Onde longue et crise contemporaine

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Onde longue et crise contemporaine Michel Husson (2003) in Gilles Rasselet (dir.) Dynamique et transformations du capitalisme, L’Harmattan, 2007 Le capitalisme contemporain obéit à une configuration relativement inédite, qui associe un taux de profit élevé et un taux d’accumulation du capital médiocre. C’est à partir de ce constat que l’on se demandera pourquoi la phase actuelle du capitalisme n’a pas donné lieu à une nouvelle onde longue expansive. Un certain optimisme technologique a été déjoué par des performances décevantes, en dépit de la « nouvelle économie » qui aura été un phénomène circonscrit dans le temps et dans l’espace. On cherchera à montrer comment la divergence croissante entre critères de rentabilité et formes d’expression des besoins sociaux fait obstacle à l’émergence d’un modèle social adéquat. Cette absence, et la perte de légitimité qui en résulte, sont les symptômes d’une crise systémique qui conduit à un pronostic d’enlisement dans une « modernité régressive ». Profit sans accumulation ? Depuis le tournant néo-libéral intervenu au début des années 80, la reprise du taux de profit n’a pas entraîné une augmentation, durable et généralisée, de l’accumulation et de la croissance (graphique 1). Graphique 1. Les courbes de l’économie capitaliste mondiale 1961-2003 61 63 65 67 69 71 73 75 77 79 81 83 85 87 89 91 93 95 97 99 01 03 Profit Accumulation Croissance Productivité Moyennes pondérées selon le PIB pour le « G6 » (Etats-Unis, Japon, Allemagne, France, Royaume-Uni, Italie) Source : OCDE, Perspectives économiques, 2003 La comparaison entre profit et accumulation permet de distinguer deux phases fortement contrastées. Jusqu’au début des années 80, ces deux grandeurs varient de concert ; elles fluctuent à des niveaux élevés durant les années 60 puis se mettent à baisser, en deux temps,

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Onde longue et crise contemporaine - Michel Husson

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  • Onde longue et crise contemporaineMichel Husson (2003)in Gilles Rasselet (dir.) Dynamique et transformations du capitalisme, LHarmattan, 2007

    Le capitalisme contemporain obit une configuration relativement indite, qui associe un tauxde profit lev et un taux daccumulation du capital mdiocre. Cest partir de ce constat quelon se demandera pourquoi la phase actuelle du capitalisme na pas donn lieu une nouvelleonde longue expansive. Un certain optimisme technologique a t djou par desperformances dcevantes, en dpit de la nouvelle conomie qui aura t un phnomnecirconscrit dans le temps et dans lespace. On cherchera montrer comment la divergencecroissante entre critres de rentabilit et formes dexpression des besoins sociaux fait obstacle lmergence dun modle social adquat. Cette absence, et la perte de lgitimit qui enrsulte, sont les symptmes dune crise systmique qui conduit un pronostic denlisementdans une modernit rgressive .

    Profit sans accumulation ?Depuis le tournant no-libral intervenu au dbut des annes 80, la reprise du taux de profit napas entran une augmentation, durable et gnralise, de laccumulation et de la croissance(graphique 1).

    Graphique 1. Les courbes de lconomie capitaliste mondiale 1961-2003

    61 63 65 67 69 71 73 75 77 79 81 83 85 87 89 91 93 95 97 99 01 03

    Profit Accumulation Croissance Productivit

    Moyennes pondres selon le PIB pour le G6 (Etats-Unis, Japon, Allemagne, France, Royaume-Uni, Italie) Source : OCDE, Perspectives conomiques, 2003

    La comparaison entre profit et accumulation permet de distinguer deux phases fortementcontrastes. Jusquau dbut des annes 80, ces deux grandeurs varient de concert ; ellesfluctuent des niveaux levs durant les annes 60 puis se mettent baisser, en deux temps,

  • 2dabord les Etats-Unis, puis le Japon et lEurope. La reprise qui se situe entre les deux chocsptroliers ne freine cette chute que de manire transitoire. Les deux autres courbes, celles de lacroissance et de la productivit voluent en phase. Cest donc lensemble du cercle vertueuxdes annes fordistes qui se drgle. La dynamique du capital, mesure par ces quatrevariables fondamentales, fait apparatre une grande cohrence, dans la prosprit comme dansla crise.

    Lhistoire qui suit, celles des deux dernires dcennies, peut se rsumer ainsi : le taux de profittend se rtablir rgulirement (au moins jusquen 1997) mais il ne russit pas entraner lesautres variables, ou seulement de manire transitoire. A la fin des annes 80, lconomiemondiale semble dope par le krach de 1987 et, contre toute attente, semble redmarrer deplus belle. La croissance reprend et, avec elle, laccumulation. Il est amusant de rappeler quecette priode est caractrise par un regain dintrt pour les cycles longs. Les articles depresse et les dclarations optimistes se multiplient alors, pour annoncer vingt nouvelles annesde croissance.

    Le soulagement davoir vit une crise profonde qui menaait depuis le tournant verslconomie de loffre conduit une forme deuphorie que lon retrouvera un peu plus tard avec la nouvelle conomie . Les plus sceptiques se prparent presque, en leur for intrieur, admettre lentre dans une nouvelle phase. Encore plus que la foi dans les technologies, cesont les rfrences au toyotisme qui jouent un rle idologique majeur dans ce climat. Le nouveau modle de travail semble tre la source de nouveaux gains de productivit, et sagnralisation est perue comme le vecteur dun nouveau mode de rgulation. Il fautmalheureusement dchanter assez vite. Le retournement seffectue ds le dbut des annes 90(un peu avant la guerre du Golfe), et il conduit une rcession particulirement svre enEurope. Cest partir de ce moment aussi, mais on nen prendra conscience quun peu plustard, que le Japon senlise dans une croissance peu prs nulle.

    Toujours sur le mme graphique 1, on peut reprer lespoir suscit par la nouvelleconomie . La priode 1996-2000 est marque par une reprise trs marque delaccumulation qui semble pratiquement combler lcart avec le niveau atteint par le taux deprofit. Mais, cette fois encore, le mouvement ne dure pas, et se retourne pour des raisons trsclassiques. Il ne sest de toute manire pas tendu au reste du monde : la reprise en Europe adautres ressorts que les nouvelles technologie et demeure un pisode conjoncturel. Enfin, saufpeut-tre aux Etats-Unis, la nouvelle conomie na pas qualitativement invers unetendance historique de ralentissement de la productivit du travail. Cest sans doute l que setrouve la cause profonde qui empche dentrer dans une nouvelle onde longue expansive.

    Au cur du dbat : le taux de profit

    La question essentielle est donc de savoir pourquoi le rtablissement du profit na pas tsuffisant pour tirer vers le haut laccumulation et la croissance. Plusieurs rponses ont tproposes, et la plus simple consiste contester la restauration du taux de profit, ou direquelle est encore insuffisante. Cela peut se faire sur la base dun syllogisme orthodoxeconsistant raisonner de la manire suivante : le taux de profit est le moteur de laccumulation,or laccumulation ne redmarre pas ; cest donc que le taux de profit na pas encore atteint leseuil de dclenchement qui marque lentre dans une reprise durable. Il suffit pourtant deconsulter le graphique 2 pour vrifier que la situation qui existe depuis 20 ans est une exceptionpar rapport lensemble des deux ondes longues du XXme sicle : jamais auparavant, on napu enregistrer une monte du taux de profit ce point incapable dentraner le tauxdaccumulation.

  • 3Graphique 2. Profit et accumulation en France (1896-2003)

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    Taux de profit (chelle de gauche)

    Taux d'accumulation (chelle de droite)

    Sources : Pierre Villa, Un sicle de donnes macroconomiques, INSEE Rsultats n303-304, 1994 ; OCDE, Perspectives conomiques, 2003.

    On peut galement contester les valuations standard du taux de profit. Cest une critiquedepuis longtemps dveloppe par Anwar Shaikh quil reprend loccasion dun dbat avecBrenner1. Shaikh expose de manire trs claire sa conception de la mesure du taux de profit. Illui semble prfrable de rapporter le profit un stock de capital brut qui cumule lesinvestissement successifs sans dfalquer la valeur transmise aux marchandises, autrement ditlamortissement. Ce choix est difficilement justifiable parce quil ne tient pas compte du faitquune partie de lamortissement est utilise pour financer lachat de nouvelles machines. Unepartie du capital tend tre compte deux fois : une fois au moment de linvestissement, uneautre fois quand lamortissement finance un nouvel ajout au capital fixe. Avec une tellecomptabilit, la valeur du capital tend augmenter plus vite que la valeur produite, de telle sorteque le taux de profit tend effectivement baisse de manire peu prs uniforme. Cest ce quelon a vrifi, partir des donnes de Dumnil et Lvy : en calculant un capital la Shaikh ,on engendre effectivement une baisse peu prs continue du taux de profit (graphique 3).

    1 Anwar Shaikh, Explaining the Global Economic Crisis , Historical Materialism n5, winter 1999 ; Robert Brenner,The economics of global turbulence, New Left Review n229, 1998.

  • 4 Graphique 3. Deux mesures du taux de profit aux Etats-Unis

    Calculs propres partir de : Grard Dumnil et Dominique Lvy Base de donnes sur les Etats-Unis

    On retrouve une approche semblable chez les temporalistes , notamment Alan Freeman etAndrew Kliman. Ils extrapolent indment leur approche (correcte) du fameux problme de latransformation pour revendiquer dun point de vue thorique ce choix de la mesure du capital.Freeman explicite ce lien entre stock de capital et investissement, quil baptise loi delaccumulation . Son principe de base est clair : le stock de capital crot exactement en raisonde ce qui lui est ajout par linvestissement. Si le stock initial est de 1000, et le fluxdinvestissement annuel de 100, le stock de capital vaudra successivement 1000, 1100, 1200,etc. Voil pourquoi laccumulation conduit la baisse du taux de profit insiste Freeman2,pour qui la fameuse loi de la baisse tendancielle du taux de profit ne fait quexprimer la loide laccumulation.

    Kliman3 propose un schma semblable et introduit explicitement une distinction entre le taux deprofit temporel, qui reflte le taux de rendement interne, et le taux de profit aux cots deremplacement. Le premier tend baisser, tandis que le second augmente, de telle sorte quildevient une mesure de moins en moins adquate de la croissance relle de la valeur . Dansson commentaire un exemple numrique, Kliman insiste pour dire quil peut illustrer la baissedu taux de profit mme en labsence de toute information sur la productivit . Une telleproposition est absolument irrecevable mais rsulte de la dfinition du capital : la masse devaleur incorpore ne cesse daugmenter avec linvestissement, en dpit du fait quune partie decette valeur se transmet aux marchandises produites. Le travail mort crot indfiniment, alorsque le travail vivant augmente trs lentement. Dans un tel schma o il est calcul sur un stockde capital qui comprend laccumulation au cours du dernier sicle, le taux de profit,effectivement, ne peut que baisser. Mais ds quon le calcule correctement, son volution est

    2 Alan Freeman Crisis and the Poverty of Nations :Two Market Products Which Value Explains Better HistoricalMaterialism n5, winter 1999.3 Andrew J. Kliman, Debt, Economic Crisis, and the Tendential Fall in the Profit Rate. A temporal perspective, mimeo,mai 1999

  • 5indtermine, en ce sens quelle dpend de la vitesse de croissance relative de trois lments :la productivit du capital, le rapport capital-produit, et le salaire rel.Parasitisme financier ?

    Une autre ligne dexplication conduit dire que le taux de profit a effectivement augment, maisquil a t parasit par la croissance des revenus financiers de sorte que le taux de profitdentreprise (ce que Marx appelait le taux de profit industriel ) ne sest pas rtablisignificativement. Cest la thse soutenue par Dumnil et Lvy4 : le taux daccumulation estcommand par le taux de profit retenu et la remonte du taux de profit avant versement desintrts et dividendes fut confisque par la finance . On pourrait contester le mode de calculconsistant dfalquer du profit, non seulement les intrts mais aussi la dvalorisation de ladette nette par linflation . Mais surtout, cette corrlation est en grande partie comptable,puisque lexcdent brut dexploitation se ventile (aux impts prs) entre revenus financiers etinvestissement. Quen retirant les revenus financiers du profit total, on retombe surlaccumulation ne devrait pas tonner.

    Cest le mot confisque qui fait problme. On pourrait trs bien envisager que la distributionde revenus financiers ne soit pas incompatible avec laccumulation mais revienne financer demanire externe laccumulation des entreprises. Ce quil faut expliquer, ce nest pas que les fluxfinanciers sortent par la porte, mais quils ne reviennent pas par la fentre. Tout leraisonnement suppose que le taux dautofinancement est gal 100 %, autrement dit quelaccumulation est intgralement finance sur le profit retenu : cest peu prs ce que lonobserve en moyenne, en tout cas en France, mais il ne sagit pas dune rgle gnrale.Dailleurs, toute reprise cyclique de linvestissement entrane une baisse du tauxdautofinancement.

    Sur le fond, une telle prsentation tend inverser lordre des dterminations en confondantlextraction de la plus-value et sa rpartition, leffet et la cause, et donc la question et larponse. Le fait expliquer la question pose porte sur la croissance de la plus-value nonaccumule. La rponse ne peut pas tre que cette croissance sexplique par celle de la sphrefinancire, qui est une modalit de redistribution de la plus-value. Cest au contraire lacroissance de la sphre financire qui sexplique par celle de la plus-value non accumule.Plutt que de prsenter la financiarisation comme une ponction sur le profit global, quilempcherait de sinvestir productivement, il faut lenvisager sous langle de la distribution decette plus-value. O va-t-elle en tant que valeur extraite travers le processus dexploitation ?

    Dans la version parasitaire de la financiarisation, tout se passe comme si cette valeursvanouissait dans une sphre spculative et cest ce que suggre la notion de confiscation . En ralit, elle est redistribue travers les circuits compliqus de la financepour tre finalement consomme par les dtenteurs de revenus financiers. Si une partiesignificative de ces sommes taient rinvesties, cela devrait se traduire par une lvation dutaux daccumulation qui, justement, ne se produit pas.

    Sur un plan plus thorique, ces approches de la finance renvoient deux thories de la valeuret du profit. La premire est additive, en ce sens que le profit global est la somme de sesincarnations, profit industriel dun ct et profit financier de lautre, de sorte que lon peutconstruire une sorte de thorie du portefeuille, trs en vogue : le taux daccumulation seraitfaible parce que le profit financier tant suprieur au profit industriel, les capitalistesprfreraient spculer plutt quinvestir. Cette critique du capitalisme est sans doute populaire,mais sur le fond trs formaliste, car elle repose sur un vritable ftichisme de la finance selonlaquelle la Bourse est un moyen de crer de la valeur au mme titre que lexploitation dutravail5.

    4 Grard Dumnil et Dominique Lvy, Crise et sortie de crise, PUF,2000.5 Michel Husson, Contre le ftichisme de la finance , Critique communiste n149, 1997

  • 6Si lon considre au contraire que la valeur existe pralablement sa rpartition, alors cest lararfaction de lieux daccumulation rentable qui engendre la redistribution de plus-value sousforme de revenus financiers, et non la finance qui soppose ou se substitue linvestissementproductif. La sortie de la phase rgressive se heurte ainsi des obstacles bien plusfondamentaux que le parasitage financier qui doit plutt tre considr comme un symptme deces difficults.

    Loptimisme technologique

    Dans un article rcent6, donne un bel exemple doptimisme, typique dune certaine approchedes cycles longs : Il est raisonnable d'esprer le dclenchement d'un Kondratieff de haussevers le tournant du sicle. En effet, le vieillissement des infrastructures et des biensd'quipement doit entraner, terme, une reprise spontane de l'investissement deremplacement indispensable pour assurer la satisfaction des besoins incompressibles despopulations (...) D'autre part, les inventions scientifiques ralises durant les dcenniespasses et prcieusement conserves dans des cartons n'attendent qu'un changementd'atmosphre pour se mtamorphoser en innovations-produits, facteur supplmentaire quirenforcera le Kondratieff de hausse . On peut trouver chez un disciple de Mandel7,laffirmation selon laquelle lexpansion conomique de la dernire dcennie [aux Etats-Unis]fait partie dune onde longue dexpansion capitaliste qui a commenc au dbut des annes80 .

    Ces pronostics reposent sur deux erreurs assez rpandues. La premire consiste fonderloptimisme sur la technologie, la seconde ignorer les spcificits de la croissance aux Etats-Unis. Dans la thorie des ondes longues, il existe effectivement un lien organique entre lasuccession dondes longues et celle des rvolutions scientifiques et techniques. Mais cette miseen relation ne peut se ramener une vision no-schumpeterienne o linnovation serait en soila cl de louverture dune nouvelle onde longue. De ce point de vue, les mutations lies linformatique constituent nen pas douter un nouveau paradigme technico-conomique pour reprendre la terminologie de Freeman et Lou dans leur remarquable ouvrage8 maiscela ne suffit pas fonder une nouvelle phase expansive, comme ils semblent le suggrer. Ledestin de la nouvelle conomie peut tre analyse comme un test en grandeur nature.

    Nouvelle conomie ou cycle high tech ?

    Toute la question est de savoir si la reprise de la productivit aux Etats-Unis est un phnomnedurable. La plupart des lments disponibles montrent quil sagit plutt dun cycle high tech.Jusquen 1995 environ, le cycle conomique sest dailleurs normalement droul aux Etats-Unis et cest en ralit sur une priode trs courte (1996-2000) quont t reprs descomportements atypiques, et notamment lacclration de la productivit, mettre en rapportavec un taux dinvestissement suprieur de lordre de trois points de PIB sa moyenne(graphique 4).

    6 Luigi Scandella, Le cycle Kondratieff et l'conomie-monde , Problmes conomiques n2599, 1999. Du mmeauteur : Le Kondratieff : essai de thorie des cycles longs conomiques et politiques, Economica, 1998.7 Charlie Post, USA: economic consequences of the war. Who gets the goods ? , International Viewpoint n349,May 2003.8 Christopher Freeman et Francisco Lou, As time goes by, From the Industrial Revolutions to the InformationRevolution, Oxford University Press, 2002.

  • 7 Graphique 4. Investissement et productivit du travail aux Etats-Unis

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    Taux d'investissement (en % du PIB, chelle de gauche)

    Productivit (% par an, chelle de droite)

    Sources : Bureau of Economic Analysis Bureau of Labor Statistic

    Le lien entre les gains de productivit et linvestissement apparat clairement et peut treconfirm laide dune quation conomtrique ; estime sur longue priode (1961-1994), ellerestitue convenablement lvolution de la productivit du travail en fonction de lintensitcapitalistique, de la croissance et de sa variation (encadr 1).

    Encadr 1Une estimation conomtrique de la productivit du travail aux Etats-Unis

    prod = 0,54 kn + 0,45 q + 0,33 dq 0,64 (3,5) (4,7) (4,9) (1,3)

    1961-1994 R2 = 0,75prod taux de croissance de la productivit du travailkn taux de croissance du capital par tteq taux de croissance de la productiondq variation du taux de croissance de la production

    Cette relation a ensuite t utilise en projection, sur la priode 1995-2003, sur laquelle laproductivit du travail a t estime en fonction des valeurs observes pour les variablesexplicatives (graphique 5). Sur la priode de la nouvelle conomie (1996-2001) lquationrestitue correctement lvolution de la productivit du travail. Elle sous-estime le rebond rcentqui semble concider aux Etats-Unis avec les inflexions cycliques (+3,9 % de productivit en1983 ; + 3,7 % en 1992 ; +3,8 % en 2002). Rtrospectivement, les gains de productivitassocis la nouvelle conomie nont rien dexceptionnel par rapport aux volutionspasses : leffort dinvestissement et une demande soutenue suffisent en rendre compte.

  • 8Cette analyse suggre que la croissance plus soutenue de la productivit du travail nest pas unacquis irrversible des nouvelles technologies, indpendant du taux dinvestissement et dudynamisme de la demande9.

    Graphique 5. Croissance de la productivit du travail aux Etats-Unis

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    observe estime projete

    Source : OCDE, Economic outlook

    Suraccumulation et baisse du taux de profit

    Cette analyse de la productivit est centrale, parce que cest seulement sa croissance plussoutenue qui pourrait permettre denvisager un nouveau mode de croissance reposantnotamment sur un niveau plus lev de taux de profit. Dans le champ du marxisme, unedcomposition binaire du taux de profit renvoie la formule classique qui le fait dpendre dutaux dexploitation et de la composition organique du capital. Mais ces deux derniresgrandeurs ne sont pas sparables, puisque lune et lautre dpendent de la productivit dutravail.

    La trajectoire du taux de profit dpend donc de lvolution relative du salaire rel, de laproductivit du travail et de lefficacit du capital. Le taux de profit nest donc pas seulement unemesure de la rentabilit du capital, dans la mesure o il obit trois grandes dterminations : la fonction de production (efficacit productive), l tendue du march (dbouchs) et la norme salariale (partage de la valeur ajoute et ralisation) qui font de lui un indicateursynthtique. Cette approche sinspire de celle de Mandel, qui distingue quant lui six variables partiellement indpendantes 10, et soutient que lhistoire du capitalisme, la fois

    9 On rejoint ici la thse assez pessimiste du journaliste de Business Week, qui avait pourtant invent le concept de nouvelle conomie . Voir Michael J. Mandel, The coming Internet depression, Basic books, New York, 2000.10 Ernest Mandel, Der Sptkapitalismus, Suhrkamp Verlag, Frankfurt, 1972 ; dition franaise : Le troisime ge ducapitalisme, Les Editions de la Passion, 1997. Les six varaibles sont : 1) la composition organique du capital engnral et dans les deux sections ; 2) la rpartition du capital constant entre capital fixe et capital variable ; 3)

  • 9histoire du dveloppement de ses contradictions et de sa logique interne, ne peut treapprhende et comprise quen fonction du jeu combin de ces six variables. Les fluctuationsdu taux de profit sont le sismographe de cette histoire, parce quelles expriment le plusclairement le rsultat de ce jeu combin . Ce point de vue implique aussi que le rtablissementdu taux de profit peut revtir une signification diffrente selon quil est obtenu par un blocagesalarial, par un regain de productivit ou par un ralentissement de la substitution capital-travail.

    De manire synthtique, on peut dire que le taux de profit va monter ou baisser selon quelaugmentation du salaire rel est ou nest pas compense par lamlioration de la productivitglobale des facteurs , dfinie comme une moyenne pondre de la productivit du travail et dela productivit du capital.

    La dialectique de lancien et du nouveau est difficile manier. Leffondrement des illusionsfondes sur la nouvelle conomie permet dclairer un certain nombre de dbats et de mettre mal un certain nombre de thorisations htives. Le modle de capitalisme patrimonial propospar Michel Aglietta11 naura pas rsist la nouvelle conjoncture. Son hypothse fondamentaletait que la net conomie allait procurer au capitalisme une source renouvele deproductivit permettant de stabiliser le taux de profit un niveau lev tout en redistribuant unepartie du produit, non sous forme de salaire mais sous forme financire. Les nouvellestechnologies taient invoques, dans la plus belle tradition du marxisme vulgaire, comme lasource automatique, non seulement de nouveaux profits, mais aussi dun nouveau modlesocial. Ce souffl est aujourdhui retomb et ces constructions abstraites nont pas rsist auxcoups de boutoir des vieilles lois et des vieilles contradictions capitalistes.

    Loptimisme de la nouvelle conomie prenait en outre appui sur deux autrescaractristiques supposes de la croissance rcente : les gains de productivit seraientrelativement peu coteux en capital et la baisse du taux de chmage ne conduirait pas undrapage inflationniste.

    Les pronostics optimistes sur le cot de linvestissement invoquaient la baisse du prix relatifsdes biens dquipement correspondant aux nouvelles technologies de linformation et de lacommunication (NTIC). Autrement dit, on achte beaucoup dordinateurs, mais des ordinateursdont le prix est en baisse, de telle sorte que cette baisse de prix compense laugmentation duvolume de capital. Cette ide est vraie sectoriellement, mais fausse globalement.Linvestissement en nouvelles technologies a t trs concentr dans un petit nombre desecteurs o la compensation par la baisse des prix a effectivement jou, mais ce nest pas vraipour lensemble des entreprises : le taux dinvestissement en pourcentage du PIB reste trslev, mme si on le mesure aux prix courants. Mais ce nest pas tout : le capital est unegrandeur plusieurs dimensions qui dpend aussi de sa vitesse de rotation, autrement dit desa dure de vie. Or, les nouveaux biens dquipement se caractrisent par un taux dedprciation trs lev12 et lalourdissement du capital qui en rsulte na pas t neutralis parles effets-prix.

    De ce point de vue, le cycle high tech prsente une combinaison qui nest pas forcmentoptimale du point de vue du profit. Depuis le milieu des annes 80, lconomie des Etats-Unistait caractrise par une augmentation rgulire de la productivit du capital, autrement ditpar une baisse du volume de capital par unit produite. Sur cette mme priode, le salaire relet la productivit du travail progressaient paralllement un rythme assez faible, un peuinfrieur 1 % par an. Dans ces conditions, le taux de profit se rtablit rgulirement en raison

    lvolution du taux de plus-value ; 4) lvolution du taux daccumulation ; 5) la dure du cycle de renouvellement ducapital ; 6) les relations dchange entre les deux sections.11 voir notamment Michel Aglietta, Le capitalisme de demain, Note de la Fondation Saint-Simon, 1998.12 Stacey Tevlin et Karl Whelan, Explaining the investment boom of the 1990s , Finance and EconomicsDiscussion Series n 2000-11, Federal Reserve System

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    des conomies en capital13. La nouvelle conomie bouleverse ce schma en introduisant unsupplment de productivit du travail ; mais ce dernier se rvle coteux du point de vue delalourdissement du capital, et saccompagne de risques accrus de revendications salariales.

    Graphique 6. Profit et accumulation aux Etats-Unis

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    Taux de profit (chelle de gauche)

    Taux d'accumulation (chelle de droite)

    Source : Bureau of Economic Analysis

    Marx is back, a pu titrer lconomiste Patrick Artus, qui nest pourtant pas un radical14. Maispour qui se donne la peine daller y voir, la fin de la nouvelle conomie provient dun recul dutaux de profit qui lui-mme rsulte dune suraccumulation de capital. On a eu un peu plus deproductivit du travail, mais elle a t chrement paye par un surinvestissement finalementcoteux. Tant que les profits escompts taient la hausse, lextraordinaire autonomisation descours boursiers par rapport aux fondamentaux a pu sembler tre le trait durable dunenouvelle manire de crer de la valeur. A partir du moment o les profits rellement perusbaissaient, on entrait dans une crise des ciseaux : la courbe du profit ne montant pas auciel, il fallait que celle de la Bourse redescende sur terre.

    En ralit, il suffisait de consulter les statistiques officielles pour constater que le taux de profitavait commenc baisser aux Etats-Unis ds 1997-9815, alors que le taux daccumulation semaintenait un niveau lev (graphique 6). Le retournement de la rentabilit pouvait sobserverdirectement sur les profits des entreprises qui baissent de 858 milliards de dollars en 1997(3me trimestre) 687 milliards en 2001 (3me trimestre).

    Cette baisse rcente du taux de profit ne rsulte pas seulement de laugmentation de lacomposition organique du capital, mais aussi dune baisse du taux dexploitation : entre 1997 et2001, la masse des salaires augmente de 30 % entre 1997 et 2001, et le PIB de 21,5 %.Comme l'investissement a continu entre-temps, on dbouche assez logiquement sur une

    13 Grard Dumnil et Dominique Lvy, Crise et sorties de crise, PUF, 2000.14 Patrick Artus, Karl Marx is back, CDC Flash n4, janvier 2002 et en anglais :

    15 Michel Husson, 2001, ou le grand retournement conjoncturel , Inprecor n463/464, octobre-novembre 2001.

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    suraccumulation qui se manifeste par la constitution de capacits excdentaires par rapport auxconditions de la rentabilit. En aot 2001, le taux d'utilisation des capacits de production atteint76,2 %, son point le plus bas depuis la rcession de 1982. Cette chute touche particulirementles industries de haute technologie, o le taux d'utilisation des capacits passe de 88 % en1995 63,4 % en 2001. Ce sont donc les secteurs symboliques de la nouvelle conomie qui se trouvent les plus touchs par le retournement conjoncturel qui marque la fin de la nouvelle conomie .Les dboires de la nouvelle conomie jettent donc un doute gnral sur loptimismetechnologique, qui npargne pas certaines lectures marxistes. Dans une contribution rcente,Dumnil et Lvy16 dressent un parallle entre la phase actuelle et la sortie de la GrandeDpression la fin du XIXme sicle. Ils voquent, certes avec prudence, une sortie de crisestructurelle , en soulignant que bien des traits qui dfinissaient les annes 1970 et le dbutdes annes 1980 comme crise structurelle sont en voie de disparition . Cette apprciationpositive repose sur le pronostic dun nouveau cours favorable du changement technique ,plus prcisment dune tendance la hausse de la productivit du capital [qui] commande lahausse du taux de profit . On a vu que cette tendance ntait gure vidente dans le cas desEtats-Unis. Elle lest encore moins si lon raisonne sur lensemble de lconomie mondiale.

    La structuration de lconomie mondiale

    Lautre grande illusion porte par la nouvelle conomie tait en effet que le nouveauparadigme allait stendre au reste du monde. L encore, ce pronostic reposait sur uneignorance des spcificits de la croissance aux Etats-Unis. Ses deux principaux ressorts taienten effet les suivants : dune part, une croissance de la propension consommer, avec unechute du taux dpargne des mnages de prs dun point chaque anne ; dautre part, un boomtechnologique sous-tendu par un effort dinvestissement soutenu. Mme dans la nouvelleconomie, il est difficile dpargner moins et dinvestir plus sans un besoin de financementcroissant. L non plus, lconomie des Etats-Unis na pas pu saffranchir de ces lois ancienneset cest finalement les entres de capitaux europens et japonais (ou rapatris au moment de lacrise financire) qui sont venus financer le cycle high tech sur la base dune raffirmation dela domination tats-unienne.

    Cette configuration est instable, et elle lest encore plus aprs le 11 septembre. Tout indiqueque lorientation de Bush consiste donner lconomie des Etats-Unis les moyens dunecroissance maintenue, quel que soit le prix payer par le reste du monde. La politique desEtats-Unis va se drouler dornavant autour du slogan croissance chez nous tout prix cequillustre le tournant protectionniste et lamorce de baisse comptitive du dollar. La disparitionde lexcdent budgtaire et les mesures protectionnistes unilatrales prises sur lacier,lagriculture ou les mdicaments gnriques confirment cette volont. Dans ces conditions, ilpeut paratre utile de rduire le dficit extrieur, et le moyen le plus simple est dautoriser unebaisse du dollar. Ce quon perd en entre de capitaux, on le gagne en parts de march. Cettedvaluation de fait du dollar risque davoir sur la croissance europenne des effets similaires ceux qui ont dcoul au Japon dune survaluation durable du yen, et on aurait donc tortdapprcier favorablement la remonte de leuro lgard du dollar. Il ny a pas de solutioncooprative ces difficults, le succs de l'opration dpend en grande partie de l'volution desrapports politiques entre Europe et Etats-Unis, et de la capacit de ces derniers faire payerpar le reste du monde le soutien de leur propre conjoncture. Cest pourquoi aussi le clivageEurope/Amrique va devenir laxe central de ces tensions dans les annes venir.

    16 Grard Dumnil et Dominique Lvy, Sortie de crise, menaces de crises et nouveau capitalisme dans Unenouvelle phase du capitalisme, Sminaire marxiste-Enjeux contemporains, Syllepse, 2001. Les auteurs avancent parexemple que : si l'on entend par changement de cours du capitalisme le basculement d'une priode de diminutionde la rentabilit du capital et de ralentissement de la croissance, vers une priode de rtablissement de la rentabilitet de la croissance, les premires et les dernires dcennies du XXme sicle se ressemblent .

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    Ces considrations conduisent revenir sur la thorisation errone labore autour du conceptdEmpire. Les concepts de rseau informationnel, de production immatrielle, dconomie dusavoir conduisent tout droit une reprsentation du monde o les structures de pouvoir,notamment les Etats-nations, perdraient rapidement toute consistance. Parmi les thoriciens dece nouvel universalisme, on est en droit de rassembler Castells, Rifkin, mais aussi Hardt etNegri17, dont la thse essentielle sexprime ainsi : Nous proposons le concept dEmpire pourdsigner le dispositif global contemporain. LEmpire dsigne avant tout la nouvelle forme desouverainet qui a succd la souverainet tatique : une forme de souverainet illimite, quine connat plus de frontires ou plutt qui ne connat que des frontires flexibles etimmobiles 18. Cette approche peut sembler aller de soi, en ce dbut de sicle scand par lessommets de lOMC ou du G8. La globalisation, telle quelle sincarne dans les stratgies desgrands groupes multinationaux, tend constituer un vritable march mondial. Si ce processustait suffisamment harmonieux, on pourrait considrer quil place lconomie mondiale sous la gouvernance dun condominium de grandes puissances qui formerait ce gouvernementimprial. Or, la ralit est bien diffrente et le processus de mondialisation du capital secombine avec une raffirmation des Etats-Unis comme puissance dominante, faute de dfinirune configuration cooprative de lconomie-monde.

    Demande et besoins sociaux

    La tendance essentielle du capitalisme contemporain est la marchandisation. Il tend ainsi affirmer sa nature profonde, en se dbarrassant de toutes les rigidits qui font obstacle lamise en uvre de sa logique fondamentale. Il proclame haut et fort sa revendication de pouvoirporter jusqu ses limites la soumission au profit. Cest donc la marchandisation du monde quiest lordre du jour, mme si ce projet est profondment contradictoire, tel point quil estpermis de penser que le retournement boursier aura marqu la fin de lapoge no-librale.

    La reproduction difficile

    Ce processus dultra-marchandisation recle cependant plusieurs contradictions. Pour que lacapitalisme fonctionne de manire relativement harmonieuse, il lui faut un profit suffisant, et desdbouchs. Mais cela ne suffit pas, et une condition supplmentaire doit tre satisfaite, quiporte sur la forme de ces dbouchs : ils doivent correspondre aux secteurs susceptibles, grceaux gains de productivit induits, de rendre compatible une croissance soutenue avec un tauxde profit maintenu. Notre thse de fond est que cette adquation est constamment remise encause par lvolution des besoins sociaux.

    Dans la mesure o le blocage salarial sest impos comme le moyen privilgi dertablissement du profit en Europe, la croissance possible tait a priori contrainte. Mais ce nestpas la seule raison, quil faut plutt trouver dans les limites de taille et de dynamisme de cesnouveaux dbouchs. La multiplication de biens innovants na pas suffit constituer unnouveau march dune taille aussi considrable que la filire automobile, qui entranait nonseulement lindustrie automobile mais les services dentretien et les infrastructures routires eturbaines. Lextension relativement limite des marchs potentiels na pas non plus tcompense par la croissance de la demande. Il manquait de ce point de vue un lment debouclage important qui devait mener des gains de productivit des progressions rapides de lademande en fonction des baisses de prix relatives induites par les gains de productivit. Il faut

    17 Manuel Castells, L'Ere de l'information, Editions Fayard. I : la socit en rseau, 1998 ; II : le pouvoir de l'identit,1999 ; III : fin de millnaire, 1999. Jeremy Rifkin, Lge de laccs, La Dcouverte, 2000. Michael Hardt et AntonioNegri, Empire, Exils, 2000.18 Michael Hardt et Antonio Negri , La multitude contre lEmpire , ContreTemps n2, septembre 2001.

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    citer ici les travaux dAppelbaum et Schettkat19 qui montrent de manire convaincante que llasticit de la demande de nombreux biens de consommation durables par rapport aux prixsest relche avec le temps, au fur et mesure que les mnages devenaient plus prospreset, donc, avaient accumul davantage de ces biens .

    On assiste ensuite une drive de la demande sociale, des biens manufacturs vers lesservices, qui correspond mal aux exigences de laccumulation du capital. Le dplacement sefait vers des zones de production (de biens ou de services) faible potentiel en productivit.Dans les coulisses de lappareil productif aussi, les dpenses de services voient leur proportionaugmenter. Cette modification structurelle de la demande sociale est nos yeux lune descauses essentielles du ralentissement de la productivit qui vient ensuite rarfier lesopportunits dinvestissement rentables. Ce nest pas parce que laccumulation a ralenti que laproductivit a elle-mme dclr. Cest au contraire parce que la productivit en tantquindicateur de profits anticips a ralenti, que laccumulation est son tour dcourage etque la croissance est bride, avec des effets en retour supplmentaires sur la productivit. Unautre lment prendre en considration est galement la formation dune conomierellement mondialise qui, en confrontant les besoins sociaux lmentaires au Sud avec lesnormes de comptitivit du Nord, tend vincer les producteurs (et donc les besoins) du Sud.

    Dans ces conditions, la distribution de revenu ne suffit pas, si ceux-ci se dpensent dans dessecteurs dont la productivit infrieure ou moins rapidement croissante vient peser sur lesconditions gnrales de la rentabilit. Comme le transfert nest pas frein ou compens enraison dune relative saturation de la demande adquate, le salaire cesse en partie dtre undbouch daccompagnement, et doit donc tre bloqu. Lingalit de la rpartition au profit decouches sociales aises (au niveau mondial galement) reprsente alors, jusqu un certainpoint, une issue la question de la ralisation du profit.

    Lenlisement du capitalisme dans une phase dpressive rsulte donc dun cart croissant entrela transformation des besoins sociaux et le mode capitaliste de reconnaissance, et desatisfaction, de ces besoins. Mais cela veut dire sans doute que le profil particulier de la phaseactuelle mobilise, peut-tre pour la premire fois dans son histoire, les lments dune crisesystmique du capitalisme. On peut en effet faire lhypothse que le capitalisme a puis soncaractre progressiste en ce sens que sa reproduction passe dornavant par une involutionsociale gnralise. En tout cas, on doit constater que ses capacits actuelles dajustement serestreignent, dans ses principales dimensions, technologique, sociale et gographique.

    Notre interprtation du paradoxe de Solow suggre quil existe un progrs techniqueautonome latent assorti dimportants gains de productivit virtuels20. Mais la mobilisation de cespotentialits se heurte une triple limite : linsuffisance de laccumulation reprsente un frein la diffusion des nouveaux quipements et au rajeunissement rapide du stock de capital ;limbrication croissante entre lindustrie et les services au cur mme de lappareil productifcontribue tirer vers le bas les performances globales de la productivit ; linsuffisantdynamisme de la demande renforce leffet prcdent et y ajoute un facteur spcifiquedinadquation entre dbouchs et offre productive, la fois par baisse de llasticit de lademande aux prix des nouveaux produits, et par dplacement de la demande sociale vers desservices moindre productivit.

    Si la technologie ne permet donc plus de modeler la satisfaction des besoins sociaux souslespce de marchandises forte productivit, cela veut dire que ladquation aux besoinssociaux est de plus en plus menace et que les ingalits croissantes dans la rpartition desrevenus deviennent la condition de ralisation du profit. Cest pourquoi, dans sa dimension

    19 Eileen Appelbaum & Ronald Schettkat, Emploi et productivit dans les pays industriels , Revue internationaledu travail, vol.134 n4-5, 1995.20 Michel Husson, Les ajustements de lemploi, Page Deux, Lausanne,1999.

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    sociale, le capitalisme est incapable de proposer un compromis institutionnalis acceptable,autrement dit un partage quitable des fruits de la croissance. Il revendique, dune manirecompltement contradictoire avec le discours labor durant lAge dor des annesdexpansion, la ncessit de la rgression sociale pour soutenir le dynamisme delaccumulation. Il semble incapable, sans modification profonde des rapports de force, derevenir de lui-mme un partage plus quilibr de la richesse.

    Enfin, du point de vue gographique, le capitalisme a perdu sa vocation dextension sanslimites. Louverture de vastes marchs potentiels aprs la chute du Mur de Berlin na pasconstitu le nouvel Eldorado imagin, et donc pas non plus le choc exogne salvateur. Lastructuration de lconomie mondiale tend renforcer les mcanismes dviction encontraignant les pays du Sud un impossible alignement sur des normes dhyper-comptitivit.De plus en plus, la figure harmonieuse de la Triade est remplace par des rapports conflictuelsentre les trois ples dominants. Enfin, le dynamisme rcent aux Etats-Unis ne jette pas lesbases dun rgime de croissance susceptible dtre tendu au reste du monde. Cest pourquoile retournement cyclique actuel sera probablement accompagn dune monte des tensionsentre les ples dominants de lconomie mondiale et dune instabilit accrue de cette dernireprise dans son ensemble.

    Autrement dit, les possibilits de remodelage de ces trois dimensions (technologique, sociale,gographique) susceptibles de fournir le cadre institutionnel dune nouvelle phase expansivesemblent limites et cette onde longue est vraisemblablement appele stirer dans la faiblecroissance. Pour reprendre une formule clbre, le fordisme a sans doute reprsent le stadesuprme du capitalisme , ce quil avait de mieux offrir. Le fait quil retire ostensiblement cetteoffre marque de sa part la revendication dun vritable droit la rgression sociale.

    Cette lecture de la crise permet dclairer de manire rtroactive la trajectoire de lconomiecapitaliste depuis un demi-sicle. Le mouvement de fond est celui qui modifie la demandesociale et la dporte des biens manufacturs auxquels sont associs dimportants gains deproductivit vers une demande de services souvent collectifs et peu susceptibles dtresatisfaits sous forme de marchandises comparables lautomobile. Dans la mesure o lasatisfaction de ces besoins pserait sur la rentabilit du capital, ils sont traits comme unecontrainte et donc satisfaits sur la base la plus troite possible. Et comme les besoins sociauxmanant dune bonne partie de lhumanit pauvre entrent dans cette catgorie, on assiste ungigantesque dni de production lchelle mondiale : mieux vaut ne pas produire que deproduire en dessous de la norme de profit. Un tel processus se droule videmment dans letemps long des transformations structurelles et il ne peut videmment tre convoqu commeexplication du dclenchement de la crise. Mais cest lui qui sous-tend la grande transition versun capitalisme qui accumule peu et creuse les ingalits. Ce reprage des obstacles laccumulation permet de comprendre pourquoi la reprise rcente tait de nature cyclique etquelle ne prfigurait donc pas une nouvelle phase dexpansion soutenue.

    Nouvelle conomie, nouvelle onde longue ?Cette analyse se rclame de la thorie des ondes longues, labore notamment par ErnestMandel21. Elle a souvent t dconsidre par des interprtations simplificatrices qui appellentdeux prcisions. La premire est quil ne suffit pas dattendre 25 ou 30 ans. Si Mandel parledonde plutt que de cycle, cest bien que son approche ne se situe pas dans un schmavulgaire gnralement attribu et probablement tort Kondratieff, de mouvementsrguliers et alterns des prix et de la production22. Lun des points importants de la thorie des

    21 Voir Ernest Mandel, Der Sptkapitalismus, dj cit ; Long waves of capitalist development, second revisededition, Verso, 1995.22 Nicolas D. Kondratieff, Les grands cycles de la conjoncture, Economica, 1992.

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    ondes longues est de rompre la symtrie des retournements : le passage de la phaseexpansive la phase dpressive est endogne, alors que le passage de la phase dpressive la phase expansive est exogne. Docks et Rosier23 ont critiqu cette distinction, de manireassez rhtorique, en rappelant que la lutte de classes nest pas extrieure au fonctionnementdu capitalisme, position que Mandel na videmment jamais soutenue. Lide cl, et queDocks pourrait reprendre son compte, est que le passage la phase expansive nest pasdonn davance et quil faut reconstituer un nouvel ordre productif. Cela prend le temps quilfaut, et il ne sagit donc pas dun cycle, comme le business cycle, dont la dure peut tre relie la dure de vie du capital fixe.

    La thorie des ondes longues est ainsi un cadre de reformulation de la baisse tendancielle dutaux de profit. Pour aller vite, les phases expansives se caractrisent par un taux de profitcroissant ou stabilis, en raison dune volution relativement harmonieuse des troiscomposantes du taux de profit que sont la productivit du travail, le salaire rel et lintensitcapitalistique. Sous certaines conditions, de telles configurations peuvent sinstaller de manirerelativement durable. Mais, quels que soient les arrangements du capitalisme, il finit par butersur ses contradictions. La tendance la socialisation des annes 60 est finalement venue butersur la baisse du taux de taux de profit. Cest en cela que le retournement est endogne.Ensuite, la phase dpressive doit tre consacre au rtablissement du profit et la mise enplace dun cadre assurant sa reproduction un niveau convenable.

    Il ne suffit pas pour autant de restaurer le taux de profit. La manire dont ce rsultat est obtenudoit apporter une rponse adquate dautres questions portant notamment sur la ralisation.Cest prcisment une caractristique du capitalisme daujourdhui davoir restaur le profit sansrpondre de manire satisfaisante ces autres questions. En particulier, ladquation entreoffre rentable et structure de la demande sociale nest pas assure de manire durable.

    De manire plus gnrale, la thorie des ondes longues est avant tout un cadre permettant depenser lhistoire du capitalisme. Celui-ci se transforme en permanence tout en restant sur lefond strictement invariant. Cest cette dialectique entre les rapports essentiels et les formeshistoriques dincarnation quil faut penser. Les contradictions du capitalisme ne se manifestentpas toujours avec la mme force : il y a des priodes o le capitalisme fonctionne de manirerelativement harmonieuse, dautres o sa trajectoire est incertaine et chaotique. Le capitalismecontemporain nest pas le mme que celui des Trente glorieuses. Ces questions ne sontdailleurs pas diffrentes de celles qui ont fond le programme de travail dorigine de lcolergulationniste, et quelle a progressivement abandonn24.

    La nature de la phase actuelle

    Sommes-nous entrs dans une nouvelle phase de croissance durable ? Pour rpondre cettequestion de manire trs synthtique, on dira que les ingrdients dune phase expansive nesont pas runis et ne semblent pas susceptibles de ltre horizon prvisible. Il faudraitdisposer simultanment dun niveau suffisamment lev de taux de profit se combinant avecune structure adquate de la rpartition et de la demande sociale pour enclencher une reprisede laccumulation ; il faudrait que soit mis en place un environnement relativement stable,notamment du point de vue de la structuration de lconomie mondiale, qui permettrait dassurerles conditions de maintien du taux de profit ce niveau lev. A cet ensemble de conditions, ilfaut ajouter des exigences de lgitimit sociale qui dfinissent un ordre productif au senslarge.

    23 Pierre Docks et Bernard Rosier, Rythmes conomiques. Crises et changement social : une perspectivehistorique, La Dcouverte/Franois Maspero, 1983.24 Michel Husson, Lcole de la rgulation, de Marx la Fondation Saint-Simon : un aller sans retour ? in JacquesBidet et Eustache Kouvelakis, Dictionnaire Marx contemporain, PUF, 2001

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    Tout cela fait dfaut. La spcificit absolument indite de la phase actuelle est prcisment quele rtablissement du taux de profit na pas permis de redresser aucune des autres courbes ducapitalisme , savoir le taux daccumulation, le taux de croissance du PIB et celui de laproductivit du travail. La nouvelle conomie a en partie combl lcart aux Etats-Unis, maisce rtablissement tait limit dans le temps et dans lespace. Bref, le capitalisme mondial nestpas entr dans une nouvelle phase expansive. Il lui manque essentiellement trois attributs : desterrains daccumulation rentable suffisamment tendus, un ordre conomique mondial et unmode de lgitimation sociale.Il est permis de penser que la mise en place dun cadre favorable sera de plus en plus difficile,et que les pressions exerces sur le taux de profit vont remettre en cause le rtablissementgnral observ depuis vingt ans. Cette incapacit enclencher une nouvelle phase expansive,au sens o nous lavons dfinie, entrane dores et dj une exacerbation de toutes les tensionsentre le capital et le travail, entre les puissances capitalistes dominantes, et entre le Nord etle Sud qui conduit, dans chacun des cas, des formes de guerre : guerre sociale, guerreconomique et commerciale, et guerre tout court. Il faut alors penser cette modernit rgressivequi dfinit une priode historique o le progrs social est explicitement dissoci du dynamismede lconomie.

    Un tel pronostic peut parfaitement sinscrire dans la thorie des ondes longues : cette thorie nepronostique pas un redmarrage automatique tous les 50 ans et montre au contraire quil sagit chaque fois une question historique concrte. Faute de boucler sur un ordre productifcohrent, la phase actuelle va probablement stirer, de manire indite.

    La thorie des ondes longues dbouche donc sur une critique radicale du capitalisme. Si celui-ci a autant de mal jeter les bases dun ordre productif relativement stable et socialementattractif, cest quil est confront une vritable crise systmique. Dune certaine manire, il neprospre plus que dans la ngation dune grande partie des besoins sociaux. Face cecapitalisme qui retourne un fonctionnement pur en se dbarrassant de toutes lescontraintes sociales qui lui avaient t imposes depuis au moins un demi-sicle, laspiration un peu de re-rgulation est lgitime. Mais il faut se garder de lillusion selon laquelle ce systmepourrait se laisser convaincre de la ncessit dune autorgulation, dautant plus que, dans lechamp institutionnel, il a soigneusement dconstruit les instruments dune possible rgulation.Une illusion voisine serait de se fixer la tche impossible de sparer le bon grain de livraie etde procurer une nouvelle raison dtre au capitalisme en le dbarrassant de lemprise de lafinance, voire en le soumettant des rgles thiques. On peut reprendre ici les intuitionsvisionnaires de Kalecki25 pour souligner quon ne voit aucunement se dessiner un cycle de lapolitique conomique o serait brise lalliance entre rentiers et employeurs visant combattreles menaces associes au plein emploi. Dans ces conditions, les pressions quil faut exercer surla capitalisme contemporain pour le faire fonctionner autrement le rguler doivent tretellement fortes quelles se distinguent de moins en moins dun projet global de transformationsociale. En se radicalisant rgressivement, le capitalisme engendre ainsi une nouvelle radicalitanticapitaliste.

    25 Michael Kalecki, Political Aspects of Full Employment , Political Quarterly, 1943. Article reproduit dans SelectedEssays on the Dynamics of the Capitalist Economy, Cambridge University Press, 1971.

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