On fait de l’esclavage une exploitation outrancière

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JOURNAL DU DIMANCHE 20 décembre 2009 18 DOSSIER “On fait de l’esclavage une exploitation outrancière” ALEXIS MIRANVILLE. Arrière-petit-fils d’esclave, cet ancien professeur d’histoire passe le plus clair de son temps au musée de Villèle, l’un des seuls lieux qui gardent des traces concrètes du passé esclavagiste de l’île. Et la manière actuelle d’aborder cette période le laisse dubitatif. Voire davantage. On dit qu’il reste peu de vestiges concrets de l’esclavage à la Réunion. Hormis le musée de Villèle, lesquels pourriez-vous nous citer ? Il reste surtout des lieux. Le cimetière d’es- claves du Père Lafosse par exemple. Mais sur les lieux qui restent, il faut un guide, des codes, des clés, pour comprendre. Ce qu’on appelle les calbanons, en général, sont postérieurs à l’esclavage, plutôt liés à l’engagisme. Car les esclaves habitaient dans des paillottes, dans des camps, dont il reste des noms mais plus de vestiges. A Saint-Paul, on sait que les chemins pavés ont été construits par les esclaves car les propriétaires devaient donner des journées d’esclaves au gouvernement. Mais aujourd’hui, à voir les chemins pavés, il n’y a aucun lien direct avec l’esclavage. Le lazaret de la Grande-Chaloupe ? C’est plutôt lié à l’engagisme. A l’époque de l’esclavage, il y avait des petits laza- rets un peu partout, pour mettre en qua- rantaine ceux qui arrivaient. Quand les esclaves débarquaient, ceux qui étaient en bonne santé étaient remis aux acheteurs. Tous ceux qui présentaient des signes de maladies étaient admis dans les lazarets. Le cimetière du Père Lafosse est un haut-lieu de mémoire, d’où la décision d’y ériger une stèle en hommage aux esclaves sans sépulture. On dit qu’ils étaient des milliers... C’est faux car en réalité, sur les proprié- tés, tous les esclaves étaient inhumés. S’ils étaient baptisés, c’était dans le cimetière prévu à cet effet, séparé de celui des Blancs. S’ils n’étaient pas baptisés, ils étaient enterrés sur l’habitation. Il y a bien eu, évidemment, des esclaves sans sépul- ture, mais dire qu’il y en a eu des milliers et des milliers, c’est beaucoup plus suspect. L’objet symbolique de l’esclavage, c’est les fers. Or on n’en trouve pas non plus à la Réunion. Pourquoi ? On devait les utiliser dans toutes les habita- tions, mais à Villèle par exemple, on n’a jamais retrouvé la trace de la prison, dont on connaît pourtant l’existence officielle. Dans les regis- tres anciens, on en parle comme d’un han- gar très sommaire et il n’est pas sûr qu’il était en dur. Je pense qu’il n’y a pas eu uti- lisation à grande échelle des fers. Pour le cas de Mme Desbassayns, il y avait une gra- duation des punitions, avec deux niveaux d’emprisonnement. D’abord sur l’habitation, pour les sanctions les moins importantes, ensuite à la prison de Saint-Paul lorsque c’était plus grave. Les documents montrent que régulièrement, Mme Desbassyns avait un esclave dans cette prison. Pourquoi reste-t-il si peu de choses ? Y a-t-il eu une volonté délibérée de tout effacer ? Juste après l’abolition de l’esclavage, je ne pense pas qu’il y ait eu une volonté systématique de cacher. On est simple- ment passé à l’époque suivante : l’enga- gisme, puis le colonat, qui était aussi une forme de servitude très dure (1). De l’es- clavage au colonat, il n’y a pas eu de rup- ture brutale mais un passage progressif. Puis il y a eu une période d’oubli total, jusqu’aux années 1960, parce qu’il n’y avait personne pour le dire. Moi-même, j’ai appris que j’avais des ancêtres esclaves quand j’ai commencé à aller aux archives. Pendant ma scolarité, jusqu’à la classe de troisième en 1957, le mot esclave n’avait jamais été pro- noncé. Pourquoi ce silence ? Il est proba- ble que les grandes familles, qui avaient le pouvoir à tous les échelons politiques et économiques, ne voulaient pas remuer cette histoire, car elles se seraient retrou- vées un peu sur le banc des accusés. En outre, pendant toute cette période, la recherche historique locale n’était pas développée. Et puis le sentiment identi- taire d’aujourd’hui n’avait pas cette ampleur. Lorsque j’étais au lycée, on ne se posait pas la question sur ce que nous étions ni sur nos origines. Il n’y avait pas de demande et il n’y avait pas d’offre. Le changement a commencé dans les années 60 lorsqu’on a créé le centre universitaire. Bien malgré lui, le chanteur Gérald de Palmas a provoqué une polémique, tenant des propos tendant à minimiser l’esclavage à la Réunion. Qu’en est-il ? Evidemment c’est faux. L’esclavage a bien existé et il a été aussi dur ici qu’ailleurs. Mais il y a eu plusieurs types d’esclavage. A Villèle par exemple, à l’époque de Mme Desbassayns, c’était très dur. Elle avait deux domaines : celui de Saint-Gilles-les- Hauts, qui lui vient de son mari, et celui de Bernica, héritage de son père, avec une usine sucrière sur chacun d’eux, ce qui représente un total de 500 hectares sur lesquels travaillaient 410 esclaves envi- ron. Sur le seul domaine de Villèle, le plus étudié, il y avait 295 esclaves. En 1845, à l’apogée de l’esclavage, c’était le plus grande propriétaire de Saint-Paul. Dans les grandes propriétés comme Villèle, s’exerçaient des violences dans tous les sens du terme. L’objectif de rentabilité passait par une organisation rationnelle de la main d’oeuvre. Quand on a 295 esclaves qui ne sont pas “motivés” pour travailler (et pour cause : ils ne sont pas payés), ils ont tendance à résister sous toutes les formes possibles : refus de tra- vailler, lenteur, pillages, vols, mensonges, marronage. Le propriétaire devait donc arriver à une sorte d’équilibre : être à la fois dur et paternaliste. La main d’oeuvre était très hiérarchisée : ceux qui sont à la base, puis les domestiques, un peu mieux considérés, les esclaves à talents (char- pentier, maçon...), puis, au-dessus, les commandeurs, qui étaient des esclaves mais choisis en fonction de leurs capaci- tés professionnelles et de leur qualité de chef. Tout cela demandait une organisa- tion qui ne pouvait pas être basée uni- quement sur les sanctions corporelles. Il y avait donc une violence psychologique constante, une atmosphère d’oppression, de méfiance, de conflit et de délation qui était beaucoup plus dure que les fers. Sur les petites propriétés, à quoi res- semblait l’esclavage ? Je peux vous en parler en connaissance de cause : mon arrière-grand-père était né esclave dans les années 1835, n’avait qu’un prénom, Firmin, et faisait partie d’une petite propriété de 10-11 esclaves, qui étaient pour la majorité d’une même famille : le grand-père, le père, les enfants... La présentation que l’on fait de l’esclavage aujourd’hui, avec les fers, les commandeurs, est celle des grosses pro- priétés. Mais je suis persuadé qu’il y a eu autant d’esclaves dans les petites exploi- tations, avec 4, 5, 6 esclaves... Là il n’y avait pas de commandeur, pas d’intermé- diaire, c’était l’exploitation directe où l’on peut considérer que le maître met aussi la main à la pâte, d’autant que plus la struc- ture est petite, plus il est pauvre, et plus il y a rapprochement. Cela s’est traduit dans le métissage. Des gens comme moi, métissés, sont issus de ces petites pro- priétés. On trouve des gens de mon teint qui portent des noms de petits proprié- taires comme Clain, Hoarau, Serveaux... L’image monolithique de l’esclavage que l’on diffuse aujourd’hui, entrete- nue par le politique, doit vous agacer... Ah oui ! Le problème, c’est qu’on en fait une exploitation à outrance. Et cette exploitation-là me gêne. On dit : “Vous les descendants d’esclaves”. Or moi, qui suis descendant d’esclave, je n’en suis ni fier, ni honteux. Je suis né comme ça, je ne suis pas responsable de ma naissance et je ne suis fier ou honteux que de ce que j’ai fait personnellement. Evidemment, je suis fier du chemin parcouru depuis mon arrière-grand-père, mais ce qui me gêne, c’est qu’on m’attribue à vie l’identité de descendant d’esclave. Je ne la cache pas, bien au contraire, d’autant qu’elle est visi- ble sur ma peau, mais c’est ce que je vais faire, créer, qui doit déterminer ma per- Bio Express. Né à Bois-de- Nèfles Saint-Paul et âgé de 67 ans, Alexis Miranville est sans doute le meilleur spécialiste de Villèle et de son passé. Professeur d’histoire-géographie à la retraite, il s’est pris de passion pour l’ancienne propriété Desbassayns au fil des visites avec ses élèves et a créé en 1995 le Cercle des Muséophiles de Villèle qu’il préside toujours. Alexis Miranville est auteur de plusieurs livres sur l’histoire de Villèle et de Saint-Paul, dont son mémoire de maîtrise réalisé en 1993 : “J’ai repris mes études assez tardivement”, sourit-il. Votre lieu préféré à la Réunion ? Villèle, évidemment, où je suis pratiquement en permanence. Et puis la Grotte des Premiers Français. Vous voyez le lien : pour moi, il n’y a pas incompatibilité entre Français et esclavage. Mais j’ai peur que ce lieu perde son nom. L’objet emblémati- que de la Réunion ? Le chapeau de feutre masculin tel que le portait mon père, la façon de le porter comme un objet de mode, un peu incliné ou peu vers l’avant. Je l’ai porté jusqu’en 1957 : on n’avait pas de chaussures mais on avait un chapeau. Il y avait aussi une façon d’ôter le chapeau en signe de politesse, selon la personne qu’on rencontrait. La personnalité qui a fait avancer la Réunion ? Pierre Lagourgue car c’était un homme politique intègre sans cynisme et sans machiavélisme, sans cette image d’homme méprisant pour ses opposants. Il n’a pas eu le temps de faire avancer la Réunion autant qu’il le voulait. Et Gilbert Aubry, pas en tant qu’homme religieux ou poète mais pour son analyse pertinente de la société réunionnaise. Lui, c’est les moyens et la liberté qui lui manquent, pour avancer dans la ligne qu’il sait si bien définir. Coups de coeur “Moi, qui suis descendant d’esclave, je n’en suis ni fier, ni honteux. Je suis né comme ça, je ne suis pas responsable de ma naissance et je ne suis fier ou honteux que de ce que j’ai fait personnellement”. “Ce qui me gêne, c’est qu’on m’attribue à vie l’identité de descendant d’esclave”.

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JOURNAL DU DIMANCHE 20 décembre 2009 18DOSSIER

“On fait de l’esclavage une exploitation outrancière”ALEXIS MIRANVILLE. Arrière-petit-fils d’esclave, cet ancien professeur d’histoire passe le plus clairde son temps au musée de Villèle, l’un des seuls lieux qui gardent des traces concrètes du passéesclavagiste de l’île. Et la manière actuelle d’aborder cette période le laisse dubitatif. Voire davantage.

On dit qu’il reste peu de vestigesconcrets de l’esclavage à la Réunion.Hormis le musée de Villèle, lesquelspourriez-vous nous citer ?Il reste surtout des lieux. Le cimetière d’es-claves du Père Lafosse par exemple. Maissur les lieux qui restent, il faut un guide,des codes, des clés, pour comprendre. Cequ’on appelle les calbanons, en général,sont postérieurs à l’esclavage, plutôt liésà l’engagisme. Car les esclaves habitaientdans des paillottes, dans des camps, dontil reste des noms mais plus de vestiges. ASaint-Paul, on sait que les chemins pavésont été construits par les esclaves car lespropriétaires devaient donner des journéesd’esclaves au gouvernement. Maisaujourd’hui, à voir les chemins pavés, iln’y a aucun lien direct avec l’esclavage.

Le lazaret de la Grande-Chaloupe ?C’est plutôt lié à l’engagisme. A l’époquede l’esclavage, il y avait des petits laza-rets un peu partout, pour mettre en qua-rantaine ceux qui arrivaient. Quand lesesclaves débarquaient, ceux qui étaient enbonne santé étaient remis aux acheteurs.Tous ceux qui présentaient des signes demaladies étaient admis dans les lazarets.

Le cimetière du Père Lafosse est unhaut-lieu de mémoire, d’où la décisiond’y ériger une stèle en hommage auxesclaves sans sépulture. On dit qu’ilsétaient des milliers...C’est faux car en réalité, sur les proprié-tés, tous les esclaves étaient inhumés. S’ilsétaient baptisés, c’était dans le cimetièreprévu à cet effet, séparé de celui desBlancs. S’ils n’étaient pas baptisés, ilsétaient enterrés sur l’habitation. Il y a bieneu, évidemment, des esclaves sans sépul-ture, mais dire qu’il y en a eu des millierset des milliers, c’est beaucoup plus suspect.

L’objet symbolique de l’esclavage, c’estles fers. Or on n’en trouve pas non plusà la Réunion. Pourquoi ?On devait les utiliser dans toutes les habita-tions, mais à Villèle par exemple, on n’a jamaisretrouvé la trace de la prison, dont on connaîtpourtant l’existence officielle. Dans les regis-tres anciens, on en parle comme d’un han-gar très sommaire et il n’est pas sûr qu’ilétait en dur. Je pense qu’il n’y a pas eu uti-lisation à grande échelle des fers. Pour lecas de Mme Desbassayns, il y avait une gra-duation des punitions, avec deux niveauxd’emprisonnement. D’abord sur l’habitation,pour les sanctions les moins importantes,ensuite à la prison de Saint-Paul lorsquec’était plus grave. Les documents montrentque régulièrement, Mme Desbassyns avaitun esclave dans cette prison.

Pourquoi reste-t-il si peu de choses ?Y a-t-il eu une volonté délibérée detout effacer ?Juste après l’abolition de l’esclavage, je

ne pense pas qu’il y ait eu une volontésystématique de cacher. On est simple-ment passé à l’époque suivante : l’enga-gisme, puis le colonat, qui était aussi uneforme de servitude très dure (1). De l’es-clavage au colonat, il n’y a pas eu de rup-ture brutale mais un passage progressif.Puis il y a eu une période d’oubli total,jusqu’aux années 1960, parce qu’il n’y avaitpersonne pour le dire. Moi-même, j’ai apprisque j’avais des ancêtres esclaves quand j’aicommencé à aller aux archives. Pendant mascolarité, jusqu’à la classe de troisième en1957, le mot esclave n’avait jamais été pro-noncé. Pourquoi ce silence ? Il est proba-ble que les grandes familles, qui avaient lepouvoir à tous les échelons politiques etéconomiques, ne voulaient pas remuercette histoire, car elles se seraient retrou-vées un peu sur le banc des accusés. Enoutre, pendant toute cette période, larecherche historique locale n’était pasdéveloppée. Et puis le sentiment identi-taire d’aujourd’hui n’avait pas cetteampleur. Lorsque j’étais au lycée, on ne seposait pas la question sur ce que nousétions ni sur nos origines. Il n’y avait pasde demande et il n’y avait pas d’offre. Lechangement a commencé dans les années60 lorsqu’on a créé le centre universitaire.

Bien malgré lui, le chanteur Gérald dePalmas a provoqué une polémique,tenant des propos tendant à minimiserl’esclavage à la Réunion. Qu’en est-il ?Evidemment c’est faux. L’esclavage a bienexisté et il a été aussi dur ici qu’ailleurs.

Mais il y a eu plusieurs types d’esclavage.A Villèle par exemple, à l’époque de MmeDesbassayns, c’était très dur. Elle avaitdeux domaines : celui de Saint-Gilles-les-Hauts, qui lui vient de son mari, et celuide Bernica, héritage de son père, avec uneusine sucrière sur chacun d’eux, ce quireprésente un total de 500 hectares sur

lesquels travaillaient 410 esclaves envi-ron. Sur le seul domaine de Villèle, le plusétudié, il y avait 295 esclaves. En 1845, àl’apogée de l’esclavage, c’était le plusgrande propriétaire de Saint-Paul.Dans les grandes propriétés comme Villèle,s’exerçaient des violences dans tous lessens du terme. L’objectif de rentabilitépassait par une organisation rationnellede la main d’oeuvre. Quand on a 295esclaves qui ne sont pas “motivés” pourtravailler (et pour cause : ils ne sont paspayés), ils ont tendance à résister soustoutes les formes possibles : refus de tra-vailler, lenteur, pillages, vols, mensonges,marronage. Le propriétaire devait doncarriver à une sorte d’équilibre : être à lafois dur et paternaliste. La main d’oeuvreétait très hiérarchisée : ceux qui sont à la

base, puis les domestiques, un peu mieuxconsidérés, les esclaves à talents (char-pentier, maçon...), puis, au-dessus, lescommandeurs, qui étaient des esclavesmais choisis en fonction de leurs capaci-tés professionnelles et de leur qualité dechef. Tout cela demandait une organisa-tion qui ne pouvait pas être basée uni-quement sur les sanctions corporelles. Ily avait donc une violence psychologiqueconstante, une atmosphère d’oppression,de méfiance, de conflit et de délation quiétait beaucoup plus dure que les fers.

Sur les petites propriétés, à quoi res-semblait l’esclavage ?Je peux vous en parler en connaissancede cause : mon arrière-grand-père était néesclave dans les années 1835, n’avaitqu’un prénom, Firmin, et faisait partied’une petite propriété de 10-11 esclaves,qui étaient pour la majorité d’une mêmefamille : le grand-père, le père, lesenfants... La présentation que l’on fait del’esclavage aujourd’hui, avec les fers, lescommandeurs, est celle des grosses pro-priétés. Mais je suis persuadé qu’il y a euautant d’esclaves dans les petites exploi-tations, avec 4, 5, 6 esclaves... Là il n’yavait pas de commandeur, pas d’intermé-diaire, c’était l’exploitation directe où l’onpeut considérer que le maître met aussi lamain à la pâte, d’autant que plus la struc-ture est petite, plus il est pauvre, et plusil y a rapprochement. Cela s’est traduitdans le métissage. Des gens comme moi,métissés, sont issus de ces petites pro-priétés. On trouve des gens de mon teintqui portent des noms de petits proprié-taires comme Clain, Hoarau, Serveaux...

L’image monolithique de l’esclavageque l’on diffuse aujourd’hui, entrete-nue par le politique, doit vous agacer...Ah oui ! Le problème, c’est qu’on en faitune exploitation à outrance. Et cetteexploitation-là me gêne. On dit : “Vous les

descendants d’esclaves”. Or moi, qui suisdescendant d’esclave, je n’en suis ni fier,ni honteux. Je suis né comme ça, je nesuis pas responsable de ma naissance etje ne suis fier ou honteux que de ce quej’ai fait personnellement. Evidemment, jesuis fier du chemin parcouru depuis monarrière-grand-père, mais ce qui me gêne,c’est qu’on m’attribue à vie l’identité dedescendant d’esclave. Je ne la cache pas,bien au contraire, d’autant qu’elle est visi-ble sur ma peau, mais c’est ce que je vaisfaire, créer, qui doit déterminer ma per-

Bio Express. Né à Bois-de-Nèfles Saint-Paul et âgé de67 ans, Alexis Miranvilleest sans doute le meilleurspécialiste de Villèle et deson passé. Professeurd’histoire-géographie à laretraite, il s’est pris depassion pour l’anciennepropriété Desbassayns au fildes visites avec ses élèveset a créé en 1995 le Cercledes Muséophiles de Villèlequ’il préside toujours.Alexis Miranville est auteurde plusieurs livres surl’histoire de Villèle et deSaint-Paul, dont sonmémoire de maîtrise réaliséen 1993 : “J’ai repris mesétudes assez tardivement”,sourit-il.

Votre lieu préféré à la Réunion ?Villèle, évidemment, où jesuis pratiquement enpermanence. Et puis laGrotte des PremiersFrançais. Vous voyez lelien : pour moi, il n’y apas incompatibilité entreFrançais et esclavage.Mais j’ai peur que ce lieuperde son nom.

L’objet emblémati-que de la Réunion ?

Le chapeau de feutremasculin tel que le portaitmon père, la façon de leporter comme un objet demode, un peu incliné oupeu vers l’avant. Je l’aiporté jusqu’en 1957 : onn’avait pas de chaussuresmais on avait un chapeau.Il y avait aussi une façond’ôter le chapeau en signede politesse, selon lapersonne qu’onrencontrait.

La personnalité qui a fait avancer la Réunion ?Pierre Lagourgue carc’était un hommepolitique intègre sanscynisme et sansmachiavélisme, sans cetteimage d’homme méprisantpour ses opposants. Il n’apas eu le temps de faireavancer la Réunion autantqu’il le voulait. Et GilbertAubry, pas en tantqu’homme religieux oupoète mais pour sonanalyse pertinente de lasociété réunionnaise. Lui,c’est les moyens et laliberté qui lui manquent,pour avancer dans la lignequ’il sait si bien définir.

Coups de coeur

“Moi, qui suis descendant d’esclave, je n’en suis ni fier, ni honteux. Je suis né comme ça, je ne

suis pas responsable de ma naissance et je ne suis fier ou honteux que de ce que j’ai fait

personnellement”.

“Ce qui me gêne, c’est qu’onm’attribue à vie l’identité de descendant d’esclave”.

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DOSSIER19 JOURNAL DU DIMANCHE 20 décembre 2009

sonnalité, ma valeur... Et c’est tout le petitpeuple que l’on veut enfermer dans ce sta-tut de descendant d’esclave, parce que moi,j’ai la chance d’être capable de passer au-dessus de tout ça. J’ai lu dernièrement quele criminel Agamemnon n’était pas forcé-ment responsable de ses crimes parce qu’ila subi les horreurs de l’esclavage... Mais onne va quand même pas justifier les méfaitsou les bienfaits des uns et des autres enremontant à l’esclavage ! A partir d’un cer-tain moment, on devient responsable deses actes.

Mais il y a bien des séquelles de l’es-

clavage, tout de même !

Je ne dis pas qu’il n’y en a pas. Moi-même,j’en voulais parfois à mon père d’avoir unetrop grande déférence vis-à-vis des blancsdu Bois-de-Nèfles. C’est pour cela que, àun certain moment, j’ai un peu travailléavec le PCR, la structure qui, à travers lejournal Témoignages, dénonçait, à l’épo-que, beaucoup de ces choses. Mais cettevictimisation à outrance du descendantd’esclave, je trouve cela pernicieux.

Vous avez coanimé le débat sur l’iden-

tité nationale à Saint-Paul...

... oui, d’ailleurs, j’étais gêné lorsque lesservices de la préfecture m’ont appelé, carje sais que ce débat est une opération lan-cée par quelques-uns avec l’objectif derécolter des voix, or je ne voulais pas m’en-gager aux côtés de cette personne-là. Maisensuite, je me suis dit qu’à l’échelle locale,les exemples ne manquent pas, non plus,de ceux qui lancent des opérations dansle but de récolter des voix.

Il arrive même que les deux se fassent

la bise, c’est ça ?

Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit(rires). Donc, comme je suis un boncitoyen, décoré de la légion d’honneur,ancien prof d’éducation civique, je ne pou-vais pas me défausser.

Alors sur le fond, que doit-il rester de

l’esclavage dans l’identité locale et

nationale ?

L’identité, pour moi, c’est une questiond’appartenance et chaque personne a de

multiples appartenances. J’ai mon appar-tenance locale - je suis Rénionnais - monappartenance religieuse, politique et j’aimon appartenance nationale. Or pour moi,l’appartenance à la nation française trans-cende tout. La France, c’est beaucoup :dans mon parcours, si je n’avais pas eu labourse départementale pour faire mes étu-des au lycée, j’aurais été maçon ou jour-nalier agricole comme l’ont été mes frères.Ca rejoint cette question de la réparationque posent certains qui parlent de l’escla-vage. Ce que je suis devenu, ce que mesenfants sont devenus, je le dois à l’écolerépublicaine dont je suis un produit. Pourmoi, la plus grande part de la réparationa été faite. Evidemment, il y a lieuaujourd’hui de reconsidérer les moyens carl’ascenseur social est en panne et certai-nes catégories sociales n’ont pas la pos-sibilité d’accéder à ce que j’ai eu. Mais pasdans une logique de réparation, simple-ment dans la logique égalitaire de ce quedoit être la République.

Dans la tête de ceux que vous voyez à

Villèle, que reste-t-il de l’esclavage ?

Je demande parfois : “Comment vivez-vous

votre qualité de descendant d’esclave ?” Onme répond en général : “Ce n’est pas le pro-

blème, maintenant j’ai mes enfants, quand

je leur parle de l’esclavage, c’est pour dire :

on a souffert mais il faut qu’on aille de

l’avant”. L’esclavage, ce n’est pas la préoc-cupation quotidienne des gens. Regardezle 20 décembre : il y a plus de gens dansles magasins que dans les festivités. Etdans les cérémonies commémoratives, d’uncôté on fait beaucoup de fêtes, de l’autreon fait tout jusqu’à la caricature. Quandj’ai vu à Saint-Paul, le débarquement oùon forçait le trait jusqu’à peindre des noirsen blancs ou des cafres clairs en noir pourfaire plus noirs, je subissais ça comme uneespèce de déshumanisation. Il ne s’agitpas de taire les choses, mais de les dire demanière apaisée et dépolitisée.

Entretien : David Chassagne

(1) Un petit métayer qui travaille pour un gros, sans choix de cultures,avec obligation de remettre une partie de la récolte.

“Quand j’ai vu à Saint-Paul, le débarquement où on forçait le trait jusqu’à peindre des noirs en

blancs ou des cafres clairs en noir pour faire plus noirs, je subissais ça comme une espèce de

déshumanisation”.

Pour Alexis Miranville, s’il est un lieuemblématique de l’esclavage à laRéunion, c’est assurément le musée deVillèle, à Saint-Gilles-les-Hauts, anciennepropriété de la célèbre Mme Desbassyns.“C’est le lieu le plus chargé d’histoire pour

les Réunionnais. Vous avez la Chapelle

Pointue qui a servi à évangéliser les mas-

ses et accroître le pouvoir des maîtres, vous

avez l’usine, la maison de maître, le village

de Villèle qui a été construit sur un ancien

camp d’esclave. Pour moi, Villèle est un

livre d’histoire à ciel ouvert”. Cette pro-priété, qui employait 295 esclaves en1845, a été transmise en héritage à lafamille De Villèle, d’où son nom. Le nomDesbassayns a en effet disparu car “sur

cinq fils, trois se sont installés en métro-

pole, les deux derniers se sont installés

à la Réunion mais n’ont pas eu de fils”.

En revanche, deux soeurs Desbassayns

se sont mariées avec deux frères DeVillèle, Joseph et Jean-Basptiste. Villèleétait la plus grosse propriété de l’ouest,mais bien moins importante que celledes Kerveguen, dans le Sud, quiemployait beaucoup plus d’esclaves.

La légende Desbassayns

Pourtant, c’est bien Mme Desbassaynsque la mémoire collective réunionnaiseretient pour symboliser la tyrannie,“sans doute parce qu’elle représente le

pouvoir”, selon Alexis Miranville. “Elle

était la belle-mère d’un premier ministre

de la France, Joseph de Villèle, Charles,

son fils, sera plus tard à la tête du

Conseil général. C’est une famille qui a

trusté le pouvoir alors que les Kerveguen

étaient dans le négoce, les affaires”.Maisla légende Desbassayns commence seu-lement au début du 20ème siècle, à

l’époque où les De Villèle faisaient de lapolitique. Ils étaient membres trèsactifs du parti clérical, contre lesquelsse présentaient des républicains.Jusqu’au début du 20ème siècle, lesattaques frontales sur le thème de l’es-clavage étaient inexistantes et pourcause : les républicains eux-mêmesétaient descendants de grandes famil-les ayant possédé des esclaves.En revanche, à partir de la séparation del’église et de l’Etat, en 1905, le discourscommence à changer. D’autant plusqu’un homme de couleur, à cette épo-que, brigue pour la première fois le votedes électeurs réunionnais : LucienGasparin. Face à lui, un De Villèle,comme il se doit. Dans les meetingspolitiques, la thématique sur le passéesclavagiste des uns et des autres com-mençait à fleurir.

Villèle, “un haut lieu de la servitude”

A Villèle, pour ce 20 décembre, a été reconstitué le Kan Villèle, par l’association du même nom. Sur cette propriété appartenant à

Mme Desbasayns travaillaient 295 esclaves (Photo V.B.).

A St-Louis, le “cimetière des âmes délaissées”Combien d’esclaves sont enterrés aucimetère du Père Lafosse ? On nesait pas, et on ne saura sans doutejamais. Mais ce lieu fait partie deceux qui comptent dans l’histoire del’asservissement à la Réunion.Raison pour laquelle le président deRégion, Paul Vergès, orchestrait le1er novembre dernier l’installationd’une stèle en mémoire des “escla-

ves sans sépulture”.

On sait que ce cimetière, situé prèsde l’Etang du Gol, à Saint-Louis, s’iln’était pas entièrement réservé auxesclaves, leur était consacré en par-tie. Aussi en parle-t-on comme du“cimetière des esclaves” ou encoredu “cimetière des âmes délaissées”

mais surtout du “cimetière du Père

Lafosse”. Le Père Jean Lafosse, né en 1745 et mort en 1820, est en effet reconnu comme un protecteur des Noirs.C’est d’ailleurs dans ce cimetière qu’il est enterré. Trois ans après, les inhumations étaient interdites sur ce site.

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JOURNAL DU DIMANCHE 20 décembre 2009 20DOSSIER

Les calbanonsde l’histoire

On en trouve encore sur les sites d’an-ciennes usines sucrières dans l’Est etdans le Sud notamment. Certains ontété retapés, d’autres abandonnés sousdes lianes… : les calbanons sont lesanciens logements des esclaves. Ils sontdevenus ensuite les habitations des tra-vailleurs engagés après 1848, année del’abolition. Ce sont dans ces bâtimentsen dur ou en paille que les hommesétaient regroupés. Selon plusieursrécits, les calbanons offraient très sou-vent des conditions d’hygiène déplora-bles et précaires. Ces habitations de for-tune ressemblaient à s’y méprendre àdes boxes pour animaux.

Un lien étroit avec le culte de l’hindouisme

Selon l’historien Sudel Fuma, les enga-gés étaient mieux lotis que les esclavesmais condamnés à une promiscuité etune absence de confort. Une réalitébien différente de ce que prévoyait l’ar-ticle 27 d’un arrêté du 30 aoùt 1860. Cetexte obligeait l’engagiste à fournir “parâge” et “par sexe” des logements conve-nables, avec des couchages à 50 centi-mètres au-dessus du sol. Or, en raisonde l’étroitesse des lieux (pièces de 9m2pour certains, 16m2 pour une familletoute entière), la vie des esclaves etengagés se déroulait devant la porte deleur calbanon. À Sainte-Suzanne, 389esclaves, puis, près de 400 immigrésindiens ont habité dans les calbanons

de Bel-Air ayant appartenus au 18e siè-cle à la famille d’Augustin Panon. Bel-Air était considéré comme “le poumonagricole de Sainte-Suzanne”. Beaucoupd’habitants de la commune y ont tra-vaillé dans des champs de cannes ou delégumes. Les calbanons ont un lien étroit avec lapratique du culte de l’hindouisme à laRéunion. Exemple : sur ce domaine deBel Air, les travailleurs engagés prati-quent des rites tamouls. Un temple de7 mètres sur 10 sera construit en 1881sur les terres de Kerveguen, à proximitédes calbanons. Mais estimant que cescérémonies étaient bruyantes et gênan-tes, le propriétaire ordonne la ferme-ture de la chapelle. “Le même jour, les

calbanons ont pris feu et il y a eu plu-

sieurs décès”, confie Vel Mounigan. Unrécit que l’on retrouvera dans le livre deBernard Batou intitulé “Jacques Bel Air-Ce quartier chargé d’histoire” qui seraédité l’an prochain. Son grand-père -Antoine Paquiry - déplacera les Dieuxdu temple vers le front de mer dans unlieu plus calme. Là où se dresseaujourd’hui la chapelle Front-de-Mer.“Tous les gens qui vivaient dans les cal-banons venaient avec nous participer aux

cérémonies, à la fête. Il y avait une

grande solidarité au sein des familles et

des travailleurs. Tous participaient à l’or-

ganisation de la fête”, raconte le prési-dent de l’association. Un temps révolu.

J.P-B

À Sainte-Suzanne, 389esclaves, puis,près de 400immigrésindiens onthabité dans les calbanonsde Bel-Air.

Selon plusieurs récits, les calbanons offraient très souvent des conditions d’hygiènedéplorables et précaires.

Des milliers d’actes d’affranchissement

pour autant de naissancesCe sont de vieux papiers, qui pourrissent, pour certains, auxarchives départementales. Mais des papiers chargés d’âme,de frissons, de grande et de petites histoires. Et le coupleNourigat, deux enseignants retraités installés à La Bretagne,a fait de l’épluchage de ces actes d’affranchissement un tra-vail à temps plein. Mieux : une mission dont la Réunion toutentière, un jour les remerciera. “Nous faisons pour les noirsle travail que Ricquebourg a réalisé pour les blancs”, indiqueBernard Nourigat sans la moindre forfanterie.Car tous les affranchissements sont documentés avec préci-sion. Et bien avant 1848, date de l’abolition de l’esclavage.“Dès la fin du 18ème siècle, on sait que des esclaves ont été

affranchis pour bons et loyaux services ou pour toute autre

raison. Avant 1848, trois publications étaient obligatoires dans

les journaux, au cas où certains auraient voulu s’opposer à l’af-

franchissement. Le maître devait en tout cas prouver que l’af-

franchi ne serait pas une charge pour la colonie : on lui don-

nait de l’argent, une propriété, une petite case et parfois un

ou deux esclaves pour pouvoir travailler sa terre”.

Avant 1832, on laisse à l’affranchi son prénom d’es-clave, mais une loi votée en juillet de cette année-là impose qu’on lui octroie un patronyme. “Soit lepropriétaire le choisit lui-même, soit c’est l’officier

d’état-civil qui décide”. Avec des modes de désigna-tion divers et variés (voir ci-contre). En tout cas,acte éminemment symbolique, l’acte d’affranchis-sement apparaît dans le registre des naissances dechaque commune réunionnaise.

65 000 esclaves et 40 000 maîtres potentiels

Bref, Bernard et Pierrette Nourigat se sont plongésdans les journaux en remontant jusqu’à 1810, soitdes milliers de publications. “Il y a encore moyen de

chercher dans la période antérieure, à condition de

s’intéresser aux archives notariales”. Tâche à laquelleles retraités n’ont pas eu le temps de s’adonner.À partir de 1848, les maîtres n’ont plus le choix :l’abolition est passée par là et l’affranchissementest obligatoire. “Il restait environ 65 000 esclavespour 40 000 maîtres potentiels”, estime Bernard

Nourigat. Chaque propriétaire doit donc se rendre chez ledélégué, qui, dans chaque commune, tient le registre d’af-franchissement - “à Saint-Paul, on comptait une quinzaine

de délégués, à Saint-Denis, treize”. Pendant trois mois, denovembre 1848 à janvier 1849, c’est le défilé incessant demaîtres et de leurs esclaves, “mais on trouvera encore des

affranchissements en juin 1875”, précise Bernard Nourigat.Notre couple de retraités n’en finit plus d’aller de découver-tes en découvertes, avec une méthode étonnante de préci-sion et de professionnalisme. A ce jour, ils ont déjà publiépratiquement 5 000 pages de listes. Actuellement, ils sontcorps et âmes dans les registres de Saint-Denis. Un apportinestimable à la Réunion tout entière. Dont semblent seficher éperdument les collectivités locales, qui n’ont mêmejamais fait l’acquisition de ces précieux documents.Désespérant, non ?

D.C.

Voici les actes d’affranchissement, conservés par les archives départementales. A chaque case, un esclave qui vient de recevoir un nomet un prénom.

Bernard et Pierrette Nourigat ont déjà publié 5 000 pages de listes de noms d’esclaves affranchis.

Page 4: On fait de l’esclavage une exploitation outrancière

DOSSIER21 JOURNAL DU DIMANCHE 28 juin 2009

De drôles d’histoires de noms

La veuve de Souville vient affranchir ses esclaves qui s’appelleront Vousille, Lousvile, Soulvie, Villesou... une suite

sans fin d’anagrammes.

Imaginez le casse-tête : trouver 60 000 nouveaux nomsde famille en quelques mois. Pour les délégués de l’état-civil, à partir de 1848, il fallait faire preuve d’imagina-tion. Et ces commis de l’Etat, tout comme les proprié-taires d’esclaves, n’en ont pas manqué.Exemple marquant, lorsque ce 1er décembre 1848, unedame de Souville se présente avec ses esclaves à Saint-Denis. A sa suite, une cohorte d’esclaves, hommes etfemmes, à qui seront donnés chacun un nom différent,dérivé de tous les anagrammes possibles de son pro-pre nom.Naîtront ainsi officiellement ce jour-là PaulineVousille, Victoire Lousvile, Gertrude Souvlie, Denise

Soulvie, Lisette Villesou et ainsi de suite. “Parfois, c’étaittrès simple : le maître arrivait avec ses douze esclaves

qui avaient chacun leur prénom et on décidait d’appe-

ler le premier Janvier, le deuxième Février...” relateBernard Nourigat. C’est connu : nombre de patrony-mes ont été accordés en fonction de caractéristiquesphysiques ou morales, parfois de manière humiliante(Mieuxquerien, Coupdesec...). D’autres noms ont étéfabriqués à partir d’objets (Chapeau, Tabouret...), delieux (Lafrique, Bourgogne...). Bernard Nourigat amême trouvé un esclave baptisé du nom de son vil-lage natal, dans l’Indre.

Enilorac et Thérinca. Dans lacatégorie anagrammes, le nomEnilorac, par exemple, vientdirectement du prénom Caroline,écrit à l’envers. De même, le nomThérinca a été attribué à un esclaveprénommé Jean, dont la mère seprénommait Catherine. Ne restaitplus qu’à mettre les syllabes dans ledésordre. En revanche, Nativel n’estpas un anagramme de Lévitan,comme on le croit parfois, puisquece nom est bel et bien originaire de

Paris. “En revanche, un Nativel, àSaint-Pierre, lorsqu’il a affranchi sesesclaves, a attribué Lévitan commenom à l’un d’entre eux”, préciseBernard Nourigat.

Un affranchissement enguise de récompense. Avantmême l’abolition de l’esclavage, lesmaîtres affranchissaient parfois leursesclaves. Exemple le 17 mars 1834,un certain Etienne est affranchi, àl’âge de 23 ans, par son propriétaire,

Monchéry Bègue, à Saint-Pierre.Motif : “Sa mère, Adélaïde, a sauvé ladame Roland, sa maîtresse, dans larévolte de 1812”.

“Le citoyen...” Pour chaqueaffranchissement, la formuleutilisée par les officiers d’état-civilest immuable : “Le citoyen... filsde..., domicilié à... inscrit sur leregistre matricule... s’est présentéaprès avoir été reconnu par nous et areçu les noms et prénoms de...”.

La maison de Claude Bazile s’apparente à la caverned’Ali Baba. De ses malles pleines de trésors, il nousavait sorti, à l’occasion du centenaire de JulietteDodu, des documents inédits qui avaient notam-ment permis de lever le voile sur le mystère de ladate de sa mort. A l’occasion de la commémorationdu 20 décembre 1848, Claude Bazile est revenu versnous avec une nouvelle fois des éléments inédits.Il a ainsi en sa possession un passeport valable

pour un voyage à Maurice, émis le 12 mai 1849pour le citoyen Henry Martin Flacourt, propriétaireà Saint-Denis, et signé du commissaire général dela République Sarda Garriga (voir page suivante).Plus émouvant, les menottes et les fers destinésaux pieds qui datent de l’époque de l’esclavage.“Les menottes, je les ai trouvées chez un antiquaire

à Vannes. Les fers aux pieds j’en ai fait l’acquisition

lors d’une vente aux enchères à Drouot.”

Des fers chargés d’émotion

Emouvant, les menottes et les fers destinés aux pieds qui datent de l’époque de l’esclavage.

A Villèle avaient été

réunis des

descendants

d’esclaves ayant

travaillé sur la

propriété. Certains

arbres

généalogiques ont

aussi été

reconstitués.