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Ochan 1 pour Aimé Césaire Le décès d’Aimé Césaire a soulevé une vague d’émotion un peu partout dans le monde, principalement dans les pays francophones. Nous avons demandé à des spécialistes de l’œuvre de Césaire de nous faire part de leurs réactions et nous avons aussi recueilli des poèmes et des discours prononcés ou publiés dans les jours qui ont suivi l’annonce de cette disparition. Ces textes viennent d’Haïti, l’île proche du pays natal de Césaire, du Brésil et de la Colombie, du Québec et du Sénégal et enfin de Maurice, île située aux antipodes de la Martinique, mais île-sœur où résonnent les mêmes accents créoles que dans la Caraïbe. Maximilien LAROCHE Jean-Claude CASTELAIN . Ochan, en créole haïtien: hommage à un personnage important.

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Ochan 1 pour Aimé CésaireLe décès d’Aimé Césaire a soulevé une vague d’émotion un peu partout dans le monde, principalement dans les pays francophones. Nous avons demandé à des spécialistes de l’œuvre de Césaire de nous faire part de leurs réactions et nous avons aussi recueilli des poèmes et des discours prononcés ou publiés dans les jours qui ont suivi l’annonce de cette disparition.

Ces textes viennent d’Haïti, l’île proche du pays natal de Césaire, du Brésil et de la Colombie, du Québec et du Sénégal et enfin de Maurice, île située aux antipodes de la Martinique, mais île-sœur où résonnent les mêmes accents créoles que dans la Caraïbe.

Maximilien LAROCHE Jean-Claude CASTELAIN

!. Ochan, en créole haïtien": hommage à un personnage important.

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Poème par Georges CASTERA Georges Castera est un des poètes majeurs de la littérature contemporaine d’Haïti. Son recueil Le Trou du sou!eur a été couronné par le prix Carbet de la Caraïbe en 2006. Il écrit en français et en haïtien. Parmi ses derniers ouvrages, mentionnons!: Le trou du sou!eur, Paris, Caractères, 2006 et L’encre est ma demeure, Arles, Actes Sud, 2006.

À chaque fois que nos rêves de jeunessefurent interdits de séjour en Haïti ou ailleursil y avait heureusement la parole d’Aimé Césairefoutrement belledonnant à chacun de nous sa part de lumièresa part de mémoirecontre les servitudes de l’oubli.

Il y avaitil y avait un rythme téméraire de tam-tam de nuitpour enraciner nos pieds dans la terre-mèrenous évitant d’êtreà haute voixun homme démâté déchiqueté piétiné de sommeilet de reniements.

Le cœur battant, nous avons ramonéles volcanspuis nous avons suivi la mer à la tracejusqu’à ses petits sentiers d’eau douce

Cher Aimé Césaire en rendant les mots à leur faimet à leur soifen les libérant de la bricole académiquevous nous avez donné les preuves de lucidité de la poésieÀ dire vrai le seul chant juste c’est le poing sur la gueulele grand signal du cri qui passe tous les songes à gué

Aimé Césaire n’est plus n’est PlusII y a au fond de nos alphabets des mots rebelles qui pleurent deboutdebout

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ORPHÉE NOIR ET L’AUTRE AMÉRIQUE

Par Lilian PESTRE DE ALMEIDA Lilian Pestre de Almeida, professeure à l’Université fédérale de Rio de Janeiro et à l’Université fédérale fluminense, à Niteroi, a créé dans cette dernière université le groupe d’études et de recherche sur les littératures francophones de la Caraïbe et du Québec. Elle poursuit actuellement ses recherches et son enseignement à l’Université de Lisbonne. Dans ses nombreux articles consacrés à la littérature des Antilles, elle a particulièrement étudié les œuvres d’Aimé Césaire et d’Édouard Glissant. Elle a fait paraître chez L’Harmattan une étude sur le Cahier d’un retour au pays natal et se prépare publier un essai intitulé!: Lectures de Césaire.

La tête de Joséphine de la Pagerie de Beauharnais était encore sur son cou dans les allées de la Savane et sa robe de marbre blanc ne portait pas encore des traces verticales de peinture rouge. La Savane et les rues tout autour sentaient la mangue, mais il était impossible de trouver un seul sorbet à la mangue dans toute la ville de Fort-de-France. Je faisais, seule, mon premier séjour à la Martinique que j’ai connue en long et en large en taxi collectif. Je venais de Rio, j’allais rencontrer enfin, après des années de lectures, René Ménil et Aimé Césaire. J’avais avec moi deux beaux volumes à o!rir": l’album de photos de Bahia de Pierre Verger et l’album, encore de Pierre Verger, sur les Orishas du Candomblé. Après quelque hésitation, la même semaine, dans deux entretiens di!érents, j’ai o!ert tout d’abord Les Orishas à Ménil et ensuite les photos de Bahia à Césaire. Depuis, j’ai toujours pensé que c’était de ma part une méprise grave. J’aurais dû o!rir les Orishas à Césaire, qui connaissait Haïti, car Ménil feuilletant l’album, devant la photo célèbre de l’initié qui tournoie, les yeux fermés, avec une tête de bouc sanglante, pendue entre ses dents par un bout de trachée coupée, m’a regardée et a dit «!ce sont des cultes terribles!». Et c’était alors à moi d’être un peu surprise. J’ai compris tout d’un coup que, contre toute attente, c’était moi, d’une manière bizarre, la plus «"africaine"» de nous deux.

Certes, je n’ai jamais assisté à des sacrifices sanglants, qui forment la partie d’une cérémonie de candomblé réservée aux seuls initiés, mais j’avais vu, depuis mon enfance dans de petites villes de la vallée du Paraíba ou dans des carrefours à Rio ou à Niterói, des «!padés!» (des o!randes) à Eshou. D’autre part, j’ai assisté à de très belles sorties d’orishas avec une amie anthropologue, Elena Andrei, et j’ai visité également avec elle les artisans d’objets sacrés du Mercado de Madureira. Je connais les fêtes à Yemanja le jour du Nouvel An sur les plages de Rio, je savais que la phrase mystérieuse «"deux et deux font cinq!»"du Cahier s’expliquait si l’on pense au trio du «"Dois-um"» toujours présent dans les petits cafés des banlieues cariocas, trio appelé encore les Ibeji (ceux-ci correspondent aux Marassa en Haïti avec le puîné)": ils ont une grande fête populaire où l’on o!re des gourmandises aux enfants. Je savais que les belles chemises brodées portées en été par mon ami Maximilien Laroche reproduisaient des vévés d’Erzulie. En Afrique, lors d’un colloque de l’AUPELF, j’ai accompagné Fernando Albuquerque Mourão, professeur à l’USP et éditeur de la revue África, qui achetait, dans le grand marché de Lomé, des objets et des denrées nécessaires aux centres religieux de Rio ou de Salvador.Enfin, regardant les petits jardins de banlieue ou les vérandas fleuries des villes du Nord au Sud du pays, je sais reconnaître les plantes ou les herbes qui protègent": «"arruda"» (Spondias tuberosa arruda, Anacardiaceae), «"comigo-ninguém-pode"» (Die"enbachia maculata, Liliacées, d’ailleurs fortement toxique), «"espada-de-são-jorge"» (Sanseviera, Liliacées) et «"dendê"» ou «"palma da guiné"» (Elaeis guineensis, Palmae). Ces végétaux sont partout considérés comme des espèces de «"protection spirituelle"» à partir des croyances et des rites qui en font des plantes cérémoniales.

Je sais surtout que, sans cette phrase de Ménil, pour moi pour le moins surprenante, j’aurais pu poser à l’auteur des Tracées une question typiquement brésilienne": «"Vous savez, Monsieur, quels sont vos Saints"?"» Moi-même j’avais déjà consulté l’Ifa": on avait jeté, pour moi, sur la nasse de divination, les cauris et celles-ci avaient répondu que j’étais fille d’une Iansan très vieille liée aux morts et d’Oshossi, le chasseur. Et on aurait ensemble regardé les photos de l’album pour voir si nos types physiques ou nos tempéraments correspondaient ou non à la description classique, car à Rio ou à Bahia (dans tout un certain Brésil, né de l’Habitation) savoir son Saint (ou plutôt ses Saints": chez nous, à la di!érence de l’Afrique, on a toujours deux Saints, l’un qui vient devant,

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plus un autre qui vient derrière) correspond, au fond, à une caractérologie. Autrement dit!: c’est une manière de lire une personne, à la rigueur une manière de se présenter. Marieta Damas, la veuve de Léon-Gontran Damas, que j’ai bien connue dans son appartement au Flamengo, le savait ainsi que la Guyanaise Annick Thébia-Melsan qui a vécu de nombreuses années au Brésil. La première fois que j’ai rencontré Pierre Verger chez lui, dans le quartier prolétaire de Vila América, il m’a dit tout naturellement «!je suis fils d’Omoulou, un Orisha à l’histoire douloureuse, menaçant et serviable à la fois!». Et derrière lui, il y avait un très beau tableau, de Caribé, représentant l’Orisha de la variole.

Je suis sûre que Césaire n’aurait jamais dit «!ce sont des cultes terribles!», car c’est grâce au tambour que beaucoup de choses ont survécu ou ont pu être reconstruites dans les Amériques. Et nous aurions pu parler de ce qui, du point de vue intellectuel, me manque le plus encore aujourd’hui, à savoir, mesurer tout ce que représente en profondeur Haïti, autrement dit l’Autre Amérique, pour Césaire. La période qui va de l’année 1936 (la première ébauche du Cahier) à l’année 1956 (l’édition définitive du Cahier chez Présence Africaine), reste pour les critiques, au fond, fort mystérieuse. Et les années les plus mystérieuses, les moins étudiées et certainement fondamentales pour comprendre la poésie césairienne, ce sont les années 40. Elles sont la pierre même de l’œuvre de Césaire, là est son cœur.

Après le retour à la Martinique en 1939, à la veille de la guerre, les années 40 constituent pour le jeune couple Césaire la décade d’or!: les retrouvailles avec le pays natal, l’enseignement au Lycée Schoelcher, la fondation de la revue Tropiques, l’arrivée du bateau Capitaine Lemerle avec sa charge d’indésirables du régime de Vichy, les querelles avec l’administration de l’Amiral Robert, le blocus des Antilles françaises qui ont réussi à survivre dans une autosu"sance pauvre, les rencontres fondamentales avec le Surréalisme grâce à un poète (Breton) et à un peintre (Wifredo Lam), la première traduction du Cahier dans une langue étrangère (l’espagnol, par Lydia Cabrera), le premier séjour en Haïti de presque six mois, la rencontre avec le Docteur Mabille et le jeune René Depestre à Port-au-Prince, les deux éditions en volume du Cahier de 1947 (Brentano’s à New York et Bordas à Paris, textes très di#érents l’un de l’autre), le premier séjour aux Etats-Unis, une production foisonnante de poèmes écrits et réécrits, des tentatives de poèmes épiques, la publication des Armes miraculeuses, l’élection non-prévue comme député et maire, la naissance de quatre de ses six enfants (les enfants Césaire se suivent d’ailleurs depuis 1938), la publication de tous les textes connus de Suzanne Césaire, etc.

Le parcours politique d’Aimé Césaire l’a conduit aux fonctions de conseiller général de Fort-de-France (1945 à 1949 et 1955 à 1970), de président du Conseil général de la Martinique (1983 à 1986), de député de la Martinique (1945 à 1993) et de maire de Fort-de-France (1945 à 2001). L’affiche électorale de la campagne municipale de 1989 à Fort-de-France souligne, non sans une certaine poésie aujourd’hui, que Césaire demeure un personnage tutélaire de l’histoire de la Martinique.

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Or lorsqu’on parle du trio Breton, Lam et Césaire, il faudrait considérer également leurs femmes!: Jacqueline Lamba (la mère d’Aude pour laquelle un père achète un ruban dans une mercerie et le hasard objectif se met en marche…) et plus tard la chilienne Elisa Claro, épousée aux Etats-Unis en 1945!; Helena Holzer, la compagne allemande de Wifredo, connue pendant la guerre civile en Espagne, et encore Suzanne, née Roussi, l’intellectuelle brillante, la compagne et la mère de six enfants. Elle était belle «!comme la flamme du punch!» écrit Breton. Il faut imaginer la prédominance de deux femmes fortes, l’Antillaise Suzanne et l’Allemande Helena, auprès de Jacqueline Lamba, alors certainement moins sûre d’elle. Un article récent fort important retrace les liens complexes entre Breton et Césaire!: il faudrait encore approfondir ce qu’il en est du côté féminin.

En relisant les derniers entretiens du poète, je suis frappée par le ressassement interminable des mêmes questions, toutes sont centrées de façon obsessive sur la négritude, la créolité et l’antillanité, la rencontre avec Senghor, le nègre fondamental, Césaire l’Africain, la loi de la départementalisation, la fondation du PPM (Parti Progressiste Martiniquais) etc. Toute le monde pose ces mêmes questions, devenues des clichés. Et Césaire, sans doute fatigué et un brin ironique, brode des variations sur ses mêmes réponses. On reste sur sa faim et sur des images d’Épinal. Je me rends compte que les vraies questions – du moins celles qui m’intéressent - ne sont jamais posées. Au fond, des interviews publiées avec Césaire, il y en a deux surtout qui me touchent, celle de Jacqueline Leiner (en introduction à la réédition de Tropiques) et celle de René Depestre. L’une de mes tristesses est!: je me suis préparée pendant trente ans à une interview qui ne se réalisera jamais. Dans ce témoignage-ci, j’évoque cependant deux entretiens que j’ai eus moi-même avec le poète en janvier 1980. Le compte-rendu a été publié en 1983, dans la revue Africa (Centro de Estudos Africanos da USP, 6, 1983, p. 129-137)!: ce texte étant peu connu, je le reprends du moins en partie pour le commenter. Il ne me satisfait pas, car aujourd’hui je centrerais toutes mes questions sur la décade 40, textes en main. De 1980 jusqu’à la mort de Césaire, je l’ai rencontré et écouté plusieurs fois dans des colloques en France et à la Martinique. Mais il m’importe de rappeler ces deux entretiens d’il y a plus de 25 ans, et suggérer tout ce que je devine, soupçonne ou imagine.

Les deux rencontres eurent lieu à l’Assemblée Nationale, dans un petit bureau tout nu, le 9 et le 16 janvier 1980 et durèrent environ deux heures et demie. Après chaque entretien, le poète a tenu à faire les honneurs de la maison, faisant visiter, la première fois, la salle des pas perdus, la bibliothèque où il fit illuminer les fresques de Delacroix au plafond, où il feuilleta le procès de Jeanne d’Arc déchi"rant avec patience les dépositions transcrites en latin et faisant admirer la calligraphie des gre#ers du $%&e siècle!; la seconde fois, il montra l’hémicycle, la très belle tribune Directoire et chercha encore d’autres peintures de Delacroix. Il rentrait du Sénégal où il avait passé les vacances de Noël chez Senghor, l’Assemblée Nationale venait d’être convoquée pour voter un ajout au budget, il partait bientôt pour la Martinique pour reprendre sa fonction de maire de Fort-de-France. La qualité exceptionnelle et la courtoisie de l’homme transparaissaient à tout moment!: quand il oubliait de parler de lui pour parler de son ami Senghor, quand il apportait dans sa serviette de gros livres d’histoire naturelle pour me montrer ce qu’est un «!agami!», quand il copiait pour moi des notes tirées d’un dictionnaire du $%$e siècle pour expliquer un mot rare comme «!patyura!». Générosité encore dans son parfait naturel, et dans sa retenue devant certains sujets. J’ai surtout regardé l’homme pendant qu’il parlait d’un débit assez rapide, rythmé, avec encore un très léger accent martiniquais perceptible de temps à autre. Ce n’est qu’après coup que je me suis aperçue que ces entretiens pouvaient avoir pour titre Orphée noir et la diaspora nègre ou encore l’Autre Amérique.

Un fait révélateur est arrivé lorsque Césaire me faisait visiter le Palais-Bourbon. Salle des pas perdus, nous rencontrons un Africain que le poète me présente. Il lui répète ce qu’il venait de me raconter dans son bureau. Lors de sa visite à Bahia, dans un candomblé à Salvador en compagnie de l’ethnologue Alexandre Adandé, celui-ci avait reconnu un chant royal et le lui avait traduit!: «!Faites attention, le Roi est là!». Césaire récite en Yorouba les mots du chant. L’Africain lui dit!: «!moi aussi je comprenais plusieurs dialectes quand j’étais jeune!; maintenant à Paris depuis longtemps, je les ai oubliés!». Après son départ, Césaire était très ému!: «!Comment peut-on oublier sa langue natale!? Le problème de retrouver nos racines se pose dans nos Amériques, il ne se pose pas pour des noirs assimilés!».

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Venant de la Martinique que j’avais visitée pour la première fois, je lui dis que j’avais été sensible aux nombreux points de contact entre son île et le Brésil. Dans le paysage, dans la flore et chez les gens. «!Oui, dit Césaire, «!ce qui frappe tout d’abord c’est une sorte d’identité d’images!». Il rappela son séjour au Brésil en 1963!: il avait participé, avec l’ethnologue dahoméen Alexandre Adandé, à un colloque sur les cultures du monde noir!:

Au Mercado Modelo, à Salvador, j’ai vu une vieille paysanne au milieu des sacs de farine de manioc!; il y en avait de di"érents types, des sacs aux grains très fins jusqu’aux grains les plus gros. C’était une image de la Martinique d’autrefois. Et aussi d’Afrique. À Brasilia, la même année, j’ai visité les bidonvilles autour de la ville, habités par des travailleurs migrants venus de tous les coins du Brésil et qui avaient construit la nouvelle capitale!: c’était l’image même d’un quartier populaire africain, c’était l’Afrique que je venais de quitter. Je retrouvais la même manière d’occuper l’espace.

De là, Césaire évoque ceux qu’il a rencontrés au Brésil!: Jorge Amado et sa femme Zélia Gattai!; Abdias do Nascimento dont il cite en portugais le titre du livre Teatro para negros e Prólogo para Brancos et encore René Depestre. Il retrouve facilement le nom de Zumbi dos Palmares et me demande en quel siècle la république des marrons de Palmares s’est constituée et pendant combien de temps elle a su résister aux expéditions envoyées pour la détruire. Je lui dis qu’il y avait là un sujet extraordinaire pour une pièce de théâtre!: ayant déjà abordé dans son théâtre, Haïti, le Congo, l’île de Caliban, Palmares serait une autre manière de revenir à l’Amérique, aux Amériques noires. Il acquiesce tout d’abord!: «!c’est un sujet extraordinaire!», puis il ajoute!: «!il faudrait écrire sur la Martinique, sur les Antilles. L’histoire de la Martinique n’est pas assez épique, mais il y a, bien entendu, Delgrès!».

Dans la seconde entrevue, Césaire apporte les quelques textes sur le Brésil de sa bibliothèque, en particulier Arthur Ramos (O Folclore brasileiro) et un texte en français, du #$#e siècle, acheté sur les quais. Il me dit que le poème «!Prose pour Bahia de tous les Saints!» est une célébration rythmée et allègre des richesses culturelles de Bahia!:

C’est l’homme noir qui semble avoir animé le Brésil. Le Brésil fait partie de ma géographie cordiale. Pour moi, c’est un pays qui existe. J’ai beaucoup voyagé mais c’est au Brésil que j’ai eu l’impression, pour la première fois, d’une grande civilisation tropicale moderne. Je ne le connaissais pas encore quand j’ai évoqué le sucre du mot brésil au fond du marécage.

Une question m’intéressait particulièrement, celle de la présence de textes sacrés dans ses œuvres. La lecture et la récitation de textes initiatiques africains dans la poésie et le théâtre césairiens sont peu à peu repérées!: la présence de divinités afro-antillaises ou africaines est trop évidente pour qu’on y insiste!: Baron-Samedi, guédé du vaudou et de nombreux loas dans Le Roi Christophe!; le souvenir du Dan dès le Cahier ainsi que dans Une Saison au Congo!; Shango, Eshou dans Une tempête. Par contre, la reprise de textes judéo-chrétiens (Ancien Testamemt!: la Genèse, Job, Isaïe, Jérémie!; dans le Nouveau Testament!: les Evangiles aussi, celui de Jean surtout) peut surprendre chez un poète agnostique. Comment expliquer cette récitation de textes bibliques, beaucoup plus fréquente chez lui, par exemple, que chez son ami Senghor, chrétien depuis sa jeunesse!? La question parut le surprendre. Puis, il a répondu en trois temps. Tout d’abord en disant que je lisais de très près ses textes, puis il a a%rmé l’importance de la Bible chez lui comme texte («!c’est un très beau texte!») et enfin en établissant un parallèle entre lui et Senghor. Ce parallèle est tellement révélateur que je le reproduis:

Senghor est le plus français des Africains et le plus africain des Français. Il pense en français. C’est le plus cartésien des Sénégalais. Sa réussite politique est un paradoxe parce qu’il n’est pas, à certains égards, typique au Sénégal. Son succès s’est fait contre, à partir de ses infériorités!: dans un pays d’Ouolofs et de Peuls à très haute stature, c’est un petit Sérère!; dans un pays de musulmans, islamisés depuis longtemps, c’est un chrétien fervent, un tala. […] On se trompe souvent sur lui. On parle d’influences. Comme on parle d’ailleurs de l’influence de Saint John Perse sur ma poésie. Il y a plutôt rencontre. Nous venons des mêmes Antilles, mais Saint John Perse est un béké, il appartient à la race des colonisateurs!; son expérience est donc di"érente de la mienne. Si Senghor est proche de Pindare ce n’est pas uniquement à cause de ses lectures, mais parce que sa poésie exprime la poésie d’un pays

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agraire, ses traditions et les paysans qui la peuplent. La poésie de Senghor est celle des jeux gymniques, des appels, des exclamations etc.!Hugo avec ses tables tournantes à Guernesey invoquait souvent Shakespeare, Eschyle!; leurs esprits revenaient et ils s’exprimaient en alexandrins hugoliens. Or c’est Hugo qui dans une de ces séances de spiritisme annonce!: «!Une Athènes au front pur naîtra à Tombouctou!». Je reviens du Sénégal, j’en ai parlé á Senghor qui a beaucoup aimé cette petite histoire. Nous avons ri. Senghor est tout à fait cela.

Et là-dessus très spontanément une opposition s’est gre!ée, la comparaison entre le Martiniquais et l’Africain. Senghor pour Césaire renvoie à «!l’Afrique calme, profonde, à la sagesse ancestrale!». Il ajoute": J’ai vu la foule africaine encore cette fois-ci. Sur la plage au Sénégal, il y avait des familles qui picniquaient. C’était une foule détendue, heureuse, décontractée et étonnamment silencieuse. D’une extraordinaire dignité, les gestes calmes soulignés par les plis des vêtements amples. Les Martiniquais sont exactement le contraire!: agités, excités, ils parlent fort, se bagarrent. Le Martiniquais est traumatisé par l’esclavage.

J’ai posé la question des survivances (ou non) des pratiques ou des cultes africains dans la Martinique de son enfance. Au Brésil, partout on bat le tambour et les orishas descendent sur leurs chevaux"; il est donc compréhensible que, pour un Brésilien, l’Afrique paraisse plus lointaine vue de la Martinique. Césaire enchaîna aussitôt":

Vous avez raison. Le rêve à la Martinique était celui d’une assimilation complète. Écrire un poème sans que le lecteur puisse s’apercevoir que l’auteur était un noir. Le côté africain n’était pas immédiatement perceptible, mais c’était le plus profond. Enfoui, oublié. On battait peut-être le tambour quand j’étais jeune chez des paysans, à la campagne, qui ignoraient sans doute le sens religieux même du tambour. Aujourd’hui si l’on bat le tambour à la Martinique partout c’est grâce à moi. Mais le sens sacré du tambour à la Martinique s’est perdu. Par contre, le quimbois est important. Tous, ou presque tous, y croient, mais on n’en parle jamais. Ça ne se dit pas, surtout à un étranger, mais c’est très profond. Autrefois, on allait en Guadeloupe pour faire le quimbois (les quimboiseurs guadeloupéens avaient une grande réputation), puis en Haïti, maintenant Fort-de-France c’est plein d’aigrefins venus d’Afrique. La médecine populaire, les herbes, c’est aussi très important. À la Martinique, on va à la pharmacie, chez le médecin, on a la Sécurité Sociale et les dépenses en sont élevées. Mais en même temps on fait appel aux herbes!». Et Césaire de raconter l’histoire d’un de ses ouvriers. Lorsque je lui dis que le mot quimbois paraît très proche du mot quimbanda au Brésil2, il s’intéresse immédiatement, prend note du mot en l’écrivant à l’africaine kimbanda.

Retrouver l’Afrique au fond de la fosse après le déracinement, le traumatisme de l’esclavage et des décennies d’assimilation, c’est un Leitmotiv. Je lui raconte que j’ai retrouvé, dans un objet exposé au Musée de l’Homme au Trocadéro l’une des récades du Roi Christophe à la fin de l’acte II": «!toutes les feuilles en dents de scie rassemblées autour du cœur, l’ananas résiste!». Il sourit et dit": «!je suis très méticuleux!». Et encore que j’avais retrouvé dans des textes en portugais et en espagnol la confirmation du suicide par avalage de la langue, qui apparaît au début du Cahier!: «!le suicidé s’est étou"é avec la complicité de son hypoglosse en retournant sa langue pour l’avaler!». Il répondit très vite": «"Les Noirs ont résisté de toutes les manières à l’esclavage. Avaler sa langue était une forme de suicide ibo. Les Ibos étaient très di!érents des autres nègres. Dans des registres des négriers, on trouve très souvent pour les nègres en général la mention de nation africaine tandis que pour eux on trouve de nation ibo"».

Mais l’Afrique est partout sans qu’on en ait conscience à la Martinique. Voyez le mot béké. Il désigne l’Antillais de race blanche dont les ancêtres se sont installés dans les îles au début de la colonisation. Autrefois on écrivait béquet et l’on supposait un souvenir du patois normand sur le créole. Cette influence existe certes, soit dit en passant. Hugo, dans «"Les Travailleurs de la mer"» ou dans «Quatre-vingt-treize"», emploie des expressions

!. Quimbanda sm (quimbundo kimbanda). / Grand prêtre du culte bantou, à la fois médecin, sorcier et devin. / Charlatan. / Sorcellerie. / Lieu du culte.

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normandes que l’on retrouve dans le créole. Je pense à l’expression «!à la pipirette du jour!» pour désigner les premières lueurs de l’aurore, expression que l’on retrouve en créole martiniquais sous la forme «!au pipiri du jour!». Ainsi donc on croyait «!béquet!» venu du patois normand. Et par plaisanterie, on disait au féminin béquette. Moi, j’ai toujours cru que c’était un mot d’origine africaine. C’était, imaginez-vous, le nom que les esclaves donnaient à leurs maîtres blancs. Il y a environ quatre ans, je reçois la lettre d’un jeune africain faisant des études aux Etats-Unis. Il avait lu un article dans le National Geographic sur la Martinique, avec un entretien avec moi, ma photo etc. Cet étudiant m’écrivit pour me dire que chez lui Béké était le blanc, l’Europe étant le pays des békés. Mon correspondant était d’ailleurs un Ibo du Nigeria et la «!terre des blancs!» se dit en langue ibo!:!«!allada béké!». Je lui écris en lui disant merci, mille fois merci!: il venait de me confirmer mon intuition.

Relisant ces entretiens de 1980, je constate deux choses!: d’une part, ils pistent parfois le manque et d’autre part, ils n’abordent pas d’assez près les questions de poétique. Césaire au fond répondait aux questions de son mieux, mais probablement il était trop sollicité par sa vie politique, ses tâches d’homme de parti, de maire et de député, par sa famille, ses électeurs, ses amis et ses camarades pour s’expliquer sur son oeuvre. On oublie souvent que le seul texte qu’il a publié sur la poésie est «!Poésie et connaissance!», dans la revue Tropiques. Et les gens en face de lui étaient souvent plus préoccupés d’idéologie que de poétique. Il se dépensait trop, avec générosité. Il est di"cile de concevoir un poète de son importance aussi peu soucieux de son œuvre. Tous ses recueils poétiques n’ont pas encore d’édition critique fiable. Selon le témoignage de Jahn, il était toujours disposé, en travaillant avec ses metteurs en scène, à couper des scènes, réécrire des passages en les adaptant aux conditions de représentation. Cela aboutit à ce qui m’a semblé absurde dans la représentation du Roi Christophe à la Comédie Française!: on a coupé les scènes de vaudou qui précèdent la mort du Roi. Ses derniers recueils poétiques sont composés par des amis qui sauvent, dans ses tiroirs ou dans ses poches, des bouts de papiers!: le témoignage de Daniel Maximin sur le volume moi, laminaire…, le confirme.

Un poète immense est disparu. Complexe et foncièrement généreux, extrêmement cultivé, pas toujours facile à lire, au croisement de l’écriture et de l’oralité, pratiquant une poétique caractéristique des cultures diglossiques, celle de l’opacité car la réalité est trop embrouillée, avec des ruses d’érudit et de marron tour à tour, une intertextualité foisonnante et souvent imprévue, cultivant la mémoire du temps éperdu et voulant s’ensoucher dans un nouvel espace, l’exprimer enfin. L’étude approfondie de son œuvre reste à faire. Les réponses aux questions que l’on n’a pas su lui poser (moi la première), sont dans ses œuvres. Il faut y revenir, les lire dans leurs multiples couches de signification. Des questions à poser? J’en vois au moins trois ou quatre, de capitales!: l’étude génétique du Cahier qui est beaucoup plus complexe qu’on ne le pense!; l’exploration de ses poèmes épiques (le Cahier n’est que l’un de ces poèmes, il y a encore au moins deux autres, Les pur-sang et Le Grand Midi)!; l’étude de la femme non seulement comme thème poétique mais encore comme interlocutrice privilégiée (et là le rôle de Suzanne Roussi est certainement très important: en perdant Suzanne, Césaire perd son interlocutrice essentielle, celle qui le comprenait!; il incombe à la critique de ramener à la lumière cette Eurydice) et enfin le rapport secret et constant de Césaire avec des œuvres plastiques!: plusieurs de ses images naissent de tableaux, de sculptures du Louvre, d’objets divers, en somme de ses visites à des musées. L’exploration de son oeuvre ne fait que commencer.

Reste encore la question la plus di"cile, l’une des tâches fondamentales de la critique. Quelle est la réception de l’œuvre césairienne, ou si l’on veut, de la poésie de la négritude dans l’Autre Amérique!? Elle est importante aux États-Unis, nous le savons tous, elle est absolument décisive, fondatrice même, dans les îles francophones de la Caraïbe. Mais quelle est vraiment sa réception dans l’univers américain hispanophone et lusophone!? Les temporalités di#érentes et ce qu’on pourrait appeler le «!métabolisme!» interne des littératures américaines de langue espagnole et portugaise, nous obligeront, je le crois sincèrement, non seulement à poser les questions autrement comme à chercher d’autres modèles d’analyse.!

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AIMÉ CÉSAIRE BÂTISSEUR D’UN MONDE NOUVEAU

Par Rosalía CORTÉS Profesora Honoraria, Universidad Nacional de Colombia Rosalia Cortés, professeur honoraire de l’Université Nationale de la Colombie où elle a fondé le groupe interdisciplinaire d’études caribéennes, enseigne la littérature française à l’Université Pédagogique de Bogota. Elle a traduit et publié une anthologie de poèmes d’Aimé Césaire (Aimé Césaire, Antologia, Senal que cabalgamos no 53, Faculdad de Ciencias humanas, Universidad Nacional de Colombia, marzo 2005) et prépare un essai sur Aimé Césaire, pensador del Caribe.

!"#$%&', ()*(. Un groupe de 25 professeurs latino-américains de français débarque à la Martinique, convoqués par le CIRECCA (Centre International d’Études et de Recherche Caraïbe-Amérique Latine) pour son Premier Stage, organisé en collaboration avec l’Université des Antilles et de la Guyane. Rencontre fraternelle de Brésiliens, d’Argentins, de Costaricains, de Dominicains, de Boliviens, de Colombiens, de Péruviens, d’Equatoriens, de Portoricains, de Mexicains… avec les Antillais dont l’accueil chaleureux reste intact dans la mémoire et dans le cœur de chacun de ces 25 privilégiés.

Pour moi qui, jusqu’alors, je dois l’avouer, associais la Caraïbe seulement à l’idée de vacances paradisiaques, de soleil, de plage et de détente, la surprise fut totale. C’était la découverte d’une culture extraordinairement riche, et dans le beau cadre de l’université où l’on nous avait préparé des cours faits par des professeurs chevronnés en histoire, en géographie, en économie et en littérature de la Caraïbe francophone; nos recherches sur les rayons de la Bibliothèque universitaire, la découverte, dans les librairies de la ville d’un nombre inattendu d’œuvres littéraires d’écrivains de la Caraïbe francophone et d’auteurs de la métropole. J’étais littéralement éblouie.

Et puis… la rencontre avec Aimé Césaire. Jusqu’à la dernière minute nous n’étions pas assurés de sa présence car, en tant que Maire de la ville et Député à l’Assemblée Nationale, il devait se déplacer souvent entre Fort-de-France et Paris. On avait hâte de voir ce personnage dont on nous avait tellement parlé. Finalement, la confirmation arriva. Le rendez-vous était pour le mardi, à 15 heures, au Grand Amphi de l’Université. Dans l’enceinte, pleine à craquer, on avait la sensation d’un silence aux aguets de l’arrivée de ce personnage impressionnant qui allait venir. Quelques mois plus tard, en lisant!Un grand poète noir!d’André Breton, je retrouvai la même impression: «!son apparition…

— disait le texte — prend la valeur d’un signe des temps!». Césaire nous adressa quelques mots de bienvenue où il réa"rmait sa fraternité avec l’Amérique Latine. Il nous dit sa joie d’accueillir des enseignants de la région. Ceux qui connaissaient son œuvre -surtout les Brésiliens et, naturellement, des Antillais- lui ont posé des questions auxquelles il répondit avec sollicitude. À la fin de la rencontre, alors que le soir tombait, il nous a dédicacé l’exemplaire du Cahier d’un retour au pays natal que chacun de nous serrait contre sa poitrine depuis l’annonce de sa visite.

Plus tard, en approfondissant le sens de son œuvre, j’ai senti que, au fond de cet éblouissement qu’elle produisait chez les Latino-américains, outre son esprit universel, il y avait un courant souterrain, la voix de quelqu’un avec qui l’on partageait culture, sentiments, pensée et problèmes. E#ectivement au moment de préparer ma communication pour ses 87 ans, à ma question sur sa connaissance d’Aimé Césaire, Roberto Burgos, écrivain né à Cartagena, et qui dans les années 60 faisait ses études de Droit à l’Université Nationale, m’a répondu avec surprise et émotion!: «!C’était quelque chose sans pareil. C’était retrouver la splendeur de la littérature française!dans un poète de la Caraïbe; c’était l’éclat du surréalisme. En plus, ses références à des situations sociales conflictuelles nous touchaient profondément, tant il y avait des ressemblances avec celles de l’Amérique Latine!» 3.

!. CORTÉS, Rosalía, «"La parole d’Aimé Césaire chez les écrivains latino-américains. Le cas de Manuel Zapata Olivella"» dans Colloque pour les !" ans d Aimé Césaire, CCER, UAG, #$$$.

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Après ce séjour, j’ai eu l’honneur d’être reçue par Aimé Césaire dans son bureau de la Mairie. Toujours le même accueil gentil et ses paroles de grande estime pour le continent latino-américain et, à mon égard, pour la Colombie. Lors de l’entretien qu’il m’a accordé en 1989, j’ai pu constater que le thème de l’identité, qui le hantait depuis l’époque cruciale de sa propre découverte, détonateur de ses luttes politiques et de sa création littéraire, était vif en lui; et il a établi le rapport avec la région!: «!Je crois que c’est un signe de l’histoire!; dans tous les peuples de la Caraïbe et en Amérique de Latine particulièrement, nous trouvons une démarche à peu près semblable. Je crois que ce n’est pas l’e"et du hasard, et que c’est une caractéristique de cette deuxième partie du XXe siècle. C’est le surgissement, dans tous les pays de cette zone, de l’identité, et de l’identité culturelle en premier lieu. Et je dois dire que j’ai l’impression que le message que nous envoie l’Amérique Latine est déjà largement connu actuellement dans cette partie de la Caraïbe qui est de tradition francophone, et que la littérature de l’Amérique Latine commence à avoir une influence considérable sur notre littérature!» 4.

En lisant son œuvre, j’ai commencé à le retrouver, à retrouver ses inquiétudes et ses travaux. Et, lorsqu’on visite la Fort-de-France moderne qu’il a façonnée, on ne peut imaginer l’obscure ville coloniale de ses souvenirs; quand on admire les beaux bâtiments de la ville, comme la nouvelle Mairie dont la construction, a été confiée à un architecte brésilien!; quand on trouve dans les bibliothèques une profusion d’œuvres d’auteurs antillais, quant on connaît la vie intellectuelle et la riche activité culturelle de la Martinique, on ne peut s’empêcher de se rappeler ses paroles prophétiques à propos de «!… cette plus fragile épaisseur de terre que dépasse de façon humiliante son grandiose avenir…!» Césaire a été inlassablement présent et participant à cette transformation. Il a été le bâtisseur non seulement de l’aspect physique de son pays et de sa ville, mais surtout il a suscité le sens des valeurs, de la dignité et de la responsabilité qu’il a éveillé chez son peuple. Son peuple, dont les larmes témoignaient de la profonde douleur de le voir partir. De voir s’arrêter en quelque sorte, par la pensée, par la parole et par l’action, une merveilleuse et constructive traversée du ##e siècle.

Dans le!«!Cahier d’un retour au Pays Natal!» Césaire devance de dix ans la Déclaration des nouveaux Droits de l’Homme promulguée par les Nations Unies en 1946 5. Dans cette oeuvre magistrale, il plaide pour les droits fondamentaux des êtres humains à la vie, à la liberté, à l’éducation et à la santé!; il y condamne la faim qui empêche les enfants de s’épanouir, le mépris de la vie, de la liberté, du droit de vivre dans la dignité que mérite tout être humain. Il parle de l’amour de la nature, de l’humanité, de la vérité et de la justice!; il condamne le mensonge et la violence. En faisant un tour d’horizon de la situation de notre région latino-américaine à l ‘heure actuelle, nous trouvons que Césaire nous donnait déjà des réponses à nos inquiétudes présentes, et qu’il est urgent pour nous de faire une nouvelle lecture de son œuvre. À ce propos, dans un entretien avec Maximilien Laroche en 2000, l’écrivain portoricain Luis Rafael Sánchez déclarait!: «!Je pense qu’Aimé Césaire est un écrivain qu’il faut relire de toute urgence… Il faut retrouver le sens qu’il nous propose pour l’ avant-garde politique et esthétique!».

À l’occasion du Colloque International organisé, pour son 90e anniversaire, par le Centre Césairien d’Etudes et de Recherches, je lui ai remis, dans son bureau de Maire honoraire, une cassette vidéo contenant une partie de sa pièce,!Une Tempête, jouée par un groupe de mes étudiants de l’Université Pédagogique de Bogota!; il m’a dit en me remerciant «!Saluez vos étudiants de ma part!», phrase qu’il m’a répétée à mon départ: «!Saluez vos étudiants de ma part!». Je sens que le privilège d’être dépositaire de cette commission, m’autorise à faire parvenir ses paroles à tous ceux qui en l’Amérique Latine ont entendu et entendront son message, et qui trouveront dans ses paroles un guide pour bâtir un monde nouveau, comme il le voulait, car!: «!ce que je veux, c’est pour la faim universelle, pour la paix universelle!».!

!. CORTÉS, Rosalia, Aimé Césaire, pensador del Caribe, inedit.". CORTÉS, Rosalía «#Une lecture des droits humains à travers l’œuvre d’Aimé Césaire#», dans: Actes du Colloque «!Aimé Césaire, une pensée pour le ""e siècle!», CCER, Présence Africaine, !e trimestre $%%&.

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AIMÉ CÉSAIRE ET LE QUÉBEC OU LA NOBLESSE D’ÊTRE NÈGRE

Par Gaëtan DOSTIE Gaëtan Dostie a été directeur des Éditions Parti Pris de 1976-1984. La revue politique et culturelle Parti Pris, qu’éditait cette maison d’édition, a été le foyer qui a animé ce que l’on peut considérer comme une révolution intellectuelle au Québec dans les années de sa parution.

L’influence de l’auteur du Cahier d’un!retour au pays natal dans le Québec des années 60 est manifeste. D’abord et avant tout chez Gaston Miron. Il est de lui, un poème devenu célèbre qui au milieu des années 50, s’intitulait «!Canada ma terre amande, ma terre amère!», puis, après 57, suite à la lecture du Portrait du colonisé d’Albert Memmi, alors que Miron devint «!indépendantiste avoué!»,!il en vint à refléter cet engagement:

«!Compagnon des AmériquesQuébec ma terre amère, ma terre amandeMa patrie d’haleine dans la tou"e des vents.!»

Dans les commentaires de Miron, en marge de l’édition de 1994 de L’Homme rapaillé dès le premier poème de Deux sangs!(1953), Miron écrit ceci!: «!En 1955, la lecture de René Depestre, d’André Frénaud, d’Aimé Césaire, me bouleversera en raison d’une parenté à mon insu très proche. Mais elle me confirma dans mon écriture et m’incita à faire d’avantage mon propre chemin dans le langage en accentuant ma di"érence.!» Miron lui-même, est un peu notre Césaire à nous, et l’un des plus éminents défenseurs de l’idée de l’indépendance du Québec…

Mais Miron prenant exemple du combat de tous les colonisés, n’envisagea jamais de se définir comme appartenant à la négritude. Surtout que le mot «!nègre!» revêtait tantôt la figure de l’opprimé et encore plus, ce concept politique, stigmatisé par André Laurendeau, qui, avant d’être le co-président de la fameuse «!Commission sur le bilinguisme et le biculturalisme!», alors directeur du quotidien Le Devoir, de Montréal, avait publié en 1958, trois éditoriaux intitulés: «!La Théorie du roi nègre!»; il y dénonçait le premier-ministre du Québec d’alors: Maurice Duplessis. Il écrivait ceci:

«!Les journaux anglophones du Québec se comportent comme les Britanniques au sein d’une colonie d’Afrique. Les Britanniques ont le sens politique, ils détruisent rarement les institutions politiques d’un pays conquis. Ils entourent le roi nègre mais ils lui passent des fantaisies. Ils lui ont permis à l’occasion de couper des têtes!: ce sont les moeurs du pays. Une chose ne leur viendrait pas à l’esprit!: et c’est de réclamer d’un roi nègre qu’il se conforme aux hauts standards moraux et politiques des Britanniques. Il faut obtenir du roi nègre qu’il collabore et protège les intérêts des Britanniques. Cette collaboration assurée, le reste importe moins. Le roitelet viole les règles de la démocratie? On ne saurait attendre mieux d’un primitif…

Je ne prête pas ces sentiments à la minorité anglaise du Québec. Mais les choses se passent comme si quelques-uns de ses chefs croyaient à la théorie et à la pratique du roi nègre. Ils pardonnent à M. Duplessis, chef des naturels du pays québécois, ce qu’ils ne toléreraient de l’un des leurs. On le voit couramment à l’Assemblée législative. On l’a vu à la dernière élection municipale. On vient de le vérifier à Québec. Le résultat, c’est une régression de la démocratie et du parlementarisme, un règne plus incontesté de l’arbitraire, une collusion constante de la finance anglo-québécoise avec ce que la politique de cette province a de plus pourri.!»

— Source : André Lauredeau, « La théorie du roi nègre–I », dans Le Devoir, le 4 juillet 1958, p. 4.

Dès lors, le mot «!nègre!» ne pouvait être que hautement politique mais de là à ce qu’il soit associé à une revendication dynamique, ce fut là l’empreinte des chantres de la «!négritude!».

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Plus que Senghor, ou Léon Gontran Damas, ses compagnons dans l’a!rmation de la «"négritude"», c’est la poésie de Césaire qui insu#e à la nôtre, cette volonté de donner à naître un pays. En 1963, paraît chez Déom, ce recueil collectif": Le Pays, où déjà André Major, Guy Robert, et surtout Paul Chamberland, entreprenaient de nommer le Pays natal".

Chamberland continue magnifiquement, l’année suivante, en publiant coup sur coup, le fameux Terre Québec dont ce poème dédié «"Aux camarades du FLQ (Front de Libération du Québec), victime de la délation cet inutile glas"» Deuil 4 juin 63 dont voici cet extrait":

«"les forges sont dressées dans les veines d’un peuplela terre énorme halète et taille dans sa chairl’enclume et le marteau la poudre et le canonson visage grandit au premier feu des bombesil tremble de le reconnaître il se taitdéjà tonne à ses tempes une parole arméeil entend crépiter les ténèbres du sangla foudre et le métal le tam-tam des révoltes"»

Puis à l’automne 64, paraît à Parti Pris": L’A!cheur hurle"Dont ces extraits disent assez ce sentier déjà emprunté par Césaire":

«"car nous avons a$aire à une sacrée race de couillons de tontons d’éclopés de souriantes bedaines de laquais speakwhite de modérés petit gueux qui tantôt vous livreront un peuple aux encans de l’histoire en entonnant les aimez-vous-les-uns-les-autres du banditisme coopératif[ … ]je suis cubain je suis nègre nègre-blanc québécois fleur-de-lys et conseil-des-arts je suis colère dans toutes les tavernes dans toutes les vomissures depuis 200 ans…"».

Voilà le concept débouté": non seulement notre condition de colonisé nous rapproche, mais leur combat pour la liberté est le long chemin commun que nous revendiquons.

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Le décès d’Aimé Césaire est survenu pendant la tenue du Salon international du livre de Québec en avril 2008. Dans l’Espace de la Francophonie qui accueillait plus d’une vingtaine d’écrivains de pays de la Francophonie, un hommage fut rendu à l’auteur martiniquais sous forme d’une grande affiche à son effigie et de lecture de ses textes par les auteurs présents. Les écrivains Patrick Chamoiseau (Martinique) et Frankétienne (Haïti) allièrent spontanément leurs paroles pour célébrer, avec une intense émotion, l’immense poète dont l’œuvre prend tout son éclat à l’heure de sa disparition.

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Quand, en 1968, Pierre Vallières, poursuivant une grève de la faim dans sa prison newyorkaise, écrivit son célèbre récit autobiographique, le titre s’imposa de lui-même!: Nègres blancs d’Amérique. Le comité d’aide mis sur pied par Miron, Pauline Julien et d’autres, pour financer la défense de Vallières et Charles Gagnon, produisit le 27 mai 1968 ce spectacle Chansons et poèmes de la Résistance pour lequel Michèle Lalonde écrivit ce poème fétiche qu’est Speak White!!: (extraits)

«!Speak whitetell us again about Freedom and DemocracyNous savons que la liberté est un mot noircomme la misère est nègreet comme le sang se mêle à la poussièredes rues d’Alger ou de Little Rock!»

De même Gilbert Langevin, dans Le Temps des vivants qui fut l’hymne des indépendantistes des années 60, interprété en ouverture, tant à Chansons et poèmes de la Résistance qu’à l’assemblée de fondation du Mouvement Souveraineté–Association de René Lévesque en 1968, devenu le Parti Québécois!!:

«!Que finisse le temps des prisonsPasse, passe le temps des barreauxQue finisse le temps des esclavesPasse, passe le temps des bourreauxJe préfère l’indépendanceÀ la prudence de leur troupeauC’est fini le temps des malchancesNotre espoir est un oiseau. »

Durant les années 60–70, la poésie québécoise fut à l’avant-garde du combat pour l’a"rmation du pays. Ce sont les poètes qui ont donné son coup de mort à la notion dite «!canadienne-française!». C’est Paul Chamberland, Gérald Godin, André Major, André Brochu, Gaston Miron, d’autres, qui, avec ce célèbre numéro de janvier 1965, de la revue Parti Pris : «!Pour une littérature québécoise!», ont inscrit toute la culture comme étant celle d’un Peuple, celle du Québec. Ce fut un geste de décolonisation contagieux! Ce sont essentiellement des militants de l’indépendance qui se solidarisent avec la vision «!nègre!» et empruntent un peu, beaucoup, la voie tracée par Césaire déjà dans son Cahier d’un retour au pays natal!. Ce fut d’ailleurs une mission que voulut incarner la poésie de ces années révolutionnaires!: « donner à naître un pays!»!

C’est un legs qu’elle nous a laissé. C’est à vous, à nous tous, de l’assumer!!

BOUBACAR BORIS DIOP SUR CÉSAIRE

Boubacar Boris DIOP essayiste et romancier sénégalais a été journaliste et il continue de collaborer à des journaux, comme Le Monde diplomatique, tout en poursuivant sa carrière d’écrivain de fiction où dit-il, il aime écrire dans un genre qu’il qualifierait de politique-fiction. Il écrit en français et en wolof. Parmi ses romans et ses essais, on peut citer!: Doomi Golo ( 2003)!; L’impossible innocence (2005)!; Écris et tais-toi ( 2006) et L’Afrique au-delà du miroir (2007).

«!Notre mémoire sera pour Césaire le Panthéon le plus sûr!»

Poète et écrivain engagé, Aimé Césaire a créé par la magie de sa poésie une chaine fraternelle qui relie tous les peuples. Il a influencé une bonne partie de l’élite africaine parmi elle le sénégalais Boubacar Boris Diop, écrivain majeur.

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Pouvez-vous nous dire l’apport d’Aimé Césaire au monde Noir!? «!Césaire n’a jamais fait mystère de son projet prométhéen. Il est clairement dit dans Le cahier d’un retour au pays natal que la seule chose qui vaille, c’est de “recommencer la fin du monde”.

Cela n’a pas dû être facile et on imagine aisément les moqueries des cyniques invitant celui qui «!chantait le poing dur!» à un peu plus de retenue. Sans doute lui ont-ils lancé bien des fois, comme paraît-il à tel autre poète!: Ne crie donc pas si fort, tu ne feras jamais tomber les étoiles du ciel sur la terre. Eh bien, Aimé Césaire a eu raison de ne pas les écouter. L’écrivain qui a littéralement engendré son pays natal s’est hissé à la hauteur d’un homme-peuple, ce que bien peu de leaders ont réussi à être à notre époque. J’ai lu quelque part ces jours-ci que Mandela a découvert Césaire en prison. C’est une belle image!: celle d’une évasion, forcément réussie, du détenu de Robben Island et de Pollsmoor grâce à la puissance du verbe césairien.

Le poète a eu un impact très fort sur la diaspora nègre mais c’est naturellement avec l’Afrique qu’il a été le plus en fusion. C’est à ce point qu’on a tendance, dans les études littéraires, à le classer instinctivement parmi les auteurs négro-africains. Il est vrai que lui-même se revendiquait, de manière métaphorique, des “ancêtres Bambara”. N’oublions pas non plus qu’il prit avec vigueur la défense de Cheikh Anta Diop quand celui-ci dut faire face dans les années cinquante à une cabale réactionnaire de la Sorbonne. Rien ne symbolise mieux sa relation à l’Afrique qu’Une saison au Congo où il décrit du dedans, comme s’il en avait été lui-même directement victime, la logique d’échec de ces «!Indépendances!» qui furent, pour ainsi dire, bien indépendantes de la volonté de nos peuples. Et ce texte, on peut en vérité le résumer en une seule phrase, mais terrible!: Patrice Lumumba doit mourir. Comme plus tard Sankara, Cabral ou Samora Machel. Pour Césaire, la tragédie congolaise est emblématique de celle de tout un continent, car l’assassin ne tarde pas à instaurer, en complicité avec de puissants intérêts étrangers, un régime de terreur et de prédation éhontée. La mise en évidence de cette collusion entre élites locales et forces extérieures est essentielle dans son analyse de la réalité politique africaine. De n’en avoir jamais eu une lecture raciale lui a permis de garder intacte la fierté de ses origines. C’est pourquoi il n’a pas eu besoin de se forcer pour lancer son fameux “Nègre je suis, Nègre je resterai” aux nains qui lui mordillaient les mollets avec de grandes phrases creuses.

On peut dire aujourd’hui qu’avec Fanon et Césaire, deux messages de solidarité très forts nous sont venus de la Martinique au vingtième siècle. Ces deux penseurs ont cherché à remettre en place les passerelles chahutées par l’Histoire et nous ferions mieux de nous en inspirer plus souvent, à l’instar du cinéaste haïtien Raoul Peck et de quelques créateurs africains-americains ou d’Amérique latine.!»

Que retenez-vous personnellement de Césaire!?«!En tant qu’écrivain je suis impressionné par la force exceptionnelle de sa langue poétique. Mais il faut savoir que derrière, cette apparente fluidité de l’expression, il y a un travail de tous les instants sur chaque mot, une âpre bataille avec les mots pour leur faire rendre gorge. Senghor, qui a été le témoin privilégié de la gestation du Cahier d’un retour au pays natal… écrit que ce fut une “parturition dans la sou"rance”. Césaire bi"ait sans arrêt, revenait sans cesse sur le texte, se fiant plus souvent à la fulgurance des images qu’à leur suggestion de sens immédiate. Et lorsque plus tard avec Moi, laminaire, sa voix s’apaise, ce travail d’épure ne sonne jamais faux, on ne sent à aucun moment le procédé. Le chant césairien n’a jamais rien de vain et si on n’est jamais sûr de la trajectoire du poème c’est parce que celui-ci irradie à l’infini et qu’en elle-même la musique des mots est signifiante. Il est ainsi arrivé à Césaire de forger du sens avec le grondement d’un volcan ou la rumeur des vagues. Ce n’est donc pas seulement beau, c’est aussi très profond. J’aime en particulier ce passage du Cahier d’un retour au pays natal!:

Écoutez le monde blanc horriblement las de son e"ort immenseses articulations rebelles craquer sous les étoiles duresses raideurs d’acier transpercer la chair mystiqueécoute ses victoires proditoires trompeter ses défaitesécoute aux alibis grandioses son piètre trébuchementPitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs!!

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Ces mots si pleins de maturité, si décisifs pour comprendre la relation Maitre-Esclave, le poète avait à peine vingt cinq ans quand il les a écrits!! Ce tout jeune homme comprend déjà qu’haïr le maître, c’est encore une façon de l’aimer — amour pervers sans doute mais amour quand même — et de se résigner à son pouvoir. Et ce qu’il nous dit de fondamental, c’est qu’à la fin des fins le véritable esclave n’est pas celui que l’on pense. En somme le mépris de la victime pour la force brute qui l’asservit, c’est le commencement de sa liberté. Je peux vous dire, à un niveau purement personnel, que je discute beaucoup, par e-mail ou de vive voix, avec des jeunes d’Afrique ou d’ailleurs. Ils me demandent des conseils et je leur donne toujours en viatique ces vers-là. Ils leur annonçaient il y a longtemps un monde où leur fierté retrouvée serait la sœur de l’action.!

Propos recueillis par El Hadji Gorgui Wade Ndoye, directeur de publication · Source : Devoir citoyen

TOI LAMINAIRE

Par Édouard MAUNICK Édouard Maunick, poète, journaliste, a été haut fonctionnaire à l’UNESCO, ambassadeur de Maurice à Prétoria et membre du Haut conseil de la Francophonie. Il a publié plus de vingt recueils de poèmes et a reçu le prix Appolinaire de Poésie. Les deux poèmes retenus ici sont tirés de son recueil, Toi Laminaire (1990), entièrement dédié à Aimé Césaire, son frère en négritude et en poésie, son ami de toujours.

CÉSAIRE

… tant qu’il y aura ce peuplele nôtre un et désassembléau creux des terres fragmentéesdiamants-rocs en rien happelourdesnos îles aboyeusesce peuple qui ne cesse d’appelerpour couvrir galops de la merpour franchir murailles de merpour paralyser brisantsla mappemonde est à refaire

TOI LAMINAIRE

toi mouillé de toutes les pluiestoi humecté de toutes les roséestu m’écris que c’est “à croireque les poètes sont des chiensque les peuples se postent d’île en îlepour aboyer à l’espérancemême s’ils aboient à la lune”puisque nous ne sommes paschiens qui se taisentje veux engager avec toi l’échangede raucité en raucitéde clarté en clartéde nos voix chercher l’encastrementl’âge synonyme la parentéle commun cadastreles bonnes et les mauvaises manièresde nègre de s’arrimeralors que la Terre s’en vavers on ne sait quel rendez-vousvers ce qui ne vaut plus la peinede commencer puisqu’elle est là et bien làla Fin du monde parbleu