Omar Sayed - African Books Collective · 2011. 10. 21. · entendions : des proverbes, des...

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SENSO UNICO ÉDITIONS Omar Sayed raconte NASS EL GHIWANE Être un « Ghiwane » c'est d’abord une coutume ancestrale qui permet à des gens reconnus pour leur probité et leur faculté de décrire avec simplicité le quotidien de la vie et les maux des gens, à travers les mots et la gestuelle. Ces chantres et troubadours transmettaient, de douar en douar, leur sagesse grâce aux seuls moyens en leur possession : le théâtre sous forme de la halqa et la chanson. [Khalid Benslimane, Le Hal ou la transe cabalistique du phénomène « El Ghiwane »]

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SENSO UNICO ÉDITIONS

Omar Sayedraconte

NASSEL GHIWANE

Être un « Ghiwane » c'est d’abord

une coutume ancestrale qui permet

à des gens reconnus pour leur

probité et leur faculté de décrire

avec simplicité le quotidien de la vie

et les maux des gens, à travers

les mots et la gestuelle.

Ces chantres et troubadours

transmettaient, de douar en douar,

leur sagesse grâce aux seuls moyens

en leur possession : le théâtre sous

forme de la halqa et la chanson.

[Khalid Benslimane, Le Hal ou la transe cabalistique du phénomène « El Ghiwane »]

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“ Les Rolling Stones de l’Afrique ”Préface Martin Scorsese

Festival du Film de MarrakechCatherine Deneuve, Martin Scorsese

et Omar Sayedau Festival de Marrakech, en décembre 2005.

© B

RA

HIM

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OU

GA

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Back in the early 80s, I more or less stumbled on a documentary called Trances, by a Moroccan filmmaker

named Ahmed El Maanouni, about the band Nass El Ghiwane. I had never heard of the film or the band.

I was immediately mesmerized by both.

The music opened up a whole universe for me. It seemed absolutely modern and ancient at the same time.

And its effect on Moroccan audiences, beautifully documented in the film, was fascinating. Nass El Ghiwane

had the kind of direct connection with their listeners that you saw at certain rock concerts in the west, but

it ran deeper than that. As I watched the film, it seemed to me that the band was actually singing their still

newly independent nation, their people – their beliefs, their sufferings, their prayers. Of course, that’s exactly

what they were doing. Their profound connection to their audiences and their willingness to address taboo

subjects made them controversial figures.

Nass El Ghiwane began in the late 60s, and like many musicians around the world at the time, they went

back to their roots, to Berber rhythms, Melhoun sung poetry, Gnawa dances. I think one of the band members

described Nass El Ghiwane’s extended compositions and improvisations as their own version of soul music.

I was fascinated to see that they used mostly traditional instruments – the bendir, the derbouka, the daadou,

the guembri, and, most intriguing of all, a fretless banjo employed as a variation on a western lute. There was

nothing electric, no synthesizers or guitars, but their sound was just as big as a lot of the lavishly produced

rock music of the same era.

Over the years, as I’ve come to know and love the nation of Morocco, I’ve gone deeper into the soul music

of Nass El Ghiwane. It’s opened my ears and eyes, inspired me, moved me, and transported me. It’s deepened

my sense of the mystery of being alive.

It’s difficult to think of a higher compliment.

Martin ScorseseNew York, 29th December 2010

Au début des années 80, je suis pour ainsi dire tombé sur un documentaire appelé Transes, sur le groupe Nass el Ghiwane, et réalisépar un metteur en scène marocain, Ahmed El Maanouni. Je n’avais jamais entendu parler du film ni du groupe auparavant. J’ai étéhypnotisé sur le champ par les deux.La musique m’ouvrait un univers entier. Elle paraissait tout à fait moderne et ancienne en même temps. Et son effet sur le publicmarocain, admirablement documenté dans le film, était fascinant. Nass el Ghiwane possédait cette sorte de lien direct avec sonpublic qu’on percevait lors de certains concerts en Occident, mais il y avait quelque chose de bien plus profond. En regardant le film,j’eus l’impression que, réellement, le groupe chantait sa nation indépendante depuis peu, ses gens — leurs croyances, leurs souffrances,leurs prières. Et, bien entendu, c’est exactement ce qu’il faisait. Son lien profond avec le public et sa volonté d’aborder des thèmestabous faisaient de ses membres des figures controversées.Les Nass el Ghiwane apparurent à la fin des années 60 et, comme beaucoup de musiciens dans le monde, ces années-là, ils retournaient à leurs racines, aux rythmes berbères, aux poèmes chantés du melhoun, aux danses gnaoua.Je crois que l’un des membres du groupe a décrit les longues compositions et les improvisations des Nass el Ghiwane comme leurpropre version de la musique soul. J’étais fasciné par le fait qu’ils utilisaient essentiellement des instruments traditionnels — lebendir, la derbouka, le daâdou, le guembri et, le plus curieux de tous, un banjo sans frettes dont ils se servaient comme une variantedu luth occidental.Rien d’électrique, pas de synthétiseur ni de guitare, pourtant leur son était aussi puissant qu’une grande partie de la musique rockabondamment produite dans la même période.Au fil des ans, j’ai appris à connaître et à aimer la nation du Maroc, je me suis plongé dans la musique soul des Nass el Ghiwane. Elle m’aouvert les oreilles et les yeux, m’a inspiré, m’a ému et m’a transporté. Elle a rendu plus intense ma perception du mystère d’être vivant.

Il m’est difficile d’imaginer un plus grand compliment.

Martin ScorseseNew York, le 29 décembre 2010

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LRencontres

Les futurs Ghiwane nouent des liens, pour la plupart d’entre eux, à l’adolescence.

Voisins, ils sont tous déjà attirés par la musique et le théâtre, plus passionnés par

les activités artistiques dispensées par la Maison des Jeunes de leur quartier, DarChabab, que par l’école, qu’ils délaisseront assez tôt.

Il n’y a jamais rien eu de réfléchi. Nass el Ghiwane, ça a toujoursété… le désordre, les choses se sont faites toutes seules ! Ce sontla sincérité et les expériences qu’on a vécues qui comptent. Nousn’avons jamais appris à jouer, nous ne sommes pas allés auconservatoire, nous avons appris sur le tas, grâce à ce que nousentendions : des proverbes, des citations, les chansons pour l’indépendance, mêmepour celle de l’Algérie…Nous étions voisins, quatre maisons séparaient ma maison de celle de Boujmiî, etnos parents se connaissaient. Derrière chez nous, habitait Allal. Larbi Batmahabitait en face du cinéma Saâda, à deux cents mètres de Derb Moulay Cherif.J’ai quitté l’école en 1961 et je vagabondais tout le temps, je ne tenais pas enplace, j’arpentais tout le Hay, ici un jour, là le lendemain. Sur la route de Rabat,chez un ami coiffeur, Hassan, il y avait toujours de la musique, on chantait. C’estlà que j’ai rencontré Larbi Batma. Larbi chantait aussi. En rentrant le soirensemble, on fredonnait, il chantait des chansons à lui, pas celles d’autreschanteurs. C’était en 1962, à peu près.Boujmiî, mon ami d’enfance, chantait aussi. Boujmiî et Larbi ne se connaissaientpas, mais je m’étais mis en tête que, même s’ils avaient deux natures différentes,il fallait qu’ils se rencontrent, qu’il y avait quelque chose, comme un pôle positifet un pôle négatif.J’en ai parlé à Boujmiî, je lui ai dit que j’avais rencontré un garçon qui chantait,qui chantait avec une voix grave, solide, très forte. Je me rappelle lui avoir dit : « Toi, tu chantes dans les aigües, et avec lui ça peutdonner quelque chose de bien. » Il a répondu : « On verra plus tard, plus tard ».J’en ai aussi parlé à Larbi, mais je n’ai pas réussi à les faire se rencontrer à cemoment-là. Et où ont-ils fini par se rencontrer ? Chez Tayeb Saddiki ! Pasavant, jamais ! J’étais heureux quand ils se sont enfin rencontrés ! Quand tousles deux chantaient, moi, j’étais au milieu, je chantais aussi, mais la base c’étaiteux, Larbi et Boujmiî.

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Ô monde dans lequel une récompense est donnéeà l’assassin !En ton sein, le traitement humiliant estprédominant.De chaque passé, on peut tirer desenseignements.La vie en ton sein est empreinte de chagrins.Tels des océans, les larmes des enfants serépandent.Leurs âmes ont rejoint le SeigneurAprès avoir vécu et péri dans l’obscurité, ô monde !En ton sein, les apprentis apprennent leur métierde coiffeurEn s’exerçant, sans rasoir ni eau, sur la têted’orphelins.Et tant de choses ont été dites et redites, ômonde !

Le monde s’est tu,L’ennemi a opéré à sa guise.Le monde s’est tu,Les sionistes ont opéré à leur guise.À Sabra et Chatila,C’est le grand carnage.Des enfants, des vieillards et des femmes ont étémassacrés.

sa br a o ua c hat il a(sabra et c hatila)

SABRA OUA CHATILAExtrait de Kalam el Ghiwane Édition UEM, Casablanca 2007.Traduction en français de Moustapha El Haffaoui.

ALLAL YAÂLAImage du film Transes. ©OHRA.

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GRAFFITIde Abdellatif Kalamour et Kadem Aouina ;Festival de musique de Vic, Espagne, 2009.Photo A. Kalamour, avec sa permission.

LARBI BATMAAnnées 80. Photo ©Fouad Zerreï.

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Il y parle de la drogue, parce que beaucoup de ses patients sont victimes de seseffets néfastes. Nous le connaissons depuis trente ans. Il s’est occupé de nous tous. Ah ! Lesartistes... Tous les 5 ans, nous participons à un grand spectacle au profit de son service àl’hôpital. Le professeur Moussaoui est aussi un fervent défenseur de darija.Cet album est le troisième depuis que Larbi n’est plus là, puisqu’il y a eu aussiMaïdoum hal et Haoud el naânaâ, mais celui-ci nous l’avons plus travaillé, noussommes restés plus longtemps en studio pour en faire quelque chose de bien. Il aété aussi mieux promu, avec plus de moyens et c’est celui qui marche le mieux.Les artistes marocains ont peu de moyens à leur disposition pour faire des albums,nous aussi, nous le savons et nous ne voulons pas être différents des autres, nousfaisons avec ce qu’il y a, et toujours avec passion, sinon, si on ne pense qu’à l’aspectcommercial, ça ne donne rien.Pour la sortie d’Ennehla Chama, bien que ce ne soit pas facile, Platinium a produitdeux spectacles, l’un à l’Olympia à Paris et l’autre au Mégarama au Maroc. Nousavons eu un très bel accueil, les salles étaient pleines, et pour les gens c’était unecontinuité évidente. Nous passions à l’Olympia pour la troisième fois : il y a eu leconcert de 1976, celui des années 80 et enfin en 2007. La salle a changé entretemps, ce n’est plus le même endroit. Pour moi, c’est toujours une salle comme lesautres, sauf que, les fois précédentes, c’était avec Larbi et Abderrahmane. En 2007,nous étions avec d’autres artistes, des jeunes, Nabila Maân, Mousker et Reda.

« Vendredi, l’Olympia émettait untempo marocain. Des hommes, desfemmes, des jeunes et de moins jeunes,venus de Paris et de banlieue,s’empressaient bien sagement pouraccéder à la salle mythique qui s’estremplie d’un public où des femmesvoilées côtoyaient de belles minettes,cheveux au vent et jeans serré. Unefois le déroulé de la soirée annoncé parla présentatrice, la salle entonna d’uneseule voix : wal ghiwane, wal ghiwane[…] Les spectateurs s’étaient déplacéset avaient payé pour les écouter et lesvoir. […] dès l'annonce de leur entréesur scène, les Nass El Ghiwaneinvestissaient l'espace de la scène, voirel'espace de la salle, par une musiquebrute, limpide dont chaque instrument,chaque voix nous replonge dans lepassé. Nass El Ghiwane ont étérévolutionnaires parce qu'ils ont su,sans fioriture, restituer la ruralité quihabite la ville, parler le langage desmères éplorées, des enfants àl'abandon, de la misère et des artifices.Les métaphores vives qui animaientleurs paroles n'étaient verrouillées paraucun code hermétique. Nahla Chama,leur dernier tube fourmille d'allusionssur notre abandon et notre détresse.D'ailleurs les oiseaux peuplent l'universd'El Ghiwane. Le public connaît parcœur leurs chansons, les entonne àl'unisson, vibre à leur intensitéesthétique brute. C'est ce que l'on avécu ce vendredi. […] à la sortie, lapluie avait cessé et le public quittait lasalle comme exorcisé. »[Paris, 21 mai 2007, Maati Kabbal (site webeMarrakech)]

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ESSAOUIRA 2008

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LAÂCHABParoles de Driss Moussaoui, traductionde l’arabe de Roukaya Benjelloun.

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Sous les herbes asséchées,Rampe le feu qui consumeLe cœur de ma demeure

Les soleils sans éclatsLes nuages sans pluieRecouvrent de jais, les fleurs

L’oiseau aux ailes amputéesLe ciel sans vent, essouffléAu fond du gouffre, pleure

Il n’est qu’un corps sur un brasierSes nuits pareilles à ses joursQu’il vive ou qu’il meure

Mon eau devient troubleMon sommeil se fait rareAinsi va mon humeur

Pourquoi diable suis-je allé au Saint ?Qu’ai-je à faire de ses fumigationsEt de ses talismans vains

Mon remède est chez mon médecinPour que mon cœur reprenne vieEt que mon esprit redevienne mien

l a â c ha b(l es herbes)

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AL HALMohamed Tabal

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Témoignage

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Tahar Ben JellounTanger, le 15 juillet 2010

quelques voix féminines de qualité. Mais les Ghiwane allaient au-delà, étaient en

quelque sorte irrécupérables, et avaient un succès sans précédent auprès des

Marocains de toutes les classes sociales et de tous les horizons.

Je me souviens d’un concert des Ghiwane donné dans un théâtre de la banlieue

parisienne qui avait fait chavirer les cœurs et les corps. La fête était sur scène et

dans la salle. La communauté émigrée marocaine dansait sur des rythmes qui la

réconciliaient avec ses origines. C’était merveilleux, émouvant, historique. Le

lendemain j’écrivais mon premier article sur un groupe musical dans les colonnes

du journal Le Monde que j’intitulai « Les larmes heureuses ».

Depuis, il y a eu des disparitions, des drames, des bouleversements, mais ni leur

musique, ni leurs chants n’ont été atteints dans le fond par les incohérences et

injustices de la vie. Il est juste de rappeler pour ceux qui ne le savent pas : derrière

ces hommes, il y avait tout au début, un homme, un grand monsieur du théâtre

marocain, Tayeb Saddiki. Je ne connais pas le rôle qu’il a joué, mais je sais pour

l’avoir entendu de la bouche d’un des fondateurs, que Tayeb était présent avant

même que le groupe ne se forme. On m’a dit qu’il y a eu des études, des thèses

universitaires sur Les Ghiwane. C’est dire, au-delà du contexte politique et culturel,

l’impact de cette musique et de ces chants où la puissance majeure réside dans la

poésie, une poésie que ni les intellectuels établis de l’époque et encore moins la

classe aisée ne connaissaient. Ils n’avaient pas les moyens de la comprendre parce

qu’elle surgissait de la désespérance populaire blessée.

Plus de quarante ans après, l’esprit Nass El Ghiwane souffle encore. Il est là

même si le groupe historique — les fondateurs — a été remanié, car la mort est

passée par là. En ce sens, Nass El Ghiwane sont éternels, font partie de l’histoire

du pays et résistent face à la déferlante orientalo-libano-techno, qui est vouée à

tomber dans les oubliettes car la médiocrité est bien fragile.

Mémoire heureuse

Dans les années soixante-dix, le monde anglo-saxon avait les Beatles, nous autres

dans le monde arabe nous avions « Nass El Ghiwane ». La comparaison n’est pas

d’ordre musical, mais comme événement et avènement d’une nouvelle façon de

faire de la musique et de chanter. Mais l’importance des uns par rapport aux

autres fut proportionnelle à la puissance de l’empire anglo-saxon et à la

modestie de l’état de la culture dans nos pays. Mais nous étions heureux et fiers

d’écouter le groupe d’El Ghiwane, ce qui ne nous empêchait pas de danser et

d’apprécier John Lennon et ses camarades.

Je me souviens du premier disque de Nass El Ghiwane écouté avec des amis dans

une chambre de la Maison du Maroc, à la Cité Universitaire de Paris. Nous étions

en 1972. Le Maroc venait d’entrer dans l’état d’exception, suite aux deux coups

d’État des militaires contre Hassan II. On sentait que le pays allait sombrer dans

ce qu’on n’appelait pas encore « les années de plomb ». Cette musique, cette

poésie qui tranchaient de manière décisive avec le ronron de la chanson de

commande faisant l’éloge du régime, nous libérait ; elle nous donnait de l’espoir

sans que cela passe par l’idéologie ou par les slogans du militantisme désespéré.

Les gens du Ghiwane nous apportaient une nouvelle donne : la musique peut

renouer avec le chant ancien, avec la geste théâtrale, avec l’enracinement dans une

terre et une nation dont nous ne soupçonnions pas la gravité et l’importance. Les

jeunes gens du Ghiwane chantaient avec des voix magnifiques, graves, parfois

tragiques ; ils chantaient des séquences de la vie populaire, utilisant une poésie

arabe qui n’était pas classique mais qui nous bouleversait parce qu’elle émanait des

tripes de jeunes de quartiers populaires de Casablanca ou d’autres lieux marqués

par la pauvreté et le besoin de justice. Ce n’était pas une chanson « engagée » (c’est

la pire) ; non, c’était et c’est toujours une chanson qui racle le fond de la culture

non officielle, non reconnue, la culture des rues, des bars, des soirées entre copains

qui avaient mal dans leur pays et qui composaient une musique neuve,

révolutionnaire, venant de la tradition orale, celle du troubadour, du majdoub, du

poète errant et qui réveille les consciences ou du moins les stimule.

En cela l’apport de Nass El Ghiwane fut énorme. Évidemment, ils furent imités,

copiés, en tout cas, ils ont influencé tout ce qui est arrivé ensuite sur la scène

musicale marocaine. Il faut rappeler qu’à l’époque, c’était la chanson égyptienne

qui dominait dans le monde arabe. Il y avait là du meilleur (Oum Kalthoum,

Mohamed Abdelwaheb, Abdelhalim Hafez et quelques autres) et de la rengaine

désastreuse. La chanson marocaine tenait la route avec Doukkali, Bel Khayat, et

TAHAR BEN JELLOUNÉcrivain, poète.

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