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Depuis plus d’une vingtaine d’années, l’œuvre de Christiane Geoffroy s’élabore à partir de la science, qu’elle explore et interroge sans relâche à l’aide de médiums variés : dessin, peinture, photographie, vidéo. Nourrie par les liens étroits entretenus avec de nombreux chercheurs, l’artiste construit un univers singulier dans lequel l’objectivité scientifique se conjugue à la poésie et au sensible pour sonder le monde du vivant et du cosmos. Ce travail la conduit à explorer l’écoulement du temps, à l’échelle de l’espèce humaine d’abord, puis de l’univers. Depuis plusieurs années, ses recherches sont liées aux préoccupations cruciales de notre époque : l’Anthropo- cène et les changements climatiques. Paul Ardenne 9 782358 640800 24 € Christiane Geoffroy On dirait que j’étais… l’archipel des Kerguelen Christiane Geoffroy On dirait que j’étais… l’archipel des Kerguelen

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Depuis plus d’une vingtaine d’années, l’œuvre de Christiane Geoffroy s’élabore à partir de la science, qu’elle explore et interroge sans relâche à l’aide de médiums variés : dessin, peinture, photographie, vidéo. Nourrie par les liens étroits entretenus avec de nombreux chercheurs, l’artiste construit un univers singulier dans lequel l’objectivité scientifique se conjugue à la poésie et au sensible pour sonder le monde du vivant et du cosmos. Ce travail la conduit à explorer l’écoulement du temps, à l’échelle de l’espèce humaine d’abord, puis de l’univers. Depuis plusieurs années, ses recherches sont liées aux préoccupations cruciales de notre époque : l’Anthropo-cène et les changements climatiques.

Paul Ardenne

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Glossaire Manip Activité scientifique se passant en général sur le terrain. Par extension, toutes sortes d’activités autorisées ou non.

Goéls Abréviation de goéland.

Exclos Contraire d’enclos.

Opé Opération. Dépose et récupération de personnes, vivres et matériel lors du passage du Marion- Dufresne sur les îles des Terres australes. Au nombre de quatre par an, elles s’échelonnent au cours de l’année.

Événement anthropocène Essai publié en 2013, de Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz.

Bonbon Jeune éléphant de mer. Nourriture très appréciée des orques.

Manchotière Colonie importante de manchots qui vit sur terre.

Valse avec Bachir Film d’animation autobiographique d’Ari Folman.

Disker Chef de district de Kerguelen.

Skua Oiseau de grande taille, 140 centimètres d’envergure. Très intelligent et opportuniste. Il est l’un des grands prédateurs de l’archipel des Kerguelen.

Vac Radio spécifique à la base.

BCR Militaire qui travaille aux communications radio.

Cabatique Nom donné au vent Antarctique, l’un des plus violents du monde.

Géner Personne qui s’occupe de la réalisation et de la coordination sur base des programmes scientifiques gérés par l’Ipev.

Fuli Diminutif d’albatros fuligineux.

Ipev Institut Paul-Émile Victor. Basé à Brest, il sélectionne et encadre tous les programmes scientifiques des Terres australes et antarctiques.

Haret Chat domestique redevenu sauvage.

Diffusion spermatic Référence à voir sur le net à : http://www.christianegeoffroy.com Rubrique : genetic, diffusion spermatic 1991

VSC Volontaire du service civil. Quasiment toutes les personnes sur base qui recueillent les données scientifiques sont vsc.

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Même la lune tangueJ’apprends que l’éléphant de mer possède une respira-tion volontaire et utilise son cerveau pour respirer. Que les albatros passent les six premières années de leur vie en mer, sans jamais revenir sur terre. Que les manchots choisissent leur partenaire selon l’intensité de la cou-leur orange du bec et des motifs de chaque côté de leur tête. Trois jours déjà que j’ai embarqué sur le Marion-Dufresne, je découvre tout : la vie sur le bateau, la mer, les scientifiques, l’équipage… La lune, avec le tangage, a un comportement anxiogène. Elle arpente le ciel en allers-retours incessants. J’apprends que les dauphins dorment, en alternant cerveau droit et cerveau gauche. Je partage ma cabine avec une scientifique qui travaille sur les escargots subantarctiques. Une partie de leur coquille est molle. Je saute du coq à l’âne, j’écris comme je vis. Les albatros sont arrivés hier, le jour de mon anniversaire. La nuit, ils dorment où ? Mer ! Ciel ! Une trentaine de scientifiques sont à bord, et je voudrais tout connaître de leurs recherches. J’apprends que la calotte

Avertissement : Les initiales des personnes citées dans le texte appartiennent à la fiction.

www.christianegeoffroy.com/blogs

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glacière du mont Cook fond très rapidement. Que, sur l’archipel des Kerguelen, soixante-dix variétés de plantes ont été introduites par l’homme, dont sept sont invasives. Idem pour les espèces animales dont le lapin, le chat, le renne… Demain, nous serons à Crozet. Nous aspirons chaussures, sacs, sacoches d’appareils photo, poches et doublures de vestes… afin d’éviter l’apport de graines étrangères. Éradiquer toutes les espèces exogènes est un questionnement qui revient régulièrement, car les îles sont classées réserve naturelle. Les chats, les lapins et les rats semblent être les premiers sur la liste. Les méthodes pour ces éradications, à l’étude et parfois déjà testées, me mettent en état de sidération. Les essais pourraient s’ex-périmenter sur de petites îles de l’archipel ! J’apprends que pour le lapin il pourrait être question de répandre le virus de la myxomatose, pour les chats, le virus du sida, pour les rats, des anticoagulants… Mais j’ai certainement mal compris. Je ne sais que penser. J’ignorais que l’on pouvait répandre des virus en toute impunité. Alors, je vais regarder les vagues. Longtemps ! L’océan a une puis-sance que je n’ai jamais rencontrée. Les vagues avec leurs crêtes blanches sont presque noires. Le titre de Maurice Blanchot, L’Obscur, surgit. La mer déferle avec force et élégance. Aucun navire à 360 degrés. Dans le sillage du bateau, l’eau se transforme en écume de marbre avant de se dissoudre dans les profondeurs. Penser qu’elle vient de l’Antarctique me dilate les pupilles, je voudrais tout retenir des sensations que je découvre. Dans la nuit, nous arrivons à Crozet. L’hélico enchaîne rotation sur rotation.

Cinq personnes à la fois. Il transporte le fret et le frais. Les cales du bateau sont grandes ouvertes. Immenses. J’apprends que les dauphins de Commerson sont endé-miques de Kerguelen. Le Marion jette l’ancre, face aux falaises de l’île. S’est positionné en fonction du vent pour faciliter les atterrissages de l’hélico. Mer +++. Mes jambes s’arquent. Sensation de chevaucher un animal invisible. Le débarquement est annulé ! Vent à plus de 45 nœuds. J’apprends que les satellites sont utilisés dans les îles pour cartographier les plantes. Pendant que j’écris, dans la cabine voisine, un scientifique en déserrance tambou-rine sur je ne sais quoi. Façon comme une autre de dis-courir avec le vent et la mer qui swinguent de concert. Au mouillage, le bateau tire comme un chien attaché, trop court. Qu’un rien énerve. J’apprends que certaines balises peuvent être introduites dans les corps des man-chots. Je viens de trouver comment alterner chauffage et ventilation ! Le Marion livre des caillebotis à un autre point de l’île, afin de préserver la flore lors des déplace-ments humains. Première nuit sur le bateau pour ceux qui terminent leur mission à Crozet. Après la projection du film en soirée, je descends au bar, découvre une ambiance plutôt festive. Sur la piste, ça se mélange. Au bar, ça dis-cute. Programmes scientifiques et différentes manips*. J’apprends que des balises sont aussi posées sur la tête et le dos des éléphants de mer. Le départ du bateau est pro-grammé vers 11 h. La descente, dans des eaux de plus en plus tourmentées, agrandit le club des patchés. La bouche en mode « post fête » en sera un des effets secondaires.

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Toute opération, tête en bas devient périlleuse. Roulis et tangage se succèdent. Mes deux valises deviennent ingé-rables. Elles passent, telles deux siamoises en furie, d’une extrémité à l’autre de la cabine, en glissant sur le sol. Je finirai par les coller dans ma couchette. Je dors comme un fœtus qui hésite à prendre le col. Trois jours de mer. Nous franchissons les quarantièmes rugissants. C’est comme un rêve d’être là, sur ce bateau mythique, sous de telles latitudes. L’océan bordé d’horizons et la densité humaine du bateau m’hébètent et me submergent par moment. Penser qu’un des non-lieux de Foucault s’incarnerait ainsi m’émeut. Je finis de rédiger mon courrier pour qu’il parte avec la rotation. Discussion avec un des membres de l’équipage. Il a travaillé sur des porte-conteneurs, des bateaux de pêche… Belle tête burinée ! Trombinoscope à 13 h pour ceux qui descendent à Kerguelen. T. a col-lecté des escargots subantarctiques à Crozet pour ses recherches. Elle les nourrit de lichens. Ils ne pourront pas être relâchés. Comment finiront-ils ! Lessive. Les doses s’achètent sur le bateau. Je passe quasiment tout mon temps à discuter avec les scientifiques. J’apprends qu’il existe des similitudes entre le système immunitaire des moules et celui de l’homme. Que les moules ont des faci-lités à stocker les polluants. Nous aussi ? À 5 h du matin, le bateau est au sud de l’archipel. Le temps est royalement bleu. Les sommets enneigés. Aucun arbre, ni de loin, ni de près. Une sensation de sublime. L’hélico effectue des rotations non-stop, le bateau résonne de ses départs et de ses arrivées. À 8 h, c’est au tour des trois glaciologues

d’embarquer avec leur matériel. Ils emporteront aussi de bonnes bouteilles car ils passeront les fêtes de fin d’année sur leur calotte glaciaire, à analyser les effets des change-ments climatiques. Dans leur cabane, ils ne pourront pas tenir debout. Trop petite ! Formation d’une matinée aux premiers secours donnée par le médecin du bateau. Mon massage cardiaque n’est pas très efficace. La cage tho-racique du mannequin vibre à peine ! J’apprends que le cnes (Centre national d’études spatiales), établissement public et privé, s’occupe de la surveillance des satellites. Toute la journée, nous longeons le sud de l’archipel. Le bateau glisse le long des côtes. Aucune image ne pour-rait retransmettre la beauté des paysages. La mer est étale. Incroyable de plénitude. Nous pénétrons dans la baie du Morbihan, la base de Port-aux-Français apparaît. D’abord les dômes blancs, puis des bâtiments semblables à une zone industrielle sans ville. La nuit tombe douce-ment. De la fenêtre de ma cabine, je vois les phares d’une voiture. Je m’endors avec cette image. Le Marion s’est ancré dans la baie sur le point gps réglementaire. J’ai la base en face de moi. Elle ressemble à un village de mon-tagne et de mer qui n’a pas eu le temps de vieillir. J’aime son exotisme sans racine. Les sacs postaux et le méde-cin-chef partent avec la première rotation. La philatélie des Terres australes est atypique et les collectionneurs nombreux. Je monte dans l’hélico, assise à côté du pilote. J’ai l’impression d’être mon chien, tout fier, assis sur le siège avant de la voiture. Truffe en avant.

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Débarquement Après les passagers, l’hélico transporte les conteneurs et repart aussitôt. Son cordon ombilical pendouille sur plusieurs mètres. Je mange, pour la première fois, du car-paccio de légine. Un régal ! Je déballe mes affaires et file me connecter. Une heure trente pour envoyer mon pre-mier mail. Une vague de désespoir tente de m’atteindre. La base résonne de sons nouveaux. Les plus spectacu-laires, les éléphants de mer. Entre barrissements et bruits digestifs d’une turista en devenir. Les plus bruyants, les goéls*. Ambiance de cour d’école à l’heure de la récré. Le tout mixé par des rafales de vent qui repartent aussi furieusement qu’elles arrivent. Pour les repas, de longues rangées de tables. On s’assoit par ordre d’arrivée. Mixage humain simple et efficace. J’achète une carte et téléphone à ma fille, j’aurai son répondeur. En début d’après-midi, je pars à l’anse des Pachas avec une dizaine de personnes, contente de pouvoir marcher à nouveau. J’apprends que « pacha » est le nom donné aux éléphants de mer mâles. Qu’ils constituent un harem d’une centaine de femelles, à l’époque des amours, après des combats légendaires. Juste derrière une butte, se trouve une petite colonie de man-chots papous, un peu craintifs, mais magnifiques. Les rochers sont noirs. Même si ce déplacement en troupeau n’est pas vraiment ma tasse de thé, le soleil, les nuages, la lumière, en feront un grand moment de bonheur. Nous passons devant un exclos* de la superficie du quart d’un terrain de foot. Ce terrain est entouré d’un grillage à mailles fines, il est utilisé pour connaître la croissance

de la végétation sans lapin. Endogène/exogène ou l’idée d’un couple impossible. Mixité contre nature. Faire des parallèles avec l’immigration serait certes tentant, mais facile ! La tarte aux pommes est une merveille, cannelle et caramel, des saveurs tout en rondeur ! Demain fin de l’opé 4*. La nuit risque d’être blanche pour ceux qui partent ! Balade matinale sur base au pays des éléphants de mer. Ils remontent sur les terres, parfois assez loin de l’océan. Leur odeur imbibe les cellules olfactives. L’acidité de leurs excréments brûle l’Acaena. Leur énorme masse me fascine, ils ondulent sur quelques mètres et s’arrêtent, quelques secondes ou quelques heures. Ils aiment s’entasser à plusieurs, collés-serrés dans de grands baquets modelés par leur masse dans la terre humide. Les souilles sont pour eux, j’imagine, les plus royales des chambres à coucher. Le rituel de l’em-barquement a commencé, toute la base assiste aux adieux. Le ciel dégouline furieusement. Je loge dans le bâtiment de l’armée de l’air, je finis de défaire mes valises. Je sors profiter du vent. J’enfouis des coquilles de moules bleues dans mes poches. Soleil, marée et temps ont nuancé les couleurs, palette de violine. Je visite les trois fillots, premiers bâtiments de la base, maintenant abandonnés. Certains de ces anciens laboratoires sont restés en état, d’autres sont tagués. Dessins d’oiseaux. Crânes d’ani-maux en petits tas, comme des autels. Je regarde la fonta-nelle d’un renne, fine et sinueuse, un chemin de vie à la Kiarostami ! Aujourd’hui, les éléphants de mer, peut-être attirés par la pluie incessante, sont près des bâtiments.

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Deux sont couchés sur le perron du réfectoire, un autre sieste sur l’unique rond-point. Le traditionnel steak-frites du vendredi soir marque la fin de la semaine. Fête, jusque tard dans la nuit. Le lendemain, je marche sur la route 66, la seule de la base. Le silence est total. Un plateau de cail-loux et d’Acaena s’étend à perte de vue. Paysage lunaire encerclé par une chaîne de montagnes. Ce soir, je termi-nerai L’Événement anthropocène*. Extrait de la quatrième de couverture : Depuis la révolution thermo-industrielle, notre planète a basculé vers un état inédit. Les traces de notre âge urbain, consumériste, chimique et nucléaire resteront des milliers, voire des millions d’années, dans les archives géolo-giques de la planète. Comment introduire cette idée dans mes enregistrements ? Un bonbon* sera équipé d’une balise gps pour connaître ses premiers déplacements en mer. J’écoute un podcast sur la violence et l’agression dans la relation animal / humain. Définition d’une rela-tion : ensemble ou somme des interactions entre les individus. Définition d’une agression : comportement adaptatif.

J’aurais tellement aimé connaître l’émoi amoureux d’un manchot !Demain je partirai pour la manchotière* de Ratmanoff, avec le tracteur et passerai Noël en cabane. 5 h 30, der-niers préparatifs. J’ai un petit parc matelassé installé dans la remorque, au milieu des touques. Paysage caillouteux aux secousses pleines d’énergie. Puis nous longeons les côtes. Beaucoup d’éléphants de mer. Le tracteur slalome pour les éviter, certains dorment tellement profondément

qu’il faut klaxonner, descendre du véhicule pour les inci-ter à se déplacer. Les plages sont d’un gris-noir emprunté par Goya, dernière période. Une lumière survitaminée. Sublime ! Subtile ! J’aperçois de très jeunes pétrels, tout en duvet bleu-gris, derrière un rocher. Je vois un alba-tros, debout à côté de son nid. Si grand que mes yeux sont devenus jumelles. D’émerveillement, j’ai oublié de le photographier. Des bientôt adultes s’essayent au vol. Du sol, ils courent, ouvrent les ailes. Sans arriver à décoller. J’apprends que les couples d’albatros font des rotations en mer d’une dizaine de jours et parcourent des milliers de kilomètres, pour nourrir leur poussin. Qu’une femelle pond un œuf tous les deux ans, à partir de sa septième année. On longe l’océan encore et encore. Je me glisse dans mon duvet, la pluie mélangée au vent me cingle le visage. La remorque brinqueballe de plus belle. Crêpe en lévitation dans sa poêle, je finirai par faire la planche comme une naufragée, entre les deux montants de la remorque. Mon coccyx n’émet plus aucun signe vital. Je vis le plus long travelling de ma vie, dans de sublimes paysages. Arrivée à la cabane du Guetteur, j’aurai du mal à retrouver la parole. Je suis saoulée par le vent, le froid et l’intensité du voyage. La manchotière est gigantesque. À l’intérieur de cette médina sans mur, les adultes couvent. Femelle et mâle sont visuellement identiques. Les imma-tures et les poussins gravitent autour, en satellite. La mue a commencé. J’apprends qu’elle dure un mois par an et que, au cours de cette période, le manchot ne pourra pas pêcher. Diète absolue. Pour les adultes, changement de

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plumage et, pour les poussins matures, transformation de leur duvet marron laineux en plume. Je vois des parents nourrir leur progéniture par régurgitation, de bec à bec, le petit enchâssé dans le grand. J’apprends aussi que toute la famille possède la même signature vocale pour se recon-naître. Je regarde cinq manchots marcher en file indienne. Soudainement, l’un se retourne et commence à reluquer l’autre, le bec en avant, l’air querelleur. Les corps se rap-prochent, de grands coups d’ailerons fusent. Et la pro-menade reprend. Au sol, de nombreux ossements. Des oiseaux tournent. Tout est bon à prendre : œuf, poussin, blessé, malade, infirme, vieux… Dans la cabane, les ordi-nateurs toujours ouverts contiennent des données scienti-fiques, mais aussi de la musique, des films, des séries… Le repas de Noël sera plutôt joyeux, et excellent. Je vais pis-ser dehors. Le noir est total. Le vent puissant. Se mettre les fesses à l’air équivaut à une cellule de dégrisement aux effets instantanés. Le lendemain, le travail conti-nue comme si ce jour de fête était un autre. Sélection de couples en parade. Les manchots sont aplatis sur le plan-cher de la cabane, quelques plumes arrachées, et une puce de 3 à 4 centimètres est injectée sous la peau avec un fusil spécial. Chaque couple a un numéro inscrit sur le poitrail avec de la teinture violette. La tête de chaque animal est recouverte d’une capuche pour réduire le stress. Il est pesé, dans un grand sac suspendu à une balance, puis bec et aile-rons sont tour à tour mesurés. L’animal se débat comme un fou. Ce mode de fonctionnement occasionne à l’animal un stress supplémentaire. Une fois, l’animal capturé et

calé sous le bras pour l’empêcher de se débattre, ne serait-il pas plus simple de monter sur un pèse-personne, après avoir établi la tare humaine ? Les chiffres sont répertoriés sous son numéro de transpondage. Étonnant, ce mixage de pratiques, entre l’utilisation de nouvelles technolo-gies d’obtention de données et ces mesures qui semblent appartenir, dans leur systématisme, à un autre siècle ! Plus tard, j’apprendrai que ce programme sur les couples en parade a été arrêté. Les perturbations occasionnées par les manipulations ne permettaient pas aux couples en parade de se retrouver. Le jour suivant, le marquage continue, avec cette fois des manchots dont le corps a mué, mais pas la tête. Le travail est rude, les animaux se débattent à coups d’ailerons. Je ne pose plus de questions, car j’ai l’impression d’être la seule à ressentir violence et domination. Je suis aussi très étonnée par ma naïveté. En venant sur le terrain, je m’attendais à quoi ? Une grande chaise métallique, style Roland-Garros, est mise en place dans l’après-midi, pour surveiller la manchotière. Un robot téléguidé à quatre petites roues est sorti des caisses de matériel. Le programmer ne semble pas si simple ! Il sera utilisé pour recenser et étudier les déplacements des manchots transpondés. Je passe le reste de la journée à les observer : entrer et sortir de l’eau, dormir, marcher, causer… Je me régale ! Au démarrage du tracteur, un phy-lactère d’adieu monte au-dessus de la remorque. Plus tard, je dérusherai mes images. Comment exposer un manchot, retenu par les ailerons, compressé entre les jambes d’un homme, se débattant, un bas noir sur la tête, et un numéro

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bombé sur le poitrail ? Je comprends alors que vivre sur le terrain engendre des questionnements éthiques com-pliqués dans leur forme et dans leur restitution au public. Les images drainent des éléments de notre mémoire col-lective et rappellent que ce qui est fait sur l’animal peut être fait sur l’homme. Autocensure, ou comme dans Valse avec Bachir*, j’utiliserai un autre médium !

L’or blanc se mange aussi en carpaccioAu matin, un bateau de pêche de La Réunion est amarré dans la baie, en face du port pétrolier. La Croix du Sud, un hommage à Mermoz, peut-être ! Se ravitailler ici lui permet de gagner des jours de pêche sur zone, même si le prix du carburant est le double. Les marins sont à bord depuis deux mois, ils pêchent essentiellement de la légine. Dissostichus eleginoides. Imprononçable, mais je me délecte de ce nom latin élégant. J’apprends que ce pois-son de l’océan Austral vit dans les grands fonds, jusqu’à 2 500 mètres. Peu connu en métropole, il est très apprécié par les pays asiatiques et d’Amérique du Nord. Son cycle de reproduction est très lent pour notre monde contem-porain : dix ans. La légine se pêche à la palangre. Engin de pêche dormant, dit la définition du web. En fait, c’est une immense ligne mère sur laquelle sont fixés des milliers d’hameçons. La cale de chaque bateau-usine peut conte-nir jusqu’à 300 tonnes de légine congelée. Son poids éco-nomique est important, de l’or blanc français, dit encore le web. Pour chaque campagne de pêche, un observateur

des taaf est embarqué pour garantir la pérennité des res-sources ! Les oiseaux marins, albatros, pétrels, etc., atti-rés par la nourriture, se sont fait décimer par ces longues lignes d’hameçons. Actuellement, la présence de bande-roles est obligatoire. Mais la population d’albatros n’aug-mente pas pour autant ! Le temps est radieux. Militaires et disker* sont au port pétrolier. Sous le ponton du port, nichent plusieurs couples de goéls. Des oisillons sortent, tout égarés par ce remue-ménage. Mécontentement parental. Un enrouleur bien plus grand que moi fait face à la mer. La manche sera déroulée jusqu’au bateau à l’aide du Zodiac. La radio crachote : port pétrolier, port pétrolier pour La Croix du Sud, le Zodiac vous amène la manche. La Croix du Sud, La Croix du Sud pour port pétrolier, bien reçu… L’opération dure plusieurs heures. Une guirlande de bouées orange décore la mer d’un land-art un peu resucé. Elle évite à la manche de couler. Couchée sous l’enrouleur, je filme. À la fin du ravitaillement, le tuyau s’enroule méthodiquement jusqu’à ce que le rang soit complet. Et recommence. Qu’un enrouleur soit si organi-sé me fascine. Soudain, j’ai froid. Je rentre avec le camion de pompier. Il date un peu, comme moi, sauf qu’il est rouge. Dans quelques semaines, un autre bateau viendra se ravitailler. Quatre marins de l’équipage passeront plu-sieurs heures sur base. L’un d’eux a besoin de consulter le médecin. Bonnets fourrés, cirés jaune, et bottes orange. Ils continueront leur saison de pêche vers l’île de Crozet encore un mois, avant de rejoindre La Réunion. Que leur vie a l’air âpre, même leur visage le dit !

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Biomar…Le bâtiment consacré à la recherche scientifique s’ap-pelle Biomar et accueille plusieurs équipes de recherche. Trois scientifiques travaillent sur le système immuni-taire des moules. Il s’agit d’étudier les corrélations entre les variations du système immunitaire et le changement de température. Les moules bleues seront plongées pen-dant vingt-cinq jours dans des bacs remplis d’eau de mer à des températures qui varient de cinq en cinq jusqu’à vingt-cinq. À la fin du protocole, l’hémolymphe sera pré-levée et analysée. Les mouches aptères naissent, vivent et meurent au cœur des feuilles des plantes, comme le chou de Kerguelen, espèce endémique de l’archipel. Le vent incessant a dû les décourager d’investir dans des ailes ingouvernables. Des études sont aussi faites sur des mouches aux ailes minuscules. Toutes sont dans des boîtes transparentes, sans nourriture. Combien de temps mettront-elles à mourir, ce sera le but de l’expérience ! Un autre protocole étudiera leur résistance aux change-ments de température. Elles auront cette fois à manger. L’architecture des ailes de pucerons, espèce exogène aux ailes en mutation fait aussi partie d’un programme de recherche. L’après-midi, je pars ramasser une quarantaine de pucerons. Je tapote sur de petits bosquets d’Acaena, en glissant un plateau blanc en dessous. Je porte des lunettes grossissantes. Puis je salive sur la pointe d’un pinceau pour en affiner la pointe. Je la glisse entre les pattes du puce-ron pour le soulever et le mettre dans une petite boîte, en espérant qu’une rafale de vent ne le fasse pas disparaître.

Au laboratoire, nous ferons la même manipulation pour les remettre sur de jeunes plants. Et l’après-midi, même manip, je les transporte à califourchon sur la pointe du pinceau sur les plants que nous recouvrons ensuite d’un sac plastique fermé par un élastique. J’aurai auparavant pour mission de trouer ces sacs pour que les pucerons puissent respirer, avec une petite brosse dont je tombe en amour. Elle est composée de clous et possède un manche à ventre rond d’un Bouddha quarantenaire. Le papier cristal, au passage des clous, émet quelques notes d’une symphonie verrière. Le scientifique voudrait obtenir des larves afin d’étudier le développement des ailes en milieu protégé. Le lendemain, je ramasserai des pucerons aux ailes dissymétriques. J’apprends aussi à planter de l’Acae-na en pot. Leurs racines partent en vrille, et arriver à les centrer n’est pas chose facile. Les feuilles du plant doivent être horizontales, sinon les pucerons dévissent et tombent. Le scientifique mène aussi une étude de popu-lation sur les organismes du sous-sol. Il a pris une pelletée de terre et l’a mise entre une ampoule à fort voltage et un récipient contenant de l’alcool. Ces organismes, habitués à l’obscurité, se dirigent dans la direction opposée de la source lumineuse. Et, hop, ils tombent dans l’alcool qui les conservera en l’état. Leurs génomes seront étudiés plus tard. Quantitativement, cette population représente 10 à 20 % des effectifs présents en métropole.

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De qui le Mirouga pourrait être la réincarnation ?Nous partons pour la baie norvégienne. L’Acaena craque sous nos pas. Sécheresse. J’ai envie de marcher sur les pointes comme une danseuse étoile. Arrivés dans la baie, la quiétude est totale. Le paysage, immense, me rend comme lui. Il fait chaud. Mirouga leonina. Un jeune éléphant me regarde avec des yeux ronds et foncés. Un groupe de manchots vit cette journée de chaleur avec moins de bonheur. Statiques, ils guettent au loin quelque chose qui n’arrivera jamais. L’un garde le bec entrou-vert comme les oiseaux de métropole lorsqu’ils ont soif. À peine la nourriture déballée, un skua* déboule. Je me cramponne à mon sandwich. Son regard affûté comme une lame de rasoir se pose dessus. La phrase : on ne donne pas à manger aux animaux dans une réserve naturelle s’af-fiche. Il aura quand même droit à un petit cadeau, ne serait-ce que pour le remercier de sa visite. Dans ces endroits idylliques, l’idée du spectateur m’envahit par-fois. Comment lui faire vivre cette osmose avec le pay-sage, les animaux, les éléments ! Les jours passent, et mes méthodes d’enregistrement s’affinent. Je filme assise sur le sol, pour être à la même hauteur que les animaux. Les réglages de la caméra sont en position automatique. Fixée sur un tout petit pied et calée sur le ventre, je la main-tiens à deux mains. Les images vivent avec la respiration et les rafales de vent. J’apprends que les goéls aiment les moules. Les ramassent à marée basse, les laissent tomber sur des cailloux et les mangent. Leur cuisine finit par être

toute de nacre recouverte. Je regarde l’océan et imagine le courant circumpolaire tout autour de l’Antarctique. Je pars avec lui…

Australe est l’aurore Une aurore se prépare. Je sors de la base pour éviter la pollution lumineuse. J’apprends que le soleil fonctionne sur un cycle de onze ans, et produit beaucoup d’érup-tions solaires. Formées de particules et aspirées au fond de l’univers, elles reviennent environ vingt-quatre heures après et engendrent une aurore polaire, visible dans les deux hémisphères. Entre terre et ciel, une luminosité éclaire timidement l’horizon, au-dessus de l’océan. Pas de lumière verte. Il faut régler son appareil photo sur pause longue pour obtenir cette mythique et presque mystique lumière verte. Comme une gamine dupée par son inex-périence, je rentre.

Apéro Ce soir, apéro chez les marins. Dans le couloir de leur bâtiment, sont exposées des photos de militaires, des différentes missions sur base. Sur la porte de la cuisine, une femme nue à l’échelle une, avec une petite culotte épinglée à l’endroit stratégique. Mon féminisme hoquette mais s’adapte plutôt bien. À 23 h, je vais me coucher un peu enrhumée.

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En direct du front polaireLe vent percute les bâtiments avec violence. Dehors, je titube. Alors, j’enregistre à l’intérieur de ma chambre. Tout soupire. Je fais une sieste bercée par les rafales, à l’abri de tout. Le soir, projection de Mulholland Drive. Je n’ai toujours pas compris le dernier tiers du film. Le matin s’éveille à l’identique. Les nuages passent sur la base en avance rapide. J’enregistre les portes coulissantes des serres qui claquemurent sous le vent saccadé et impé-tueux. Il siffle dans les espaces disjoints : Je viens de l’Antarctique. Nous passons deux heures ensemble. J’imagine les serres, avant que Kerguelen ne soit une réserve naturelle. De cette époque il reste quelques plants de menthe planqués dans un coin, pour les mojitos. Dissémination de graines de plantes exogènes. Il est vrai que, en métropole, il suffit de se baisser pour ramasser des légumes ! Mobilisation des marins de la base : le chaland s’emballe au bout de ses cordes d’amarrage et se frappe contre les bouées. Les vagues passent par-dessus le quai. Elles laissent des traînées d’algues géantes. Je me cale dans un recoin de la flottille, pour échapper à l’emprise des rafales. Mes mains tombent dans le coma : trop froid ! D’où je suis, je peux simplement zoomer ou dézoomer sur un tracteur qui tire les cordes pour sangler serré ce cha-land en furie. Après une douche ultra-chaude, je passerai voir un jeune géologue. Il scie des pierres pour les rame-ner avec lui dans l’avion. Il travaille sur les roches volca-niques et continentales de l’île. À l’idée de retrouver le livre de Stéphane Vial L’Être et l’écran, je rentre. Comment

le numérique change la perception est un questionnement qui m’interpelle tout particulièrement ici, à Kerguelen.

Anthropique et climatiqueLes Terres australes françaises, du fait de leur situa-tion géographique et de leur total isolement, offrent à la recherche scientifique française une position d’excep-tion pour étudier les changements climatiques, d’origine anthropique. Je ne sais pas si c’est le fait de vivre dans ces paysages sublimes, entourés d’animaux sauvages, mais ces changements semblent plus perceptibles qu’en métro-pole ! Au cours des dix dernières années, la température moyenne annuelle a augmenté de 1,5 degrés, le niveau de l’océan grimpe de 2 millimètres par an, la pluviométrie a baissé d’un tiers et ici la calotte glacière fond plus rapide-ment qu’ailleurs.

Campagne océanographiqueLe Marion-Dufresne a repris la mer pour une campagne océanographique. À son bord, que des scientifiques. Le bateau descendra, près du front polaire de l’Antarctique, pour effectuer des prélèvements multiples et variés. J’apprends qu’un programme lié à la manchotière de Ratmanoff sera réalisée sur le bateau, à environ 400 kilomètres à l’est de Kerguelen. Ce programme étudiera les poissons des glaces, nourriture de base des manchots. Sans transition, comme disait un ancien présentateur du jt. Demain, j’accompagnerai un jeune ornithologue dans une petite île de la baie.

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Dessine-moi un moutonLever à 5 h. Trop de houle pour partir. Nouvel horaire. Toujours trop de houle. Finalement, nous embarquons vers 8 h 30. Le ciel est gris, plombé. Paysages évanes-cents dans la brume. L’océan a encore un mouton sur chaque vague. Le bateau glisse doucement, entre ces îles aux parois très escarpées. Grande sensation de séréni-té et d’harmonie. Je filme des travellings à trois bandes : eau, terre, ciel. Monochromes aux mille nuances qui res-pirent au rythme du chaland. Épave d’un bateau rouillé. Comme un vieux tout ridé, il est fier d’être photogénique. Une légère appréhension pour descendre du bateau. Je regarde les gestes des autres et fais tout pareil. Dans les îles, les oiseaux sont nombreux et diversifiés. Chaque nid de pétrels bleus et de prions de la Désolation est réperto-rié sur une carte, avec un numéro. J’apprends que l’ab-sence d’arbres impose aux oiseaux de nicher sous terre. Qu’ils creusent des galeries et ne sortent que la nuit, pour se protéger des skuas. Arrivé devant le premier nid, L. dégage les pierres de l’entrée du nid, remonte sa manche et enfonce son bras dans la galerie jusqu’à l’épaule, comme un vétérinaire fouille une vache. Les deux premiers sont vides. Le troisième est habité par un prion de la Désolation. L’oiseau est tiré de son abri par le bec, pour éviter d’abîmer ses plumes. Ses ailes et son bec seront mesurés, comme ceux des manchots. Il sera aussi pesé dans une sorte de bouteille en plastique sans fond, la tête en bas. Une fois la manip terminée, L. repose les pierres à l’entrée du terrier. Pour 125 grammes de chair et

de plumes, est-ce que l’entrée de son nid sera identique ? Le même malaise que pour les manchots me saisit. Je me mets à la place de l’oiseau. J’imagine qu’un géant de 17 672 kg, pénètre chez moi pendant la nuit, me tire du lit et me suspende la tête en bas. Ce systématisme de mesures m’étonne à nouveau. Aucune technologie non intrusive ne pourrait connaître si le nid est occupé et par quelle espèce ! Je poserai également la question : combien faut-il d’animaux pour étudier une population ? Pas de réponse. Je pensais que chaque expérimentation sur le vivant, et tout particulièrement sur les animaux, devait déterminer d’abord le nombre d’individus nécessaires pour mener une étude. Mais alors, quelles données valide le comité d’éthique qui gère les programmes scientifiques dans les Terres australes ? Un protocole à géométrie variable !

Je bats de l’aileJe verrai aussi un magnifique poussin pétrel, tiré de son terrier toujours par le bec. Il est très beau, tout en duvet bleu-gris. Est-ce que l’odeur de l’homme pourrait avoir une incidence sur ses relations avec ses géniteurs ? J’arrête de me poser des questions et parcours cette île caillouteuse avec un réel bonheur. Le vent a la rage. Me confronter à lui m’apaise. Au retour, musique à fond, les îles défilent. De la cabine, les vitres mouchetées de sel transforment les paysages en peinture pointilliste. Discussion sur les graminées qui envahissent les îles. Du fait des conditions extrêmes de l’archipel, elles ne peuvent se reproduire qu’en utilisant leur système racinaire, ce qui rend leur

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développement sectorisé. Mais avec l’augmentation de température, ces plantes se multiplient actuellement aus-si par voie sexuée. Elles produisent des graines qui, avec les oiseaux et le vent, essaiment sur d’autres territoires. La réintroduction du lapin pourrait se poser. Envie de relire le texte de la création du monde, dans la Genèse… Par moment, les discussions et les fous rires avec ma fille me manquent.

L’empathie comme puissance de dériveCe matin, aucune envie de me battre avec le vent. Je réfléchis à mon projet qui, à l’origine, était de travailler sur les écosystèmes de l’île. Je n’avais pas anticipé qu’être sur le terrain allait me confronter à autant de question-nements. Mon projet vit et dérive. Je sors filmer. Je ren-contre des manchots pétrifiés par leur mue, avec un look dépenaillé total improbable. J’aime bien le bruit du panta-lon Goretex® lorsqu’il marche. Le vent souffle encore et encore. La bonnette de mon zoom se retrouve les poils col-lés au corps. D’immenses algues pourrissent. Tagliatelles géantes d’un vert quasi fluo. Au retour, une otarie. Seule. Et aussi, le cadavre d’un bonbon, né pour mourir. Ce soir, une pleine lune, superbe, nous attend à la sortie du ciné-ma. Les nuages diffusent une lumière filtrée et colorée, comme des appliques baroques revues par un designer contemporain sous l’influence de Gaudí. Profitant de cette lumière et d’une base endormie, j’enregistre les éructa-tions d’éléphants de mer matinées des palabres de goéls.

Les papous ont inventé PollockJe m’assois à la lisière du territoire des manchots papous. Ils ne m’aiment pas debout, je les inquiète. Je me cale le dos contre un rocher, le pied de la caméra sur le ventre. Plus petits et plus vifs que les manchots royaux. Ils vivent là, sur de grands rochers noirs et plats sur plusieurs niveaux, en bord de côte. Cette scénographie contemporaine plonge directement dans l’océan. Ses rochers sont artistiquement fientés, à la Pollock. Le blanc crémeux de leurs déjections, parsemé de rose clair jusqu’à l’orange foncé, prend, sur le fond noir des rochers, des nuances sourdes. Des cartes sans pays, ni continent. Notre terre dans quelques cen-taines d’années, peut-être ! J’essaie de trouver d’après la couleur des fientes ce que mange le papou. Cet oiseau est très classe dans sa tenue noire et blanche rehaussée d’un bec de couleur orangé et de pattes aux nuances saumonées. Digne d’un panneau solaire hautement sophistiqué, il est blanc devant et noir derrière. Je rampe en position assise pour progresser sans les stresser. La colonie n’est pas très grande, une cinquantaine d’individus. Ils vivent aussi sur l’herbe qui borde les rochers, en petits groupes contem-platifs. Ils fourragent dans leurs plumes, de toute la lon-gueur de leur bec, ou regardent l’océan comme s’ils avaient des gènes communs avec Caspar David Friedrich. Vivre quelques heures à leur rythme me donne la sensation d’un temps millénaire. Je m’imprègne d’eux, mes vêtements aussi. En partant, je croiserai la même otarie que les jours précédents. Je la réveille, elle se dresse et je pense Éloge de la fuite dont le nom de l’auteur ne me revient pas.

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Un mythe, à lui tout seulLe programme de biopsie sur les dauphins de Commerson peut commencer. L’arbalète a été réparée. La rouille d’un hiver inactif l’avait indisposée. Ici, Cephalorhynchus com-mersonii kerguele est blanc et noir. Une espèce similaire vit en Amérique du Sud. Plus petite en taille et en poids. J’apprends que ce programme étudiera l’arbre généalo-gique des deux espèces et que les analyses isotopiques chercheront à connaître plus précisément l’alimenta-tion des dauphins de Commerson. Avant chaque biop-sie, le manipeur identifie l’animal en photographiant son aileron dorsal. Le prélèvement, de 7 millimètres de diamètre et quelques centimètres de long, sera conservé dans l’alcool et congelé. Neuf ont été effectués l’année précédente, quinze sont programmés, pour cette cam-pagne d’été. Le relevé des points gps permettra d’établir une cartographie des déplacements des dauphins, dans la baie. Ici, leur population est estimée à une centaine d’individus. B. a constaté que, après une biopsie, le com-portement des dauphins peut changer. S’il est solitaire, il fera demi-tour, après avoir été touché. Je filme le ciel qui court entre ombre et lumière, ainsi que d’immenses laisses de mer qui serpentinent sur la mer à la Botticelli. Je filme aussi des cormorans de Kerguelen sur un rocher. De profil, ils ont une petite gueule de crâneur, yeux bleus perçants, bec légèrement crochu, style : tu me cherches, tu me trouves ! Je respire du temps immémorial. Soleil couchant sur la base, j’enregistre son fondu au noir. Hommage à Alain Cavalier. En rentrant, je mets la tête

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* Günther Anders (1902-1992) est un penseur et essayiste, connu pour avoir critiqué la modernité technique, notamment le développement de l’industrie nucléaire. Son sujet principal fut la destruction de l’humanité.

* Philippe Descola est anthropologue. Il est professeur au Collège de France où il dirige la chaire d’Anthropologie de la nature. Pour les artistes contemporains, ses écrits sont souvent des éléments de référence.

* Donna J. Haraway est historienne des sciences. Elle détient la chaire d’Histoire de la conscience à l’université de Californie à Santa Cruz, et elle est l’auteur de plusieurs livres sur la biologie et le féminisme.

* Eduardo Viveiros de Castro est anthropologue. Depuis 1984, il enseigne l’anthropologie au Museum national de Rio de Janeiro. Dans Par-delà nature et culture, Philippe Descola reprend plusieurs aspects de ses recherches.

En 2014, j’ai été lauréate de l’Atelier des ailleurs. J’ai rési-dé quatre mois sur la base technique et scientifique de Port-aux-Français, sur l’archipel des Kerguelen dans les Terres australes.

J’ai vécu une expérience exceptionnelle, entourée d’ani-maux sauvages et de paysages grandioses. Je me suis particulièrement intéressée à la complexité de la pré-sence humaine dans un univers « originel ». Les pen-seurs-chercheurs-philosophes comme Günther Anders*, Philippe Descola*, Donna Haraway*, Eduardo Viveiros de Castro* m’ont accompagnée par la densité de leurs recherches théoriques et la diversité de leurs approches sur les relations entre humains et non-humains. On dirait que j’étais… l’archipel des Kerguelen tente de transmettre la complexité de cette expérience.

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Portraits de céphalopodes en tenue australe6 formats de 171 x 48 x 48 cmImpressions encollées sur bois 2015

Portraits de céphalopodes en tenue australe est mon inter-prétation de croquis de mollusques trouvés sur le net. Ils invitent le spectateur à un face-à-face et à un questionne-ment sur les habitants de ce monde marin invisible. Avec son courant circumpolaire, l’océan Austral véhicule un imaginaire qui circule tout autour de l’Antarctique. Ce courant, le plus puissant du monde, fait actuellement l’objet d’un grand nombre de recherches en biologie, océanologie, géologie… car son rôle dans la machinerie climatique se révèle primordial.

* Les croquis des céphalopodes réalisés par Paolo Lastrico proviennent des fiches d’identification des espèces réalisées pour les besoins de la pêche dans l’océan Austral, et éditées en 1987 par la fao (Organisation des Nations unies

pour l’alimentation et l’agriculture) et la ccamrr (Commission pour la conservation de la faune et de la flore marines de l’Antarctique).

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Humain-non-humain10 photos de 51 x 34 cm, contrecollage sur aluminium, lettres peintes de 334 x 84 et 331 x 69 cm2015

Vivre dans des paysages non façonnés par la main de l’homme, vivre avec des animaux sauvages qui, sur terre, n’ont pas de prédateurs, est une expérience unique et troublante, car, malgré tout, l’homme est partout ! En regard des photos exposées, deux phrases extraites l’une de la quatrième de couverture du livre L’Événement Anthropocène (2013) de Christophe Bonneuil* et Jean-Baptiste Fressoz*, l’autre de l’essai de Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes. La réinven-tion de la nature (1991, 2009 pour l’édition française) sont peintes sur le mur.

* Christophe Bonneuil est historien des sciences, chargé de recherche au cnrs et membre du Centre Alexandre-Koyré, centre de recherches en histoire des sciences et techniques. Son travail porte sur les transformations des rapports entre science, nature et société, de l’époque de Charles Darwin à aujourd’hui.

* Jean-Baptiste Fressoz est historien des sciences, des techniques et de l’environnement, maître de conférences à l’Imperial College, Londres (Center for the History of Science, Technology and Medicine).

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Anthropocène : Depuis la révolution thermo-industrielle, notre planète a basculé vers un état inédit. Les traces de notre âge urbain, consumériste, chimique et nucléaire resteront des milliers, voire des millions d’années, dans les archives géologiques de la terre.

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Les conditions de vie extrêmes offrent un angle de vue idéal sur les conditions de vie normales et elles mettent en relief des mécanismes fondamentaux qui autrement passeraient inaperçus.

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Même la lune tangueFilm de 52 mnVidéoprojecteur, 3 bancs de 171 x 48 cm Tournage images et son : Christiane Geoffroy Montage : Mario Baux-Costesèque et Christiane Geoffroy Création sonore et mixage : Aline Huber © Christiane Geoffroy, 2015

Au cours du voyage, et sur la base, j’ai rédigé un journal de bord qui retrace pêle-mêle mes expériences et réflexions. J’ai opéré de la même façon avec des images et des sons. En rentrant en métropole, j’ai repris ces matériaux tex-tuels, visuels et sonores pour tenter de transmettre cette expérience. J’ai laissé aussi certains souvenirs res-surgir. Parallèlement, j’ai beaucoup lu pour essayer de comprendre…

Même la lune tangue est un voyage initiatique au pays de la complexité.

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dans mon sac à dos. Il sent l’océan. Odeur subtile, déjà comme un souvenir.

Je baliseVers 17 h, les vacs* commencent. De ma chambre, j’en-tends la radio branchée en permanence dans le couloir. Pour des raisons de sécurité, chaque équipe en cabane communique avec le bcr*, tous les jours, à la même heure. Le langage est légèrement mâtiné de codes militaires. Le nom de la cabane introduit la conversation. Le vent caba-tique* prend un malin plaisir à maltraiter les ondes qui en crachotent d’énervement. Puis, c’est au tour du géner* de prendre la relève pour la gestion des programmes. Les éléphants de mer et leurs balises occupent les trois quarts des transmissions. J’apprends que certains sont appareil-lés pour obtenir des données sur leur vie en mer. Poser ou récupérer une balise sur un éléphant de mer n’est pas une mince affaire, car il faut d’abord le capturer et lui mettre une capuche. Elle permet de réduire sa mobilité, son stress et de lui bloquer la mâchoire. Il sera anesthésié. Le haut de sa tête est tartiné de colle. Dans l’épaisseur de la couche, un filet est posé pour fixer l’appareil. La balise a une auto-nomie de huit mois, et couvre les déplacements des élé-phants entre Kerguelen et le front polaire. Chaque fois que l’éléphant mettra la tête hors de l’eau pour respirer, les satellites en orbite recevront les données et les transmet-tront à un centre de traitement qui lui-même les renverra au laboratoire concerné. Les capteurs de ces balises sont capables d’enregistrer : le lieu géographique de l’animal

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changements climatiques ? Pour l’anticiper ? Pour exploi-ter les grands fonds de l’océan encore méconnus ? Pour tester de nouvelles méthodes d’obtention de données indi-viduelles intégrées à l’individu même, dans un but écono-mique ? de surveillance ? Je n’arrive plus à comprendre ce que l’humain désire, ni qui est cet humain ! Mais j’ai l’in-tuition que nous sommes, avec nos téléphones portables et nos ordinateurs, déjà entrés dans l’ère des manchots ! Par contre, je ne verrai aucun programme scientifique uti-liser les nouvelles technologies pour observer. L’homme intervient quasiment toujours physiquement sur l’animal. Sa palette d’intervention va de la simple capture à la mise à mort. Sortie de base aujourd’hui avec S. À l’embouchure d’une rivière, je regarde les eaux se mélanger. On remonte le long des berges. La rivière, en prenant de la hauteur, se transforme en furie. Endroit austère. Une croix, mort par noyade. La cabane est équipée de panneaux solaires et d’une petite terrasse en bois. À l’intérieur, l’humidité a son odeur universelle. Café au soleil. Nous avons la visite d’un magnifique skua au plumage feuilles d’automne. Pour le retour, le vent a mis la soufflerie à fond. Je râle, plus envie de marcher.

Un Rothko australAu réveil, pluie. Tout est gris, plombé. Sur le bateau, je filme de longs travellings. Rothko est tout près. La mise au point automatique de ma caméra gigote toute seule. Elle doute de ce qu’elle voit. La brume l’égare. Elle est à l’aube d’une empathie toute numérique !

avec une précision de 10 à 150 mètres, le taux d’oxygène dissous, la température de l’eau, le temps de plongée, la profondeur… L’éléphant de mer peut être aussi appareillé d’un autre type de balise, collée cette fois sur son dos. Elle enregistre des données sur la bioluminescence et indique les interactions entre proie et prédateur dans les environ-nements marins sombres. J’apprends qu’il plonge entre 200 et 1 000 mètres de profondeur et se nourrit de myc-tophidés lumineux. Qu’ils deviennent aussi de véritables plateformes océanographiques et aident à la compréhen-sion de phénomènes comme le courant circumpolaire de l’Antarctique. Le plus puissant du monde. Récupérer ces balises est essentiel pour recharger les batteries, et leur coût reste élevé. Trente mille euros pour celles qui étu-dient la luminescence. La fondation Total en finance un certain nombre. Un loup dans la bergerie, peut-être ! Les éléphants de mer peuvent-ils contribuer à découvrir du pétrole, dans les grands fonds ? Les balises doivent abso-lument être récupérées avant la mue, sinon, elles sont per-dues. Les manchots sont aussi appareillés avec le même type de balises Argos. Ils peuvent en avoir jusqu’à trois : tête, dos et sous la queue. Cette technique d’appareillage des animaux, très à la mode actuellement, me renvoie à l’essai de Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes dans lequel elle démontre que les interactions des études sur les groupes de singes ont eu des influences sur le management en entreprise. Trente ans plus tard, comment disséquerait-elle cette nouvelle méthode de recherche sur les animaux ? Serait-ce pour analyser l’évolution des

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Il y a une dizaine d’années, une éradication sur la souris a été réalisée sans étude de terrain préalable. Des grains empoisonnés ont été répandus sur l’île par hélicoptère. Dix ans plus tard, l’eau n’est toujours pas potable, plus aucun animal ne vit sur cette terre sauf deux espèces d’oiseaux. Autre expérience, cette fois menée avec l’aval d’études scientifiques sur l’éradication des lapins. Les grains sont déposés à l’entrée des terriers. Les animaux sont morts d’hémorragie interne, au fond de leur tanière. Une étude a montré que les répercussions sur les oiseaux de proie, carnivores, ont été faibles. Cette expérience a été menée en hiver, lors de la migration des oiseaux. Actuellement, cette île est envahie par des graminées si hautes que les oiseaux ne peuvent plus nicher. Un écosys-tème et ses boucles de rétroactions sont d’une telle com-plexité que l’homme ferait peut-être mieux de se conten-ter d’être un animal parmi d’autres ! C’est dimanche. Foot à 15 h, dans le hall de transit. Demain, je partirai avec B. relever les points géodésiques de la base. Il procède à l’éta-lonnage des appareils de mesure afin de synchroniser les données. L’appareil répertorie 14 satellites sur cette tra-jectoire. Je suis surprise par ce chiffre. Je m’imagine avec une puce introduite dans le corps et que tous mes faits et gestes soient enregistrés en permanence par ces satellites. Sur l’archipel, les données recueillies servent à établir des cartes sur la faune et la flore de Kerguelen ainsi qu’à analyser les conséquences des changements climatiques. Puisqu’aucune décision politique n’est prise au niveau international, je me demande pourquoi faire semblant…

Collés-serrésApéro, fête. Souvent en fin de semaine. Une façon de rythmer le temps. Beaucoup de musique du Sud, de danses collés-serrés. Plaisir !

Eradicare formé du préfixe « e » signifiant « hors », et de radix (accusatif : radicem) signifiant « racine »Les conditions de vie extrêmes offrent un angle de vue idéal sur les conditions de vie normales, car elles mettent en relief les mécanismes fondamentaux qui autrement passeraient ina-perçus. Cette citation de Donna Haraway prend ici tout son sens, et je comprends pourquoi le mot « éradiquer » me fait l’effet d’une arête plantée dans mon palais mental. Réserve naturelle, endémique, exogène, m’évoque notre vie contemporaine. Le terme introduit peut se transfor-mer en invasif. Les mots glissent doucement jusqu’à ce qu’« éradiquer » entre en scène ! chat, lapin, renne, mou-ton… redeviennent des étrangers. L’homme s’octroie le droit d’introduire, et celui d’éradiquer. Discussion avec N. sur les rennes. Dans les années 1950, une dizaine de rennes a été introduite sur une petite île de l’archipel. Lorsque la pression démographique s’est fait ressentir, les rennes ont nagé jusqu’à la Grande Terre. Le trou-peau compte actuellement plus de 5 000 têtes. Mais qui leur a appris à nager ? Et maintenant, qui pourrait leur apprendre à se noyer ? Les expérimentations d’éradica-tion peuvent se mener dans de petites îles qui sont pour les écologistes des terrains d’expériences à l’échelle une.

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astre en avance rapide. Les données sont transmises en temps réel : température, humidité, pression et points gps. Chaque jour, un ballon s’éclatera dans l’atmosphère. Latex et matériaux composites retomberont en oubliant qu’ils ne sont pas biodégradables. Je regarde d’autres instruments extérieurs. Une petite station, telle une maison minia-ture blanche, trône sur des pylônes à hauteur humaine. Ses portes orientées au sud évitent les rayons solaires. Plus loin, une boule de cristal, telle une camera obscura, concentre le paysage environnant à l’envers. Elle servait à mesurer les heures d’ensoleillement. Respect total pour cet objet, j’aurais aimé en être l’inventeur. Apéro ! S. a gagné le concours de billard organisé cet après-midi. Les chercheurs n’ont plus qu’une semaine avant de reprendre le bateau. Ce qui les rend un peu fébriles. Le vent envoie ses skuds sans respect des conventions. La base est sous tension, le chaland, à cause des conditions météo, ne peut naviguer. Tout prend du retard. Pour dormir sereinement, je coince la porte de la chambre avec du bristol plié pour éviter qu’elle ne claquemure sous les appels du vent. Je me réveille vers 5 h, la lumière est crue. Blanche. Sensation d’être sourde. Il a disparu.

Ni noir, ni blancLorsque je saoule avec mes questions, on me parle du comité éthique qui encadre les programmes scienti-fiques menés en Terres australes. Je regarde sa com-position. Certains scientifiques sont, ici et là, juges et parties. D’autres spécialistes français, pour que cette

J’entends à la Vac de 17 h, qu’aujourd’hui la mission récu-pération de balise s’est bien terminée. L’éléphant a été repéré, sur une île. Entre deux déposes du chaland, les manipeurs n’ont que quelques heures pour récupérer la balise. L’éléphant se repose près d’une souille. Mais dès qu’il les voit arriver, il plonge. Peut-être garde-t-il un mau-vais souvenir de leur dernière visite ! L. pénètre dans la souille jusqu’à mi-corps pour l’anesthésier et M. lui main-tient la tête hors de l’eau pour lui éviter la noyade. Ils res-teront une vingtaine de minutes dans ce baquet rempli d’eau et d’excréments, à 3 degrés, le tout agrémenté d’un vent cabatique*. Puis ils attendront une petite heure que l’animal ait repris ses esprits. Aïe, les jours passent de plus en plus vite.

Bip Les locaux de la météo sont spacieux et envahis d’ordi-nateurs. À cause de son isolement dans l’océan Austral, la station a une position stratégique pour la navigation à l’ouest de l’Australie. À 16 h 15, envoi du ballon sonde. Lorsque C. connecte la sonde, l’ordinateur émet des bips dignes d’une salle de réanimation. Dans la pièce d’un autre bâtiment trône un lit pliant, haut sur pattes. Vert. Il couche le ballon dessus. Adapte un tuyau relié à la bonbonne d’hé-lium. De plate et oblongue, la forme devient ronde et lévite au-dessus du lit. L’attache au montant du lit. Fixe la sonde. Ouvre la porte métallique. Comme une bête furieuse, le vent s’engouffre. Le ballon vacille, se dandine sur place. C. court face au vent et le lâche. Le ballon devient un

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Opé 0Vers 13 h, je pars avec le chaland. Livraison de maté-riel sur le Marion. Le bateau se positionne à angle droit le long de la coque, juste sous la grue. Lilliputienne, je suis. À 17 h, vingt-quatre personnes quitteront la base de Port-aux-Français. Quasiment tous les scientifiques. Les adieux avec certains ne seront pas faciles. J’irai me cou-cher tôt. Sans rêve. Ce matin, je pense à la dernière soi-rée, avant leur départ. Anniversaire d’un scientifique au bar, puis fête sous les serres. Musique. Tout danse. Dans un coin, la tondeuse surchauffe. Toutes les versions sont possibles : damier, bandes, crête… Il n’y a qu’à deman-der ! Le lendemain, je profite d’une marche à la baie Norvégienne avec les chercheurs québécois pour filmer des pétrels qui longent les collines et nous observent d’en haut. Impossible de les suivre, je ne peux enregistrer que des fragments de vol. Peut-être viables au ralenti. Même pas sûr ! De retour sur base, sieste. Petite. Réveillée par un bruit bizarre, irrégulier et énervant. Un éléphant de mer a élu domicile juste sous ma fenêtre. Avec des yeux ronds, on se regarde. Mes éternelles questions sur le sublime me taraudent et j’aimerais vraiment que le concept de l’an-thropocène pénètre à l’intérieur même des images. Mais comment !

L’albatros, peut être un autreLe drapeau est monté. Nous recevons sur base le com-mandant de L’Albatros et un commando de vingt-huit parachutistes. Curieux du fonctionnement de la base et

commission soit impartiale ? Trop petit nombre d’experts sera la réponse. Jury étranger ? Trop cher ! Ce matin, je fais quelques courses à la coopérative de la base. Chacun a un compte et paiera par chèque en fin de campagne. Dérushage. Cris d’oiseaux. De petits traits suspendus, comme si le logiciel son avait repéré qu’ils ne partaient pas du sol, mais des airs. J’écoute avec les yeux. À Biomar, je filme les bulles dans les bacs de moules. Longtemps. J’aime comme elles grandissent côte à côte. Dans un sys-tème de peaux coulissantes pour mieux s’adapter à l’Autre.

Les 4 000 pucesDernière séance de cinéma avec les scientifiques. Difficile d’être concentrée entre les apéros et les fêtes. L’opé 0 aura lieu demain. W. a tué aujourd’hui une lapine aux 4 000 puces. Pour les compter, il lui a sectionné les oreilles et les a trempées dans l’alcool. Le corps aussi en était infesté. Cette lapine gestante a fait profiter de son taux hormonal élevé les puces, qui se sont reproduites à ses dépens. Cet animal détient certainement un record mondial. Dommage qu’il soit posthume. Mais un bon point peut-être pour une future publication ! La puce a été introduite dans une île du golfe dans les années 1950 afin de transmettre le virus de la myxomatose. Maladie mortelle pour les lapins, sauf que, comme dans toute épi-démie, certains ont survécu et développé une résistance à la maladie. W. précise que malgré ses 4 000 puces, la femelle était en bonne santé puisqu’elle pesait 2,5 kilo-grammes. Recouverte de 188 117 puces, j’imagine ma vie.

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différentes. Réveil speed, j’ai oublié de mettre l’alarme. Départ à 6 h. Afin d’enregistrer les sons émis par le pas-sage des dauphins, deux marins plongent pour déposer au fond de l’océan une sonde hydroacoustique. Elle est fixée sur le sommet d’une pyramide en fer d’environ 150 cen-timètres de hauteur et elle est arrimée par deux plots de béton. Le premier essai est un échec, le fond est en pente. Le bateau se déplace. Cette fois, il est trop vaseux. Les plongeurs remontent sur le bateau, les lèvres bleuies. Le temps se brouille. V. est rentré sur base avec une allergie aux deux mains. Elles resteront bandées, plusieurs jours. On lui coupe sa viande…

Réserve naturelle et programmes scientifiquesDiscussion avec M. sur les interférences entre les pro-grammes scientifiques de l’Ipev* et ceux de la réserve naturelle. Pour le végétal, des collaborations existent, pour les oiseaux, des échanges sont possibles, mais pour les mammifères (renne, rat, lapin, chat, etc.) la collabo-ration entre les deux institutions est très complexe. Ce matin, à peine ai-je mis les pieds dans la salle du petit-dé-jeuner que le bosco téléphone qu’une place est dispo-nible sur le chaland. Je speed. Le ciel est génialement bleu. J’apprends, petit à petit, à connaître le monde de la mer et j’aime ça. Les dauphins viendront faire la course avec le bateau à l’aller et au retour. Obsessionnellement, je me questionne sur le point de vue du spectateur. Comment trouver une forme plastique qui traduirait

des programmes scientifiques, on discute. La question : « À quoi sert la recherche » tombe entre deux tartines, au petit-déjeuner. Face à leur scepticisme, je défends, tel un pitbull, l’idée de recherche fondamentale. Visite de L’Albatros. Bateau militaire rattaché à La Réunion, sa mis-sion est principalement la surveillance de la pêche illicite dans l’océan Austral. Je me goretex® pour la traversée en Zodiac. Exercice plus physique que pour le chaland ! Il se positionne sous l’échelle de corde qui descend le long de la coque. Le baudrier de sécurité est inutilisable. Je respire un grand coup et je monte. Nous sommes reçus par plusieurs militaires. Monde spécifiquement mascu-lin. Petit sentiment de claustrophobie dans le ventre du navire. Trois personnes de nationalité australienne font partie de la mission. Le bateau partira ensuite patrouiller à l’île Heard. De nationalité australienne, ce territoire est en réserve totale. Personne n’est autorisé à mettre pied à terre. La surveillance se fait uniquement à partir de L’Albatros. Le repas à bord est convivial, le dessert écour-té, le vent se lève. Je découvre sur le net qu’un chien a fait partie autrefois de l’équipage. Un marin canin… Pouvoir travailler tous les jours, sans autres contraintes, est un luxe inouï.

Air, eau, terreAu fil des jours, j’apprends à mieux connaître les mili-taires. Sur base, ils s’occupent de tout le fonctionnement. Leur mission dure un an. Chaque corps de l’armée de l’air, de terre et la marine est impliqué dans des missions

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des missions de l’armée de terre. Puis on s’oriente sur des choses plus personnelles comme être militaire et avoir une vie de famille, des enfants…

Du gorfou à la sauce québécoiseJe pars, en cabane avec les deux scientifiques canadiens. J’ai pris une multiprise surdimensionnée. J’apprends la recette du pain doré. J’aime partir marcher seule. Entre deux averses, je rejoins les gorfous sauteurs. Pattes roses. Yeux rouge-orangé avec de très longs sourcils jaunes. Bec puissant assorti au regard. On s’observe. Soudain, un gorfou traverse en diagonale tous les rochers qui nous séparent. La tête en avant, l’air fâché. Son bec d’au moins 5 centimètres est, mentalement, déjà planté dans mon mollet. Pétrifiée, j’attends. Non. Il s’arrête à un mètre de moi et me regarde. Avec un jeu d’ailerons et des mouvements de tête, il me cause avec tout le charme d’un bel hidalgo aphone. Magnifique acteur. Je pars en vrille, c’est trop bon ! Les poussins gris-bleu ont un grand cercle blanc imprimé sur le ventre. Collés, serrés à plu-sieurs dans des anfractuosités de rochers. Cette crèche est surplombée par des adultes qui, plantés comme des statues aux plumes agitées par le vent, têtes légèrement inclinées en arrière, scrutent les airs. Guetteurs de pré-dateurs ! Dès qu’un poussin tente de sortir de son trou, il se fait refouler avec des cris rageurs. Le ciel alterne entre grésil et soleil, le tout baigné par un vent glacial. Pas facile pour filmer ! Le matin, la colonie est calme, l’après-mi-di, le niveau sonore monte. Les poussins piaillent. Les

cette dichotomie entre l’intensité des relations avec les animaux, la beauté des paysages et des questionnements de société exacerbés !

Sous le regardJe suis seule, le long de l’océan. Deux manchots papous sortent de l’eau, s’ébrouent et se dirigent droit vers moi. Je me pétrifie. Ils s’immobilisent. Me regardent. Les regarde. Ailerons écartés. La tête de profil. Ils la tournent régulièrement comme s’ils voulaient vérifier que l’œil gauche voit bien la même chose que le droit et vice versa. Puis au bout de quelques minutes, ils partent, l’air affairé. Après une apnée totale, je respire un coup. Quelle expé-rience, d’être scrutée par un manchot. Un honneur ! Ma carapace d’humain est devenue velours. Le soir sera festif. Une bouteille de Talisker surgit comme une déesse de la nuit. Sa dépouille sera exposée dans la cuisine. J’apprends au petit-déjeuner que le 4 x 4 part pour un ravitaillement à Pointe Suzanne. Je saute sur mes affaires. On suit les traces du tracteur. Rien n’est fléché. Un fût rempli de cailloux monte la garde à l’entrée des gués. Ma phobie de mourir noyée, ici, s’assouplit. Vue du haut de la falaise, à gauche, la baie Norvégienne et à droite l’invisible Antarctique. Dans ce paysage époustouflant, la lumière, dans ses mouvances et tonalités, exécute une nouvelle ver-sion des Variations Goldberg. Magnifique interprétation. Glenn Gould a dû en gigoter de plaisir dans sa tombe. Nous déchargeons le matériel, et chargeons les poubelles. Discussion au retour, sur le tri des déchets sur base, une

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animal dont j’ai un peu peur. Elle mord d’où son surnom de bouledogue des mers. Un énorme éléphant de mer mâle ronfle, en tenue de camouflage. Il s’est recouvert de débris d’algues mélangées à du sable que dégustent de petites mouches. Je filme ce matériau qui respire en gros plan. Il se réveille et me hurle gueule ouverte. Cri indéfi-nissable de lui, de moi, tout mélangé. Je rentre.

Volodine, encore Départ pour Port-Jeanne-d’Arc. Couches de laine et équipement Goretex®. Impossibilité de débarquer sur la plage. J’enlève les bottes et remonte le jean. J’ai de l’eau jusqu’aux cuisses. Elle rentre dans la peau. L’anesthésie. Nous constituons une chaîne humaine pour débarquer le matériel : bouteilles de gaz, fioul, tou-ques, sacs à dos… Mes pieds, couleur homard avarié, finiront par refuser d’obéir. Dans cet ancien lieu indus-triel, baleines, manchots, éléphants de mer ont été déci-més pour produire de l’huile, afin d’éclairer les rues des grandes villes. Tout est resté. Les immenses chaudières, les fûts… Heureusement, l’odeur s’est volatilisée. La rouille gangrène toute surface métallique. De son jus, elle nourrit la terre et l’imprègne. Des tombes rappellent que des hommes ont vécu là. La cabane est habitée par l’his-toire d’une petite fille blonde qui frappe au carreau et dis-paraît. Ici, tout gondole. L’humidité filtre par le plancher. Chaque bord de fenêtre possède sa collection de clous. Fragments de l’époque des baleiniers. La nuit tombe et, avec elle, l’apéro et repas. Le poulet au curry est divin. Le

adultes émettent des cris jamais entendus qui se réver-bèrent entre les roches. Évoquent un autre monde. De bec à bec, la nourriture passe du grand au petit. Les pous-sins harcèlent. Insatiables ! Le vent fait plisser la surface de l’océan comme une peau qui frémit pour se débarras-ser des insectes. En cabane, on est trop bien ! Retour. Un groupe de dauphins fera un bout de chemin marin avec nous. Je zoome, je dézoome. Ils me laissent tout excitée ! Leur visite est toujours un grand bonheur ! Le soir, je m’endors avec cette phrase d’un des personnages de L’Île des gauchers d’Alexandre Jardin : L’Autre n’est-il pas le plus fidèle miroir de nos impuissances ?

Rien n’est plus beau, que les mains d’un homme dans la farine Je filme la fabrication du pain, dans le pétrin. La grille de protection qui recouvre la cuve met ma caméra au bord de la crise de nerfs, elle ne sait plus s’il faut filmer la grille ou entre les croisillons. Étape suivante. L’informe sur marbre. Chair sans système circulatoire ni pileux. J’aime la chorégraphie des mains du boulanger. Une gestuelle d’équilibriste, entre mécanique et sensuelle. Chaque boule de pâte découpée deviendra baguette. Je repars de la cuisine avec cinq barres de céréales. Cadeau. Je me cache mon butin, dans une boîte.

De petites oreilles, pour une grande gueuleUne otarie sort de l’eau sans me voir. Elle court dans le sens opposé. Basset, palmes aux pattes. Elle est le seul

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noir, leur donne un regard, plus langoureux, tu meurs ! D’une attention totale l’un pour l’autre. Leurs têtes s’in-clinent et se meuvent en miroir. Je resterai longtemps à les regarder. Dans une autre vie, je me réincarnerai en fuli ! Je remets toutes les couches de laine. Le froid et le vent me grignotent. J’essaie en un seul travelling de par-courir tout l’espace qu’ils voient depuis leur nid. Encore, et encore je refais ce plan, pour trouver le geste et le rythme parfaits. Ce matin, traversée du plateau, derrière les falaises. Désertique, pierreux, âpre. Manque d’eau, squelettes blancs de brindilles. Excellent petit-déjeuner avec du pain viennois. En cabane, le pain a souvent des inspirations multiples, herbes de Provence, algues, oli-ves, boucané, anchois… Il pleut.

Chat haret*Le chat a été introduit dans l’archipel il y a des décennies. Il se nourrit d’œufs d’oiseaux et de petits animaux. L’île ne lui connaît pas de prédateur. Je partage la cabane de Port-Jeanne-d’Arc avec le pop chat et ses manipeurs. Ce programme scientifique est géré sur base par un piégeur professionnel. Il est le seul à posséder une carabine. Je n’arrive pas à savoir si le but de cette recherche est d’éra-diquer à terme les chats ou de connaître leur adaptation à la vie sauvage. À la fin du repas, les manipeurs partent tuer quelques lapins afin d’appâter les cages. À dos d’homme, le chat piégé sera ramené et anesthésié dans sa cage. Pour les femelles gestantes, le protocole est iden-tique. Seule la dose est augmentée ! Ensuite, l’animal est

lendemain, je filme les trois immenses chaudières qui ser-vaient à cuire les animaux, les deux arènes utilisées pour le dépeçage et des dizaines et des dizaines de fûts rouillés qui, eux, j’imagine, contenaient l’huile. Du ponton, il ne reste plus que les poteaux. Leur extrémité, par le temps a été sculptée. Tendance biomorphe. Des bouts de structure toujours rouillés traînent sur le sol, dépenaillés. Le grésil pique la peau du visage comme le laser qui cautérise les veinules éclatées par le temps. Une sensation de post-ca-tastrophisme me plonge dans Volodine.

Amour, toujoursLe lendemain, je pars à la recherche des albatros fuligi-neux. Je monte et m’assois sur une plateforme. J’ausculte la paroi rocheuse en fer à cheval. J’aperçois deux pous-sins couchés. Seuls. Calmes. Gris-bleu sobre. Après le repas, je parcours le bord de l’océan et je verrai un couple de sternes dont le bec est assorti aux pattes. D’un rouge inouï, si intense, si bigarreau, que l’eau me monte à la bouche. Un skua vole avec un lapin dans le bec. Se pose avec son butin, et le mange par l’anus. Rentre, au fur et à mesure, toute sa tête. Idéal pour manger des légumes verts et de la viande en même temps. Je comprends pour-quoi le squelette de lapin que j’ai photographié hier avait la colonne vertébrale en vrac. Je retourne observer mes poussins fulis*. Même endroit. Les parents sont couchés un peu plus loin. Une dizaine de centimètres, seulement, séparent leur face à face. Surprenants de beauté. De là où je les observe, on dirait une peinture. L’œil, cerné de

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TsunamiNous avons ressenti hier deux légères secousses sis-miques, à un quart d’heure d’intervalle. Au petit-déjeu-ner, le cuisinier raconte que lors du dernier tsunami en Indonésie, toute la manchotière de Ratmanoff s’est vidée. Les 700 000 manchots se sont déplacés à l’intérieur des terres. J’aurais bien aimé être manchot pour connaître ce signal, dans mon corps !

Essais nucléaires illicitesJe pars, après le repas, avec un des militaires respon-sable du contrôle des essais nucléaires illicites sur base. Le shelter est sous surveillance. Je n’aurai pas le droit d’enregistrer. L’air extérieur est filtré. La texture du filtre ressemble au voile que l’on utilise pour protéger les légumes des gelées. J’aime la façon dont il est plié. De format carré, chaque angle est replié vers l’intérieur, plusieurs fois. On dirait qu’il va en sortir un oiseau tel un origami. Mises sous presse durant une vingtaine de minutes, les fibres seront écrasées et compactées. Et le filtre deviendra une hostie surdimensionnée. Le Centre d’énergie atomique (cea) sera chargé de les analyser. M. passe dans le shelter voisin. Là, interdiction d’entrée. Il vérifie les données du futur satellite Galileo programmé pour 2020. J’apprends que ce projet européen de système de positionnement par satellite sera utilisé pour tous les transports maritimes, aériens et terrestres, le téléphone, les sauvetages, l’agriculture, etc. et rendra l’Union euro-péenne autonome vis-à-vis des grandes puissances. Le

mesuré et pesé. Un poil de moustache prélevé pour ana-lyser le stress. Et enfin, prise de sang. Le chat est relâché à l’endroit de sa capture, quelques heures plus tard. Le protocole fonctionne sur quatre sites identiques. Chaque site est visité tous les trois mois. Si un chat se fait piéger lors du protocole suivant, il subira de nouveau anesthésie et analyses. Et prélèvement de moustache pour le stress ! Est-ce que certains résultats ne pourraient pas être faussés ou induits par le protocole même ? Le refrain : « combien faut-il d’animaux pour établir une étude de population » semble, cette fois, complètement déplacé. Pour le pié-geur, le nombre sera naturellement supérieur à celui de l’année précédente. Histoire de testostérone… Je patauge un peu avec la pesanteur du site et la manip pop chat. Le ciel se découvre, j’en profite, je file… Des cormorans sont en train de pêcher. Ils ont une façon d’enrouler le cou et la tête pour plonger et disparaître très énergique et esthé-tique. Il fait tellement beau que nous mangeons dehors, comme un vrai dimanche en métropole. Lever à 6 h. Nous reprenons le chaland. Juste à la sortie des îles, le bateau dérange des albatros posés sur l’océan. L’un d’entre eux bat des ailes, immense, se met debout et marche sur l’eau. Instants inoubliables plus que bibliques… Soirée avec Proust. Albertine est morte. Sa jalousie telle une hor-mone continue d’émettre son message sans trouver son récepteur. À peine les oreilles réveillées, j’entends le vent qui s’énerve, tout seul.

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créer des espaces de jeu avec des éléments de travail. La table est dressée sur le quai. Barbecue, salade et, naturel-lement, riz. Un vent froid m’attaque les os, le mécanicien du bateau me prête sa combinaison de travail. 1 m 90. En tenue de cosmonaute, je cherche la lune…

Vortex mental Cet après-midi, je tente de boucler mes valises. Je nettoie mon cabinet de curiosités portatif. Petits os, coquilles de moules, cailloux, algues séchées… Soirée chez les marins. Remise de la culotte spermatic*. Cette histoire de culotte remonte à mon arrivée. Un soir, le bosco me parle d’un rituel militaire : chaque corps de l’armée collectionne les petites culottes des femmes sur base. Mon féminisme hoquete à nouveau, mais s’adapte. Je dessinerai sur le tis-su, au stylo bille noir, des spermatos en voie de migration. Présentation dans une boîte blanche légèrement parfu-mée, signée. Un petit clin d’œil à la diffusion spermatic, que j’ai réalisé pendant des années. Pour l’accrochage de cette œuvre, dans la cuisine des marins, un militaire de chaque corps de l’armée a revêtu l’uniforme. Les deux clous pour l’accrocher seront plantés, au son du cor. Arrivée du Marion prévue demain à 15 h. Le bruit des rotations de l’hé-licoptère rythmera l’après-midi. Je retrouve des personnes que j’ai connues sur le bateau. Les routes de la base ont été balayées, les abords des bâtiments nettoyés. Les conte-neurs destinés à retourner à La Réunion sont alignés près de la flottille. Le chaland fait de multiples allers-retours jusqu’au Marion. Ma chambre ne se ressemble plus. Les

lendemain, M. m’offrira un filtre vierge compressé dans son étui en plastique, pour ma prochaine exposition. Je suis très touchée par ce cadeau.

Le temps se rétrécitDernière semaine. Apéros et fêtes se succèdent. Les nuits raccourcissent. Les cabanes se vident. Ma sérénité se froisse. Je découvre, ce soir, une lune pleine accompagnée d’une multitude de petits moutons sans pattes. Mon appa-reil photo rechigne à suivre le rythme que je lui impose, mais, après négociation, je finirai par obtenir la progres-sion de cette lune qui se promène avec son troupeau. Envie de Petit Prince ! Le lendemain, je vois des tableaux de rangement où les formes des outils sont peintes. Je par-cours les actes de colloques de la recherche française des Terres australes de 1987. Certains programmes scienti-fiques sont déjà en place. Journée d’adieux aux animaux et aux paysages. Je carapace.

Rien que du bonheur Ma chambre est légèrement parfumée par les papous. Reste de mes adieux d’hier. L’eau est belle. Elle épouse le vent en longs frémissements qu’elle module tout en nuances de bleus et verts. Toute la base est invitée par les marins, pour un déjeuner. Ils ont un goût certain pour les réceptions. Le chaland est décoré avec le grand pavois. Guirlande de drapeaux et de codes de navigation. Des haussières bleues délimitent le terrain de boule. Les angles sont marqués par des manilles. Jolie idée que de

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Très belle. Repas avec trois sismologues. Ils profitent des escales dans les îles australes pour vérifier le matériel. Un vsc* sur chaque base fera les relevés des données quoti-diennes. J’apprends que le niveau de l’océan n’augmente pas sur l’île de Saint-Paul. Cette île, encore jeune, subit de nombreux phénomènes volcaniques. Peut-être qu’elle n’a pas tout à fait fini de grandir ! Le marégraphe retiré à Kerguelen trône sur le pont. Sent la marée, tout habillé de mousse et de coquillages. La mer se déchaîne. Petit-déjeuner houleux. Mieux vaut remplir sa tasse à demi. Ma chaise se déplace comme dans une séance de spiri-tisme. J’atterris quasiment sur les genoux de l’homme qui déjeune à la table d’à côté. J’apprends qu’un seul bateau est habilité à poser des casiers pour pêcher la langouste autour de l’île d’Amsterdam. Qu’elle se vend congelée à 90 euros le kilo et qu’une grande partie sera exportée au Japon. Sur le pont, mes yeux se fixent sur l’horizon. Monte, descend et m’hypnotise. Tout se floute. Éclaboussures de nostalgie. Les nouvelles du monde me manquent. La température remonte avec nous. Je parcours une étude géologique, j’aime le vocabulaire lié à la géologie, il entre dans les entrailles de la terre avec poésie et abstraction. L’hélicoptère tourne depuis ce matin, le Marion est amarré devant l’île Saint-Paul. Cratère volcanique dont une moitié se serait fait enlever par l’océan. Malgré une lumière plombée, la falaise regorge de couleurs. L’hélico évacue des gravats, la cabane a été refaite. Des otaries y avaient élu domicile. 80 kilomètres jusqu’à Amsterdam. L’île a des saveurs métropolitaines. Les arbres ont cousiné

tiroirs sont éventrés, les étagères désertées, des tas d’ob-jets, d’habits, traînent au sol. Mes deux valises dégorgent. À 18 h, le préfet nous fera un discours digne d’un préfet. Peut-être irions-nous à la recherche des débris de l’avion indonésien scratché, il y a déjà plusieurs semaines, à l’ouest de l’Australie. Mais ça ne sera qu’une rumeur ! Au réveil, ciel total plombé. La radio dans le couloir crachote dès 6 h. Je deviens plus cuirassée que Potemkine. Le départ en hélico est d’une chorégraphie implacable. Au-dessus de la base, le pilote transforme son engin en chien qui s’ébroue. Par son intermédiaire, ça sera notre adieu. Il est 17 h.

L’éternel retourJe suis sur le Marion. La fenêtre de ma cabine est superbe. D’un mètre carré environ, elle possède les mêmes angles arrondis que les tableaux de Matthew Barney. L’obscurité descend. Toutes les voitures de la base sont alignées. Phares, clignotants, feux de détresse sarabandent dans la nuit noire, pour un ultime adieu. Nous nous réveillerons dans le sud de l’archipel, à Sourcils Noirs. Beauté de l’aus-térité. Le bateau tourne sur lui-même, entravé par son ancre. Je filmerai, de la cabine, d’étranges plans du pay-sage. Comme des hésitations d’un monde originel rentré dans l’anthropocène. Images que j’ai cherchées des mois durant et qui surgissent aujourd’hui alors que je ne les attendais plus. E. fait la sieste dans la couchette, à la même hauteur que la mienne, dans son sweat noir, ses cheveux ondulants sur l’oreiller blanc, elle revêt, ainsi abandon-née, un statut d’infante espagnole digne d’un Velásquez.

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s’est changé en bleu. L’océan, en mer tropicale. Il fait 20 degrés. Baleine à deux pattes, je deviens. Encore une fête hier, cette fois au carré des officiers pour l’anniversaire de l’un d’entre eux. Les nationalités des membres de l’équi-page sont multiples. Les échanges se font dans un mélange de français anglais approximatif. J’attrape des bribes de leurs cheminements de vie qui, comme la mienne, n’ont rien d’une autoroute. Chaque métier fonctionne avec des périodes d’alternance eau/terre différentes. Hier, j’ai regardé La Ligne verte. Des images m’habitent encore au réveil. La phrase de Lévi-Strauss : Les Blancs se deman-daient si les indigènes étaient des animaux et les indigènes, eux, se demandaient si les Blancs n’étaient pas des dieux se régur-gite de mes neurones. J’ai le sentiment que ces différences de points de vue ont été ce qui m’a le plus questionnée lors de ce séjour à Kerguelen.

Animal-Animal Animal-Humain

Animal-ScientifiqueAnimal-PaysageArtiste-Animal Artiste-Paysage

Artiste-Scientifique Artiste-Militaire Femme-FemmeFemme-Homme

Sauvage-Domestique…

avec ceux de la Méditerranée. Les otaries vivent là, le long de l’océan, en multitude. Aboient comme des chiens. Les petits se cachent dans les herbes et couinent. Tout noirs avec des yeux surdimensionnés, ronds. Étonnement per-pétuel. J’en regarde un, qui joue avec un bout d’algue. Délicatement, il la prend par l’extrémité et la fait valdin-guer comme un ballon plat. Se précipite et recommence. Sur l’île, la population des albatros dégringole dangereu-sement. Aucune mesure ne semble pouvoir stabiliser leur déclin. Retour sur le bateau. Ce matin au petit-déjeuner, l’histoire de l’avion scratché resurgit. J’apprends qu’une personne de l’équipage surveille en permanence l’océan avec des jumelles. Le Marion doit ravitailler la base en car-burant. Le Zodiac emmène la manche. Ressemble à une petite boîte d’allumette ingouvernable sur une mer déchaî-née. Abandonne. L’Astral, bateau de pêche à la langouste sur zone, s’en chargera. La mer toujours moutonne. D’une main, j’écris, et de l’autre je me cramponne à la table. Les objets dans la cabine se percutent en rythme. Je les sou-mets au silence, un par un, avec un certain plaisir. Nous prenons, paraît-il, les restes d’un typhon australien. Tous les gris s’épaississent, nous sommes dans une béchamel cuisinée à la farine complète. Second tour des élections municipales. Satisfaite d’avoir voté par procuration. Mais pas très bien quand même, vu les résultats. Recette pour résister au tangage. Dormir sur le ventre, glisser ses pieds à 90 degrés entre le matelas et le montant du lit. Le corps ne bouge presque plus. J’apprends que « marsouiner » signifie : sauter dans l’eau quand on est un manchot. Le gris

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Être, dans un espace-temps du monde observé par un manchot, un éléphant de mer, restera une expérience fondamentale. Comme si une mémoire commune avait été réactivée, dans l’histoire du vivant, depuis que la terre est terre ! Vers 2 h du matin, mon téléphone émet des bips frénétiques. Retour en mode civilisation. Un magnifique lever de soleil rouge plonge Maurice dans un total contre-jour. Seul son relief surnage de l’eau. Nous prenons la navette pour rejoindre Port-Saint-Louis. On s’entasse. Une flottille de bateaux chinois se serre au milieu du port. D’immenses porte-conteneurs chargent et déchargent. Les trois bateaux de la garde civile ont une belle couleur sable. Nous partons pour le jardin des Pamplemousses. Étonnant de se retrouver entourés d’arbres. Grands, puissants, habités d’une grande vieillesse. Certains ont une partie de leur système racinaire hors de terre. Impression de dents déchaussées ! Je cherche un indica-teur qui pourrait me dire comment vit le pays ! Alors, je regarde les chaussures des passants. Dernière nuit sur le bateau, avant notre arrivée à La Réunion. Demain sera un autre jour…

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Olivier Lerch, pour la conception de cette résidence exceptionnelle. Conseiller pour les arts plastiques de la direction des Affaires culturelles, océan Indien, dac-oi.

Anne Dary, pour son soutien dès l’origine du projet. Exposition Même la lune tangue, musée des Beaux-Arts de Rennes, du 16 octobre 2015 au 17 janvier 2016. Directrice du musée des Beaux-Arts de Rennes.

France Casa, Yves Saint-Pierre, et Stéphane Betoulle, pour nos discussions sur base et en cabane. Chercheurs sur le programme Immunotox.

Elisa Dupuis, pour son amitié précieuse, ici et ailleurs. vsc patrimoine, poursuit des études en archéologie contemporaine.

Remerciements

Léa Henry Geoffroy, pour notre belle relation mère-fille et son soutien pour l’Atelier des ailleurs.Master de psychologie, université de Strasbourg.

Estelle Pagès, pour sa compréhension et son aide Directrice pédagogique de la Haute École des arts du Rhin.

Toutes les personnes sur base de la 64e compagnie et particulièrement, Nina et Gilles de l’Ipev pour leur aide, Lova et Jérôme pour m’avoir invitée si souvent sur le bateau, Matthieu, Xavier et Alain pour leur accueil et leur grande gentillesse.

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Christiane Geoffroy a été lauréate de la résidence de création, L’Atelier des ailleurs 2. Cette résidence, qui s’est déroulée du 6 décembre 2013 au 6 avril 2014, a pour but de raconter autrement les Terres australes et antarc-tiques françaises, des territoires méconnus principale-ment dédiés à la recherche française. L’Atelier des ail-leurs est soutenu par le ministère de la Culture et de la Communication / direction des Affaires culturelles pour l’océan Indien (dac-oi), l’administration des Terres aus-trales et antarctiques françaises (taaf), le Frac de La Réunion et l’institut Paul-Émile Victor (Ipev), en tant que partenaire scientifique.

Tout particulièrement, et chaleureusement, pour leur relecture

France Geoffroy-Eyraud, directrice de la galerie Abrupt à Grenoble.

Marcel Hibert, professeur, directeur du laboratoire d’Innovation thérapeutique, faculté de Pharmacie de Strasbourg.

Sébastien Soubiran, historien des sciences, chargé de la politique muséale de l’université de Strasbourg et codirecteur du jardin des sciences.

Camille Roux, artiste.

www.christianegeoffroy.com

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© L’artiste pour les œuvres et pour les textes (sauf mention contraire)

© Analogues, maison d’édition pour l’art contemporain, 2015 pour la présente édition

Diffusion, distribution : Les Presses du réel, Dijon

Dépôt légal : octobre 2015

Achevé d’imprimer en septembre 2015 par Ingoprint, Barcelone, pour le compte d’Analogues, maison d’édition pour l’art contemporain

67, rue du Quatre-Septembre 13200 Arles France

T. +33 (0)9 54 88 85 67 [email protected] www.analogues.fr

ISBN 978-2-35864-080-0

Direction : Béatrice Binoche

Assistant à la conception et réalisation des œuvres : Mario Baux-Costesèque

Administration : Vanessa Dubard

Régie, logistique : Tatiana Patchama assistée de Magali Virasamy-Hoquet, étudiante à l’école supérieure d’art de La Réunion

Médiation : Morgane Martin Sonia Charbonneau

Remerciements :Atelier 9, Florian Tiedje (impressions numériques) ;Annie Latimier (correction des notices)

Crédits photographiques : Christiane Geoffroy (pages xxxxx) ; Eric Lafargue (pages xxxxx)

Conception graphique : Jérôme Saint-Loubert Bié, avec Marie Lévi

Corrections : Virginie Guiramand Adèle Rosenfeld

Photogravure : Terre Neuve, Arles

Cet ouvrage a été publié à l’occasion de l’exposition Christiane Geoffroy, On dirait que j’étais… l’archipel des Kerguelen au Fonds régional d’art contemporain Réunion, du 28 août au 30 octobre 2015. Il a bénéficié du précieux soutien du Fonds régional d’art contemporain Réunion.