Orient Litteraire

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I S UPPLÉMENT MENSUEL J EUDI 2 JUIN 2011 Paraît le premier jeudi de chaque mois La nausée L ’affaire Dominique Strauss- Kahn a fait couler beaucoup d’encre. Elle aura révélé le sexisme intolérable d’une grande partie de l’opinion publique qui a oublié la malheureuse victime au nom de la « théorie du complot », tout en illustrant la cruauté du sys- tème judiciaire américain qui pré- tend respecter la présomption d’in- nocence mais livre l’inculpé menotté en pâture aux photographes… Chez nous, cette affaire n’aurait jamais pu se produire. Car au Liban, la notion de scandale n’existe pas. Tout est permis, et les crimes commis par nos politiciens sont quotidiens, ba- nalisés, passés sous silence au nom d’une omerta qui convient bien aux différentes mafias qui se partagent le pays. Chez nous, on ne viole pas les femmes de chambre, on viole la Chambre, la Constitution et toutes les lois en vigueur ; on ne « trousse » pas les soubrettes, on détrousse la po- pulation ; on ne séquestre pas seu- lement les domestiques, on prend en otage le pays tout entier ; on ne foule pas aux pieds la dignité d’une employée, on bafoue les droits du peuple, privé de travail, miné par la crise économique et acculé au désespoir ou à l’exil. Qu’attend-on pour réagir ? Que la dictature en Syrie écrase définitivement une ré- volution désormais indomptable et qu’elle élimine ses propres enfants ? Que se calment les tempêtes qui se- couent la région ? Que le procureur auprès du Tribunal spécial pour le Liban nous fasse enfin l’aumône de son acte d’accusation ? Chez nous, on attend toujours quelque chose : des échéances improbables, un mi- racle, un soutien venu d’ailleurs, un bouleversement salvateur, un coup de baguette magique… Entre- temps, les institutions tournent à vide et les citoyens tournent en rond. Jusqu’à la nausée ! ALEXANDRE NAJJAR Édito NUMÉRO 60 - V e année Comité de rédaction : ALEXANDRE NAJJAR, CHARIF MAJDALANI, GEORGIA MAKHLOUF , FARÈS SASSINE, JABBOUR DOUAIHY , RITTA BADDOURA. Coordination générale : HIND DARWICH Secrétaire de rédaction : ALEXANDRE MEDAWAR Correction : MARILYS HATEM Contributeurs : ANTOINE BOULAD, EDGAR DAVIDIAN, LAMIA EL SAAD, KATIA GHOSN, MAHMOUD HARB, MAZEN KERBAJ, HENRY LAURENS, T AREK MITRI, NADA NASSAR-CHAOUL, LAURENT SCHLITTLER, PIERRE-NICOLAS V AN AERTRYCK, MICHAEL YOUNG. E-mail : [email protected] Supplément publié en partenariat avec la Librairie Antoine. www. lorientlitteraire.com VI. La légende Jackie O VII. Qantara, une fenêtre sur les cultures arabes VIII. Deux plumes féminines pour lire l’Islande III. Entretien avec Ian McEwan IV. Stétié : Généalogie rêvée de l’homme et de l’arbre V. NRF, le siècle d'une chapelle française Penser et écrire le printemps arabe Le printemps arabe a bouleversé la donne dans toutes les sociétés du monde arabe, et les effets de l’onde de choc se font à présent sentir bien au-delà de ses frontières. Des auteurs ont, dans l'urgence, pris le train en marche et nous livrent leurs premières analyses d'un moment de l'histoire dont la magnitude ressemble à celle de la chute du Mur. L a jeunesse partout se mo- bilise, s’interroge, éprouve le besoin de se rassembler dans la rue ou sur la toile, la fièvre monte dans les réseaux sociaux, des communautés de pensée s’activent et prennent la parole. Mais ces révolutions interpellent aussi avec ferveur intellectuels et écrivains. Ils n’ont pas initié ces mouvements, ils n’y ont – dans leur grande majorité – pas participé ou peu, ils ont surtout été là en observateurs ; car ces mouvements, s’ils les ont ravis, les ont aussi souvent surpris. Mais beaucoup d’entre eux ont ressenti le besoin d’accompagner, de penser et d’écrire ces mouvements populaires, le réveil de ces peuples trop longtemps opprimés, leur courage, leur détermination, mais aussi leur laïcité et leur non-violence. Parmi eux, nous avons retenu Tahar Ben Jelloun qui pu- blie simultanément un essai, L’étincelle : révoltes dans les pays arabes, et un récit, Par le feu, tous deux chez Gallimard ; Abdelwahab Meddeb qui, quelques an- nées après son fameux ouvrage La ma- ladie de l’Islam vient de faire paraître Printemps de Tunis : la métamorphose de l’histoire chez Albin Michel ; et Em- manuel Todd qui, se plaisant à nager à contre-courant de la pensée dominante des milieux intellectuels français, a pu- blié un court texte, suscité par une émis- sion consacrée aux bouleversements des sociétés arabes animée par Daniel Schei- demann sur le site Arrêt sur images, Allah n’y est pour rien. Des textes qui semblent avoir été écrits dans l’urgence, comme pour réagir à des événements qui bouleversent, avec une volonté de répondre présent, d’être au plus près des acteurs de ces mouvements. « L’urgence est un bon stimulant quand on écrit ; il ne s’agit pas d’écrire vite, mais de saisir les faits au vol et de les mettre en mots. Toute écriture est une forme de réponse à une ur- gence ; on n’écrit pas dans la lenteur et la torpeur, du moins ai-je toujours été emporté par mes sujets et mes per- sonnages », nous dit Ben Jelloun. Pour Meddeb, l’écriture participe à une forme de cure, au sens psychanalytique du terme. « Pour moi qui désespérais de mon pays d’origine, j’ai senti que quelque chose d’énorme avait lieu, j’ai pressenti que se produisait une bascule, une sortie de cette servitude consentie vers un désir d’affranchissement. Au- delà de la question politique, ce qui se passait était plus qu’historique, de na- ture anthropologique. Cet avènement de la liberté est quelque chose de pro- fondément nouveau dans notre espace culturel. » L’écriture est-elle dans ce cas une forme de participation à l’événe- ment ? « Participer, certes non, ce serait mal- honnête de le dire, poursuit Meddeb. J’ai adhéré de toute mon âme à ce qui se passait, mais je n’en étais pas un pro- tagoniste. Et j’ai voulu témoigner, non pas en homme politique, ni en homme d’action, mais en homme qui médite face à un événement de nature poético- politique. » Meddeb compare le 14 jan- vier (chute du régime de Ben Ali) à un certain 9 novembre 1989 qui vit la chute du mur de Berlin. Pour lui, les deux dates sont d’importance égale : « Une des choses qui m’avaient irrité, c’est que l’événement n’était pas reçu à sa juste mesure en France ou en Europe. Il n’était pas compris, il était renvoyé à un autre monde qui ne concernait pas directement les Européens. En usant de cette analogie avec la chute du mur, je voulais dire : cet événement a une portée universelle, il appartient à notre temps. Ce passage de la dictature à la démo- cratie, le monde l’a déjà vécu avec la fin des fascismes, avec le démantèlement de l’URSS, avec l’effondrement des dic- tatures d’Amérique latine, et ce qui se passe en Tunisie est de même nature, et met en jeu les mêmes concepts, dont le concept qui est au fondement de tout cela, celui de résistance civile. » Pour Ben Jelloun également, l’objectif est de témoigner au-delà de ce que la presse a pu écrire et montrer. « La littérature joue son rôle ; elle participe à décrypter l’histoire immédiate. J’ai tenu à imagi- ner ce qui a pu se passer dans la vie de Mohammad Bouazizi les jours qui ont précédé son immolation par le feu. Il faut toujours revenir à l’homme et à ce qu’il vit ; tant d’humiliation a débou- ché sur un meurtre, le meurtre de soi, un sacrifice spectaculaire. Le message, c’est d’inciter le lecteur à s’identifier au personnage et à se dire : “Et si c’était moi l’humilié ?” La fiction basée sur le réel permet ce genre d’interrogation. Écrire est une façon de conjurer le réel, de le fendre, d’en briser la glace et de le redonner en mots et en pages. Je ne pouvais pas rester bras croisés face aux deux révoltes qui se déroulaient devant nos yeux. Il me fallait prendre la plume ; je ne sais pas si j’ai bien fait, en tout cas j’ai rempli mon devoir d’écrivain et de témoin vigilant. » Une des thèses essentielles de l’ouvrage de Meddeb est que le 14 janvier nous révèle que « liberté et démocratie ne sont pas exclusivement assimilables à une genèse chrétienne ». Deux thèses s’affrontent dans la politologie occiden- tale, souligne-t-il. La première veut que la démocratie soit la quintessence de l’éthique chrétienne ; ses valeurs, telles que l’amour du prochain et l’impor- tance de la non-violence, seraient issues du message évangélique. Pour d’autres penseurs au contraire, dont Meddeb se réclame, « le processus qui aboutit aux droits de l’homme et à la démocratie s’est fait non pas avec, mais contre le christianisme et la religion en général. Historiquement, l’islam a généré plus de tolérance que le christianisme qui a engendré, on le sait, un long cortège de violences ; massacres, croisades, colo- nisations et guerres impériales se sont faites au nom du christianisme. Alors que dans l’islam, la dhimmitude était plus tolérable, qui a permis une gestion de l’énorme diversité des communau- tés et des sectes de l’Empire ottoman ». Meddeb a d’ailleurs trouvé dans les écrits de Voltaire et notamment dans son Mahomet de quoi conforter son point de vue. Le problème est que ce statut de dhimmi est obsolète dès lors que la démocratie apparaît et qu’elle instaure l’égalité citoyenne. Si l’islam a été en avance sur le christianisme, son problème est, depuis le début du XIX e siècle, sa difficulté à s’adapter à la modernité, car « la référence à la chari’a est incompatible avec l’éga- lité citoyenne. C’est pourquoi ce qui se passe aujourd’hui est si essentiel : se joue là, à mes yeux, la dernière chance de l’islam de s’adapter à la modernité et aux valeurs de la démocratie ». Si- tuation d’autant plus paradoxale que ces révolutions se sont faites en dehors de toute référence à l’islam, mais que l’islam politique cherche à présent à y trouver sa place. Face aux forces or- ganisées et rompues de longue date au militantisme politique, y compris dans la clandestinité, de l’islam politique, se dresse une jeunesse post-politique : « Is- sue des classes moyennes, elle est sem- blable aux jeunesses européennes et oc- cidentales, elle partage leur défiance du politique, elle participe au politique par des moyens autres, ceux d’Internet, de la blogosphère et des réseaux sociaux ; elle se mobilise et s’organise en com- munautés provisoires pour atteindre des objectifs précis. En outre, elle est globalisée et souhaite circuler de par le monde sans pour autant renoncer à son identité propre », analyse Meddeb. Les travaux d’Emmanuel Todd confir- ment l’analyse avec la précision et l’ob- jectivité du chercheur. Todd avait déjà publié en 2007, en collaboration avec Youssef Courbage, Le rendez-vous des civilisations dans lequel il posait un diagnostic à contre-courant des discours dominants à savoir que, loin d’être vouées à l’intégrisme et aux dic- tatures, les populations arabes étaient entrées de plain-pied dans la moder- nité. Deux paramètres essentiels sous- tendent cette analyse : le taux d’alpha- bétisation, « axe central de l’histoire humaine », et le taux de fécondité. La séquence habituelle, c’est d’abord une montée de l’alphabétisation, ensuite une baisse de la fécondité. Cette baisse se produit avec un léger décalage parce qu’elle est tributaire du taux d’alpha- bétisation des femmes, et qu’il y a tou- jours un décalage entre l’alphabétisa- tion des hommes et celle des femmes. « L’idée de ce développement universel de l’humanité à travers l’alphabéti- sation, la baisse de la fécondité, etc., c’est la routine des démographes », af- firme Todd. « Une société qui contrôle sa fécondité, c’est une société dans la- quelle les rapports entre les hommes et les femmes sont modifiés. Et cette baisse de la fécondité se produit dans une société dans laquelle les jeunes ap- prennent à lire et à écrire. Vient donc un moment où les fils savent lire et les pères non. Cela entraîne une rupture des relations d’autorité, non seulement à l’échelle familiale, mais implicite- ment à l’échelle de toute une société. » Allah n’est donc pour rien dans les ré- volutions arabes, là où la démographie et l’éducation sont pour beaucoup. Les statistiques étaient là, silencieuses. Il suffisait de les faire parler. Des jeunes de plus en plus diplômés, qui veulent un travail, qui revendiquent des libertés civiles et le respect de leur dignité, voilà donc les ingrédients de ces vastes mouvements, peu ou pas idéologiques. Ben Jelloun y voit la rai- son de l’effet de domino qui dépasse largement les frontières du monde arabe. « C’est magnifique, une révolte qui ne se fait pas contre des étrangers ou au nom d’une idéologie, mais pour des valeurs essentielles, fondamentales. C’est à cause de cela que le printemps arabe est en train d’arriver en Europe, en Espagne notamment. » Les poètes, dit-il, ont été les précurseurs, les anges annonciateurs de ces changements de fond. Ils ont pressenti avant les autres ce qui devait, ce qui allait changer. « Mouzaffar Nawwab, ChakerAssayab, Mahmoud Darwish, Abdellatif Laabi et bien d’autres ont été les veilleurs et les visionnaires de notre époque ». Car un jour finit toujours par arriver où la résistance populaire devient elle-même une sorte de poème. « La poésie, c’est la vie qui triomphe de l’immonde, de l’horreur, de la corruption et du vol. La poésie, c’est la lumière qui remplace les ténèbres ; c’est le cri de millions de gens qui investissent les rues ; c’est cette cla- meur populaire qu’on ne peut ni arran- ger ni manipuler et c’est formidable ; la poésie, c’est la vie dans ce qu’elle a de plus beau ; évidemment des hommes et des femmes sont morts pour atteindre cette victoire ; il faut leur rendre hom- mage et respecter leur mémoire en ne trahissant pas cette révolte. » Meddeb lui aussi appelle à la vigilance pour ne pas passer à côté de ce mo- ment historique. Deux événements, dit- il, avaient annoncé ce mouvement de fond, « l’action de la jeunesse libanaise après la mort de Hariri et sa volonté manifeste de sortir de la politique cla- nique et d’appeler à une vraie citoyen- neté ; puis le mouvement de juin 2009 en Iran qui a été si durement réprimé. Ces deux séquences ont abouti à des échecs. Mais peut-être là, allons- nous pouvoir transformer l’essai ». GEORGIA MAKHLOUF PRINTEMPS DE TUNIS : LA MÉTAMORPHOSE DE L’HISTOIRE d'Abdelwahab Meddeb, Albin Michel, 174 p. PAR LE FEU de Tahar Ben Jelloun, Gallimard, 50 p. L’ÉTINCELLE : RÉVOLTES DANS LES PAYS ARABES de Tahar Ben Jelloun, Gallimard, 122 p. LE RENDEZ-VOUS DES CIVILISATIONS de Emmanuel Todd et Youssef Courbage, Seuil, 170 p. ALLAH N’Y EST POUR RIEN de Emmanuel Todd et Youssef Courbage, Arretsurimages.net, 90 p. TAHAR BEN JELLOUN © Basso Cannarsa ABDELWAHAB MEDDEB - D.R. EMMANUEL TODD - D.R. Publicité

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ISupplément menSuel

Jeudi 2 Juin 2011

Paraît le premier jeudi de chaque mois

La nausée

L’affaire Dominique Strauss-Kahn a fait couler beaucoup d’encre. Elle aura révélé le

sexisme intolérable d’une grande partie de l’opinion publique qui a oublié la malheureuse victime au nom de la « théorie du complot », tout en illustrant la cruauté du sys-tème judiciaire américain qui pré-tend respecter la présomption d’in-nocence mais livre l’inculpé menotté en pâture aux photographes… Chez nous, cette affaire n’aurait jamais pu se produire. Car au Liban, la notion de scandale n’existe pas. Tout est permis, et les crimes commis par nos politiciens sont quotidiens, ba-nalisés, passés sous silence au nom d’une omerta qui convient bien aux différentes mafias qui se partagent le pays. Chez nous, on ne viole pas les femmes de chambre, on viole la Chambre, la Constitution et toutes les lois en vigueur ; on ne « trousse » pas les soubrettes, on détrousse la po-pulation ; on ne séquestre pas seu-lement les domestiques, on prend en otage le pays tout entier ; on ne foule pas aux pieds la dignité d’une employée, on bafoue les droits du peuple, privé de travail, miné par la crise économique et acculé au désespoir ou à l’exil. Qu’attend-on pour réagir ? Que la dictature en Syrie écrase définitivement une ré-volution désormais indomptable et qu’elle élimine ses propres enfants ? Que se calment les tempêtes qui se-couent la région ? Que le procureur auprès du Tribunal spécial pour le Liban nous fasse enfin l’aumône de son acte d’accusation ? Chez nous, on attend toujours quelque chose : des échéances improbables, un mi-racle, un soutien venu d’ailleurs, un bouleversement salvateur, un coup de baguette magique… Entre-temps, les institutions tournent à vide et les citoyens tournent en rond. Jusqu’à la nausée !

AlexAndre NaJJar

édito

Numéro 60 - Ve année

Comité de rédaction :AlexANdre NAjjAr, ChArif mAjdAlANi, GeorGiA mAkhlouf, fArès sAssiNe, jAbbour douAihy, rittA bAddourA.Coordination générale : hiNd dArwiCh

Secrétaire de rédaction : AlexANdre medAwAr

Correction : mArilys hAtem

Contributeurs :ANtoiNe boulAd, edGAr dAvidiAN, lAmiA el sAAd, kAtiA GhosN, mAhmoud hArb, mAzeN kerbAj, heNry lAureNs, tArek mitri, NAdA NAssAr-ChAoul, lAureNt sChlittler, Pierre-NiColAs vAN AertryCk, miChAel youNG.E-mail : [email protected]

Supplément publié en partenariat avec la Librairie Antoine.

www. lorientlitteraire.com

VI. La légende Jackie OVII. Qantara, une fenêtre sur les cultures arabes VIII. Deux plumes féminines pour lire l’Islande

III. Entretien avec Ian McEwan IV. Stétié : Généalogie rêvée de l’homme et de l’arbreV. NRF, le siècle d'une chapelle française

Penser et écrire le printemps arabeLe printemps arabe a bouleversé la donne dans toutes les sociétés du monde arabe, et les effets de l’onde de choc se font à présent sentir bien au-delà de ses frontières. Des auteurs ont, dans l'urgence, pris le train en marche et nous livrent leurs premières analyses d'un moment de l'histoire dont la magnitude ressemble à celle de la chute du Mur.

La jeunesse partout se mo-bilise, s’interroge, éprouve le besoin de se rassembler dans la rue ou sur la toile, la fièvre monte dans les

réseaux sociaux, des communautés de pensée s’activent et prennent la parole. Mais ces révolutions interpellent aussi avec ferveur intellectuels et écrivains. Ils n’ont pas initié ces mouvements, ils n’y ont – dans leur grande majorité – pas participé ou peu, ils ont surtout été là en observateurs ; car ces mouvements, s’ils les ont ravis, les ont aussi souvent surpris. Mais beaucoup d’entre eux ont ressenti le besoin d’accompagner, de penser et d’écrire ces mouvements populaires, le réveil de ces peuples trop longtemps opprimés, leur courage, leur détermination, mais aussi leur laïcité et leur non-violence. Parmi eux, nous avons retenu Tahar Ben Jelloun qui pu-blie simultanément un essai, L’étincelle : révoltes dans les pays arabes, et un récit, Par le feu, tous deux chez Gallimard ; Abdelwahab Meddeb qui, quelques an-nées après son fameux ouvrage La ma-ladie de l’Islam vient de faire paraître Printemps de Tunis : la métamorphose de l’histoire chez Albin Michel ; et Em-manuel Todd qui, se plaisant à nager à contre-courant de la pensée dominante des milieux intellectuels français, a pu-blié un court texte, suscité par une émis-sion consacrée aux bouleversements des sociétés arabes animée par Daniel Schei-demann sur le site Arrêt sur images, Allah n’y est pour rien. Des textes qui semblent avoir été écrits dans l’urgence, comme pour réagir à des événements qui bouleversent, avec une volonté de répondre présent, d’être au plus près des acteurs de ces mouvements.

« L’urgence est un bon stimulant quand on écrit ; il ne s’agit pas d’écrire vite, mais de saisir les faits au vol et de les mettre en mots. Toute écriture est une forme de réponse à une ur-gence ; on n’écrit pas dans la lenteur et la torpeur, du moins ai-je toujours été emporté par mes sujets et mes per-sonnages », nous dit Ben Jelloun. Pour Meddeb, l’écriture participe à une forme de cure, au sens psychanalytique du terme. « Pour moi qui désespérais de mon pays d’origine, j’ai senti que quelque chose d’énorme avait lieu, j’ai pressenti que se produisait une bascule, une sortie de cette servitude consentie vers un désir d’affranchissement. Au-delà de la question politique, ce qui se passait était plus qu’historique, de na-ture anthropologique. Cet avènement de la liberté est quelque chose de pro-fondément nouveau dans notre espace culturel. » L’écriture est-elle dans ce cas une forme de participation à l’événe-ment ?

« Participer, certes non, ce serait mal-honnête de le dire, poursuit Meddeb. J’ai adhéré de toute mon âme à ce qui se passait, mais je n’en étais pas un pro-tagoniste. Et j’ai voulu témoigner, non pas en homme politique, ni en homme d’action, mais en homme qui médite face à un événement de nature poético-politique. » Meddeb compare le 14 jan-vier (chute du régime de Ben Ali) à un certain 9 novembre 1989 qui vit la chute du mur de Berlin. Pour lui, les deux dates sont d’importance égale : « Une des choses qui m’avaient irrité, c’est que l’événement n’était pas reçu à sa juste mesure en France ou en Europe. Il n’était pas compris, il était renvoyé à un autre monde qui ne concernait pas directement les Européens. En usant de cette analogie avec la chute du mur, je voulais dire : cet événement a une portée universelle, il appartient à notre temps. Ce passage de la dictature à la démo-cratie, le monde l’a déjà vécu avec la fin des fascismes, avec le démantèlement de l’URSS, avec l’effondrement des dic-tatures d’Amérique latine, et ce qui se passe en Tunisie est de même nature, et met en jeu les mêmes concepts, dont le concept qui est au fondement de tout cela, celui de résistance civile. » Pour Ben Jelloun également, l’objectif est de témoigner au-delà de ce que la presse a pu écrire et montrer. « La littérature joue son rôle ; elle participe à décrypter l’histoire immédiate. J’ai tenu à imagi-ner ce qui a pu se passer dans la vie de Mohammad Bouazizi les jours qui ont précédé son immolation par le feu. Il faut toujours revenir à l’homme et à ce qu’il vit ; tant d’humiliation a débou-ché sur un meurtre, le meurtre de soi, un sacrifice spectaculaire. Le message, c’est d’inciter le lecteur à s’identifier au personnage et à se dire : “Et si c’était moi l’humilié ?” La fiction basée sur le réel permet ce genre d’interrogation. Écrire est une façon de conjurer le réel, de le fendre, d’en briser la glace et de le redonner en mots et en pages. Je ne

pouvais pas rester bras croisés face aux deux révoltes qui se déroulaient devant nos yeux. Il me fallait prendre la plume ; je ne sais pas si j’ai bien fait, en tout cas j’ai rempli mon devoir d’écrivain et de témoin vigilant. »

Une des thèses essentielles de l’ouvrage de Meddeb est que le 14 janvier nous révèle que « liberté et démocratie ne sont pas exclusivement assimilables à une genèse chrétienne ». Deux thèses s’affrontent dans la politologie occiden-tale, souligne-t-il. La première veut que la démocratie soit la quintessence de l’éthique chrétienne ; ses valeurs, telles que l’amour du prochain et l’impor-tance de la non-violence, seraient issues du message évangélique. Pour d’autres penseurs au contraire, dont Meddeb se réclame, « le processus qui aboutit aux droits de l’homme et à la démocratie s’est fait non pas avec, mais contre le christianisme et la religion en général. Historiquement, l’islam a généré plus de tolérance que le christianisme qui a engendré, on le sait, un long cortège de violences ; massacres, croisades, colo-nisations et guerres impériales se sont faites au nom du christianisme. Alors que dans l’islam, la dhimmitude était plus tolérable, qui a permis une gestion de l’énorme diversité des communau-tés et des sectes de l’Empire ottoman ».Meddeb a d’ailleurs trouvé dans les écrits de Voltaire et notamment dans son Mahomet de quoi conforter son point de vue. Le problème est que ce statut de dhimmi est obsolète dès lors que la démocratie apparaît et qu’elle instaure l’égalité citoyenne. Si l’islam a été en avance sur le christianisme, son problème est, depuis le début du XIXe siècle, sa difficulté à s’adapter à la modernité, car « la référence à la chari’a est incompatible avec l’éga-lité citoyenne. C’est pourquoi ce qui se passe aujourd’hui est si essentiel : se joue là, à mes yeux, la dernière chance de l’islam de s’adapter à la modernité

et aux valeurs de la démocratie ». Si-tuation d’autant plus paradoxale que ces révolutions se sont faites en dehors de toute référence à l’islam, mais que l’islam politique cherche à présent à y trouver sa place. Face aux forces or-ganisées et rompues de longue date au militantisme politique, y compris dans la clandestinité, de l’islam politique, se dresse une jeunesse post-politique : « Is-sue des classes moyennes, elle est sem-blable aux jeunesses européennes et oc-cidentales, elle partage leur défiance du politique, elle participe au politique par des moyens autres, ceux d’Internet, de la blogosphère et des réseaux sociaux ; elle se mobilise et s’organise en com-munautés provisoires pour atteindre des objectifs précis. En outre, elle est globalisée et souhaite circuler de par le monde sans pour autant renoncer à son identité propre », analyse Meddeb.

Les travaux d’Emmanuel Todd confir-ment l’analyse avec la précision et l’ob-jectivité du chercheur. Todd avait déjà publié en 2007, en collaboration avec Youssef Courbage, Le rendez-vous des civilisations dans lequel il posait un diagnostic à contre-courant des discours dominants à savoir que, loin d’être vouées à l’intégrisme et aux dic-tatures, les populations arabes étaient entrées de plain-pied dans la moder-nité. Deux paramètres essentiels sous-tendent cette analyse : le taux d’alpha-bétisation, « axe central de l’histoire humaine », et le taux de fécondité. La séquence habituelle, c’est d’abord une montée de l’alphabétisation, ensuite une baisse de la fécondité. Cette baisse se produit avec un léger décalage parce qu’elle est tributaire du taux d’alpha-bétisation des femmes, et qu’il y a tou-jours un décalage entre l’alphabétisa-tion des hommes et celle des femmes. « L’idée de ce développement universel de l’humanité à travers l’alphabéti-sation, la baisse de la fécondité, etc., c’est la routine des démographes », af-firme Todd. « Une société qui contrôle sa fécondité, c’est une société dans la-quelle les rapports entre les hommes et les femmes sont modifiés. Et cette baisse de la fécondité se produit dans une société dans laquelle les jeunes ap-prennent à lire et à écrire. Vient donc un moment où les fils savent lire et les pères non. Cela entraîne une rupture des relations d’autorité, non seulement à l’échelle familiale, mais implicite-ment à l’échelle de toute une société. » Allah n’est donc pour rien dans les ré-volutions arabes, là où la démographie et l’éducation sont pour beaucoup. Les statistiques étaient là, silencieuses. Il suffisait de les faire parler.

Des jeunes de plus en plus diplômés,

qui veulent un travail, qui revendiquent des libertés civiles et le respect de leur dignité, voilà donc les ingrédients de ces vastes mouvements, peu ou pas idéologiques. Ben Jelloun y voit la rai-son de l’effet de domino qui dépasse largement les frontières du monde arabe. « C’est magnifique, une révolte qui ne se fait pas contre des étrangers ou au nom d’une idéologie, mais pour des valeurs essentielles, fondamentales. C’est à cause de cela que le printemps arabe est en train d’arriver en Europe, en Espagne notamment. » Les poètes, dit-il, ont été les précurseurs, les anges annonciateurs de ces changements de fond. Ils ont pressenti avant les autres ce qui devait, ce qui allait changer. « Mouzaffar Nawwab, ChakerAssayab, Mahmoud Darwish, Abdellatif Laabi et bien d’autres ont été les veilleurs et les visionnaires de notre époque ». Car un jour finit toujours par arriver où la résistance populaire devient elle-même une sorte de poème. « La poésie, c’est la vie qui triomphe de l’immonde, de l’horreur, de la corruption et du vol. La poésie, c’est la lumière qui remplace les ténèbres ; c’est le cri de millions de gens qui investissent les rues ; c’est cette cla-meur populaire qu’on ne peut ni arran-ger ni manipuler et c’est formidable ; la poésie, c’est la vie dans ce qu’elle a de plus beau ; évidemment des hommes et des femmes sont morts pour atteindre cette victoire ; il faut leur rendre hom-mage et respecter leur mémoire en ne trahissant pas cette révolte. »

Meddeb lui aussi appelle à la vigilance pour ne pas passer à côté de ce mo-ment historique. Deux événements, dit-il, avaient annoncé ce mouvement de fond, « l’action de la jeunesse libanaise après la mort de Hariri et sa volonté manifeste de sortir de la politique cla-nique et d’appeler à une vraie citoyen-neté ; puis le mouvement de juin 2009 en Iran qui a été si durement réprimé. Ces deux séquences ont abouti à des échecs. Mais peut-être là, allons- nous pouvoir transformer l’essai ».

GeorGiA MaKhLouf

PrintemPs de tunis : la métamorPhose de l’histoire d'Abdelwahab Meddeb, Albin Michel, 174 p.

Par le feu de Tahar Ben Jelloun, Gallimard, 50 p.

l’étincelle : révoltes dans les Pays arabes de Tahar Ben Jelloun, Gallimard, 122 p.

le rendez-vous des civilisations de Emmanuel Todd et Youssef Courbage, Seuil, 170 p.

allah n’y est Pour rien de Emmanuel Todd et Youssef Courbage, Arretsurimages.net, 90 p.

TAHAR BEN JELLOUN © Basso Cannarsa ABDELWAHAB MEDDEB - D.R. EMMANUEL TODD - D.R.

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Le Printemps de BeyrouthLa 3e édition du festival « Le Prin-temps de Beyrouth » organisé par la Fondation Samir Kassir se tiendra dans plusieurs lieux de la capitale, du 2 au 8 juin 2011. Au programme : une rencontre publique avec l’écrivain Tahar Ben Jelloun, du théâtre, de la danse contemporaine et des concerts (entrée gratuite). Pour plus de rensei-gnements : beirutspringfestival.org

La culture hispanique à l’honneurÀ l’initiative de Nada Ziadé, « Tinta Negra », espace dédié à la culture hispanique (livres, CD, œuvres artistiques…), sera inauguré le 7 juin 2011 à 18 heures, à Mar Mikhaël, 120, rue Pharaon, en présence de

l’ambassadeur d’Espagne au Liban.

La langue française à NiceC’est le 18 juin 2011 que se tiendra, dans le cadre du Festival du livre de Nice, une table ronde sur la langue française avec la participation de Michel Déon, Alexandre Najjar et Charles Dantzig. L’invité d’honneur de ce Salon est l’Italie.

L’Europe et l’islamLe 8e Salon européen du livre d’his-toire se tiendra au centre Males-herbes-Sorbonne (Paris 17e) les 17 et 18 juin. Au programme : une trentaine de conférences autour du thème : « L’Europe et l’islam, d’al-Andalus à nos jours ».

Adieu à Bellinda DerghamÉpouse de Nadim Dergham, directeur des imprimeries Dergham et fondateur des éditions Dergham, Bellinda était toujours présente auprès des auteurs de la maison, aussi bien au Salon du livre de Beyrouth que lors des séances de dédicace. Quand elle ne distri-buait pas des aides aux associations caritatives, cette sportive au grand cœur, à l’énergie débordante, veillait discrètement sur la bonne marche des éditions Dergham et portait un regard avisé sur les livres à paraître. Sa disparition prématurée laissera un vide immense, mais Bellinda restera vivante dans le cœur de ceux qui ont eu la chance de la connaître et dans l’esprit des écrivains qu’elle savait si bien encourager. À sa famille, l’équipe de L’Orient Littéraire présente ses sincères condoléances.

Le prix Goethe à Adonis

Le poète Adonis vient de se voir attribuer le prestigieux prix Goethe. « Le comité de sélection considère Adonis comme le poète arabe le plus important de sa génération, et il lui a attribué ce prix en raison de son (œuvre) cosmopolite et de son apport à la littérature internationale », ont affirmé les organisateurs.

Le Man Booker Prize 2011 à Philip RothL’écrivain américain Philip Roth s’est vu décerner le Man Booker Interna-tional Prize, qui distingue tous les deux ans un auteur pour l’ensemble de son œuvre. La sélection 2011 com-prenait douze auteurs. Les précédents lauréats sont la Canadienne Alice Munro (2009), le Nigérian Chinua Achebe (2007) et l’Albanais Ismail Kadaré (2005).

Jean-Pierre Raffarin à BeyrouthDe passage à Beyrouth, Jean-Pierre Raffarin, vice-président du Sénat et ancien Premier ministre français, a donné deux conférences remarquées à l’Université Saint-Joseph. Il y a notamment souligné l’importance de la francophonie à l’ère de la mondialisation.

Jeudi 2 Juin 2011II Au fil des jours

Les chrétiens du monde arabe sont reconnus, dans leur différence, par le droit et la conscience pu-

blique depuis la naissance de l’islam. Le pacte de la dhimma les a protégés, en exigeant leur loyauté à l’État isla-mique non sans infériorisation poli-tique et, dans certaines applications, civile. Il s’agissait d’une acceptation, voire d’une légitimation du pluralisme religieux à une époque où ailleurs elle faisait défaut. Mais c’était, en quelque sorte, un « pluralisme hiérarchisé ».

Le système juridico-politique se ré-clamant de la notion de la dhimma, et organisateur du pluralisme, parvient à son plus haut point de codification dans l’Empire ottoman. Les millets sont à la fois des « nations » et des communautés religieuses jouissant d’une autonomie relative. La situa-tion change au cours du dix-neuvième siècle. Les idéologies et les structures mises au point en Europe pénètrent progressivement dans le monde arabo-musulman. D’autre part, les puissances européennes, tentées par les faiblesses de l’Empire ottoman et adoptant une politique impérialiste, prennent ap-pui, chacune de son côté, sur telle ou telle communauté minoritaire. Les di-rigeants de ces communautés ne sont pas insensibles à une « aide » proposée. Ainsi, le pluralisme hiérarchisé est ex-ploité par les besoins de la domination extérieure. Les chrétiens se trouvent souvent devant des choix difficiles. Ils se répar-tissent selon leur caractère, leur appartenance confession-nelle, leur condition sociale et les fluctuations politiques. Mais dans l’ensemble, ils aspirent à une « citoyen-neté » affranchie de la domination, di-recte ou indirecte, de l’étranger. Si leur lutte pour l’égalité civile et politique et la liberté les oppose à l’Empire ot-toman moribond, elle les unit avec les musulmans dans un combat national pour l’indépendance. Ce combat se prolonge, pour la majorité des chré-tiens, contre la domination des États européens qui se distribuent le butin de la guerre mondiale.

Ainsi, l’enjeu des luttes de libération nationale n’était pas seulement l’avenir des communautés majoritaires, mais aussi l’avenir des relations entre ma-jorités et minorités. Dans la recherche d’un nouveau cadre sociopolitique, il ne suffisait pas de découper, ou d’ac-cepter le découpage d’un espace géo-graphique en répartissant ethnies et confessions dans les territoires, mais il fallait proposer des identités collectives susceptibles de recueillir l’adhésion des différentes communautés. Ainsi, avant qu’il ne devienne politique, l’enjeu de la renaissance, la nahda, était culturel.

Le rôle des États naissants s’est, de fait, vu ainsi renforcé, même s’ils étaient contestés au nom de projets unitaires. Ces projets avaient, pour leur part, une force d’attraction considérable. Mais ni les États ni les mouvements nationa-listes arabes, dont l’idéologie était celle de certains États, n’ont pu réussir l’in-tégration nationale et modifier en pro-fondeur les identités traditionnelles. Aujourd’hui, nul ne saurait ignorer l’inquiétude des chrétiens du monde arabe, suscitée par l’effet conjugué d’une démographie de plus en plus dé-favorable, des échecs politiques, de la prédominance d’une logique d’un État-butin aux dépens de celle de l’État de droit, et des craintes face à l’islamisme.

Des préoccupations de survie, large-ment alarmistes, conditionnent tant leurs lectures de l’histoire que leurs réflexions prospectives. Marquées par les revers et les déceptions – celles que partagent pour la plupart leurs conci-toyens musulmans –, elles portent ombrage sur les débats, vigoureux et jadis chargés de promesses autour de la présence, du rôle et de la vocation des

chrétiens dans le monde arabe.

Mais reconnaître l’inquiétude et es-sayer d’en comprendre les raisons est une chose, et contribuer à son aggra-vation en est une autre. On ne peut s’empêcher de craindre que l’alarmisme ne vienne accélérer la réalisation de ce dont on aurait peur. Ainsi la prétendue imminence de l’étendue éradication fi-nale des chrétiens du monde arabe est non seulement expression d’inquié-tude. Elle en est aussi une cause.

Souvent, le regard que portent de nombreux chrétiens sur leur avenir est largement brouillé par celui qu’ils por-tent sur l’islamisme. Ce dernier n’est

pas toujours perçu comme une plura-lité de mouvements politiques et reli-gieux. On se représente un islamisme dont la popularité serait plus étendue que sa force effective et, de ce fait, on a tendance à confondre la croissance de sa popularité dans certains pays avec une montée irrésistible à travers toute la région. Reste un petit pas qu’il ar-rive que certains, sans s’encombrer de subtilités, franchissent : voir en l’isla-misme l’expression la plus authentique, quoique la plus excessive, de l’islam lui-même, un islam essentiel et mono-lithique dont l’irruption sur la scène politique entraîne inévitablement pour les chrétiens un retour, ou plutôt une rétrogression, à la condition de dhimmis.

Mais quelle que soit l’ampleur de ce dangereux glissement, il ne pourrait dé-tourner notre regard de certains change-ments. Notons que le débat sur la place des chrétiens, leur rôle et leur avenir se déroule de plus en plus sur la scène pu-blique. Ceux qui en sont partie prenante ne se limitent plus à une catégorie de chrétiens relayant, ou relayés par leurs amis occidentaux ou les détracteurs de l’islam. Des voix musulmanes s’élèvent, non seulement pour réaffirmer la cen-tralité de l’unité nationale ou louer la tolérance de l’islam, mais surtout pour exprimer les appréhensions et autres soucis partagés par l’ensemble des concitoyens. Cette attitude n’est certes pas le privilège exclusif des opposants à l’islam politique et des pourfendeurs laïcisants du fanatisme communautaire, mais celui de tous ceux et celles qui, non sans admettre une spécificité aux inquiétudes chrétiennes, y reconnais-sent des manifestations des problèmes de l’ensemble de la société. La libération des chrétiens serait une condition néces-saire pour la libération des musulmans. Les problèmes ne sauraient être réduits aux relations islamo-chrétiennes, par-fois tendues, mais relèvent d’abord des besoins de justice, de participation po-litique, des droits de l’homme et de la femme, et de dignité nationale.

Il reste, néanmoins, que la perception des rapports entre majorité et minorité est parfois fortement conditionnée par l’hostilité aux mouvements radicaux et violents à l’égard des chrétiens. Une telle hostilité, justifiée ou exagérée, ne pourrait faire l’économie de la com-

plexité et la pluralité de l’islamisme. Pour certains, l’islamisme pourrait res-sembler, selon une métaphore souvent utilisée, à des vagues. Quelle que soit l’énormité apparente de celles-ci, elles s’apaisent une fois consumée leur force d’animation initiale. Pour d’autres, l’is-lamisme historique des Frères musul-mans est en pleine transformation. Le rejet de la violence, l’alternance démo-cratique, la citoyenneté et les droits de l’homme ne sauraient être étrangers à ces transformations.

Quoi qu’il en soit, la peur de l’isla-misme radical et intolérant ne pourrait être exorcisée par les seuls effets d’une analyse nuancée de l’islamisme ou du dialogue informé des élites. Cela est d’autant plus difficile, étant donné que les régimes despotiques – nous en sa-vons plus à l’ère des soulèvements po-pulaires – la majorent et l’instrumenta-lisent. Qui plus est, certains hommes politiques chrétiens l’exacerbent à des fins de mobilisation visant à homogé-néiser leurs communautés pour mieux les dominer tout en prétendant les pro-téger. Ces mêmes dirigeants, aiguisant la méfiance vis-à-vis des musulmans majoritaires ou décriant leur suppo-sée indifférence à l’égard des chrétiens, rendent leur coreligionnaires prison-niers d’une dualité essentialiste oppo-sant minorités, ensemble et en paral-lèle, à la majorité.

Pour sa part, la conscience minoritaire héritière d’un laï-cisme déçu ou désespéré ne se donne plus les moyens du discernement. Ceux et celles

qui s’y emmurent hésitent de moins en moins à récuser tout activisme po-litique et réagissent, de plus en plus, aux menaces – réelles ou supposées – par le retrait, une démission menant à l’émigration ou au repli sur soi. Ce dernier impliquerait une intériorisation de la marginalité ou, dans plusieurs cas, une tentative d’en briser le joug à tra-vers la recherche d’une réussite dans les domaines de l’activité économique ou de la maîtrise des sciences et des tech-niques. Cette recherche pourrait nour-rir l’espoir que le domaine de l’activité économique demeure un « espace laïc ».

À l’opposé de ces deux chemins, celui du communautarisme militant et ce-lui de la résignation, il reste une voie ouverte et des choix pluriels. Cette voie est à tracer dans la citoyenneté, la convivence, la participation politique et la renaissance culturelle fidèle à l’es-prit de la nahda du début du vingtième siècle. Certes, l’avenir des chrétiens du monde arabe ne dépend pas seule-ment des contributions dont ils sont capables, mais aussi de l’attention qu’y porteront leurs concitoyens musul-mans ; une attention qui ne serait pas condescendante mais solidaire, et dans l’intérêt de tous, sensible aux richesses d’un pluralisme susceptible de prému-nir le monde arabe du triste visage de l’uniformité.

Ces choix s’inscrivent dans l’engage-ment qu’interpelle l’aspiration à la li-berté, à la dignité et à la démocratie, animant l’ensemble des populations arabes, les jeunes en particulier, afin de refonder la solidarité et la recherche du bien commun sur des bases nouvelles.

Pour les croyants, cette option trouve appui dans ce que le théologien Jean Corbon, fin analyste du narcissisme communautaire, appelait le dépasse-ment de la « peur de disparaître » par le « risque d’exister ». Elle s’accorde avec le témoignage d’une Église qui se veut, selon l’expression du patriarche Ignace IV (Hazim), « pleinement dans la souffrance de nos pays, dans la patience mais aussi dans le courage, une Église non du comportement réactionnel, des particularismes ethniques ou linguistiques maintenus dans un conservatisme de survie, mais une Église dispersée comme le sel, qui cherche son identité davantage dans sa vocation ».

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Le point de vue de Tarek MitriL'inquiétude des chrétiens d'Orient

à l'épreuve de la citoyenneté

Meilleures ventes du mois à la Librairie Antoine Auteur Titre Éditions1 Fred Vargas l’armée furieuse Viviane Hamy2 Marc Levy l’étrange voyage de monsieur daldry Robert Laffont3 Franz Olivier Giesbert m. le Président : scènes de la vie Politique, 2005-2001 Flammarion4 Michael Connelly les neufs dragons Seuil5 Maxime Chattam le requiem des abysses Albin Michel6 Guillaume Musso l’aPPel de l’ange XO7 Sophie Kinsella mini accro au shoPPing Belfond8 David Khayat les recettes gourmandes du vrai régime anti-cancer Odile Jacob9 Patrick Haimzadeh au cœur de la lybie Archipel10 Pierre Dukan la méthode dukan illustrée Flammarion

D.R.

Décès de Paul Gillon

Maître de la bande dessinée réaliste, Paul Gillon, Grand Prix d’Angou-lême en 1982, est décédé le 21 mai dernier. On lui doit Fils de Chine, 13 rue de l’Espoir, Les Naufragés du temps, Les Voyages de Jérémie, la BD érotique La Survivante et L’Ordre de Cicéron.

Raymond Khoury revienten BDAprès le succès des deux premiers volets de la série Le Dernier tem-plier, les éditions Dargaud sortent le troisième tome intitulé L’église engloutie, scénarisé par le romancier libanais Raymond Khouy et dessiné par Miguel Lalor. L’archéologue Tess et le flic Sean y poursuivent leur quête du trésor des templiers en plongeant en Turquie dans un lac artificiel. Suspense garanti !

Une série explosiveSigné Jean-Claude Bartoll et Pie-raolo Rovero, La Taupe de l’Élysée (Casterman) est le premier volet d’une nouvelle série intitu-lée Mossad opérations spéciales. On y découvre un profes-seur à Science-Po, Sven, qui apprend que son fils est un agent du Mossad et qu’il a été enlevé par les Syriens, alors que se manigance un trafic d’armes vers le Hezbollah… Pendant ce temps, un conseiller diploma-tique à l’Élysée se fait piéger lors d’un rendez-vous galant sous haute surveillance… Un thriller que les Libanais liront avec intérêt !

© Vic

Souvent, le regard que portent de nombreux chrétiens sur leur avenir est largement brouillé par

celui qu’ils portent sur l’islamisme.

© Opale

© D. Fouss

Une image dans une autre image. Le procédé est familier et universel. Il permet, entre

autre, de replacer le contenu d'une photographie ancienne dans son contexte actuel, de montrer ce qui change, de témoigner de ce qui a été, de ce qui a été transformé et de ce qui a disparu. Travail historique sur la mémoire, sociologique et éminemment culturel, voilà ce à quoi s’est livré le

photographe Amit Sha’al quand il a développé cette série d’images dans lesquelles se juxtaposent des vues du passé à celles du présent. Troisième prix dans la catégorie art et culture du concours annuel 2011 du World Press Photo - dont la première exposi-tion avait eu lieu à Beyrouth en 1995 (!) -, cette série parle de nous, de nos voisins, amis ou ennemis, et de l’his-toire moderne du Proche-Orient. On

la verrait volontiers s’inscrire dans un travail collectif de plus grande ampleur couvrant toute la région, d’Aden à Yerevan et d’Istanbul à Isphahan.

L’exposition du World Press Photo 2011 qui se tenait à Beyrouth a fermé ses portes « à cause » de la présence de l'image du photographe en ques-tion. Quand la politique se mêle de l'Art...

© Amit Sha'al, Calcalist / World Press Photo

L’image du mois

Page 3: Orient Litteraire

IIIJeudi 2 Juin 2011 Entretien

Né en 1948, Ian McEwan est considéré comme l’un des écrivains an-glais les plus doués de sa génération. Ses livres

atteignent des tirages qui font rêver et une multitude de prix ont récompensé son talent, dont le Booker Prize et le Prix Femina étranger. Le cinéma s’est également arraché ses livres dont un certain nombre ont été portés à l’écran. Il vient de publier Solaire, une comé-die burlesque où la satire s’exerce aux dépens des opportunistes du sauve-tage de la planète. Ce livre ne fait pas l’unanimité, mais McEwan se montre joyeusement indifférent aux attentes des lecteurs ou des critiques et ne pré-tend pas chercher à séduire à tout prix.

Le ton de Solaire, votre dernier livre, est très différent de celui des précé-dents. Vous faites ici le choix du bur-lesque, de la satire.

Oui, en effet. Le contexte de ce dernier roman est le changement climatique. C’est un sujet lourd et qui pourrait entraîner le naufrage d’un roman en le noyant dans la morale et les bonnes intentions. J’ai effectué un voyage en Arctique avec des artistes, et le chaos que nous avons pu constater était vé-ritablement impressionnant. J’ai donc décidé de faire le choix du contrepoint, d’adopter un ton comique, léger, et d’écrire une sorte de comédie humaine.

Votre personnage central est un scien-tifique qui espère sauver la planète d’un désastre climatique. Néanmoins, il est très difficile de s’attacher à ce héros peu sympathique. Comment dé-marrez-vous l’écriture de vos romans ? Est-ce le thème qui s’impose à vous ?

Ou le personnage ?En effet, Michael Beard est chauve,hrondouillard, dénué de toute séduction physique et moralement, il ne vaut guère mieux. Mais il a obtenu le prix Nobel de physique il y a de cela des années et depuis, il recycle indéfi-niment la même conférence et se fait payer des honoraires exorbitants. Et là, il pense avoir trouvé le moyen de relancer sa carrière. L’idée de ce per-sonnage m’est venue lors de la confé-rence sur le changement climatique de Postdam à laquelle j’ai assisté. J’étais entouré de brillants scientifiques et il y avait là près d’une quarantaine de lauréats du prix Nobel. C’était im-pressionnant, et en même temps, ils avaient tous près de 70 ans et les tra-vaux qui leur avaient apporté cette reconnaissance, ils les avaient réalisés il y a longtemps, alors qu’ils avaient une quarantaine d’années. J’ai donc imaginé ce personnage dont l’essentiel de la carrière est derrière lui.Je n’ai jamais construit de roman à partir d’un thème. Je commence par le bas, par un détail, quelques paroles échangées, une saveur, un souvenir, un soupçon. Là, c’est différent parce qu’un personnage complet est venu à moi. Et il était très ancré dans le monde contemporain, avec les ques-tions scientifiques et politiques qui se posent actuellement. Il est toujours très tentant de situer un roman dans un présent reconnaissable. C’est une façon pour un écrivain de s’impliquer, de mettre les mains dans le cambouis. J’avais déjà exploré d’autres époques, les années 50 ou 60. Mais il est vrai que traiter d’un présent reconnais-sable permet aux lecteurs de s’identi-fier plus facilement, et cela les séduit sans doute davantage. L’attraction de

l’actualité, du présent, est à la fois quelque chose de positif et de désas-treux pour le romancier. Lorsqu’on traite du passé, on est plus protégé, on est dans un territoire plus sécuri-sant, alors que le présent est plus in-confortable. C’est pourquoi je parle de se salir les mains quand on traite du présent. Les lecteurs reçoivent ces livres-là avec plus de passion, ils y voient davantage d’enjeux. Aux

États-Unis par exemple, les lecteurs n’ont pas apprécié mon dernier livre. Ils ont mal reçu le fait que je traite du changement climatique avec cette iro-nie très britannique. Et peut-être aussi que le héros soit un personnage néga-tif, qui ne va vers aucune rédemption. Ce livre a provoqué comme une dé-pression dans les milieux des militants écologistes.Les formes que vous abordez à travers

vos romans varient beaucoup. Il y a eu un roman bref, on pourrait même dire une longue nouvelle, avec Sur la plage de Chesil. Il y a eu un roman de type classique, à la façon des roman-ciers anglais du XIXe siècle, avec Ex-piation. Et là, vous passez au roman satirique.

Certains romanciers se plaisent à faire des variations sur un thème ou sur une forme. Moi, j’aime créer des ruptures à l’intérieur de mon œuvre et me sen-tir différent chaque fois, comme si chaque fois était une première fois. J’ai be-soin de m’éloigner de ce que je viens de faire, de changer radicalement de registre ; je le ressens aussi comme une obligation vis-à-vis de mes lecteurs. Entre un roman et l’autre, il y a des voyages, des lectures, des sujets d’actualité qui émergent. Donc j’aborde chaque pro-jet comme si j’étais devenu une per-sonne différente.Par ailleurs, j’estime qu’il faut être en recherche permanente de nouvelles formes. Les romanciers du XIXe et du XXe siècle nous ont beaucoup appris, mais en même temps, le courant mo-derniste est arrivé à une impasse. Fin-negan’s wake de Joyce est un ouvrage brillant, mais c’est aussi un échec. On ne peut donc ni imiter le passé ni aller vers cette impasse.

Vous avez placé en exergue de Solaire une phrase de John Updike. Updike occupe-t-il une place particulière pour vous ? Y a-t-il d’autres écrivains qui vous accompagnent de la sorte ?

Updike était pour moi un immense écrivain ; j’apprécie chez lui un sens aigu de l’observation, une précision de la conscience, une pertinence abso-lue dans le choix des détails. Il était un styliste merveilleux, un grand hu-moriste et quelqu’un qui avait le sens de la formule. Il restaure ma foi dans l’écriture chaque fois que celle-ci va-cille. Sa mort m’a énormément tou-ché. Il était également un ami et nous avions, ma femme et moi, passé beau-coup de temps avec lui. Sa disparition est pour moi une perte irremplaçable.

Mais il laisse derrière lui un monu-ment littéraire auquel nous pouvons, fort heureusement, continuer à nous référer.

Comment vous inscrivez-vous dans le paysage littéraire, dans la tradition littéraire anglaise ?

Je crois qu’il est important de se situer à l’intérieur d’une histoire littéraire.

On ne peut échapper à l’héritage de ceux qui nous ont précédés. Les écrivains doivent être aussi des lec-teurs et ils ne peuvent échapper aux influences. Paradoxalement, si on ne connaît pas ses classiques, on subit d’autant plus ces influences, mais sans pou-voir les maîtriser. Martin Amis, Julian

Barnes, Salman Rushdie, voilà les écrivains dont je me sens proche et qui sont également mes amis. Nous constituons peut-être ce qu’on pour-rait appeler une « tradition contem-poraine ». Mais je serais incapable de dire où je me place dans l’histoire lit-téraire ; il me semble que ce n’est pas à moi de le dire.

Quel regard néanmoins portez-vous sur votre œuvre ? Comment jugez-vous le jeune McEwan ?

Je ne me relis pas. Je ne sais pas vrai-ment m’évaluer. Aujourd’hui, on est tout le temps sommé de s’évaluer, de s’expliquer, ce que je ne sais pas faire. Il me semble que mes romans meurent une fois qu’ils sont publiés.J’ai été un adolescent conformiste. Tous mes crimes, je les ai commis par écrit à partir de 20 ans. J’ai vécu par l’écriture une sorte d’explosion men-tale. Et encore aujourd’hui, je dois tuer quelque chose en moi avant de donner naissance à mon nouveau moi, tuer mes anciens romans pour parve-nir à écrire les nouveaux.

Propos recueillis parGeorGiA MaKhLouf

solaire de Ian McEvan, traduit de l'anglais par France Camus-Pichon, Gallimard, 392 p.

D.R.

Ian McEwan : « Mes romans meurent une fois publiés »

Romans

Les romans de Mc Ewan nous invitent à renouveler notre regard sur l'humanité, sur nos croyances, et abordent souvent les thèmes du mythe et de la mémoire. L'écrivain explore toute la complexité du monde contemporain avec réalisme et cruauté. Il était l’un des prestigieux invités du dernier Salon du livre à Paris où nous avons pu le rencontrer.

le musée de l’innocence d'Orhan Pamuk, Gallimard, 674 p.

Le musée de l’innocence est paru en Turquie en 2006, l’année où Pamuk a obtenu le prix Nobel de littérature,

mais il vient de paraître en français. Un grand roman de près de 700 pages qui parle d’amour, mais surtout d’absence, de perte et de nostalgie.

Kemal est un jeune homme d’une tren-taine d’années, issu de la bonne bour-geoisie stambouliote, qui a fait des études de management aux États-Unis et travaille tout naturellement dans la société de distribution et d’export créée par son père. Il fréquente Sibel, issue comme lui d’une « bonne famille » et qui a étudié en France pendant quelques années. Comme ils sont modernes et se pi-quent d’être libérés des conventions, ils ont déjà « consommé » leur union, mais c’est un risque calculé puisqu’ils vont bientôt se marier. Ils sont d’ailleurs tout à leurs préparatifs de fiançailles – qui vont être célébrées en grande pompe dans le très fameux hôtel Hilton, vitrine d’un Is-tanbul qui s’occidentalise – quand, sous le prétexte d’acheter un sac de marque aperçu par Sibel dans une devanture, Kemal pousse la porte de la boutique Sanzelize (Champs-Ély-sées), dans le quartier de Nisantasi où se presse une bourgeoisie fortunée dé-sireuse d’acheter ce qui est à la mode en Europe. Il y rencontre Füsun, une parente éloignée issue d’un milieu modeste, et il tombe fou amoureux d’elle. Incapable de la chasser de ses pensées, il va lui proposer de lui don-ner des cours de mathématiques et il va la retrouver tous les jours dans un appartement vide où sa mère entrepose toutes sortes de meubles, de bibelots ou de vêtements dont elle ne peut se débarrasser. Cet appartement devient le cadre de la passion sentimentale et

sensuelle qui va se nouer entre Kemal et Füsun, mais également le lieu où, tel un collectionneur maniaque, le jeune homme va conserver des objets ayant appartenu à son aimée et qu’il lui sub-tilise à son insu, ou plus simplement des objets qu’elle a touchés et qui sont tout imprégnés d’elle : un presse-papier qu’elle aimait serrer dans sa paume, un pinceau de maquillage, une tasse dans laquelle elle a laissé quelques gouttes de thé, des épingles à cheveux, une boucle d’oreille qu’elle a perdue dans les draps et même des allumettes ou des mégots de cigarettes. Cette quête fétichiste, véritable exercice de véné-ration, l’occupera sa vie durant et le conduira à composer un véritable mu-sée des traces de son amour dévorant mais néanmoins voué à l’échec. Car, incapable de rompre ses fiançailles, il finira par perdre les deux femmes

et se consumera… dans la brûlure de l’absence et le souvenir des moments heureux.

On peut lire ce roman comme une étude quasi encyclopédique de ce qui se passe en nous quand nous tombons amou-reux, et certains titres de chapitres (« Quelques dé-plaisantes réalités anthro-pologiques », ou « L’em-

placement anatomique de la douleur amoureuse ») nous y invitent. Pamuk se livre par exemple à une observation fine, quasi clinique par moments, de la pratique du baiser, de la nature du plaisir qui s’y associe et du rôle qu’y joue le souvenir, et son écriture prend alors des accents proustiens : « Ainsi, c’est d’abord elle que j’embrassais, puis elle dans mes souvenirs, puis elle entraperçue le temps d’ouvrir et de re-fermer les yeux, puis elle comme image rémanente sous mes paupières ; mais au bout d’un moment, d’autres images lui ressemblant venaient se mêler à ces réminiscences si bien que, à embrasser toute cette foule en même temps, je me trouvais beaucoup plus viril et je l’em-brassais comme si j’eusse été un autre

homme. » Même précision de l’écriture et de l’analyse pour ce qui a trait à la douleur liée à l’absence de l’aimée : « Cependant, même aux moments où la douleur était à son plus bas niveau, je la sentais en permanence se distiller dans mon sang, comme l’eau coulant goutte à goutte d’un robinet qui fuit. Elle me saisissait parfois à la gorge et m’empêchait de déglutir, ou prenait possession de mon dos, de mes épaules et de mes bras. Mais le centre essentiel de la souffrance restait toujours mon estomac. »

Mais on peut également lire le roman comme la topographie amoureuse d’une ville à laquelle on sent de la part de l’auteur l’attachement viscéral. Ne fait-il pas dire au narrateur vers la fin du roman : « Je me demandais comment je pourrais expliquer ce que j’éprouvais pour Füsun à quelqu’un qui ne connaissait pas Istanbul, Ni-santasi et Cukurcuma » ? À chaque épisode de la vie du héros s’associe un quartier, une rue, un lieu emblé-matique, et Pamuk nous livre tout à la fois la cartographie d’un Istanbul qui se transforme, une sociologie des us et coutumes de ses différentes po-pulations et un discours amoureux adressé en filigrane à une ville dont le cœur bat à chaque page. C’est le res-taurant Le Fuaye, l’immeuble Merha-met (Miséricorde) ou les yalis le long du Bosphore ; c’est la pâtisserie Inci, les cinémas de Beyoglu ou l’hôtel Hilton. Ce sont les rues, ponts, ruelles en pente et places d’un Istanbul qui entame une mue en profondeur à partir des années 70 et jusqu’à l’orée du XXIe siècle, qui se modernise et s’occidentalise, et dont les évolutions font écho au sentiment de perte et à la profonde mélancolie de Kemal.

Le musée qu’il se propose de consa-crer à son histoire d’amour et dont le roman serait comme le catalogue est peut-être le musée de l’innocence perdue. Il est surtout le musée intime d’une ville tant aimée.

G. M.

Topographieamoureuse d’une ville

« Chaque nouveau livre est

un peu le premier »

la faim de Mohammad el-Bissatie, Actes Sud, 2011, 124 p.

Contrairement à la plupart des grands romanciers égyptiens contemporains, Mohammad

el-Bissatie n’est pas un écrivain de la ville mais un chroniqueur de la vie des campagnes et du quotidien des vil-lages, notamment ceux de la région du lac Manzala, près de Port-Saïd, d’où il est issu. Depuis la traduction de l’ex-traordinaire Clameur du lac (Saghab el-bouhayra) en 1996, les lecteurs francophones ont pu découvrir l’éton-nante écriture de Bissatie et l’existence de ces singulières communautés de villageois et de pêcheurs vivant près des lagunes de l’est du Delta du Nil. Dans le dernier de ses romans traduits en français chez Actes-Sud, La Faim (El-Jou’, initialement publié chez Dar el-Adab), Bissatie raconte la vie d’une petite famille rurale dont la seule et unique préoccupation est de s’assurer la nourriture quotidienne et d’éviter, comme cela lui arrive parfois, d’avoir à passer plusieurs jours sans avoir rien à se mettre sous la dent. Or si la sub-sistance demeure liée à la capacité de Zaghloul, le père, à trouver du travail, ce dernier n’est pas un assidu de la re-cherche d’emploi. Non qu’il soit pares-seux ou fainéant, au contraire, il est capable de travailler dur, de passer des jours entiers à ne presque pas dormir et à trimer pour rapporter quelques piastres chez lui. Mais Zaghloul est aussi un rêveur, un homme irrésisti-blement curieux des autres. Il passe ses journées à errer d’un lieu public à un autre, souk, café, attroupements, mariages, enterrements, pour observer et écouter, attiré en particulier par la spéculation intellectuelle, fasciné par exemple par un groupe d’étudiants qu’il suit discrètement pendant des jours et dont les propos qu’il espionne avidement le font longuement réfléchir. Mais comme ses moyens intellectuels sont réduits, Zaghloul ne peut aller bien loin sur ce chemin et se fait sou-vent rabrouer et tabasser pour avoir l’audace d’avoir des idées. Et puis Za-ghloul, comme toute grande âme, est susceptible et ne supporte pas, tout misérable qu’il soit, d’être insulté. Or cela arrive souvent. Mais à la moindre

invective à son endroit, il quitte son emploi, sans compter qu’il est aussi par ailleurs extrême-ment serviable et passe son temps à donner un coup de main à ses semblables, à aider à un déménagement par-ci ou à l’organisa-tion de condoléances par-là. Mais de tout cela, qu’il fait gracieu-sement, nul ne lui est reconnaissant, et sur-tout, cela ne rapporte rien et sa famille meurt de faim. Sa femme, patiente et qui l’aime pourtant, doit pallier aux manquements de son mari. Quand ce dernier apporte de quoi manger, elle est heureuse, fait cuire le pain et cuisine, elle épargne, rembourse ses dettes, et la vie lui paraît belle. Mais cela est rare, et plus généralement, Sa-kina doit s’endetter, courir d’une voi-sine à l’autre pour demander de la nourriture, ou alors souffrir de voir ses deux pe-tits garçons affamés. De ces deux garçons, l’aîné est aussi parfois sollicité pour aller trouver du pain, et le petit Zahir parfois réussit, il rap-porte des choses à manger et sa fierté alors n’a pas de limites.

Raconté en trois parties, fo-calisée chacune à son tour sur un des trois membres de la famille, le mari, la femme puis le fils aîné, le livre de Bis-satie n’est pourtant en rien un roman réaliste, ou un portrait accusateur de la misère. Bissatie campe sans la moindre forme de pathétique une série de per-sonnages extrêmement attachants, drôles et mêmes héroïques dans leur dénuement et leur lucide misère. Mais la puissance du texte vient surtout du style si particulier de Bissatie, un style qui mêle avec une incroyable subtilité le ton des vieux contes orientaux et une attention méticuleuse aux détails du quotidien, aux anecdotes succulentes de la vie et des jours – déménagements d’armoires à glace, baignades dans le canal, farces d’enfants, cueillettes de mûres, amours adultères derrière

les roues à eau. Tout cela donne au texte une saveur particulière et par-

fois quelque chose de très subrepticement épique, comme dans la description du bou-langer Abbas et de l’amitié sourcilleuse que lui voue le feu de son four, objet de pages inoubliables. Et puis, selon son habitude, Bissatie se délecte dans le récit d’indéfectibles et bur-lesques amitiés entre hommes, des hommes qui, dans le désespoir de voir le temps et

leur vie passer sans véritable signifi-cation et parfois au milieu de grandes défaites affectives, retrouvent pour se venger l’esprit potache de leur enfance et commettent alors des actes irrépa-rables, aussi poétiques que désespérés.

Dans l’univers singulier de Mohammad el-Bissatie, un des plus originaux sans doute de la littérature égyptienne, le désespoir est peut-être latent, mais il n’est jamais définitif, et quelque chose sans arrêt danse et rit, qui rend la vie et les jours presque agréables et doux. Et puis, preuve que rien n’est jamais définitive-ment dit, les trois membres de la famille, chacun à son tour,

trouvent, à un moment donné, à se lier d’amitié ou à servir quelqu’un d’aisé et de généreux, vieux hagg délaissé, veuf riche sans soutien ou jeune camarade affectueux. Pendant un temps alors, le quotidien devient une fête et les ventres ne crient plus famine. Jusqu’à ce qu’un mauvais tour du sort ramène tout à zéro, et qu’il faille à nouveau recommencer à chercher à manger, à travailler, à s’endetter, dans une sorte d’éternel recommencement des choses et de la vie, la vie dont les romans de Bissatie disent ainsi avec la même sa-veur, la même intelligence et le même sens de la cocasserie et de l’humour, aussi bien la discrète prodigalité que la froide et indifférente cruauté.

ChArif MAJdAlAni

Le pain et les jours

« Le désespoir est peut-être latent, mais

il n’est jamais définitif, et

quelque chose sans arrêt

danse et rit »

Page 4: Orient Litteraire

cosas simPles/ choses simPles de Pedro Barros, traduit par Mona Moukarzel, Dergham, 2011, 130 p.

De simples choses est un re-cueil suave drapé de brume soyeuse et clair-obscure laquelle épaissit graduelle-

ment ses motifs autour du lecteur. Am-bassadeur du Chili au Liban, Barros est un fervent voyageur et ses voyages les plus émouvants sont ceux qui lui font remonter le temps jusqu’à conjuguer les moments de bonheur mystérieux de l’enfance avec le goût inoubliable d’être deux dans l’étreinte de l’amour adulte. Quelquefois pourtant, la réalité est là, plus intense et plus attirante que le rêve : le poète n’hésite pas et avance à sa ren-contre. Le nouage de l’amour idyllique du couple, plus tard foudroyé par le sort, gouverne les viscères de l’écriture chez Barros.« Lao Tsé m’offre un roseau/ sonore et vide/ je marche dans la concordance/ (…) Mahomet dessine des houris abs-traites/ en versets/ batailles intérieures/ Bouddha se tait/ montrant le cœur/ sous l’arbre/ de la vérité/ (…) mille déesses/ s’accouplent en Inde/ à mon ego inerte/ transmuté/ en un phallus de pierre/ sur la pierre de ton sexe/ fleurs et huiles nous parfument/ nous consommons les éléments/ qui nous enlacent/ à ce monde d’orgasmes innovés. »

De voyage en voyage, les compositions

de Barros énoncent une fable contem-poraine faite des magies, des malédic-tions et des exorcismes de différents âges. Le poète se fond dans le moment, réel ou imaginaire, et l’exprime avec, tel que le titre du recueil l’indique, des mots et des formes simples que la tra-duction de l’espagnol vers le français œuvre de Mona Moukarzel, préserve subtilement. Quelquefois, tourmenté par les signes, obsédé par les percep-tions, Barros sombre dans l’excès des expressions conceptuelles ou mystiques et compromet la fluidité toute cristal-line du poème : il en écorche alors le ressenti et la singularité. Toutefois, au fil du recueil, le tranchant du couteau l’emporte – heureusement – sur les pré-cieuses gravures du manche.« Un serpent/ attrape mon corps/ un fouet d’air et de feu/ d’une violette im-pénétrable/ (…) il me touche la tête/ les yeux/ me regarde fixement/ mord/ la lumière entre mes sourcils/ (…) puis il dévore/ le cœur/ – d’une seule bouchée – / lambeau de chair/ qui entre en lui/ avec des râles/ de crapaud laid/ atten-dant le baiser/ (…) D’autres fois/ je me transforme/ en quelque chose de diffi-cile/ à expliquer/ quand je bois/ mon propre sang/ je me dédouble/ en deux images plates/ qui font la conversation/ dans une bande dessinée/ (…) Méta-morphose/ du baiser/ de Judas/ et son suicide/ prolongé/ dans l’énergie/ qui irradie le sexe/ et tu marches la nuit/ nu dans la neige/ sans savoir/ pourquoi

tu le fais/ jusqu’à ce que tu retournes/ épuisé/ au bord de ton lit/ sans chercher d’explication. »

Les poèmes célèbrent le règne féminin dont les cycles lunaires, antiques média-teurs, ordonnent les errances du poète : grande souffrance, grand silence face au destin, traversée de la vallée des ombres durant laquelle le voyageur est privé de son identité, mais pas de sa dou-leur. Sous les belles images et sous les élégants paysages couvent d’étranges

mises à l’épreuve orchestrées par la mort : celle des cœurs puis celle des peuples, du Chili à Beyrouth, de Paris à la Palestine. L’imagination est alors mé-ditative ou vénéneuse, ourlée d’une lé-gèreté absurde, lorsque Barros retourne l’inspiration – arme intrépide – contre soi et entreprend le combat avec l’or-dure et le dégoût. Son écriture s’y révèle gouvernée par une fatalité du retour sur le point de douleur.« Je vois/ des enfants/ qui sautent à la corde/ des grands-pères/ avec des som-

breros étranges/ famille oubliée/ vêtue de frac/ une douce morte/ aux cheveux roux/ dont le miroir/ brise la lumière/ en papillons de papier/ nous sommes jeunes/ sous un ciel rempli de lunes/ aquatiques transparentes/ quand on les touche/ elles se dérèglent/ en un tour-billon d’énergie soyeuse/ (…) L’obscu-rité/ tisse des fils de cristal/ reflets du néant/ sacrements et contes/ entre les mains/ du visiteur muet/ que nous in-vitons à attendre/ dans l’embrasure de la porte/ et nous fermons les yeux/ pour continuer à voir. »

La question de l’éveil et de la lucidité est cruciale dans ce recueil : voir ou ne pas voir ne dépend pas de l’ouverture ou de la fermeture des paupières. Ici, le sommeil, le songe, le rêve, opèrent l’alchimie. Noyau clos où le poète s’en-ferme tel un Minotaure fiévreux, au cœur d’un monde infini fait de mouve-ments et de métamorphoses. Le noyau est ici celui d’une tristesse menottant les poignets et le cœur du poète. Mais la liberté et le passage des saisons – plaines vastes de son monde intérieur – le portent vers les retrouvailles avec le plaisir d’exister : doux, prudent, mais toujours sauvage. La célébration de la beauté ; le goût des fleurs, des fruits et de la peau de l’aimée préfigurent alors la défaite du morbide et l’abandon consenti de l’âme à la vie.

r.B.

dans le miroir des arbres de Salah Stétié, illustrations de Farhad Ostovani, Fata Morgana, 57 p.

L’homme et l’arbre, plus proches que les proches. Similaires dans leur ten-sion permanente entre les mondes, les aspirations, les

âges. Salah Stétié en décline les champs lexicaux et témoigne de leur familiarité et de leur filiation anatomique, imagi-naire, émotionnelle, sensorielle… Dans ce positionnement commun qui les fait se dresser au cœur de la vie, lequel de l’arbre ou de l’homme est le reflet de l’autre ? Stétié relit et relie les diffé-rences ou les paradoxes : enfance et vieillesse, amour et douleur, poèmes des poètes aimés, musiques, peintures, solitude et rencontre, face au miroir des arbres. Puis inversant le sens du regard cette fois plongé en soi, il raconte ce que la vie et la mort de l’homme disent de l’arbre, son existence secrète. Arbre linéaire, arbre ancestral, arbre « ad-hésif » au poète, arbre objet intérieur, arbre sonorités et rythmes, Stétié conju-gue l’arbre pour apprendre la langue du silence. Cette langue est mémoire, gestes de nostalgie et tressaillements du souvenir. Stétié recueille ses tracés et symboles : froufrou de feuilles, gémis-sements des branches, écoulements de résine, épaississement du tronc. L’arbre capte la douleur et le désir de la terre par ses racines ; il absorbe le chant stel-laire par ses branches et ses feuilles : filet végétal, peau respiratoire qui en-veloppe le monde. Stétié situe l’essence de l’homme en l’être de l’arbre, miroir de l’homme « limpidifié ». Magnifique « limpidifié » car concentré d’édifier, se fier, impie, limpide, dire.

« Toucher du bois est une opération spirituelle/ L’esprit, dès le début, s’est aimé dans un arbre / À l’heure où le miroir ne savait pas/ Un beau fruit mû-rissait sous la verge et la femme/ On aurait dit la barque enfermée dans la terre/ L’enfant bougeait Le temps gron-dait/ L’oiseau brillait. »

Stétié poète interprète des arbres nous parle de nous humains. La solitude de l’arbre est notre solitude, la part obscure de l’arbre est celle de notre aveuglement d’un trop-plein de so-leil, l’objectalisation des arbres vus comme des « abstractions, ou pire : des utilités » parle de l’homme-meuble, de l’homme-outil, de l’homme-mort-vivant. Le poète nous dit que l’arbre peut être apprivoisé. La sève qui circule dans le tronc de cette phrase signifie que l’homme aussi peut être apprivoisé.

Stétié trouve en l’arbre son autre, son prochain, le médiateur qui le connecte à l’amour et la mort. Tout en l’arbre est symbole de l’ici et du maintenant et de leur au-delà. Qu’il fasse subtilement ou directement référence à la symbo-lique christique, aux mystiques de l’is-lam ou au zen, Stétié décèle en l’arbre les figures de Dieu « s’il existe », Son empreinte fondamentalement para-doxale et humoristique. Ainsi le poète emprunte le chemin mystérieux et si simple de l’empathie végétale. La réa-lité de la vie humaine existe selon Stétié dans le rêve qu’en fait l’arbre.

« Le grand balancier de la planète, (…) c’est l’immense peau de panthère verte de la forêt amazonienne, Bagheera por-tant au cou le plus beau collier qu’une femme, qu’une panthère puisse rêver : un fleuve. C’est elle, cette panthère di-vine qui, de ses dents, retient encore pour le salut de chacun (…) le puissant voile bleu de l’oxygène qui, autrement, comme par l’effort déterminé d’un ba-teau qui tire sur son ancre, s’arrache-rait à nous et, par le trou ouvert, s’en-volerait. On serait privé de notre belle écharpe palpitante, celle que nous ont offerte une fois pour toutes à l’origine de notre petit système solaire et, juste-ment, pour nous sauver du soleil, les premiers, les tout premiers arbres, nos vrais ancêtres, ceux aussi bien du singe dont nous descendons. »

Dans le miroir des arbres se compose et se comporte en arbre. Si dès la pre-mière lecture on en aperçoit les par-ties saillantes et en savoure le goût de l’ombre, ses parties les plus secrètes, ses racines noueuses et ses fruits se tendent, mûrissent et s’éprouvent dans l’esprit et par la rêverie bien après la lecture. L’écriture de Stétié a ici la permanence des sensations de jeux de la lumière et de l’ombre sur le visage, yeux clos, même la nuit tombée après une longue journée au soleil. Permanence du sou-venir des sensations, de leur volupté non advenue encore et de leur signifi-cation encore obscure mais présente et palpable, comme un arbre semble avoir toujours été là, inséré, traversant le pay-sage. Cette œuvre est celle de la matu-rité et de la sagesse. Du délire mystique ralenti aussi, comme le vol du papillon demeure ralenti par le souvenir d’avoir été chenille. Sans prétention, sans il-lusions, avec humour et transparence, avec élégance et autocritique, avec juste douleur, Salah Stétié regarde l’extrême innocence qui traverse saine et sauve les baptêmes de l’eau et du feu. Il parle à partir du lieu et du temps où la possi-bilité de la mort est une saison. Il saigne

alors comme les arbres sa résine, qui est poésie. Par l’adossement à l’immuabi-lité immatérielle de l’arbre, elle-même adossée à l’existence immuable de tous les arbres, Stétié écrit d’une écriture gé-niale et si simple. S’y articulent médita-tion, réflexion, analyse, métaphysique, arts, mathématiques, étymologie, bo-tanique, éthique… Stétié épousant la voix de l’arbre trouve ce lieu d’amour entre vieillesse et enfance, entre expé-

rience de la réalité et pensée éclose dans le songe.

« Simplement, contre l’évidence de l’impasse, il convient de fredonner en serrant un peu les épaules. C’est se faire encore plus petit et plus craintif, du moins en apparence, par rapport à l’arbre-flamme dont je sais désormais la mesure de la station debout. Cet arbre est donc le cyprès qui porte bien

son nom sévère. Et dont le fruit est en-core plus sévère que lui. C’est presque une impropriété de la langue que de désigner comme fruit ce qui d’aucune façon ne se donne à savourer ni même à se prêter ornementalement à nos guir-landes et à nos fastes. Je suis un peu découragé d’avoir à évoquer cet objet desséché et rêche qui me refuse. Il a, allant comme il va vers sa fin inévita-blement friable, une beauté d’os. (…) Je suis moi-même, futur, un effet d’os. »

Stétié écrit encore : « L’arbre généalo-gique est le seul qui mange ses fruits. » Il dit les deuils des passages à travers le miroir auxquels sont tenus par leur filiation métaphysique commune les hommes et les arbres. Et dans les larmes et le souffle et la poésie de l’homme se mire l’arbre. Stétié se fait miroir du cy-près, ce « flambeau funéraire », pour un chapitre entier et l’arbre, répondant à la parole de l’homme, sauve celui-ci de la mort et de la pétrification de la langue. L’arbre se pose comme gardien des souvenirs d’enfance. Réciprocité, intersubjectivité, peut-on ne pas penser à Martin Buber choisissant son arbre, dialoguant avec lui, le soustrayant à l’anonymat du nombre infini d’arbres ? Stétié traduit le chant du cyprès et le tressage en son fruit – le cône – de la violence érotique du fertile et du stérile. Dans le miroir des arbres est ainsi un reflet du poète qui joue dans l’espace intermédiaire entre enfance inventive et mort, faisant corps funambule avec une question sans réponse, une ques-tion dressée ou ployée faite arbre : la mort est-elle un fruit qui se déguste ?

rittA BAddoUrA

Jeudi 2 Juin 2011IV PoésiePoème d’iciSalah Stétié : Généalogie rêvée

de l’homme et de l’arbre

Fuad Rifka est né en Syrie en 1930. Il a étudié la philosophie à Bey-

routh et a obtenu un doctorat de l’uni-versité de Tübingen en 1965 avec une thèse sur l’esthétique de Martin Hei-degger. Depuis 1966, il a enseigné la philosophie à l’Université américaine de Beyrouth. En 1945, Rifka a co-fondé avec Yusuf al-Khal, Adonis et d’autres la revue Shi’r visant à libérer la poésie arabe classique. Son premier volume est publié en 1961. La poésie de Fuad Rifka recherche perpétuelle-ment le « poème absolu ». Il s’abstient radicalement de décor. Il exprime à la fois son amour de la nature et son sens de l’éphémère, dans une langue dé-pouillée vouée à l’essentiel.

Fuad Rifka, qui a traduit nombre d’écrivains allemands comme Goethe, Hölderlin, Novalis, Rilke, Trakl. Fuad Rifka a reçu le Friedrich-Gundolf-Prize en 2001 par l’Académie allemande de langue et de la poésie. Fuad Rifka est décédé à Beyrouth, le vendredi 13 mai. Les haïkus qui suivent ont été traduits par Antoine Boulad.

© An-Nahar

56-Pauvre fossoyeurQui ne dort guère :La mort ne prend pas de congés 57-Chaque matin, il ouvre les paupièresChaque soir, il les referme :Existence Sisyphe 59-Sur les épaules du lacLes feuilles des peupliers sont des cercueils :La mort erre 67-Un roc que des millions d’années ourlentNul repos dans les tombes :Comme tu éblouis, ô soleil ! 70-Sous le soleilPourquoi brillent les neiges ?La tristesse à jamais scintille 71-Sans crisLa plaie à jamais saigne :La douleur a la langue coupée 73-Attendris par les mersLes nuages larmoient :Couteau de la mémoire 75-Vers où vont Tous ces cortèges ?La terre est le caveau de la famille 82-Au moment de la traverséeQu’est-ce qui brille dans la tête ?La traversée est une obscurité blanche 89-Pourquoi aimes-tu les rosesÔ poète ?Parce qu’elles sont éphémères

© Jean-Claude Gisbert

À travers Dans le miroir des arbres, Salah Stétié nous offre sa poésie la plus sublime, parole d’amour et d’humilité dont la lecture vous habite et ne cesse, une fois le livre reposé, de murmurer en vous, de s’épanouir.

Barros voyage au large d’un héritage de mythes, de pellicules en noir et blanc et d’ardents souvenirs. Son recueil lunaire est une mélodie nocturne qui a l’opacité d’un lac au bord duquel le poète, penché en apparence, arpente sans repos en quête de transparence, le fond du marais.

Pedro Barros : voyage les yeux fermés

D.R.

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Page 5: Orient Litteraire

VJeudi 2 Juin 2011 Dossier

Née à Téhéran en 1960, Na-hal Tajadod quitte l’Iran

pour la France en 1977, et étudie à l’Inalco où elle obtient un doc-torat de chinois. Sa thèse, Mani, le Bouddha de lumière, présente pour la première fois la traduction et le commentaire d’un texte manichéen écrit en chinois, seul témoignage ré-digé par les manichéens eux-mêmes. Elle travaille depuis sur l’apport iranien à la culture et à la civilisa-tion chinoises. Issue d’une famille d’érudits iraniens passionnés par les cultures et langues anciennes, Nahal Tajadod a été initiée au soufisme dès son enfance. Elle a cotraduit des poèmes de Rûmi et a écrit une superbe biographie romancée de ce grand poète soufi. Elle est notam-ment l’auteure des romans : Passe-port à l’Iranienne (JC Lattès 2007) et Debout sur la terre (JC Lattès 2010).

Ques t i onna ired e Prous t àNahal

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l Quel est votre principal trait de caractère ? Je ne dis pas non.

l Votre qualité préférée chez un homme ? La constance.

l Votre qualité préférée chez une femme ? L’originalité.

l Qu’appréciez-vous le plus chez vos amis ? La discrétion.

l Votre principal défaut ? La culpabilité.

l Votre occupation préférée ? Une halte.

l Votre rêve de bonheur ?Que ça continue.

l Quel serait votre plus grand malheur ?Un nouvel exil.

l Ce que vous voudriez être ?Une révolutionnaire.

l Le pays où vous désireriez vivre ?L’Inde.

l Votre couleur préférée ?L’indigo.

l La fleur que vous aimez ?Le jasmin.

l L’oiseau que vous préférez ?Le rossignol (il a chanté toute la nuit sous ma fenêtre, comment ne pas parler de lui ?).

l Vos auteurs favoris en prose ?Balzac, Flaubert, Proust.

l Vos poètes préférés ?Rûmi, Rimbaud.

l Vos héros dans la vie réelle ? Le dalaï-lama.

l Vos héroïnes dans la vie réelle ?Aung San Suu Kyi.

l Ce que vous détestez par-dessus tout ?Le harcèlement.

l Les caractères historiques que vous détestez le plus ? Gengis Khan.

l Le fait militaire que vous admirez le plus ? La libération de Paris.

l La réforme que vous estimez le plus ? Toute réforme éducative.

l L’état présent de votre esprit ? La sérénité.

l Comment aimeriez-vous mourir ? Entourée.

l Les fautes qui vous inspirent le plus d’indulgence ?Les colères.

l Votre devise ?Une devise iranienne : « Ne pas être un bol plus chaud que la soupe »

Le siècle d’une chapelle française

Célébrer le centenaire de Gallimard ou un siècle NRF est une entreprise qui ne cesse, d’année en année, de se répéter, et qui

risque de continuer à le faire. Elle peut s’expliquer par la dualité du périodique, La Nouvelle Revue Française (no-vembre 1908 puis, après une scission, février 1909), créé par André Gide et ses amis, et du comptoir d’édition qui lance, marquée du monogramme NRF, la collection Blanche à filets rouges et noirs sur fond ivoire en juin 1911. Gas-ton Gallimard est de la première heure pour veiller à l’impression, mais son nom n’apparaît pas et le véritable point de départ des éditions Gallimard est le printemps 1919. L’année 2011 devrait cependant marquer le point culminant du centenaire avec l’exposition de la Bibliothèque nationale de France (et le beau catalogue qui lui sert d’appoint) où sont exhumées des archives comme la correspondance échangée entre l’édi-

teur et ses auteurs et surtout, ce qui était considéré jusque-là comme le plus secret, les fiches du comité de lecture.

Il est certes de l’intérêt de l’honorable maison de la rue Sébastien Bottin de se mettre au-devant de la scène, d’en-tretenir un attrait qu’on devrait avoir moins pour l’entreprise que pour ses produits. Mais le secret de Gallimard est d’abord de s’être presque identifié, pour une bonne partie du vingtième siècle, avec l’histoire des lettres et de la pensée françaises ; d’avoir toujours re-cruté des équipes notoires dont les ré-cits d’intervention dans les choix et les destinées littéraires ont revêtu une aura narrative dans la mythologie de l’his-toire éditoriale ; d’avoir navigué contre vents et marées en obtenant des résul-tats probants où l’indépendance de la maison s’affirmait par l’alliance de choix d’auteurs judicieux et de réussite commerciale ; par la fondation d’une dynastie aux portes de sa quatrième gé-

nération, Gaston (1881-1975), Claude (1914-1991), Antoine (né en 1947), à qui revenaient et reviennent les déci-sions définitives.

Les erreurs de choix n’étaient pas ex-clues dont, au moins, trois de taille : le refus de Proust (1912) (« la plus grave erreur de la NRF et (…) l’un des regrets, des remords les plus cuisants de ma vie », écrit Gide le 11/1/1914 après la publication de Du côté de chez Swann chez Grasset en 1913) ; de Voyage au bout de la nuit (avril, 1932) que Céline présentait ainsi dans sa lettre : « Il s’agit d’une manière de symphonie littéraire, émotive plutôt que d’un véritable ro-man » ; du Château d’Argol (1938), premier roman de Julien Gracq. Mais l’astuce de Gaston Gallimard était de réparer les erreurs et de rapatrier ce qui avait été perdu. De même, quand une collection née ailleurs, telle « La Pléiade » (1931), connaissait des diffi-cultés financières (1933), la NRF la re-

prenait et pouvait sauvegarder son fon-dateur, Jacques Schiffrin, et sa formule (le papier bible, Garamond, la reliure de peau dorée…).

Dès sa fondation, « l’esprit NRF » fut une école d’écriture. Il voulut rompre avec l’époque, restaurer le classicisme sans tomber dans l’académisme, pra-tiquer l’art de la litote et choisir entre deux mots le moindre : « Pas de “pa-nache” : plutôt Racine que Rostand ; que le rideau tombât sur les langueurs symbolistes ; que fussent bannis les plats en sauce du naturalisme, les amuse-gueule épicés du “style artiste”, le lyrisme cocardier », écrit François Nourissier. Mais cet appel à la rigueur formelle, à la règle qui libère, n’allait pas sans une quête profonde de sin-cérité et ne craignait pas le scandale. D’où la grande liberté et la grande di-versité des premiers livres imprimés, Gide et Claudel, Valéry et Saint-John Perse… L’élan rénovateur qui carac-

térise la fondation fut de tous les re-commencements et la librairie, puis les éditions Gallimard surent s’ouvrir à tous les courants pionniers et être aux premières loges des

grands bouleversements de la littéra-ture et de la pensée, au niveau français comme sur le plan cosmopolite.

Unité et diversité, classicisme et renou-veau, continuité historique et rupture des formes, voilà les grands axes qui tendent un travail éditorial qui se per-pétue. Entre-temps, que de collections perdues (« Une œuvre, un portrait », « Métamorphoses »…), que de collec-tions (re)trouvées (avec quel bonheur nous voyons la collection « Poésie » s’enrichir, s’embellir et s’étendre, la collection « L’imaginaire » remettre en circulation des introuvables… et de quel approfondissement sont, pour la culture française et universelle, les « Bi-bliothèques des sciences humaines, des histoires, de philosophie… »). Et tou-jours cette collection Blanche dont la couverture ne cesse imperceptiblement de changer.

fArès sAssine

gallimard, un siècle d’édition, sous la direction d’Alban Cerisier et de Pascal Fouché, Gallimard/BnF, 390 p.

un siècle nrf, iconographie choisie et commentée par François Nourissier, Album de la Pléiade, 374 p.

gallimard, un éditeur à l’œuvre d'Alban Cerisier, Découvertes Gallimard, 2011, 176 p.

Mazen Kerbaj

Deux souvenirs flous mais marquants : Agostino, court roman d’Alberto

Moravia, découvert par hasard. Je me souviens de l’écriture lim-pide et implacable, la finesse psychologique. Et La nuit remue d’Henri Michaux, la puissance noire et surréaliste qui émane de l’ensemble, cet équilibre entre fantaisie débridée et précision stylistique. Plus récents, deux ro-mans : L’Adversaire d’Emmanuel Carrère et Histoire d’amour de Régis Jauffret. J’y aime la sobriété de l’écriture, capable de vous pro-jeter sans ménagement dans la tête de personnages en perte de contrôle. Enfin, je citerai l’œuvre d’Adrian Tomine, bédéaste améri-cain, et pour rester dans la bande dessinée, le Pinocchio de Wins-hluss. L’un pour sa douce acuité à restituer la banalité du quotidien, l’autre pour sa manière déjantée de vous balader dans un univers à tiroirs.

* Né en 1966 à Londres, Laurent Schlitt-ler est éditeur et écrivain en Suisse ro-mande.

Le livre de chevet de

Laurent Schlittler

D.R.

À l’occasion du centenaire de la naissance des Éditions de la Nouvelle Revue Française et de la collection Blanche, la maison Gallimard ouvre ses archives confidentielles. Quel bilan pour un siècle NRF ?

G. Groupe des fondateurs de la NRF en 1922 (Rivière, Schlumberger, Martin du Gard et Gide)

D. Gaston Gallimard

Décembre 1938, Fouad Abi Zeyd a 24 ans et a déjà pu-blié à Beyrouth les Poèmes de

l’été (1936). Il est à Paris titulaire d’une bourse misérable pour 3 ans. Désar-genté et ambitieux, il fait la connais-sance des plus grands écrivains (Gide, Claudel, Duhamel, Giraudoux…) et écrit des articles pour les journaux de Beyrouth et de Paris. Il rencontre Mau-riac et Montherlant qui « vante(nt) son talent ». Ses contacts avec les éditeurs le convainquent « qu’on ne peut pas débu-ter avec des poèmes en France » et que la poésie y est « invendable ». Il compte sur le premier pour le présenter à Gras-set, sur le second pour le « faire entrer »

à la NRF et aux Nouvelles littéraires.

Appuyé par une lettre de Bounoure, Va-léry le « recommande » à Paulhan, direc-teur de la NRF, en ces termes : « Il vous apporte aussi un petit volume de poèmes en prose (mais non sans quelques vers) où j’ai trouvé des beautés certaines et une promesse véritablement rare de poé-sie aiguë, parfois – comme il sied – trop douce. » Abi Zeyd est heureux de faire paraître quelques poèmes « à côté des plus grands écrivains de France ! ». Paul-han, « impressionné probablement » par la lettre de Valéry, dit qu’il le publierait avec plaisir mais demande un délai d’une dizaine de jours pour étudier de près ces poèmes. (28/2/39). « Pourvu que ces sa-lauds de la NRF ne me jouent pas une farce ! » (9/3/1939). Il revoit Paulhan. « Un des poèmes a été admis… Il m’a dit de sa voix de chat “qu’il ne peut paraître que novembre ou décembre”… Avec ça qu’il m’a chapitré, lui et sa femme, me disant qu’on n’a jamais encore admis de

jeunes poètes dans sa boîte, que ci que ça – je l’écoutais avec patience. “Mes amis et moi avons lu vos poèmes – woui woui woui”, je ferai la mimique quand je rentrerai au Liban. Il m’a conseillé de lire un certain (Maurice) Scève, vague poète du XVIe siècle, père des surréa-listes, cubisme et autres pareilles m… Je lui dis : “Bien sûr, Maître, M. Paulhan, certainement !” Sitôt dans la rue, je me suis précipité sur lui avec forces jurons arabes, lui et ses amis et le défunt Scève. Il a une volupté aiguë à assommer les gens. Je suis admis. L’essentiel est fait. » (3/4/1939)

En juillet, Les Poèmes de l’été est cou-ronné par l’Académie française.

f. s.

NdR. : Les sources de cet article sont les lettres, en grande partie inédites, de Fouad Abi Zeyd à son frère Nabih, journaliste.

Un témoignage libanais en 1939Des fiches confidentielles adres-

sées au plus prestigieux des co-mités de lecture, mis en place en 1925 et dont la réunion est hebdomadaire, forment le clou de l’exposition qui se tient à la BnF à Paris jusqu’au 3 juillet. En voici quelques extraits :

l Jean Paulhan sur L’Ombilic des limbes d’Antonin Artaud : « C’est un ensemble incohérent de poèmes, de réflexions, de lettres, de films, de critiques d’art (…) Je ne connais pas de texte surréaliste qui me paraisse aussi vrai, inquiétant, direct, sans ruses, et plein d’une violence naïve. Mais Artaud ne le retirera-t-il pas au dernier moment, ne le surchargera-t-il pas d’obscé-nités ? » (21 janvier 1925).

l Jean Paulhan sur Qui je fus d’Henri Michaux: « Ce n’est pas détestable, quoique parfois obscur. Il y a de la ténacité, de la dé-licatesse et une foule de tentatives sympa-thiques pour forcer l’expression. Il y a aussi de petites plaisanteries, qui ne sont vulgaires

que par un côté... Michaux écrira un jour ou l’autre de très belles choses ; c’en est peut-être déjà une. » (14 octobre 1925).

l Jean Paulhan sur L’Étranger d’Al-bert Camus : « …Qu’un roman dont le sujet est à peu près “M. est exécuté pour être allé au cinéma le lendemain de la mort de sa mère” soit vraisemblable et, ce serait peu, “passionnant”, cela suffit. C’est un ro-man de grande classe qui commence comme Sartre et finit comme Ponson du Terrail. À prendre sans hésiter » (novembre 1941).

l Raymond Queneau sur Barrage contre le Pacifique de Marguerite Du-ras : « Excellent. Évidemment, ça rappelle les premiers romans américains, un peu trop parfois. L’auteur aurait intérêt à suppri-mer la page 12, trop analogue à la Ford de La Route au tabac – et aussi à plus situer son roman – il parle bien du Pacifique. Mais encore une fois avis très favorable. » (13 décembre 1949).

Fiches de lecture

D.R. D.R.

Page 6: Orient Litteraire

l’égyPte au Présent, inventaire d’une société avant révolution sous la direction de Vincent Battesti et François Ireton, Sindbad Actes-Sud, 2011, 1180 p.

Il y a près de deux siècles, la Des-cription de l’Égypte des savants de l’expédition de Bonaparte dressait

un État moderne de l’Égypte. C’est un tour de force presque équivalent que la quarantaine de chercheurs français et égyptiens nous livre dans ce très gros volume qui, coïncidence du calendrier, paraît juste au lendemain de la chute du régime de Hosni Moubarak. Les deux ouvrages sont des inventaires avant transformation, d’où la particu-lière importance de ce genre de bilan.

Cette nouvelle description de l’Égypte enregistre les transformations du pays au XXe siècle, et plus particulièrement après la révolution de 1952. L’ordre de l’ouvrage part des infrastructures ma-térielles pour terminer sur l’évolution intellectuelle. On commence donc par la démographie, préliminaire obligé : 79 millions d’habitants sur 35 000 ki-lomètres carrés habitables (3,5 % de la superficie du pays), une transition dé-mographique en cours mais au dérou-lement chaotique. Le nombre d’enfants par femme passe néanmoins en un de-mi-siècle de plus de 6 à 3. L’espace ha-bité est étroit et dense, les campagnes forment une « rurapolis » tellement l’habitat est devenu continu et dense. On constate une certaine égalisation des conditions entre les campagnes, la province et la capitale.

L’Égypte contemporaine se caractérise par le passage d’une économie socia-lisée à une économie de plus en plus libéralisée. L’État et la société ne peu-vent pas fournir des emplois réguliers à la totalité de la population, d’où l’importance considérable de l’écono-

mie informelle et d’un habitat très lar-gement illégal. On est là au cœur du paradoxe égyptien, un État bureaucra-tique et centralisé qui n’arrive pas à se faire obéir parce qu’il n’est pas capable de fournir les services requis par la po-pulation.

La pression sociale impose une forte moralité des mœurs, mais la dégrada-tion continue de l’environnement ne semble pas susciter une forte réaction des intéressés par manque de pouvoir et de possibilités d’intervention. C’est là un constat d’ordre général : le bilan économique et social des dernières dé-cennies n’est pas déshonorant, mais l’absence de structure politique de par-ticipation réelle des habitants freine considérablement les progrès. L’ac-croissement considérable des écarts sociaux contribue largement à cet état de fait. On retrouve ces constats dans l’évolution politique du pays. Des ac-quis considérables ont été obtenus : la libération du pays de la domina-tion étrangère, un rôle important sur la scène politique internationale, une consolidation de l’État et le maintien de l’ordre public. L’autoritarisme du système se double d’un clientélisme et d’une petite corruption quotidienne qui limite l’émergence d’une société ci-vile et d’un esprit citoyen. La montée du mécontentement social ne trouve pas de traduction institutionnelle qui pourrait le canaliser. Il en est de même pour l’économie. Si les avancées ré-centes sont incontestables, l’Égypte a encore du chemin à parcourir pour passer au statut de « nouveau pays in-dustrialisé » et pour transformer une croissance économique réelle en « dé-veloppement ». En fait, dans tous les secteurs, on a un bilan en demi-teinte. C’est tout aussi bien le cas de la santé et de l’enseignement.

henry LaurENS

Jackie kennedy d'Henry Gidel, Flammarion, 413 p.

La tragédie, d’après Jean Anouilh, « c’est une reine qui a des malheurs ». Si Henry Gidel, qui a déjà consacré des biographies à

Feydeau, Guitry, Cocteau, Coco Cha-nel, Picasso, Sara Bernhardt et Marie Curie, se penche sur le cas Jacqueline Bouvier Kennedy, c’est qu’elle a eu un destin hors normes. Lequel destin a, certes, été vécu en grande partie sous la lumière des projecteurs. Cependant, l’intérêt de l’ouvrage d’Henry Gidel ré-side dans son décryptage des facteurs qui ont créé ce destin. Et d’abord, la personnalité de Jackie Kennedy : son penchant prononcé, dès son plus jeune âge, pour la lecture, l’art, la culture française, son caractère, ses ambi-tions… Viennent ensuite ses choix de vie, mais également tout ce qui lui fut imposé et les nombreuses conces-sions auxquelles elle a consenti. Et enfin, le fait que Jacqueline Bouvier et John Kennedy aient eu, tous les deux, des parents dont le mariage fut mal-heureux. Gidel nous invite, en effet, à constater que les enfants dont les parents ont une vie dissolue peuvent avoir tendance à reproduire les mêmes schémas ; c’est, du moins, le cas du couple présidentiel.

De fait, ce livre se présente, par mo-ments, comme un interminable in-ventaire où s’égrènent les relations adultérines de leurs parents respectifs mais aussi, et surtout, du président lui-même. De ce point de vue, Gidel donne de nombreux coups de canif dans le mythe JFK ; le présentant comme un

womanizer compulsif aux limites de la pathologie. L’auteur pousse même le sacrilège jusqu’à dévoiler des détails extrêmement coquins, voire même… scabreux ! Si les noms des nombreuses maîtresses qui ont pu être recensées y figurent, le lecteur sera également in-formé des positions… du fait que les frères Kennedy et leur père s’échan-geaient leurs maîtresses « comme des timbres de collection ».

L’image du président en est bel et bien ternie et Gidel insiste en revanche sur l’atout que représentait, à plus d’un titre, la First Lady pour son époux in-fidèle.

Veuve, elle entretint avec beaucoup de dignité l’image et le souvenir du prési-dent et se consacra à ses jeunes enfants, John Jr. et Caroline. Cela n’empêcha nullement l’opinion publique (et la

presse) de lui reprocher, avec une rare violence, son remariage avec Onassis. Si Gidel analyse l’évolution, au fil des ans, de cette relation que beaucoup ont prétendue intéressée de part et d’autre, il insiste sur le fait que, trompée à tour de bras par ses deux époux, elle s’ef-força, dans la mesure du possible, de sauver la face et les apparences. Sa propre mère ayant été, elle aussi, ré-

gulièrement trompée par son époux, Jackie avait tendance à croire que tel était le sort des femmes et avait appris à l’accepter. De son côté, elle eut de nombreuses aventures durant ses veu-vages dont une, supposée, avec Bobby Kennedy.

Gidel met en lumière cet homme de l’ombre éclipsé par l’aura du président :

un homme dont on peut se demander, à juste titre, si sa valeur ne surpassait pas – et de loin – à tous points de vue celle de son frère.

Durant les dernières années de sa vie, Jackie, qui avait fait, dans sa jeunesse, de brillants débuts dans le journalisme, se consacre à l’édition, ainsi qu’à ses enfants et petits-enfants ; sous le regard bienveillant de son dernier compagnon qu’elle n’épousa jamais, Maurice Tem-pelsman.

Très intimiste, cet ouvrage révèle ce qui se cachait réellement derrière le « masque » de Jackie Kennedy ; derrière ce demi-sourire qu’elle avait appris à afficher en permanence pour dissimuler ses émotions et sa timidité.

Il est toutefois extrêmement regret-table que ce livre passe beaucoup trop vite sur la naissance du mythe Ken-nedy, sur les mystères qui entourent la mort de JFK, sur la « malédiction Kennedy » qui fit dire à Bobby : « Il y a quelqu’un là-haut qui ne nous aime pas. » Sur tout ce qui est, en somme, digne d’intérêt.

Parce que Jackie Kennedy était sou-cieuse de préserver sa vie privée et qu’elle a détruit et brûlé lettres et do-cuments personnels, cette biographie repose presque exclusivement sur des témoignages qui, de par leur nature, s’apparentent bien plus aux potins et aux commérages. Idéal pour la plage, cet ouvrage nous fait décidément l’ef-fet d’une gazette populaire, les photos en moins.

lAMiA EL SaaD

fallout : the true story of the cia’s secret War on nuclear trafficking de Douglas Frantz et Catherine Collins, Free Press, 304 p.

Les auteurs, journalistes amé-ricains mari et femme, avaient déjà publié un livre sur le réseau

de Abdul Qadeer Khan, le « père » de la bombe pakistanaise. Leur but dans Fallout est d’utiliser leurs renseigne-ments précédents, ainsi qu’un grand nombre d’interviews et de révélations nouvelles, pour accuser la Central In-telligence Agency d’erreurs graves dans la manière de traiter du dossier du pa-kistanais, laissant passer de nombreuses occasions de mettre fin à la diffusion de secrets nucléaires. Pour Frantz et Collins, le problème principal est que l’agence, toujours à l’affût de plus de données sur les tra-vaux de Khan, n’a pas voulu le dossier au bon moment. Ils écrivent : « La CIA et ses partisans ont toujours soutenu qu’ils avaient besoin de plus d’informa-tions, plus de preuves, plus de temps. Le raisonnement était qu’ils voulaient tout savoir sur le réseau pour pouvoir l’anéantir d’un seul coup. » Cependant, les auteurs soulignent que cette logique d’atermoiement a permis à maintes reprises au réseau non seulement de continuer à fonctionner, mais aussi de ravitailler ses clients. Khan a profité de cette défaillance de-puis ses débuts professionnels. En 1975, par exemple, la CIA le laisse filer de la Hollande, empêchant son arrestation par les autorités néerlandaises, malgré le fait que le scientifique avait volé des plans de centrifuges d’un laboratoire de recherche. La décision s’avérera être désastreuse quand Khan construira la bombe atomique pakistanaise, et plus tard partagera la technologie avec l’Iran, la Libye et la Corée du Nord.

Au début des années 2000, la CIA réussit à infiltrer le réseau Khan, à tra-vers une famille suisse, les Tinner, qui procurait au Pakistanais ou lui prépa-rait des matériaux de centrifuges. Là encore, la CIA ne fera rien pour arrêter les participants, préférant les utiliser, entre autres, pour saboter des équipe-ments destinés à l’Iran. Mais, comme l’écrivent Frantz et Collins, l’équipe-ment saboté, une fois découvert, pou-vait être réparé, permet-tant à Téhéran d’avancer dans ses projets.

Plus dangereux encore, la CIA évitera de détruire des schémas ultrasensibles digitalisés que ses agents avaient trouvés sur l’ordi-nateur de l’un des Suisses, bien que leur format per-mettait leur distribution par un simple envoi de courriel. Et pour couvrir son rôle dans l’affaire, Washington interviendra avec les autorités judi-ciaires suisses pour bloquer une investigation des Tin-ner, qui pourtant avaient clairement violé la loi helvétique. « Plutôt que de promouvoir une ap-proche légale des plus sévères pour ar-rêter la prolifération, le message était que les intérêts nationaux prenaient le dessus sur la coopération internatio-nale pour contrecarrer le danger catas-trophique d’une attaque nucléaire », expliquent Frantz et Collins, avec un dégoût certain. Bien que les Américains aient réussi à dévoiler le programme nucléaire li-byen grâce à leur noyautage du réseau Khan, il est fort probable aussi que leurs tergiversations aient permis non seulement aux Iraniens de progresser

dans leur développement de centrales, mais aussi à un quatrième pays de suivre, sans que la CIA ne puisse agir pour l’empêcher. Quel est ce pays ? Les auteurs ne le savent pas, mais la Syrie est parmi les candidats potentiels sur une liste préparée par l’Agence inter-nationale de l’énergie atomique. Les arguments de Frantz et de Collins ne font pas l’unanimité. Pour certains

observateurs, il est très difficile de définir le bon moment pour intervenir contre une vaste filière il-licite. Si on s’y prend trop tôt, on risque de laisser fuir certains participants, qui pourront recréer le ré-seau ultérieurement. Si on s’y prend trop tard, par contre, on est taxé par des journalistes et autres de négligence. Sans doute, mais Fallout démontre aussi à quel point la CIA s’est immis-cée dans des affaires crimi-nelles ou judiciaires qui ne pouvaient que lui porter

préjudice. Il n’est jamais bon pour un service secret de s’exposer, et encore moins quand il s’agit d’étouffer un processus légal dans un pays étranger. Il y a des moments où vouloir jouer trop compliqué est aussi un moyen de tout risquer. En suivant l’étendue géographique du réseau Khan et de ses clients, Frantz et Collins ont raison de conclure : « L’op-portunité de façonner une réponse agressive et effective à la prolifération nucléaire a été vaincue dans des en-droits comme Berne, Johannesburg, Téhéran, et Tripoli. Et Washington. »

MiChAel YouNG

Philippe Djian revient

Philippe Djian sort le 6 juin un nouveau roman intitulé Vengeances, l’histoire d’un peintre qui vient de se faire larguer par sa seconde épouse et qui vient de perdre son fils qui s’est suicidé. Un soir, il héberge une jeune femme ivre, Gloria. Mal lui en prend : elle est la dernière petite amie de son fils et elle est bien déterminée à venger la mort de celui-ci… Les fans de Djian apprécieront !

Quand Noëlle Chatelet rencontre Sade

Dans le cadre d’une nouvelle col-lection chez Plon, Noëlle Chatelet a imaginé sa rencontre avec le marquis de Sade. Leur conversation imagi-naire est édifiante : on y découvre un Sade plus humain, moins pervers. Les clichés sont balayés pour laisser la place à un portrait d’une grande finesse…

La rentrée littéraire 2011Parmi les livres annoncés pour la rentrée littéraire 2011 : La femme au miroir d’Éric-Emmanuel Schmitt (Albin Michel), Limonov d’Emma-nuel Carrère (POL), Les souvenirs de David Foenkinos (Gallimard), 1Q84 de Haruki Murakami (Belfond), Sunset Park de Paul Auster (Actes Sud), Dans un avion pour Caracas de Charles Dantzig (Grasset), Tout, tout de suite de Morgan Sporyès (Fayard) et Le système Victoria d’Éric Rein-hardt (Stock). Autres auteurs pro-grammés : Eliette Abécassis, Amélie Nothomb, Sorj Chalandon, Éric Fottorino, Yasmina Khadra, Fouad Laroui, Mazarine Pingeot et Stéphane Audeguy. En attendant l’automne, les lecteurs pourront se plonger dans la nouvelle édition du théâtre complet de Paul Claudel en Pléiade, Une An-glaise à bicyclette de Didier Decoin (Stock), La vie éternelle de Ramsès II de Robert Solé (Seuil) ou Sept histoires qui reviennent de loin de Jean-Christophe Rufin (Gallimard).

Toufic Youssef Awad et Bassam Hajjar à l’honneurDeux auteurs libanais disparus seront à l’honneur cet automne : le grand romancier Toufic Youssef Awad, dont le livre Tawahin Beyrouth (Les Meules de Beyrouth) sort pour la première fois en français chez Actes-Sud/L’Orient des livres, et le poète Bassam Hajjar, célébré à travers une anthologie à paraître chez les mêmes éditeurs.

Al-Jazeera au crible Dans la collection Proche-Orient dirigée par Gilles Kepel chez PUF sort un essai de Claire-Gabrielle Talon intitulé Al-Jazeera, liberté d’expression et pétromonarchie. À l’heure où cette chaîne d’information joue un rôle majeur dans les révolu-tions arabes, cet ouvrage nous ouvre les yeux sur ses atouts et ses dangers.

Patrice Leconte s’attaque à ZweigRéalisateur de Ridicule et, plus ré-cemment, de Voir la mer, Patrice Le-conte adaptera Voyage dans le passé, la nouvelle de Stefan Zweig publiée en 2008 aux éditions Grasset.

Jeudi 2 Juin 2011VI EssaisLa légende Jackie O

À l'ombre de l'atome pakistanaisPour qui veut comprendre les coulisses de l'actualité internationale, entre autres la prolifération nucléaire au Proche-orient, l'enquête de Douglas frantz et Catherine Collins sur offre un éclairage passionnant sur un acteur-clef des forces de l'ombre : la CIa.

une nouvelle description de l’Égypte enregistre les transformations du pays au XXe siècle, et plus particulièrement après la révolution de 1952.

Traquée et médiatisée à l’excès tout au long de sa vie par la presse américaine et internationale, Jackie Kennedy demeure insaisissable.Tant bien que mal, henry Gidel a tenté de percer son mystère.

à lire

à voir

Inventaire égyptien D.R.

D.R.

Le clin d'œil de Nada Nassar-Chaoul

J FK avait une mèche blonde irrésis-tible qui lui retombait sur le front et le teint perpétuellement hâlé du

jeune sportif de Hyannis Port. Avec ses chemises blanches, son sourire ravageur et son passé romantique d’aviateur de guerre, il était le héros de l’Amérique des années soixante, celui qui conjurait ses doutes et ses peurs à l’heure menaçante du nucléaire, des vilains communistes et des terrifiants voyages dans l’espace. Celui dont toutes les femmes rêvaient était marié à Jackie, ce qui donnait à l’Amérique l’image d’une famille idéale, avec des enfants blonds et rieurs jouant dans le bureau Ovale. Mais cette bru-nette piquante et stylée – au charme de

laquelle même l’austère De Gaulle n’était pas dit-on resté insensible – n’aurait su assouvir la soif de séduire légendaire de JFK. Et le monde avait pu as-sister en « live » au spectacle inouï d’une sirène blond pla-tine susurrant à l’oreille de l’homme le plus puissant du monde « Happy Birthday Mr. President ! »À l’heure de la tragédie, en ce funeste jour à Dallas, l’épouse bafouée avait tenté de fuir, dans son tailleur rose taché de sang, la scène du drame. De fuir aussi,

peu après, trop peu après, le statut d’hé-roïne éplorée pourchassée par tous les journalistes du monde, en épousant un

riche armateur grec dont la fortune la mettait à l’abri des aléas de la vie, en cherchant en somme à se faire protéger par un homme puis-sant, un réflexe fé-minin vieux comme le monde.

Héros d’aujourd’hui, DSK est une

star de la finance et de l’économie. Ses guerres à lui, il les mène, non pas aux commandes d’un avion de guerre, mais

à coups de chiffres, de sta-tistiques et de cours de la Bourse. Ce qu’on lui de-mande de conjurer, ce n’est pas une explosion militaire, mais l’effondrement des éco-nomies européennes, et cela au moyen d’armes « soft » qui s’appellent désormais concer-tations et pourparlers.Portant encore beau à la

soixantaine, cet homme brillant marié

« aux plus beaux yeux du PAF français », à la journaliste iconique longtemps consi-dérée comme l’idéal féminin de tous les mâles français, n’en est pas moins un séducteur impénitent dont les « affaires féminines » font régulièrement l’objet de fuites dans les journaux. Mais lorsque, suite à l’affaire de trop du Sofitel, son masque tragique d’homme déchu s’affiche sur tous les écrans du monde, Anne Sinclair ne s’enfuit pas. C’est elle qui fait face, affiche malgré tout sa confiance en lui, organise sa dé-fense, soutient sa famille recomposée dé-semparée, en un mot le protège.Les hommes hélas ! ne changent pas. Les femmes si.

JFK/DSK

Ils voulaient

tout savoir sur le réseau

pour pouvoir

l’anéantir d’un seul

coup.

D.R.

Page 7: Orient Litteraire

maudit soit dostoïevski d'Atiq Rahimi, P.O.L, 2011, 320 p.

Dans son dernier roman, Atiq Rahimi, prix Gon-court 2008, met le mal à l’épreuve de l’innocence

et la guerre et le crime à l’épreuve de la littérature. Cette rencontre noir sur blanc où l’ambivalence humaine rôde a pour contexte une Kaboul en guerre délirante et absurde hantée par un Dostoïevski en proie à la culpabi-lité, revisitant par le biais de Rahimi et de son protagoniste Rassoul, le Ras-kolnikov de son Crime et Châtiment. Maudit soit Dostoïevski s’ouvre sur un geste fondateur : Rassoul assassine une vieille rentière acariâtre pour la punir et faire cesser les sévices qu’elle fait subir à sa fiancée Souphia qu’elle prostitue. Rassoul compte aussi lui prendre son argent afin d’aider sa fa-mille et celle de Souphia. Une fois le sang versé, le remords et la peur – quelqu’un arrive dans la maisonnée et appelle la vieille femme – font obstacle à l’accomplissement du crime : Rassoul laisse cadavre et argent et s’enfuit. Son crime désormais imparfait le ronge et le tue à petit feu. Il se met alors à la quête d’un procès juste qui donnerait à son acte reconnaissance et existence et conséquence, mais ni l’armée, ni les personnages rencontrés, ni la justice, ou ce qui en reste dans une Kaboul corrompue et anarchique en proie à la guerre civile, ne font cas de son crime. On tente plutôt de le convaincre de l’absurdité, de l’inutilité, presque de la vanité de sa revendication. Dans la barbarie qui règne, son crime est juste un crime de plus, voire de la légitime défense, une infraction mineure justi-fiée par les vices de la vieille. De plus, un crime sans cadavre n’existe pas.

Oui, après le départ précipité de Ras-soul, le cadavre a disparu, et l’argent avec. Sans cadavre, sans argent, sans témoin, sans arme du crime, sans taches de sang, qui peut dire si le crime a bel et bien eu lieu dans la réalité ?

Rassoul, affligé, démoli, perd la voie : il a échoué à reprendre les rênes de son existence en main en commettant un crime qui ne lui appartient plus. Son geste, au lieu de lui permettre enfin d’exister au plus près de ses convic-tions et de son être pro-fond, se retourne contre lui, le rendant mécon-naissable à lui-même et aux yeux de tous. Otage du crime impos-sible, Rassoul n’a ni la liberté de vivre ni celle de se suicider. Il cherche dès lors à se perdre pour se trouver. Il erre dans la ville à la recherche de la femme, couverte d’un tchadari bleu ciel, qu’il a vue sortir du lieu du crime. Il guette son fantôme – serait-ce Dostoïevski travesti ? – parmi la multitude de tchadaris bleus de Kaboul. La ville lui sert de miroir ; ses maisons, ses laby-rinthes et ses sous-sols fournissent à son introspection acharnée une juste géographie. Kaboul kafkaïenne où les balles trouvent facilement leur cible, où on tranche les seins des vierges pour nourrir les béances, où pour trouver le paradis on fume le chanvre et s’enivre de vin, de mythes et de poésie sous le sifflement des balles.

Rassoul – prophète en arabe – veut an-noncer le retour de la vérité et de la jus-tice à l’encontre du chaos et de l’impu-nité : « - Je veux que mon procès, mon jugement, témoignent de ces temps d’injustice, de mensonge, d’hypocri-sie./ - Watanandar, dans ce cas, il faut faire le procès de toute la nation. » An-tihéros par excellence, il avance obsti-nément vers ce qui pourrait le désigner coupable. Il veut rappeler que « tuer est un crime, le plus odieux qu’un être humain puisse commettre ». Il est prêt à se faire bouc émissaire, agneau du sacrifice pour l’éveil des peuples, mais l’histoire n’en décide pas ainsi. Sa mort même ne veut pas de lui. La disparition

du cadavre ou son inexistence tend à faire du meurtre présumé un concept métaphysique. Rassoul, sage fou, a-t-il déliré ou quelqu’un l’a-t-il sauvé en faisant disparaître toute trace du crime ? Aux yeux de Rassoul, cette per-

sonne l’a maudit – tout comme Dostoïevski l’a fait en se présentant à son esprit au moment de tuer la vieille et en l’empêchant d’aller jusqu’au bout de son geste.

Rahimi nous livre un beau roman ciselé et brut, populaire et poé-tique. Son style na-turel porte plus haut l’humour mordant et l’absurdité parfois gro-tesque du récit, son style précis creuse pro-fondément empathie

et réflexion pour en faire une fable réaliste et philosophique. Au cœur de l’ouvrage, il y a ce sublime passage, souvenir qui lie Rassoul à son enfance, souvenir construit autour d’un noyau de peur et de jungle à partir duquel Rassoul se sera investi coûte que coûte de la mission de préserver et réhabiliter l’innocence. Nourri de longues années durant à la littérature et à l’imaginaire, Rassoul – qui n’a jamais fait la guerre ou son service militaire – se tourne un jour vers l’action concrète et réelle. Il croit que l’inscription dans la réalité par le crime changera le cours des choses et aura raison de l’obscurantisme et du chaos. A-t-il tué « parce qu’il a lu Dos-toïevski » ou est-ce « parce qu’il a voulu tuer qu’il a lu » ? Toutefois, les idées res-teront plus fortes que le geste et Crime et châtiment contaminera son crime jusqu’à le réduire à l’impossibilité. Atiq Rahimi explore là un point crucial : est-ce que la littérature peut aboutir à l’ac-complissement du meurtre ou à son évi-tement ? Est-ce qu’un livre peut changer un monde ?

rittA BAddoUrA

le livre des brèves amours éternelles d'Andrei Makine, Seuil, 195 p.

On se souvient de sa barbe presque rousse en bataille, de son sourire heureux, quand

les flashs crépitaient sur son regard clair à l’obtention des prix Goncourt et Médicis en 1995 pour son roman Le Testament français. À Andrei Ma-kine, il manquait un samovar pour que ces photos reflètent en toute net-teté la Russie profonde d’où il venait, après avoir demandé l’asile politique au pays de Racine et Molière. La for-mule consacrée, pour le définir, était (et est toujours !) : écrivain russe de langue française. Une langue fran-çaise passionnément aimée et à la-quelle il consacre une thèse à l’Uni-versité de Moscou.

Vivant à Paris, Andrei Makine, dis-cret et politiquement correct sur ses critiques du régime soviétique, tou-jours avare de confidences sur son passé, publie aujourd’hui son qua-torzième roman, Le livre des brèves amours éternelles, sans parler des quatre autres publiés sous le nom de Gabriel Osmonde, et où il livre, à tra-vers fiction et souvenirs pudiquement voilés, des bribes de son enfance, de son adolescence. Une sorte d’état des lieux de la carte du Tendre où l’édu-cation sentimentale et les battements du cœur et de ses emballements res-tent le mystère d’une vie.

Avec son titre, un peu provocateur, un peu faussement innocent, qui ne laisse guère indifférent, l’auteur de La Musique d’une vie évoque surtout la notion des amours marquantes. Et des amours de surcroît platoniques, dans une époque où consumérisme et laxisme font florès et bon ménage. Absolument à contre-courant, dans une période ultralibertaire pour ne pas dire liber-tine, ces intermittences du cœur sont les chroniques douces-amères d’une édu-cation sentimentale qui a toutes les allures de l’er-rance, comme ces pages qui racontent bien plus

qu’elles n’en disent. Avec de splen-dides portraits de femmes. Femmes émouvantes, cruelles, infidèles, mais néanmoins attachantes et belles dans leur fragilité ou leur cruauté. Mais avec Makine, lui qui a grandi dans

les orphelinats, ne sachant pas si ses parents sont disparus ou déportés, on n’a jamais fini de se confronter au bien ou au mal, aux goulags qui ont rongé et brisé tant de vies, à l’Occi-dent et au mutisme en noir du rideau de fer…

À travers un récit chaotique, aux al-lures de décousu, émerge ce dissident Dmitri Reiss, rescapé des camps de la mort et qui, en recomposant le puzzle de son parcours haché menu par les régimes totalitaires, se réfugie aux coins lumineux de sa mémoire. Et ces coins lumineux sont ces instants où la femme a fait miroiter bonheur, volup-té, magie. Rêver d’elle… Rêver à ces instants hors du temps où deux corps, deux esprits fusionnent. Rêver des passions souvent mortes avant que de naître. Mais l’éternel féminin reste un phare pour ces temps de pause, ces temps refuge, ces temps abris. Ces temps en dehors du temps, en dehors de l’espace. Moments fugaces mais précieux car indispensables pour la survie…

Avec ces éléments, alliant en toute dextérité de bon écrivain la laideur des banlieues moscovites et la rayon-nante force de l’amour d’une femme (même si par la suite elle trahit cet amour dont elle est inconsciente et épouse un apparatchik), le bienfai-sant sentiment de faire du bien et la malédiction de pratiquer en toute quiétude le mal, Andrei Makine trace un bouleversant carnet de route des intimités longtemps tenues secrètes.

Écrit dans une langue sobre et puis-sante, avec des éclats où la poésie a tout le lyrisme de l’âme russe, ce livre

guère pour les gens pres-sés ou habitués à consom-mer du sur-mesure est un moment de réflexion et de méditation. Et pour conclure, rien n’est aussi beau et vrai que de rap-peler la phrase d’Andrei Makine, lors de sa cé-lébrité naissante : « Les plumes des écrivains et des journalistes sont éga-lement en acier. ».

edGAr dAVidiAn

VIIJeudi 2 Juin 2011 Rencontre

Tu ne tueras point ou l’impossible crime

Andrei Makine, par-delà le bien et le mal…

Romans

D.R.

Depuis bientôt vingt ans, l’Institut du monde arabe (IMA), phare parisien des cultures arabes, publie à un

rythme trimestriel la revue culturelle Qantara. Spécialisée dans le monde arabe, cette publication aborde la culture au sens large du terme. Évo-quant tant l’histoire que le cinéma, la littérature que l’architecture, la gastronomie que le théâtre, la revue offre un regard sobre mais non moins pittoresque sur les multiples facettes des cultures arabes. Ainsi, au fil des pages de sa dernière édition datée de ce magnifique printemps 2011, on rencontre des personnages aussi singu-liers que distants dans le temps que la chanteuse marocaine contemporaine Sophia Charaï et le baron Rodolphe d’Erlanger, esthète et musicologue de la première moitié du siècle révolu et bâtisseur d’une sublime demeure à Sidi Bou Saïd, petit village de Tunisie. Dans les pages de ce même numéro, on se penche également sur le réveil démo-cratique du monde arabe – bien que le magazine s’abstienne de se plonger dans les méandres de la politique – ainsi que sur « les heurs et malheurs

du théâtre arabe ». On y découvre éga-lement, outre une multitude de livres et de films, les chansons révoltées de l’artiste kabyle Salah Gaoua et la pein-ture ensoleillée du Libanais Shafic Ab-boud. On y visite le Kurdistan iranien avant de s’attarder, dans un dossier qui constitue le point d’orgue du numéro, sur les liens de filiations, plus au moins assumés, du monde arabe avec les ci-vilisations antiques, notamment la pé-riode gréco-romaine. Reste à noter que malgré son titre aux relents tradionalistes, Qan-tara signifiant « arcade » en langue arabe, la revue est loin d’être étrangère à la mo-dernité, tant au niveau de sa forme que de son contenu. Qantara évoque en effet de nombreux sujets et œuvres culturels contemporains et, en véritable publication du XXIe siècle, consacre une page entière à l’actualité des sites In-ternet. La toile sert d’ailleurs de vec-teur de distribution de la revue qui est disponible en format électronique tout comme en version papier. Un double format que permet la mise en page dy-

namique de la revue.

À la veille de la parution cet été du 80e numéro de Qantara qui marquera le vingtième anniversaire de la revue, L’Orient Littéraire a interrogé son ré-dacteur en chef, François Zabbal, au-tour de sa vision de la publication de l’IMA et du rôle qu’elle est susceptible de jouer sur la scène culturelle fran-çaise et méditerranéenne.

À qui s’adresse Qantara ?

Qantara est une revue de culture générale consacrée au monde arabe, mais qui n’hésite pas à le déborder en traitant de la Turquie ou de l’Iran. Dès le départ, notre publication a visé le public français. Il ne pouvait en être autrement en réalité. Non seulement parce que la pre-mière équipe de rédaction

(1991-1995) n’était pas imprégnée de culture arabe, mais parce que c’était un choix cohérent avec la mission de l’Institut du monde arabe qui porte et abrite la revue.Cela étant dit, il y a eu la tentation de

dédoubler la revue avec une version arabe. Cette solution ne me paraît pas viable, et je serais partisan d’une com-pilation annuelle dans un seul volume d’articles qui passent la rampe de la translation d’une langue à l’autre. Car écrire en arabe pour un public arabe n’est pas une simple question tech-nique.

Réussissez-vous à attirer l’attention des jeunes issus de l’immigration ?

Ce n’était pas notre cible, mais avec le temps, notre lectorat s’est élargi pour englober des jeunes issus de l’immigration, notamment les étudiants en lettres ou en sciences hu-maines. Il s’agit souvent de la deuxième/troisième géné-ration qui veut découvrir ce qu’elle croit être son patri-moine et son histoire, parfois tout simplement pour en ti-rer fierté.Cependant, dès le début, le public ma-ghrébin cultivé s’est intéressé à la revue autant qu’aux diverses manifestations de l’IMA. Mais dans l’ensemble, notre lectorat se recrute dans le milieu de

l’enseignement, y compris les centres de documentation, et des professions libérales, tels les médecins.

Avez-vous des lecteurs en dehors des fron-tières de l’Hexagone ?

À l’étranger, hors les abonnements épars dans divers pays d’Eu-rope et d’ailleurs, dont le Japon, notre public le plus constant se trouve au Maghreb, et plus précisément au Maroc et en Tunisie, la diffusion de la presse française présentant des difficultés en Algé-rie.Au Moyen-Orient, le Liban francophone n’importe qu’une tren-taine d’exemplaires, même lorsque le thème peut intéresser parti-culièrement le public libanais. En Égypte, le niveau de nos ventes est également bas.

Quelle est la vocation de Qantara ?

Je parlerais plutôt de ligne éditoriale. La difficulté pour une revue comme Qantara est de trouver sa voie en évitant deux tentations. La première serait de s’inscrire entièrement dans la lutte pour l’intégration des po-pulations immigrées. C’est un choix tout à fait respectable, mais il y a quan-tité de revues qui le font, et qui le font

bien. La deuxième tentation est celle de l’exotisme : pré-senter le monde arabe sous des dehors séduisants. Pour faire bref, permettez-moi de vous raconter une anecdote : dans notre rubrique « Nou-velles d’ailleurs », nous rap-portons des événements ba-nals tels qu’un festival, ou, hélas ordinaire, la censure

d’un livre. Un jour, une lectrice prend sa plume pour protester vigoureuse-ment contre la mention trop fréquente de pareils faits. Elle n’achetait pas le magazine, écrivit-elle, pour lire ce genre d’informations. Il se trouve que le nu-

méro incriminé évoquait l’opposition persistante des autorités égyptiennes à la publication des Enfants de la médina de Naguib Mahfouz. À quel titre de-

vait-on passer sous silence la censure d’un livre écrit par le seul Prix Nobel arabe de littérature ?

En quoi votre magazine contribue-t-il au dialogue entre les cultures des diffé-rentes rives de la Méditer-ranée ?

Les cultures ne dialoguent pas ! Régis Debray vient seulement de le découvrir au terme de la mission de dia-logues au Moyen-Orient. Ce sont les individus et les sociétés qui échangent, qui empruntent et qui... pillent sans vergogne des idées, des techniques, des biens, ou, à l’inverse, les préservent. Contribuer au rapproche-ment entre les peuples des deux rives de la Méditer-ranée : oui ! C’est un objec-tif noble. Pour cela, il faut montrer à la fois les simili-tudes, les rapprochements, les emprunts, mais aussi les rivalités, les conflits san-glants ou non. C’est pour-

quoi nous avons consacré un numéro pour expliquer le divorce entre l’Iran et les Arabes, et un autre pour éclairer la rupture entre Turcs et Arabes.

Pourquoi avez-vous choisi de vous abstenir d’évoquer tout sujet poli-tique ?

Il faut arrêter de croire que la culture a besoin de la politique pour tenir debout, et aussi et surtout qu’il suffit d’afficher des opinions de gauche pour produire une œuvre valable. La gauche ne manque pas de fieffés réactionnaires et de racistes !La culture doit être prise au sérieux pour ce qu’elle comporte en soi de potentiel subversif. C’est une tâche immense que de bousculer les idées re-çues, sans avoir à y ajouter des ingré-dients politiques.

Propos recueillis parMAhMoUd hArB

D.R.

Qantara, une fenêtre parisienne sur les cultures arabesau Liban, peu d’adeptes de culture et de publications culturelles connaissent Qantara. Pourtant, cette revue parisienne et francophone spécialisée dans les cultures arabes, mérite le détour. rencontre avec son rédacteur en chef, françois Zabbal

« Les cultures ne dialoguent

pas ! Ce sont les

individus et les

sociétés qui échangent »

Est-ce que la littérature

peut aboutir à

l’accomplis-sement du

meurtre ou à son

évitement ?

D.R.

Et ces coins lumineux sont ces instants où la femme a fait

miroiter bonheur, volupté, magie. Rêver d’elle… Rêver à ces instants hors du temps où deux corps, deux esprits

fusionnent.

Page 8: Orient Litteraire

Jeudi 2 Juin 2011VIII Portraits

L’Islande connaît de cé-lèbres éruptions volca-niques, mais pas seule-ment. Cette île de 300 000 habitants fait aussi dans le

magma littéraire. Sa littérature était, à côté de celles de quatre autres pays du grand Nord, à l’honneur au Salon du livre de Paris cette année. Riches de leur héritage mythologique, ses écri-vains donnent à lire – poésie, roman, théâtre, polars – des écritures proches du cœur et du corps, touchées par une grâce de l’étrange et du fragile, mar-quées par les paysages et les luminosi-tés du bout du monde.

Steinunn Sigurdardóttir, romancière, poète et traductrice réputée, est née en 1950. Elle publie son premier recueil de poésie à dix-neuf ans, suivi d’une dizaine de romans. Après Le Voleur de vie (1995) porté à l’écran par Y. Ange-lo, sur un scénario de Nancy Huston, avec S. Bonnaire et E. Béart, La Place du cœur (2000) a été récompensé par l’Icelandic Literature Prize et le VISA Cultural Prize. Steinnun a travaillé en tant que journaliste pour la radio et la télévision et a vécu en Europe, aux États-Unis et au Japon. Aujourd’hui, elle partage sa vie entre l’Islande et l’Allemagne.

Audur Ava Ólafsdóttir est née en 1958 à Reykjavík. Formée en histoire de l’art, elle dirige actuellement le musée de l’Université d’Islande. Rosa candida est son troisième roman après Terre re-levée en 1998 et Pluie de novembre en 2004, qui a été couronné par le prix de littérature de la Ville de Reykjavík. Rosa candida, deux fois primé, a été largement salué par la presse et la cri-tique européennes. C’est le premier roman de l’auteure traduit en fran-çais. Audur Ava y relate le départ du jeune Arnljótur de la maison familiale, pour un voyage vers une roseraie du vieux continent gardée par un moine cinéphile et polyglotte. Sa mère, avec laquelle il partageait sa passion pour le jardinage et pour une espèce rare de Rosa candida cultivée dans sa serre, est morte dans un accident de voiture durant lequel elle téléphona à son fils et lui transmit ses dernières volontés. Muni de boutures de Rosa candida à huit pétales, Arnljótur va sans le savoir à la rencontre de sa vie, de la femme aimée une nuit dans la serre, et sur-tout de l’enfant née de cette rencontre fugace. L’écriture d’Audur Ava est in-térieure, faite de touches délicates et parfumées, attentive aux plus petites

métamorphoses et pour cela empreinte d’une douceur inouïe.

AUDUR AVA, la douceur m’a frappée dans votre roman, est-ce inhérent à votre écriture ou propre à Rosa can-dida ?

La question de la douceur est intéres-sante mais difficile. Ce roman porte plutôt sur la sensibilité masculine. Mes romans opposent d’autres approches de la réalité que celles de l’analyse et de la rationalité. Mes personnages par-lent d’autres langages. Le frère autiste de Arnljótur ne parle pas, son corps parle pour lui. Le moine Thomas parle 34 langues et cite le cinéma plutôt que la Bible. Il pense qu’on peut apprendre beaucoup de choses sur les sentiments des femmes en regardant Antonioni. Mon héros Arnljótur, qui s’intéresse aux plantes, au corps et à la mort, est un brillant étudiant, mais il a fait le choix concret d’arracher les mau-vaises herbes. Il n’a pas la parole fa-cile et quand on lui demande : « Com-ment c’est, chez vous ? », il nomme les plantes. Il pense que c’est difficile pour quelqu’un qui a grandi dans une forêt de comprendre qu’ailleurs, là où il n’y a pas de végétation, on puisse attendre toute sa jeunesse pour qu’un arbre pousse. Arnljótur est peut-être can-dide dans ce sens, mais il est profond et courageux parce qu’il fait confiance aux gens. On trouve aujourd’hui éton-nant de faire confiance à des inconnus, voire à des étrangers. C’est si impor-tant dans un monde caractérisé par la peur et la méfiance. Ce roman est un peu une tentative de réconciliation avec le monde : il suffit de rencontrer trois bonnes personnes pour croire en l’homme.

La sensibilité masculine chez Arnljó-tur se condense-t-elle dans le titre ?

Rosa candida, qui est le titre original, a en islandais trois sens : c’est la rose rare qui n’existe que dans le roman – pas si belle si on y pense, cette rose qui n’a que 8 pétales –, c’est aussi un bébé et une route de traverse. Ainsi pour arri-ver à ce qui est important dans la vie, on ne peut prendre une autoroute. Il faut parfois toute une vie pour le com-prendre. Ce livre traite du voyage ini-tiatique, à travers l’affection pour ces roses rares, vers la paternité : on ne naît ni père ni mère. Si l’expérience de deve-nir mère commence par être physique, celle de devenir père est plus abstraite pour un homme et peut lui échapper, ça peut arriver qu’un homme ne sache pas qu’il est père. En somme, c’est une histoire d’amour à l’envers, Arnljótur et Anna font d’abord l’enfant puis ils se présentent l’un à l’autre. Ils essaient de constituer une famille, puis tom-bent amoureux, en tout cas lui ; vous ne pensez pas qu’il tombe amoureux ? Arnljótur cultive sa serre intérieure et mûrit : comment un homme devient-il père ?

Le voyage qu’entreprend Arnljótur d’un pays à un autre dépend d’un espace-temps jamais nommé dans le roman.

L’absence de l’espace-temps est impor-tante pour que chaque lecteur puisse créer ses propres repères et puisse si-tuer la roseraie où il veut, dans sa tête ou sur son balcon. « Cultiver son jar-din » est une expression qu’on connaît partout dans le monde, un jardin peut être un mètre carré de plantes. Je sou-haite que mon roman puisse donner de l’espoir et faire penser à ce qu’il y a de plus important dans la vie. J’aime dire des choses profondes d’une manière simple. 98 % des gens sur la terre ont des rêves assez simples : élever leurs en-fants, éviter les guerres et cultiver des légumes et des fleurs. Les 2 % restants ont le pouvoir et l’argent et font que le monde est ce qu’il est aujourd’hui.

Il y a dans votre roman une tension entre vivre une vie fantasmée ou rêvée et vivre une vie sur un mode concret. Combien essentielle est la fiction pour mieux vivre la réalité ?

Un écrivain, comme beaucoup d’autres personnes, ne fait pas la distinction entre réalité et imaginaire, ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas ancré dans

la réalité. L’imaginaire fait partie de la réalité comme toute autre chose, l’art et le cinéma aussi. Il n’y a pas que le corps qui est réel. La pensée est réelle.

Votre roman évoque le jardinage, mais aussi la cuisine. Vos personnages cui-sinent dans le plaisir et mangent. Vous écrivez un peu comme on cuisine.

C’est le rythme qui est le plus impor-tant pour un cuisinier, mais aussi pour un auteur un peu poétique comme moi. Quand on trouve le rythme, l’his-toire s’écrit toute seule. J’aime bien manger, mais j’ai surtout pensé que sur un roman de 300 pages et quelques, il faut que les personnages mangent bien. Reste à bien les nourrir !

Le roman de de Steinunn Sigurdar-dóttir, Cent portes battant aux quatre vents, est le quatrième traduit en fran-çais. Dans une écriture d’un raffine-ment exquis : savoureuse de textures, aérienne car faite de vagabondages et d’ombres, érotisée, rieuse et libre ; Steinunn raconte le retour, vingt ans après, de Brynhildur à Paris où celle-ci fut étudiante. Lorsqu’elle pousse la porte du magasin « Aux cent deux paravents », une rencontre inattendue avec le désir, inondée par la chaleur es-tivale, la pousse derrière le rideau du temps. Savourant les émois charnels, Brynhildur revisite ses souvenirs mar-qués par un impossible amour de jeu-nesse et repense aux hommes de sa vie, destructeurs ou faiseurs de miracles : son ancien professeur de grec, son père poète et aviateur et son mari géologue, tous deux passionnés de nature.

STEINUNN, votre dernier roman,

échappant jusqu’au bout au lecteur, esquisse une femme qui a vécu sans jamais être tout à fait elle-même, cam-pée dans l’image que lui renvoient les autres. A-t-elle peur de vivre sa vie ?

Au désir sexuel se mélange le désir de mourir. L’impossibilité de l’amour donne aussi l’envie de mourir. Si on ne peut pas aimer jusqu’au bout, on ne peut exister. On a besoin d’être soi-même dans les bras de son amoureux. Quand on réalise que ce n’est pas pos-sible, on n’a plus envie de vivre parce qu’à partir de ce moment, on n’est plus que l’ombre de soi-même. C’est peut-être cela la grande tragédie de nos vies, ne jamais réussir à être soi-même. Il me semble que oui, Brynhildur a peur de vivre sa vie. Il me semble absurde de tomber amoureuse de son profes-seur de grec, beaucoup plus âgé, lequel a confessé son incapacité à accéder à l’amour physique sans qu’on ne sache si c’est mensonge ou vérité. Mais vers la fin du livre, elle se rend compte qu’elle a eu une chance admirable de vivre la vie qu’elle a vécue et d’avoir été dorlotée par son mari et son père. Je crois profondément que l’un aime toujours l’autre plus qu’il n’est aimé. Dans son cas, c’est son mari qui l’aime plus qu’elle ne l’aime, ce qui le rend malade et rend Brynhildur malheu-reuse. J’espère avoir pu condenser en un court livre, en deux-trois jours de récit, une vie entière et montré com-ment nos choix de vie sont déterminés par l’amour.

Vous écrivez : « Je poursuivais une ombre, mais c’était l’ombre qui me suivait et je ne m’en étais pas aperçue parce que je ne m’étais pas retournée. » On ne peut s’empêcher de penser à Orphée et Euridyce, seulement ici c’est l’inverse, Brynhildur ne sait pas que le professeur qu’elle cherche dans les rues marche derrière elle. Finalement, c’est lui qui l’aspire quand même vers la mort…

Je suis très touchée par votre lecture. Ce que vous dites n’était pas mon intention volontaire, mais les livres, toujours ouverts à l’interprétation, sont aussi un travail de détective. L’écrivain trop conscient de tout ce qu’il écrit rate son œuvre. Il faut que les personnages et le texte le portent ailleurs que prévu, que le livre soit plus fort, plus intelligent que lui. La clarté trop claire me gêne, j’aime la lumière, mais aussi le brouillard. On ne se voit pas clairement quand on est

trop proche de soi-même.

Depuis son grand chagrin d’amour, Brynhildur a vécu dans un nid cha-leureux tissé par sa famille. Est-ce les retrouvailles avec la solitude qui lui permettent de repenser sa douleur et s’ouvrir à l’imprévu ?

C’est une qualité adorable que de pou-voir changer de vie pour un jour, pour ensuite retrouver l’ancienne. Le titre du livre dit les possibilités et les im-possibilités de l’amour. Le livre traite de l’importance de s’ouvrir aux belles choses que propose la vie – avoir un amant si possible – et de découvrir aussi qu’on a eu une vie splendide. Ce roman est dans ce sens une série de déclarations d’amour, à un homme ou deux, à Paris, aux paysages islan-dais. Le fait que Brynhildur soit seule à Paris est capital : alors que nombre de gens sont déprimés lorsque loin de leur proches, elle ouvre son esprit à la rencontre érotique et amoureuse avec le vendeur de paravents…

L’Islande, par ses paysages décrits si précisément et poétiquement autant dans leur splendeur que dans leur des-truction par les hommes, s’oppose et se lie à Paris par des jeux de lumière et d’ombre.

En Islande, on est marqué par la lu-mière et le climat qui changent tout le temps. On a une blague qui dit que Vivaldi y a passé un jour seulement puis composé Les quatre saisons. On peut avoir 4 saisons en une heure. Au-tour des glaciers, il y a une lumière qui diffère de toutes les lumières que je connais partout ailleurs. C’est un privilège d’être islandais dans ce sens : on peut facilement faire des allusions, écrire sur un mode indirect et sugges-tif. À Paris, il y a une lumière violette, celle du soir. Je travaille, comme dans le cinéma ou le théâtre, énormément avec la lumière ; mais sans en être vraiment consciente. J’espère pouvoir transmettre des lumières différentes à mes livres pour qu’ils soient vus cha-cun sous un jour nouveau.

Propos recueillis parrittA BAddoUrA

rosa candida de Audur Ava Ólafsdóttir, Zulma, 2010, 336 p.

cent Portes battant aux quatre vents de Steinunn Sigurdardóttir, éditions Héloïse d’Ormesson, 2011, 126 p.

Deux plumes féminines pour lire l’Islande

Roman Bande dessinée

kul al-haq ‘ala faransa (c’est entièrement la faute à la france) de Marie Kossaifi, Sâ’ér al-Mashreq / Entire-East, 337 p.

La littérature libanaise est encerclée par le politique ; le dernier roman de Marie Kossaifi n’échappe pas à

cette réalité. Zad, la narratrice, ne pos-sède d’autres souvenirs que ceux de la guerre : « La guerre a duré longtemps et a envahi toute notre vie… Trente-cinq ans et plus, dont les pires pé-riodes ont été celles durant lesquelles nous avons vécu l’illusion de la paix. » Écrire pour elle est une leçon de lutte et de survie, mais aussi une échappatoire à une situation étouffante.

En écoutant Juliette, cette infirmière immiscée dans sa vie depuis qu’elle avait été opérée de l’appendicite, ra-conter ses histoires et celles de sa nom-breuse famille, Zad « ne put dissocier leur destin de celui du pays ». Najla et Youssef ont eu Habib, Nagib, Camélia, Juliette, Wardé, Melvina, Souad, Loub-na, qui à leur tour ont eu des enfants. Moyennant tous ces personnages, le roman couvre cent ans d’histoire in-dividuelle et collective, de 1905, date de naissance de Najla, jusqu’à présent. Chaque personnage trace le récit dif-férent d’un même effondrement. Si la narratrice se retrouve embarquée dans les histoires de ces gens-là, c’est par ce que leur naufrage est également le sien. Wardé, ou Rose, du nom donné par son amant français, suscite en elle une plus forte résonance. Et c’est davan-tage attirée par ce personnage énigma-tique et séduisant que par la demande de Juliette qu’elle écrit son roman, ou

plutôt le leur. Mais avait-elle vraiment besoin de cet alibi pour raconter l’his-toire ?

Contrairement à Zad, Rose incarne la possibilité de la passion et de l’amour. Pour Zad : « Les gens, ici, ne croient plus à l’amour, ni à la fidélité, ni à l’attente… Il n’y a plus de place à l’amour dans ce pays, personne n’est motivé à lire une his-toire d’amour dont la fin, connue d’avance, est scellée par la séparation ou la mort. » Pourtant, c’est bien de l’amour de Rose pour le colonel français, puis pour Nagi, qu’il s’agit dans ce ro-man, la première liaison étant interrompue par le départ du Français et la deuxième par la mort des deux amants. Ce ro-man n’est-il pas la preuve que, contrairement à ce qu’elle affirme, ce sont des histoires d’amour que le lecteur – et l’auteure – re-cherchent après tout ?

Mais de quoi les Français sont-ils rendus coupables ? « Najla est morte en maudissant la France et les Français. » Ainsi com-mence le roman, non sans ironie. Le stéréotype du Français venu en Orient pour abandonner par la suite sa bien-aimée et rentrer chez lui est récurrent dans le roman arabe. Sauf qu’ici, le colonel, abandonné par sa femme, re-vient, trop tard, à la recherche de son paradis oriental ! L’amour de Rose

pour le colonel français est une épreuve initiatique, certes douloureuse, mais vécue comme un enrichissement et une libération sans lesquels son amour pour Nagi n’aurait pas atteint sa plénitude.

Najla maudissait la France pour ne pas se culpabiliser elle-même. Les filles de Najla ne pensaient-elle pas que c’était plutôt leur mère qui a poussé leur sœur dans les bras de cet étranger ? La mère

ne profitait-elle pas du Français pour faire sortir son fils aîné Habib, tra-fiquant de métier, de la prison ?

Le roman de Marie Kos-saifi finit comme il com-mence, sur une note lé-gère de blâme à l’égard de la France : « Est-ce la faute de la France parce qu’elle est venue chez nous, ou bien parce qu’elle est partie sans nous ? » La France est-elle coupable d’avoir aban-donné les chrétiens du Liban, tout comme le co-lonel avait abandonné sa bien-aimée ? Est-ce parce qu’ils se sentent délaissés, sans espoir de pouvoir se construire dans leur pays, que les Libanais se sentent poussés à saisir la

perche tendue désormais par le Cana-da ? L’émigration est-elle une solution ? Zad, qui n’est plus de toute première jeunesse, optera-t-elle pour un ultime départ et un énième commencement ? La nuit porte conseil. Zad se met au lit et lit… Le lecteur, lui, peut écrire la fin du roman comme bon lui semble.

KAtiA Ghosn

cette histoire a eu lieu, ou n’a-t-elle Pas lieu, telle est la question ? de Kerbaj Mazen, Dar el-Adab, Beyrouth, 2010.

L’ancien éditeur de Mazen Ker-baj, Jean-Christophe Menu, vient de faire publier à L’Asso-ciation une

autobiographie édito-riale qui a pour titre La bande dessinée et son double. Il y déve-loppe les potentialités que pourrait et que devrait avoir la bande dessinée. Il semble, au vu de l’œuvre de Mazen Kerbaj, que les deux hommes soient liés. En effet, pour ce dernier, la bande dessinée est une sorte d’avatar multifacettes à son image. L’ar-tiste change de style à chaque album, et parfois au sein même de ses albums. Il enrichit son expérience du médium par une approche expéri-mentale de la musique (trompettiste, Mazen Kerbaj est fondateur du festival Irtijal de musique expérimentale), et c’est à partir d’elle que son goût pour la bande dessinée est apparu.

La publication de Cette histoire a eu lieu aux éditions Dar el-Adab peut être perçue comme l’apothéose de son dé-doublement artistique. Bien qu’un de ses ouvrages précédents soit l’adapta-tion d’un blog autobiographique (ma-zenkerblog.blogspot.com) dans lequel l’auteur racontait à un rythme effréné la guerre des 33 jours survenue au Li-

ban en 2006, la mise en abîme qui a lieu dans cette dernière publication attire l’attention. Le dédoublement y est à la fois « iconique », éditorial et politique.

Le style de l’artiste ne ressemble plus à ce qu’il a déjà fait, pourtant on reconnaît bien le trait de l’auteur. L’« iconisation »

est simplifiée pour créer une lisibilité immédiate en adé-quation avec une lec-ture rapide. Consti-tué de strips publiés un à un dans le quo-tidien al-Akhbar, le présent ouvrage en est l’intégralité regroupée dans un album. Le polymor-phisme graphique y est également pré-sent. L’auteur passe d’un style épuré, parfois presque abs-trait, tant la réduc-

tion « iconique » est importante, à une représentation réaliste académique. Le va-et-vient est permanent. Cela donne un aperçu de la souplesse stylistique de l’auteur et pourrait être une introduc-tion à la lecture de la bande dessinée.

On peut également saluer l’audace de Dar el-Adab qui, avec la publication de cet ouvrage, signe la première pa-rution d’une bande dessinée dans une maison d’édition littéraire à fort capital spécifique. Si la consécration de Mazen Kerbaj a déjà eu lieu avec la publication de son ouvrage Beyrouth 2006, elle est encore appuyée par le poids de la mai-son d’édition et son catalogue que l’on peut aisément considérer comme un des

plus prestigieux du monde arabe. La rencontre entre l’auteur et Dar el-Adab semble aller de soi tant la ligne nova-trice de la maison colle avec l’ambition expérimentale de Mazen Kerbaj. La volonté de Rana Idriss, l’éditrice, étant d’insuffler du sang neuf dans le milieu de la littérature arabe, on s’étonne presque que la publication de Cette his-toire a eu lieu soit aussi récente tant il apparaît que les deux lignes, éditoriales et graphiques, se rencontrent aussi bien.

Le troisième dédoublement est poli-tique. Plus que les sujets abordés, ce qui compte ici, c’est le traitement. Ma-zen Kerbaj met en scène des situations ubuesques pour illustrer les contradic-tions libanaises. De cette manière, l’au-teur évite de faire une bande dessinée sur le pays du Cèdre qui se contente-rait de suivre l’actualité, mais il fait une bande dessinée libanaise, presque une traduction d’une mentalité nationale. Ainsi, la bande dessinée permet d’évi-ter de diviser mais montre les clivages sociétaux. Cependant, le choix d’une prépublication pour al-Akhbar et une édition chez Dar el-Adab ne sont pas anodins quand on connaît les position-nements de ces deux institutions qui collent avec ceux de l’auteur.

Cette triple approche montre autant l’étendue des possibles en bande dessi-née que le talent de l’auteur qui, sans rester neutre, parvient à réaliser un al-bum humoristique rassembleur. Tous ces aspects mettent en avant la capacité de l’artiste à se dédoubler et à faire de Cette histoire a eu lieu un ouvrage total.

Pierre-niColAs VAn AertryCK

La faute à la France ? Mazen Kerbage et son double

Steinunn Sigurdardóttir et audur ava Ólafsdóttir ont chacune un univers sensoriel et un écoulement stylistique propres. Seulement, de leurs voix respectives se dégage une atmosphère unique : espace flottant, chronologie surprenante, subtilité psychologique, insolite naturel, poétique émotionnelle, bref : enchantement troublant au cœur duquel l’Islande est à la fois désir, repère et personnage.

« Est-ce la faute de

la France parce

qu’elle est venue

chez nous, ou

bien parce qu’elle

est partie sans

nous ? »

D.R.

© David Ignaszewski-Koboy