brlait perptuellementdans le temple de Vesta, et personne ne parlait plusde la princesse Silvia.

    Ce ne fut pas un enfant qui naquit, mais deux ;et un homme vint les qurir de la part du princeAmulius, avec droit de vie ou de mort.

    La princesse Silvia enveloppa ses deux bbs dansdes langes souples et fins qu'elle avait fils et tissspour eux, elle les dposa dans une corbeille d'osier,les embrassa longuement et les remit l'homme quitait venu les prendre. Puis elle s'tendit sur son lit,tourna le visage vers la terre et resta immobile etmuette, le cur plein d'angoisse, pensant ses filsqu'elle ne reverrait plus jamais.

    VI

    HISTOIRE DE DEUX ENFANTSNOUVEAU-NS

    ES voici , dit l'homme enprsentant au prince Amuliusune lgante corbeille d'osier,retenue par des liens de cuivre.

    Ils sont l ? Deux ? Deuxenfants ? Je ne veux pas lesvoir, je ne veux pas les toucher.Emporte-les hors de la ville ;qu'ils meurent ce jour mme,aujourd'hui, tu as compris ?

    Peu m'importe comment ni o : il me suffit d'treassur de leur mort. Va, porte-les o bon te semble :bien loin, dans la fort, l o il y a des loups affams.Non, cela ne suffit pas ; tue-les toi-mme, tout desuite, dans la fort. Emporte-les, je te dis. Et quandtu reviendras en ma prsence, ces deux enfants, com-prends-moi bien, ne devront plus tre au monde.

    L'homme qui portait la corbeille se trouvait treun des chasseurs les plus fidles et les plus frocesdu prince Amulius. Il avait tu d'innombrables loupset sangliers ; quant aux ennemis de son seigneur, sans

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  • piti il les avait assomms. Mais quand il vit cesdeux beaux bbs tout souriants, qui semblaient dufruit mr dans leur corbeille d'osier, quand il les vitainsi, faibles et sans dfense, deux petites choses derien du tout, qu'on pouvait faire mourir sans effortet sans lutte, alors le vieux chasseur hsita. Il nepensait pas un instant dsobir aux ordres duprince il savait trop bien ce qui lui arriverait sile prince s'en apercevait ! Il prit le panier d'osier etsortit du palais. Il traversa la ville et alla errer parles bois, bien loin, l o l'on entendait hurler lesloups. Les deux bbs, heureusement, dormaienttranquillement. Le chasseur ne dposa pas la cor-beille dans la fort, mais se dirigea droite, du ctdu fleuve. Que dois-je en faire ? Que dois-je enfaire ? se demandait-il. Il arriva au Tibre, quicourait, clair et rapide.

    Non loin du Tibre se trouvait une masure, habitepar un homme qui gardait les porcs du prince Amu-lius. Tout autour de la masure se vautraient unegrande quantit de porcs, grands et petits : les truies,noires, grasses, la queue en tire-bouchon, menaientleurs bandes de petits porcelets roses aux endroits lesplus sales et les plus bourbeux, attentives surveillerles alentours et dfendre leur progniture contre lesdangers possibles.

    Le chasseur marchait toujours, remontant le coursdu fleuve et pensant la corbeille cache sous sonmanteau et aux enfants qui y dormaient aussi tran-quillement que dans les bras de leur mre.

    Tout coup, il se redressa comme s'il s'veillaitd'un songe et levant la tte, regarda autour de lui.Sur un monticule, droite, dtache en noir sur le fondbleu du ciel, grande, les oreilles en pointe, les yeuxluisants comme des charbons ardents, il vit une louvequi le regardait fixement.

    Voil ce qui tuera les enfants. Srement, elle ades louveteaux la maison, pour lesquels elle cherchede la nourriture. Je laisserai tout ici, et dans une heureles enfants seront bel et bien dvors. Pauvres petits,que je les regrette ! Mais il me faut obir aux ordresque j'ai reus.

    Et le vieux chasseur dposa la corbeille parmi lesronces, sur la rive du fleuve, puis retourna en ville.

    Tout est accompli ? demanda le prince. Tout est accompli, et pour le mieux. Donne-moi

    d'autres ordres, maintenant. Y a-t-il des loups, desours, des sangliers, des ennemis combattre ? Je lestuerai tous.

    Le prince Amulius fut satisfait, parce qu'il avaitla certitude que les fils de la princesse Silvia taientmorts, bien morts. Jamais ils ne viendraient reven-diquer leurs droits au trne du roi Numitor qui luicausait si peu d'ennuis et qui tudiait toujours !

    Mais, pendant ce temps, il se passait une chosetrange dans les buissons, prs du fleuve.

    Tous les jours, une louve sortait de la fort ets'approchait de l'eau. Elle passait devant la cabanedu porcher, traversait la berge caillouteuse et restaittapie dans les buissons, toujours au mme endroit.Elle restait l pendant un certain temps, puis repre-nait le chemin du bois. Tous les jours elle venait, etmme plus d'une fois par jour. Un pivert volait ctde la louve et restait, lui aussi, dans les buissons, toutaffair, comme s'il avait l son nid.

    Le porcher, Faustulus, vit passer la louve.Il la vit une fois, puis deux, puis trois. Alors il parla

    sa femme, Acca Larentia. Acca, tu ne sais pas ? Tous les jours, une louve

    sort de la fort et va vers le fleuve. Elle a l'air tran-quille et ne regarde mme pas les porcelets, et ellecourt vite, comme si elle avait quelque chose d'im-

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  • portant faire. Elle reste quelques instants prs del'eau, un jour comme l'autre, puis s'en retourne la fort, tranquille et contente, comme quelqu'un quia fait son devoir. Que peut-il y avoir de si intressantpour elle, l-bas ?

    Je ne l'ai pas vue, moi. Tu dois rver , rponditla femme.

    Je n'ai pas rv, je l'ai vue, je l'ai vue de mespropres yeux. Trois fois elle est passe, toujours lamme heure. Allons voir demain : tu t'en convaincras.Je suis certain qu'elle viendra demain encore.

    Le jour d'aprs, Faustulus et sa femme se mirentensemble aux aguets. Et ils virent, en effet, la louvesortir du bois, s'approcher du fleuve, toute srieuse,comme quelqu'un qui n'a pas de temps perdre. Puiselle s'arrta et se tapit prcisment au mme endroitque le jour avant. Le pivert lui aussi volait autourdu buisson, affair, comme s'il avait l son nid. Aprsquelques instants, la louve s'en retourna, tranquilleet contente, mais le pivert resta encore un momentparmi les buissons.

    Allons voir ce qu'il y a l ? proposa Accaquand la louve fut retourne au bois.

    Oui, allons, allons ! rpondit Faustulus.Ils y allrent. Et parmi les buissons, ils aperurent

    une corbeille d'osier aux liens de cuivre, et dans cettecorbeille quelque chose qui bougeait, qui riait.

    Un bb, deux bbs ! s'exclama Faustulus. Comme ils sont beaux, quelle bonne bte ! Quefait-on de ces enfants ?

    Prenons-les avec nous , dit la femme. Quoi !Voil une louve qui prend soin de ces deux petitstres, et tu voudrais que nous ne nous en occupionspas ? On voit bien qu'ils sont protgs par un dieuou une desse. Regarde le pivert qui reste tout prset qui, lui aussi, a envie de faire quelque chose !

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    Bien oui ! rpondit le mari d'Acca, en se grat-tant l'oreille. Mais ce n'est pas facile ! Il faut lesnourrir, ces enfants ! Et puis, si notre matre apprendque nous avons adopt un enfant, et mme deux, quedira-t-il ? En voil une affaire !

    Avant tout, le prince Amulius ne saura jamaisque nous avons adopt deux enfants ! Penses-tuqu'un prince comme lui s'occupe de ce que fontdeux pauvres diables comme nous ? Et puis, s'il s'enaperoit, nous lui dirons que ce sont les ntres. Nousn'avons pas d'enfants, mais nous pourrions aussi bienen avoir !

    Et qui leur donnera manger ? La louve, tiens ! comme jusqu' prsent. Tu

    verras que si elle les trouve devant la cabane, quandelle passe, elle continuera leur donner son lait. Elley est attache, prsent, ces petits. Mais regardedonc comme ils sont beaux et forts et bien portants, et pourtant ils ne doivent tre gs que de quel-ques jours !

    Acca prit le panier, emporta les deux petits enfants la maison et s'en occupa avec beaucoup d'amour.Quant la nourriture, elle avait eu raison. La louvecontinuait venir tous les jours, et au lieu d'aller l'endroit habituel, prs du fleuve, elle s'arrtait prsde la cabane, l o Acca, chaque jour, aux mmesheures, dposait les enfants. Elle leur donnait son laitet eux la reconnaissaient, se rjouissaient en la voyantarriver et s'battaient avec elle comme deux jeuneslouveteaux.

    Le pivert, lui, voltigeait tout autour. Je ne sauraisvous dire ce qu'il faisait, mais il est certain qu'il secroyait de la premire importance. Il s'imaginait que,sans lui, les choses ne pouvaient marcher, et il sedonnait de grands airs !

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  • Elle leur donnait son lait.

    Les enfants grandissaient entre le fleuve clair et lesforts sombres, toujours un peu sauvages, causedu lait de louve qui les avait nourris. Ils grandissaientet devenaient si forts qu'ils l'emportaient sur tous lesautres garons.

    Romulus, on joue qui court le plus vite ? Romulus et Rmus partaient comme deux flches et

    en un clair arrivaient au but. Tandis que le meilleurdes autres coureurs arrivait toujours le troisime.

    Romulus, on joue la guerre ? Romulus se coiffait d'un chapeau de gnral fait

    de feuilles, et Rmus se coiffait d'une couronne sem-blable. Arrivaient les fils des bergers voisins.

    Nous jouons aussi, nous jouons aussi ! Bien, venez ici, sous mes ordres ! Venez chez moi, je vous mnerai la victoire ! Les uns allaient se mettre sous les ordres de Romu-

    lus, d'autres sous ceux de Rmus, selon les sympa-thies. Puis ils partaient l'assaut d'un tas de bois misde ct pour l'hiver ; Romulus dfendait le tas quireprsentait une ville. Entre les dfenseurs et les assail-lants, s'engageait une lutte acharne, trs mouvante ;parfois mme, le gardien Faustulus et sa femmedevaient intervenir parce que la guerre menaait dedevenir trop srieuse.

    Ou bien les autres garons en appelaient au juge-ment de Romulus et de Rmus.

    Romulus, on m'a vol mon arc et mes flches !J'y avais travaill plusieurs jours, ils taient sibeaux !

    Romulus faisait une enqute. Comme il tait trsintelligent, il finissait toujours par dcouvrir le cou-pable. Quand il l'avait dcouvert, il organisait uneexpdition, punissait le coupable et rendait ses biensau vol.

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  • De la sorte, ils s'taient cr une certaine renom-me ; ils taient devenus comme deux petits roisparmi les bergers. Faustulus et son pouse, AccaLarentia, taient trs respects cause de ces deuxenfants, et personne n'aurait os leur faire le moin-dre tort.

    On a bien fait de recueillir les petits ! disaitFaustulus, le porcher, que l'on respectait comme unroi.

    Oui, on a joliment bien fait ! disait sa femmeAcca Larentia que l'on respectait comme une reine.

    Entre-temps, les deux bbs de la corbeille d'osier,Romulus et Rmus, grandissaient de plus en plus etdevenaient de beaux jeunes gens, toujours un peusauvages, cause du lait de la louve qui les avaitnourris, mais robustes plus qu'aucun autre.

    Dsormais, ils ne pouvaient voir une injustice sanss'armer et prendre la dfense de celui qui souffrait,mme si personne ne le leur avait demand. Siquelqu'un tait attaqu tort, Romulus et Rmuscherchaient le savoir, attaquaient l'agresseur etl'obligeaient rparer ses torts. De plus en plus onles considrait comme de petits rois parmi les bergers,de plus en plus il se trouvait des camarades prts leur obir en tout, les admirer et faire ce qu'ilsvoulaient : non parce qu'ils y taient obligs, maisparce qu'ils reconnaissaient leur supriorit.

    Vint l'poque des Lupercales.Les Lupercales taient des ftes tranges, sauvages,

    qui, en ces temps anciens, se clbraient chaqueanne. Pendant ces jours de fte, personne ne tra-vaillait, n'accomplissait les travaux des champs, nefendait du bois ou n'allait la chasse, mais les jeunesptres et les paysans se runissaient dans une immensecaverne du mont Palatin, et tous ceux qui ne russis-saient pas y entrer restaient entasss l'entre de

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    la grotte. Les habitants des villes quittaient leurs mai-sons et se pressaient en foule dans les rues.

    Dans l'immense caverne du mont Palatin, les prtressacrifiaient au dieu Pan ' un gros chien et un bouc :au dieu Pan qui protgeait tout ce qui nat et ce quivit sur terre, les agriculteurs dans leurs champs et lesbcherons dans les bois, qui remplissait les tangs depoissons, les prairies de fleurs, les plantes de fruits,qui faisait pousser et se multiplier toutes les chosesvivantes, depuis les herbes les plus minuscules et lesvers les plus infimes, jusqu'aux arbres gigantesqueset aux gnrations humaines.

    C'est pour cette raison qu' l'occasion des Luper-cales, les ptres, les paysans, les chasseurs, lesbcherons et les citadins clbraient le dieu Panet organisaient de grandes ftes en son honneur.

    C'tait une fte quelque peu sauvage et frn-tique, mais dans ces temps anciens on s'y amusaitbeaucoup.

    Par cette belle matine du quinze fvrier, au cielbleu et l'air dj tide, Romulus et Rmus, vtusde peaux de chvre, s'acheminrent donc vers le montPalatin, afin d'entrer dans la caverne o se runis-saient les prtres pour le sacrifice.

    Il s'y trouvait dj une grande foule de jeunes gensvenus de tous cts pour fter le dieu Pan. Maischacun fit place aux deux gaillards, et les frres setrouvrent au premier rang, tout prs de l'autel dudieu Pan.

    L se trouvaient le mtin et le bouc, prts pour lesacrifice.

    1. Reprsent comme un tre hybride, mi-homme, mi-bouc, le dieuPan (Tout en grec) est une divinit dont l'apptit sexuel dbrid symbolisela fcondit de la nature sauvage, la puissance universelle de la vie.

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  • Les prtres les saisirent, les gorgrent, les dpe-crent ; le cuir du bouc et du mtin leur servit faired'innombrables lanires qu'ils distriburent aux plusjeunes prtres et aux jeunes gens les plus forts. Etchacun, peine muni de la sienne, se prcipitaitdehors en l'agitant droite et gauche, frappant tousceux qu'il rencontrait sur son chemin. Et les gens neprenaient pas la fuite devant les coups de fouet, ilssouhaitaient au contraire tre touchs par la peausanguinolente qui portait bonheur, car celui que lalanire fouettait aurait cette anne-l une bonnercolte et abondance de btail ; abondance dans lamaison et au-dehors, prosprit dans la famille etdans les affaires.

    Cette fte ne ressemblait aucune autre. Au milieucourait le cortge des fustigateurs, vtus de peauxde chvre, brandissant les courroies sanglantes ; dechaque ct, la foule se pressait, se serrait pour tretouche par la verge du dieu Pan. Tous voulaientune anne d'abondance et priaient le dieu Pan del'accorder leurs demeures, leurs champs, leurstroupeaux.

    Les deux jeunes gens, Romulus et Rmus, cou-raient avec les autres, frappant tant qu'ils pouvaient, gauche et droite. Et voil qu'ils virent de loinplusieurs bergers, dsesprs, plors, qui hurlaientet se lamentaient. On entendait leurs cris, on aperce-vait leurs gestes de prire et de menace. Romulus etRmus s'arrtrent un instant, puis se dtachrent ducortge et coururent vers les bergers. Plusieurs autresabandonnrent aussi le cortge et les suivirent.

    Les bergers paraissaient meurtris et malmens ;leurs vtements taient en lambeaux.

    Que vous est-il arriv ? De quoi vous plaignez-vous ? Pourquoi pleurez-vous ? demandrentRomulus et Rmus.

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    Regardez i-bas ! Ces brigands nous ont prisnos meilleurs chevreaux, nos plus beaux agneaux !Pauvres de nous ! Que dira notre matre ? Mal-heureux que nous sommes ! Ils sont loin, ils se sontsauvs avec notre bien ! On ne les voit plus ! Pauvresde nous, pauvres de nous !

    Au milieu de leurs lamentations, les bergers racon-trent que, tandis qu'ils s'en retournaient tranquil-lement chez eux, ils avaient t assaillis par huit oudix coquins, bergers du roi Numitor ; ils avaient tbattus, maltraits ! Ils n'avaient pas pens qu'il ptleur arriver du mal et ils n'avaient rien pour se dfen-dre ! Qui aurait imagin que ces brigands auraientchoisi tout juste ce jour-l pour commettre un sem-blable forfait ? Eux s'en retournaient de la GrotteLupercale avec leurs brebis ; ils taient des fidles dudieu Pan, ils avaient tous t touchs par les peauxsacres, ils taient contents et heureux ! Ah, pauvresde nous ! Pauvres malheureux que nous sommes !Ils nous ont enlev la fleur du troupeau ! Noussommes ruins ! Et notre matre, notre matre !

    la pense du matre, les bergers recommencrent se lamenter, hurler de plus belle.

    Qui est votre matre ? demandrent Romuluset Rmus.

    Notre matre, malheureux que nous sommes,notre matre est le prince Amulius, et si nous allonslui raconter que nous nous sommes laiss voler...Que fera-t-il de nous ? Ah ! que nous sommes doncmalheureux !

    Les bergers pleuraient et se dmenaient, suppliaient,gmissaient, tandis que les autres, munis des btesvoles, s'loignaient de plus en plus.

    On va reprendre les agneaux et les chevreaux ? dit Rmus Romulus.

    47

  • Certainement ! Bientt vous serez de nouveau enpossession de vos btes , assura Romulus, en s'adres-sant aux bergers du prince Amulius.

    Et, en avant ! travers les bois, travers les buis-sons pineux et les broussailles ! Aprs une courseeffrne, ils rejoignirent enfin les voleurs. C'taienten effet des ptres du roi Numitor, qui, tout contents,se rjouissaient de leur bon tour et brandissaientleurs gros btons noueux. Avons-nous t braves,hein ? disaient-ils. L'avons-nous ft notrefaon, le jour du dieu Pan ! Combien ne leur enavons-nous pas donn ! Elle leur sera passe, l'enviede se venger ! Et quel butin ! Ils sont encore plusbeaux qu'ils ne paraissaient ! Le dieu Pan nous at clment et nos bons btons nous ont aids, euxaussi !

    Mais Romulus et Rmus ne permirent pas auxfilous de se vanter plus longtemps. Ils se rurent sureux, leur distriburent force coups de bton et defouet et reprirent le btail vol, puis s'en retournrentprs des autres qui, anxieux, les attendaient.

    Les bergers du prince Amulius entendirent les ble-ments des chevreaux, qui s'approchaient et coururentau-devant de leurs sauveurs, heureux et rassurs.

    Que le dieu Pan vous protge et vous rcom-pense !

    Reprenant leurs btes, ils ne cessaient de les remer-cier. Et heureux et reconnaissants, ils se dirigrentvers leurs cabanes, tandis que Romulus et Rmus s'enretournaient chez Faustulus et sa femme.

    VII

    HISTOIREDE DEUX ENFANTS TROUVSQUI DEVIENNENT PRINCES

    AIS les mchants bergers dubon roi Numitor avaient jurde se venger. Ils se mirent auxaguets dans le bois, et un jourque Rmus passait avec quel-ques amis et sans son frredans un endroit dsert, ilsl'assaillirent.

    Ce fut une bagarre terrible,car Rmus et ses camarades

    se dfendirent avec leurs btons, leurs mains, leurspieds, leurs ongles et leurs dents, mais ils taientpeu nombreux et les autres taient en nombre biensuprieur.

    Rmus se battit comme un lionceau et mit hors decombat deux ou trois de ces coquins, mais la finil fut pris, jet terre et li.

    prsent, qu'est-ce que nous en faisons ? ditl'un.

    Est-ce qu'on l'assomme ? proposa un autre.49

  • L'assommer ? Belle affaire ! Nous sommes srsde payer aprs de notre vie !

    Alors ? Amenons-le au roi, qu'il le condamne mort ! Tu as raison, emmenons-le. Il vaut mieux que

    ce soit lui qui nous en dbarrasse. Vite, allons-y ! Et les bergers conduisirent Rmus au roi, afin qu'il

    le juget.Ils traversrent la ville et s'approchrent du palais

    royal. Les passants, en les apercevant, s'arrtaient etdemandaient quel tait ce beau jeune homme. C'estle fils d'un porcher au service du prince Amulius, unviolent toujours prt chercher querelle, se mettreau travers de tout et de chacun, un insolent ! Ainsirpondaient les bergers du roi Numitor, tout en mar-chant, et les passants les suivaient et disaient : S'ilest insolent comme ils le disent, qu'il soit donc liet qu'il soit puni comme il le faut !

    Mais quelqu'un qui venait de la campagne reconnutRmus et le dfendit.

    Non, ce n'est pas un insolent ; je le connais bien,nous le connaissons tous ; c'est un trs brave garon,fort, oui. Mais il dfend qui a raison et punit qui atort. Il est dangereux de lui faire du mal, car il abeaucoup d'amis qui risqueraient leur vie pour lui ;si nous tions hors de la ville, il en sortirait de touscts, en tel nombre, qu'on ne pourrait les compter. Il se forma ainsi deux partis, parce que Rmus, natu-rellement, se dfendait et voulait raconter les chosestelles qu'elles s'taient passes ; les autres ne le lais-saient pas parler et lui criait plus fort qu'eux. De lasorte, ils arrivrent au palais royal, hurlant quimieux mieux.

    Mais qu'est-ce qui arrive ? Le bon roi Numitorse montra et aperut une foule tapageuse et, au

    50

    milieu d'elle, un beau jeune homme garrott qui leregardait la tte haute.

    Ce garon nous a offenss, blesss, vols. Rends-nous justice, roi, car nous sommes tes bergers.Regarde-nous, nous sommes couverts de blessures,et cet homme que tu vois ici, corch, sanglant, a tbattu par lui ; nous avons d en laisser un autre la maison parce qu'il ne peut bouger, tellement il estmal en point, et il en mourra.

    C'est vident, vous m'assaillez tratreusement,comme des lches que vous tes, et vous voudriez queje ne me dfende pas ! N'coute pas tes bergers, roi : tu es juste, mais eux sont des insolents et desvoleurs.

    coute, coute donc comme il parle ! Heureuse-ment tu es pris, et le roi rendra justice !

    Qui est ce jeune homme ? Comment s'appelle-t-il ? demanda le roi Numitor.

    Il s'appelle Rmus, et est le fils du porcherFaustulus et de sa femme Acca Larentia. Il est vio-lent et insolent, il cherche querelle tout le mondeet a tant d'amis de son ct, qu'il est trs difficilede le prendre ; nous y sommes parvenus par miracle,mais prsent que nous l'avons amen ici devant toi,rends-nous justice !

    Vous dites que je suis violent et insolent parceque j'ai russi vous reprendre le bien que vous aviezvol, mais demande un peu qui tu veux, dans noscampagnes, roi, et informe-toi qui je suis et qui sontceux-l : un enfant pourra te le dire ! Oui, j'ai beau-coup d'amis, mais c'est parce que je fais du bien ;et vous, des amis, vous n'en avez certainement pas,car tout le monde sait que vous tes des voleurs, deslches !

    Mais le roi Numitor ne rpondit ni Rmus ni ses bergers. Il les fit tous entrer dans le palais royal

    51

  • et les laissa l, car il n'tait roi que pour la forme,et celui qui commandait vraiment tait le princeAmulius. Or, celui-ci se serait mis dans une grandecolre s'il avait su qu'un de ses sujets avait t punisans son consentement. Le roi Numitor n'auraitjamais eu le courage de faire une telle chose, qui,d'ailleurs, ne lui semblait pas juste.

    Le roi Numitor se rendit donc chez le princeAmulius.

    Frre, mes bergers ont amen au palais un jeunehomme, fils de ton gardien Faustulus et de sa femmeAcca Larentia. Ils l'accusent de les avoir vols etblesss. Peux-tu permettre que l'un de tes sujetsoffense mes bergers sans tre puni ?

    Le prince Amulius vit la foule tasse devant lepalais royal et pensa : Ce jeune homme doit enavoir fait de belles, et cela ne vaut pas la peine dese tracasser pour un pauvre diable comme celui-l.Un berger de plus ou de moins, je suis riche et puis-sant tout de mme ; laissons, pour une fois, faire mon frre ce que bon lui semble.

    Par consquent, il lui dit : Numitor, n'es-tu pas roi d'Albe ? Fais-en ce que

    tu veux, de ce jeune homme. Moi, je n'ai pas enviede me mler de cette histoire. Si cela te fait plaisir,livre-le tes bergers, qu'ils l'assomment !

    Le roi Numitor retourna vers les bergers. Il lestrouva qui discutaient entre eux et qui criaient telle-ment fort, que l'on ne comprenait rien de ce qu'ilsdisaient. Ils taient srs que le roi leur donneraitraison eux parce qu'ils taient ses sujets. Mais non ;le vieux roi regardait avec sympathie ce lionceaugarrott, qui le fixait comme quelqu'un qui a laconscience tranquille et qui est habitu affronterle danger.

    52

    Raconte-moi ce que tu as fait. Je veux le savoirpar toi-mme.

    Et le jeune garon alors, les yeux plants droit dansceux du roi, raconta tout avec exactitude.

    Roi Numitor, c'est vrai, j'attaque et je frappe,mais toujours par amour de la justice et pour rtablirles torts que les bergers et les chasseurs de ce paysse font continuellement l'un l'autre. Commentpourrais-tu tre partout ? Si tu t'tais trouv commemoi aux ftes des Lupercales, tu aurais vu et entendupleurer et se dsesprer les bergers, dont ces hommes-ci avaient vol les meilleurs agneaux et chevreaux,et tu aurais trouv juste que moi et mes camaradesnous ayons essay de reprendre leur larcin pour lerendre ces malheureux. Quant les battre, bien srque nous les avons battus, tes hommes ; commentfaire autrement ? Et toi qui as la rputation d'treun sage, tu trouverais juste que je fusse puni parceque j'ai fait justice ?

    Le roi fut merveill du courage du jeune hommeet de sa faon loyale de s'exprimer. Il ne parlait pascomme un grossier campagnard, mais comme quel-qu'un qui se sentait son gal, qui avait consciencede la vrit et de la justice et tait habitu la vou-loir pour soi et pour les autres. Et il lui dit :

    Mais toi, comment est-ce possible que tu sois lefils de Faustulus le porcher ? C'est impossible, non,certainement, tu ne l'es pas... Dis-moi qui est tonpre, dis-moi comment s'appelle ta mre et o tues n.

    Rmus rpondit : Je ne sais pas qui je suis. Je sais qu'il y a un

    mystre autour de ma naissance et de celle de monfrre jumeau. Je sais que nous ne sommes point lesenfants de Faustulus, bien que tout le monde nousconsidre comme tels. Je sais qu' peine ns nous

    53

  • avons t exposs afin de nous faire mourir, et nousne sommes certainement pas de basse extraction.

    Tandis qu'il parlait, la tte haute, le regard ferme,le roi Numitor le fixait avec stupeur. Pourquoi cejeune garon ressemblait-il tant un autre garon,un autre qui tait mort il y avait tant d'annes, sonfils, son fils bien-aim ? Il observait ses traits, cou-tait sa voix : les traits taient les mmes, la voix taitla mme, l'expression des yeux aussi tait pareille,l'expression de quelqu'un qui ne veut jamais avoirpeur de rien. Le roi Numitor regardait et son visages'illuminait d'une tendresse infinie.

    Qu'est-ce qui se passe ? se demandaient lesbergers. Il ne songe mme pas le punir. Il auraitmieux valu ne pas l'amener et prsent il vaudraitmieux ne pas nous trouver ici nous-mmes. Qu'est-il,ce jeune homme ? Un grand seigneur, peut-tre !

    Ils n'osrent plus parler et furent bien contentsquand le roi Numitor les congdia en leur promettantde garder le jeune homme pour le traiter comme ille mritait.

    Il l'interrogea encore, l'examinant de plus prs, etson cur fut empli d'un doux espoir, imprcis encore,qui lui paraissait absurde, mais auquel il ne pouvaitse soustraire.

    Cependant, les amis de Rmus, l'ayant vu passer,li, entre les bergers, s'taient runis pour dlibrersur ce qu'ils avaient faire.

    Ils allrent avertir Romulus et Faustulus. Que faut-il faire ? On me l'a assur, que c'tait

    Rmus lui-mme que l'on avait li ainsi ! Bien sr que c'tait lui, je l'ai vu moi-mme. Pourquoi ? Qu'est-ce qu'il a fait ? C'taient les bergers du roi Numitor ! Mais non, c'taient les gardes du prince Amu-

    lius !

    54

    Jamais de la vie ! C'est le prince qui a dit del'assommer !

    Il n'a pas voulu entendre raison. Et tout cela cause de ces chevreaux des Lupercales !

    Si nous ne nous dpchons pas, nous le trouve-rons mort !

    Dpchons-nous, allons, allons, vite, vite ! Mais, tandis que les jeunes gens s'agitaient, Faus-

    tulus avait pris sa dcision. Sous son bras, il mit lapetite corbeille d'osier dans laquelle il avait, en cejour fameux, trouv les enfants sur la rive du fleuve,il la couvrit de son manteau et se mit courir versla ville aussi vite que ses vieilles jambes le lui per-mettaient. Il la traversa et arriva au palais royal.

    Qui es-tu ? Que veux-tu ? On n'entre pas, on nepasse pas !

    Comment, on n'entre pas ; comment, on ne passepas ! C'est un beau service que tu rends au roi, toi,en m'empchant de passer ! Dis-lui qu'il y a unhomme ici qui a lui dire une chose des plus impor-tantes. Tu ne peux mme pas te l'imaginer, toi, com-bien elle est importante. Laisse-moi passer, te dis-je !Bien t'en prendra : il est possible que tu reoives unercompense.

    Le soldat de garde resta perplexe en entendant cesparoles. Et puis la foule commenait gronder, etceux qui reconnaissaient Faustulus disaient :

    Bien sr qu'il doit passer ! C'est son pre, lui ! Il faut que le roi le voie ! C'est pourquoi le soldat de garde appela un de ses

    camarades et lui dit : Tu vois cet homme ? Conduis-le chez le roi. Mais ne le quitte pas des yeux, tu enes responsable.

    Entendu. Je m'en charge. Sois tranquille.

    55

  • Et le soldat conduisit immdiatement Faustulusdans la salle du roi.

    Roi Numitor, mieux que personne je peux t'clai-rer au sujet de ce jeune homme, et je crois que tuseras content de ce que je te dirai.

    Ne me cache rien de ce que tu sais, parle, parle,mon brave homme, lui dit le roi. Qui es-tu ?

    Je suis Faustulus, gardeur de porcs, et j'habiteune cabane non loin du Tibre. Voici : il y a trs long-temps, tandis que je gardais mes btes prs de la mai-son, je vois passer une louve. C'tait au temps qu'onavait entendu raconter que quelque chose tait arrivici au palais. Je sais bien, on est de pauvres ignorants,nous autres, on n'y comprend pas grand-chose, mais,en somme, on racontait qu'ici, au palais, tait n unenfant, ou mme deux, ce que disaient les chasseursentre eux ; et qu'on les avait exposs, je ne sais pourquelle raison... Bref, je ne sais rien, mais les chosesque je te raconte se sont passes en ce temps-l. Oen tais-je ? Ah oui, j'avais vu passer une louve. Elleallait vers le fleuve, s'arrtait quelques instants etrevenait sur ses pas. Les faons de cette louve taienttellement tranges, que je n'en avais jamais vu depareille. J'en parle ma femme et il nous vient l'enviede savoir la raison il fallait bien une raison pourlaquelle la louve allait tous les jours l-bas, commesi elle y avait ses petits. Et, la vrit, elle les y avait :c'taient ce garon que tu vois ici et son frre, beauet fort comme lui, tous deux bien disposs dans unelgante corbeille et envelopps dans des langes degrande richesse.

    Faustulus ouvrit son manteau et montra au roile petit berceau d'osier ; il s'y trouvait encore leslanges de toile et les fines couches de mousselineque la princesse Silvia avait fils et tisss pour sesbbs.

    Je trouve ce berceau et, dedans, deux beauxbbs alertes, vifs, qui rient et agitent leurs menottescomme pour me saluer. Je dis ma femme : "Si unelouve a eu piti de ces deux petiots, devons-nous treplus cruels qu'elle ?" Nous portons donc la corbeille la maison, ma femme prend soin des enfants et voilque tous les jours, aux mmes heures, la louve arrive !Nous mettions les enfants dehors afin de ne pasl'effrayer, mais aprs quelques jours elle serait mmeentre dans la maison, tant elle s'tait apprivoise.Nous avons donc gard les enfants, j'ai conserv leberceau et les langes en gage de scurit, et quelqu'unici, au palais, pourra peut-tre les reconnatre !

    Le roi Numitor ne cessait de regarder le berceauet tout concidait : le lieu, l'poque, les manires etsurtout la grande ressemblance entre le jeune hommeet son propre fils, le petit prince qui avait t tu l'effroyable chasse.

    Toi, Rmus, mon petit-fils, fils de ma fille ! Et le vieux roi embrassa en pleurant le jeune berger.

    Mais pendant ce temps, devant le palais royal, quese passait-il ?

    La foule grossissait, menaante. Qui menaait-elle ? Rmus voulut le savoir.

    Ne crains rien, dit-il son grand-pre, je suis ici.Je saurai bien te dfendre. Ce sont pour sr mesamis.

    C'taient en effet ses camarades. Ils venaient enmasse de la campagne, mais en groupes bien ordon-ns, comme Romulus l'avait voulu. Romulus avaitdit : Si nous nous prsentons en ordre, en groupes,chaque groupe conduit par son chef, notre forcesera immense et nous obtiendrons tout ce que nousvoulons ; mais si nous agissons en dsordre et avecconfusion, nous perdrons bientt contact entre nous

    56 57

  • et notre force en sera rduite rien. Les amis deRomulus venaient donc en bon ordre, comme pourune revue ; et chaque groupe tait guid par un chefqui, en signe de ralliement, portait une touffe d'herbeet de feuilles au bout d'un bton.

    Rmus les reconnut. C'taient ses amis, et certaine-ment conduits par son frre, qui le cherchait. Puisil vit Romulus : c'tait lui qui conduisait ces groupesde jeunes gens venus de tous cts pour le dlivrer.Et ceux de la campagne venaient s'ajouter les habi-tants d'Albe. Car personne ne savait le motif de cettemarche discipline vers le palais royal, mais tout lemonde dtestait le prince Amulius, et il s'taitrpandu le bruit, on ne savait comment, qu'on allaitle chasser. Cette rumeur sembla une tincelle tombantau milieu d'un tas de matire inflammable : les habi-tants arrivaient en groupes, comme s'ils en avaientreu l'ordre et se trouvaient tout de suite prts, unis,d'accord vouloir une seule et unique chose : chasserle prince, s'en dbarrasser une bonne fois, et pourtoujours ! On disait des choses vraies et fausses surle compte d'Amulius : qu'il avait ordonn la mortde Rmus, qu'il tait un usurpateur, qu'il voulaitrgner et qu'il n'en avait pas le droit, qu'il commettaitbeaucoup d'injustices et crimes aprs crimes ! Pointde mfait, si atroce qu'il ft, survenu Albe cesdernires annes, qui ne lui ft attribu. prsent,cela suffisait : non, on ne le voulait plus, cet odieuxtyran ! Le moment tait venu, enfin, de s'en librer !Rmus ouvrit les portes du palais ; Romulus y entraavec ses hommes et l'envahit.

    Cependant, dans le palais, les nouvelles les plustranges et les plus invraisemblables s'taient rpan-dues.

    Ce jeune homme arrt prtend tre un prince ! C'est un prince, on l'a reconnu !

    58

    C'est le petit-fils du roi ! Le prince Amulius veut le tuer ! Le roi Numitor le dfend ! C'est son petit-fils C'est le fils de la princesse Silvia ! Celle qu'on

    ne voit jamais, qu'on dit tre si bonne ! Assurment, c'est un beau garon qui n'a pas

    l'air d'un paysan. Un paysan ? Il faut les voir, lui et son frre,

    comme ils commandent, et tous obissent ! Et cela ne date pas d'aujourd'hui : il y a long-

    temps qu'il en est ainsi ! Les voix arrivrent jusqu'au prince Amulius avec

    les rumeurs de la foule ; il prit ses armes et fit appelerses guerriers les plus fidles. Mais o se trouvaientses guerriers fidles ? Le prince avait commis tropde cruauts, il avait offens trop de gens pour avoirdes amis dans les jours de malheur ! Dans le palaiset au-dehors, paysans et citadins acclamaient le princeRomulus et le prince Rmus : tous rclamaient levieux roi Numitor, qui tait un peu faible, mais quisavait gouverner avec bont et justice.

    Le prince Amulius se trouva entour d'une fouled'hommes qui le hassaient et qui voulaient sa mort.Et il fut tu par ceux qu'il avait offenss, pitines,tyranniss.

  • VIII

    HISTOIRE DE DOUZE VAUTOURSET DE LA VILLE CARRE

    E la chambre o elle se tenaittoujours enferme et mlan-colique, la princesse Silvia en-tendit un grand vacarme. Maisn'y avait-il pas continuellementdes meutes en ville ? Presquetous les habitants dtestaientle prince Amulius et auraientvoulu voir rgner le vrai roi,Numitor. C'est pourquoi la

    cit n'tait jamais tranquille, mais toujours pleine deluttes et de discordes ; les habitants en venaient mmesouvent aux mains entre eux. Ce sera comme tou-jours, pensa la princesse, et quand mon oncle aurafait mettre en prison ceux qui ont eu le courage deprotester, tout redeviendra calme.

    Mais cette fois, le tumulte ne s'apaisa pas commed'habitude : le tapage augmenta, les gens pntrrentdans le palais, quelqu'un mme s'approcha de lachambre... Qui venait, que se passait-il ? Deux super-bes jeunes gens paraissaient devant elle et, la saluant60

    respectueusement, lui disaient : Princesse Silvia, tues notre mre. Bnis-nous, mre ! et embrasse tesfils !

    La princesse Silvia, du coin de la pice o elle s'taitblottie, bondit et regarda les deux jeunes gens qui res-semblaient tant son frre, ce frre mort alors qu'elletait fillette et qu'elle avait tant pleur. Elle lesregarda, comprit que c'taient ses fils sauvs parmiracle, par la volont divine. Elle les bnit, les baisaet s'unit eux pour remercier les dieux du ciel quiles avaient sauvs et ramens elle.

    Mais les fils de la princesse Silvia ne voulurent pointrester Albe avec leur grand-pre Numitor et leurmre. Ils avaient grandi libres, ils savaient comman-der, ils avaient beaucoup d'amis qui n'taient pointcitoyens d'Albe, et ils voulaient fonder une cit nou-velle. Le roi Numitor aurait voulu qu'ils rgnassent sa place, mais Romulus et Rmus rpondirent : Tu es le roi d'Albe et tu dois rester roi. Noussommes jeunes. Comme les abeilles, nous formeronsun nouvel essaim et nous irons fonder une nouvellecit.

    Et ils formrent, comme les abeilles, un nouvelessaim. Accompagns de leurs camarades, ils allrentsur la rive du Tibre, en pleine campagne, l'endroitmme o, tant tout petits, ils avaient t livrs enpture aux btes sauvages et o ils avaient t sauvspar la louve et par Faustulus '.

    cet endroit, sur la rive du Tibre, ils levrent desmaisons, et dans ces maisons ils accueillirent tous ceuxqui voulaient se joindre eux pour vivre avec eux

    1. Selon la tradition lgendaire rapporte par Tite-Live (voir, ci-aprs : Pour en savoir plus , dans le cahier Entracte ), cet endroit se trouve-rait au pied du mont Palatin, marqu par un figuier appel Ruminai ,devenu arbre sacr aprs la fondation de Rome (voir chapitre X).

    61

  • Princesse Silvia, tu es notre mre.

    la vie nouvelle de l'tat naissant. Mais cet tat n'avaitpas de nom encore, et il commenait dj prsenterune vie intense.

    Le prince Romulus et ses compagnons tracrentquatre sillons qui formaient ensemble un carr, et ilsl'appelrent la Ville carre1.

    Ce carr sera le centre de la cit nouvelle, dit leprince Romulus Rmus : c'est ici que se tiendrontles dfenseurs en armes et les sentinelles.

    Il n'est pas possible que ce carr soit le centre,rpondit le prince Rmus. La position en est abso-lument mauvaise : une forteresse ne peut se trouverici. Rappelle-toi ce que font les trusques, qui s'yconnaissent dans l'art de construire des villes : leursforteresses s'lvent toujours sur la cime des collines,l o l'on peut dominer le terrain environnant etapercevoir de loin l'approche de l'ennemi et le ctd'o il vient. Une forteresse ici, en contrebas, nepourrait rsister aux attaques. Je connais un endroitexcellent que j'ai bien tudi et qui offre tous les avan-tages : c'est le sommet du mont Aventin, positionforte, trs difficile attaquer et qui domine parfai-tement tout le terrain l'entour.

    Si nous difions la ville sur le sommet de l'Aven-tin, nous serons trop loin du fleuve, et tu sais com-bien le voisinage de l'eau est ncessaire la vie deshommes , rpondit le prince Romulus.

    Mais Rmus ne se laissait pas convaincre, Romulusnon plus, et les deux frres travaillaient un peu par-ci, un peu par-l, chacun selon son ide.

    Il faut absolument se mettre d'accord, dit un jourle prince Romulus. En continuant ainsi, nous gas-pillons nos forces. Et puisque moi je choisirais plutt

    1. La premire enceinte de la future Rome, appele Roma quadrata, Rome carre .

    63

  • la rive du fleuve, parce qu'elle me semble convenir la prosprit de la ville, et que toi, par contre, tu pr-fres le sommet de la colline selon le mode trusque,faisons comme eux dans les circonstances incertaines,consultons les divinits et tenons-nous-en aux pr-sages. Toi, Rmus, assieds-toi sur ce rocher et tourne-toi vers l'Aventin ; moi, je me mettrai sur cette pierredu ct du Tibre. Observons le ciel : celui de nousdeux qui, pendant une dure tablie d'avance, auravu passer le plus grand nombre de vautours auragagn ; de par la volont des dieux, nous ferons cequ'ils auront command.

    D'accord, repartit le prince Rmus, faisons-enla preuve immdiatement. Et il escalada la granderoche blanche qui s'levait au milieu des buissonspineux et regarda en l'air, du ct de l'Aventin.

    C'tait l'heure du coucher du soleil ; l'astre descen-dait vers le bois et allait sous peu disparatre derrireles arbres.

    Jusqu' la disparition du soleil , dit Romulus. Parfait , rpondit Rmus. Vous autres, Marcus

    et Faustinus, restez en observation et avertissez-nousquand on ne verra plus le soleil.

    Et vous aussi, Sixte et Caius ! dit Romulus,se plantant au milieu des cailloux et des buissons prsdu Tibre, l'endroit prcis o le porcher Faustulusavait trouv la corbeille d'osier et o la louve taitvenue donner son lait aux deux petits abandonns.L, au milieu de ce carr de sillons qu'il avait com-menc de tracer avec ses camarades, le prince Romulusse plaa et il attendit, scrutant l'air de son regard.

    Un ! dit le prince Rmus, regardant versl'Aventin.

    Un ! rptrent les camarades du princeRmus, hurlant de toutes leurs forces pour se faireentendre.

    64

    Un, deux, trois ! cria le prince Romulus, duct du fleuve.

    Deux, trois, quatre ! arrivrent les voix del'Aventin.

    Quatre, cinq ! Rmus arriva neuf, Romulus huit. Le soleil a disparu , annoncrent les compa-

    gnons qui se trouvaient en observation.Et au mme instant Romulus criait : Neuf, dix,

    onze, douze ! J'ai gagn, j'en ai vu passer douze ! Allons donc, douze ! Jure-le, si tu peux ! Je le jure par tous les dieux, que j'ai vu passer

    douze vautours ! affirma le prince Romulus. Mais tu les as vus aprs ! Le soleil tait dj

    couch ! Je les ai vus, je les ai vus, je les ai vus ! Tu ne dis pas la vrit ! Le dlai tait pass ! Le dlai, le dlai ! Non, le dlai n'tait pas

    pass ! Et d'ailleurs, sais-tu ce que je ferai, moi ?Ma ville carre, je la construirai o il me plaira ;quant la tienne, maonne-la o tu veux, entt quetu es ! Si tu veux m'aider, aide-moi ; si tu ne veuxpas, tant mieux, je travaillerai tout seul, tout seul,tout seul !

    Le prince Romulus parlait de la sorte parce qu'ilsavait fort bien que ses partisans taient beaucoupplus nombreux que ceux de son frre ; et, sans plusfaire attention aux paroles du prince Rmus, il se mit agrandir, avec ses camarades, l'excavation du fosspour les fondations des murs.

    Qu'elle est grande, cette ville que tu veux fonder !Est-ce une ville, a ? Voyez un peu, moi, je l'auraisprise plutt pour un jouet, comme ceux que fabri-quent les enfants avec du sable en jouant au bord dela mer, et par-dessus, lesquels tout le monde saute !La voil, ta ville carre ! Un saut, et l'on en sort !

    65

  • Un saut, et l'on y entre ! Venez voir, venez voir lagrande ville du prince Romulus !

    Et, se moquant, raillant ainsi, le prince Rmus etses compagnons sautaient de-ci, de-l, au travers dufoss qui marquait les fondations de la Ville carre.Mais les hommes qui creusaient coups de bche etde pioche commencrent se fcher.

    Laissez-nous en paix, laissez-nous travailler ! Nous ne vous laissons pas travailler ? Au

    contraire, nous vous aidons ! Voyez comme votretravail est important !

    Et le prince Rmus et ses compagnons sautaient etressautaient par-dessus le petit foss qui tait maiseux ne le savaient point le commencement d'unegrande ville, qui devait durer des sicles.

    Les travailleurs, alors, se mirent en colre, et unebagarre terrible s'engagea. Des injures, on passa viteaux menaces et aux coups de bches et de pioches.

    Finie l'amiti, finie la fraternit, plus rien que haineet rage atroces. Les bches et les pioches se mirent s'abattre sur ceux qui sautaient et se moquaient.Ces hommes perdirent comme la lumire de leursyeux. Ils s'assaillirent frocement, se jetrent terre,l'un sur l'autre, pour se battre et se venger, jusqu'aumoment o deux, trois d'entre eux tombrent dansle foss d'o devaient surgir les murs de la ville. Ily eut des blesss, il y eut des morts. Parmi les morts,le prince Rmus, frre de Romulus.

    IX

    HISTOIRE DE DEUX ESCLAVESET D'UN DBITEUR

    L y a plus de mille et mmeplus de deux mille ans, par uneaube limpide de printemps,deux garons cheminaient travers les bois et les plaines,dans une campagne sauvagequi tait toute une fte de ver-dure et de fleurs, de chants etde vols d'oiseaux. Mais lesdeux garons ne regardaient

    ni les fleurs ni la verdure et n'entendaient pas leschants : ils marchaient comme des personnes fati-gues et malades ; l'an soutenait l'autre, presqueencore enfant, si ple, si maigre et misrable, qu'ilfaisait peine voir. Il paraissait avoir trs mal unejambe, en juger par la faon dont il la tranait ;et de temps autre, il gmissait faiblement.

    Servius, laisse-moi ici ; qui sait le chemin quenous devons faire encore avant d'arriver, et je n'enpeux plus, je n'en peux vraiment plus !

    Non, je ne t'abandonne pas, mme si je devaistre repris avec toi et fouett mort ! Courage,

    67

  • Plistinius, nous ne devons plus tre bien loin ; et sinous arrivons, pense donc, nous serons sauvs dfi-nitivement ! Regarde, voil une femme qui vient parici, questionnons-la.

    Une femme, en effet, arrivait leur rencontre. Elleportait un panier, et un petit enfant, ses cts,s'accrochait sa robe. Elle s'arrta, regardant legaron avec piti.

    En quel tat il est ! s'exclama-t-elle, et, repre-nant : Qu'as-tu ? O vas-tu ? Tu viens de loin ?Et pourquoi ne te reposes-tu pas un peu et restes-tudebout, malade comme tu l'es ? demanda la femme,compatissante.

    Peux-tu nous dire si nous sommes sur la bonneroute, et combien de temps nous devons marcherencore avant d'arriver la Ville carre, au lieu sacrdu dieu des Asiles ? demanda l'an des garons.

    Ce n'est pas loin, rpondit la femme. Avant quele soleil atteigne le sommet du ciel, vous pouvez yarriver. Mais comment oses-tu faire encore marcherce petit ? Ne vois-tu pas qu'il n'en peut plus ? Il estple comme un moribond et est tout couvert de plaieset de meurtrissures. Il va tomber en chemin si tu leforces encore marcher.

    Je le porterai dans mes bras , dit celui que lepetit avait appel Servius. J'ai trop hte d'trearriv.

    Je comprends, tu as raison , reprit la femme. Mais arrtez-vous un instant, reposez-vous un peu.Ma cabane est toute proche, je peux vous donner dulait de brebis tout frais et mettre sur les plaies un peud'un suc d'herbes que je connais et qui fait du bien.

    Laisse-moi, Servius , implora le petit. Oh, frre, je ne te laisse pas, je ne t'abandonne

    pas , rpondit l'an. Et s'ils te reprennent ! Le petit frissonna.

    68

    Mais non, ils ne vous trouveront pas , dit lafemme. Nous sommes ici sur le terrain des affran-chis, et d'ailleurs personne ne se risque chez moi,parce que j'ai un chien... Vous tes esclaves, n'est-cepas ? Et vous allez au Lieu Sacr du prince Romulus,o celui qui arrive esclave est affranchi et personnene peut plus le rclamer ?

    Tu l'as dit : nous allons au lieu sacr du dieu desAsiles , rpondit Servius.

    Et vous tes des esclaves ? Vous avez fui unmatre cruel qui vous battait sang et mort ? Jele vois. Vous faites bien de vous mettre sous la pro-tection du prince Romulus : il est grand et fort ! Moiaussi j'tais esclave comme vous, et je sais ce que celaveut dire. Battue, fouette, traite comme un chien.Je l'aurais encore support pour moi-mme, mais lepire tait pour ce pauvre petit ! J'ai pris la fuite pourne pas le voir mourir, et prsent je vis heureuse aveclui et mon mari. Le prince Romulus sait dfendre ceuxqui se mettent sous sa protection : celui qui est alljusqu' sa ville et y a touch l'autel du dieu des Asilesest sauv et peut tre rassur et tranquille.

    C'est pourquoi je veux y arriver , rpondit l'andes frres. Si le matre nous attrape ici, il peutencore nous reprendre ; il a sur nous droit de vie etde mort, il est terrible, lui ! Non, mieux vaudraitmourir en route. Courage, Plistinius. Je peux encorete porter. Nous arriverons, tu verras !

    Tandis qu'ils parlaient et que le petit s'tait laisstomber terre, extnu, ils entendirent des pasd'homme qui s'approchaient rapidement, comme sil'on poursuivait quelqu'un ou comme si l'on taitpoursuivi.

    Par Jupiter, on nous cherche ! dit le frre an. On nous cherche, on nous a trouvs ! ajouta-t-il,tremblant d'pouvante.

    69

  • Un homme, en effet, s'approchait d'eux en hte,comme s'il tait poursuivi, ou comme s'il poursuivaitquelqu'un.

    Par Jupiter ! C'est un ami du matre ! s'ex-clama le garon, atterr. Cachons-nous.

    Il n'tait plus temps. L'homme s'tait rapprochet les avait reconnus. Mais tait-il seul ? N'y avait-ilpersonne d'autre derrire lui ? Le pauvre Serviustremblait de peur et n'osait pas faire le moindre mou-vement. L'homme s'arrta net.

    N'es-tu pas des esclaves de Tullius Claudius,n'es-tu pas son portier ? dit l'homme. Mais oui,c'est bien toi, je te reconnais : je t'ai vu tant de foisouvrir et fermer la porte de ton matre, et ces der-niers jours tu tais mme enchan. Comment as-tufait pour t'chapper ? O vas-tu ? Vas-tu au lieusacr du dieu des Asiles ? Allons ensemble : moiaussi j 'y vais.

    Toi, Publius Sulpicius, mais n'es-tu pas unhomme libre ? Pourquoi fuis-tu ? Pourquoi es-tuvenu jusqu'ici ?

    Mon cher, libre je ne l'tais plus, et c'est pour-quoi j'ai fui. J'ai fait des dettes, beaucoup de dettes,et je ne savais plus comment rendre ton matre laplus petite partie de ce qu'il m'a prt ; je ne possdeplus que ma propre peau, et j'aurais d la vendre,elle aussi. Alors j'ai pens : tre esclave, jamais !Avoir Tullius Claudius pour matre, ah non ! Et j'aifui pour garder ma libert.

    Tu as bien fait. C'est une chose horrible qued'tre esclave, et plus horrible encore d'tre esclavede Tullius Claudius.

    Mais, qui est ici avec toi ? C'est mon frre. Un pauvre petit qui n'arrivait

    jamais faire