Numéro 36 – hiver 2013 Malek Chebel Catherine Hermary-Vieille, … · 2013-01-16 · Malek...

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Adin Steinsaltz, le rabbin cosmopolite Rares sont aujourd’hui les maîtres de la tradition juive à savoir s’adresser à tous les publics, juifs et non juifs, hébraïsants ou non. À travers ses ouvrages d’introduction et de pensée, mais aussi par le biais de sa monumentale traduction du Talmud, Adin Steinsaltz a montré qu’il était incontestablement le meilleur d’entre eux. P. 12 Albin Michel Numéro 36 – hiver 2013 LIRE PAGE 16 Lucien Jerphagnon, l’homme qui riait avec les dieux P. 3 Otto Dov Kulka, un historien sur les traces de sa propre déportation P. 5 Accompagner la souffrance spirituelle en fin de vie P. 11 Loin d’être monolithiques, la religion et les sociétés musulmanes apparaissent à l’observateur attentif comme complexes et, surtout, changeantes, à l’évolution de plus en plus rapide. Ces changements et ces « réformes » (avortées ou non, progressistes ou réactionnaires) ont une longue histoire, aussi longue que l’islam lui-même. C’est à la découverte de ces différents sens historiques de la « réforme » en islam que nous convie Malek Chebel à travers ce dictionnaire passionnant et très pédagogique. I l est rare que les romans historiques, surtout s’ils se veulent accessibles à tous, parvien- nent à illustrer l’« esprit » global d’une époque dans sa complexité sociale, politique et spi- rituelle. Soit l’on suit les aventures des rois et de leurs cours, en passant souvent sous silence les injustices terribles dont se nourrit leur luxe ; soit l’on s’attache aux classes populaires, et l’on néglige alors l’importance des courants de pensée que par définition ces classes ont ignorés. Catherine Hermary-Vieille, prix Femina 1981, prix des Maisons de la presse 1991, a ce don singulier de savoir allier la grande narration romanesque à l’histoire sociale et à celle des idées. C’est qu’elle est animée d’une double passion : raconter tout d’abord, mais aussi tenter de cerner, par un travail de documentation très élaboré, ce qui fait le cœur d’une époque. Le cœur du « siècle de Louis XIV », elle l’a saisi avec talent et acuité dans son dernier roman, et il s’appelle : Dieu. Un Dieu multiforme qui s’est emparé de toute une société, ou plutôt dont tout le monde se réclame en plaçant sous ce vocable unique les aspects le plus contradictoires. Le dieu idolâtre derrière lequel se cache le bon vouloir du Roi-Soleil n’est pas celui des rigoureux jansénistes, et encore moins celui des protestants auxquels il livre une guerre totale ; le Dieu qui ravit la mystique Jeanne Guyon et les disciples de sa « petite Église » n’est pas celui de la grande Église, alliée au pouvoir et même noyée en lui ; et tout ce panthéon haut en couleur qui peuple Le Siècle de Dieu n’a pas grand-chose à voir avec le Dieu évangélique, celui qu’a voulu ressusciter auprès des plus misérables un certain Vincent de Paul… Catherine Hermary-Vieille, au cœur douloureux du Grand Siècle ©Tina Mérandon SUITE PAGE 2 Malek Chebel

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Adin Steinsaltz,le rabbin cosmopoliteRares sont aujourd’hui les maîtres de la tradition juive à savoirs’adresser à tous les publics, juifs et non juifs, hébraïsants ounon. À travers ses ouvrages d’introduction et de pensée, maisaussi par le biais de sa monumentale traduction du Talmud,Adin Steinsaltz a montré qu’il était incontestablement lemeilleur d’entre eux. P. 12

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Numéro 36 – hiver 2013

LIRE PAGE 16

Lucien Jerphagnon,l’homme qui riaitavec les dieux P. 3

Otto Dov Kulka,un historien sur les tracesde sa propre déportation P. 5

Accompagnerla souffrance spirituelleen fin de vie P. 11

Loin d’être monolithiques,la religion et les sociétésmusulmanes apparaissent àl’observateur attentif commecomplexes et, surtout,changeantes, à l’évolutionde plus en plus rapide.Ces changements etces « réformes » (avortéesou non, progressistes ouréactionnaires) ont unelongue histoire, aussi longueque l’islam lui-même.C’est à la découverte de cesdifférents sens historiques de la « réforme » en islam quenous convie Malek Chebelà travers ce dictionnairepassionnant et trèspédagogique.

Il est rare que les romans historiques, surtout

s’ils se veulent accessibles à tous, parvien-

nent à illustrer l’« esprit » global d’une époque

dans sa complexité sociale, politique et spi-

rituelle. Soit l’on suit les aventures des rois et

de leurs cours, en passant souvent sous silence les

injustices terribles dont se nourrit leur luxe ; soit l’on

s’attache aux classes populaires, et l’on néglige

alors l’importance des courants de pensée que

par définition ces classes ont ignorés. Catherine

Hermary-Vieille, prix Femina 1981, prix des Maisons

de la presse 1991, a ce don singulier de savoir allier

la grande narration romanesque à l’histoire sociale et

à celle des idées. C’est qu’elle est animée d’une

double passion : raconter tout d’abord, mais aussi

tenter de cerner, par un travail de documentation très

élaboré, ce qui fait le cœur d’une époque. Le cœur

du « siècle de Louis XIV », elle l’a saisi avec talent et

acuité dans son dernier roman, et il s’appelle : Dieu.

Un Dieu multiforme qui s’est emparé de toute une

société, ou plutôt dont tout le monde se réclame en

plaçant sous ce vocable unique les aspects le plus

contradictoires. Le dieu idolâtre derrière lequel se

cache le bon vouloir du Roi-Soleil n’est pas celui des

rigoureux jansénistes, et encore moins celui des

protestants auxquels il livre une guerre totale ; le Dieu qui ravit la mystique Jeanne Guyon et les disciples de sa

« petite Église » n’est pas celui de la grande Église, alliée au pouvoir et même noyée en lui ; et tout ce panthéon

haut en couleur qui peuple Le Siècle de Dieu n’a pas grand-chose à voir avec le Dieu évangélique, celui qu’a

voulu ressusciter auprès des plus misérables un certain Vincent de Paul…

Catherine Hermary-Vieille,au cœur douloureuxdu Grand Siècle

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Malek Chebel

2 L’Homme en Question ■ HIVER 2013

D’EMBLÉE, CATHERINE HERMARY-VIEILLE nous fait entrer dans le sièclede Louis XIV par la grande porte :lorsque la toute jeune Anne-Sophiede Kerdélant arrive à Paris de sa Bre-tagne natale pour un mariage quis’avérera catastrophique, la capitaleest bouleversée par la condamnationde Fouquet, naguère si puissant, quiira croupir pendant quinze ans dansune forteresse éloignée. Ce quasi-coup d’État institue une monarchieabsolue qui ira jusqu’à l’idolâtrie ausens propre : Louis est un dieu,« même Dieu ne lui fait pas courber latête. Il le visite dans sa chapelle parbienséance, avec la politesse d’unroi face à un autre souverain ». À tra-vers le destin d’Anne-Sophie, nousentrons dans la vie mouvementée dela Cour, de l’Affaire des Poisons à la

lente montée en puissance de Ma-dame de Maintenon au détriment dela Montespan. Dans cette monarchiede droit divin, la chose religieuse nefait qu’une avec la politique : les que-relles du jansénisme et du quiétismeont forcément des implications sur lavision du pouvoir, même si le premiersemble se perdre dans des considé-rations abstraites sur la grâce divine,

et si le second prône la passivité dansla contemplation. Les liaisonsd’Anne-Sophie nous introduisentdonc dans les arcanes de ces spiri-tualités singulières qui foisonnentdans la gent lettrée et argentée, sur-tout celle de Jeanne Guyon, mys-tique impétueuse dont le charismeet la renommée finiront par provo-quer la chute.

MAIS CES CONTROVERSES RELIGIEUSES

en cachent toujours d’autres, etlorsque Bossuet écrase Fénelon,lorsque Madame de Maintenon cessede protéger Jeanne Guyon, lorsqueles protestants sont à nouveau per-sécutés et convertis de force par des« missionnaires bottés », c’est bien depolitique qu’il s’agit. Une politiquedans laquelle l’Église catholique sesert du pouvoir autant qu’elle le légi-time.

CEPENDANT, UN AUTRE VISAGE DU

CHRISTIANISME court tout au long deces pages. Il est incarné par le per-sonnage de Viviane, cousine orphe-line et amie d’Anne-Sophie. Étran-gère aux doctrines qui prônent undétachement du monde, Viviane re-fuse l’hypocrisie des gens de cour quise contentent d’avoir leurs œuvrescharitables. Avec les Filles de la Cha-rité fondées par Vincent de Paul, elles’investit totalement dans le secoursaux déshérités, dont le nombre croîtchaque jour à proportion des rêves depuissance du roi. Sa compassion etson courage nous livrent l’autre facede ce Siècle de Dieu, décidémentaussi complexe que passionnant. ■

4 ■ Le dernier amour

de Kafka

■ Vienne, berceau

du monde moderne

5 ■ Otto Dov Kulka

■ Laurence Rees

6 ■ 1493 la première

mondialisation

■ Les musulmans dans

l’histoire de l’Europe

7 ■ Amexica, une plongée

dans l’un des endroits

les plus dangereux

du monde

8 ■ Serge Tisseron

■ Carl Gustav Jung

9 ■ Un livre, un éditeur

par Mathilde Nobécourt

10 ■ Anselm Grün

■ Vieillir et guérir

autrement

11 ■ Le tabou de la souffrance

spirituelle

12 ■ Adin Steinsaltz

13 ■ Ramana Maharshi

■ La presse en parle

14 ■ Trois questions à

Annick de Souzenelle

15 ■ Jeunesse

16 ■ Malek Chebel

Sommaire

Le Siècle de DieuCatherine Hermary-Vieille368 pages, 20,90 €

SUITE DE LA PAGE UNE

Avec constance, Albin Michel continuede traiter le thème de l’islam par desouvrages de référence, nourris d’his-toire et de sciences humaines, seulsà même d’éclairer des débats que

les médias nous présentent souvent trop rapide-ment. Au grand livre collectif dirigé en 2006 par leregretté professeur Arkoun, Histoire de l’islam etdes musulmans en France (aujourd’hui disponibledans la Pochothèque d’Hachette) fait écho un au-tre monument dont le deuxième volume vient deparaître, dirigé par Jocelyne Dakhlia et WolfgangKaiser : Les Musulmans dans l’Histoire de l’Europe(page 6). De cet ensemble impressionnant d’étudessur les échanges de toutes sortes à travers le longtemps, se dégage pour l’Europe la même salutaireleçon que l’encyclopédie de Mohammed Arkoundémontrait pour la France : l’islam ne nous est passi «  autre  » que cela, ou du moins nous noussommes depuis si longtemps construits à traversdes échanges harmonieux ou conflictuels aveccette altérité-là, qu’elle fait maintenant partie inté-grante de notre histoire, peut-être même de notre« identité ».D’ailleurs la religion musulmane elle-même a unehistoire, au point que l’islam « en soi » n’existe tout

simplement pas, comme le montre avec brioMalek Chebel dans son dictionnaire des réforma-teurs musulmans des origines à nos jours (page 16).L’islam est en mouvement depuis son avènement,en proie (comme les autres religions) à des crisesincessantes et à autant de tentatives de réformes.Et le mot « réforme » lui-même n’est pas univoque,il est générateur (comme l’a montré la Réforme pro-testante) d’autant de mouvements fanatiques qued’avancées libératrices. C’est pour celles-ci que seprononce bien sûr l’auteur, combattant infatigabled’un « islam des Lumières ». ■

Jean Mouttapa

Tous ceux (et ils seront sûrement très nombreux) qui irontvoir le film Syngué sabour. Pierre de patience qu’AtiqRahimi a réalisé lui-même à partir de son livre éponyme,prix Goncourt 2008, ne pourront qu’être profondémenttroublés par le jeu extraordinaire de l’actrice iranienneGolshifteh Farahni. Qu’ils se reportent alors, pour ceux quine l’auraient pas encore découvert, au livre non moinstroublant de Nahal Tajadod, Elle joue, paru à l’automnedernier. L’écrivain, iranienne elle aussi, nous parle de sonpays étouffé par une théocratie à bout de souffle, à traversl’histoire de cette actrice qui incarne toutes les richesses ettous les paradoxes de la nouvelle génération. Par ailleurs,Albin Michel a repris en poche le passionnant Surles pas de Rûmi de Nahal Tajadod (page 14).

Éditorial

3L’Homme en Question ■ HIVER 2013

L’Homme qui riaitavec les dieuxLucien Jerphagnon272 pages, 19 €

Tout – absolument tout ! –concourt à la catastrophe de-puis la nuit des temps. À croire

que nous ne venons au mondeque pour parcourir en tous senscette « vallée de larmes », et la per-pétuer. Les Grecs ont mis en scènela tragédie, les chrétiens ont subi lemartyre, et depuis les hommesn’ont toujours pas couché sur un litde roses. Dès lors, trouver la voiepour affronter le temps, la mort, tou-cher l’éternité, fut la mission des pen-seurs et des religieux, avant etaprès l’avènement de Jésus.

AVEC SA PROFONDEUR ET SON ES-PIÈGLERIE, Lucien Jerphagnon nousfait entendre ce qu’ils en ont dit, lesuns après autres, en même tempsqu’il rend audible la voix desgrands Anciens, pour qu’elle de-vienne nôtre. Livre d’histoire, livrede philosophie, mais aussi livre desagesse, ce nouveau recueil desenquêtes inédites du « barbouzede l’Antiquité » a l’accent inimitable

Enlevé, profond et réjouissant, ce florilège, qui mêle lettres imaginaires et études savantes,

offre des textes inédits de Lucien Jerphagnon (1921-2011) sur la tragédie, l’éternité,

les premiers chrétiens, « du cirque à la pourpre », mais aussi le sens à donner à sa vie.

Un livre intemporel, pétri d’humanité, pour traverser les tempêtes.

Le retour du« barbouze de l’Antiquité »PHILOSOPHIE

de Lucien Jerphagnon. Si le maîtreentraîne ses amis à la recherchehaletante de la vérité – qu’elleporte sur Platon et les imbéciles,Lucrèce et les mythes, ou saintAugustin et les Confessions –,c’est aussi pour leur rappeler, depage en page, que les larmes, sisalées soient-elles, doivent seconjuguer avec le plus divin desmots : le verbe « rire ».

Lucien Jerphagnon fait œuvre desavant, mais il affirme aussitôt quel’objet de sa quête est la sagesse,qui consiste à savoir que l’on ne saitpas. Aussi, que l’on se garde bien dechercher des formules prêtes à pen-ser dans ces textes : Lucien Jerpha-gnon ne voulait pas « jerphagnoni-ser » son lecteur, mais le rendre à cequ’il est, selon le précepte des An-ciens : « De tua res agitur », que l’onpourrait à traduire à sa manière –entre saint Augustin et Raymond De-vos : « Ici, on cause de toi ! ».

COMME LES PRÉCÉDENTS OUVRAGES

DE LUCIEN JERPHAGNON, De l’amour,de la mort, de Dieu et autres baga-telles et Connais-toi toi-même… Etfais ce que tu aimes, un futur livre«  culte  », et l’ultime ouvrage d’unhomme qui avait la passion d’ins-truire, en restant plaisant, et de plaireen élevant son lecteur – en lui don-nant les clefs d’un voyage initiatiqueà travers les siècles, à travers les dieuxet au plus intime de lui-même. ■

Rhapsodieshongroises

Alice Zeniter, à 26 ans,a déjà une vieille expériencede l’écriture théâtrale et romanesqueet un sens magistral de la narrationqui révèle un vrai talent. Après le trèsremarqué Jusque dans nos bras en2010, prix de la Cité de l’immigration,qu’elle a écrit lors de son annéede lectrice à l’université de Budapest,elle revient à cette expérience hongroisesous forme de roman familial dontles protagonistes vivent de générationen génération dans la même maisonen bois au bord des rails, tout prèsde la gare centrale de Budapest. Ils ontvu passer les guerres, les invasionsrusses, le communisme puis, aprèsla chute du Mur, le consumérismeet la loi du marché avec le mêmefatalisme distant. Imre, le personnageprincipal, est un jeune homme rêveur ettendre, une sorte de loser sympathiquequi n’attend rien de l’avenir sinonla belle Californienne des séries TV.Alice Zeniter a ce sens du récit,de la polyphonie, de la démesureparfois, qui crée une poétique singulière,et cet art du détail qui dévoile les êtres,de l’anecdote qui souligne leurscontradictions, leur fragilité et exprimemieux que tout leur destin. ■

ROMAN

Sombre dimancheAlice Zeniter288 pages, 19 €

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4 L’Homme en Question ■ HIVER 2013

Rares ont été les périodes aussifécondes politiquement, scien-tifiquement et culturellement

que la Vienne de la fin du XIXe et du dé-but du XXe siècle. Les juifs, à qui l’Em-pire libéral a accordé l’égalité desdroits, affluent dans cette capitale dela Mitteleuropa et s’imposent rapide-ment à l’avant-garde de tous les do-maines. Cette époque, qui manifesteune extraordinaire énergie vitale à la-quelle notre regard, marqué par laconscience de son ultime disparitiondans l’horreur de la Shoah, confère uneteinte mélancolique, demeure égale-ment le creuset d’une modernité auxquestionnements qui nous apparais-sent chaque jour plus actuels.Pour autant, ce foisonnement même,au sein d’un milieu juif viennoissomme toute restreint, fait qu’on s’yperd souvent, pour finir par percevoir,à tort, ce milieu intellectuel commemonolithique. Il faut tout l’art et la pré-cision de Jacques Le Rider, germa-niste de réputation internationale, pourfaire revivre dans cet ouvrage synthé-tique de référence l’effervescence dusocialisme et du sionisme naissants ausein d’une société autrichienne où leraffinement s’accommode très biend’un antisémitisme de plus en plusvirulent et structuré idéologiquement.Il nous initie, à travers une saisissantegalerie de portraits, à la naissance denotre modernité : la psychanalyse avecFreud, la littérature avec Schnitzler etZweig, la musique avec Mahler etSchönberg, la critique du journalismeavec Karl Kraus… Un parcours en-thousiasmant. ■

Vienne,berceaudu mondemoderne

HISTOIRE

Les Juifs viennoisà la Belle ÉpoqueJacques Le Rider368 pages, 24 €

L e « docteur », le héros de LaSplendeur de la vie, est un écri-vain quadragénaire en mau-

vaise santé qui ne cesse de maigrir.Ce dernier n’est plus employé à lacompagnie, mais pensionné depuisun an. Voici un homme qui a beau-coup gardé le lit, a fréquenté le sa-natorium à cause de sa tuberculose.Un homme qui a lutté contre desmaux de tête et contre les fan-tômes qui l’assaillent. Et peut affirmerqu’il a passé la moitié de son exis-tence à attendre.

À L’ÉTÉ 1923, LE DOCTEUR SE REND

AU BORD DE LA BALTIQUE. À Müritz,auprès de sa sœur et de sesnièces, afin de profiter du bon air ettenter de se remplumer. Il prendplaisir aux piaillements des enfants,aux baignades, se sent vite presque« au seuil du bonheur ». L’œil alerte,il remarque d’abord une grandebrune qui ne sourit pas. Elle senomme Tile, est âgée de 17 ans,vient de Berlin où elle travaille dansune librairie, et connaît donc les li-vres du docteur. Tile lui expliquequ’elle veut devenir danseuse. Pourla saison, elle est monitrice dansune colonie de vacances du Foyerpopulaire juif de Berlin.Ce n’est pas d’elle dont celui enqui on aura reconnu le grand FranzKafka va tomber amoureux. Maisde Dora, la cuisinière de la colonie.Leur rencontre tient du miracle. Ils’agit là d’une jeune femme dequinze ans sa cadette qui vient del’Est – d’ailleurs, «  tout chez ellevient de loin », comme il le dira plustard. Elle n’est pas vraiment enga-

gée, bien qu’elle fréquente un peuHans, le fis d’un architecte avec le-quel elle est allée deux ou trois foisau cinéma. Le docteur se met à laquestionner, à l’écouter. Com-mence à se promener avec elle,quel que soit le temps, sur la plage,la jetée ou dans la forêt. Lui quin’écrit que la nuit ne l’a pas fait

depuis des semaines, même pasde lettres à son ami Max.Avec Dora, il se voit déjà habiter àBerlin. Quand ils doivent se séparer,le convalescent adresse à Dorapresque chaque jour une missive,l’interrogeant sur « ce qu’elle porte,quelle robe, quel chemisier, com-ment a été sa nuit, comme est ar-rangée la chambre où elle dort  ».Installés ensemble, « plus ou moinsen couple », dans une petite cham-bre, il aime regarder « l’inflexion deson cou, le balancement de seshanches quand elle traverse lapièce  ». Né en 1961 à Munich,Michael Kumpfmüller, dont Denoëlavait déjà publié en 2003 Fugue enlit mineur, parle merveilleusementdu désir, de la pudeur et du doute.Sa relecture du dernier amour d’unKafka au soir de sa vie donne un ro-man poignant et lumineux. ■

Alexandre FillonAvec l’aimable autorisation de l’auteur

et du magazine Livres Hebdo.

Franz et DoraROMAN

La Splendeur de la vie,

le roman

de Michael Kumpfmüller,

met en scène

un Franz Kafka

au seuil de son existence.

Lorsqu’il rencontre

Dora Diamant

et en tombe amoureux.

La Splendeur de la vieMichael Kumpfmüller304 pages, 19,50 €

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5L’Homme en Question ■ HIVER 2013

C riminel de guerre sans précé-dent dans l’histoire du monde,Adolf Hitler fut un improbable

chef d’État haineux, incapable denouer des relations normales avecquiconque, refusant de débattre desquestions politiques – et pourtant il re-çut le soutien de tout un peuple. Com-ment un personnage aussi antipa-thique a-t-il bien pu fasciner desmillions de gens ?Dans ce document passionnant, Lau-rence Rees examine la nature mêmede la séduction qui émanait du dicta-teur et analyse le rôle que le prétendu« charisme » d’Hitler a pu jouer dansson succès.Aboutissement de vingt années d’écri-ture et de recherches sur le TroisièmeReich, ce livre est une étude remar-quable de l’homme et du cerveau quiont déclenché cette folie destructrice.Un document historique passionnant

et novateur quis’appuie sur desdocuments totale-ment inédits. ■

« Laurence Rees, le grandhistorien, pose comme toujoursles bonnes questionsavant d’y apporter les meilleuresréponses. Mêlant témoignagesde contemporains, preuveset documents, son livre nousoffre une vision saisissantede ces millions d’Allemandstombés sous le “charisme”d’Hitler et l’adulant. »

Ian Kershaw

Le pouvoirde la haine

HISTOIRE

Adolf HitlerLa séduction du diableLaurence Rees448 pages, 22 €■ Du même auteur :AuschwitzLes Naziset la « solution finale »400 pages, 21,80 €

C ’est la grande révélation, lechoc de ce livre éblouissant etténébreux à la fois qui em-

brasse l’histoire, le temps, la mé-moire, la foi et exprime l’impossibi-lité de revenir vers ce qu’il nomme« la métropole de la mort ». À par-tir d’entretiens, de pages tirées deson journal et de quelques photo-graphies, Kulka raconte sa surviedans ce « camp familial » créé à Aus-chwitz en 1943, la mort de sa mèreou celle de cette jeune femme de20 ans qui laisse à son père troispoèmes avant d’entrer dans lachambre à gaz. Et toujours, àchaque ligne, cette « Grande Mortqui gouverne tout ».Car c’est bien de cela qu’il s’agit.De la mort, présente à tout instant,contrôlée par les nazis. L’historienrend compte de cette cité où la

peur vous tenaille en permanenceet où la vie se mesure en fonctionde la distance du crématoire. Toutcela lui est revenu comme unebouffée, lors d’une visite en Po-logne en 1978. « Ce n’était plus unpaysage d’enfance, c’était un pay-sage de – je n’ai pas envie de direle mot – mais c’était un paysagede cimetière  ». Mais il n’avaitjusqu’alors pas envie d’en parler.Alors pourquoi avoir attendu silongtemps, pourquoi n’avoir jamaisvoulu voir le Shoah de Claude Lanz-mann ? L’historien s’en expliquesans détour.

DIRE QUE CE LIVRE EST FORT seraitbien en dessous de la vérité. Kulkadépasse le témoignage pour negarder que le trauma. Il le fait avecses références à Kafka, avec la

volonté de rester un vivant dans cetunivers de mort. Il ne s’agit doncpas d’un énième récit, mais dequelque chose de plus compliqué,une sorte de dialogue entre l’en-fant qu’il n’est plus et l’historienqu’il est devenu. Installé en Israëldepuis 1949, professeur émérite àl’université hébraïque de Jérusa-lem, Otto Dov Kulka retisse les liensentre le savant et sa propre mé-moire. Qu’a-t-il tiré de l’occupationde son présent par ce passé qui luirevient et lui échappe constam-ment? Un passé comme un ressacqui façonne son existence de sur-vivant, comme si même le passagedu temps n’avait aucune impor-tance dans ce perpétuel mouve-ment. « L’histoire des historiens n’apas d’odeur », écrivait Georges Hy-vernaud dans La Peau et les os oùil rapportait sa détention dans unoflag. Chez Otto Dov Kulka, cetteodeur, c’est la mort. C’est cette im-possibilité d’entrer dans ce lieu quiconstitue ces Paysages de la mé-tropole de la mort. ■

Laurent LemireAvec l’aimable autorisation de l’auteur

et du magazine Livres Hebdo.

La cité de la mortSHOAH

On connaissait les travaux scientifiques d’Otto Dov Kulka sur la Shoah et l’antisémitisme.

On ne savait pas qu’il en avait été un témoin – il est né en 1933 –, mais aussi une victime.

En effet, à l’âge de 9 ans, il est déporté avec sa famille d’origine tchèque dans le camp de

Terezin, puis dans celui d’Auschwitz.

Paysages de la métropolede la mortRéflexions sur la mémoireet l’imaginationOtto Dov Kulka224 pages, 16,50 €

6 L’Homme en Question ■ HIVER 2013

chaque voyageur ou migrant, enchaque esclave ou aventurier del’Europe à l’Islam ou de l’Islam àl’Europe ? Cette interaction s’ins-crit-elle, au contraire, dans la dyna-mique banale des sociétés?C’est de part et d’autre de la Médi-terranée, dans une lecture néces-sairement réciproque et par des ré-ponses contrastées, que cetouvrage discute les relations decontinuum dans la conflictualité quiont depuis longtemps marqué leséchanges entre l’Europe et les so-ciétés islamiques. Ni trait d’unionpacifique, ni lieu de « choc des ci-vilisations », l’entre-deux méditerra-néen ainsi revisité permet d’éclairerles conditions mêmes de produc-tion, de maîtrise, mais aussi de dis-solution de la différence culturelle.En cela, il est une clé d’intelligibilitécruciale du monde contemporain. ■

D iasporas juives ou grecques,morisques, convers religieuxentre islam et christianisme,

mercenaires, mamelouks, trans-fuges et métis de tous bords sont lesvisages concrets et souvent éton-nants de cet espace de «  l’entre-deux » qu’est la Méditerranée.Le deuxième tome de l’aventurescientifique des Musulmans dansl’histoire de l’Europe se réfère di-rectement aux débats civiques duprésent, et plus particulièrementaux rapports aujourd’hui complexeset tendus de l’Union européenne àl’Islam et à la Méditerranée. D’unerive à l’autre de celle-ci, pourtant,que de mouvements et de circula-tions… Franchir « l’autre côté » fait-il de vous un transfuge, un hybride,un émissaire privilégié de transfertsculturels? Faut-il voir un traducteurculturel en chaque marchand,

A rchéologues, scientifiques, bo-tanistes, entomologistes, an-thropologues, géographes, bio-

logistes et historiens ont soulignécombien cette circulation inédite et àgrande échelle a profondément fa-çonné le monde dans lequel nous vi-vons aujourd’hui.

EN EFFET, le développement du com-merce entre les continents a eu desconséquences politiques et humaines,comme la légalisation de l’esclavagedes Noirs, le commerce triangulaire etla dévastation des populations amé-rindiennes – mais il a aussi généré unmétissage et une créolisation de la so-ciété et de la culture. Les plus fortesrépercussions ont cependant été d’or-dre biologique : les navires qui sillon-nent l’océan Atlantique ne transportentpas seulement des métaux précieuxvers l’Europe, ils apportent auxAmériques une véritable ménagerie,

insectes, micro-organismes et mam-mifères, et aussi des plantes : du bé-tail – moutons et chevaux –, la canneà sucre – originaire de Nouvelle-Guinée –, le blé – qui vient du Moyen-Orient – et le café – d’Afrique. Sansparler des vers de terre, des mous-tiques  et des cafards, des abeilles,des pissenlits. Et de la malaria et dela fièvre jaune qui trouvent de nou-veaux terrains de développement. Aumême moment, les espèces améri-caines se répandent à travers l’Eu-rope, l’Afrique et l’Asie : le tabac quiconnaît un succès phénoménal, lesécrevisses du Mississippi, le maïs.L’échange colombien joue un rôlecertain dans la révolution agricole

(nouvelles cultures comme la pommede terre qui joue un rôle considérabledans la stabilité démographique) et larévolution industrielle, et donc dansl’essor et l’apogée de la civilisation eu-ropéenne de l’époque. Mais lesconséquences sont dramatiques dansd’autres endroits du monde : dévas-tation de la Chine impériale, originesdes grands problèmes que connaîttoujours l’Afrique aujourd’hui. On peutdire que Christophe Colomb ne dé-couvre pas le Nouveau Monde, maisqu’il créé bien, à son insu, un mondenouveau…

CHARLES C. MANN parvient à jeterune lumière nouvelle sur cette his-

toire mondiale, arguant qu’elle té-moigne moins de la rencontre del’Europe et des Amériques que decelle entre les Africains et les Indiens.Il montre aussi comment, depuis ledébut, la mondialisation a représentéà la fois la possibilité d’un enrichis-sement et une menace. Il livre unesuite brillante à 1491. Cette histoirecomplexe, puisant dans différentschamps de la connaissance, de l’his-toire et l’immunologie à l’économie,est racontée dans une langue ac-cessible qui ne cède pas à la tenta-tion d’une simplification de la pen-sée, et constitue un documentimportant sur les origines de notreunivers mondialisé. ■

L’entre-deux méditerranéenHISTOIRE

La première mondialisationHISTOIRE

Si 1491 faisait un état des lieux des cultures précolombiennes, cultures préservées

par les barrières encore infranchissables des deux océans, ce nouveau livre a pour sujet

ce que l’historien W. Crosby a nommé « l’échange colombien » : la circulation des matières

premières, des espèces animales et végétales et des populations qui s’est développée

entre l’Ancien et le Nouveau monde à partir de l’arrivée de Christophe Colomb.

Les Musulmansdans l’histoire de l’EuropeII. Passages et contactsen MéditerranéeSous la direction de JocelyneDakhlia et Wolfgang Kaiser656 pages, 29 €■ À lire également :Les Musulmansdans l’histoire de l’EuropeI. Une intégration invisible656 pages, 29,40 €

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1493Comment la découvertede l’Amérique a transforméle mondeCharles C. Mann544 pages, 24 €■ Du même auteur :1491Nouvelles révélationssur les Amériques avantChristophe Colomb480 pages, 22,30 €

7L’Homme en Question ■ HIVER 2013

L igne de partage entre le Nordet le Sud, l’abondance maté-rielle et la pauvreté, la frontière

est le lien du trafic des drogues etdes armes que consomment lesÉtats-Unis et l’Europe, un trafic aupoids économique sans équivalentsur la planète et qui fait chaque an-née plus de 5000 victimes.Chaque jour, près d’un million depersonnes traversent cette frontièrehautement sécurisée pour aller tra-vailler dans les maquiladoras, ces« usines de la misère » où la mon-dialisation se révèle sous son vi-sage le plus exécrable. Zone denon-droit également, où la corrup-tion sévit à tous les niveaux.

TOUT AU LONG DE CE VOYAGE, EdVulliamy a rencontré de nombreuxacteurs : mafieux, hommes poli-tiques, policiers, prêtres et évêques,journalistes, travailleurs humani-taires ou sociaux, repentis et déte-nus. Autant de portraits et d’his-toires personnelles dans cetteplongée sidérante en enfer.Cette enquête prend des alluresde véritable roman noir et on pensealors, entre autres, aux filmsde Guillermo Arriaga, des frèresCohen ou d’Antonin Inarritu…

EXTRAIT

COMME L’AURORE POINTE

SUR LE VASTE DÉSERT, lecorps se balance, pendu au

pont autoroutier en béton, connusous le nom de pont des Rêves. Ilse balance depuis deux heures, dé-capité, au bout d’une corde enrou-lée sous les aisselles. Le soleildarde ses rayons sur l’intersectionencombrée ; c’est l’heure de pointeet des anciens cars scolaires amé-

ricains, réformés, transportent lesouvriers dans leurs ateliers de mi-sère. Elle est toujours là une heureplus tard, cette chose monstrueuseet sans tête – les mains menottéesdans le dos – elle dodeline dans levent frais du matin qui balaie lapoussière et traverse la ville fronta-lière de Ciudad Juárez, au Mexique,la cité la plus dangereuse dumonde.

À CÔTÉ DE LEUR PROIE, pendue aumoment du changement d’équipedans les usines, les tueurs ou sica-rios, les sicaires, ont accroché undrap sur lequel ils ont inscrit le mes-sage suivant : “Yo Lázaro Flores,apoyo a mi patron, el monte perros”– “Moi, Lázaro Flores, je soutiensmon patron, qu’il encule leschiens.” Et, en guise de conclu-sion : “Atte., La Línea” – “Cordiale-ment, La Línea.” Une foule s’as-semble et contemple la scène dansun silence entendu. Les sanglesgrincent sous les aisselles du ca-davre. Ses pieds battent au vent,

mais les badauds continuent d’ob-server, ébahis, la chose hideuse etligotée, craignant peut-être, en par-tant, d’attirer sur eux la malédictionqui l’a frappée. Alors, avant de s’enaller, ils doivent affronter cette visionpour l’effacer de leur mémoire, l’ef-facer de ce jour. […] Une nouvellejournée passera à Juárez. Elles’achèvera sur quatre autres meur-tres perpétrés par les narcos. Undécompte macabre exceptionnel-lement faible : en ce premier moisde l’année 2009, deux cent vingt-sept personnes ont déjà été assas-sinées dans cette ville, du côtémexicain de la frontière avec lesÉtats-Unis.

LA LÍNEA EST UNE MUTATION RÉCENTE

DU CARTEL DE LA DROGUE dirigé parAmado Carrillo Fuentes, plus connusous le nom de narco “le Seigneurdes cieux”, en raison de la flotte deBoeing dont il disposait pour passerla cocaïne colombienne. Toutefois,la Línea n’incarne qu’un avatarparmi d’autres au sein des factionset des intérêts – cartels, gangs derue, unités corrompues de la policeou de l’armée – qui s’affrontent,avec une violence de plus en plusinventive, pour obtenir le contrôlede la “plaza” et du fleuve de droguesqui se jette vers le nord de Juárez,puis d’El Paso, avant de traverserles États-Unis. […] Le drap, ou nar-comanta, et son message, le nar-comensaje, accompagnent souventles exécutions afin que le meurtrevéhicule une menace qui reste par-fois mystérieuse : Lázaro Floresn’est pas le nom de la victime, maiscelui d’un homme d’affaires localtrès en vue. La ville etM. Florès lui-même devrontméditer cet avertissement.

Dès sa naissance, la raison d’Étateut à voir avec la censure. Si lacongrégation de l’Index interdit,

en 1596, la publication et la lecture detout livre sur ce sujet, on vit se multi-plier les ouvrages révélant au public lessecrets du pouvoir, que ce soit pour enfaire la théorie, en justifier ou en criti-quer les pratiques. Naquit alors ungenre littéraire auquel participèrenttant des gouvernants que des oppo-sants, des libertins et des auteurs delibelles diffamatoires.Travaillant l’ambiguïté d’une notion àla fois interdite et proclamée, aux vi-sages multiples et contradictoires, lelivre de Laurie Catteeuw cherche dansle lien qui unit raison d’État et censurel’une des raisons d’être de la poli-tique moderne. Son enquête va àl’encontre des idées reçues et montreque la raison d’État ne fut pas seule-ment l’instrument de l’absolutisme,l’enfant du Léviathan, mais un élé-ment clé de l’acquisition des libertésindividuelles et de la constitution dessociétés politiques.Cette histoire eut lieu voici quatresiècles. Elle est pourtant essentielle àl’intelligence de notre temps. ■

La frontière ensanglantéeENQUÊTE

Pendant deux ans, Ed Vulliamy a enquêté le long de la frontière entre les États-Unis

et le Mexique. Il a parcouru plus de 3000 kilomètres de l’océan Pacifique au golfe

du Mexique le long d’une ligne qui est devenue l’un des endroits les plus dangereux

du monde. Là règnent le crime organisé, les milices armées des cartels qui sont

en concurrence et imposent la terreur au Mexique.

La raisond’État :enfant duLéviathan?

HISTOIRE

Censures et raisons d’ÉtatUne histoirede la modernité politique(XVIe-XVIIe siècle)Laurie Catteeuw400 pages, 25 €

AmexicaLa guerre contrele crime organisésur la frontièreÉtats-Unis/MexiqueEd Vulliamy464 pages, mars 2013

8 L’Homme en Question ■ HIVER 2013

Fragments d’une psychanalyseempathiqueSuivi de Devenir soi à deuxSerge Tisseron224 pages, 17 €

Psychologie et philosophieConférences ZofingiaC. G. Jung160 pages, env. 19 €

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SI CES LECTURES PERMETTENT

d’entrer au cœur d’une réflexionvivante qui ne cessera finalementjamais de reprendre le fil des pre-mières intuitions de Jung, c’estqu’elles nous livrent les racines

profondes de la pensée jungiennedans tous ses éclats de jeunesse :son rapport à l’épistémologiekantienne et à Nietzsche notam-ment, dont il réévalue l’importancephilosophique. ■

L es conférences Zofingia sontune série de « lectures » pro-noncées par Jung devant la

société estudiantine de Zofingue àlaquelle il a appartenu, commec’était l’habitude dans les universi-tés de tradition germanique, lorsqu’ilétait encore jeune étudiant en mé-decine. Ces lectures ont en communde croiser les découvertes de la psy-chologie et des grandes théories phi-losophiques pour combattre lesprésupposés et les enjeux du ma-térialisme qui domine l’époque.Que l’on ne s’attende pas toute-fois au ton et aux règles de la confé-rence scientifique. Dans cette com-munauté d’un autre genre, larigueur ne réfrène pas l’élan de lasubjectivité, pas plus que la sciencene doit inhiber en nous la croyanceou l’adhésion à un corps constituéde valeurs.

Chacun de ces fragments de sonanalyse est suivi de réflexions surla psychanalyse et ce qu’en ont

fait nombre de psychanalystes. C’estainsi qu’à mesure des séances ra-contées, procédant par associations,il tire de nombreux fils, mettant à maldes idées reçues ou des pratiques dis-cutables, abordant des questions ta-boues : l’argent, la durée des séances,le silence, l’investissement person-nel, l’amour, le transfert et le contre-transfert… Et on voit l’analyste à l’œu-vre, qui par ses interventions, met enplace véritablement une relation, uneréciprocité, loin du dogme de la neu-tralité qui lorsqu’elle est glaciale en vientà frôler la maltraitance.

L’ANALYSE NE SERT PAS SEULEMENT àtransformer des désirs et des conflitsen connaissance consciente, ou à ré-soudre les traumatismes passés, maisà permettre le déroulement d’expé-riences psychiques nouvelles qui au-ront un autre dénouement. Mais celasuppose un engagement de l’analyste,une créativité, une participation. C’estainsi que se produit ce que Tisseronappelle une co-symbolisation.Et il développe ce point dans un longtexte qui suit ces fragments, intituléfort justement Devenir soi à deux. Carsi l’analyse est un travail pour devenirsoi, cela ne peut se fait qu’à deux. Etchaque patient peut aussi être facteurd’évolution chez son analyste. C’estici que l’auteur reprend certains as-pects de sa réflexion sur l’empathiepour l’approfondir dans le cas de larelation thérapeutique.

AVEC CES FRAGMENTS d’une analysetrès vivante et les réflexions qu’ils luiinspirent, Serge Tisseron devrait tou-cher nombre de lecteurs, analysés ou

candidats à l’analyse, analysés mal-heureux qui comprendront que la du-reté dogmatique de certaines pra-tiques n’est pas la règle, voire estune trahison de l’invention de Freud– et des analystes qui s’y reconnaî-tront. C’est un livre qui devrait fairedate dans la littérature analytique,mais qui peut également toucher unpublic de non-spécialistes intéresséspar cette question. ■

Jung et les philosophesPSYCHANALYSE

Devenir soi à deuxPSYCHANALYSE

Voilà un nouveau livre de Serge Tisseron, original s’il en est

puisque l’auteur, psychanalyste, raconte son propre travail

avec son analyste, Didier Anzieu (1923-1999), le théoricien

du Moi-peau, qui prônait une pratique analytique vivante,

insistant sur la bienveillance de la neutralité.

9L’Homme en Question ■ HIVER 2013

J ’ai rencontré Christophe Fauré, psychiatre, psychothérapeute, à peine sorti de l’internat de psy-chiatrie, habité par son projet de livre sur Vivre le deuil au jour le jour, à un moment où le sujet étaitencore très tabou. Deux ans plus tard, le livre sortait. Il est devenu la référence pour les endeuillés

et son succès ne s’est jamais démenti.Avec une empathie exceptionnelle, sans jamais être dans la suggestion, il a abordé ensuite la maladie(en s’intéressant autant aux proches qu’au malade lui-même) et le deuil après suicide. Profondément ré-ceptif à toutes les difficultés de la vie, et en particulier aux blessures du couple, il a toujours le souci deconsidérer également les points de vue chacun. Le Couple brisé, dans lequel il traite de la rupture, etEnsemble mais seuls, qui aborde le sentiment de solitude dans le couple, sont, de l’avis de tous leurslecteurs, des livres extraordinairement aidants.

Après avoir traité de la transition du milieu de vie, dans Maintenant ou jamais !, il aborde aujourd’hui lethème si délicat de l’infidélité. C’est dans la complexité que se situe la réalité de l’être humain. L’auteurn’entre jamais dans l’accusation ou la victimisation car aucune approche simpliste, manichéenne, n’estpossible. S’interdisant tout point de vue bien-pensant, il part de l’idée que chaque personne impliquéedans ce triangle est portée par le désir d’aimer et d’être aimée. L’infidélité (et tout ce qu’elle véhicule dansl’après-coup) révèle la fragilité de chacun. Les enjeux, les at-tentes, les blessures ne sont certes pas de même nature, maisquand il parle du vécu de l’un ou l’autre des partenaires, il seplace toujours de son point de vue. Trouvant les mots justes,il permet au lecteur d’avoir une vision globale de ce qui se joue,de comprendre ce qui se passe en lui et pour l’autre, de s’in-terroger sur la suite de la relation. C’est essentiel pour y voir plusclair, prendre du recul et se donner une chance de continuer en-semble. L’expérience prouve qu’il y a souvent un réel espoir de ré-conciliation après cette crise majeure, c’est pourquoi ChristopheFauré œuvre tout au long de ce livre à restaurer la sécurité, la paix etla confiance chez chacun et encourage la reconstruction du couple.C’est pour cette empathie exceptionnelle, cette capacité à rendrecompte du point de vue de chacun, à ne jamais être dans la séduc-

tion ni dans la suggestion parce qu’ilrespecte son lecteur, que j’ai choiside poursuivre ce chemin de publica-tions avec Christophe Fauré. Dansla manière dont ils aident à pren-dre du recul, ses livres sont for-midablement apaisants. ■

Christophe Fauré

Un livre, un éditeur

par Mathilde Nobécourt

P lus d’un couple sur six rencon-tre, à un moment de sa vie, desdifficultés pour réaliser son dé-

sir d’enfant. Et, quelle que soit sonorigine, l’annonce d’une infertilitéreste, pour l’homme comme pour lafemme, un moment d’une grandeviolence. Frustrés, fragilisés, ils sontdéstabilisés, parfois aigris, leur sexua-lité s’en trouve malmenée.C’est dans cet état d’esprit qu’ilsabordent, non sans difficulté, l’idéede recourir à la médicalisation de leurdésir. La science n’apparaît-elle pascomme une pourvoyeuse de mira-cles, qui permet même à ceux qui nele peuvent pas d’avoir un enfant? Etvingt mille bébés naissent ainsi en ef-fet chaque année, en France, grâce àl’aide de la médecine.Ce n’est pas pour au-tant cependant quecelle-ci peut venir àbout de toutes les diffi-cultés. Des couplesencore nombreux su-bissent en vain un par-cours long et laborieux,dont il leur est impossible de sortir in-demnes s’ils ne disposent pas de res-sources psychologiques suffisantes.Voilà l’aspect très important que vientsouligner cet ouvrage, signé conjoin-tement par un praticien hospitalier etune psychologue qui, depuis plus devingt ans, travaillent au service descouples infertiles et sont conscientsde la nécessité d’unir leurs efforts.Une démarche qui nécessite uneécoute attentive de ces hommes etde ces femmes dont la souffrance estgrande de ne pouvoir être parent. Etce n’est pas un des moindres mé-rites de cet ouvrage que de leur lais-ser aussi souvent que possible la pa-role afin de répondre au plus près àleur questionnement. ■

Désir d’enfantSOCIÉTÉ

Le Couple face à l’infertilitéDr Miguel Jean et Line Petit208 pages, 15 €■ À lire également :Guide de la fécondation in vitroChristophe Butruille, Dr Miguel Jean304 pages, 20,30 €

Est-ce que tum’aimes encore?Le coupleaprès l’infidélitéChristophe Fauré208 pages, 15 €

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10 L’Homme en Question ■ HIVER 2013

Dans notre société où mêmele temps du loisir doit êtrecomblé par des « activités »,

nous courons, nous courons…jusqu’à ce qu’advienne la grandefatigue. Quand nous nous heur-tons à la frustration et à l’impuis-sance, quand le chemin que nous

avons pris ne nous a finalementmenés nulle part, nous nous sen-tons vidés, dépossédés de tout dé-sir. Anselm Grün nous montrecomment faire face à ces momentsd’angoisse voire d’effondrement,qui peuvent même être saisiscomme autant d’occasions de re-venir vers nous-mêmes. En effet,ces grandes fatigues ont la capa-cité insoupçonnée de nous menervers l’essentiel de notre vie : lerythme de notre propre âme et denotre corps afin de retrouver notresource intérieure.Fidèle à son approche, AnselmGrün aborde ce grand problèmede société à la lumière de la sa-gesse biblique, et nous offre dessolutions pour vivre mieux. ■

Dans ce livre surprenant, ondécouvre les processus deguérison proposés par des

médecines différentes, telles l’hyp-nothérapie, les diverses formes d’ho-méopathie et de psychothérapie, lestechniques issues du chamanisme,mais aussi la force du toucher em-pathique, de l’amour, du rire et de lajoie, qui sont des thérapies à partentière… Il aborde aussi les passion-nantes recherches actuelles sur labiologie holistique, les champs mor-phogénétiques.

CE LIVRE SE DIVISE EN SIX PARTIES. Laguérison venant aussi de l’intérieur, lapremière traite du psychisme et deses potentialités de réaction. Ladeuxième traite de la force vitalecréatrice grâce à la pratique d’artsappliqués. La troisième nous parlede la nécessité de s’impliquer dansdes collectivités plutôt que de resterdans l’isolement. La quatrième traitedes nouvelles méthodes de guérisontranspersonnelles impliquant laconscience. La cinquième de la forcetransformatrice de l’amour qui trans-cende tous les conflits et enfin lasixième évoque une spiritualité vé-cue au quotidien et dans l‘instant.Au cours d’entretiens avec des per-sonnalités du monde entier, AnneDevillard, rédactrice en chef de la re-vue allemande Natur & heilen (Na-ture & guérison), premier mensuel al-lemand dans le domaine desmédecines alternatives, entraîne lelecteur dans un magnifique voyagedont on sort différent, car il fait com-prendre la force multiforme du pro-cessus de guérison en nous-mêmes.

ENTRETIENS AVEC DES PERSONNALITÉS

DU MONDE ENTIER : Marie de Henne-zel, Frédérick Leboyer, FrançoisRoustang, Rupert Sheldrake, Masaru

Emoto, Donald Walsch (Conversa-tions avec Dieu), Ken Wilber et vingtautres thérapeutes. ■

Guérir autrementTÉMOIGNAGES

Cette formidable enquête menéeavec fougue par une septua-génaire dynamique nous per-

met de faire un point complet sur lafaçon de gérer la vieillesse aujourd’huià tous les niveaux, physique, psy-chique, spirituel, social… Pour ce faire,l’auteure est allée à la rencontre descientifiques et de médecins de renomtels que Joël de Rosnay, le doc-teur Christophe de Jaeger ou le pro-fesseur Forette, de journalistes etécrivains prestigieux et âgés tels queStéphane Hessel, Ménie Grégoire,Benoîte Groult, François de Closets,d’instructeurs spirituels comme lemoine bénédictin Benoît Billot ou lanonne bouddhiste Chân Không…pour ne citer qu’eux. Elle a aussi vi-sité des maisons de retraite pilotes ousuivi une retraite pour personnesâgées dans un monastère chrétien etchez le maître zen Thich Nhat Hanh.

On en sort conforté : il faut apprendreà vieillir avec énergie et jeunessed’esprit ! ■

Vieillir autrementENQUÊTE

Toute crise, toute épreuve, comme la maladie, nous rapproche

de ce à quoi nous aspirons le plus et de ce que nous sommes

au plus profond de nous-mêmes. Le chemin de la guérison

passe souvent par une meilleure connaissance de soi.

Le processus de vieillissement nous concerne toutes et tous

et, avec l’allongement de la durée de vie c’est devenu un vrai

problème de société et de gestion de santé publique.

Éloge d’une vieillesseheureuseColette Mesnage304 pages, 8,50 €

Retrouver le goût de la vieAnselm Grün

176 pages, 13 €■ Du même auteur :

Choisis la vieLe courage de se décider

208 pages, 13 €L’art de bien vieillir208 pages, 13,20 €

Les Forces de guérisonDes témoignages du monde entierAnne Devillard304 pages, env. 19,50 €

« Je suis si fatigué…»SOCIÉTÉ

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11L’Homme en Question ■ HIVER 2013

Vivants jusqu’à la mortAccompagnerla souffrance spirituelleen fin de vieTanguy Châtel272 pages, 19 €

hommes aussi. Parce que c’est lepropre du vivant, être en lien. Unpeu comme dans l’une des der-nières scènes du film La Leçon depiano : Ada remonte de l’eau ets’écrie : “Quelle surprise ! Ma vo-lonté a choisi la vie.” De même jesuis sortie étonnée de ce ré-cit : je suis vivante. Je peuxvivre avec ça.

Au départ, c’était commeun fil que je lançais versmon fils. Pour sentir le lien

que le monde semblait vouloir nier.Au fur et à mesure que j’ai tissé cefil de mots, je suis sortie d’une sortede nuit, en décrivant, de la façon laplus juste possible, ce que je res-sentais, ce que je vivais avec cettemort-là. Je voulais le dire sans ju-gement, sans censure, parce quej’étais persuadée que ce que je vi-vais rejoignait l’universel : la mort, lavie, la douleur, la souffrance, la co-lère, la peur, la joie.

ÉCRIRE N’APAISAIT PAS MA DOULEUR,mais me maintenait dans le lien,avec mon fils certes, mais – je ne lemesurais pas alors – avec les autres

On sait que la médecine françaisea mis bien du temps avant decomprendre que la souffrance

physique des patients devait être pourelle une priorité, au même titre que lalutte proprement technique contre lamaladie. La souffrance psychologiqueest elle aussi prise en compte au-jourd’hui par des spécialistes, demême que la souffrance sociale pro-voquée par les ruptures terribles quevivent les grands malades. Maislorsqu’on arrive en fin de vie et que semanifeste une autre souffrance, d’or-dre existentiel et spirituel, comment yrépondre?

L’HÔPITAL N’A ALORS QU’UNE SEULE

RÉPONSE à sa disposition : «  Voyezl’aumônier.  » Très bien, mais qu’enest-il de ces milliers de personnesmourantes qui, dans notre sociétéde plus en plus sécularisée, ne dési-rent pas être mise en contact avec unhomme de religion ? Sont-ellescondamnées à vivre seules ces an-goisses qui émergent souvent en finde vie, ces questions sur le sens deleur existence, sur la nature de cequi les attend, sur la façon dont ellespourraient, ou devraient, ou vou-draient aborder la mort ? Notreconception française de la laïcité im-plique alors de se détourner de tellesproblématiques, quitte à se boucherles oreilles face aux demandes expli-cites des mourants, ou à se voiler laface devant leurs demandes impli-cites. Comme si la question n’existaitpas, comme si le patient n’était pasune personne à prendre dans sa glo-balité : nous sommes des soignants,nous n’avons rien à voir avec votre vieprivée et vos croyances personnelles,et si ces questions vous torturent auseuil de la mort, nous n’y pouvonsrien, nous ne voulons même rien en

savoir. Les bénévoles qui accompa-gnent les personnes en fin de viedans les unités de soins palliatifssont eux-mêmes formés et enca-drés dans cette idée. S’il leur arrivede faire état d’une telle souffranced’ordre spirituel à laquelle ils ont étéconfrontés, il ne leur est réponduque par cet unique impératif : « Sur-tout pas de prosélytisme ! » Certes,certes… mais encore ?

IL EST PEUT-ÊTRE TEMPS D’EN FINIR

avec cette conception étriquée de lalaïcité, qui voudrait que les ques-tions du sens soient toujours horsde propos dans l’espace public.

C’est pourquoi le livre de TanguyChâtel est fondamental : il expliqueen quoi l’instance du « spirituel », quifait pleinement partie de l’être hu-main, se distingue de celles de la re-ligion, des croyances, de la philoso-phie, de la psychologie… Passer àcôté de cette dimension, c’est secondamner à laisser sans aide desêtres en proie à de terribles souf-frances en leurs dernières heures.Tenter de cerner cette question entoute laïcité et rationalité – maisd’une rationalité qui saurait que lecœur de l’homme a ses raisons quela raison ignore – tel est le pari de celivre essentiel qui fera date. ■

Écrire contre la mortTÉMOIGNAGE

Le tabou de la souffrance spirituelleSOCIÉTÉ

Voici un livre qui vient à point, à l’heure où l’on parle beaucoup des questions que pose la fin de vie. Tanguy Châtel, docteur

en sociologie des religions et de la laïcité, part de son expérience d’accompagnement en soins palliatifs pour explorer la question

de la souffrance spirituelle des mourants. Question taboue s’il en est, car dans une certaine conception de la laïcité, le soin doit

se tenir à l’écart de la vie privée et des interrogations sur le sens.

Même la nuitquand je dorsAnne Dodemant154 pages, 13,50 €

Un an et trois mois après le suicide de son fils, Anne Dodemant a raconté son deuil.

Pourquoi un texte s’est-il imposé comme une nécessité ?

« Ton absence a tout envahi.Les mots m’ont quittée.Pourtant je te parletout le temps,même la nuit quandje dors. »

12 L’Homme en Question ■ HIVER 2013

La HagadaLa Pâque juiveexpliquée à tousAdin SteinsaltzCalligraphies de Frank Lalou200 pages, 20,90 €

C elui que Time Magazine dési-gnait dès 1988 comme « un sa-vant tel qu’on en voit un par mil-

lénaire » a consacré sa vie à rendre leTalmud accessible à tous grâce à satraduction commentée publiée en hé-breu moderne d’abord, en anglais,français et russe par la suite. Pourtant– mais c’est aussi sans doute là le se-cret de son cosmopolitisme –, il n’estpas né dans une famille « orthodoxe »et, parallèlement à ses études rabbi-niques, a étudié les mathématiques, laphysique et la chimie au sein de laprestigieuse université hébraïque deJérusalem.

C’EST DÈS L’ORIGINE la recherche d’unespiritualité authentique et la passion del’enseignement qui l’inspirent puisque,dès avant ses trente ans, il tente defonder une communauté néo-hassi-dique dans le désert du Néguev puiscrée plusieurs écoles expérimentales.En 1965, à vingt-huit ans donc, il meten place l’Institut israélien de publica-tions talmudiques, cadre de ce quirestera comme l’œuvre de sa vie : latraduction du Talmud pour tous. LeTalmud, fondement non seulement dela pratique religieuse juive, mais detoute la culture juive et en particulier deson caractère le plus distinctif, l’étudepour l’étude, est en effet un texte fortdifficile d’approche. La langue est unmélange idiosyncratique d’hébreu etd’araméen truffé de termes tech-niques et sans ponctuation, les dé-bats s’emboîtent les uns dans lesautres jusqu’au vertige et souventsans conclusion apparente, chaquenouvelle lecture fait surgir de nouvellesquestions qui deviennent plus com-plexes à mesure que l’on tente d’inté-grer les commentaires médiévaux etmodernes… Au point que le Talmudest souvent comparé à un océan : on

ne peut jamais le dompter, on peutseulement apprendre à y naviguer.Steinsaltz est le premier, à l’époquemoderne, à avoir assumé la tâche ar-due d’aider tout un chacun à naviguerdans le Talmud. Ainsi qu’il l’expliquedans un de ses ouvrages, « la défini-tion d’un guide spirituel authentiqueest de savoir s’adapter à son interlo-cuteur. Sans doute s’agit-il d’un donde Dieu qui, selon le Midrash, appa-rut au mont Sinaï à chacun et cha-cune sous une forme correspondantà son niveau de compréhension  ».C’est à cela que cet éternel jeunehomme continue de se consacrer àtravers ses nombreux ouvrages. ■

Le rabbin cosmopolitePORTRAIT

À l’occasion du soixante-quinzième anniversaire d’Adin Steinsaltz, les Éditions Albin Michel

publient une nouvelle édition de sa Hagada, le récit de la Pâque juive, avec de nombreuses

calligraphies de Frank Lalou, et rééditent en coffret trois de ses plus célèbres ouvrages :

Introduction au Talmud, La Rose aux treize pétales : introduction à la Cabbale et Introduction

à l’esprit des fêtes juives.

La Sagesse juive expliquéeà tousCoffret de trois livres de poche27,90 €

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13L’Homme en Question ■ HIVER 2013

Ces petits riens suffisent-ilspour aller mieux? Oui ! Et celafait toute la différence. Une

différence qui se répercute danstout notre être : corps, cœur et es-prit. Mais pourquoi est-il si difficilede changer?Anne-Marie Filliozat, psychanalyste,et Gérard Guasch, médecin ho-méopathe, acupuncteur et psycho-somaticien, poursuivent leur ap-proche thérapeutique originale quiexplore conjointement nos pen-sées, images intérieures, émotions,sensations, tensions et mémoirescorporelles.

À l’aide d’exercices et d’outils toutsimples et très efficaces, inspirésdes neurosciences, mais aussi de lamédecine traditionnelle chinoise etde la pratique millénaire taoïste, ilsnous invitent à desserrer les freinsqui nous enferment dans la routineet nous donnent les clés pourtransformer en douceur notre viequotidienne (vitalité, immunité,sexualité, sommeil, désirs, projets,entre autres).

UN LIVRE DE RESSOURCES pour met-tre en place dans notre vie ces pe-tits changements si bénéfiques. ■

Ces petits riens qui changent lavie pour aller mieux chaque jourAnne-Marie Filliozat,Gérard Guasch304 pages, 19,50 €■ Des mêmes auteurs :Aide-toi, ton corps t’aidera336 pages, 21,20 €

Deux minutes de respiration pure, quelques pas en plus,

un peu de culpabilité en moins, un exercice de relaxation…

Un peu plus, un peu moins…

La presse

en parle ■ ■ ■

■ Marie Balmary et DanielMarguerat restituent unepensée vivifiante sur la vie.

Psychologies

■ Au cours de leurs échanges,chacun bouge et s’enrichitde l’apport de l’autre. Un régal.

La Vie

■ Peut-on rester à cette visiondu jugement dernier?Marie Balmary, psychanalystepassionnée par les Écritures,en discute avec le théologienDaniel Marguerat.

Le Monde des religions

■ Livre passionnant qui metle doigt là où ça fait mal.

Panorama

■ Croire au jugementdernier, c’est refuserd’abandonner le mondeà une logique de domination.Croire au jugementc’est entrer en résistance.

Le Pèlerin

Nous irons tousau paradisLe Jugement dernieren questionMarie Balmaryet Daniel Marguerat280 pages, 18 €

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lanza

Transformer en douceur son quotidienDÉVELOPPEMENT PERSONNEL

Découvrir un classique enfin traduit

En présence de Ramana MaharshiLe témoignage de Suri Nagamma

Ramana Maharshi fut l’un des plus grands et des plus singuliers maîtres de l’Indecontemporaine. Son enseignement a la simplicité de l’absolu : pour être libéré del’illusion du monde, il faut trouver le Soi.Lui-même, à l’âge de seize ans, après une expérience libératrice, abandonna son foyerfamilial et partit en ermitage sur la montagne sacrée Arunâchala. Peu à peu,des disciples commencèrent à venir vivre auprès de lui ; et c’est ainsi qu’en 1922,après qu’il eut passé vingt-trois années sur la montagne, fut créé autour de lui unashram où des milliers de pèlerins et visiteurs venus d’Inde et bientôt du monde entierse pressaient, attirés par le rayonnement de sa présence.Certes, Ramana Maharshi enseigne, délivre des darshans, et sait même faire montreface aux pandits qui l’interrogent parfois pour le « tester », d’une impressionnantemaîtrise des textes traditionnels. Certes, il accepte de se plier à certaines formes dedévotion d’un disciple à son guru, bien qu’il montre sa désapprobation franche à toutes les marques de respectexcessif : surtout, qu’on ne s’amuse pas à lui verser de l’eau de coco sur la tête en signe de puja (offrande) !Et vouloir boire l’eau du bain du guru, quelle idiotie… Mais c’est par son exemple quotidien, par sa simpleprésence, par la sérénité de son regard même dans les derniers moments de la maladie, que Ramanaenseigne. Il sait guider chaque visiteur, riche ou miséreux, érudit ou ignare, selon sa voie propre. C’est cetteexpérience quotidienne auprès du maître dont les ouvrages d’enseignement théoriques peinent à rendrepleinement compte, et c’est ce qui fait que le témoignage de Sri Nagamma est précieux, qui s’est imposédepuis longtemps comme l’une des deux ou trois sources premières sur le message de Ramana. SuriNagamma fut l’une de ses très proches disciples. Veuve à douze ans, elle rejoint l’ashram en 1941 et écrit àson frère pour lui raconter la vie à l’ashram. Ce sont ses lettres, de 1945 à la disparition du maître en 1950, quisont ici traduites. Elles forment le complément indispensable au volume L’Enseignement de Ramana Maharshi.

272 pages,19 €

14 L’Homme en Question ■ HIVER 2013

ON OUBLIE SOUVENT QUE LES

GRANDS POÈTES MYSTIQUES

IRANIENS du XIIe et du XIIIe siècle,qui ont tressé une couronne lyrique etmétaphysique unique dans l’histoiredes peuples, ont composé, écrit etchanté leurs œuvres sous la menaceterrifiante des invasionsmongoles, qui s’avan-çaient rapidement et dé-truisaient tout. Rûmi, au-teur du célèbre Masnavi,a dû fuir de place enplace jusqu’à Konya, enAnatolie.

À L’INTÉRIEUR DU MASNAVI DE RÛMI,Nahal Tajadod a choisi trente-six récitspour leur qualité véritablement allé-gorique. Pour nous les présenter, ellea inventé un personnage vraisem-blable, un relieur vagabond, qu’ellesuit de l’âge de dix-huit jusqu’à sesquatre-vingt-quatre ans, et qui de-vient à son insu comme une incarna-tion du grand poème. Grâce à sonpersonnage, Nahal Tajadod nous en-traîne dans la profondeur deRûmi, elle en épouse l’obscu-rité, les sinuosités, les éclats.

Extrait de la préfacede Jean-Claude Carrière

Rûmi renduvivant

SOUFISME

Sur les pas de RûmiNahal Tajadod272 pages, 7,70 €■ Du même auteur :Elle joue384 pages, 20,90 €

Annick de SouzenelleDepuis une trentaine d’années, Annick de Souzenellea construit une œuvre forte où se rencontrent foichrétienne orthodoxe, lecture de la Bible à partirde la symbolique des lettres hébraïques, et décryptagedes symboles qui habitent l’homme jusqu’au plusprofond de son corps. Son dernier livre, « Va vers toi ».La vocation divine de l’homme, est la synthèsedu travail de toute une vie.

Pourquoi ce titre entre guillemets?On n’y reconnaît pas une citation connue.C’est pourtant un des appels les plus fondamentauxde la Bible, celui qui va mettre en mouvementle patriarche Abraham: Lekh Lekha. Or, les traducteursn’entendant cet appel qu’à un premier niveau,n’ont eu d’autre choix que de le rendre par unerépétition : « Va, quitte (ton pays). » Mais l’hébreu esttoujours polysémique ; à un niveau plus profond, cetteexpression peut se traduire par « Va vers toi », et c’està un tout autre cheminement qu’elle engage : non plusune migration dans l’espace, mais une migration de l’Homme vers le Seigneur qui l’habite. Car tout êtrehumain est non seulement créé à l’Image de Dieu, maispromis à sa Ressemblance, ce qu’on oublie tropsouvent. L’Image, il l’a en lui comme une semencedu Père divin, semence qui contient toute l’informationde son devenir ; quant à la Ressemblance, identitéprofonde de l’Homme il doit cheminer vers elle par untravail de fécondation des forces vives qui l’habitent.

Mais parler de « vocation divine de l’homme »,n’est-ce pas aller un peu trop loin?Tel est pourtant l’enseignement fondamentalde la Bible, à travers la Loi, les prophètes et le Christ !Trop longtemps des lectures et des traductionssuperficielles ont dévalorisé, voire culpabilisé l’Homme,qui ne serait qu’une créature pécheresse éternellementen dette vis-à-vis de son Créateur. La Bible nous dit aucontraire que l’Homme est essentiellement un mutant,parce qu’il porte en lui cette Semence divine dont

il doit devenir le fruit. Pour ne prendre qu’un exemple,je parlais de la « Ressemblance » qui est notre vocationprofonde : le mot hébreu est damot, structuré surle mot dam, le sang : l’Homme est de sang divin !Ce que dit aussi son nom, Adam, où le « A », aleph, estle signe de Elohim, Dieu : nous avons bien Dieu dansle sang ! Tout ceci était bien connu des Pèresde l’Église, qui ont toujours dit que l’Homme étaitcapax Dei, « capable de Dieu », et saint Irénée de Lyon,au IIe siècle déjà, affirmait que « Dieu s’est fait Hommepour que l’Homme devienne Dieu ».

Ce livre semble être un peu le point d’orguede votre œuvre.Depuis le Symbolisme du corps humain dont j’aicommencé l’écriture il y a maintenant quarante ans,j’ai consacré ma vie à la lecture des grands momentsbibliques (La Genèse avec Alliance de feu, l’Exode avecL’Égypte intérieure, les matriarches avec Le Fémininde l’Être, Job, etc.). Le temps m’a semblé venude dégager de ces lectures certaines « loisontologiques » qui sont au cœur de la Révélation,qui nous sont d’une nécessité vitale, et dont l’oublinous conduirait tout simplement à la mort : « L’Hommeest un et chacun est unique » ; « L’Homme estessentiellement un mutant » ; « Toute relation humaineest en puissance le signe de l’Alliance offerte par Dieuaux Hommes » ; « Sans la bénédiction divine, l’Hommene peut s’accomplir »… Je suis chrétienne orthodoxe,proche de nos frères juifs, amie des grandes traditionscomme le soufisme, mais je crois que ces loisuniverselles doivent être rappelées car elles nousconcernent chacune et chacun dans notre vocationultime. Ce ne sont pas des lois morales relevantdu paradigme du bien et du mal, mais cellesqui sont la clé de la vie ou de la mort. « Choisis lavie ! » dit Dieu à Moïse. ■

Trois questions à ■ ■ ■

« Va vers toi »La vocation divine de l’HommeAnnick de Souzenelle216 pages, 16 €

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15L’Homme en Question ■ HIVER 2013

Trois pays les attendent : uneplage paradisiaque, un paysenneigé, de grandes plaines

vertes… À chaque étape, Colinetisse des amitiés enfantines et re-part avec un mystérieux cadeau en-rubanné.De retour chez elle, Coline ouvreles paquets. Du premier s’échappeun sable fin. Le deuxième libère uncube de glace qui fond aussitôt.Les plumes d’oie contenues dansle dernier s’éparpillent au vent !L’enfant est déçue mais les faveurscolorées qui agrémentent les ca-deaux s’emmêlent en un merveil-leux oiseau-ruban.Une histoire poétique qui évoquesubtilement combien les objets sont

L’essentiel est invisiblepour les yeuxJEUNESSE

éphémères, et les biens ma-tériels fades par rapport auxscènes vécues dans le partageet la complicité. Les cadeauxsont perdus mais les penséeset les beaux souvenirs, per-sonne ne peut les ravir.

LES TROIS CADEAUX est le pre-mier album de Franck Pavloffchez Albin Michel Jeunesse.L’autre, l’ailleurs, la tolérance, l’hu-manisme, le besoin d’être toujourssur le qui-vive… sont des thèmesqu’il affectionne. Christelle Enault aaccompagné l’histoire de Colineavec une personnalité graphiqueétonnante, à la fois douce, joyeuseet caressante. ■

Le papa de Coline parcourt le monde pour travailler.

Aujourd’hui, il emmène sa fille avec lui.

«N onna ! Pourquoi tu chantestoujours en italien?  » de-mande une petite fille à sa

grand-mère. Nonna lui raconte alorsl’histoire de la famille…Enfant, Nonna vivait en Italie. Son père,ouvrier et athée, veut croire en une so-ciété plus équitable et chante souventdes chants révolutionnaires. QuandMussolini arrive au pouvoir, 1922, la fa-mille devient la cible des chemisesnoires. D’abord le père qui se fait bat-tre, la mère que les voisins évitent… Lejour où les fascistes s’en prennent à lapetite Nonna parce qu’elle porte unerobe rouge, ses parents décidentd’émigrer… Ils s’installent en France etdeviennent français…Cette histoire familiale vibrante quiaborde les sujets délicats du fascismeet de l’exil ressemble à beaucoupd’autres ; chaque parent pourra évo-quer son propre parcours ou celui deses proches.Michel Piquemal, instituteur devenuécrivain pour la jeunesse, transposecette histoire vraie en une fiction poé-tique, sereine, mâtinée d’italien. JustineBrax avec ses couleurs chaudes, sespoints de vue décalés, ses métaphoresvisuelles et ses tableaux à la matièreforte restitue les états d’âme de la fa-mille de Nonna et permet à chacun dese projeter dans l’histoire. ■

Le fascismeexpliquéaux enfants

JEUNESSE

La Robe rouge de NonnaTexte de Michel PiquemalIllustrations de Justine Brax240 x 300 cm,40 pages quadri, 12 €À partir de 6 ans

Les Trois CadeauxTexte de Franck PavloffIllustrationsde Christelle Enault210 x 260 cm,40 pages quadri, 10,90 €Parution mars 2013À partir de 4 ans

16 L’Homme en Question ■ HIVER 2013

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ALBIN MICHEL, 22 rue Huyghens, 75014 Paris – Tél. : 0142791092 – Fax : 0143272158 – www.albin-michel.frRédaction : Jean Mouttapa, éditeur ; Julien Darmon – Coordination : Gil Rousseaux – Maquette : Caractère B.

Dans ce dictionnaire, Malek Chebel nousprésente les grandes figures de cette histoirede la réforme en islam, dont la diversité est

souvent surprenante : en effet, le monde islamiquea connu des réformes libérales et modernistes, aussibien doctrinales que philosophiques, mais aussi desretours obsédants vers un « islam des origines » puret anhistorique. On rencontrera donc ici aussi biendes universitaires progressistes comme MohammedArkoun que les fondateurs d’idéologies contem-poraines telles que l’islamisme, le wahhabisme etle salafisme.À ceux qui auraient peur de se perdre dans la fo-rêt des entrées de ce dictionnaire, qu’ils se rassu-rent : l’introduction pose bien le propos et l’ontrouve en annexe une fort bienvenue table qui re-groupe toutes ces figures aussi fondamentalesque méconnues selon un découpage chronolo-gique. Ce point de vue historique permet de serendre compte de plusieurs faits éclairants. D’unepart, les grands penseurs de l’islam classique onttous été, sinon des réformateurs, du moins des in-novateurs qui ont fait progresser la pensée et la so-ciété ; d’autre part, que même la période clas-sique qui va de la fin des Abbassides à l’Expéditiond’Égypte, qu’on décrit souvent comme un longsommeil, a connu de nombreux réformateurs depremier plan ; enfin, que l’islam a connu au débutdu XIXe siècle une extraordinaire effervescence in-tellectuelle moderniste et, bien souvent, progres-siste. Cette Nahda ou «  Renaissance  », provo-quée par le choc que constitua la découverte dela supériorité technique, scientifique, politique etmilitaire d’une Europe chrétienne dont les musul-mans avaient jusque-là gardé l’image médiévaled’une sorte de tiers-monde, impulsa toute unesérie de réformes éducatives et politiques, maisaussi une profonde remise en question de la natureprofonde de ce qu’est censée être une société au-

thentiquement islamique. Les effets de cetteNahda ne cessent de se faire sentir tout au coursdu XXe siècle et aujourd’hui plus que jamais. L’ou-vrage, et c’est là une autre de ses forces, ne se li-mite pas au monde arabe, mais inclut égalementl’Inde, la Turquie, l’Indonésie, l’Asie centrale, l’Iran,le Pakistan et jusqu’en Amérique.Tout en prenant sans ambiguïté parti pour une ré-forme libérale, Malek Chebel nous donne à saisirtoute la complexité des multiples courants depensée qui de tous temps ont agité l’islam, tantsur le plan politique que religieux. Un livre denotre temps. ■

Pour comprendre (enfin)l’islam d’aujourd’hui

ISLAM

On parle sans cesse de « réformer l’islam », comme si l’islam avait jusqu’ici toujours

été figé. Cette vision des choses arrange autant les pourfendeurs d’un islam

« rétrograde » que les fondamentalistes d’un islam « éternel ». La vérité est que l’islam

n’a jamais cessé de se réinventer, de se remettre en question, à travers la voix

de penseurs, de théologiens et de mystiques qui se sont heurtés à l’establishment

clérical et politique. Il fallait tout le talent de Malek Chebel pour donner tout cela à lire

dans un ouvrage que le souci didactique rend accessible au plus grand nombre.

Changer l’islam.Dictionnaire des réformateurs musulmansdes origines à nos joursMalek Chebel368 pages, 19 €■ Du même auteur :Dictionnaire des symboles musulmans506 pages, 10,50 €

© B

enja

min

Chelly