Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une...

57
Où sont passés les intellectuels ?

Transcript of Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une...

Page 1: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

Où sont passés les intellectuels?

Page 2: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

Où sont passés les intellectuels?

Enzo Traverso

c o n v e r s a t i o n s p o u r d e m a i n

C o n v e r s a t i o n a v e cR é g i s M e y r a n

Graphisme : Agnès Dahan© Les éditions Textuel, 20134, impasse de Conti75006 Pariswww.editionstextuel.comISBN: 978-2-84597-457-9ISSN: 1271-9900Dépôt légal : janvier 2013

Page 3: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

Sommaire

7 Préface

11 De la naissance à l’éclipse des intellectuelsLes intellectuels apparaissent avec l’affaire Dreyfus,en défendant les droits de l’Homme dans une sphèrepublique en pleine construction. Après la GrandeGuerre, le champ intellectuel se radicalise et se politise.Pendant les années 1930, les intellectuels sont sommésde choisir entre fascisme et communisme – les deuxalternatives au capitalisme en crise. Cette période del’intellectuel engagé se referme à la fin des années 1970.Aujourd’hui, nous assistons à la consécration média-tique des experts de gouvernement.

47 L’essor des néoconservateursLa chute du « socialisme réel », l’emprise de la com-munication en politique et l’hégémonie de l’économienéolibérale ont combiné leurs effets pour causerl’éclipse des intellectuels. C'est le moment où, desÉtats-Unis à la France, une vague néoconservatrice,incarnée par des figures issues du communisme ou del’extrême gauche, s’impose dans la sphère publique. Lafin des utopies du XXe siècle a laissé la place à une ère« postidéologique » dominée par l’« humanitarisme »,la vertu post-totalitaire par excellence, parfaitementcompatible non seulement avec la démocratie maisaussi avec le néolibéralisme.

77 Quelles alternatives pour demain?Aujourd’hui, le chercheur intervient à propos d’unsujet dont il est spécialiste, ce qui correspond à la pos-

Bibliographie de l’auteur

• Les Marxistes et la question juive : histoire d’un débat,

1843-1943, préface de P. Vidal-Naquet, Paris,PEC-La Brèche, 1990 ; nouvelle éd., Paris, Kimé, 1997.

• Les Juifs et l’Allemagne : de la « symbiose judéo-allemande »

à la mémoire d’Auschwitz, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 1992.

• Siegfried Kracauer : itinéraire d’un intellectuel nomade,Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 1994 ;nouvelle éd. 2006.

• Pour une critique de la barbarie moderne : écrits sur l’histoire

des Juifs et de l’antisémitisme, Lausanne, Page 2 ; nouvelle éd. 1997.

• L’Histoire déchirée : essai sur Auschwitz et les intellectuels,Paris, Éditions du Cerf, coll. « Passages », 1997.

• Le Totalitarisme : le XXe siècle en débat, textes réunis et présentés par E. Traverso, Paris, Seuil, coll. « Points », 2001.

• La Violence nazie : une généalogie européenne,Paris, La Fabrique, 2002.

• La Pensée dispersée : figures de l’exil judéo-allemand,Paris, Léo Scheer, coll. « Lignes », 2004.

• Le Passé, modes d’emploi : histoire, mémoire, politique,Paris, La Fabrique, 2005.

• À feu et à sang : la guerre civile européenne, 1914-1945,Paris, Stock, coll. « Un ordre d’idées », 2007 ; nouvelle éd. Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 2009.

• L’Histoire comme champ de bataille : interpréter les violences

du XXe siècle, Paris, La Découverte, 2010 ; nouvelle éd. coll. « Poche », 2012.

• La Fin de la modernité juive : histoire d’un tournant

conservateur, Paris, La Découverte, 2013.

5O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

Page 4: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

ture de l’intellectuel « spécifique » définie jadis parMichel Foucault. Enzo Traverso souligne la trans-formation progressive de cet intellectuel en « expert »de gouvernement, inévitablement déconnecté desmouvements sociaux actuels. Afin d’inventer denouvelles utopies, les intellectuels devraient sortir deleur domaine spécialisé et retrouver une postureuniversaliste.

105 Notes

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

6 7p r é f a c e

Préface

Si on accepte la chronologie établie parl’historien britannique Eric Hobsbawm,pour qui le « court XXe siècle » a commencé en 1914 et s’est achevé en 1989, alors on doit admettre que noussommes entrés dans le XXIe siècle depuisbientôt ving-cinq ans, et qu’il nous sembletoujours aussi opaque. La faute pourraiten incomber à un mode de vie qued’aucuns qualifient de « présentiste » : nos sociétés contemporaines vivraientdans un présent permanent, sans capacitéde projection dans le futur et dans un rapport obsessionnel au passé, célébréreligieusement et devenu objet de marchandise (à travers l'engouement pour les musées, les commémorations, le patrimoine national…). Dans ce contexte, la difficulté à imaginer un futur pourrait bien affecter égalementceux qu'on nomme les « intellectuels ».Ceux-ci sont aujourd'hui peu audibles et semblent peiner à définir de nouvellesutopies. C’est sur leur histoire, depuis leurapparition avec l'affaire Dreyfus et leurradicalisation dans l'entre-deux-guerres,jusqu'à leur effacement dans le grandbruit médiatique contemporain, querevient dans ces pages l'historien EnzoTraverso. Celui-ci était en effet bien

Page 5: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

placé pour traiter le sujet, étant donné les nombreux livres qu'il a consacrés au XXe siècle, ce siècle des intellectuels par excellence : il y traitait des guerres,destructions et révolutions en Europe(1914-1945, : la guerre civile européenne),de l'exil, de la Shoah, de la mémoire(L'Histoire comme champ de bataille ;La Violence nazie ; Le Passé, modesd'emploi). Il aborde le sujet que nous lui avons proposé de la même façontransnationale, en comparantparticulièrement les cas français, allemand et italien.Le constat de Traverso est sans appel.Après l'effondrement du « socialismeréel », le silence des intellectuels est le miroir d'une défaite historique, celled'une utopie qui allait bien au-delà des régimes politiques qui prétendaientl'incarner. Les intellectuels ont étéremplacés dans les médias de masse pardes néoconservateurs – qui souvent sontparadoxalement d'anciens communistes –ou des experts proches du pouvoir. Ce phénomène apparaît au sein d'unsystème culturel marchand tout-puissantet autoréférentiel : le problème est donclargement structurel. Il semble bien loin le temps des Sartre, des Foucault ou mêmedes Bourdieu, mettant leur notoriété au service d'une cause politique, au sens

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

8 9p r é f a c e

le plus noble du terme. Orphelins de nouvelles utopies, déconnectés des mouvements sociaux de jeunes qui ne les reconnaissent pas comme porte-parole, les intellectuels doivent se redéfinir. Quitte à faire leurautocritique, admettre leurs aveuglements(pensons aux maoïstes), mais sans renier de façon manichéenne leursengagements passés.Enzo Traverso nous livre un plaidoyerpour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau de l'avenir, afin que les citoyensd'Europe et d'ailleurs puissent mieuxrésister à la marchandisation du monde et défendre l'intérêt commun.

Régis Meyran

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

8

Page 6: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

De la naiss à l’éclipse des intelle

De la naissance à l’éclipse des intellectuels

Page 7: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

13D e l a n a i s s a n c e à l ’ é c l i p s e d e s i n t e l l e c t u e l s

Le mot d’« intellectuel » est aujourd’hui tellement galvaudé qu’onne sait plus très bien de quoi on parle. À votre avis, commentpeut-on définir l’intellectuel?

Il y a une dizaine d’années, une photo de l’AgenceFrance-Presse a fait le tour du monde et suscité lescandale. On y voit Edward Saïd, éminent profes-seur de littérature comparée de l’universitéColumbia de New York, en train de lancer despierres contre un check-point israélien à la frontièrelibanaise. C’était l’été 2000. Ce geste spontané deprotestation n’avait rien d’héroïque, mais il révèleune posture.Vous avez raison, le mot « intellectuel » est gal-vaudé. Tout le monde l’utilise à tort et à travers etil prend souvent des significations différentes. Je necommencerai pas ce dialogue par l’énumération desdéfinitions possibles – elles sont multiples – ni parune typologie des intellectuels. Nous aurons l’oc-casion d’y revenir plus tard. Si j’ai évoqué la photode Saïd lançant des pierres – j’aurais pu rappelerGeorge Orwell avec un fusil à l’épaule pendant laguerre civile espagnole ou Marc Bloch dans laRésistance française – c’est que, dans l’histoire duXXe siècle, la notion d’intellectuel est indissociablede l’engagement politique.Edward Saïd et Theodor W. Adorno, qui étaientdes musicologues raffinés, ont consacré des pagesfort intéressantes au contrepoint et à la disso-nance, une écriture musicale et une forme esthé-tique fondées sur le contraste plutôt que surl’harmonie tonale1. Elles me semblent d’excellentesmétaphores pour définir le rôle de l’intellectuel.L’intellectuel questionne le pouvoir, conteste lediscours dominant, provoque la discorde, introduitun point de vue critique. Non seulement dans sonœuvre, comme l’ont fait Saïd et Adorno dans leurs

Page 8: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

Pour eux, l’intellectuel est le miroir de la décadence,une des grandes obsessions de la réaction euro-péenne au tournant du XXe siècle : l’intellectuelmène une vie purement cérébrale coupée de toutlien organique avec la nature, il reste enfermé dansun monde artificiel, fait de valeurs abstraites, oùtout est quantifié et mesuré, où tout devient laid,mécanique, antipoétique. L’intellectuel incarne unemodernité anonyme et impersonnelle, il n’a pas deracines et ne représente pas l’esprit ou le génied’une nation. Il est un esprit « cosmopolite »,incapable de comprendre la culture d’un peupleenraciné dans un terroir. L’intellectuel se bat pourdes principes abstraits: la justice, l’égalité, la liberté,les droits de l’Homme ; il veut faire triompher lavérité, il défend des valeurs universelles.

Alors justement, qu’est-ce qui explique que le mot « intellectuel »est devenu courant à cette époque précisément, et non pendantles Lumières? Cela traduit-il un changement sociétal?

La fonction éthique et politique des hommes delettres à l’époque des Lumières était comparable àcelle de l’intellectuel dreyfusard. Mais entre cesdeux époques, il y a une différence de taille : le phi-losophe du XVIIIe siècle se positionne vis-à-vis de laCour ; la bourgeoisie cultivée et l’aristocratie sontpratiquement ses seuls interlocuteurs. L’intellectueldu XXe siècle agit dans une société beaucoup plusarticulée, avec des classes antagonistes, dans unchamp politique qui est divisé entre une droite etune gauche. Son statut social a changé, grâce àl’avènement de la modernité : les sociétés euro-péennes ont connu l’industrialisation, l’urbanisa-tion et l’avènement d’un espace public au sensmoderne du terme. Bref, elles ont connu la nais-sance de la société de masse, ce qui signifie aussi

D e l a n a i s s a n c e à l ' é c l i p s e d e s i n t e l l e c t u e l s

15

écrits sur la littérature et sur la musique, maisaussi dans l’espace public. Souvent, il paye aussi leprix de ses choix.

D’un point de vue historique, la figure de l’intellectuel apparaît-elle réellement avec l’affaire Dreyfus ou est-ce là un stéréotypequ’il faut critiquer?

On date généralement la naissance des intellec-tuels avec l’affaire Dreyfus, à cause de sa dimen-sion éthique et politique. L’affaire Dreyfus remeten question la République, la justice, les droits del’Homme, l’antisémitisme : nous pouvons bien laconsidérer, symboliquement, comme un momentfondateur. Nous pouvons aussi, bien entendu,chercher des précurseurs : les « philosophes », leshommes de lettres des Lumières, étaient des intel-lectuels. Voyez la défense de Calas par Voltaire, aunom de la lutte contre le fanatisme et l’intolé-rance ; ou la campagne de Cesare Beccaria, enItalie, contre la peine de mort ; ou le débat autourde l’émancipation des juifs mené par l’abbéGrégoire à Paris et par Christian Wilhelm vonDohm à Berlin ; ou la création des sociétés contrel’esclavage dans plusieurs pays européens. Tous cesgens sont déjà des intellectuels. Mais la transfor-mation de l’adjectif « intellectuel » en substantif alieu à la fin du XIXe siècle. Le premier à l’utiliserdans son acception courante est sans douteClemenceau, le 23 janvier 1898, dans son quoti-dien, L’Aurore, en faisant allusion à une pétitionen défense du capitaine Dreyfus2. Zola, l’auteur de« J’accuse! », devient le paradigme de l’intellectuel.Le mot est utilisé ensuite de manière péjorative parles antidreyfusards de l’Action française et sur-tout par Maurice Barrès, qui avait déjà abordé laquestion dans son roman Les Déracinés (1897).

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

14

Page 9: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

nions. Viennent s’y ajouter des figures issues desmarges, encore exclues de toute reconnaissancepolitique: les femmes, qui n’ont pas le droit de voteet sont dominées socialement, ont joué un rôleimportant dans la construction de cet espace, ani-mant des salons et « causeries » littéraires, deBerlin à Paris, et discutant sur un pied d’égalitéavec les philosophes. À cette époque, le marchéassure la connexion entre les différents segmentsde l’espace public : ceux qui achètent un livre ouun journal permettent à l’intellectuel de vivre de saplume, en touchant des droits d’auteur.

Mais le marché n’exerce-t-il pas son influence sur l’ensemble dela culture?

Bien sûr, le phénomène est plus général. NorbertElias l’a bien expliqué dans le domaine de la créa-tion musicale, en comparant Mozart à Beethoven.Mozart dépend de la cour de Vienne pour vivre, tan-dis que Beethoven peut vivre de son art, quelquesdécennies plus tard, parce qu’il existe désormaisun marché et un public à qui s’adresser. La dis-tance qui les sépare n’est pas grande sur le planchronologique, mais considérable sur le plan social.Beethoven recherche une reconnaissance auprèsd’un public, au-delà de la Cour, et cela marque pro-fondément toute sa trajectoire existentielle et artis-tique4. En disant cela, je ne veux pas idéaliser lemarché mais plutôt insister sur les contradictions dela modernité naissante. Certes, à l’époque de l’essordu capitalisme industriel, le marché est déjà indis-sociable de l’exploitation et du colonialisme, maisil permet aussi aux hommes de lettres de s’affran-chir de la Cour. Les contradictions du marchéavaient été bien saisies à l’époque par Marx etEngels dans le Manifeste du Parti communiste

D e l a n a i s s a n c e à l ' é c l i p s e d e s i n t e l l e c t u e l s

17

l’apparition de la presse, des médias, de l’édition.Bien sûr, les journaux existaient déjà au XVIIIe siècle,mais dans les années 1890 la presse est devenue uneindustrie, avec des tirages considérables. Le jour-naliste est un nouveau « type social » qui contri-bue à former l’opinion. Le marché est, à cemoment-là, un vecteur d’émancipation des intel-lectuels. Il leur permet de vivre de leur plume,grâce à la vente de leurs écrits, et non plus aux fraisdu prince dont ils étaient les conseillers : à la fin duXIXe siècle, les intellectuels forment un groupesocial qui s’est autonomisé.

Mais ce marché, grâce auquel les intellectuels s’autonomisent etqui leur permet de mieux faire entendre leur voix, n’est-il pas dèsle départ source d’aliénation? Les premiers intellectuels peuvent-ils être objectifs s’ils doivent vendre leurs idées à un lectorat?

Au XIXe siècle, à l’aube de la société de masse, lemarché a pu jouer un rôle émancipateur. Il fautrevenir ici à la notion d’espace public, dont JürgenHabermas a donné une définition désormais clas-sique : il s’agit d’un lieu intermédiaire entre lasociété civile et l’État, entre la sphère du privé etdes échanges économiques et la sphère des insti-tutions. Autrement dit, la critique se taille sa placeentre le domaine de la production et le domaine dela décision. La bourgeoisie européenne duXVIIIe siècle est une classe en formation qui accèdeà la culture, et invente un lieu ouvert, non hiérar-chisé et non délimité par la loi, dans lequel il estpossible d’exercer une fonction critique de la rai-son3. Cela nécessite des couches sociales qui lisentet s’informent (bourgeois, fonctionnaires, profes-sions libérales), ainsi que des journalistes qui fontle métier de relayer l’information, mais aussi d’ana-lyser et interpréter l’actualité, d’orienter les opi-

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

16

Page 10: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

pas une « mauvaise route », c’est une évolutionconsubstantielle à la société de marché elle-même.Mais il ne faut pas gommer les contradictions duprocessus historique. Au début du XXe siècle, latransformation des biens culturels en marchan-dises n’a pas atteint le niveau d’aujourd’hui. Aumoment de l’affaire Dreyfus, Émile Zola et BernardLazare vivent de leur plume et s’affirment parleurs écrits. Une opinion publique commence àréagir et les intellectuels peuvent l’orienter.

Mais le cas français n’est-il pas particulier?La France est sans doute un cas particulier, dans lamesure où l’espace public y apparaît très tôt sousla IIIe République, qui demeure une exceptiondans une Europe dynastique. En France, parailleurs, le clivage entre le savant et l’intellectueln’existe pas. Les professeurs de la Sorbonne sontdes acteurs importants de la défense de Dreyfus,notamment le cercle réuni autour d’ÉmileDurkheim. À la même époque, en Allemagne, le cli-vage entre le savant (Gelehrte) et l’intellectuel(Intellektuelle) est beaucoup plus radical, et vamême se renforcer sous la république de Weimar.Le savant est incorporé dans l’appareil d’État, ilincarne la science et l’ordre, et l’université est lebastion du nationalisme. L’intellectuel, en revanche,agit en dehors des universités, qui sont les lieux deformation des élites et les gardiens de la cultureconservatrice. Il est un produit de l’industrie cul-turelle naissante. Le clivage entre savant et intel-lectuel ne fait que reproduire l’opposition entreKultur et Zivilisation, la culture traditionnelle etla civilisation technique, froide, déshumanisée.Cette opposition, qui structure toute la cultureallemande de l’époque, est alors inconnue en

D e l a n a i s s a n c e à l ' é c l i p s e d e s i n t e l l e c t u e l s

19

(1848), où ils dénonçaient l’aliénation créée par lecapitalisme tout en lui reconnaissant le mérited’avoir transformé le monde, en tant que vecteur ducosmopolitisme et de diffusion des idées modernes.

Pourtant Gérard Noiriel évoque ce moment de la sphère publiquecomme étant celui des premiers faits divers, dans lesquels ilrange les écrits antisémites de Drumont. N’est-ce pas là dès la findu XIXe siècle le côté pervers du marché, où les idéologies peuventaussi être diffusées?

Drumont professe son credo antisémite dans lespages du quotidien dont il est le directeur, LaLibre Parole, et c’est en créant un quotidien,L’Humanité, que Jean Jaurès cherche à implanteret structurer le socialisme comme courant d’idéesà l’échelle nationale. Noiriel a parfaitement raisonde souligner que, dès la fin du XIXe siècle, la dif-fusion du racisme et de l’antisémitisme concerne laculture de masse, bien au-delà des ouvragessavants5. Il faudrait étudier les voies par lesquellesle racisme et l’impérialisme se transforment enimaginaires nationaux grâce à l’essor d’une indus-trie culturelle qui s’adresse à un large public. Dansce processus, la presse illustrée joue un rôle impor-tant, au même titre que l’éducation scolaire oules expositions universelles. L’espace public est unchamp magnétique dans lequel s’opposent desforces et des courants antagoniques.

Mais comment expliquez-vous qu’un homme de lettres ait pu àcette époque conserver une liberté de penser, qu’il ait pu ne pasêtre soumis aux exigences du marché et du lectorat, comme c’estle cas aujourd’hui – où un livre racoleur et simpliste se vend bienmieux qu’un essai documenté et critique?

La réification de l’espace public, qui transforme lacréation culturelle en objet de consommation, n’est

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

18

Page 11: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

n’était pas un « révolutionnaire conservateur », caril refusait toute réconciliation avec la modernitétechnique, et on peut discuter de l’appropriationdont il a fait l’objet par le nazisme, mais il n’étaitcertes pas un libertaire. Ernst Nolte, un historienà plusieurs égards infréquentable mais parfois sub-til, a sans doute raison de voir Nietzsche, à côté deMarx, comme un des pères spirituels de la grande« guerre civile » qui a traversé le XXe siècle, unegigantesque « révolte des esclaves » que l’un stig-matise comme emblème de la décadence modernealors que l’autre exalte comme aube d’une huma-nité libérée7.

N’y a-t-il pas de passerelles entre le conservatisme et le camp duprogrès?

Thomas Mann, par exemple, que nous avons l’ha-bitude de considérer comme un symbole de l’anti-nazisme allemand, a été un conservateur jusqu’aumilieu des années 1920. En 1918, il publie sesConsidérations d’un apolitique qui sont générale-ment présentées comme le manifeste de la révolutionconservatrice8. Jusqu’à ce moment-là, il définit l’in-tellectuel avec mépris comme un « littérateur de lacivilisation » (Zivilisationsliterat) et un « littéra-teur de café » (Cafehaus-Literat), souvent identifiéau juif. Son roman La Montagne magique (1924)est emblématique de la transition qui s’opère enlui. Il y met en scène le clivage entre Lumières et anti-Lumières à travers le dialogue de deux personnages:Settembrini, une caricature de l’« homme de lettres »humaniste, et Naphta, figure singulière de réac-tionnaire romantique, jésuite d’origine juive, admi-rateur du Moyen Âge et du bolchevisme à la fois.Leurs dilemmes doivent trouver une solution.Thomas Mann devient ainsi antifasciste et se recon-

D e l a n a i s s a n c e à l ' é c l i p s e d e s i n t e l l e c t u e l s

21

France. Voyez le cas de Max Weber qui, dans lesconférences réunies en français sous le titre LeSavant et le Politique (1919), méprise les « jour-nalistes », les « démagogues », et encore plus lesintellectuels révolutionnaires de novembre 19186.Cela dit, il existe des affinités avec la France : dansles deux cas, les nationalistes définissent l’intel-lectuel comme un journaliste ou un écrivain cos-mopolite, déraciné, souvent juif, incarnant unemodernité haïe. L’intellectuel est presque toujoursun outsider.

En restant dans le cas de l’Allemagne, définissez-vous l’intellec-tuel comme étant nécessairement du côté de la modernité? Nepeut-on être un intellectuel conservateur ? Qu’en était-il deFriedrich Nietzsche, par exemple?

Il existe une tradition en France – elle a été mar-quée par les travaux de Deleuze et plus récem-ment de Michel Onfray – qui consiste à faire unusage libertaire de Nietzsche, en mettant en valeurson côté critique et « subversif ». Mais il faut bienvoir que celui-ci était, au sens strict du terme, unréactionnaire ; il n’était pas du tout dans le campdes « intellectuels » au sens traditionnel du terme.Je serais plutôt enclin, pour ma part, à classerl’auteur de La Naissance de la tragédie parmi lesgrands critiques conservateurs de la modernité,exécrée comme un âge de la décadence, aux anti-podes du monde classique. Domenico Losurdo amontré de manière convaincante et fort argumen-tée que la pensée de Nietzsche, avec son mépris desmasses, s’inscrit dans la réaction européenne contreune modernité identifiée à la révolte des classessubalternes et symbolisée par la Commune deParis. De ce point de vue, il était sans doute plusproche de Gustave Le Bon que de l’anarchisme. Il

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

20

Page 12: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

intellectuel. En France, Charles Maurras, MauriceBarrès et Léon Daudet, trois des principales figuresdu nationalisme français, sont certes des intellectuels– mais là encore, ils récusent le mot. Pour PierreDrieu la Rochelle, l’intellectuel est l’antithèse de la« démocratie virile » qu’il préconise pour l’Europedans son essai Socialisme fasciste (1934)9. Dansson roman Gilles (1939), il formule un aphorismeresté célèbre où il identifie le juif à l’intellectuel: « Unjuif, c’est horrible comme un normalien et un poly-technicien. »Sous les fascismes, c’est la même haine des intel-lectuels. Le 1er mai 1933, Joseph Goebbels, leministre nasi de la Propagande, organise au cœurde Berlin, en face de l’université Humboldt, unautodafé de livres, et tient un discours dans lequelil explique que « l’ère de l’intellectualisme » estrévolue, en évoquant avec mépris les « littérateursde goudron » (Asphaltliteraten) – le goudron étantle symbole de la ville défigurée par la modernité.L’anti-intellectualisme est un lieu commun de l’in-telligentsia de droite. Plus tard encore, dans un toutautre contexte, Raymond Aron éprouvera le besoind’écrire à son tour un pamphlet pour dénoncer« l’opium des intellectuels », alors que lui-mêmecorrespond bien au stéréotype de l’intellectuel stig-matisé par le fascisme10.

Voulez-vous dire que quand l’historien ou le sociologue utilisentle mot, il peut y avoir deux usages : l’un restreint – les écrivainsvivant de leur plume, engagés à gauche et dans le camp du pro-grès social et des droits de l’Homme –, l’autre plus large – toutauteur vivant de sa plume et qui défend des idées?

Oui, si vous voulez, car une définition purementsociologique de l’intellectuel ne correspond pasexactement à l’usage du terme dans l’espace public.

D e l a n a i s s a n c e à l ' é c l i p s e d e s i n t e l l e c t u e l s

23

naît comme un « exilé » à partir de 1936. AuxÉtats-Unis, il voudra dès lors incarner l’Allemagnede l’Aufklärung, par ses écrits et ses émissions surles ondes de la BBC. Il devient un Settembrini moinsnaïf, qui garde quelque chose de la sensibilité deNaphta. D’une certaine façon, il rejoint aussi laposture politique de son frère Heinrich, chez qui ilne voyait auparavant qu’une forme d’humanismegénéreux mais impuissant. Avant la Grande Guerre,Heinrich Mann déplorait l’absence, en Allemagne,de l’intellectuel dreyfusard à la française.

Mais, pour finir sur ce point, n’a-t-il pas existé tout de même desintellectuels de droite conservateurs?

Bien sûr, et ils ont été fort nombreux. Il y a mêmeune certaine symétrie entre l’intellectuel de gaucheet l’intellectuel de droite, car ils se situent auxantipodes en essayant de répondre à un mêmequestionnement. Pensons à la guerre d’Espagne,qui voit deux pèlerinages parallèles : AndréMalraux, Benjamin Péret, George Orwell, W. H.Auden, Ernest Hemingway du côté républicain ;Paul Claudel, Robert Brasillach et MauriceBardèche du côté franquiste. Ils ont tous décrit leurexpérience et dénoncé l’ennemi.Certes, les intellectuels de droite ont bel et bienexisté mais, d’une manière générale, ils récusaientcette dénomination. L’écrivain Ernst Jünger peutêtre considéré comme un intellectuel nationaliste fas-cisant jusqu’à la fin des années 1930. C’est quel-qu’un qui vit de sa plume. Ses livres relatant sonexpérience dans les tranchées de la Grande Guerre,notamment Orages d’acier (1920), lui valent ungros succès public. Et par ailleurs, il écrit pour lapresse conservatrice de l’époque, en prenant positionsur l’actualité. Mais il ne se définit pas comme un

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

22

Page 13: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

«Historiquement, l’« intellectuel » s’inscrit dans latradition des Lumières contre laquelle se sont tou-jours battus les nationalistes et la droite conser-vatrice. Mais bien évidemment, il existe plusieursdéfinitions possibles de l’intellectuel. Nous sommesloin de les avoir toutes abordées. J’ai porté l’at-tention jusqu’à présent sur la « naissance » del’intellectuel et sur les significations que ce termecolporte entre la fin du XIXe siècle et la moitié duXXe siècle. Par la suite, il y a d’autres conceptuali-sations et le mot perd, dans une large mesure, saconnotation idéologique, péjorative ou valori-sante, selon les cas. Il devient plus « neutre » ; il sedécharge, au moins partiellement, du potentielexplosif, hautement inflammable, qu’il possédaità une époque de forts clivages idéologiques.

Qu’en est-il en Italie?Le cas italien est intéressant car c’est AntonioGramsci, un des fondateurs du Parti communisteitalien, qui élabore la première véritable théorie desintellectuels. Emprisonné sous Mussolini, il écrit sesCahiers de prison (1929-1935) dans lesquels ilfait une distinction entre les « intellectuels tradi-tionnels » et les « intellectuels organiques ».Marxiste, Gramsci ne considère pas l’intellectuelcomme une classe, au sens propre du terme,puisque son rôle ne découle pas de la place qu’iloccupe dans la structure économique de la société :il n’est ni producteur ni propriétaire des moyens deproduction. Il est un créateur d’idées, mais il neremplit pas cette fonction en dehors de la société,qui est divisée en classes. Par conséquent, l’intel-lectuel se charge d’élaborer la vision du monde desclasses sociales. Les intellectuels « traditionnels »(par exemple la bureaucratie d’État, les juristes, le

D e l a n a i s s a n c e à l ' é c l i p s e d e s i n t e l l e c t u e l s

25

»L’intellectuel s’inscrit dans la tradition desLumières contrelaquelle se sont toujours battus les nationalistes et la droite conservatrice.

Page 14: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

s’oriente vers le fascisme. En 1933, quand Hitlerprend le pouvoir, le fascisme commence à être perçucomme un phénomène européen : il apparaît enAutriche, au Portugal et en Espagne. En Europecentrale, les dictatures militaires de Hongrie etRoumanie affichent leur proximité avec le fascisme…Les intellectuels sont sommés de prendre position. Cephénomène est bien expliqué par George Orwell, en1948, dans un essai autobiographique où il dit queles écrivains ne pouvaient plus s’enfermer dans unesphère purement esthétique12.Après 1945, le clivage se modifie dans le contextede la Guerre froide. Il n’oppose plus les fascistes etles antifascistes mais plutôt les « compagnons deroute » du communisme et les défenseurs du« monde libre » ou « antitotalitaires » qui se regrou-pent dans le Congrès pour la liberté de la culture(destiné à perdre son influence après la révélation en1967 de ses liens avec la CIA13). Mais le rôle desintellectuels varie selon les contextes nationaux. EnFrance et en Italie, deux pays fortement marqués parla Résistance, les partis communistes exercent uneinfluence considérable sur les intellectuels. En RFA,l’antitotalitarisme devient la « philosophie de laConstitution » (Weltanschauung des Grundgesetzes).En Grande-Bretagne, un pays dont la culture libé-rale-conservatrice est dominée par l’« émigrationblanche » (Friedrich Hayek, Karl Popper, IsaiahBerlin), l’écrivain Charles P. Snow publie en 1959un essai intitulé The Two Cultures, dans lequel il dis-tingue la culture littéraire et la culture scientifique,deux sphères séparées qui à ses yeux ne se rencon-trent jamais. Il déplore que, dans son pays, le savantne prenne pas position en tant qu’intellectuel14. À lamême époque, Jean-Paul Sartre est devenu en Francele paradigme même de l’intellectuel.

D e l a n a i s s a n c e à l ' é c l i p s e d e s i n t e l l e c t u e l s

27

clergé) façonnent l’outillage mental d’une sociétéprémoderne ; les intellectuels « organiques », enrevanche, dessinent le paysage culturel et idéolo-gique de la société capitaliste, dans laquelle ilsdoivent choisir leur camp : du côté de la bour-geoisie ou du côté du prolétariat11.L’Italie a toujours été soumise aux influences cul-turelles française et allemande, et l’impact de l’affaireDreyfus y a été très fort. Dès la fin du XIXe siècle, desclivages s’opèrent sur le modèle français. Les intel-lectuels se divisent en deux camps radicalementopposés avec l’arrivée de Mussolini au pouvoir. En1925, Benedetto Croce et Giovanni Gentile sont àl’origine de deux pétitions croisées d’intellectuels,l’une contre, l’autre pour le régime fasciste.

Cette polarisation entre révolutionnaires communistes et fascistesn’est-elle pas générale dans toute l’Europe?

Sans aucun doute. Dans l’entre-deux-guerres, l’in-tellectuel s’identifie progressivement à la gauche,dans tout le monde occidental. Je dis « progressive-ment », car au départ la révolution russe n’exercequ’une faible attraction au sein du monde intellec-tuel : Aragon, qui deviendra plus tard le poète offi-ciel du Parti communiste français, qualifiel’événement de « crise ministérielle »… John Reed,l’auteur de Dix Jours qui ébranlèrent le monde(1920), ouvrage dans lequel il prend la défense dunouveau régime soviétique. André Gide et AndréMalraux ne s’intéressent au communisme qu’à la findes années 1920 et surtout dans les années 1930.C’est avec la montée des fascismes que le clivagedevient radical. Dans l’immédiat après-guerre, lefuturisme italien va rejoindre le fascisme et un natio-naliste comme Ernst Jünger est très populaire enAllemagne. Dans toute l’Europe, le nationalisme

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

26

Page 15: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

N’était-ce pas le cas également des pacifistes de l’entre-deux-guerres?

Dans les années 1920, après le traumatisme de laGrande Guerre, une grande vague pacifiste déferleen Europe, comme une réaction à la poussée defièvre nationaliste de 1914. En Allemagne, elle estsymbolisée par des figures comme Albert Einstein,prix Nobel de physique, ou Erich MariaRemarque, l’auteur de À l’Ouest rien de nouveau(1929). En France, par Henri Barbusse et RomainRolland, le fondateur de la revue littéraire Europe,qui en est en quelque sorte l’organe intellectuel. Lespacifistes se targuent d’être les inspirateurs dupacte Briand-Kellogg, condamnant l’usage de laguerre pour régler les conflits entre nations. Maisce pacte, signé en 1929 par les ministres desAffaires étrangères français et américain, puis pardes dizaines de pays, sera totalement inefficace. Lepacifisme s’essouffle très vite avec l’arrivée deHitler au pouvoir et le réarmement de l’Allemagne.Einstein abandonne alors son pacifisme. Exilé auxÉtats-Unis, il se sent investi d’une mission politiqueà laquelle il ne peut pas se soustraire. Craignant lesavancées technologiques de l’Allemagne nazie, ilécrit à Roosevelt pour le convaincre de la nécessitéde fabriquer une bombe atomique. Si le IIIe Reichparvenait à se doter d’une telle arme avant lesdémocraties occidentales, l’issue de la guerre neferait plus de doute… Les dilemmes éthiques dessavants surgiront plus tard, en 1945, après la des-truction atomique de Hiroshima et Nagasaki.

En 1939, cependant, le Pacte germano-soviétique sème le troubleparmi les intellectuels…

Oui, mais ce n’est qu’une brève parenthèse. C’est unmoment tragique de crise pour les intellectuels anti-

D e l a n a i s s a n c e à l ' é c l i p s e d e s i n t e l l e c t u e l s

29

Nous y reviendrons. Mais, plus précisément, pourquoi l’intellec-tuel devient-il révolutionnaire au cours de la Première Guerremondiale?

La Grande Guerre suscite d’abord une puissantevague de chauvinisme dans toute l’Europe. Pensonsaux pétitions croisées des savants français et alle-mands en 1914. Comme je l’ai déjà dit, l’attirancede la révolution chez les intellectuels est plus tardive.Mais il ne fait pas de doute que la Grande Guerreconstitue la véritable césure entre le XIXe et leXXe siècle. Après ce tournant, la scène politique semodifie profondément. La guerre signifie l’écroule-ment de l’ordre ancien et l’avènement d’une crise quidurera trente ans, une époque de cataclysmes et demutations qu’on pourrait définir comme une « guerrecivile européenne » ou une seconde guerre de TrenteAns. Dans ce nouveau contexte, l’intellectuel drey-fusard – le défenseur des droits de l’Homme, de laliberté et de la démocratie – est obligé de se remettreen question. Il doit désormais faire son choix dansun champ politique polarisé entre communisme etfascisme. Ceux qui voudraient rester neutres sontmarginalisés. En Espagne, le philosophe José Ortegay Gasset qui refuse de choisir, après le putsch dejuillet 1936, entre la république et Franco, est mar-ginalisé et condamné à l’impuissance.De façon plus générale, cela reflète une éclipse dulibéralisme. Julien Benda publie en 1927 LaTrahison des clercs15. Pour lui, les intellectuels sefourvoient en choisissant la voie du communismeou du fascisme : il voudrait les cantonner à unrôle de moralistes super partes, défenseurs devaleurs éthiques, universelles et intemporelles,puisque les droits de l’Homme transcendent les cli-vages partisans. Mais sa position est complète-ment anachronique et de ce fait inaudible.

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

28

Page 16: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

et Gide) et à Valence, dans l’Espagne républicaine,en 1937, ont rassemblé les figures les plus mar-quantes de la culture de l’époque18. Avant d’êtreune politique, l’antifascisme est un ethos collectif ;le tournant antifasciste du communisme, quidébouche sur la politique des fronts populaires,n’est pas à l’origine de cette vague, il la suit.Bien entendu, ce tournant transforme beaucoupd’intellectuels antifascistes en « compagnons deroute » du communisme et il ne s’agit pas, loin delà, de justifier tous leurs actes. Certains furent pro-prement ignobles, comme la signature des appels desoutien aux procès de Moscou, entre 1936 et 1938,qui se soldent par des dizaines de milliers d’exécu-tions fondées sur les accusations les plus invrai-semblables. Mais tous ne sont pas tombés dans cepiège : les surréalistes, pour ne donner qu’unexemple, ont pris la défense des condamnés.

Il existait donc des intellectuels à la fois antifascistes et anti -communistes?

En 1939, l’écrivain Upton Sinclair accusait les intel-lectuels antifascistes d’être atteints du syndrome de« la ville assiégée » : lorsque la cité est menacée, onne peut pas se permettre le luxe de tirer sur ceux quila défendent. Autrement dit, face à la menace nazie,l’URSS est un bastion antifasciste irremplaçable. Decette manière, ils sont nombreux à passer soussilence les crimes de Staline (ou même à les approu-ver). Il y avait cependant des antifascistes qui, sansêtre anticommunistes, étaient ouvertement anti-staliniens. Dans les années 1930, les surréalistes sontantifascistes, un temps très proches du Parti com-muniste à cause de son engagement anticolonial,mais ils deviennent rapidement antistaliniens. Puisdes ruptures vont survenir, Aragon et Eluard vont

D e l a n a i s s a n c e à l ' é c l i p s e d e s i n t e l l e c t u e l s

31

fascistes. Nombreux sont ceux qui quittent le Particommuniste en claquant la porte (il suffit de penserà Arthur Koestler, Manès Sperber, Paul Nizan, LeoValiani, Willi Münzenberg). Ce pacte fait appa-raître les fascistes et les communistes comme desalliés, en légitimant ainsi la théorie du totalitarisme.L’exilé autrichien Franz Borkenau publie L’Ennemitotalitaire (1940), dans lequel il dénonce le « fas-cisme rouge » et le « bolchevisme brun »16… EnFrance, Raymond Aron dénonce deux formes paral-lèles de « machiavélisme moderne ». Cette premièrevague « antitotalitaire » est en réalité bien éphémère.À partir de 1941, quand l’Allemagne nazie déclarela guerre à l’URSS, l’antifascisme reprend le dessus.

Le combat antifasciste causait-il un aveuglement idéologiquechez les intellectuels de cette génération?

Il serait temps d’historiciser l’antifascisme – undes grands moments de l’histoire intellectuelle duXXe siècle – en essayant de comprendre ses fractureset ses contradictions. Je ne partage pas la thèse deFrançois Furet pour qui l’antifascisme n’était qu’un« masque » du communisme soviétique17. On nepeut pas expliquer la force de l’antifascisme etl’attraction profonde qu’il a exercée sur les intel-lectuels uniquement par les manipulations de l’ap-pareil communiste. Pendant les années 1930,l’antifascisme s’impose comme une nécessité impé-rieuse, évidente. En France, c’est après les émeutesde février 1934 qu’il connaît un essor considé-rable, avec la création du Comité de vigilance desintellectuels antifascistes (CVIA), placé sous lepatronage de l’ethnologue Paul Rivet, du philo-sophe Alain et du physicien Paul Langevin. Lescongrès internationaux pour la défense de la cul-ture organisés à Paris en 1935 (officié par Malraux

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

30

Page 17: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

laires en Belgique, comme le prouvent les erre-ments d’un Henri De Man, le théoricien du « pla-nisme ». À l’inverse, en Italie, où le régime deMussolini a duré vingt ans, nous rencontrons unenouvelle génération intellectuelle formée sous lefascisme qui va basculer dans le communisme pen-dant la guerre. L’exemple le plus connu est celui deDelio Cantimori, grand historien de la Renaissancequi a profondément marqué la culture italienned’après-guerre – alors que, fasciste convaincu dansles années 1930, il a introduit en Italie les idéo-logues de la révolution conservatrice et du nazisme,en traduisant notamment Carl Schmitt.Je me méfie cependant d’une certaine conceptiondu totalitarisme, selon laquelle nazisme et com-munisme seraient des « frères jumeaux », des équi-valents… Si on veut expliquer de telles trajectoires,il vaut mieux considérer que, dans le contexte del’entre-deux-guerres, le communisme et le fascismese dessinent comme les seules alternatives. Leursvisions du monde sont radicalement opposées etleurs objectifs antinomiques, mais leurs diagnosticsconvergent sur un point : face à un monde libéralqui s’est effondré, on ne peut pas revenir en arrière.Ils sont les seuls à proposer de nouvelles pistespolitiques, bien que différentes entre elles.

Dans l’après-guerre, la figure de Sartre domine le monde intel-lectuel. Pourquoi a-t-il exercé une telle fascination? Pour qui n’apas vécu cette période, cela intrigue…

Le succès de Sartre doit beaucoup à son style.Écrivain, dramaturge, essayiste, philosophe, jour-naliste, fondateur des Temps modernes, il brisaitles frontières, tout en restant lui-même. Son enga-gement était fort mais ne le conduisait pas à se calerdans une armure idéologique qui serait aujour-

D e l a n a i s s a n c e à l ' é c l i p s e d e s i n t e l l e c t u e l s

33

quitter le mouvement. Breton, Péret et d’autres serapprochent de Trotski. Autre exemple : à NewYork, la Partisan Review réunit toute une mou-vance d’intellectuels trot skistes (plusieurs d’entreeux deviendront par la suite anticommunistes, pen-dant la Guerre froide, et certains même maccar-thystes19 !). Les représentants du socialisme libéralitalien en exil en France – les frères Rosselli, ani-mateurs du mouvement Justice et liberté – suiventune orientation similaire. Mais on pourrait citernombre d’intellectuels d’inspiration chrétienne, deLuigi Sturzo à Paul Tillich et Jacques Maritain.Les crises de conscience d’un Bernanos en Espagnevont dans le même sens. D’une manière générale,ces intellectuels reconnaissent la nécessité d’unealliance avec l’URSS – en anticipant le choix queferont les démocraties libérales en 1941 – mais nerenoncent pas pour autant à critiquer les aspectsautoritaires, voire totalitaires, du stalinisme.

Passons à la Seconde Guerre mondiale, où le clivage est bien sûrcelui qui sépare les intellectuels résistants des écrivains colla-borateurs. Mais avec quelques ambiguïtés, toutefois, comme parexemple des ethnologues du musée national des Arts etTraditions populaires qui, sympathisants du Front populaire, seretrouvent à Vichy pour sauvegarder l’institution, tout en proté-geant des résistants…

En effet, il y a des passerelles dont la biographie deFrançois Mitterrand reste le miroir. Plusieurs intel-lectuels loyaux à Vichy en 1940 seront résistantsà partir de 1943. L’évolution pendant la guerred’une revue comme Esprit a suscité des contro-verses passionnées. D’autre part, il y a des socia-listes qui vont confluer dans la collaboration,comme Marcel Déat, normalien et journaliste, ex-député de la SFIO. Il y a eu des phénomènes simi-

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

32

Page 18: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

tage éthique que politique et s’adapte mieux à unmonde « postidéologique ». Il apparaît donccomme l’antithèse de Sartre. Arrachés à leurcontexte, Sartre et Camus sont en quelque sortepris en otage et utilisés comme des métaphores desclivages politiques du présent : a posteriori, l’unincarne tous les méfaits de l’engagement, l’autretoutes les vertus de la modération.

Mais il y a eu des zones d’ombre dans la vie de Sartre : son atti-tude équivoque sous Vichy, ses errements maoïstes en 1968…On peut aussi critiquer la métaphysique de L’Être et le Néant…

Il y aurait certes beaucoup à dire sur ces zonesd’ombre, qui ont été par ailleurs largement éluci-dées. Cela n’est pas vraiment nouveau. L’Être et leNéant a été critiqué, peu après la guerre, parHerbert Marcuse qui a pointé les ambiguïtés de sonconcept de liberté21. On pourrait ajouter que l’iti-néraire politique de Camus aussi fait l’objet depolémiques. Mais le problème n’est pas d’ériger oude détruire des idoles… Il faudrait plutôt les des-cendre de leur piédestal et les soumettre à une véri-table historicisation critique. Dans la vulgateantisartrienne actuelle, je perçois une pulsionconservatrice qui me laisse perplexe, et à laquelleon ne peut pas répondre en faisant l’apologie deSartre. Ce serait facile d’extrapoler tel ou tel pas-sage de son œuvre pour tenter de montrer à quelpoint il était aveuglé ou naïf… De même qu’il esttrop facile de lui opposer Camus, en choisissant làencore les passages qui montreraient à quel pointil pouvait être lucide. En général, aujourd’hui, l’éta-lon de la lucidité est un libéralisme tiède et insipideprojeté a posteriori sur le passé comme une sortede sagesse intemporelle. Ni Sartre, ni Camus neméritent un tel traitement.

D e l a n a i s s a n c e à l ' é c l i p s e d e s i n t e l l e c t u e l s

35

d’hui incompréhensible ; il savait préserver sonindépendance et une voix singulière. Il faut direqu’au moment où il devient une star du mondeintellectuel, le Parti communiste français frôlel’obscurantisme. Sartre a toujours dénoncé l’anti-communisme – c’est là l’origine de sa rupture avecson ami Raymond Aron – mais ses relations avecle Parti communiste demeurent conflictuelles. Sonitinéraire et son œuvre échappent au naufrage ducommunisme. Pour Sartre, l’intellectuel doit être« en situation », puisque chaque parole et chaquesilence ont des conséquences sur l’histoire en trainde se faire. Il prend position contre la guerred’Algérie, devient le maître à penser de toute unegénération. La définition sartrienne de l’intellectuel– « quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regardepas20 » – reste un appel salutaire à briser le confor-misme et refuser la soumission. Selon Sartre, l’in-tellectuel doit transgresser des tabous.

Peut-on, à partir de l’exemple de Sartre, assimiler l’intellectuel au« gauchiste »?

Non, ce serait une erreur. Le gauchisme de Sartren’est qu’une étape de son parcours. L’intellectuelsartrien n’est pas inféodé à un parti, il est un espritlibre, il peut critiquer la pensée de droite et celle degauche. De même, David Rousset a dénoncé lescamps de concentration soviétiques à un momentoù cela était un tabou pour la gauche, et les com-munistes l’ont dénoncé comme un traître. Mais ila rempli sa fonction d’intellectuel. La caricatureactuelle de Sartre est d’ailleurs comparable à celleque l’on dresse de Camus. À l'inverse du portraitd’un Sartre « gauchiste », Camus apparaît de nosjours plus en phase avec le monde contemporain,puisque sa conception de l’engagement était davan-

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

34

Page 19: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

«« L’intellectuel est quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. »Sartre

Qu’est-ce qui a changé, dans notre conception du monde, pourqu’aujourd’hui cette figure de l’intellectuel qu’incarnait Sartreapparaisse comme révolue?

Selon l’historien des idées Norberto Bobbio, toutesles définitions de l’intellectuel oscillent entre deuxpôles: d’un côté, la vision platonicienne du savant quidoit entrer en politique pour assumer le pouvoir, le« philosophe roi » de la cité idéale ; de l’autre, l’in-tellectuel comme simple conseiller, le philosophe decour qui met son savoir au service du prince, àl’époque de l’absolutisme éclairé22. Ce schéma des-criptif me semble utile. La première conceptionannule toute différence entre l’intellectuel et le pou-voir, tandis que la seconde attribue à l’intellectuel unrôle subordonné. Entre les deux, il y en a une troi-sième : l’intellectuel comme critique du pouvoir.Cette variante a marqué l’histoire du XXe siècle. Leconseiller est docile ; le « philosophe roi » esteffrayant et dangereux. La vision de l’intellectuelcomme conseiller du prince est particulièrementappréciée aujourd’hui. Dans cette posture, il devient« raisonnable » : aujourd’hui, on les appelle les« experts », et ils apportent leurs connaissances dansles cabinets ministériels. L’intellectuel « platoni-cien », en revanche, fait peur. Il a toujours alimentél’anti-intellectualisme, c’est-à-dire la tendance àconsidérer négativement l’intellectuel comme unarchitecte de l’ordre parfait, défenseur d’une idée arti-ficielle de pouvoir qu’il voudrait imposer par laforce. C’est la cible de Karl Popper dans La Sociétéouverte et ses ennemis (1945), où il s’attaque àPlaton, Hegel et Marx23. Mais au fond, cette figurede l’intellectuel est un prétexte commode pour légi-timer une vision du monde conservatrice. PourPopper, il y avait un « ordre parfait » qui étaitl’Empire britannique. La peur d’un monde ration-

D e l a n a i s s a n c e à l ' é c l i p s e d e s i n t e l l e c t u e l s

37

»

Page 20: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

exemple de voir comment a changé l’université entrois décennies. Aujourd’hui, le langage de l’entre-prise se généralise à l’ensemble de la société et ceuxqui l’utilisent pensent que la modernité consiste àremplacer les intellectuels par les gestionnaires. Lafonction des masters est de fabriquer de l’expertiseet de former des techniciens (y compris dans lessciences humaines et sociales), non plus d’élaborerune pensée critique ou de former chez les jeunes unesprit critique. L’université reste bien sûr un lieu depensée, mais la recherche se spécialise et se techni-cise, en s’enfermant souvent dans un langage her-métique qui devient incommunicable. La figure del’intellectuel « éducateur » a disparu…L’Encyclopédie, on s’en souvient, avait été crééedans le butd’éclairer l’opinion publique naissante.Dans une société inculte, une petite minorité dis-posait de connaissances à faire partager.Aujourd’hui, les conditions de diffusion du savoirne sont plus les mêmes : le savoir s’est spécialisé etmassifié à la fois ; une seule grande université aplus d’étudiants que toutes les universités fran-çaises à la veille de la Grande Guerre… Cela changeconsidérablement la donne.Si l’université, tout en étant perméable aux idéo-logies ambiantes, reste malgré tout un lieu de pro-duction de savoirs critiques, cela se fait en dépit dela fonction qui lui est assignée. En conséquence,l’université doit aujourd’hui rendre compte de sesactivités en termes de rentabilité, de productivité,de gestion. Elle doit intérioriser le principe entre-preneurial de compétitivité – un master doit recru-ter des étudiants comme une entreprise gagne des« parts de marché » – qui constitue la nouvelle rai-son du monde24. Avec la massification des étudessupérieures, l’intellectuel est aujourd’hui, dans la

D e l a n a i s s a n c e à l ' é c l i p s e d e s i n t e l l e c t u e l s

39

nellement planifié et antinaturel, gouverné par desintellectuels déracinés, idéologues et fanatiques est uncliché persistant de la pensée réactionnaire. Elledomine l’historiographie conservatrice de laRévolution française qui explique ses excès par l’ar-rivée au pouvoir des philosophes. Bien sûr, il y a tou-jours eu, à gauche comme à droite, des idéologuesobsédés par l’ordre parfait, du socialiste utopisteÉtienne Cabet à Pol Pot, d’Auguste Comte aux théo-riciens du corporatisme fasciste ou de l’État racial.Ernst Bloch qualifiait ce courant d’« utopie froide ».Mais la théorie libérale de la « main invisible » dumarché, selon laquelle le rapport entre l’offre et lademande aurait tendance à trouver un équilibrenaturel et spontané, est aussi une utopie de l’ordreparfait, et Karl Polanyi avait raison de soulignerque, loin d’avoir surgi spontanément, la société demarché a été « planifiée ». Aujourd’hui, ce sont lespolitiques d’austérité qui viennent nous rappelercette variante de l’ordre parfait.

Avec la figure de l’expert apparaît une nouvelle conception del’intellectuel, proche de « conseiller » de Bobbio…

C’est une vision utilitariste: l’expert ne s’engage paspour des valeurs, il utilise ses compétences pourapporter son aide au pouvoir en place, et joue unrôle idéologique non négligeable. C’est le cas deséconomistes néolibéraux, qui prétendent fairepreuve de neutralité scientifique, alors qu’en réa-lité ils défendent des intérêts de classe. C’est aussile cas des philosophes et des écrivains médiatiquesqui passent allègrement d’un prince à l’autre, sansdistinction de couleur politique.Mais c’est là une métamorphose de l’intellectuel quidépasse les cas particuliers. Elle tient à des trans-formations historiques profondes. Il suffit par

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

38

Page 21: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

d’État » et de la « reproduction » – mais sa dimen-sion politique est apparue plus tard.

Vous expliquez que l’engagement politique est un facteur essen-tiel pour définir l’intellectuel. Mais la question se pose de l’accèsau pouvoir des intellectuels : c’est bien beau de défendre desidéaux, mais la mise en pratique n’a pas toujours été réussie…

Les seuls intellectuels qui ont un peu réussi à par-ticiper au pouvoir sans se fourvoyer sont ceux qui,à un moment particulier du XXe siècle, ont accom-pagné la création de l’État-providence, qui a fonc-tionné quelques décennies. En revanche, dans le casde l’intellectuel révolutionnaire, qui est à mes yeuxune figure bien plus fascinante, il faut reconnaîtreque son accession au pouvoir a souvent été unecatastrophe. La révolution les a transformés enmartyrs – par exemple les intellectuels de la répu-blique des Conseils de Munich, en 1919, tués parla contre-révolution – ou en complices de l’édifi-cation d’un ordre totalitaire. Le stalinisme a exercéune contrainte lourde sur la pensée des intellectuels.Pendant les années 1930, un esprit créateur commeGeorg Lukács, exilé à Moscou, devient le gardiendu classicisme. Paradoxalement, c’est peut-être uneprison fasciste qui a soustrait Gramsci à l’influencedu stalinisme, en lui permettant, dans des conditionsterribles, de préserver sa pensée critique.Toutes les révolutions ont mal tourné. Pendant larévolution russe, ce sont des intellectuels parias etmarginaux qui ont pris le pouvoir, et ce pouvoir lesa souvent broyés, dénaturés, ou éliminés, lorsqu’iln’acceptait pas leurs critiques.Prenons les intellectuels bolcheviques, commeNikolaï Boukharine et Karl Radek. Boukharine,notamment, était un jeune économiste brillant,passionné par les sciences sociales et l’anthropo-

D e l a n a i s s a n c e à l ' é c l i p s e d e s i n t e l l e c t u e l s

41

plupart des cas, un universitaire, et non plus unécrivain ou un journaliste, comme il y a un siècle,mais il n’est plus « chez lui » à l’université, qui estdevenue un lieu de fabrication d’« experts ».

Dans les années 1990, pourtant, Pierre Bourdieu a eu uneinfluence médiatique très importante… Peut-on le considérercomme le dernier intellectuel?

Lorsqu’il est intervenu, en 1995, avec un discourscélèbre à la gare de Lyon, pour soutenir les chemi-nots en grève, on a eu l’impression d’assister à larenaissance de la figure classique de l’intellectuel.Bourdieu est resté plutôt silencieux pendant lesannées 1960 et 1970, à l’âge d’or de l’intellectuel etde la contestation, alors qu’il était déjà un sociologuereconnu… Il a assumé ce rôle à la fin de sa vie, àcontre-courant de son époque, et alors qu’il était pro-fesseur au Collège de France… Il est une figure para-doxale, dont la trajectoire est bien différente de cellede Sartre, qui refuse le prix Nobel de littérature en1964. Il s’est construit comme chercheur contre lemodèle sartrien dont il a découvert les vertus plustard, dans les années 1990. Au-delà des contro-verses sur son œuvre qui opposent des détracteursféroces mais souvent médiocres et des disciples dévotsqui ont transformé sa pensée en une scolastique par-fois stérile, il faut bien reconnaître que Bourdieu estdevenu un intellectuel engagé, au sens le plus profonddu terme, même s’il n’aimait pas « l’intellectuel enlui »25. Son soutien aux mouvements sociaux, sacritique du néolibéralisme, la création d’une maisond’édition comme Raisons d’Agir, un ouvrage collectifcomme La Misère du monde, sa dénonciation del’imposture médiatique, toutes ces activités en témoi-gnent. Bien sûr, cela a un lien avec son œuvre anté-rieure – par exemple sa critique de la « noblesse

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

40

Page 22: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

ment de l’URSS (1927). Il aurait pu affronterStaline par la force, quand il contrôlait l’Arméerouge, mais il choisit de se battre sur le plan desidées. En exil, il vivra à nouveau de sa plume, enécrivant notamment une autobiographie et unehistoire de la révolution russe. Sa trajectoire, ensomme, montre l’incompatibilité de l’intellectuel etdu pouvoir, les malentendus et les dangers de laconfusion des rôles.

Cet exemple ne nous montre-t-il pas qu’il n’y a pas d’« essence »de l’intellectuel, mais des situations et des choix qui font qu’onpeut ne plus l’être, ou le redevenir…

Oui, mais le passage d’une position à l’autre laissedes traces. Je pense à la polémique de Trotski, en1937, avec Victor Serge, autre grande figure d’écri-vain engagé, sur la question de l’exécution des otagespendant la guerre civile russe. Trotski doit justifierson attitude quand il était au pouvoir : son argu-mentation est certes intéressante, mais sur le fondapologétique, car il doit défendre ses agissementscomme homme de pouvoir. Face à lui, Serge n’a paspeur de se remettre en cause et de questionner le pou-voir révolutionnaire, en s’interrogeant sur les liens quiunissent révolution et stalinisme26.

Est-ce que ces considérations sur la relation entre les intellec-tuels et le pouvoir pourraient s’appliquer à Marx?

Marx est une figure sous-jacente à toute notre dis-cussion. Au fond, la clé pour comprendre l’in-croyable influence de Marx réside dans la doublenature de sa pensée qui, comme il l’annonce dans laonzième de ses « Thèses sur Feuerbach » (1845), està la fois une théorie visant à interpréter le monde etun projet révolutionnaire visant à le transformer. Or,comme les révolutions ont échoué, cette dialectique

D e l a n a i s s a n c e à l ' é c l i p s e d e s i n t e l l e c t u e l s

43

logie, théoricien d’un marxisme follement ambi-tieux qui se voulait la synthèse de toutes les sciencessociales. Pendant les procès de Moscou, à la fin desannées 1930, il ment et s’auto-accuse des griefsabsurdes qu’on lui reproche, avant d’être exécuté.Il considère dans sa correspondance que ce sacri-fice est nécessaire pour l’avenir du parti… Il incarnedonc l’échec et même l’abdication de l’intellectuelayant accédé au pouvoir. Radek était un intellec-tuel juif polonais de l’Empire habsbourgeois,essayiste brillant et polémiste acéré ; il avait fui lespolices de plusieurs pays européens, connu la pri-son et les pires privations ; or, il sera lui aussi broyépar le pouvoir, en se pliant devant Staline en 1927puis en 1937, lors des procès de Moscou.

Le cas de Léon Trotski est-il aussi emblématique de l’échec desintellectuels au pouvoir?

Trotski est jusqu’en 1917 un intellectuel qui gagnesa vie avec sa plume, il n’est pas un fonctionnairede parti. À Vienne et à Paris, il est correspondantpour un quotidien de langue russe de Kiev, NacheSlovo. Son livre Littérature et Révolution (1924)décrit l’ambiance des cafés viennois avant laGrande Guerre. En revanche, une fois au pouvoir,lorsqu’il est chef de l’Armée rouge, il devient unesorte de « philosophe roi »… Pendant la guerrecivile, il théorise la dictature du parti bolchevique,propose l’étatisation et la militarisation des syn-dicats, décide l’exécution des otages, légalise lacensure et justifie la répression des marins insur-gés de Kronstadt. Bref, il devient un homme depouvoir au sens fort – et même, parfois, machia-vélique – du terme. Il retrouve son statut d’intel-lectuel lorsqu’il critique le stalinisme en payant leprix de son exclusion du parti et de son bannisse-

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

42

Page 23: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

plus faible. Le « Reich millénaire » se présentaitcomme une utopie, tandis que Vichy, avec sa devise« travail, famille, patrie », apparaissait en der-nière analyse comme un retour à l’ordre. Certes,à côté des folkloristes que vous citez et que vousavez étudiés, il y avait des eugénistes comme AlexisCarrel, qui cependant ne dominaient pas la scène.Depuis les travaux de Robert Paxton et ZeevSternhell, le débat historiographique reste vif surla nature du régime de Vichy27.Dans la France occupée, les intellectuels fascistesse trouvent surtout dans le milieu collaboration-niste parisien : Robert Brasillach, GeorgeMontandon, Lucien Rebatet, Pierre Drieula Rochelle, Louis-Ferdinand Céline… Finalement,leur trajectoire nous invite encore une fois à nousdemander, dans un contexte tout à fait différent,si un intellectuel qui accède au pouvoir reste unintellectuel. Les écrivains et journalistes fascistesapparaissaient anticonformistes et transgressifspendant les années 1930 ; sous l’Occupation, ilssont devenus le symbole de la trahison, du servi-lisme, de l’abjection. L’idée du « Reich millénaire »était une utopie fasciste, et quelqu’un commeArthur Moeller van den Bruck a contribué à la for-ger, mais sa mise en pratique a été confiée à desgens comme Heinrich Himmler et JosephGoebbels, deux personnages qui ont porté à sonparoxysme la haine des intellectuels.

D e l a n a i s s a n c e à l ' é c l i p s e d e s i n t e l l e c t u e l s

45

entre critique et transformation s’est brisée, cettearticulation entre pensée et action s’est bloquée,elle est devenue problématique. C’est probablementpour cela qu’aujourd’hui, on retourne aux aspectscritiques de la pensée de Marx, son analyse du capi-talisme, de la marchandise, de la monnaie, de la glo-balisation, des conflits de classes… mais beaucoupmoins à sa pensée révolutionnaire, par exemple à sesécrits sur la Commune de Paris ! Marx a été unexilé pendant la majeure partie de sa vie, ce qui a faitde lui un intellectuel critique, mais sa théorie l’ex-posait aux tentations du « philosophe roi ». Léninen’a pas pu s’y soustraire et, du coup, la transfor-mation du monde par le socialisme s’est révéléebeaucoup plus difficile et douloureuse, voire tra-gique, qu’on ne le pensait.

Quant aux « révolutions » fascistes, elles n’ont pas manqué d’in-tellectuels pour les soutenir… Je pense notamment au régime deVichy, où Pétain s’était entouré de beaucoup d’écrivains régiona-listes proches de l’Action française, de quelques ethnologuesspécialistes du folklore. Ces gens avaient un projet de société trèsréactionnaire, à savoir régénérer moralement la nation par leretour « forcé » à la tradition paysanne : un projet délirant, maisaussi une utopie…

Dans le contexte de la guerre, le régime de Vichyne pouvait pas échapper au « champ magnétique »fasciste, mais ses affinités intellectuelles allaient plu-tôt vers une tradition réactionnaire qui le rappro-chait davantage du franquisme que du fascisme oudu nazisme. Ces deux derniers régimes étaient desformes de « modernisme réactionnaire », danslequel le culte de la force et de la technique coexis-tait avec la défense des valeurs conservatrices et desanti-Lumières. Dans la « révolution nationale » deVichy, cette dimension moderniste est beaucoup

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

44

Page 24: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

L’essor des néoconservateurs

L’essor desnéoconservateurs

Page 25: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

Pourquoi y a-t-il si peu d’intellectuels critiques dans la sociétéactuelle?

Je ne suis pas sûr qu’il y en ait si peu, mais certesils n’ont pas une grande visibilité. Je vois plu-sieurs raisons à cela. La première est que, il y a unsiècle, l’intellectuel appartenait à une élite, non pasqu’il détenait des privilèges matériels, mais il étaitmembre d’une minorité qui monopolisait le savoiret pouvait en user. Aujourd’hui, son statut socialn’est plus le même. Un universitaire et un jour-naliste peuvent se dire « intellectuels » sous pré-texte qu’ils exercent une profession intellectuelle,mais ils ne se considèrent pas, dans leur trèsgrande majorité, comme membres d’une élite, nisur le plan matériel ni sur le plan symbolique.Avec le développement de l’industrie culturelle etl’avènement de l’université de masse, l’intellec-tuel est devenu un travailleur comme un autre, ils’est déclassé. Il s’est même « sous-prolétarisé »,si on pense au nombre impressionnant de jeuneschercheurs en situation de précarité. Dans cettemasse, le nombre de ceux qui produisent une pen-sée critique n’est pas négligeable. Leur regard achangé, il n’est plus extérieur mais surgit d’unobservatoire qui est soumis aux tensions et auxconflits sociaux. Les grèves de 2009 contre laréforme de l’université, avec des dizaines de mil-liers d’enseignants-chercheurs dans les rues,auraient été inimaginables il y a quelques décen-nies. Mais leur visibilité publique tenait à leurmouvement collectif, pas à leur singularité, commec’était le cas pour les intellectuels classiques.

L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s

49

Page 26: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

tique confisque le débat intellectuel et nous sommede choisir entre Onfray et Freud. La question estplutôt de comprendre comment est né le phéno-mène Onfray.

Mais qu’est-ce qui a changé dans les structures socio-écono-miques de la société pour que soient omniprésents les pseudo-intellectuels médiatiques et les experts de pouvoir, alors que lafigure de l’intellectuel engagé à la Sartre a disparu?

La figure de l’intellectuel a traversé le XXe siècle.Elle apparaît à l’aube de la modernité et semble dis-paraître au début du XXIe siècle, c’est-à-dire dansla période qui s’ouvre avec la chute du mur deBerlin (1989). Or, le XXe siècle a été un âge deconflits politiques et idéologiques, marqué par desmouvements sociaux de grande ampleur dans les-quels les intellectuels ont été appelés à jouer unrôle : la guerre d’Espagne, la Résistance, la guerred’Algérie, la guerre du Vietnam, la lutte pour lesdroits civiques des Noirs américains… Mais à lafin de la Guerre froide, le paysage a changé. Dansl’après-guerre, les partis politiques avaient unebase de masse, des programmes, des militants, deslignes idéologiques claires qui structuraient lechamp politique. C’était l’époque où les intellec-tuels étaient « organiques », c’est-à-dire orientésselon des lignes de classes et souvent liés à despartis. Dans sa relecture de Machiavel, Gramscidéfinissait le parti politique moderne comme unesorte d’« intellectuel collectif ».À partir des années 1980, et surtout aujourd’hui, lespartis n’ont plus besoin ni de militants ni d’intellec-tuels, mais surtout de managers de la communica-tion. François Cusset a bien étudié ce basculementde la fabrique de l’opinion dans La Décennie : ilmontre notamment l’émergence des think tanks qui

L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s

51

Cela n’explique pas pour autant le succès d’auteurs surmédiati-sés, dont les travaux sont discutables. Ainsi, que pensez-vous ducas de Michel Onfray, qui s’est lancé dans un démontage de Freudtrès critiqué par les spécialistes?

Il faut évoquer ici la seconde raison de l’éclipse desintellectuels : leur anéantissement par la puissancedes médias. Je ne suis pas très familier de l’œuvrede Michel Onfray, mais son cas me semble assezsymptomatique : c’est l’industrie culturelle qui l’apropulsé au devant de la scène. Au départ, il avaitfait le choix courageux de fonder l’université popu-laire de Caen. Mais il me semble que s’il est telle-ment écouté et lu, c’est parce qu’il est omniprésentdans les médias : on le voit à la télévision, onl’écoute à la radio, on aperçoit sa photographiedans les kiosques à journaux… Il entretient sonimage de trouble-fête agréé dans les talk-shows. Ilest l’expression, au-delà de ses intentions, d’unprocessus généralisé de réification de la culture. Sapolémique contre Freud a été montée de toutespièces par une machine médiatique qui voulaitfaire la promotion de son livre en suscitant le scan-dale. Il a parfaitement joué le rôle qu’on attendaitde lui, notamment dans l’affrontement avec lesfreudiens… Tirer sur Freud sur les plateaux detélévision est commode ; face à une telle attaque,le défendre dans les séminaires de recherche est unebataille perdue d’avance, et le combat des gar-diens de l’orthodoxie apparaît tantôt héroïquetantôt pathétique. La pensée critique doit savoirnager à contre-courant.La réception de Freud fait l’objet, depuis toujours,de controverses féroces, ce qui n’est ni étonnant nidéplorable, car c’est le destin de tout penseur clas-sique. Bien sûr, dans ce débat on peut avoir desapproches différentes. Mais le dispositif média-

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

50

Page 27: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

date signe le triomphe du capitalisme: la démocratielibérale combinée à l’économie de marché apparaîtcomme un système sans alternative. L’hégémonienéolibérale est née de la défaite historique du com-munisme. Mais ce changement ne s’est pas fait enun jour, il a été le moment de condensation decontradictions cumulées au fil du temps.Nous pourrions remonter très loin. Nous avonsdéjà évoqué la crise provoquée en 1939 par le Pactegermano-soviétique, puis la vague maccarthysteaux États-Unis. Dans la France d’après-guerre, lesintellectuels communistes se sont mobilisés contreDavid Rousset pour nier l’existence de camps deconcentration en Union soviétique. En 1956, aprèsl’entrée des chars soviétiques à Budapest, plusieursd’entre eux ont commencé à ouvrir les yeux. Dansles années 1970, le livre d’Alexandre SoljenitsyneL’Archipel du goulag (1974) est utilisé contrel’Union de la gauche, mais personne ne peut pluscontester l’existence du goulag29.À partir de cette époque, le rapport entre les intel-lectuels et le communisme entre en crise. 1975voit la défaite finale des États-Unis au Vietnam. Lavague tiers-mondiste et anti-impérialiste connaîtalors son apogée, mais elle est suivie par le géno-cide des Khmers rouges au Cambodge : la ruptureentre intellectuels et communisme s’intensifie. En1989, la chute du Mur achève la parabole. Bien au-delà de la fin d’un système de pouvoir – le socia-lisme réel –, elle signe la fin du communismecomme grande utopie du XXe siècle. Désormais,l’intellectuel n’est plus l’inventeur des utopies.C’est la fin de l’intellectuel théorisé par KarlMannheim. Dans Idéologie et Utopie (1929)30, ille décrit comme un groupe social relativementindépendant – « librement flottant » ou « sans

L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s

53

se chargent de neutraliser la pensée critique et éla-borent des stratégies de pouvoir28. Les revues quiavaient structuré le débat intellectuel des années1970 disparaissent ou se transforment. De nouvellesrevues surgissent, orientées vers l’« extrême centre »,parfois d’une haute tenue culturelle, comme LeDébat, mais toujours d’un conformisme affligeant.Entre-temps, les partis sont devenus post -idéologiques: ils n’ont plus de ligne directrice claire,plus d’identité sociale. Cela vaut pour tous les bordsde l’échiquier politique, mais surtout pour les partisde gauche qui, comme les social-démocraties et lespartis communistes, avaient été le paradigme mêmedu parti politique de masse. Ils ont tous connu desscissions, des métamorphoses, parfois ils se sontmême auto-dissous. Ils sont devenus des partis catchall (« attrape-tout ») selon la formule du polito-logue américain Otto Kirchheimer. Ces partis ontbeaucoup moins de militants que leurs ancêtres,n’ont pas besoin d’un quotidien, s’expriment parles médias et orientent leur ligne selon les fluctuationsd’une opinion mesurée par les sondages, de mêmeque sous la pression d’un certain nombre de lobbies.Ces partis n’ont plus besoin d’intellectuels. Autrefois,les partis défendaient des idées et faisaient appelaux intellectuels pour élaborer leurs projets; aujour-d'hui, les campagnes électorales sont confiées à despublicitaires (avec des résultats souvent désastreux,comme nous l'a montré Lionel Jospin en 2002).

À vous écouter, on se dit que beaucoup de choses changent dansles années 1980 : c’est la « fin » des idéologies, l’essor du néoli-béralisme… Pourquoi ces évolutions à ce moment précis del’histoire mondiale?

1989 est un partage des eaux, le moment oùs’achève un cycle historique. Tout d’abord, cette

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

52

Page 28: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

attaches » (freischwebend) – qui s’érige au-dessusdes classes et se fixe la tâche de forger un imagi-naire nouveau, des alternatives sociales, des uto-pies. Aujourd’hui, je ne sais pas qui pourraitcorrespondre à cette catégorie.

N’est-ce pas un effet également d’une époque où la notion d’idéo-logie est devenue complètement taboue, alors que l’une des fonc-tions de l’intellectuel a toujours été de critiquer les idéologies?

C’est vrai que la notion d’idéologie était devenueun « gros mot », pour ainsi dire. Il faudrait la« réhabiliter » en distinguant ses multiples usages.L’idéologie est une vision du monde. Pendant delongues années, le communisme a réduit l’idéo-logie à une scolastique et le libéralisme a établi untrait d’égalité entre les deux. Pourtant, le libéra-lisme aussi est une idéologie. Selon Marx, l’uni-versalisation de la forme marchande réalisée parle capitalisme revient à cacher les rapports sociauxderrière une façade qui les présente comme desrapports naturels. Dans ce sens, l’idéologieconsiste à habiller un monde réifié. Contrairementà un lieu commun libéral qui va de John Locke àFriedrich Hayek, la société de marché n’a rien denaturel : elle est le résultat d’un long processus his-torique, imposé par la violence. La crise écono-mique mondiale qui nous afflige aujourd’hui n’arien de « naturel » non plus, elle est le résultat dela financiarisation de l’économie. Or, l’idéologiepeut devenir « performative », orienter nos pra-tiques sociales et nos modes de pensée. Elle peutdéfinir une « conduite de vie » (Lebensführung),un habitus anthropologique, au sens de MaxWeber. La critique de cette idéologie est plusnécessaire que jamais.

L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s

55

«

»Aujourd’hui les partis n’ontplus besoin ni de militants ni d’intellectuels,mais surtout de managers de la communication.

Page 29: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

pourrait remonter plus loin ; l’historien DolfOehler a analysé les conséquences de la défaite desrévolutions de 1848 sur les intellectuels enFrance31. Flaubert nous a décrit ce climat dansL’Éducation sentimentale.

Les intellectuels maoïstes ont-ils reçu un choc comparable endécouvrant les atrocités commises par la Chine?

Ce cas est encore plus étonnant, car il s’agit d’unaveuglement quasi planétaire. La révolution cul-turelle (1966-1969) résultait d’un conflit entredeux factions du Parti communiste au pouvoir ; ellese solda par une répression brutale et par l’envoide millions de personnes dans des camps de réédu-cation et de travail forcé. Dans ses manifestationsconcrètes – lectures collectives du « livret rouge »du président Mao, autocritiques et humiliationspubliques des « déviationnistes », etc. –, elle aatteint des sommets d’obscurantisme. Comment untel événement a-t-il pu être perçu comme un actelibérateur ? Comment a-t-il pu stimuler les mou-vements antiautoritaires du monde occidental, encroisant la révolution sexuelle et la libération desmœurs ? Cela est tellement paradoxal et effrayantque, par réaction, certains ont préféré court-cir-cuiter cet épisode en passant purement et simple-ment dans le camp du néoconservatisme…La seule explication que je vois à ce phénomène,même si elle n’est pas complètement satisfaisante,est que la révolution culturelle chinoise critiquaitl’URSS – elle a eu lieu au même moment que l’in-tervention soviétique à Prague – et s’inscrivaitdans la longue durée de l’utopie communiste. En1949, la révolution chinoise a bouleversé la planèteet marqué une étape fondamentale dans la révoltedes peuples colonisés. Par ailleurs, la révolution cul-

L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s

57

Donc, l’intellectuel a toutes les raisons du monde d’exister, mais ilne le peut pas, en raison de la structure des grands médias etparce que les experts occupent toute la place médiatique?

Il n’y a pas de conspiration contre les intellec-tuels, je dirais qu’ils sont en crise et qu’ils doiventrepenser leur fonction dans un contexte nouveau…Mais je ne suis pas pessimiste pour autant. L’éclipsedes utopies ne sera que passagère. Une nouvelleutopie surgira des tréfonds de la société, bien quenous ne puissions pas savoir quand et où cela arri-vera. Par ailleurs, selon les époques, les intellectuelssont plus ou moins audibles. Les « économistesatterrés » sont plus écoutés aujourd’hui qu’ils nel’étaient il y a cinq ans… Il faut parfois un peu derecul, une certaine distance historique pour per-cevoir clairement le rôle qu’ont pu jouer les cri-tiques du pouvoir dans des événements importants.En Tunisie, plusieurs intellectuels, emprisonnés etmuselés sous Ben Ali, ont préparé la révolution parleur critique du pouvoir. Ils ont été des précurseurs,mais encore une semaine avant l’essor des mani-festations qui ont mis fin à la dictature, ils étaientisolés, ils semblaient prêcher dans le désert.

La défaite de la pensée critique a-t-elle été engendrée par unegénération désillusionnée, qui a vu l’échec du « socialismeréel »?

Le silence des intellectuels critiques provient eneffet de l’intériorisation d’une défaite. C’est ceque vivent beaucoup de gens de ma génération.Nous avions défilé en 1975 contre la guerre amé-ricaine au Vietnam, et nous avons découvertquatre ans plus tard les charniers des Khmersrouges… Cela nous a profondément affectés.Comme je l’ai indiqué, quelque chose de ce genres’était déjà produit dans les années 1930. Mais on

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

56

Page 30: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

avec l’invention de l’imprimerie et l’avènement dela culture du livre, est remplacée par la culture del’image. Dans les années 1980, l’image triomphe,avec la multiplication des chaines de télévision, aupoint de remettre en cause le statut de l’écrit et, parconséquent, la fonction des intellectuels.

Ne peut-on évoquer également l’essor du marketing et de lapublicité, ces nouvelles formes de propagande qui distillent avecviolence des stéréotypes et occupent le terrain médiatique,empêchant la pensée critique de percer?

Considérons les mutations de l’édition aux États-Unis et en Europe. Les grandes maisons d’éditionpubliaient des auteurs qui sont devenus des clas-siques beaucoup plus tard, sans avoir sur lemoment aucune garantie des bénéfices qu’ellespourraient en tirer. C’est le cas, selon AndréSchiffrin, d’auteurs comme Foucault, Derrida ouHobsbawm33. À partir des années 1990, cela n’estplus possible : on assiste dans l’édition à l’appari-tion de grands groupes monopolistiques et à l’in-troduction de critères de rentabilité… Leursmaisons d’édition doivent avoir des marges debénéfices planifiées, qui doivent augmenter régu-lièrement. Ces transformations ont eu des retom-bées considérables sur le contenu des livres publiés.Tout cela est imbriqué dans un circuit médiatique,qui fait qu’un grand groupe d’édition contrôletoute l’évolution du livre comme marchandise : ilpossède la maison qui le publie, les chaînes deradio et de télévision, les journaux et les magazinesqui en font la promotion, les librairies, les kiosquesdes gares ou même les supermarchés dans lesquelsnous pouvons l’acheter. De cette façon, le destind’un livre n’est pas très différent de celui d’une voi-ture ou de n’importe quel autre produit. La publi-

L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s

59

turelle affichait une façade libertaire, avec les appa-rences d’un mouvement de contestation antiauto-ritaire mené par les jeunes contre des vieuxapparatchiks. En réalité, le mouvement était affreu-sement dogmatique, mais ce n’est pas cette dimen-sion qui fut retenue en Occident. On peut ajouterqu’en France les intellectuels maoïstes étaient sou-vent des normaliens. Le mélange de dogmatisme,de radicalisme et d’esprit de révolte qui caractéri-sait le maoïsme s’adaptait plutôt bien à un milieuoù convergeaient des traditions différentes, dujacobinisme au stalinisme, mixées au sein d’une ins-titution très élitiste qui s’était toujours fixé la mis-sion d’éclairer la société. Mais ce malentendu neconcerne pas que la France. En Italie aussi IlManifesto, le quotidien créé en 1969 par des intel-lectuels issus du Parti communiste (notammentRossana Rossanda), a fait preuve d’un aveuglementsimilaire.

En tout cas, dans les années 1980, les intellectuels critiques ontintériorisé une défaite historique, renforcée par les transforma-tions de l’espace culturel…

Comme je le disais, le tournant de 1989 avait desprémices politiques anciennes, mais il a coïncidéavec une forte accélération du processus de réifi-cation de l’espace public et culturel. Le marchén’est plus un vecteur de diffusion des idées, car lesidées sont surdéterminées par le marché lui-même.C’est la logique de l’industrie culturelle. Dans uneperspective historique plus large, ces transforma-tions coïncident avec le passage de la grapho-sphère à la vidéosphère, pour reprendre les termesde Régis Debray32. C’est là une mutation gigan-tesque dont on n’a pas encore pris toute la mesure.La graphosphère, qui prend forme au XVe siècle

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

58

Page 31: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

cité et le marketing sont essentiels dans le circuitglobal du produit « livre ».On comprend ainsi que deux livres présentéscomme des entreprises de démolition de la psy-chanalyse ou de son fondateur, Le Livre noir de lapsychanalyse et Le Crépuscule d’une idole deMichel Onfray, puissent être des succès édito-riaux34. Ces livres se vendent mieux que le travailsérieux d’un historien qui chercherait à recons-truire patiemment les raisons sociales et cultu-relles de l’apparition de la psychanalyse, ses crises,ses dettes intellectuelles, ses points aveugles ou lesambiguïtés politiques de certains de ses représen-tants. Pourquoi ? Parce que ces deux livres ontbénéficié d’une promotion comme les produits demarketing : en dehors même de leur valeur, onnous les a présentés de façon spectaculaire, à coupsde messages publicitaires : « on nous a menti »,« Freud était un imposteur », il était même un per-sonnage douteux sur le plan de la morale, etc.

Restons encore un peu sur cette période charnière des années1980 : n’assiste-t-on pas à un retour des intellectuels néoconser-vateurs, qui pensent que les utopies sont dangereuses, car paressence totalitaires?

Oui, pensons en France à l’historien FrançoisFuret, qui voyait la Révolution française comme un moment d’incubation du totalitarisme :« Aujourd’hui – écrit Furet dans les premièrespages de Penser la Révolution française – le gou-lag conduit à repenser la Terreur, en vertu d’uneidentité dans le projet35. » 1989 marque aussi leretour de l’anticommunisme, une véritable vaguequi atteint son point d’orgue avec les travaux descold warriors aux États-Unis (Richard Pipes,Martin Malia) et Le Livre noir du communisme en

L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s

61

«

»Le silence des intellectuelscritiques provientde l’intériorisationd’une défaite.

Page 32: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

de substitution. Ainsi, à partir de 2001, les stratègesde George W. Bush – parmi lesquels des intellectuelscomme Condoleezza Rice et Paul Wolfowitz – ontpensé la guerre contre le terrorisme comme unconflit militaire, avec les catégories et les armes dela Guerre froide.En France, on pourrait qualifier d’« anciens com-munistes », au sens de Arendt, des intellectuelscomme Edgar Morin. Les « ex-communistes »seraient plutôt des anticommunistes de combatcomme François Furet, Alexandre Adler et AnnieKriegel qui a raconté son parcours dans une inté-ressante autobiographie37. Sous le pseudonymed’Annie Besse, cette dernière dirigeait le bureau depropagande du Parti communiste à l’époque deStaline, avant de devenir éditorialiste au Figaro. Ily a enfin une autre vague d’intellectuels néocon-servateurs, qui ne viennent pas du communismemais de l’extrême gauche, surtout maoïste. C’estle cas des « nouveaux philosophes » – AndréGlucksmann, Bernard-Henri Lévy sont les plusconnus – apparus au milieu des années 1970.Trente ans plus tard, ils ont défendu la guerreaméricaine en Irak.

Justement, abordons le cas des intellectuels médiatiques: commentles situer par rapport à votre typologie?

On ne peut pas ignorer qu’aujourd’hui, et pas seu-lement en France, le mot « intellectuel » désignesouvent, dans la langue courante, des personnagesmédiatiques. Puisque le monde médiatique estautoréférentiel, les animateurs des chaînes de radioet de télévision ne peuvent, lorsqu’ils parlent desintellectuels, que se référer à des gens qui ont l’ha-bitude de fréquenter les plateaux de radio et de télé-vision. Il s’agit donc de personnages comme les

L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s

63

France. Ce phénomène est paradoxal puisque les« ennemis communistes » qui avaient obsédél’Ouest pendant la Guerre froide ont désormais dis-paru ! La remise en cause des utopies est préconi-sée comme mesure prophylactique.Beaucoup d’anticommunistes sont des ex-commu-nistes ou des ex-gauchistes, selon une logique récur-rente au cours du XXe siècle. Après avoir été desstaliniens ou des maoïstes, ils prennent positioncontre leur ancienne croyance, tout en conservantune vision de la société et de l’histoire d’une dicho-tomie affligeante. Le vieux paradis est devenu l’en-fer, mais le monde reste divisé entre le paradis etl’enfer. Le phénomène a existé dès les débuts de laGuerre froide, surtout pendant la période du mac-carthysme aux États-Unis. Hannah Arendt a consa-cré un article à ce sujet en 1953, dans lequel elledistinguait les « anciens communistes » (formercommunists), qui avaient abandonné leur engage-ment partisan, et les « ex-communistes », qui avaientchangé de camp mais pas leur esprit de croisade36.Ils sont très nombreux à avoir connu ce parcours quiles a conduits du communisme au maccarthysme:des philosophes comme James Burnham et SidneyHook, des journalistes comme Irving Kristol etNorman Podhoretz, le prix Nobel de littératureSaul Bellow, etc.La seconde vague néoconservatrice apparaît avecl’élection de Ronald Reagan en 1980 et se prolongejusqu’à Bush. Dans les années 1990, ses inspira-teurs sont des figures comme Robert Kagan,Richard Perle et Samuel Huntington. Ce dernier afourni, dans Le Choc des civilisations (1993), ledispositif théorique nécessaire à la transition del’anticommunisme à l’islamophobie lorsque ladroite néoconservatrice avait besoin d’un ennemi

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

62

Page 33: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

BHL est un as de la mise en scène de lui-même, cequi explique son succès à l’époque de la vidéo-sphère, où l’image est bien plus importante quel’écrit. Le look de ce « nouveau philosophe » – sescheveux longs, son bronzage, sa chemise savam-ment déboutonnée – est évidemment essentiel.Lorsqu’il écrit un récit de voyage aux États-Unis,un siècle et demi après Tocqueville, le magazine duMonde ne nous parle pas du contenu de son livre,mais lui consacre un reportage en nous le montranten train d’accoucher de son chef-d’œuvre dansdes luxueuses chambres d’hôtel. En comparaison,Sartre négligeant son image, avec sa vieille parkaet sa cigarette, apparaît comme une figure d’unautre âge.

Outre leur apparence, ces intellectuels médiatiques ont mis enavant une certaine conception des droits de l’Homme… Celle-cia au passage marqué l’imaginaire contemporain avec le succèsphénoménal de chansons caritatives « engagées » contre la faim,comme We Are the World (1985).

Il faut considérer la transition de l’ancien intellec-tuel engagé, compagnon de route des causes révo-lutionnaires, antifasciste et anticolonialiste, vers lenouvel intellectuel, dont la posture politique décou-lerait en droite ligne de son humanisme. Ce sontles « nouveaux philosophes » qui, me semble-t-il,ont introduit dans la sphère publique la questiondes droits de l’Homme comme idéologie. Bienentendu, les droits de l’Homme sont au centre dudébat intellectuel depuis l’affaire Dreyfus, sinondepuis les Lumières, mais il s’agit maintenantd’autre chose. Les droits de l’Homme sont pensésaujourd’hui comme un humanitarisme opposé auxengagements néfastes de jadis. Les clivages parti-sans deviennent ainsi obsolètes. La logique est

L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s

65

ex-ministres Claude Allègre, célèbre pour son scep-ticisme anti-écologique, ou Luc Ferry, qui a cesséd’écrire des livres contre la « pensée 68 » pour nousapprendre comment « réussir notre vie ». Évi-demment, on pense aussi à BHL, AndréGlucksmann ou Alexandre Adler, les chantres del’Occident libérateur, non plus repentant, et auxpourfendeurs de la décadence, comme AlainFinkielkraut, qui déplorent une société ayant perdule sens de l’autorité et le respect de la culture,menacée par un nouvel obscurantisme ethno-reli-gieux. Dans la plupart des cas, ils échappent à latypologie traditionnelle. Ils ne sont ni des expertsde gouvernement (même s’ils peuvent parfois setarguer d’en être les inspirateurs), ni des intellec-tuels spécifiques (ils ne sont pas des chercheurs) et,pour la plupart d’entre eux, encore moins cri-tiques, puisque loin de dénoncer le pouvoir, ilscontribuent à le légitimer. Dans le pire des cas, ilssont motivés par un souci de visibilité médiatique ;dans le meilleur, ils appartiennent à une traditionconservatrice qui possède ses lettres de noblesse.Leurs idées donnent une forme à l’esprit du temps.Leur succès tient tout d’abord à leur insertiondans un système médiatique multipolaire, com-posé par la presse, la radio, la télévision et lesgrandes maisons d’édition. Parfois, ils se mettenten scène comme des penseurs rebelles et anticon-formistes et revendiquent un statut d’intellectuel,en le monopolisant : pensons à BHL, auteur d’unebiographie de Sartre. Dans son film Le Serment deTobrouk (2012), il s’affiche à côté des insurgéslibyens contre Mouammar Kadhafi, en singeantMalraux pendant la guerre civile espagnole. Toutle monde connaît l’existence de ce film, même sitrès peu l’ont vu…

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

64

Page 34: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

Il y a aussi un autre usage de l’humanitarisme quime paraît discutable. Je me réfère à sa transfor-mation en catégorie analytique pour en faire uneclé de lecture de l’histoire qui efface toutes lescauses des conflits. Cela conduit à une vision sin-gulière de la Seconde Guerre mondiale, danslaquelle il faudrait condamner simultanément lesrésistants et les collaborationnistes, en réhabili-tant les vrais héros, les secoureurs des victimes. Lesrésistants sont devenus des personnages douteux,les seuls qui méritent l’admiration sont ceux quisoignaient les blessés ou s’interposaient entre lesbelligérants pour protéger les civils, bref les gar-diens des vertus humanitaires dans un mondeaveuglé par les fanatismes de tout bord. C’est leprisme par lequel, au cours de ces dernières années,ont été réinterprétées aussi bien la résistance ita-lienne que la guerre civile espagnole. C’est le pointde vue qui affleure dans un essai écrit par un pen-seur subtil comme Tzvetan Todorov au sujet de laRésistance française.

Pensez-vous que l’écologie soit devenue aussi une idéologie poli-tique « postidéologique », comparable à celle des droits del’Homme?

Non, l’écologie politique répond à une demandetrès forte et pleinement légitime. Elle a surgi audépart dans les pays développés, à la suite de la priseen compte des catastrophes écologiques produitespar notre modèle de civilisation. Si elle s’est déve-loppée comme courant politique autonome, cepen-dant, c’est parce qu’il y avait un espace libre. D’unepart, il y avait eu l’effondrement des utopies révo-lutionnaires. D’autre part, la gauche traditionnelles’était révélée incapable d’intégrer l’écologie danssa vision du monde et de remettre en cause ce

L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s

67

simple : si on pense la politique à partir du credoantitotalitaire et en l’axant sur le combat huma-nitaire, on peut agir aussi bien dans un gouverne-ment de gauche que dans un gouvernement dedroite, ou successivement dans les deux, comme l’afait Bernard Kouchner.Nés avec la Révolution française, les droits del’Homme sont devenus, depuis les années 1980,l’antithèse même de tout engagement révolution-naire. La révolution est vue comme un mythe per-nicieux, qui mène forcément à la dictature fascisteou communiste. Le seul engagement valable etdésintéressé est alors une cause humanitaire. De cepoint de vue, l’humanitarisme est un peu l’idéolo-gie d’une ère qui se voudrait « postidéologique ».

L’humanitarisme n’est-il qu’une idéologie?L’humanitarisme – Rony Brauman nous l’a rappelémaintes fois – est né comme une pratique de secoursdes victimes. Médecins sans frontières intervient làoù il y a un besoin de médecins : catastrophes natu-relles, guerres, génocides, etc. Les médecins sont làpour soigner tout le monde, ils ne choisissent pasleurs patients selon des critères politiques. Mais celaest complètement différent de l’humanitarisme ins-trumentalisé et transformé en idéologie, c’est-à-dire en déguisement de la réalité. Au cours de cesvingt dernières années, nous avons assisté à plu-sieurs guerres menées au nom de la défense desdroits de l’Homme, qui cachaient en réalité biend’autres objectifs, économiques ou géopolitiques.Si l’on veut envahir un pays pour s’approprier sesressources énergétiques ou y installer des basesmilitaires ou contrecarrer l’influence d’une autrepuissance, il faudra expliquer qu’on le fait pour yintroduire la démocratie et les droits de l’Homme.

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

66

Page 35: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

pas romantique mais productiviste et industria-liste. Aujourd’hui, le « principe responsabilité »théorisé par Hans Jonas devient l’ersatz d’un « prin-cipe espérance » disparu, qui avait pensé un autremodèle de société mais pas de civilisation. Dans sesprincipaux courants, le marxisme considérait mêmela domination de la nature comme une conditionpour la redistribution égalitaire des richesses.

Après l’effondrement des utopies, des philosophes comme JürgenHabermas ont tenté de penser l’amélioration de la société, maispeut-on parler pour autant d’intellectuels critiques?

L’effondrement des utopies a favorisé l’essor d’unepensée libérale de gauche, comme la théorie de lajustice de John Rawls ou celle de l’agir communi-cationnel de Jürgen Habermas. Selon Rawls, laquestion sociale pourrait trouver une solution surle plan juridique. Pour Habermas, nous sommespassés du paradigme productif à celui de la com-munication : le problème fondamental devientdonc celui de l’interaction entre les différents seg-ments de la société. L’idée est intéressante, ellepermet de repenser l’espace public, mais elle relègueau second plan l’oppression et l’exploitation. Pourles deux, la lutte de classes est un souvenir duXIXe siècle. Bien sûr, Habermas a joué un rôle trèsimportant en Allemagne. Par son idée de patrio-tisme constitutionnel, il s’est opposé à une visionethnique de la nation, mais il a revendiqué aussiune adhésion acritique de la RFA à l’Occident.L’Allemagne serait devenue une démocratie occi-dentale à part entière seulement « après et à tra-vers Auschwitz ». Et donc Auschwitz ne serait pastant une interrogation ouverte sur la civilisationoccidentale, comme le pensaient Adorno etHorkheimer, mais plutôt sa légitimation.

L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s

69

modèle de civilisation. Sauf exception, tous les cou-rants marxistes, socialistes et communistes défen-daient une idée de progrès identifiée à la sociétéindustrielle, à l’exploitation de la nature par latechnique et au développement inépuisable desforces productives. Le premier parti vert est celuides Grünen, en Allemagne, qui est né de la crise dela gauche radicale. Ils sont devenus un modèlepour les mouvements écologistes de toute l’Europe,mais leur institutionnalisation a modifié leur pro-jet : maintenant, ils veulent défendre l’environne-ment dans le cadre de l’ordre social et économiqueexistant. En France, la loi électorale a favorisé leurtransformation en satellite du Parti socialiste. Onpeut déplorer ce phénomène, mais leur existencetémoigne d’une grande sensibilité à l’égard d’unequestion fondamentale pour l’avenir de la planète,une exigence à laquelle la gauche n’a pas été capablede répondre et que les intellectuels ont presquetoujours ignorée, tout au long du XXe siècle. Il y aeu un retard, pour ne pas dire un aveuglementénorme en la matière. Pendant un siècle et demi, lacritique de la modernité a été le monopole de la pen-sée conservatrice, obsédée par la décadence et lanostalgie d’un ordre aristocratique révolu. La cri-tique de gauche de la modernité était celle duromantisme révolutionnaire – Michael Löwy etRobert Sayre en ont montré toute la richesse, deRousseau à Walter Benjamin, en passant par lesurréalisme38 – qui est resté une sorte de « traditioncachée » jusqu’à l’apparition de l’écologie poli-tique. Inspirée par la nostalgie d’un monde antérieurà l’avènement du machinisme et de l’esprit de cal-cul, sa critique de la modernité industrielle s’orien-tait vers l’utopie d’une société libérée. Dans sescourants dominants, cependant, le socialisme n’était

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

68

Page 36: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

lamisation. La xénophobie d’aujourd’hui, c’esttout d’abord l’islamophobie. La vision de l’islamcomme une menace pour la culture européenne etles identités nationales sert à souder une commu-nauté par la peur, comme c’était le cas aux XIXe etXXe siècles avec l’antisémitisme. Sur ce point, lesnéoconservateurs rejoignent les nouvelles extrêmesdroites occidentales. Ils dénoncent l’antiracismecomme expression de la « pensée unique » et pro-pagent le mythe de la décadence dans une sociétémulticulturelle, métissée, privée de ses valeurs fon-datrices, coupée de ses racines.Mais il ne faut pas oublier que le racisme n’ajamais été le monopole exclusif de l’extrême droite.Sa généalogie est bien plus riche. À la fin duXIXe siècle, l’anthropologue italien CesareLombroso, socialiste et défenseur des Lumières,expliquait la supériorité des Blancs sur les « peuplescolorés » en rappelant que seuls les Blancs avaient« proclamé la liberté de l’esclave » et inventé lesdroits de l’Homme39. Aujourd’hui, c’est au nom dela République, des conquêtes du féminisme et desdroits des minorités que l’on veut interdire le voileaux jeunes musulmanes.

Passons maintenant à une autre question sensible : les intellec-tuels et la mémoire collective.

Les mutations de la mémoire collective ont accom-pagné le changement d’époque que je viens dedécrire. Dans les années 1980, la mémoire appa-raît comme un thème central du débat culturel. Levaste chantier ouvert par Pierre Nora en 1984avec Les Lieux de mémoire a marqué le paysageintellectuel pendant deux décennies, bien au-delàdu milieu historiographique au sein duquel il étaitné. Shoah, le film de Claude Lanzmann (1985), est

L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s

71

Auschwitz devient la source d’une théodicée sécu-lière : celle du mal duquel nous pouvons extrairele bien, à savoir la démocratie libérale. Les ambi-guïtés d’une telle position sont apparues au grandjour lorsqu’il a salué le bombardement de Belgradepar l’OTAN, en 1999, comme le triomphe dudroit cosmopolitique kantien. Habermas a éla-boré une théorie critique de la société, mais il n’estpas un penseur critique du pouvoir.Il faut aussi distinguer une pensée de ses usages qui,notamment dans le cas des classiques, échappentinévitablement au contrôle de son auteur. Depuisles années 1980, Hannah Arendt est devenue uneplanche de salut pour beaucoup d’orphelins dumarxisme. Sa théorie du totalitarisme et sonconcept abstrait et désincarné d’espace public leuront permis de redécouvrir l’idée de liberté tout enfaisant le deuil de l’idée d’émancipation sociale. Ducoup, elle a été l’objet, dix ans après sa mort,d’une véritable canonisation posthume au prixd'exégèses parfois anachroniques.

Beaucoup d’intellectuels ont mené au XXe siècle un combat contrela domination : antiraciste, anticolonialiste, antifasciste, anticapi-taliste. On a l’impression que de telles critiques ne sont plusaudibles. Pire, certains réactionnaires vilipendent désormais àlongueur de journée ces postures : cela va d’Alain Finkielkraut àÉric Zemmour ou Richard Millet, qui « dénoncent » tous à leurfaçon un supposé « terrorisme » de la pensée antiraciste…

Au-delà de leurs divergences politiques, les néo-conservateurs adoptent souvent la posture de l’in-tellectuel, se présentant comme anticonformistes,dénonçant la supposée « pensée unique », etc.C’est là un cliché très ancien. Avec quelques « misesà jour », si on peut dire : par exemple, l’idée ridi-cule selon laquelle l’Occident serait en cours d’is-

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

70

Page 37: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

destruction des juifs d’Europe. Identifiant la Shoahà sa reviviscence par le souvenir, réalisée dans sonfilm, il a contribué à ériger un culte mystique autourde cet événement historique. Vu au prisme de laShoah, le passé apparaît comme un univers desouffrance auquel nous pouvons accéder par lamémoire et les souffrances auxquelles nous sommesle plus sensibles sont celles du XXe siècle. Dans nosuniversités, l’histoire dite du temps présent a prisune place considérable, bien plus grande que celledu Moyen Âge ou de l’Antiquité.

Les historiens venant témoigner dans les procès de Barbie,Touvier et Papon entrent aussi dans cette nouvelle fonction desintellectuels « mémoriels »…

Oui, souvent à leur corps défendant. Les historiensne travaillent pas enfermés dans une tour d’ivoireet sont perméables aux humeurs de la société. Lamémoire suscite une demande sociale de connais-sance à laquelle ils sont appelés à répondre par larecherche. Leur approche du passé n’est pas cellede l’identification émotionnelle et empathique maisplutôt celle de la contextualisation et de la réflexioncritique. Ils contribuent ainsi à forger la relationque, à chaque époque, une société établit avec sonpropre passé et, par conséquent, ils interagissentavec les politiques de la mémoire pratiquées par lespouvoirs publics (les musées, les commémora-tions) ou par l’industrie culturelle.Dans les procès que vous évoquez, notammentdans le procès de Maurice Papon (1997), un desresponsables de la déportation des juifs deBordeaux pendant la guerre, des historiens ontété appelés à la barre comme « témoins ». Cet épi-sode est révélateur de la fonction nouvelle qu’ilsjouent (ou qu’ils sont appelés à jouer) comme

L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s

73

l’autre moment emblématique de ce basculementvers la mémoire. Or, je ne peux pas m’empêcher demettre en rapport cette émergence de la mémoiredans l’espace public avec l’éclipse des utopies. LeXXe siècle s’est achevé en emportant avec lui sesutopies. Privé d’utopies, le monde a tourné leregard vers le passé. La mémoire est devenue uneobsession culturelle.

Pour vous, la mémoire est nécessairement celle du XXe siècle?Pas seulement, mais le XXe siècle demeure un sujetsensible, conflictuel.Il concerne un passé clos, séparé de notre présentet qui s’éloigne de nous, mais qui reste néanmoinstrès proche, « chaud ». La mémoire concerne aussides périodes plus anciennes considérées commeexpériences fondatrices : l’esclavage, la colonisa-tion… Elle me paraît en tout cas avoir un lienintime avec la disparition des utopies. On qualifiesouvent de « présentisme » le régime d’historicitéde nos sociétés: une accélération permanente de nosvies dans le cadre d’un ordre social immuable, sansalternative. Dans un tel contexte, où il devientinterdit d’imaginer l’avenir, on ne peut que contem-pler le passé. L’intellectuel critique imaginait lasociété à venir, alors que depuis les années 1980 ilofficie la célébration quasi religieuse du passé et secharge de l’élaboration de la mémoire. Nora etLanzmann me semblent emblématiques de ce pointde vue : ils sont historien, cinéaste, écrivain, direc-teur de collection ou de revue chez de grands édi-teurs, membre de l’Académie française; bref, ils sontdes figures publiques. Nora est devenu une sorte degardien du passé conçu comme patrimoine natio-nal. Lanzmann pense avoir révélé à lui seul unmoment refoulé de la mémoire collective comme la

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

72

Page 38: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

guerre de l’Italie en 1915, et tire le bilan de lachute du communisme… Prenons encore le casd’Eric Hobsbawm, récemment disparu, qui avaitadhéré au Parti communiste allemand en 1932 àBerlin. On voit dans son autobiographie une pho-tographie de lui au cours d’une manifestation de1936, à Paris, au moment du Front populaire. Ilraconte également le rôle de la guerre civile espa-gnole pour les gens de sa génération. Dans ce par-cours, l’expérience vécue nourrit son regard etinterfère avec sa profession d’historien, car sessouvenirs couvrent des époques qui ont quitté leprésent et sont désormais entrées dans l’histoire. Ille reconnaît d’ailleurs ouvertement, lorsqu’il écritque, pour celui qui a traversé le XXe siècle, ne pasjuger est impossible41. Ce phénomène de collisionentre histoire et mémoire est particulièrement aiguaujourd’hui.

L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s

75

experts. Il y a là une imbrication nouvelle, tout àfait étonnante, entre production des savoirs, exper-tise historique, administration de la justice et éla-boration de la mémoire. Certains, comme HenryRousso, n’ont pas accepté de se plier à ce rôle, enrappelant qu’un historien n’est ni un « témoin » niun gardien des vertus morales de la nation, et queson effort d’élucidation du passé n’est pas de mêmenature que la définition judiciaire de la faute et del’innocence40. C’est en élaborant une interprétationcritique du passé qu’il peut se mettre au service dela société civile. Parallèlement aux lois mémo-rielles qui ont proliféré dans plusieurs pays, ces pro-cès ont contribué à créer l’illusion néfaste selonlaquelle, au-delà de l’administration de la justice,le droit pourrait écrire l’histoire, en fixant, parun verdict, sa vérité. Or, la vérité historique – parexemple l’existence des chambres à gaz – n’estque la base factuelle, prouvée et donc incontestable,d’interprétations du passé qui ne sont jamais défi-nitives ni consensuelles.

Mais cette importance du thème de la mémoire ne résulte-t-ellepas d’un phénomène générationnel? En effet, l’après-guerre a vunaître en Europe des générations d’individus qui ont bénéficié deconditions de vie confortables et ont pu ainsi vivre longtemps. Cetallongement de l’âge de la vie n’a-t-il pas en partie joué sur lafabrication de la mémoire?

Oui, j’en suis convaincu. J’irai même plus loin :pour étudier la place de la mémoire dans nos socié-tés, il faut prendre en compte le paramètre de laprolongation de l’espérance de vie. Prenons le casd’une personnalité comme Stéphane Hessel,mémoire vivante du XXe siècle, ou alors celui del’économiste italien Vittorio Foa. Dans son auto-biographie, ce dernier se souvient de l’entrée en

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

74

Page 39: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

Quelles alternativespour demain?

Quelles alternativespour demain?

Page 40: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

L’avenir est-il aux intellectuels spécifiques, selon la définitionqu’en a donnée Michel Foucault ?

C’est dans les années 1970, quand il intervientdans les prisons, que Foucault commence à parlerde l’intellectuel « spécifique », non pas dans destextes théoriques, mais dans des articles et desinterviews42. Sans forcément s’y opposer, il consi-dère nécessaire de dépasser la vision de Sartre.L’intellectuel né avec l’affaire Dreyfus, qui a connuson apogée à l’époque de la guerre d’Espagne, dela Résistance et de la guerre d’Algérie, cette figureincarnée par Sartre après guerre, est la transcrip-tion au XXe siècle d’un idéal universaliste quiremonte aux Lumières. Or, Foucault critique l’hu-manisme, l’universalisme et, à un certain momentde son itinéraire philosophique, postule la mort dusujet. Cela le conduit à définir, en opposition à l’in-tellectuel « universel », l’intellectuel « spécifique »qui est un savant, un universitaire intervenantdans la cité non pas au nom de grandes valeurs quile dépassent, mais en mobilisant son savoir. Ce quiest une façon nouvelle de prendre position dansune société qui devient plus complexe à analyser.Le sociologue Zygmunt Bauman est allé plus loinen distinguant le législateur, l’intellectuel univer-sel qui fixe un horizon éthico-politique à partirduquel on peut penser la société, une figureaujourd’hui en déclin, de l’interprète, qui peutconnecter les segments d’une société complexe etatomisée – une société « liquide », comme il ditailleurs43.

L’intellectuel spécifique est-il l’expert qui intervient aujourd’huidans les médias?

Pas vraiment, car l’intellectuel spécifique dontparle Foucault exerce une fonction critique qui est

Q u e l l e s a l t e r n a t i v e s p o u r d e m a i n ?

79

Page 41: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

gestion technique a trouvé son incarnation enMario Monti, directeur de l’université Bocconi deMilan, devenu chef du gouvernement italien. Sesministres sont tous des « experts » et des « tech-niciens » qui n’appartiennent à aucun parti poli-tique. Ses politiques d’austérité, nous explique-t-il,sont super partes. Elles ne sont inspirées ni parl’idéologie, ni par l’intérêt partisan car elles décou-lent de l’expertise et sont formulées grâce à descompétences indiscutables. Les critiquer seraitfaire preuve de sectarisme. Voilà les nouveaux« philosophes rois » de l’ère post-totalitaire etpostidéologique. Voilà aussi pourquoi je n’aime pastrop la notion d’intellectuel spécifique.

Mais l’intellectuel spécifique dont parle Foucault ne peut-il pascritiquer le pouvoir en place?

Si le pouvoir, comme le pensait Foucault, est étenduet capillaire, dilué en une multitude de dispositifsorganisés de façon horizontale et complexe – la« microphysique du pouvoir » –, et n’existe plussous la forme de la souveraineté, alors la figure del’intellectuel universel, qui dit la vérité contre lepouvoir, devient une figure obsolète et anachro-nique. On peut dès lors se mobiliser dans un sec-teur particulier, par exemple contre les prisons,mais dans cette logique la critique d’un pouvoirtotal, monolithique, n’a plus de sens.Foucault a eu une intuition extraordinaire enthéorisant le biopouvoir, cette tendance contem-poraine des gouvernements à discipliner nos vieset à exercer leur contrôle sur la vie de nos corps,en les protégeant comme un berger avec son trou-peau ou en les éliminant comme un chirurgienextirpe un cancer. Mais je crois qu’il se trompaiten pensant le biopouvoir comme quelque chose

Q u e l l e s a l t e r n a t i v e s p o u r d e m a i n ?

81

totalement absente chez l’« expert » d’aujour-d’hui. Mais, entre sa naissance, il y a presquequarante ans, et ce qu’on en dit aujourd’hui, lanotion d’intellectuel spécifique mérite d’être pro-blématisée. Certes, il faut prendre acte d’unemutation historique. D’une part, à l’âge de l’uni-versité de masse, le savant est devenu un acteursocial parmi d’autres. D’autre part, les savoirssur le monde et la société se sont tellement spé-cialisés et diversifiés que personne ne peut plusporter un jugement avisé sur tout… Il serait biendifficile d’avoir une posture à la Diderot ou à laVoltaire aujourd’hui. De ce point de vue, l’intel-lectuel spécifique est le résultat de cette mutationhistorique. L’expertise, en revanche, est un moyenefficace pour tuer la pensée critique. À chaqueélection, les plateaux de télévision sont envahis pardes politologues qui commentent les sondages aumoyen de graphiques, expliquent les variations enpourcentage et les transferts de voix d’un parti àl’autre, en nous dévoilant les arcanes de la viepolitique. Or, cette apparence de neutralité ana-lytique, purement technique et calculatrice, vise enréalité à neutraliser la réflexion critique et à natu-raliser l’ordre politique. Nous pouvons le décryp-ter, mais nous ne devons surtout pas le contester.Le rôle de l’expert ne consiste pas à questionnerle caractère démocratique de la Ve République,mais à nous expliquer comment évoluent les forcesspécifiques et quelles chances ont les différentscandidats d’accéder au pouvoir dans le cadre deses institutions.Par ailleurs, l’expert tend à devenir un techniciende gouvernement. Autrement dit, il risque de deve-nir un intellectuel organique des classes domi-nantes… La domination transformée en pure

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

80

Page 42: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

Mais pourquoi l’expert tomberait-il automatiquement dans legiron d’un gouvernement ou des dominants?

Je ne dis pas cela. Il faudrait sans doute distinguerle spécialiste de l’« expert », qui est intégré dans undispositif gouvernemental. La spécialisation dessavoirs est inévitable dans des sociétés complexeset je n’ai aucun mépris, bien plutôt de l’admirationpour les savants qui l’incarnent. Leur rôle est essen-tiel. Nous ne pouvons pas critiquer une politiqueénergétique fondée sur le nucléaire sans nousappuyer sur les travaux de spécialistes qui saventcomment fonctionne une centrale, qui nous expli-quent quels sont les risques d’un accident et quellesseraient ses conséquences sur la population d’uneville, d’une région ou d’un continent. Les mouve-ments écologistes l’ont compris depuis longtemps.Ce qui m’inquiète n’est pas tant la spécialisation dessavoirs et la naissance de l’intellectuel spécifique, quien est le résultat, mais son opposition à l’intellec-tuel universel, car cela implique, dans la plupart descas, une pratique de l’expertise qui exclut la critique.L’« expert » est dans ce cas au service des décideurs.Voyons ce qui se passe avec la crise économiquemondiale. La grande majorité des économistesappelés à nous l’expliquer appartiennent à des fon-dations financées par les banques et les institutionsfinancières qui l’ont causée ! Ils sont présentéscomme des spécialistes, les médias nous indiquentleurs titres académiques, mais ils arrondissent consi-dérablement leurs revenus en siégeant dans lesconseils des banques et des entreprises. Ainsi, laboucle est bouclée : le spécialiste devient un expert,il s’intègre dans le monde de l’économie et de lafinance, conseille les partis et les gouvernements,puis s’exprime dans les médias pour analyser la criseéconomique qu’il n’avait pas vue arriver. Avec la

Q u e l l e s a l t e r n a t i v e s p o u r d e m a i n ?

83

qui remplacerait le pouvoir souverain, aussi bienau sens de Schmitt (décider de l’état d’exception)que de Marx ou de Weber (le monopole étatiquede la violence). Or, l’histoire du XXe siècle est celledu déchaînement du pouvoir souverain. Je nepense pas seulement aux guerres totales, auxcamps d’extermination et à la bombe atomique.Je pense aux guerres en Irak, où les États-Unis onttenté de fixer un nouvel ordre international, aumoyen de la force. Or, ce pouvoir souverain atoujours été critiqué par l’intellectuel universel, paspar l’intellectuel spécifique. Les dilemmes éthiquesqui, en août 1945, saisissent un bon nombre dessavants réunis à Los Alamos pour réaliser labombe atomique, montrent bien que, finalement,leur statut de savants ne les mettait pas à l’abrid’un questionnement d’ordre universel.L’intellectuel universel avait rattrapé l’intellectuelspécifique.

Pour revenir aux experts, ceux-ci auraient à voir, dites-vous, avecla sectorisation des savoirs…

La tendance à la sectorisation des savoirs est évi-dente dans l’université, où elle pèse sur les recru-tements, sur l’organisation des départements etdes laboratoires de recherche. L’université pra-tique de moins en moins l’interdisciplinarité,même si, paradoxalement, tous les experts minis-tériels n’ont plus que ce mot à la bouche. Celaengendre des langages hermétiques qui sontincompréhensibles pour les non-spécialistes etqui, souvent, tournent à vide. Au lieu d’accom-pagner cette tendance, l’intellectuel, forcément« spécifique », devrait essayer de préserver une autonomie critique et une perspective uni-versaliste.

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

82

Page 43: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

que de vouloir se prononcer dans le débat publicau nom de la science.Je vois cette tentation pointer aussi dans la péti-tion contre les lois mémorielles lancée en 2005 parun groupe d’éminents historiens français, intitu-lée « Liberté pour l’histoire ». J’ai signé cette péti-tion qui me semblait, dans les circonstances decette époque, utile, mais je ne peux pas m’empê-cher de percevoir, chez nombre de signataires, unréflexe conservateur. Tous les malentendus autourdes lois mémorielles, pensent-ils, dériveraient dufait regrettable que l’histoire aurait été soustraiteaux historiens, ses propriétaires légitimes. Pousséeà l’extrême, cette approche reviendrait à dire queseuls les économistes pourraient se prononcer surla crise économique et seuls les physiciens surl’énergie nucléaire. Or, la crise économique frappetoute l’Europe et la catastrophe de Fukushimal’ensemble de la population japonaise. De façoncomparable, l’histoire n’appartient pas à ceux quiexercent le métier de l’écrire, elle appartient àtout le monde.

Cela nous ramène à l’articulation entre le savoir spécifique et laprétention à l’universel. Pourriez-vous donner des exemples?

En Allemagne, en 1986, la « querelle des histo-riens » (Historikerstreit) a secoué le pays en pro-fondeur, en remettant radicalement en cause sonpassé. Eh bien, la contribution fondamentale àl’intégration des crimes du nazisme au sein de laconscience historique allemande n’est pas venue des historiens mais d’un philosophe : JürgenHabermas45. Lors de cette controverse, plusieurschercheurs ne lui reconnaissaient aucun droit des’exprimer, sous prétexte qu’il n’était pas un his-torien et qu’il n’avait jamais mis les pieds dans les

Q u e l l e s a l t e r n a t i v e s p o u r d e m a i n ?

85

généralisation de cas de figure, la pensée critique nepeut pas exister. Et de toute façon, l’expert ne serajamais effleuré par l’idée de remettre en cause lecapitalisme ou d’en dévoiler la nature ; son rôleconsiste à expliquer comment sauver les banques ouréduire la dette. Cette situation a été dénoncée avecforce par les « économistes atterrés » et c’est la rai-son pour laquelle nous les voyons si peu à la télé-vision. Ils agissent comme des intellectuelsspécifiques qui mobilisent leur savoir pour exercerune fonction critique à visée universelle. GérardNoiriel a raison de rappeler que le clivage univer-sel/spécifique doit être remis en cause44.

En quoi critiquez-vous la position de Gérard Noiriel, qui a théoriséla situation des intellectuels, et qui a même pointé les ambiguïtésde l’intellectuel spécifique défini par Foucault ?

Gérard Noiriel est un grand historien et, à mesyeux, un intellectuel au sens le plus noble duterme, celui que j’indiquais en ouvrant notreconversation. En 2005, il a fondé avec d’autres leCVUH (Comité de vigilance face aux usagespublics de l’histoire) sur le modèle du Comité devigilance des intellectuels antifascistes de 1934. LeCVUH a fait entendre sa voix critique dans ledébat autour de la loi défendant le « rôle positif »de la colonisation, ou lors de la création par le pré-sident Sarkozy d’un ministère de l’Immigration etde l’Identité nationale. Ses initiatives ont été néces-saires et il fallait les soutenir. Mais, à partir dumoment où un tel organisme devient permanent,il risque d’apparaître comme une instance inqui-sitoriale émettant des sentences, non pas au nomdu pouvoir mais au nom du savoir. C’est unevieille tentation, particulièrement enracinée dansla culture française, de Durkheim à Bourdieu,

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

84

Page 44: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

«archives. Dans le sillage de cette controversedéclenchée par un philosophe, est née une nouvellegénération d’historiens qui ont travaillé en pro-fondeur sur le passé nazi, en exploitant de multiplessources, en défrichant des archives dont personnen’avait jusqu’alors soupçonné l’existence.Comme le disait Sartre, ce qui fait de RobertOppenheimer un intellectuel, ce n’est pas le fait qu’ilait fabriqué la bombe atomique, c’est le fait qu’ilprenne position pour ou contre. Un physiciendevient un intellectuel quand il se positionne dansl’espace public sur une question de société. Le paci-fisme d’Albert Einstein, pendant les années 1920,ne découlait pas de ses connaissances scientifiques.Bref, je comprends le besoin de redéfinir le rôle del’intellectuel à la lumière des mutations historiquesde nos sociétés, mais je ne suis pas d’accord pourdécréter la fin de l’intellectuel critique, qui n’auraitsupposément plus aucun rôle à jouer… L’intellectueld’aujourd’hui qui, le plus souvent, n’est pas unécrivain mais plutôt un chercheur, doit être à la foisspécifique et critique. La domination, l’oppression,l’injustice n’ont pas disparu. Le monde ne serait pasvivable si personne ne les dénonçait.

Les études culturelles américaines ont engendré des mouve-ments de défense des identités des « dominés ». Y a-t-il unrenouveau intellectuel dans cette mouvance?

La provincialisation de l’Europe, sur le plan éco-nomique et géopolitique, a lieu entre les deuxguerres. La première marque le déplacement del’axe du monde de l’Europe aux États-Unis. Laseconde divise l’Europe qui devient un lieu deconfrontation entre les grandes puissances dans unmonde bipolaire. Aujourd’hui, nous assistons àun nouveau déplacement, d’ordre culturel. Dans les

Q u e l l e s a l t e r n a t i v e s p o u r d e m a i n ?

87

»L’histoire n’appartient pas à ceux quiexercent le métierde l’écrire, elle appartient à tout le monde.

Page 45: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

l’Identité nationale inventé par Sarkozy, qui enétait la version paroxystique, a suscité un rejet siradical. Cette conception est en effet un héritagede la France coloniale et de sa « mission civilisa-trice ». Aux États-Unis, le postcolonialisme a étéle miroir, dans les sciences sociales, d’une muta-tion du pays, de moins en moins wasp (blanc,anglo-saxon et protestant), de plus en plus asia-tique, noir et latino. En France, il exprime l’émer-gence des minorités nées de l’immigrationpostcoloniale et prend la forme d’une remise encause du récit national-républicain.

La critique du colonialisme était déjà présente au XXe siècle : pen-sons au « Manifeste des 121 », pour le droit à l’insoumission pen-dant la guerre d’Algérie, ou encore à la préface de Sartre auxDamnés de la terre de Frantz Fanon. Qu’est-ce qui a changé avecla critique postcoloniale?

Il est devenu courant de dater la naissance desétudes postcoloniales avec la parution du livred’Edward Saïd L’Orientalisme (1978), dont lesous-titre en français est L’Orient créé parl’Occident46. Ce livre remet au centre du débat lacritique de l’eurocentrisme et nous donne une clépour déconstruire la pensée occidentale. PourSaïd, toute la culture de l’Europe s’est forgée dansune confrontation avec l’altérité coloniale. Il endéduit qu’il n’y a pas d’Europe sans un mondeextérieur à elle perçu comme un espace à sou-mettre, objet d’une connaissance visant son appro-priation et sa domination. Il en déduit égalementque l’altérité coloniale est la clé pour comprendrele processus de formation des identités nationaleseuropéennes : la construction d’un modèle euro-péen de citoyenneté (l’État-nation) suppose le sta-tut inférieur des colonisés. Il n’y a pas de citoyen

Q u e l l e s a l t e r n a t i v e s p o u r d e m a i n ?

89

années 1930, les États-Unis ont tiré profit de l’émi-gration massive des savants européens persécutéspar le nazisme. Maintenant, ils recrutent surtoutdes Asiatiques, des Latino-Américains et aussibeaucoup d’Africains. Dans les départements d’his-toire des universités américaines, la place del’Europe se réduit tandis que celle de l’Asie et del’Amérique latine n’arrête pas de s’accroître. Nousvivons dans un monde où la culture et l’imaginairesont façonnés principalement en dehors del’Europe. Dans les années 1960, une musiquepopulaire d’influence planétaire pouvait encoreêtre créée en Europe, avec les Beatles et les RollingStones. C’est nettement moins le cas aujourd’hui.Il est donc inévitable que l’eurocentrisme soit remisen cause aussi sur le plan culturel.L’identity politics, cependant, est née des luttesdes groupes dominés – les Afro-Américains, lesfemmes, les homosexuels – qui se sont croiséesavec une crise majeure de l’identité américainetraditionnelle, provoquée par la guerre du Vietnam.C’est plus tard, avec la crise du marxisme, puis lafin du socialisme réel, que la notion d’identité a eutendance à remplacer celle de classe dans lessciences humaines et sociales.En France, la guerre d’Algérie a été un trauma-tisme qui a été à l’origine du refoulement de laquestion coloniale pendant une bonne trentained’années, puis nous avons assisté à un « retour durefoulé » assez conflictuel. Du coup, la questioncoloniale est revenue en force, en se croisant avecla provincialisation de l’Europe. L’image de lanation assimilatrice, le moule auquel doivent seconformer les candidats à la citoyenneté, apparaîtdésormais de moins en moins acceptable. C’estpourquoi le ministère de l’Immigration et de

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

88

Page 46: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

intellectuels francophones comme ÉdouardGlissant, Patrick Chamoiseau, Françoise Vergès ouAchille Mbembe y sont classés tout naturelle-ment… Mais force est de constater que l’influencede cette mouvance demeure limitée. Elle agit dansle contexte actuel et son influence politique n’estpas comparable à celle qu’ont pu avoir l’antico-lonialisme et l’anti-impérialisme des années 1950et 1960, qui étaient portés par les révolutions enChine, au Vietnam, à Cuba, en Algérie. Un vastemouvement historique transformait alors les colo-nisés en sujets politiques, en acteurs de l’histoire.Aujourd’hui, la critique postcoloniale n’est pasconnectée à de tels mouvements politiques…Certains de ses critiques la considèrent, de manièreun peu méprisante, un « carnaval académique48 ».Je pense qu’il serait un peu prématuré de porterun jugement aussi péremptoire.En France, le postcolonialisme a connu un essorimportant suite à la révolte des banlieues de 2005et a trouvé des connexions avec des mouvementsassociatifs et culturels en dehors de l’université. Cedépart me paraît prometteur.

Mais dans les pays que vous évoquez, les révolutions et indépen-dances ont laissé la place à des dictatures militaires, souvent detype religieux, ou à des régimes affairistes, où dans tous les casla pensée postcoloniale n’a aucune incidence…

Paradoxalement, ce n’est pas dans les pays quiont été au cœur des révolutions anticolonialesqu’on trouve la pensée postcoloniale : ni en Chine,ni au Vietnam, ni à Cuba. L’Inde est un de sesfoyers, mais il s’agit d’une démocratie. LesAfricains qui participent à la mouvance postcolo-niale doivent, dans la plupart des cas, quitterl’Afrique pour jouer ce rôle.

Q u e l l e s a l t e r n a t i v e s p o u r d e m a i n ?

91

sans indigène. La citoyenneté est pensée commeune prérogative de l’homme européen : un statutjuridique et politique découlant d’une donnéeanthropologique sous-jacente.Or, Saïd a toujours inscrit sa critique de l’orienta-lisme dans une certaine tradition intellectuelle àlaquelle appartiennent aussi Adorno et Sartre47.Pour lui, l’intellectuel est celui qui dit la vérité, sur-tout quand elle dérange, et se situe du côté desfaibles. Finalement, son engagement s’expliquepar cette posture qui, dans son cas, se nourrit deson origine palestinienne et de sa condition d’exilé.Cela montre que l’avènement de la pensée post-coloniale ne remet pas en cause la figure de l’in-tellectuel critique. Tout au plus, cela devrait nousinciter à la resituer, dans un paysage culturel mon-dial qui n’est plus le même.Bien sûr, la critique du colonialisme a été unmoment crucial à la fois dans l’histoire des intel-lectuels en France et dans la genèse du postcolo-nialisme. Ses matrices sont multiples : à côté deGramsci et du marxisme indien, on y trouve FrantzFanon et Aimé Césaire, mais aussi pas mal deFrench Theory, de Foucault et Derrida.

Pour autant, la critique postcoloniale propose-t-elle des alterna-tives à l’ordre mondial actuel?

La critique postcoloniale reste généralement confi-née à l’université, même s’il faudrait distinguerplus en détail la situation propre à chaque pays.Il ne s’agit pas d’un courant organisé, ni d’uneécole. Le terme « postcolonialisme » désigne à lafois une culture venue après la décolonisation,créée par des intellectuels originaires de ce qui futle monde colonial, et une critique de la cultureoccidentale, réinterprétée au prisme colonial. Des

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

90

Page 47: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

Internet peut-il pour autant être considéré comme porteur d’unenouvelle utopie?

Une nouvelle utopie, certainement pas. Mais ilfaudrait éviter les travers symétriques de l’idéa-lisation et de la diabolisation. Dans un essaicélèbre, Walter Benjamin avait mis en lumière lecaractère double de l’art moderne, « à l’époquede sa reproductibilité technique » : d’une part, ila perdu son aura ; de l’autre, il est conçu pour unpublic de masse. De par son mode de fonction-nement technique, Internet est indéniablementun outil puissant de démocratisation de la culture.Il peut faire circuler des idées subversives et mobi-liser la société civile, comme nous ont montré lesrévolutions arabes. Mais il peut aussi véhiculerdes mensonges, des mythes et des idées néfastesà une échelle de masse. En outre, il accélère unetendance propre à notre civilisation : l’indivi-dualisation, l’atomisation de la société et la pertedu lien social. Le modèle anthropologique néoli-béral qui postule des individus isolés, relativementlibres dans leurs mouvements mais en compétitionles uns avec les autres, s’accommode bien desnouvelles technologies. Le capitalisme qui a aban-donné l’organisation fordiste du travail pour pri-vilégier une structure de réseaux globalisés, abesoin des nouvelles technologies de la commu-nication. De ce point de vue, Herbert Marcusen’avait pas tort de critiquer, dans L’Homme uni-dimensionnel (1964), le mythe de la neutralité dela technologie, puisque cette dernière tend à sedévelopper selon une logique qui lui est propre etqui en fait un dispositif de domination et d’alié-nation. Une nouvelle utopie devra forcément, mesemble-t-il, briser ce mythe, mais elle devra aussiprendre en compte le fort degré d’autonomie des

Q u e l l e s a l t e r n a t i v e s p o u r d e m a i n ?

93

Passons à la question des mutations technologiques : la micro-informatique et l’Internet ont-ils modifié encore plus profondé-ment les formes du débat public, dont le modèle ancien était déjàmal en point?

L’arrivée d’Internet a eu des conséquences consi-dérables, notamment en ce qui concerne le mode decirculation des idées. Un article écrit pour unerevue peut multiplier le nombre de ses lecteurs avecsa mise en ligne, car il peut être relayé par différentssites, en fonction du sujet traité, parfois dans plu-sieurs pays et dans des langues différentes, à l’insumême de son auteur. C’est un phénomène assez fré-quent. Ce processus s’explique par ce que HartmutRosa nomme l’accélération, typique de notre régimede temporalité49. Les modes et la rapidité de lacommunication se sont transformés. Autrefois, leséchanges épistolaires prenaient du temps.Aujourd’hui, avec les e-mails, ils se font en tempsréel ! Avec une tablette numérique, on peut se trou-ver dans un lieu perdu et avoir accès à la littératuremondiale et consulter gratuitement des centaines demilliers d’articles et de livres. Le lecteur francophonepeut accéder librement au fonds ancien de laBibliothèque nationale. Tout cela est extraordi-naire. Cette accélération, cependant, affecte la pen-sée, qui ne surgit pas de l’instant mais de laréflexion. Désormais, nous fréquentons les muséeset les expositions pour contempler les lettres desauteurs du XIXe et du XXe siècle. L’aura qu’ellesdégagent nous restitue un peu de la saveur d’unpassé révolu. Habitués à l’ordinateur, nous nousdemandons même comment ils pouvaient autantécrire à la main. Mais ces correspondances sont desvestiges archéologiques. Désormais, nous n’avonsplus droit qu’à un échange de courriels entreBernard-Henri Lévy et Michel Houellebecq.

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

92

Page 48: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

scène par l’industrie culturelle (et par un État quien a intériorisé les codes).

Mais ne reste-t-il pas des foyers de la pensée critique, dansl’édition par exemple?

Nous avons aussi assisté, au cours de ces dernièresannées, notamment en France, à la naissance de plu-sieurs maisons d’édition alternatives qui propa-gent des nouvelles pensées critiques, sans viséecommerciale. Bien entendu, elles subsistent diffici-lement, mais elles se sont taillé une place dans lepaysage culturel. Cette scène alternative, faite depetits éditeurs et d’un réseau de librairies, jouitd’une reconnaissance réelle. Il n’est pas inhabituel,en France, qu’un grand quotidien rende compted’un livre paru chez Amsterdam, Lignes, LaFabrique ou Les Prairies ordinaires.

Cela ne prouve-t-il pas aussi que « les journalistes » ne sont pastous inféodés au grand capital, en subissant les directives deleurs patrons de grands groupes ? Qu’ils ont une marge demanœuvre pour défendre certaines idées?

Certainement, il y a d’excellents journalistes, toutà fait intègres et critiques. La réification de l’es-pace public et l’appropriation des médias par desgrands monopoles financiers se font, dans la plu-part des cas, contre les journalistes eux-mêmes. Lesuccès d’un quotidien indépendant commeMediapart prouve qu’il peut y avoir aussi uneinformation libre et critique.

À l’inverse, peu d’intellectuels ou de personnes issues de cetteculture alternative ont accompagné les mouvements sociauxactuels. Comment comprendre cette déconnexion entre les (rares)intellectuels critiques et les mouvements sociaux actuels?

C’est un vrai problème. La défaite historique de

Q u e l l e s a l t e r n a t i v e s p o u r d e m a i n ?

95

individus dans le monde contemporain, qui afaçonné notre manière d’être. Je partage l’idée dePhilippe Corcuff selon laquelle la libération col-lective et l’épanouissement individuel ne sont pascontradictoires mais devraient être pensésensemble, dans une perspective coopérative etnon pas concurrentielle50.

Est-ce que les nouvelles utopies pourraient venir des mouve-ments de contre-culture, apparus dans l’après-guerre contre laculture de masse?

Il me semble que la contre-culture des années 1960et 1970 a globalement disparu aujourd’hui, oualors elle subsiste sous des formes très limitées. Lesjeunes qui s’installent à la campagne, par exempleà Tarnac, pour y créer des sortes de phalanstèresmodernes, en se soustrayant à la société de mar-ché, créent une contre-culture qui peut devenir unmodèle. C’est un phénomène intéressant maismarginal.De plus, l’expérience du passé montre que lacontre-culture peut se faire absorber par le systèmemarchand. De nombreux auteurs ont analysé lacapacité extraordinaire du capitalisme à récupérer,intégrer et ainsi neutraliser les mouvements cultu-rels qui le critiquaient. Le rock’n’roll a été un défiviolent à l’Amérique autoritaire, conservatrice etpuritaine des années 1950, avant de devenir un dessecteurs les plus rentables de l’industrie culturelle.London Calling, la chanson que les Clash hur-laient en 1979 comme un appel à la révolte, estdevenu en 2012 l’hymne officiel des Jeux olym-piques de Londres, spectacle planétaire et gigan-tesque kermesse marchande… En 1989, avec lescélébrations de son bicentenaire, la Révolutionfrançaise s’est transformée en pur spectacle mis en

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

94

Page 49: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

donné une contribution essentielle pour repenserla démocratie et l’émancipation, dans des ouvragescomme La Nuit des prolétaires (1981) ou La Hainede la démocratie (2005). Badiou, étrange figure decommuniste platonicien, séduit par l’acuité de sacritique, son style flamboyant et le radicalisme desa pensée, mais ses références politiques sontanciennes – l’« Organisation » – et un peu dérou-tantes. Dans l’université, la pensée critique estassez vivace. Il y a des philosophes comme GiorgioAgamben, Nancy Fraser, Toni Negri, Slavoj Žižek,des historiens comme Perry Anderson, des géo-graphes comme David Harvey, des sociologuespolitiques comme Philippe Corcuff et biend’autres… En dehors, il y a des écrivains et desessayistes comme Tariq Ali, etc. Mais quand cemicrocosme organise à Londres un colloque surl’« actualité du communisme », cela fait un peusourire. Les jeunes ne les reconnaissent en toutcas pas vraiment comme des interlocuteurs.On pourrait dire la même chose à propos desétudes postcoloniales. De véritables « stars » ontfait leur apparition dans les campus américains,tels les théoriciens critiques d’origine indienneHomi Bhabha ou Gayatri Chakravorty Spivak.Mais pour les jeunes insurgés du Caire et deTunis, Bhabha et Spivak ne représentent pasgrand-chose. La rupture entre intellectuels cri-tiques et mouvements sociaux reste considérable.Daniel Bensaïd, qui a été un passeur irremplaçableentre les générations, ainsi qu’entre les intellec-tuels et les militants, considérait cette questiontout à fait décisive lorsqu’il a créé le SPRAT(Société pour la résistance à l’air du temps),aujourd’hui devenu Société Louise Michel, et larevue Contretemps.

Q u e l l e s a l t e r n a t i v e s p o u r d e m a i n ?

97

1989 a fait que les mouvements sociaux d’au-jourd’hui sont restés orphelins. Le paradoxe denotre époque, c’est qu’elle est obsédée par lamémoire, alors que ses mouvements contestataires– les indignés, le « printemps arabe », OccupyWall Street, etc. – n’ont aucune mémoire… Ils nepeuvent pas s’inscrire dans la continuité avec lesmouvements révolutionnaires du XXe siècle.

Ces mouvements sont essentiellement portés par des jeunes,alors que les intellectuels critiques sont plus âgés : ils ont aumoins la soixantaine. Faut-il en déduire qu’une guerre entre lesgénérations a lieu, bien qu’elle ne dise pas son nom?

Je ne parlerais pas d’une guerre des générations. Etd’ailleurs les jeunes intellectuels engagés sont nom-breux, même s’ils n’ont pas la même visibilité oureconnaissance que leurs aînés. Les mouvements deces dernières années sont à la recherche de nouvellesperspectives, mais n’ont pas d’orientation politiqueclairement définie. Ils sont apparus dans différentspays – en Espagne, aux États-Unis, en Angleterre,en Italie, dans les pays arabes – mais dans aucun ilsne se sont structurés politiquement. Voyez le casd’Occupy Wall Street, un mouvement dont on abeaucoup parlé mais qui a disparu pendant la cam-pagne présidentielle de 2012.

Il reste tout de même quelques intellectuels critiques commeJacques Rancière ou Alain Badiou. Sont-ils en phase avec lesmouvements sociaux de notre époque?

Rancière et Badiou sont des philosophes qui criti-quent la domination contemporaine. Ils sont fortintéressants, mais ils ne sont pas en mesure d’of-frir un projet aux nouveaux mouvements sociaux.Ils n’ont d’ailleurs pas, à juste titre, une telle ambi-tion, et ne se posent pas en leaders. Rancière a

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

96

Page 50: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

On peut se demander si le phénomène n’est pas également struc-turel : les baby-boomers sont très nombreux, et ils détiennent lespostes clés de la culture. Comment les jeunes peuvent-ils dèslors inventer une autre utopie, s’ils n’ont pas la possibilité des’exprimer, ou restent cantonnés dans les marges?

Certes, la situation de ceux qui ont 20 ans aujour-d’hui n’est pas comparable à celle des baby-boo-mers des années 1960. Mais la paralysie desmouvements contemporains de contestation n’estpas la faute des baby-boomers. Elle tient à la jonc-tion entre la défaite historique des révolutions duXXe siècle et l’avènement d’une crise tout aussi his-torique du capitalisme, qui prive une générationd’avenir. Les plus sensibles aux injustices de lasociété sont les jeunes précarisés qui sont passés parl’université et ont eu accès à la culture. Les condi-tions d’une explosion sociale sont réunies, mais iln’y a pas de mèche pour mettre le feu aux poudres.

Qu’est-ce qui différencie les « révolutions arabes » des révolu-tions survenues dans le passé?

Les révolutions arabes sont un processus en courset il est difficile d’en prévoir l’issue, car les contra-dictions qui les traversent sont profondes. Il s’agitincontestablement de mouvements de grandeampleur qui expriment à la fois un désir irrépres-sible de liberté et la souffrance d’une générationfrappée par l’exclusion sociale. En Tunisie et enÉgypte, elles ont renversé des dictatures, ce quin’est pas une mince affaire. Personne ne les a vuesvenir. Mais, en même temps, ces mouvementsn’étaient pas en mesure de proposer une alterna-tive, d’où le succès électoral des islamistes. EnLibye et surtout en Syrie, ces mouvements spon-tanés ont rencontré des obstacles plus puissants etdonné lieu à des guerres civiles, qui ont tourné aux

Q u e l l e s a l t e r n a t i v e s p o u r d e m a i n ?

99

«

»Le monde ne peut pas vivresans utopie et il en inventerade nouvelles.

Page 51: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

ses moments de gloire et ses moments d’abjection,mais il constituait une alternative au capitalisme.Le XXIe siècle s’ouvre avec la chute du commu-nisme. Si l’histoire est une tension dialectiqueentre le passé comme « champ d’expérience » etle futur comme « horizon d’attente », selon la for-mule de Reinhart Koselleck, aujourd’hui, à l’aubedu XXIe siècle, l’horizon d’attente semble avoirdisparu51.

Y a-t-il eu d’autres périodes où il n’existait pas d’horizon d’attente?Peut-être au début du Moyen Âge, après la chutede l’Empire romain. Ou encore, comme l’a mon-tré Tzvetan Todorov, au moment de la conquête duMexique, qui a nourri les utopies de l’Occident etprovoqué l’éclipse des civilisations précolom-biennes52. Mais ces transitions se sont étalées dansle temps, elles n’ont pas été soudaines comme letournant de 1989. L’utopie surgit souvent avecdes habits anciens et se montre sensible à la poé-sie du passé, mais la situation actuelle, que certainsappellent « présentiste », est encore différente.Les mouvements contestataires d’aujourd’hui oscil-lent entre Scylla et Charybde, entre le rejet dupassé et l’absence de futur.

Peut-on dire que l’ère de la révolution comme moyen de changerle monde disparaît avec le XXIe siècle?

Le monde ne peut pas vivre sans utopies et il eninventera de nouvelles. Ce qui me paraît certain,c’est qu’il n’y aura plus de révolutions menées aunom du communisme, tout au moins du commu-nisme du XXe siècle. Ce dernier a été engendré parun âge de guerres, il a conçu la révolution selon unparadigme militaire, et cet âge est révolu. On peutformuler l’hypothèse que les futures révolutions ne

Q u e l l e s a l t e r n a t i v e s p o u r d e m a i n ?

101

affrontements interethniques, en arrêtant la dyna-mique qui s’était amorcée au début de 2011.Un trait commun de ces mouvements tient au faitqu’ils n’étaient encadrés par aucune organisationhégémonique et qu’ils n’avaient pas une orienta-tion idéologique clairement définie. Les nouvellesgénérations qui les animent n’ont pas de repèrespolitiques. Elles ne peuvent se tourner ni vers lesocialisme, ni vers le panarabisme, puisqu’ils ontéchoué, et puisqu’elles se battent contre desrégimes qui en sont souvent les héritiers, de l’É-gypte à la Libye. Elles ne se réclament pas non plusde l’islamisme, même si celui-ci a récupéré sur leplan électoral leurs révolutions. Elles sont enfintrès éloignées du tiers-mondisme et de l’anticolo-nialisme, en dépit de leur hostilité à Israël, vucomme le représentant des intérêts du mondeoccidental au Proche-Orient. Dans leur manque deperspectives, ces révolutions sont donc le miroirde ce début du XXIe siècle dont le profil commenceà se dessiner.

Mais la comparaison se pose entre le XXIe et le XXe siècle. À l’aubedu XXe siècle, l’avenir n’était-il pas tout aussi incertain, dans unmonde subissant la catastrophe de la Grande Guerre, déboussolépar l’effondrement de la civilisation?

Non, je ne crois pas que l’on puisse comparernotre époque avec le début du XXe siècle, ni nonplus avec le début du XIXe siècle. Ce dernier s’ouvreavec la Révolution française, qui a été la matricede l’idée de progrès et du socialisme. Le XXe siècles’ouvre avec la Grande Guerre, c’est-à-dire l’ef-fondrement de l’ordre européen, mais la guerreengendre la révolution russe et accouche du com-munisme, une utopie armée qui projette sonombre sur tout le siècle. Le communisme a connu

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

100

Page 52: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

seront pas communistes, comme l’ont été celles duXXe siècle, mais se feront pour les biens communsqu’il faut sauver contre la réification marchande.Les révolutions ne se décrètent pas, elles surgissentdes crises sociales et politiques, sans découler d’au-cune « loi » de l’histoire, d’aucune causalité déter-ministe. Elles s’inventent et leur issue est toujoursincertaine. Aujourd’hui, il faut savoir intérioriserla défaite des révolutions du passé sans pour autantse plier à l’ordre du présent. Les révolutions ne sontpas toutes joyeuses. À notre époque, j’aurais plu-tôt tendance à les penser, à l’instar de DanielBensaïd, comme un « pari mélancolique53 ».

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

102

Page 53: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

Notes

1 Cf. Edward Saïd, Culture et Impérialisme, trad.P. Chemla, Paris, Fayard/Le Monde diplomatique, 2000,p. 117 ; Theodor W. Adorno, Philosophie de la nouvellemusique, trad. H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Paris,Gallimard, 1962, p. 94-95.

2 Cf. Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, Les Intellectuelsen France, de l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, ArmandColin, coll. « U », 1986, p. 6.

3 Cf. Jürgen Habermas, L’Espace public, trad. M. B. deLaunay, Paris, Gallimard, coll. « Critique de la politique »,1978.

4 Cf. Paris Norbert Elias, Mozart : sociologie d’un génie,trad. J. Étoré et B. Lortholary, Paris, Seuil, coll. « LaLibrairie du XXe siècle », 1991.

5 Cf. Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racismeen France, XIXe-XXe siècle, discours publics, humiliations pri-vées, Paris, Fayard, coll. « Nouvelles études hisotriques »,2007.

6 Max Weber, Le Savant et le Politique, trad. C. Colliot-Thélène, Paris, La Découverte, coll. « Sciences humaines etsociales », 2003 ; cf. Enzo Traverso, « Entre le savant et lepolitique : Max Weber contre les intellectuels », in MichaelLöwy (dir.), Max Weber et les paradoxes de la modernité,Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Débats phi-losophiques », 2012, p. 109-128.

7 Cf. Domenico Losurdo, Nietzsche philosophe réaction-naire : pour une biographie politique, trad. A. Menville etL.-A. Sanchi, Paris, Delga, 2008 ; Ernst Nolte, Nietzsche :le champ de bataille, trad. F. Husson, Paris, Bartillat, 2000,p. 299.

8 Thomas Mann, Considérations d’un apolitique, trad.L. Servicen et J. Naujac, Paris, Grasset, 2002.

9 Cf. Jacques Cantier, Pierre Drieu la Rochelle, Paris, Perrin,2011, ch. 4.

10 Raymond Aron, L’Opium des intellectuels, Paris, Hachettecoll. « Pluriel », 2002.

11 Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de posi-tion, Paris, La Fabrique, 2012, ch. 4.

12 George Orwell, « Les Écrivains et le Léviathan » (1948),in Essais, articles, lettres, t. IV, trad. A. Krief, B. Pêcheuret G. Semprun, Paris, Ivrea, 2001.

N o t e s

105

Page 54: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

13 Cf. Pierre Grémion, Intelligence de l’anticommunisme : lecongrès pour la liberté de la culture à Paris, 1950-1975,Paris, Fayard, coll. « Pour une histoire du XXe siècle », 1995,p. 435-443.

14 Cf. Wolf Lepenies, Les Trois Cultures : entre science et lit-térature, l’avènement de la sociologie, trad. H. Plard, Paris,MSH, 1990, p. 151-154.

15 Julien Benda, La Trahison des clercs, Paris, Grasset, coll.« Les Cahiers rouges », 1990.

16 Franz Borkenau, « L’Ennemi totalitaire » (1940), in EnzoTraverso (dir.), Le Totalitarisme : le XXe siècle en débat,Paris, Seuil, coll. « Points », 2001, p. 353-373.

17 François Furet, Le Passé d’une illusion: essai sur l’idée com-muniste au XXe siècle, Paris, Laffont/Calmann-Lévy, 1995, ch. 7.

18 Cf. Michel Winock, Le Siècle des intellectuels, Paris, Seuil,1997, ch. 27.

19 Cf. Alan Wald, The New York Intellectuals : the Rise andDecline of the Anti-Stalinist Left from the 1930s to the1980s, Chapel Hill, University of North Carolina Press,1987.

20 Jean-Paul Sartre, « Plaidoyer pour les intellectuels » (1966),in Situations philosophiques, Paris, Gallimard, coll. « Tel »,1990, p. 221.

21 Herbert Marcuse, « L’existentialisme, à propos de L’Être etle néant de Jean-Paul Sartre » (1948), in Culture et société,Paris, Éditions de Minuit, 1970, p. 215-248.

22 Norberto Bobbio, Il dubbio e la scelta. Intellettuali e poterenella società contemporanea, NIS, Roma, 1993.

23 Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis, trad.J. Bernard et P. Monod, Paris, Seuil, 1979, 2 vol.

24 Cf. Pierre Dardot et Christian Laval, La Nouvelle Raisondu monde : essai sur la société néolibérale, Paris, LaDécouverte, 2009.

25 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil,1997, p. 21.

26 Cf. Victor Serge, Mémoires d’un révolutionnaire et autresécrits politiques, 1890-1947, Paris, Laffont, 2001.

27 Cf. Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche : l’idéologie fascisteen France, Paris, Fayard, 2000 ; Robert O. Paxton, LaFrance de Vichy, 1940-1944, trad. C. Bertrand, Paris, Seuil,coll. « Points histoire », 1999 ; Régis Meyran, Le Mythe del’identité nationale, Paris, Berg International, 2009.

28 François Cusset, La Décennie : le grand cauchemar desannées 1980, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres »,2006.

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

106

29 Cf. Michael Christofferson, Les Intellectuels contre lagauche. : l’idéologie antitotalitaire en France, 1968-1981,trad. A. Merlot, Marseille, Agone, coll ; « Contre-feux »,2009.

30 Karl Mannheim, Idéologie et Utopie, trad. O. Mannoni,Paris, MSH, 2006.

31 Dolf Oehler, Le Spleen contre l’oubli : juin 1848, trad G.Petitdemange, Paris, Payot, coll. « Critique de la poli-tique », 1996.

32 Régis Debray, Cours de médiologie générale, Paris,Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1991.

33 André Schiffrin, L’Édition sans éditeurs, trad.M. Luxembourg, Paris, La Fabrique, 1999.

34 Cf. Catherine Meyer, Mikkel Borch-Jacobsen, JeanCottraux, Didier Pieux et Jacques Van Rillaer (dir.), LeLivre noir de la psychanalyse, Paris, Les Arènes, 2010 ;Michel Onfray, Le Crépuscule d’une idole : l’affabulationfreudienne, Paris, Grasset, 2010.

35 François Furet, Penser la Révolution française, Paris, Folio-Gallimard, 1978, p. 29.

36 Hannah Arendt, « The Ex-Communists » (1953), in Essaysin Understanding, 1930-1954, New York, Schocken Books,1994, p. 391-400.

37 Annie Kriegel, Ce que j’ai cru comprendre : mémoires,Paris, Laffont, coll. « Notre époque », 1991.

38 Michael Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie : leromantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot,coll. « Critique de la poilitique », 1992.

39 Cesare Lombroso, L’uomo bianco e l’uomo di colore,Turin, Bocca, 1892.

40 Cf. Henry Rousso, « L’Expertise des historiens dans les pro-cès pour crimes contre l’humanité », in Denis Salas etJean-Paul Jean (dir.), Barbie, Touvier, Papon : des procèspour la mémoire, Paris, Autrement, coll. « Mémoires »,2002, p. 58-69.

41 Eric Hobsbawm, L’Âge des extrêmes : histoire du courtXXe siècle, Bruxelles, Complexe, 2003, p. 24.

42 Cf. Michel Foucault, « Les Intellectuels et le Pouvoir »(1972), in Dits et Écrits, t. II, Paris, Gallimard, coll.« Bibliothèque des sciences humaines », 1994, p. 306-315.

43 Zygmunt Bauman, La Décadence des intellectuels : deslégislateurs aux interprètes, trad. M. Tricoteaux, Paris,Jacqueline Chambon, 2007.

44 Gérard Noiriel, Dire la vérité au pouvoir : les intellectuelsen question, Marseille, Agone, coll. « Éléments », 2010,p. 242.

N o t e s

107

Page 55: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

45 Cf. les pièces de ce débat in Devant l’histoire: les documentsde la controverse sur la singularité de l’extermination desjuifs par le régime nazi, Éditions du Cerf, Paris, 1988.

46 Edward Saïd, L’Orientalisme: l’Orient créé par l’Occident,trad. C. Malamond, Paris, Seuil, 1980.

47 Edward Saïd, Des intellectuels et du pouvoir, trad.P. Chemla, Paris, Seuil, 1994.

48 Jean-François Bayart, Les Études postcoloniales : un car-naval académique, Paris, Karthala, coll. « Disputation »,2010. Pour une histoire de ce courant de pensée, cf. RobertYoung, Postcolonialism : an Historical Introduction,Oxford, Blackwell, 2001.

49 Hartmut Rosa, Accélération: une critique sociale du temps,trad. D. Renault, Paris, La Découverte, coll. « Théoriecritique », 2010.

50 Cf. Philippe Corcuff, La gauche est-elle en état de mort céré-brale?, Paris, Textuel, coll. « Petite encyclopédie critique »,2012, p. 45-48.

51 Reinhart Koselleck, « “Champ d’expérience” et “horizond’attente” : deux catégories historiques », in Le Futurpassé : contribution à la sémantique des temps historiques,trad. J. et M.-C. Hooch, Paris, EHESS, coll. « recherchesd’histoire et de sciences sociales », 1990, p. 307-329.

52 Cf. Tzvetan Todorov, La Conquête de l’Amérique : la ques-tion de l’autre, Paris, Seuil, coll. « Points », 1991.

53 Daniel Bensaïd, Le Pari mélancolique : métamorphoses dela politique, politique des métamorphoses, Paris, Fayard,1997.

O ù s o n t p a s s é s l e s i n t e l l e c t u e l s ?

108

Page 56: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

• À quoi sert la littérature? Danièle Sallenave (1997)• Malaise dans la mondialisation Zaki Laïdi (1997, rééd. 2001)• L’Avenir du progrès Dominique Lecourt (1997)• Contre la fin du travail Dominique Schnapper (1997)• Vers un droit commun de l’humanité Mireille Delmas-Marty (1996)• La République menacée Pierre-André Taguieff (1996, rééd. 2001)• Cybermonde, la politique du pire Paul Virilio (1996, rééd. 2001)• Pour une philosophie de la maladie François Dagognet (1996)• Humanitaire : le dilemme Rony Brauman (1996, rééd. 2001)

Dans la même collection

• L’Argent sans foi ni loi Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (2012)

• La Guerre civile numérique Paul Jorion (2011)• L’Administration de la peur Paul Virilio (2010)• Après Levi-Strauss Alban Bensa (2010)• Face à la crise : l’urgence écologiste Alain Lipietz (2009)• Que peut l’éthique? Faire face à l’homme qui vient Monique Canto-Sperber (2008)

• Racisme : la responsabilité des élites Gérard Noiriel (2007)• Face aux migrants : état de droit ou état de siège? Danièle Lochak (2007)

• Extrêmes gauches : la tentation de la réforme Christophe Bourseiller (2006)

• La Société de déception Gilles Lipovetsky (2006)• À quoi sert l’histoire de l’art ? Roland Recht (2006)• Modèle social : la chimère française Alain Renaut (2006)• Le Grand Méchant Loup pharmaceutique Philippe Urfalino (2005)• Profession artiste : extension du domaine de la création Pierre-Michel Menger (2005)

• L’Artiste et le Politique Olivier Mongin (2004)• Face à l’islam Abdelwahab Meddeb (2004)• L’Ultime Honneur des intellectuels François Laruelle (2003)• Réponses juives aux défis d’aujourd’hui Gilles Bernheim (2003)• Quel renouveau socialiste? Jacques Généreux (2003)• Nos amours de la France : République, identités, régionsDanièle Sallenave, Périco Légasse (2002)

• Sauver les lettres Collectif, postface de Danièle Sallenave (2001)

• Le Consentement fatal : l’Europe face aux États-UnisPierre-Marie Gallois (2001)

• La Misère hors la loi Paul Bouchet (2000)• La Fabrique du sexe Pierre Babin (1999)• Éloge de la résistance à l’air du temps Daniel Bensaïd (1999)• Pourquoi changer l’école? François Dubet (1999, rééd. 2001)• Que vive l’école républicaine ! Charles Coutel (1999)• Planète sous contrôle Dominique Bourg (1998)• Économie : le grand satan? Pierre-Noël Giraud (1998)• Contre la dépression nationale Julia Kristeva (1998)• La Hantise du passé Henry Rousso (1998)

Page 57: Où sont passés les intellectuels · 2014-12-21 · Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau

Achevé d’imprimer en janvier 2013sur les presses de Normandie Roto Impression s.a.s, Lonrai.

N° d’impression :N° d’édition : 763

Dépôt légal : janvier 2013imprimé en France