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ORTEGA ET L'INSOUTENABLE LÉGÈRETÉ DE L'ART
NICOLAS BONNET
Université de Bourgogne
Plus de soixante ans avant que Calvino ne vante les mérites de la
légèreté dans ses Leçons américaines 1, Ortega y Gasset annonçait, en
1925, dans son essai La deshumanizaci6n del arte2, la naissance d'une
nouvelle esthétique européenne. L'artiste moderne, en rupture radicale avec
ses aînés, renoncerait à traiter les grands problèmes de l'humanité, il
perdrait son esprit de sérieux, sa gravité traditionnelle. Le nouvel art,
débarrassé de son caractère pompeux, deviendrait essentiellement ironique,
acquerrait la légèreté du jeu, entrerait dans une ère de «puérilité», œ
complète irresponsabilité :
Todo el arte nuevo resulta comprensibile y adquiere cierta dosis de grandeza cuando se le interpreta como un ensayo de crear puerilidad en un mondo viejo. Otros estilos obligaban a que se les pusiera en conexi6n con los dramaticos movimientos sociales y polfticos o bien con las profundas corrientes filosôficas o religiosas. El nuevo estilo, por el contrario, solicita, desde luego, ser aproximado al triunfo de los deportes y juegos. (p. 384)
Bien qu'il se prétende mû par la volonté de comprendre et non pas
d'évaluer (une attitude qui requerrait toutefois une certaine bienveillance à
' I. Calvino, Lezioni americane, Milan : Garzanti, 1988. 2 « La deshumanizaci6n del arte », in Obras completas, Ill, ( /917-1928), Madrid: Revista de
Occidente, 1962 (première édition : 1947), p. 353-386. Toutes nos citations seront tirées de cette
édition.
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l'égard de l'objet)3, Ortega semble balancer dans son essai entre l'adhésion
à la nouvelle sensibilité esthétique, et un point de vue plus critique ch.I
phénomène qu'il se propose d'analyser. Le nouvel art présenterait,
« comme tous les phénomènes contemporains», un caractère
« équivoque »4• Le processus de « purification » serait toutefois
inéluctable, l'évolution irréversible5, quand bien même les résultats
obtenus pourraient paraître qualitativement médiocres et décevants6. Si
Ortega décide d'épouser la cause de l'arte joven, ce serait donc plus par
acquiescement à la nécessité historique que par inclination 7.
Avant de discuter la pertinence du diagnostic, il convient d'interroger
la notion orteguienne de ludisme esthétique, afin de souligner l'ambiguïté
axiologique d'un discours qui oscille entre l'exaltation et la dévalorisation
de son objet.
3 « Me ha movido exclusivamente la delicia de intentar comprender -ni la ira ni el entusiasmo. He
procurado buscar el sentido de los nuevos prop6sitos artfsticos, y esto, claro es, supone un estado
de espfritu lleno de previa benevolencia » (p. 386)
' « Mas arriba se ha dicho que el nuevo estilo, tomado en su mas amplia generalidad, consiste en
elerninar los ingredientes « humanos, demasiado humanos », y retener s6lo la materia puramente
artfstica. Esto parece implicar un gran entusiasmo por el arte. Pero al rodear el mismo hecho y
contemplarlo desde otra vertiente sorprendemos en él un cariz opuesto de hastfo o desdén. La
contradicci6n es patente e importa mucho subrayarla. En definitiva, vendrfa a significar que el arte
nuevo es un fen6meno de indole equfvoca, cosa, a la verdad, nada sorprendente, porque equfvocos
son casi todos los grandes hechos de estos aiios en curso. Bastarfa analizar un poco los
aconcimientos polfticos de Europa para hallar en ellos la misma entraiia equfvoca (p. 381 ). On aurait,
aujourd'hui, beau jeu d'ironiser sur ce jugement d'Ortega en relevant que le caractère équivoque
n'est pas tant dans les événements politiques que dans l'attitude du philosophe qui, au début des
années vingt, fortement conditionné par le nietzschéisme ambiant, paie son tribut aux doctrines
énergétistes et vitalistes.
j « Pero, cualesquiera sean sus errores, hay un punto, a mi juicio, inconmovible en la nueva
posici6n : la imposibilidad de volver hacia atras. Todas las objeciones que a la inspiraci6n de estos
artistas se hagan pueden ser acertadas y, sin embargo, no aportaran raz6n suficiente para condenarla.
A las objeciones habrfa que aiiadir otra cosa : la insinuaci6n de otro camino para el arte que no sea
éste deshumanizador ni reitere las vfas usadas y abusadas » (p. 386). 6 « Se dira que el arte nuevo no ha producido hasta ahora nada que merezca la pena, y yo ando muy
cerca de pensar lo mismo » (ibid.). 7 « En arte, como en moral, no depende el deber de nuestro arbitrio ; hay que aceptar el imperativo
de trabajo que la época nos impone » (p. 360).
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Ortega et l'insoutenable légèreté de l'art
L'ART COMME JEU
D'une part, Ortega souligne la cohérence que présentent toujours les différents aspects d'une époque
8, d'autre part, il insiste sur les frontières
qui séparent les différentes activités humaines et sur la nécessité d'éviter
toute confusion en les envisageant chacune dans son ordre propre. Ces
deux thèses peuvent sembler contradictoires mais l'antinomie n'est
qu'apparente: la cohérence de l'époque moderne résiderait précisément,
selon Ortega, dans la tendance à la différenciation disciplinaire9. C'est
ainsi que l'art, s'émancipant de ses anciennes tutelles (la politique, la
morale, la religion), acquerrait enfin son autonomie.
Or, en se purifiant, l'art, si l'on èn croit Ortega, deviendrait jeu ; ce
qui pose le problème du rapport de ces deux concepts : est-il permis de les
identifier ?
Bien qu'Ortega n'y fasse aucune allusion dans son essai, il ne devait
pas ignorer les thèses de ceux qui, tels Schiller, Spencer 10 ou Freud11,
avaient, avant lui, rapproché l'art du jeu. La théorie d'Ortega se distingue
toutefois nettement des spéculations de ses prédécesseurs en ce que la
question n'y est pas abordée sub specie aeternitatis mais dans une
perspective historique. Le philosophe madrilène ne présente pas en effet la
8 « Es, en verdad, sorprendente y misteriosa la compacta solidaridad consigo rnisma que cada época
hist6rica mantiene en todas sus manifestaciones » (p. 354) 9 « Ya veremos c6mo todo el arte nuevo, coincidiendo en esto con la nueva ciencia, con la nueva
polftica, con la nueva vida, en fin, repugna ante todo la confusi6n de fronteras. Es un sintoma de
pulcritud mental querer que las fronteras entre las cosas estén bien demarcadas » (p. 371)
'0 Pour l'auteur des Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme (1794-1795), c'est à travers le
jeu, activité dénuée de toute finalité pratique, que l'homme, s'émancipant des contraintes de la
spécialisation professionnelle imposée par la société moderne, réalise la plénitude de son être
authentique ; l'art permet de concilier deux tendances opposées et complémentaires: il satisfait à la
fois « l'instinct sensible», qui est aspiration à la vie, et « l'instinct formel», qui est aspiration à
l'universalité. En obéissant à« l'instinct de jeu», l'homme affirme sa liberté car il ne se plie qu'aux
règles qu'il s'est lui-même données. L'art est mis sur le même pied que le jeu mais art et jeu sont
deux activité d'égale dignité aux yeux de Schiller, puisque c'est à travers leur pratique que l'homme
parvient à réaliser son essence. Pour Spencer, l'art et le jeu, perdant le caractère sublime que leur
attribue Schiller, ne sont plus que le moyen par lequel l'homme brûle son trop-plein d'énergie vitale
une fois que ses besoins matériels sont satisfaits. Pour un exposé détaillé des doctrines de Schiller et
Spencer, voir E. Souriau, art. « Jeu I Jouer», « III- L'art comme jeu », in Vocabulaire d'esthétique,
Paris: PUF, 1990, p. 918-919.
" Freud considère également l'œuvre littéraire comme « une continuation et un substitut du jeu
enfantin d'autrefois» in Essai de psychanalyse appliquée (1906-1923), Paris: NRF, 1971, p. 79.
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dimension ludique comme un trait pérenne de l'art mais comme l'effet d'une révolution esthétique et poétique.
Il est vrai qu'Ortega qualifie l'art moderne d'art «pur», d'art « artistique», ce qui suggère que la nouvelle esthétique tend à coïncider à ses yeux avec l'essence même de l'art. En ce sens, la tendance ludique qui caractérise l'arte joven semble bien représenter dans son esprit, plus qu'une simple étape, l'aboutissement d'un processus téléologique, une sorte d'accomplissement. Car si « l'art nouveau ridiculise l'art», s'il n'est plus qu'autodérision, par la vertu d'une« merveilleuse dialectique», c'est précisément en se niant que l'art, selon le philosophe, s'affirme et triomphe 12•
Pourtant, le caractère ludique n'est pas une propriété exclusive de l'art, puisque Ortega relève cette tendance dans d'autres secteurs de l'activité humaine et qu'il théorise ce que l'on pourrait définir comme une
« extension du domaine du ludisme», allant jusqu'à y annexer la sphère du politique dans les fâcheux articles intitulés « El origen deportivo del Estado » qu'il publie la même année 13
. Dès lors, l'arte joven, subsumé sous le concept de ludisme, peut-il légitimement être considéré comme un « art pur » ? Ne faut-il pas plutôt considérer la création ludique comme l'actualisation d'une des innombrables virtualités de l'art?
IDÉOLOGIE
Le point de départ de l'exposé d'Ortega est de nature sociologique. L'arte joven est bien celui d'une caste qui entend affirmer sa supériorité sur la masse. La défense de l'art moderne est l'une des manifestations œ l'élitisme professé par Ortega, l'expression de son idéologie aristocratique'4. L'esthétique de « l'art déshumanisé» est paradoxale, elle
12 « el arte nuevo ridiculiza el arte ( ... ). Nunca demuestra el arte mejor su mâgico don como en esta
hurla de sf mismo. Porque al hacer el ademân de aniquilarse a sf proprio sigue siendo arte, y por una
maravillosa dialéctica, su negaci6n es su conservaci6n y triunfo », p. 382.
13 Ses deux articles furent publiés en 1925 dans El espectador puis repris dans le deuxième volume
des Obras completas en 1946.
14 L'arrogance dont Ortega fait preuve est capable d'irriter le lecteur le mieux disposé à son égard :
« Ortega est cohérent: non seulement il déteste l'art de masse, mais il déteste les masses elles-mêmes.
Elles lui donnent l'impression d'être bousculé par une foule. Personnellement, bien que j'admire
l'esprit d'Ortega, je le déteste plus que les foules pour la façon qu'il a d'intervenir physiquement
dans les discussions. S'il n'avait pas disputé aux masses le droit de s'arroger la première place, il s'y
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se définit d'abord négativement, par son rejet de la facilité qui caractérise
l'art de consommation, elle procède de la volonté de prendre le contre-pied
du goût commun, d'aller systématiquement à l'encontre de ce que Jauss
appelle « l'horizon d'attente» du public. C'est la fonction différentielle
de l 'œuvre, son caractère transgressif qui lui confère sa valeur. Obéissant à
cette dynamique de la rupture et de la « défamiliarisation » qui est au
fondement de ce qu'Adomo appellera « l'esthétique de la négativité » 15,
l' arte joven, tel que l'envisage Ortega, est, par définition, un art
impopulaire (l'impopularité des avant-gardes restera d'ailleurs une
constante au cours du XXe siècle, en dépit du progressif émoussement œ
leur pouvoir de provocation)
Todo el arte joven es impopular, y no por caso y accidente, sino en virtud de un destino esencial. (p. 354)
L'arte joven implique le refus de la tradition (identifiée, de manière
réductrice, avec l'académisme). L'art moderne se présente d'abord comme
négativité : le jeu est un jeu de massacre qui vise la destruction
méthodique des auctores. L'affrontement entre passéistes et modernistes
relève aussi du classique conflit de générations et, bien qu'Ortega ait, à
l'époque où il publie son essai, déjà passé la quarantaine, il n'hésite pas à
se ranger du côté des « jeunes » pour ferrailler gaillardement contre les
« vieux ».
Si l'on ne donne pas au terme d'idéologie son sens restreint ( « la
fausse conscience» de la critique marxiste) mais son sens le plus large,
celui d'ensemble d'idées, de croyances, de valeurs propres à une société, en
un mot de weltanschauung, il est évident que l'art, au même titre que
toutes les autres activités humaines, relève de son domaine.
Envisager la dimension idéologique de l'œuvre, c'est soit considérer
cette dernière comme le symptôme d'un certain état de la société (théorie
du reflet), soit comme facteur de transformation des rapports sociaux,
comme élément de la praxis (conception hugolienne de la mission ou
sartrienne de l'engagement).
serait trouvé très à l'aise» H. Rosenberg, « Vulgarisation de la culture et critique en toc», in La
tradition du nouveau, Paris: Les Editions de Minuit, 1962, p. 261-262 (édition américaine:
1959).
" T. Adorno, Théorie esthétique ( 1970), trad. fr., nouvelle édition, Paris : Klincksieck, 1989.
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Ortega voit dans l'arte joven la manifestation la plus évidente d'une
transformation en acte de la société. S'il ne prétend pas exprimer à
proprement parler « une vision du monde », le nouvel art traduit
toutefois bien un nouveau rapport au monde
Si el hombre modifica su actitud radical ante la vida, comenzara por manifestar el nuevo temperamento en la creaci6n artfstica y en sus emanaciones ideo16gicas. (p. 378)
En revanche, le nouvel art serait « sans connexion » avec « les
dramatiques mouvements sociaux ou politiques », sans lien avec « les
profonds courants politiques ou religieux» de l'époque. L'art ludique
reflèterait ainsi l'attitude de «désengagement» de toute une génération
d'artistes.
Mais, chassée par la porte, l'idéologie rentre par la fenêtre : refuser œ
mette la création artistique au service d'une quelconque cause politique,
sociale ou religieuse, fonder une esthétique sur l'exclusion de toute
responsabilité éthique est un geste de nature éminemment pratique 16•
Le poète du XIXe siècle« s'exprimait» dans son œuvre:
El poeta nos participaba lindamente sus emociones privadas de buon burgués; sus penas grandes y chicas, sus nostalgias, sus preocupaciones religiosas o polfticas ... (p. 371)
Cette figure de l'auteur qui s'épanche dans son œuvre, se livre sans
pudeur au public, s'oppose radicalement à celle de l'artiste moderne qui se
veut impassible et cultive un art purement cérébral. A la différence de l'art
du XIXe siècle (le romantisme et ce qu'Ortega, avec beaucoup de ses
contemporains, considère comme ses avatars : réalisme, naturalisme,
vérisme) l 'arte joven ne se proposerait plus de flatter les sens, d'exciter les
affects mais de« donner à penser». L'essai d'Ortega contient un éloge œ
16 Comme le souligne E. Souriau : « On constatera que, dans tous les cas, l'art - comme toute
activité humaine - ne saurait récuser son inclusion partielle au sein de l'éthique. L'art qui se fait
relève d'une conduite, nécessite des actes; l'art qui se contemple ou se consomme n'exclut ni une
activité réceptrice, ni d'inévitables décisions personnelles qui se traduisent par un accueil ou un rejet
de l'œuvre. Occupé à décrire, juger ou fonder nos actes et nos pensées, l'éthique ne peut ignorer
ceux qui intéressent l'art et l'esthétique» in Vocabulaire d'esthétique, art. «Ethique», op. cit., p.
695.
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Ortega et l'insoutenable légèreté de l'art
l'art abscons, de l'art entendu comme ascèse intellectuelle, comme pur jeu
formel sans autre finalité que le placer inteligente 11• Ortega n'est certes
pas le premier à relever la progressive intellectualisation de l'art 18. Le
dualisme de « l'art viscéral » et de « l'art cérébral » est un des lieux
communs du discours des avant-gardes du XXe siècle, qu'elles aient fondé
leur poétique sur le spontanéisme ou au contraire sur l'intellectualisme. Et
c'est avec cette dernière tendance qu'Ortega identifie I' arte joven.
L'art déshumanisé, envisagé du point de vue poétique (sa production)
ou esthétique (sa réception) exclut tout pathos. C'est là, aux yeux
d'Ortega, sa principale vertu
... a la gente le gusta un drama cuando ha conseguido interesarse
en los destinos humanos que le son propuestos.
Or pour Ortega
Alegrarse o sufrir con los destinos humanos que, ta! vez, la
obra de arte nos refiere o presenta, es cosa muy diferente del
verdadero goce artfstico. Mas aun : esa ocupaci6n con lo humano
de la obra es, en principio, incompatible con la estricta fruci6n
estética. (p. 357)
Opposer de manière aussi brutale la dimension esthétique et « le
contenu humain» de l'œuvre, aller jusqu'à affirmer que l'intérêt porté à
l'objet de la représentation est incompatible avec la jouissance esthétique
proprement dite, c'est s'engager dans une impasse.
Certes, ce n'est pas avec de bons sentiments que l'on fait de la bonne
littérature, mais il est douteux que l'impassibilité soit un gage de-Téussite
esthétique.
Le dogme de l'impassibilité de l'artiste est un héritage des parnassiens
et des modernistes. Ortega parle de « sentiments et de passions
spécifiquement esthétiques », d'une « émotion artistique » appartenant à
17 p. 369. 18 Dix ans avant Ortega, l'italien Riccioto Canudo publie à Paris un Manifeste de l'art cérébriste où
il affirme que l'innovation de l'art moderne réside dans l'intellectualisation de l'expérience
esthétique. Voir E. Souriau, Vocabulaire d'esthétique, art. « Cérébral/ cérébriste », op. cit., p. 337-
338.
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une flore psychique bien distincte de celle qui couvre les paysages de notre
vie première et humaine »19• La métaphore botanique est élégante mais
elle ne saurait tenir lieu de démonstration : le philosophe postule la
radicale différence entre l'affect ordinaire et l'émotion esthétique mais il ne
propose aucune définition de ce qui les sépare.
Refuser de « se réjouir ou de souffrir » avec les personnages œ
fiction, c'est méconnaître les vertus de« l'identification cathartique» qui,
comme l'écrit Jauss, « dégage le spectateur des complications affectives
de sa vie réelle et le met à la place du héros qui souffre ou se trouve en
situation difficile, pour provoquer par l'émotion tragique ou par la détente
du rire sa libération intérieure20».
En fait, même s'il se prête à d'autres modes de lecture, Je texte
moderne n'arrive jamais à éliminer complètement le processus
d'identification21• La recherche proustienne, qu'Ortega cite comme
exemple de littérature « déshumanisée »22 requiert, en fait, un lecteur qui
s'identifie pleinement au narrateur.
Entre la sensiblerie romantique et l'austère cérébralité des
expérimentations avant-gardistes qu'il salue chez ses contemporains,
Ortega n'envisage pas qu'il puisse exister un art qui s'adresse à la fois aux
sens, au cœur et à l'esprit.
Le poète moderne, à la différence de son homologue du XXe siècle, ce
« bon bourgeois » qui nous faisait part de « ses préoccupations
religieuses ou politiques», se garde d'aborder de tels sujets. L'arte joven
est un art essentiellement intellectuel mais pas au sens où il prétendrait
transmettre « un contenu ». Le caractère intellectuel du nouvel art réside
exclusivement dans l'élaboration formelle des œuvres et nécessite une
approche purement esthétique.
19 « Esta nueva vida, esta vida inventada previa anulaci6n de la espont3nea, es precisamente la
compresi6n y el goce artfsticos. No faltan en ella sentimientos y pasiones, pero evidentemente estas pasiones y sentimientos pertenecen a una flora psfquica muy distinta de la que cubre los paisajes de nuestra vida primaria y humana. Son emociones secundarias que en nuestro artista interior provocan
esos ultra-objetos. Son sentimientos especfficamente estéticos », p. 365. 20 H. R. Jauss, « Petite apologie de l'expérience esthétique» (1972), in Pour une esthétique de la
réception, Paris : Gallimard, TEL, 1996, p. 166. 21 Cf. J-Y. Tadié, La critique littéraire au XX' siècle, Paris: Belfond, «Agora», 1997, p. 179.
22 P. 374-375.
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Ortega et l'insoutenable légèreté de l'art
IMMANENCE
C'est la conception romantique de la « mission » de l'artiste,
prophète et héros, illustrée, notamment, par Carlyle, que l'arte joven
ridiculise
No se entiende bien el caso si no se Je mira en confrontaci6n
con loque era el arte hace treinta aiios, y, en general, durante todo
el siglo pasado. Poesfa o musica eran entonces actividades de
enorme calibre; se esperaba de ellas poco menos que la salvaci6n
de la especie humana sobre la ruina de las religiones y el
relativismo inevitable de la ciencia. El arte era trascendente en un
doble sentido. Lo era por su tema, que solfa consistir en los mas
graves problemas de la humanidad, y lo era por sf mismo, como
potencia humana que prestaba justificaci6n y dignidad a la especie.
Era de ver el solemne gesto que ante la masa adoptaba el gran poeta
y el musico genial, gesto de profeta o fundador de religion,
majestuosa apostura de estadista responsable de los destinos
universales. (p. 383)
L'artiste moderne fait au contraire preuve de la plus grande humilité:
La aspiraci6n al arte puro no es, como suele creerse, una
soberbia, sino por el contrario, gran modestia. Al vaciarse el arte
de patetismo humano queda sin trascendencia alguna - como solo
arte, sin mas pretensi6n. (p. 385)
Pour les frères Schlegel, auxquels se réfère explicitement Ortega23,
l'ironie est promue au rang de catégorie esthétique majeure ; expression
d'une liberté créatrice illimitée, elle s'identifie avec la sensibilité
romantique. Loin de se réduire à l'exploitation de la veine ludique, elle
présente une authentique dimension cognitive. Comme le souligne P .
Schoentjes :
23 P. 382.
L'ironie de Schlegel mettait fort peu en question l'artiste ; au
contraire, celui-ci se voyait confier une responsabilité égale ou
supérieure à celle du philosophe, de sorte que l'artiste continuait de
prendre sa tâche fort au sérieux. Par contre, avec l'ironie telle que la
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conçoit Ortega y Gasset, c'est l'artiste qui, plutôt que de chercher à
organiser un chaos originel en un ensemble harmonieux dont i l
devine l'existence, détruira précisément dans l'homme cette
aspiration à l' Absolu24•
Ortega voit dans la purification de l'art la négation de toute dimension
«religieuse » aussi bien dans le sens où l'artiste moderne ne considérerait
plus la création comme une tentative d'atteindre !'Absolu, que dans celui
où il n'envisagerait plus l'art lui-même comme quelque chose de sacré,
comme un objet de culte. Ainsi, « la religion de l'art », substitut au
XIXe siècle des cultes du passé et ultime refuge du sacré, céderait la place à
une pratique « purifiée » de toute spiritualité.
L'esthétique immanente doit s'entendre dans deux acceptions
distinctes : d'abord dans le sens métaphysique où l'art est « sans
transcendance», où l'œuvre moderne ne prétend faire sentir la présence
d'aucun au-delà, et dans le sens où le new criticism américain entendra
cette expression dans les années soixante, c'est-à-dire comme l'approche œ
la création fondée sur la reconnaissance de la spécificité du langage
artistique, en vertu de quoi l'œuvre doit être considérée comme une réalité
parfaitement autonome, envisagée du point de vue de ses qualités propres,
de sa structure interne, indépendamment de toute considération sur les
conditions de sa genèse ou sur les modalités de sa réception.
Anti-humanisme et anti-naturalisme s'identifient dans la pensée
d'Ortega qui pose explicitement l'équation (natural=humano)25•
Beaucoup de courants théoriques du XXe siècle ont remis en cause la
conception aristotélicienne de la mimesis26• En fait, cette remise en cause
présente (au moins) deux aspects distincts : d'une part, on commence à
considérer que l'art n'a pas vocation à imiter le réel (ce qui n'implique pas
que l'on ne puisse le reproduire fidèlement) ; d'autre part, on conteste la
possibilité même de cette imitation. Dans le premier cas, on tend à
considérer le réalisme comme vulgaire (c'est le cas des modernistes), dans
le deuxième cas, comme illusoire. L'artiste moderne, plus lucide et
24 P. Schoentjes, Poétique de l'ironie, Paris: Seuil, Points, 2001, p. 133.
"P. 365. 26 Voir notamment A. Compagnon, « Le monde», in le démon de la théorie, Littérature et sens
commun, Paris : Seuil, Points, 2001, p. 111-162. (première éd. : 1998).
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Ortega et l'insoutenable légèreté de l'art
cohérent que ses prédécesseurs, prenant acte du caractère artificiel de la
mimesis choisirait délibérément de tourner le dos au monde.
Ces deux positions se retrouvent dans le texte d'Ortega: il affirme
d'abord que, si l'art traditionnel s'efforçait de reproduire «docilement» la
réalité, l'arte joven s'emploie au contraire à la déformer, c'est-à-dire à la
« styliser »27 ; puis, dans une autre section de l'essai, il affirme que
l'homme ne perçoit jamais les choses qu'à travers les idées qu'il s'en
forme, lesquelles sont « comme le belvédère d'où nous voyons le
monde »28. Aussi, les distorsions opérées par l'art moderne affecteraient
elles non les choses elles-mêmes mais les formes conventionnelles de la
représentation. Nous percevons le réel à travers le prisme de notions
anthropomorphiques, sans en avoir conscience, et l'art moderne a pour
principal mérite de briser les cadres habituels de notre perception du
monde. C'est là l'enjeu du processus de «déshumanisation» que décrit
Ortega. Son anti-naturalisme implique une « déconceptualisation » du
monde proche de celle que théorisent Fiedler et Valéry29.
L'ironie moderne, telle que la définit Ortega, mine ce que Riffaterre
nomme « l'illusion référentielle »30, elle met en évidence l'artifice et par
conséquent ce qu'il y a de proprement artistique dans l'art. Elle est le
moyen par lequel, selon l'heureuse formule d'Ingrid Strohschneider-Kohrs,
« l'art s'auto-représente »31•
La figure de l'auteur qui« témoigne, explique, enseigne» est celle ce
«l'écrivant» à laquelle Barthes opposera, dans les années soixante, la
figure de« !'écrivain» pour qui l'écriture, cessant d'être le véhicule de la
pensée, devient « intransitive »32.
Soit l'art se fait le véhicule d'un message et, partant, se nie en tant
qu'art, soit il est à lui-même sa propre fin (autotélie) et, par conséquent,
27 « Ahora bien : estilizar es deforrnar lo real, desrealizar. Estilizaci6n implica deshumanizac6n. Y
viceversa, no hay otra manera de deshumanizar que estilizar. El realismo, en cambio, invitando al
artista a seguir d6cilmente la forma de las cosas, le invita a no tener estilo », p. 368. 28 « La relacién de nuestra mente con las cosas consiste en pensarlas en fonnarse ideas de ellas. En
rigor, no poseemos de lo real sino las ideas que de él hayamos logrado formarnos. Son como el
belvedere desde el cual vemos el mundo», p. 375.
29 voir H-R. Jauss, « Petite apologie de l'expérience esthétique», in Pour une esthétique de la
réception, op. cit., p. 157. 30 M. Riffaterre, « L'llusion référentielle», in Littérature et réalité, Paris: Seuil, Points, 1982, p. 91-
118.
31 Cité par P. Schoentjes, Poétique de l'ironie, op. cit., p. 109.
32 R. Barthes,« Ecrivain et écrivant», in Essais critiques, Paris: Seuil, 1964, p. 148-151.
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ne veut rien dire du tout. Poser la question de l'expression artistique en ces termes, c'est rester enfermé dans le cadre du vieux dualisme scolaire de la forme et du contenu, alors même que l'on se flatte de l'avoir dépassé.
Affirmer, comme le fait Ortega, que le poète, dès lors qu'il prétend communiquer quelque chose, ne saurait rien exprimer d'autre que des inepties prudhommesques, c'est laisser entendre qu'au-delà des limites subjectives de l'artiste, ce sont les limites objectives du medium qui sont en cause: l'essentielle inaptitude de l'art à l'expression de la pensée.
Si pour Heidegger, l'art est le lieu où s'énonce une certaine vérité, Ortega part au contraire du principe qu'il est dénué de toute dimension cognitive.
Ortega prédisait l'avènement d'une époque de légèreté. Avec le recul, on peut dire que la prophétie s'est révélée erronée: jamais, peut-être, l'artiste n'a été investi d'une plus grande autorité qu'au cours du siècle qui vient de s'achever. Les faits, du reste, ne tardèrent pas à démentir les prédictions d'Ortega : la « génér�tion de 1927 », dont le philosophe fut d'ailleurs l'un des principaux inspirateurs, ne se bornera pas à expérimenter de nouvelles formes, mais témoignera, au contraire, de sa volonté de concilier éthique et esthétique et d'inscrire l'acte poétique dans l'action politique. Le parcours exemplaire d'un Garda Lorca donne la mesure de l'erreur d'appréciation commise par Ortega dans sa tentative d: définir « le thème de son temps ». Picasso (qu'Ortega ne semble d'ailleurs guère priser33), ne s'affirmera pas seulement comme lechampion du cubisme « déshumanisant » mais comme le représentant le plus prestigieux d'un art à vocation humanitaire.
Tous les courants formalistes du XXe siècle (modernisme hispanique, formalisme russe, New Criticism américain, structuralisme français) sont tombés dans la même aporie : leur défense de l'autonomie de l'art est restée engluée dans le vieux dualisme de la forme et du contenu, alors même qu'ils prétendaient l'avoir dépassé.
On peut se demander dans quelle mesure la « purification », loin d: fortifier l'art, n'entraîne pas son étiolement, dans quelle mesure la volonté
33 Dans un passage de la quatrième section de l'essai, intitulée « Comienza la deshumanizaci6n del
arte », où le philosophe met l'accent sur les limites de l'abstraction en peinture, en affinnant que la création de formes entièrement originales ( « figuras del todo originales ») est impraticable (« impracticable »), Ortega mentionne, en note, Picasso: « Un ensayo se ha hecho en este sentido extremo (ciertas obras de Picasso), pero con ejemplar fracaso. (p. 366).
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Ortega et l'insoutenable légèreté de l'art
de le préserver de tout commerce avec les autres activités de l'esprit ne lui
est pas fatale, car la création authentique entretient des relations vitales
avec tout ce qui n'est pas elle et, de même qu'elle se nourrit d'apports
divers et métabolise une matière hétérogène, elle contribue, au même titre
que d'autres sources de connaissance, à enrichir notre compréhension du
monde.
Ortega renversait, dans El tema de nuestro tiempo, l'ordre traditionnel
des valeurs, en plaçant nietzschéennement la culture et l'art au service œ
la vie34. Mais qu'aurions-nous à faire d'une culture totalement coupée œ
notre expérience? Loin d'être « incapable de supporter le poids de notre
vie »35, l'art n'a-t-il pas pour vocation de prendre en charge ce « contenu
humain» qu'Ortega prétendait forclore ?
"« El tema de nuestro tiempo », in Obras completas, Ill, op. cit., p. 143-203. 35 El sfntoma general del nuevo estilo que transparece en todas sus multiformes manifestaciones, consiste en que el arte ha sido desalojado de la zona « seria » de la vida, ha dejado de ser un centre de gravitaci6n vital. El caracter semi-religioso, de elevado patetismo, que desde hace dos siglos habfa adquirido el goce estético, ha sido extirpado fntegramente. El arte, en el sentir de la gente nueva, se convierte en filistefsmo, en no-arte, tan pronto como se le toman en serio. Serio es aquello
por donde pasa el eje de nuestra existencia. Ahora bien, el arte es incapaz de soportar el peso de nuestra vida. Cuando lo intenta, fracasa, perdiendo su gracia esencial. Si, por el contrario, desplazamos la ocupaci6n estética y del centre de nuestra vida la transferimos a la periferia ; si en vez de tomar en serio al arte lo tomamos coma lo que es, coma un entretenimiento, un juego, una
diversi6n, la obra artfstistica cobrara toda su encantadora reverberaci6n. « El tema de nuestro tiempo », p. 194.
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