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Arthur Schopenhauer

Fragments sur lrsquohistoire de la philosophie

Parerga et paralipomena

Traduit par Auguste Dietrich 1912

Numeacuterisation et mise en page par

Guy Heff

Deacutecembre 2013

wwwschopenhauerfr

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

NOTE SUR CETTE EacuteDITION

Nous avons inseacutereacute la traduction des citations

grecques latines anglaises et espagnoles entre

crochet dans le corps du texte

La longue preacuteface du traducteur a eacuteteacute alleacutegeacutee et

raccourcie

Sauf indication contraire les notes sont de

Schopenhauer

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PREacuteFACE

Ces laquo Fragments sur lhistoire de la philosophie raquo

qui sont avant tout une sorte de suppleacutement ou

dappendice aux doctrines geacuteneacuterales de lrsquoauteur du

Monde contient comme et volonteacute et comme

repreacutesentation ajoutent agrave celles-ci bon nombre de

choses et soulegravevent des questions de plus ou moins

dimportance

Schopenhauer revient avec une acrimonie plus vive

et plus combative que jamais agrave sa becircte noire le

theacuteisme et agrave lrsquoeacutemanation la plus caracteacuteristique et la

plus complegravete de celui-ci le christianisme Nous

lrsquoavons deacutejagrave entendu dans le volume preacuteceacutedent

affirmer avec Kant que lrsquoideacutee de Dieu nrsquoest pas

inneacutee que le theacuteisme est un reacutesultat de lrsquoeacuteducation

et que si lon ne parlait jamais de Dieu agrave un enfant

celui-ci ne le deacutecouvrirait pas de lui-mecircme et ne

saurait jamais rien agrave son sujet Ici son

argumentation est plus incisive encore son jeu

drsquoescrime antireligieux plus compliqueacute et plus

redoutable Dans la religion chreacutetienne dit-il

lrsquoexistence de Dieu est une affaire entendue et au-

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dessus de toute discussion Aussi est-ce une beacutevue

de la part des rationalistes de preacutetendre deacutemontrer

lexistence de Dieu par dautres preuves que par la

Bible Ils se livrent lagrave agrave un amusement dangereux

La philosophie par contre est une science et

comme telle nrsquoa pas drsquoarticle de foi Rien ne peut

donc y ecirctre admis comme existant excepteacute ce qui

est directement donneacute par lrsquoexpeacuterience ou ce qui est

deacutemontreacute par dincontestables reacutesultats On croyait

posseacuteder ceux-ci de tout temps lorsque Kant vint

deacutesillusionner le monde agrave cet eacutegard et deacutemontrer

nettement lrsquoimpossibiliteacute de telles preuves Crsquoest

dire que toutes les deacutemonstrations de lrsquoexistence de

Dieu tireacutees du spectacle de lrsquounivers de lrsquoordre et de

lrsquoharmonie qui y regravegnent du dessein intelligent qui

srsquoy manifeste en y ajoutant les deacutemonstrations dites

meacutetaphysiques deacuteduisant la reacutealiteacute de lrsquoecirctre divin

de lrsquoideacutee mecircme que la raison possegravede de ses

attributs telles que les ont donneacutees Bossuet

Feacutenelon Clarke Pluche Chateaubriand et tutti

quanti ne sont aux yeux du philosophe allemand

que des effusions lyriques et des pueacuteriliteacutes

sentimentales deacutenueacutees de toute valeur

Et se demande-t-il ougrave logerait ce Dieu sil existait

Copernic renversant au XVIe siegravecle lrsquoantique

systegraveme drsquoHipparque preacutecurseur de celui de

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Ptoleacutemeacutee fondeacutes lrsquoun comme lautre sur

lrsquoagencement absurde de lrsquounivers imagineacute par

Aristote a deacutemontreacute en mecircme temps lrsquoimpossibiliteacute

absolue de lrsquoexistence du ciel Or si le ciel nrsquoexiste

pas comment pourrait-il ecirctre le seacutejour drsquoun Dieu

Lrsquoastronomie moderne en supprimant le ciel a par

le fait mecircme supprimeacute Dieu elle a tellement agrandi

et dilateacute le monde qursquoil ne reste plus de place pour

un ecirctre en dehors de lui Crsquoest ce qursquoa aussitocirct

reconnu lrsquoEacuteglise catholique qui a condamneacute le

systegraveme de Copernic en attendant qursquoelle

condamnacirct celui de Galileacutee afin de ne pas infliger

un deacutementi au reacutecit de la Bible nous montrant Josueacute

arrecirctant le soleil laquo au risque de casser le grand

ressort tout net raquo ajoute ironiquement Victor Hugo

Toute largumentation de Schopenhauer contre

lexistence de Dieu pourrait se reacutesumer par le vers

fameux de Cyrano do Bergerac sur

Ces dieux que lhomme a faits et qui nrsquoont point fait

lhomme

Voilagrave son fait dit au theacuteisme lui-mecircme Le

christianisme lun des deux ou trois avatars des

plus consideacuterables de celui-lagrave nobtient pas

meilleure mesure Rencontrant sur son chemin Scot

Eacuterigegravene cet laquo homme admirable raquo du IXe siegravecle qui

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nous offre le spectacle inteacuteressant de la lutte entre la

veacuteriteacute reconnue et saisie personnellement et les

dogmes locaux fixeacutes par un endoctrinement preacutecoce

et qui se sont deacuteveloppeacutes en dehors de tout doute raquo

Schopenhauer a loccasion dexaminer sur ses

traces la question du peacutecheacute originel des

chatoiements eacuteternels promis agrave lhumaniteacute Il

souligne malignement les difficulteacutes inextricables et

les contradictions irreacuteductibles avec lesquelles se

trouve aux prises le pauvre grand homme beaucoup

plus theacuteologien que philosophe conformeacutement agrave

lesprit de son temps La faute du peacutecheacute et du mal

conclut-il retombe neacutecessairement de la nature sur

son auteur Mais si celui-ci est la Volonteacute se

manifestant dans tous ses pheacutenomegravenes cette faute

est parvenue agrave la bonne adresse Si crsquoest au contraire

un Dieu lrsquoorigine du peacutecheacute et du mal contredit sa

diviniteacute

Crsquoest lagrave en effet le dilemme inexorable duquel ne

peuvent sortir les croyants cest la pierre

drsquoachoppement agrave laquelle se heurtent tous ceux qui

se trouvent en preacutesence de ce formidable problegraveme

de la Gracircce qui fait le fond de la doctrine

deacutesespeacutereacutee de saint Augustin

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On pourrait deacuteduire drsquoapregraves ce rapide exposeacute des

ideacutees de Schopenhauer au sujet de Dieu et du

dogme chreacutetien que notre philosophe est

absolument deacutepourvu du sens religieux qursquoil est un

atheacutee sec deacutesabuseacute insensible agrave toutes les beauteacutes

naturelles et morales que lrsquohumaniteacute dans sa grosse

masse regarde comme lœuvre drsquoun ecirctre parfait

qursquoelle deacutenomme Dieu et vers lequel elle eacutelegraveve sa

voix reconnaissante Sans vouloir deacutecider pour

notre part si lrsquooctroi de lrsquoexistence humaine qui

finit par la mort teacuteneacutebreuse est un don si preacutecieux

qui meacuterite un tel gaspillage de priegraveres drsquohymnes et

drsquoencens nous reconnaissons volontiers que lrsquoideacutee

drsquoun ecirctre supeacuterieur agrave nous que lrsquohomme appelle

plus ou moins vaguement agrave son aide comme

pouvant guider ses actes et qui constitue pour lui

un ideacuteal neacutecessaire est une force pour sa faiblesse

Crsquoest toujours le mythe drsquoAnteacutee qui en enlaccedilant la

Terre sa megravere retrouve momentaneacutement sa

vigueur Aussi Schopenhauer lui-mecircme avait-il

conscience de la grandeur de lrsquounivers et inclinait-il

plein de respect devant la manifestation

majestueuse et inflexible de ses lois Si sa raison lui

deacutefendait drsquoadmettre un Dieu personnel releacutegueacute

derriegravere les nuages opaques de la scolastique et de la

meacutetaphysique intervenant dans les moindres actes

humains il portait dans son admiration de la

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Nature lrsquoenthousiasme eacutemu drsquoun poegravete mondes

inexploreacutes et eacutenigmatiques gravitant dans le

firmament faune et flore peuplant cette terre

montagnes qui deacutetient les nues vastes mers tour agrave

tour paisibles et furieuses ces spectacles varieacutes

parlaient agrave son cœur Crsquoest lhomme son laquo fregravere en

Adam raquo qursquoil aimait le moins il faut bien le

reconnaicirctre et il ressentait pour la femme on le

sait un eacuteloignement analogue Il disait avec Hamlet

laquo Lrsquohomme nrsquoa pus de charme pour moi ni la

femme non plus quoique semble dire votre

sourire raquo Crsquoest qursquoil navait pas eu beaucoup agrave se

louer comme crsquoest notre lot agrave presque tous de lrsquoun

ni de lautre sexe Les hommes seacutetaient montreacutes

envieux de sa supeacuterioriteacute et les femmes avaient

deacuteployeacute agrave son encontre les ruses perfides dont elles

sont coutumiegraveres envers lrsquohomme et qui sont

lessence constitutive de leur ecirctre

Ainsi il avait pour les merveilles de la Nature une

acircme et des yeux largement ouverts Mais il srsquoeacutetait

deacutebarrasseacute de bonne heure de toute entrave

alourdissante et ne srsquoeacutetait pas laisseacute emprisonner

dans un dogme Il pensait qursquoecirctre de la religion

drsquoAristote de Lucregravece de Seacutenegraveque de Spinoza et de

Goethe crsquoest apregraves tout se trouver en assez bonne

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compagnie Nous ajouterions agrave cette liste le nom de

Renan si celui-ci nrsquoeacutetait pas venu apregraves lui

On peut reacutesumer lrsquoattitude de Schopenhauer vis-agrave-

vis la religion en disant que celle-ci a autant

dimportance agrave ses yeux que lart et la morale Ces

trois facteurs repreacutesentent le mecircme violent effort de

son esprit pour briser les limites de la volonteacute et de

lrsquointellect finis pour mettre en fuite lillusion

peacutenible et deacutecevante qui est la compagne de la vie

humaine Lrsquoeffort en chaque cas se reacuteduit

simplement agrave chasser de sa penseacutee et de son

sentiment toute foi agrave la reacutealiteacute seacutepareacutee ou

individuelle des choses et des ecirctres humains et a en

arriver agrave envisager toute individualiteacute apparente

comme une pure manifestation de la volonteacute

conditionneacutee par le temps et par lrsquoespace Le seul

point qui inteacuteresse Schopenhauer dans un systegraveme

religieux crsquoest de savoir srsquoil affecte ou nrsquoaffecte pas

la volonteacute humaine Il le perccediloit purement par son

cocircteacute formel et subjectif et sa philosophie va donner

ainsi la main agrave lrsquoeacutethique de Goethe pour lequel lrsquoart

et la religion eacutetaient deux termes parallegraveles Celui

qui est en possession de lart reacuteel et de la science

reacuteelle celui qui voit les Ideacutees et connaicirct les limites

du savoir ordinaire qui sait comment ce savoir ne

srsquoapplique quaux choses conditionneacutees par notre

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intellect celui-lagrave a de la religion Seul lrsquoindividu

auquel lart et la science font deacutefaut doit recourir agrave

la religion positive Le philosophe exprime sa

penseacutee derniegravere par cette proposition laquoLa religion

est la meacutetaphysique du peuple raquo Il ressort de tout

cela de toutes ces ideacutees qui se heurtent parfois un

peu que la religion eacutetait pour Schopenhauer un des

facteurs les plus importants de lrsquohumaniteacute et

quoiquil reacutepegravete agrave qui veut lrsquoentendre que laquo le

philosophe doit ecirctre avant tout un increacutedule raquo qursquolaquo

aucun philosophe veacuteritable nrsquoest religieux raquo et force

assertions semblables il est incontestable qursquoil

prenait la question religieuse tout agrave fait au seacuterieux

La maniegravere dont Schopenhauer traite les problegravemes

que soulegraveve cet ordre de speacuteculations rappelle au

demeurant bien plus celle de Voltaire que celle de

lauteur des Origines du christianisme et de

lrsquoHistoire du peuple dIsraeumll Il a recours plus

souvent agrave lrsquoironie mordante jusquau cynisme qursquoagrave

lrsquoexposeacute seacuterieux calme et objectif Quoique

contemporain de David Strauss et ayant vu paraicirctre

la Vie de Jeacutesus de celui-ci10 il nrsquoa que faiblement

10 Les Schopenhauerrsquos Gespraumlch publieacutes par Ed Grisebach (1898) contiennent sur le livre de Strauss un jugement succinct Schopenhauer dit agrave un visiteur Hubert von

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subi linfluence du grave theacuteologien

wurtembergeois En un mot il procegravede bien plus en

pamphleacutetaire quen exeacutegegravete et en historien et

ajoutons-le en philosophe

Un cocircteacute piquant de la maniegravere de Schopenhauer

crsquoest la succession assez souvent impreacutevue du

seacuterieux et de la plaisanterie de lrsquoinvective

personnelle agrave outrance et de lagitation des ideacutees les

plus rares et les plus hautes Les XIIe XIIIe et XIVe

sections des laquo Fragments sur lhistoire de la

philosophie raquo en sont des exemples caracteacuteristiques

Il y passe en revue la philosophie des modernes

tout particuliegraverement celle de Kant fait des

Hornstein laquo Jai fait saluer Strauss pur un Ameacutericain Jrsquoestime lhomme sa critique a des meacuterites mais il aurait pu alleacuteguer plus de raisons encore contre le cocircteacute historique des Eacutevangiles Par exemple une de Voltaire le Christ a chasseacute les esprits des posseacutedeacutes et les a fait entrer dans un troupeau de cinq cents truies Comment peut-il y avoir cinq cents truies dans un pays ougrave la chair de porc est deacutefendue Cest lomniscience poeacutetique Plus loin le Christ eacutemet agrave haute voix sur le Mont des Oliviers une priegravere qui est reproduite Dougrave savons-nous cela Les disciples dormaient et aussitocirct apregraves le Christ fut arrecircteacute raquo Sur la reacuteponse que Strauss avait sans doute trouveacute trop frivole lhistoire des cinq cents truies Schopenhauer riposta laquo En tout cas elle est frappante Eacutetant donneacute le grand succegraves du livre de Strauss ce que je ne comprends pas cest que les gens auparavant aient vraiment pu croire agrave toutes ces histoires-lagrave raquo

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remarques sur sa propre philosophie et crsquoest avant

tout un plaidoyer pro domo Il recommence son jeu

de massacre cela est agrave peine neacutecessaire agrave dire

contre ses trois tecirctes de Turcs Fichte Schelling et

Hegel lance de fortes ruades aux Allemands en

deacuteclarant agrave la suite de Wieland que crsquoest un laquo

malheur raquo de naicirctre parmi eux puis

immeacutediatement a cocircteacute de ces boutades brutales

passant agrave lrsquoexamen de la laquo dialectique

transcendantale raquo de Kant il se livre agrave des

consideacuterations meacutetaphysiques tellement eacuteperdues

qursquoelles en sont passablement abstruses et qursquoon a

parfois peine agrave suivre son deacuteploiement drsquoailes

laquo Des charlatans ruseacutes lourds gonfles par des

ministres gribouillant bravement des

extravagances deacutepourvus drsquoesprit et de meacuterite

(allusion agrave Hegel) voilagrave ce qursquoil faut aux Allemands

mais non des hommes tels que moi raquo crsquoest en ces

termes quil srsquoexprime en un endroit Nous savons

de longue date que la modestie nrsquoeacutetait pas son fait il

se rappelait agrave ce sujet le mot de son vieil ami

Goethe et nrsquoavait nullement envie de passer pour

un laquo gueux raquo Il est drsquoailleurs assez probable qursquoil se

serait un peu moins loueacute lui-mecircme si ses

contemporains lui avaient rendu un peu plus

largement justice Quoi qursquoil en soit il pousse plus

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loin encore dans ce mecircme chapitre lrsquoaffirmation de

sa propre valeur et on y lit vers la fin cette phrase

lapidaire laquo Lrsquohumaniteacute a appris de moi beaucoup

de choses qursquoelle nrsquooubliera jamais et mes eacutecrits ne

mourront point raquo

Crsquoest lrsquoExegit monumentum drsquoHorace Mais apregraves

tout pourquoi les philosophes ne jouiraient-ils pas

en cela des mecircmes droits que les poegravetes Si leur

œuvre est de nature diffeacuterente elle nrsquoest pas de

qualiteacute moindre mdash et Schopenhauer lrsquoaffirme mecircme

supeacuterieure En ce cas agrave qui ces droits

appartiendraient-ils plus entiegraverement qursquoau

puissant constructeur du Monde comme volonteacute et

comme repreacutesentation Il restera grand devant la

posteacuteriteacute ne surveacutecucirct-il de lui que quelques lignes

comme celles-ci sur lesquelles le hasard drsquoune

lecture vient de nous faire tomber laquo Sitocirct

qursquoapparaicirct dans le monde une veacuteriteacute nouvelle on

srsquooppose agrave elle le plus longtemps possible et on

reacutesiste mecircme quand on est agrave peu pregraves convaincu En

attendant cette veacuteriteacute travaille en silence et se

reacutepand comme un acide jusqursquoagrave ce qursquoelle ait tout

rongeacute alors on entend ccedilagrave et lagrave des craquements

lrsquoancienne erreur srsquoeacutecroule et soudainement

apparaicirct comme un monument dont on enlegraveve le

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voile lrsquoeacutedifice de la nouvelle ideacutee universellement

approuveacutee et admireacutee raquo

laquo Je suis convaincu que Schopenhauer est le plus

geacutenial des hommes eacutecrivait Tolstoiuml agrave son ami le

poegravete Fegravete Chenchine le 30 aoucirct 1869) Crsquoest tout

lrsquounivers refleacuteteacute avec une netteteacute et une beauteacute

extraordinaires raquo Des passages comme celui qui

vient decirctre citeacute justifient une pareille assertion

Voilagrave pour le cocircteacute intellectuel voyons maintenant le

cocircteacute moral un critique franccedilais lisant une

traduction du Monde comme volonteacute et comme

repreacutesentation en deacutetache cette page que nous

reproduisons agrave notre tour laquo De mecircme que des

torches et des feux drsquoartifices pacirclissent et seacuteclipsent

agrave lapparition du soleil ainsi lesprit comme le

geacutenie et comme la beauteacute mecircme sont rejeteacutes dans

lrsquoombre et eacuteclipseacutes par la bonteacute du cœur

Lrsquointelligence la plus borneacutee ou la laideur la plus

grotesque degraves que la bonteacute les accompagne et parle

en elles en sont transfigureacutees le rayonnement

dune beauteacute de nature plus eacuteleveacutee les enveloppe et

elles expriment une sagesse devant laquelle toute

autre sagesse doit se taire Car la bonteacute du cœur est

une proprieacuteteacute transcendante elle appartient agrave un

ordre de choses qui aboutit plus loin que cette vie

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et elle est incommensurable par rapport agrave

nrsquoimporte quelle perfection Quand elle habile un

cœur elle lrsquoouvre si largement qursquoil embrasse le

monde tout y peacutenegravetre et rien nen est exclu car il

identifie tous les ecirctres avec le sien et il communique

envers les autres cette indulgence intime dont

chacun nrsquouse habituellement quen vers soi-mecircme

Aupregraves de cela que pegravesent esprit et geacutenie que vaut

un Bacon de Verulam raquo

Cette citation faite le critique la commente ainsi laquo

Quil y ait un autre Schopenhauer je le veux bien

mordant et cynique jrsquoy consens bien encore mais

celui-ci aussi existe qui a eacutecrit cette page et pour

nrsquoecirctre pas le Schopenhauer de tous les jours il nen

est pas cependant moins vrai Car je me suis efforceacute

de le montrer un peu plus haut comme cette belle

page reacutesume lrsquoenseignement moral de tout

pessimisme de mecircme elle est la conclusion

neacutecessaire du systegraveme de Schopenhauer Et je ne

disconviens pas qursquoil y manque peut-ecirctre quelques

traits de lhomme et des plus accentueacutes mais le

philosophe y est assureacutement tout entier En

connaissez-vous beaucoup dont la morale soit plus

pure et qui sur une vue plus originale du monde

ait fondeacute un plus seacutevegravere et pour tout dire un plus

noble enseignement raquo

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Ce critique si admiratif nous donnerions en cent

son nom agrave deviner si nous ne le nommions sans

plus de faccedilons Crsquoest Ferdinand Brunetiegravere le sage

acadeacutemicien le disciple fervent du XVIIe siegravecle le

pieux visiteur du pape Leacuteon XIII lrsquoacircpre deacutefenseur

des ideacutees conservatrices qursquoon nrsquoa jamais taxeacute dun

excegraves de tendresse ni mecircme drsquoindulgence pour les

opinions morales et religieuses avanceacutees et avant

tout pour les philosophies sans Dieu1

Un eacuteminent professeur de philosophie anglais

William Galdwell que nous avons deacutejagrave citeacute dans les

volumes preacuteceacutedents est alleacute plus loin encore et a dit

que laquo comme on le sait tregraves bien il y a en

Schopenhauer quelque chose drsquoeacutequivalent agrave la

contemplation drsquoAristote agrave la raison de Spinoza agrave

la sagesse de Renan agrave la culture de Matthew

Arnold agrave la droiture drsquoun saint2 raquo

Les lecteurs des Parerga et Paralipomena ont pu

constater degraves le premier jour combien

Schopenhauer use et abuse des citations en toute

langue particuliegraverement des mots grecs et latins

1Questions de critiques pp 158-159 2 Schopenhauerrsquos System in its Philosophical Significance p231

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isoleacutes quil est si simple de vulgariser Crsquoest lagrave un

proceacutedeacute et une manie que lui reprochait deacutejagrave

Goethe et qui ne laissent pas que de devenir agrave la fin

un peu agaccedilants Pour traduire fidegravelement en

franccedilais notre philosophe il faut proceacuteder outre

lrsquoallemand le grec et le latin lrsquoanglais lrsquoitalien et

lrsquoespagnol voire un peu de sanscrit puisque son

texte est constamment eacutemaille de phrases et de

mots emprunteacutes agrave ces divers idiomes Ce qui peut

jusquagrave un certain point justifier chez lui cette

maniegravere de faire ce sont ses connaissances

linguistiques profondes ses inlassables et vastes

lectures des chefs-drsquoœuvre de la litteacuterature

universelle Srsquoil se contente souvent comme dans le

preacutesent volume de donner ses textes grecs et latins

sans les traduire crsquoest qursquoil avait au plus haut degreacute

le meacutepris des ignorants de ceux qui ne connaissent

pas au moins les deux vieilles langues classiques

qursquoil regardait agrave lrsquoinstar des humanistes de la

Renaissance comme la base de toute culture digne

de ce nom il refusait A ces gens-lagrave le nom

drsquohommes vraiment instruits eussent-ils fait leurs

preuves sur drsquoautres terrains intellectuels Sans

doute depuis le temps de Schopenhauer le point de

vue a changeacute et lesprit utilitaire actuel qui emporte

les activiteacutes vers le commerce lrsquoindustrie les

professions nouvelles creacuteeacutees par les progregraves de la

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science et les inventions stupeacutefiantes de chaque

jour menace de faire rentrer de plus en plus dans

lombre les eacutetudes deacutesinteacuteresseacutees mais celles-ci

seront toujours le lien qui rattachera eacutetroitement le

preacutesent au passeacute Les eacutetudes classiques ont eacuteteacute le

fond solidement cimenteacute ougrave puisa durant plusieurs

siegravecles la bourgeoisie franccedilaise qui plus que le

peuple proprement dit fit la Reacutevolution et eacutedifia la

socieacuteteacute moderne et nos grands reacutevolutionnaires

personne ne lrsquoignore eacutetaient satureacutes jusquagrave la

moelle de la tradition grecque et latine comme de

celle de notre XVIIe siegravecle Crsquoest qursquoen effet lhistoire

et la poeacutesie des anciens eacutetudieacutees dans les textes

mecircmes nous apportent des enseignements de

sagesse pratique et de beauteacute des exemples

incessants dheacuteroiumlsme de deacutevoilement agrave la patrie

La litteacuterature ancienne est on peut le soutenir la

source des ideacutees geacuteneacuterales et nous nous rappelons

avoir entendu un jour Berthelot agrave la Sorbonne

affirmer que la haute eacuteducation de lesprit due agrave la

culture classique eacutetait neacutecessaire agrave la poursuite de

travaux tels que les siens et ceux de ses illustres

confregraveres Claude Bernard et Pasteur elle eacutetablit

lrsquoharmonie parmi les innombrables mateacuteriaux eacutepars

qui servent de base aux recherches La deacutemocratie

plus que toute autre forme gouvernementale a

besoin dune eacutelite et pour obtenir celle-ci il faut de

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toute neacutecessiteacute maintenir lideacutealisme de notre

culture Il y aura toujours une diffeacuterence

intellectuelle et mentale profonde entre lhomme

nourri des eacutecrivains grecs et latins et celui qui les

ignore Humaniores litteraelig mdash les lettres qui

rendent plus humain les laquo humaniteacutes raquo mdash crsquoest lagrave

un terme gros de choses Schopenhauer agrave la suite

de tant drsquoautres est dans le vrai sous ce rapport

Sans doute les profanes les gens sans eacutetudes les

petits messieurs preacutetentieux qui srsquoimaginent

niaisement que la lecture superficielle drsquoun numeacutero

de Revue suppleacutee a toute discipline intellectuelle

seacuterieuse peacuteniblement acquise srsquoinscriront

veacuteheacutementement en faux contre cette maniegravere de

voir du droit mecircme de leur sacro-sainte ignorance

Crsquoest lrsquohistoire eacuteternelle de M Josse Leur

protestation est trop inteacuteresseacutee et a trop peu de

valeur pour nrsquoecirctre pas neacutegligeable Comme le dit le

picaro espagnol Guzman drsquoAlfarache qui pour ecirctre

assez coquin ne manque pas de bon sens laquo Quoi

quil arrive mieux vaut savoir qursquoavoir car si la

fortune vous abandonne la science reste Les

affaires se gacirctent la science srsquoaccroicirct et le peu que

sait le sage a plus de prix que tout ce que possegravede le

riche raquo Et nous conclurons avec le Fabuliste en

appliquant son vers si souvent citeacute agrave notre cas

speacutecial

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Laissons dire les sots le savoir a son prix

AUGUSTE DIETRICH

31 deacutecembre 1911

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SECTION I SUR CELLE-CI

Lire au lieu des œuvres originales des philosophes

toutes sortes drsquoexposeacutes de leurs doctrines ou

lrsquohistoire geacuteneacuterale de la philosophie crsquoest comme si

lrsquoon se faisait macirccher sa nourriture par un tiers

Lirait-on lhistoire universelle si chacun eacutetait agrave

mecircme de contempler de ses propres yeux les

eacuteveacutenements inteacuteressants du monde primitif Mais

en ce qui concerne lhistoire de la philosophie une

pareille autopsie du sujet est reacuteellement possible

on la trouve dans les eacutecrits originaux des

philosophes Drsquoautant plus quon peut toujours en

vue drsquoabreacuteger se limiter aux chapitres principaux

bien choisis puisqursquoils abondent tous en reacutepeacutetitions

qursquoil vaut mieux srsquoeacutepargner De cette faccedilon on

connaicirctra lessentiel de leurs doctrines sous une

forme authentique et non falsifieacutee tandis que des

Histoires de la philosophie publieacutees maintenant

chaque anneacutee par demi-douzaines on reccediloit

seulement ce qui en est entreacute dans la tecircte drsquoun

professeur et comme la chose lui apparaicirct Or il va

de soi que les ideacutees drsquoun grand esprit doivent

consideacuterablement se ratatiner pour trouver place

dans le cerveau du poids de trois livres drsquoun tel

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parasite de la philosophie drsquoougrave elles eacutemergent de

nouveau travesties dans le jargon du jour et

accompagneacutees de ses sagaces jugements Outre cela

il faut consideacuterer qursquoun homme de cette espegravece qui

eacutecrit sur la philosophie pour gagner de lrsquoargent peut

avoir lu agrave peine la dixiegraveme partie des ouvrages dont

il parle Leur eacutetude reacuteelle exige toute une longue vie

de travail telle que lrsquoa meneacutee jadis dans les temps

drsquoapplication le vaillant Brucker 3 Mais ces petits

messieurs empecirccheacutes par leurs cours continuels

leurs emplois officiels leurs voyages de vacances et

leurs distractions et qui pour la plupart publient

des Histoires de la philosophie dans leur jeunesse

que peuvent-ils avoir rechercheacute agrave fond Ajoutez agrave

cela qursquoils preacutetendent de plus ecirctre pragmatiques

avoir approfondi et exposer la neacutecessiteacute de lrsquoorigine

et de la suite des systegravemes et mecircme juger redresser

et traiter en petits garccedilons les vieux philosophes

seacuterieux et veacuteritables Que peuvent-ils faire drsquoautre

sinon copier les anciens philosophes et se copier les

3 Brucker (Jean-Jacques) neacute agrave Augsbourg en 1696 et mort dans cette ville en 1770 peut-ecirctre consideacutereacute comme le creacuteateur de lrsquohistoire de la philosophie que lrsquoun des premiers il a soumise agrave un plan reacutegulier et agrave une meacutethode exacte Son principal ouvrage sur cette matiegravere est son Historia critica philosophiae a mundi incunabilis ad nostram usque aetatem deducta Leipzig 1741-1767 6 volumes in-4deg (Le trad)

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uns les autres puis pour cacher leurs plagiats gacircter

de plus en plus les choses en srsquoefforccedilant de leur

donner la tournure du quinquennium courant et en

les jugeant conformeacutement agrave lrsquoesprit de celui-ci Au

contraire une collection des passages importants et

des chapitres essentiels des principaux philosophes

faite consciencieusement et en commun par

drsquohonnecirctes et intelligents lettreacutes arrangeacutee dans

lrsquoordre chronologico-pragmatique serait tregraves utile

Elle devrait rappeler drsquoassez pregraves ce que Gedicke4

drsquoabord plus tard Ritter5 et Preller6 ont fait pour la

philosophie de lrsquoantiquiteacute mais il faudrait qursquoelle fucirct

beaucoup plus complegravete en un mot une

4 Gedicke (Freacutedeacuteric) peacutedagogue directeur du lyceacutee Freacutedeacuteric de Berlin a publieacute des manuels drsquoextraits grecs latins franccedilais la traduction de quelques dialogues de Platon et en latin une Histoire de la philosophie ancienne drsquoapregraves divers eacutecrits de Ciceacuteron Berlin 1781 (Le trad) 5Ritter (Henri) neacute agrave Hambourg en 1809 agrave Gottingue agrave lrsquoacircge de soixante dix ans auteur drsquoune Histoire de la philosophie ancienne (taduite en franccedilais par Tissot 1836 4 vol in-8deg) qursquoil a fait entrer plus tard dans sa monumentale Histoire geacuteneacuterale de la philsophie 6Peller (Louis) neacute agrave Hambourg en 1809 professeur agrave Dorpat puis agrave Ieacutena mort en 1861 agrave Weimar ougrave il eacutetait directeur de la Bibliothegraveque Il a publieacute de fort bons manuels de psychologie classique et composeacute en collaboration avec H Ritter une Historia philosophiae grecae et romanae 1838 (Le trad)

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chrestomathie universelle reacutedigeacutee avec soin et avec

la connaissance du sujet

Les fragments que je donne ici ne sont pas du moins

traditionnels crsquoest-agrave-dire copieacutes Ce sont au

contraire des ideacutees qui mrsquoont eacuteteacute suggeacutereacutees par ma

propre eacutetude des œuvres originales

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SECTION II PHILOSOPHIE PREacuteSOCRATIQUE

Les philosophes eacuteleacuteates sont les premiers sans doute

qui eurent conscience de lopposition entre lintuitif

et le penseacute φαινόμενα et νοούμενα Ce dernier seul

eacutetait pour eux ce qui existait veacuteritablement le őντως

őν [ce qui est] Ils affirmaient agrave son eacutegard qursquoil est

un invariable et immuable mais ils nrsquoaffirmaient

pas cela des φαινόμενα crsquoest-agrave-dire de lrsquointuitif de

ce qui apparaicirct est empiriquement donneacute car il eucirct

eacuteteacute ridicule de soutenir agrave leur sujet une pareille

proposition de lagrave le principe si mal compris et

reacutefuteacute par Diogegravene dans sa maniegravere bien connue Ils

distinguaient donc deacutejagrave entre lrsquoapparence

φαινόμενον et la chose en soi Cette derniegravere ne

pouvait ecirctre perccedilue par les sens mais seulement

saisie par la penseacutee et eacutetait en conseacutequence le

νοούμενον [noumegravene] (Aristote Metaphysica I 5

p 986 et Scholia eacutedit de Berlin pp 429-430 et

509) Dans les scholies drsquoAristote (pp 460 536 544

et 798) lrsquoeacutecrit de Parmeacutenide τά κατά δόζαν

[Doctrine du sens de la vie] est mentionneacute Crsquoeacutetait

donc la doctrine du pheacutenomegravene la physique qui

impliquait certainement une autre œuvre τα χατrsquo

αλήθειαν la doctrine de la chose en soi crsquoest-agrave-dire

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la meacutetaphysique Une scholie de Philoponos dit au

sujet de Melissos έν τοίς πρός άλςειαν ἒν ἒίναι

λέγων τό ὂν έν τοις πρός δόζαν δύο (il faudrait dire

πολλὰ) φησὶν εἶαι [Tandis que dans sa doctrine de la

veacuteriteacute Melissus deacuteclare que ce qui existe est un

dans sa doctrine de la signification il affirme que ce

qui existe est double] Lrsquoopposition aux eacuteleacuteates

probablement provoqueacutee par eux-mecircmes srsquoaffirme

par Heacuteraclite qui enseigna le mouvement incessant

de toutes choses comme eux enseignaient

lrsquoimmobiliteacute absolue il prit en conseacutequence position

dans le φαινόμενον (Aristote De cœloIII lp 298

eacutedit de Berlin) Il provoqua agrave son tour une

opposition la doctrine des Ideacutees de Platon ainsi

que cela reacutesulte de lrsquoexposeacute drsquoAristote (Metaphysica

p 1078) Il est remarquable que nous trouvions

nombre de fois reacutepeacuteteacutes dans les eacutecrits des anciens

les enseignements principaux des philosophes

preacutesocratiques qui nous sont parvenus si

clairsemeacutes mais nous les rencontrons tregraves peu agrave

partir drsquoeux Ainsi les doctrines dAnaxagore sur le

νοὖς [lrsquoesprit] et le όμοιομέρενον [eacuteleacutements

homogegravenes des choses] celle drsquoEmpeacutedocle sur le

φιλία καί νεῖκος [lrsquoamour et la haine] et les quatre

eacuteleacutements celle de Deacutemocrite et de Leucippe sur les

atomes et les εϊδωλα [doubles] celle drsquoHeacuteraclite sur

lrsquoeacutecoulement continuel des choses celle des eacuteleacuteates

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exposeacutee plus haut celle des pythagoriciens sur les

nombres la meacutetempsycose etc Il se peut bien que

ceci ait eacuteteacute la somme de toute leur philosophie car

nous trouvons aussi dans les œuvres des modernes

Descartes Spinoza Leibnitz et mecircme Kant les

quelques principes fondamentaux de leur doctrine

reacutepeacuteteacutes un nombre incalculable de fois de sorte que

tous ces philosophes semblent avoir adopteacute la

formule drsquoEmpeacutedocle qui peut bien avoir eacuteteacute

amateur lui aussi du signe de la reacutepeacutetition δίς καί

τρίς τά καλά [ce qui est bon peut ecirctre dit deux fois

et mecircme trois] (Voir Sturz Empedocles A

grigentinus p 504)

Les deux dogmes drsquoAnaxagore sont drsquoailleurs en

liaison intime πάντα έν πασιν [tout est dans tout]

notamment est une deacutesignation symbolique du

dogme de lrsquohomoiomeroi Dans la masse chaotique

primitive conseacutequemment les partes similares (au

sens physiologique) de toutes choses existaient au

complet Pour les diffeacuterencier et les combiner en

choses speacutecifiquement distinctes (partes

dissimilares) pour leur donner arrangement et

forme il fallut un νοũς qui par une seacutelection des

parties constitutives ramena la confusion agrave lrsquoordre

car le chaos contenait le meacutelange le plus complet de

toutes les substances (Scholia in Aristotelem p

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337) Cependant le νοũς nrsquoavait pas porteacute cette

premiegravere seacuteparation agrave sa perfection complegravete et

pour cette raison chaque chose continuait agrave

renfermer les parties constitutives de toutes les

autres bien qursquoagrave un moindre degreacute tout est bien

sucircr mecircleacute agrave tout (Ibid)

Empeacutedocle drsquoautre part au lieu dhomoiomeroi

sans nombre avait seulement quatre eacuteleacutements dougrave

les choses devaient proceacuteder comme produits et

non ainsi que chez Anaxagore comme deacuteduits Le

rocircle de neacutegation et de seacutelection crsquoest-agrave-dire

drsquoorganisation du νοũς est suivant lui joueacute par le

φιλία καί νεῖκος lrsquoamour et la haine Ces deux-ci

valent beaucoup mieux Car ici ce nrsquoest pas lrsquointellect

(νοũς ) mais la volonteacute (φιλία καί νεῖκος) qui prend

le gouvernement des choses et les substances

varieacutees ne sont pas comme chez Anaxagore de

simples deacuteduits mais de reacuteels produits Tandis

qursquoAnaxagore les fait reacutealiser par une intelligence

seacutelective Empeacutedocle croit agrave un instinct aveugle

crsquoest-agrave-dire agrave une volonteacute deacutepourvue de

connaissance

Empeacutedocle est drsquoailleurs un homme complet et son

φιλία καί νεῖκος a pour base un profond et veacuteritable

aperccedilu Mecircme dans la nature inorganique nous

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voyons les eacuteleacutements se rechercher ou se fuir srsquounir

ou se seacuteparer suivant les lois de lrsquoaffiniteacute eacutelective

Mais ceux qui montrent la plus forte disposition agrave

srsquounir chimiquement ce qui ne peut seffectuer qursquoagrave

lrsquoeacutetat de fluiditeacute prennent une attitude

drsquoantagonisme eacutelectrique des plus deacutecideacutees quand

ils entrent agrave lrsquoeacutetat solide en contact les uns avec les

autres tantocirct ils se seacuteparent en polariteacutes opposeacutees

et mutuellement hostiles tantocirct ils se recherchent et

srsquoembrassent de nouveau Et qursquoest-ce je le

demande que cet antagonisme polaire qui apparaicirct

dans toute la nature sous les formes les plus

diverses sinon une querelle sans cesse renouveleacutee

que suit toujours la reacuteconciliation ardemment

souhaiteacutee Ainsi φιλία καί νεῖκος est partout

preacutesent et selon les circonstances lrsquoun ou lrsquoautre

apparaicirct agrave son tour Aussi pouvons-nous ecirctre

affecteacutes immeacutediatement nous-mecircmes dans un sens

amical ou hostile par tout ecirctre humain qui

srsquoapproche de nous cette double disposition existe

et attend les circonstances Seule la prudence nous

avertit de nous en tenir au point drsquoindiffeacuterence de

limpartialiteacute bien qursquoil soit en mecircme temps le point

de congeacutelation De mecircme le chien eacutetranger duquel

nous nous approchons est immeacutediatement precirct agrave

adopter le ton amical ou hostile et passe aiseacutement

des aboiements et des grondements au freacutetillement

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de la queue et vice versa Ce qui reacuteside au fond de

ce pheacutenomegravene universel du φιλία καί νεῖκος crsquoest en

reacutealiteacute la grande opposition primitive entre lrsquouniteacute

de tous les ecirctres drsquoapregraves leur essence en soi et leur

diffeacuterence complegravete dans le pheacutenomegravene qui a pour

forme le principium individuationis [principe

drsquoindividuation] Semblablement Empeacutedocle a

reconnu fausse la doctrine des atomes qursquoil

connaissait deacutejagrave et enseigneacute au contraire la

divisibiliteacute infinie des corps comme nous le dit

Lucregravece (De naturacirc rerum livre I vers 747 et suiv)

Ce qui meacuterite le plus drsquoattention dans les doctrines

drsquoEmpeacutedocle crsquoest son pessimisme deacutecideacute Il a

pleinement reconnu la misegravere de notre existence et

le monde est pour lui aussi bien que pour les vrais

chreacutetiens une valleacutee de larmes Aτης λειμων II le

compare comme le fera plus tard Platon agrave une

caverne sombre dans laquelle nous sommes

enfermeacutes Dans notre existence terrestre il voit un

eacutetat drsquoexil et de misegravere et le corps est la prison de

lrsquoacircme Ces acircmes se sont trouveacutees un jour dans un

eacutetat infiniment heureux et sont tombeacutees par leur

propre faute et leurs peacutecheacutes dans leur misegravere

actuelle ougrave elles senlisent de plus en plus et sont

enveloppeacutees dans le cercle de la meacutetempsycose

tandis que au contraire par la vertu et la pureteacute

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morale dont fait aussi partie lrsquoabstinence de la chair

des animaux et par la renonciation aux jouissances

et aux deacutesirs terrestres elles peuvent reconqueacuterir

leur situation anteacuterieure Ainsi la mecircme sagesse

primitive qui constitue lrsquoideacutee fondamentale du

brahmanisme et du bouddhisme et mecircme du vrai

christianisme (par lequel il ne faut pas entendre le

rationalisme optimiste judeacuteo-protestant) a eacuteteacute aussi

reacuteveacuteleacutee par cet ancien Grec qui complegravete le

consensus gentium sur ce point QursquoEmpeacutedocle que

les anciens regardent drsquoordinaire comme un

pythagoricien ait reccedilu cette vue de Pythagore cela

est vraisemblable drsquoautant plus qursquoelle est partageacutee

au fond par Platon qui eacutetait eacutegalement sous

lrsquoinfluence de ce philosophe Empeacutedocle se range de

la faccedilon la plus deacutecideacutee agrave la doctrine de la

meacutetempsycose qui est lieacutee agrave cette vue sur le monde

Les passages des anciens qui attestent avec ses

propres vers cette conception drsquoEmpeacutedocle ont eacuteteacute

reacuteunis avec beaucoup do soin par Sturz Empedocles

Agrigentinus deacutejagrave citeacute pp 448-458 Lrsquoopinion que

le corps est une prison la vie un eacutetat de souffrance

et de purification dont nous deacutelivre la mort si nous

sommes exempts de la migration de lrsquoacircme est

partageacutee par les Eacutegyptiens les pythagoriciens et

Empeacutedocle en mecircme temps que par les Indous et

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les bouddhistes A lrsquoexception de la meacutetempsycose

elle est contenue aussi dans le christianisme

Diodore de Sicile et Ciceacuteron confirment cette vue

des anciens (Voir Wernsdorf De metempsychosi

veterum p 31 et Ciceacuteron Fragmenta eacutedit de

Deux-Ponts pp 299 316 319) Ciceacuteron nrsquoindique

pas dans ces passages agrave quelle eacutecole philosophique

ils appartiennent mais ils semblent ecirctre des restes

de la sagesse pythagoricienne

Dans les autres doctrines de ces philosophes

preacutesocratiques il y a aussi beaucoup de choses

vraies dont je veux mettre quelques-unes en relief

Selon la cosmogonie de Kant et de Laplace qui a

reccedilu gracircce aux observations drsquoHerschel une

confirmation agrave posteriori que lord Rosse srsquoefforce

en ce moment de rendre douteuse agrave lrsquoaide de son

reacuteflecteur geacuteant pour la consolation du clergeacute

anglais le systegraveme planeacutetaire se forme par la

condensation de brouillards lumineux qui se

coagulent lentement et ensuite tournent en cercle

et cette theacuteorie apregraves des milliers drsquoanneacutees justifie

ainsi Anaximegravene qui deacuteclarait que lrsquoair et la vapeur

sont les eacuteleacutements fondamentaux de toutes choses

(Scholia in Aristotelem p 514) En mecircme temps les

vues drsquoEmpeacutedocle et de Deacutemocrite reccediloivent

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confirmation car ils expliquaient deacutejagrave comme

Laplace lrsquoorigine et lrsquoexistence du monde par un

tourbillon (Aristote Opeacutera eacutedit de Berlin p 295

et Scholia p 351) ideacutee qursquoAristophane raille comme

un blasphegraveme (Nubes vers 820) juste comme la

theacuteorie de Laplace provoque aujourdrsquohui les

railleries des precirctres anglais qui craignent pour

leurs beacuteneacutefices ainsi que crsquoest leur cas chaque fois

quune veacuteriteacute nouvelle apparaicirct Notre

stœchiomeacutetrie chimique mecircme nous ramegravene jusqursquoagrave

un certain point agrave la philosophie pythagoricienne

des nombre laquo Les proprieacuteteacutes et les proportions des

nombres sont la base des proprieacuteteacutes et des

proportions des choses comme par exemple le

double quatre tiers un et demi raquo (Scholia in

Aristotelem pp 543 et 829) On sait que les

pythagoriciens ont eacuteteacute les inventeur du systegraveme de

Copernic ce systegraveme eacutetait mecircme connu de celui-ci

qui a tireacute directement son ideacutee fondamentale du

passage souvent citeacute sur Hicetas dans les

Quaestionnes academicaen (livre II chap XXXIX)

de Ciceacuteron et sur Philolaos dans Plutarque De

placitis philosophorum (livre III chap XIII) Cette

cognition importante fut rejeteacutee plus tard par

Aristote qui y substitua ses balivernes dont il sera

question plus loin (Comparer Le monde comme

volonteacute et comme repreacutesentation 2e eacutedit t Il p

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342 et 3deg eacutedit t II p 390) Mecircme les deacutecouvertes

de Fourier et de Cordier sur la chaleur agrave linteacuterieur

de la terre confirment la doctrine des anciens laquo Les

pythagoriciens disaient que lrsquoon peut trouver un feu

actif au milieu et au centre de la terre qui lui donne

chaleur et vie raquo (Scholia in Aristotelem p 504) Et

si en conseacutequence de ces deacutecouvertes lrsquoeacutecorce

terrestre est regardeacutee aujourdrsquohui comme une

couche mince entre deux meacutediums (atmosphegravere et

meacutetaux et meacutetalloiumldes chauds en fusion) dont le

contact doit occasionner une conflagration qui

aneacuteantira cette eacutecorce cela confirme lrsquoopinion

partageacutee par tous les anciens philosophes et aussi

par les Indous (Lettres eacutedifiantes eacutedit de 1819 t

VII p 114) que le monde sera finalement consumeacute

par le feu Il est inteacuteressant aussi de faire remarquer

que comme nous lrsquoapprend Aristote (Metaphysica

I 5 p 986) les pythagoriciens ont conccedilu sous le

nom de δέκα άρχαί [dix principes] le yin et yang

des Chinois

Que la meacutetaphysique de la musique telle que je lrsquoai

expliqueacutee dans mon œuvre principale (t I sect 52 et t

II chap XXXIX) puisse ecirctre regardeacutee comme un

exposeacute de la philosophie pythagoricienne des

nombres crsquoest ce que jrsquoai indiqueacute lagrave briegravevement Je

veux ici mrsquoy arrecircter davantage preacutesupposant en

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mecircme temps que le lecteur a conserveacute le souvenir

des passages en question

Conformeacutement donc agrave ce qui a eacuteteacute dit la meacutelodie

exprime tous les mouvements de la volonteacute telle

qursquoelle se manifeste dans la conscience humaine

crsquoest-agrave-dire tous les affects sentiments etc tandis

que lrsquoharmonie au contraire indique la graduation

de lrsquoobjectivation de la volonteacute dans le reste de la

nature La musique est en ce sens une seconde

reacutealiteacute qui marche tout agrave fait parallegravelement avec la

premiegravere tout en eacutetant drsquoune nature et drsquoun

caractegravere fort diffeacuterents elle a donc une complegravete

analogie avec elle mais aucune similitude La

musique nrsquoexiste drsquoailleurs comme telle que dans

un nerfs auditifs et notre cerveau en dehors de

ceux-ci ou en soi (au sens de Locke) elle consiste

en simples rapports de nombres directement au

point de vue de la quantiteacute en cadence et ensuite

au point de vue de la qualiteacute dans les degreacutes de la

gamme qui reposent sur les rapports arithmeacutetiques

des vibrations en un mot numeacuterique dans son

eacuteleacutement rythmique elle lrsquoest aussi dans son eacuteleacutement

harmonique

Lrsquoessence entiegravere du monde aussi bien comme

microcosme que comme macrocosme peut donc

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ecirctre exprimeacutee par de purs rapports de nombres et

est reacuteductible agrave ceux-ci en une certaine mesure En

ce sens Pythagore avait raison de placer dans les

nombres la veacuteritable essence des choses mdash Mais que

sont les nombres mdash Des rapports de succession

dont la possibiliteacute est baseacutee sur le temps

Lorsqursquoon lit ce qui est dit dans les Scholia in

Aristotelem (p 829) sur la philosophie

pythagoricienne des nombres on peut ecirctre induit a

supposer que lrsquousage du mot λόγος [logos] dans

lrsquointroduction de lrsquoEacutevangile attribueacute agrave Jean usage si

eacutetrange et si mysteacuterieux et touchant agrave labsurde de

mecircme que les passages anteacuterieurs et analogue de

celui-ci dans Philon ont celui-lagrave et ceux-ci leur

origine dans la philosophie pythagoricienne des

nombres drsquoapregraves la signification du mot λόγος au

sens arithmeacutetique comme rapport numeacuterique ratio

numerica Une relation semblable constitue drsquoapregraves

les pythagoriciens lessence intime et indestructible

de chaque ecirctre cest-agrave dire son principe premier et

originel άρχή de sorte qursquoon pourrait dire de

chaque chose laquo au commencement eacutetait le

Verbe raquo Il faut noter aussi qursquoAristote dit laquo les

eacutemotions sont des relations numeacuteriques

mateacuterielles raquo puis laquo car la relation numeacuterique

constitue la forme de la chose raquo (De anima I 1)

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Cela rappelle le λόγος οπερματικος [raison

seacuteminale] des stoiumlciens auquel je reviendrai bientocirct

Dapregraves Jamblique qui nous a laisseacute une biographie

de Pythagore celui-ci avait reccedilu son eacuteducation

surtout en Eacutegypte ougrave il avait seacutejourneacute de sa vingt-

deuxiegraveme agrave sa cinquante-sixiegraveme anneacutee et ses

maicirctres avaient eacuteteacute les precirctres De retour dans sa

patrie il avait conccedilu le projet de fonder une sorte

drsquoEacutetat sacerdotal agrave lrsquoimitation des hieacuterarchies

eacutegyptiennes avec les modifications neacutecessaires chez

les Grecs bien entendu et srsquoil nrsquoy reacuteussit pas dans

sa patrie Samos il y parvint en une certaine mesure

agrave Crotone Or comme la culture et la religion

eacutegyptiennes provenaient sans aucun doute de lrsquoInde

ainsi que le prouvent la sainteteacute de la vache et cent

autres choses (Heacuterodote Histoire II 41) cela

expliquerait la prescription de Pythagore relative agrave

lrsquoabstinence de la viande des animaux notamment

la deacutefense de tuer des bœufs (Jamblique Vita

Pythagoraelig chap VIII sect 150) et aussi les

recommandations de bonteacute envers tous les

animaux de mecircme sa doctrine de la meacutetempsycose

ses vecirctements blancs ses eacuteternelles et mysteacuterieuses

cachotteries qui donnegraverent naissance aux discours

symboliques et srsquoeacutetendirent jusqursquoaux theacuteoregravemes

matheacutematiques ensuite la fondation drsquoune sorte de

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caste sacerdotale avec discipline seacutevegravere et

ceacutereacutemonial imposant le culte du soleil et tout le

reste Crsquoest aussi des Eacutegyptiens qursquoil tenait ses

notions astronomiques les plus importantes Voilagrave

pourquoi la prioriteacute de la doctrine de lrsquoinclinaison

de lrsquoeacutecliptique lui fut contesteacutee par Œnopide qui

avait eacuteteacute avec lui en Eacutegypte (Voir agrave ce sujet la

conclusion du chap XXIV du livre I des Eclogaelig de

Stobeacutee avec une note de Heeren drsquoapregraves Diodore de

Sicile) Drsquoailleurs si lrsquoon examine les notions

astronomiques eacuteleacutementaires de tous les philosophes

grecs rassembleacutees par Stobeacutee (speacutecialement livre I

chap XV et suiv) on trouve qursquoils ont produit le

plus souvent des absurditeacutes agrave la seule exception des

pythagoriciens qui en regravegle geacuteneacuterale sont tregraves

exacts Que cela ne vienne pas drsquoeux-mecircmes mais

de lrsquoEacutegypte ce nest pas douteux La prohibition

bien connue de Pythagore au sujet des fegraveves est

drsquoorigine eacutegyptienne pure et uniquement une

superstition venue de lagrave puisque Heacuterodote (II 37)

relate qursquoen Eacutegypte la fegraveve est consideacutereacutee comme

impure et est abhorreacutee au point que les precirctres ni

peuvent pas mecircme supporter sa vue

Que la doctrine de Pythagore ait eacuteteacute drsquoailleurs un

pantheacuteisme deacutecideacute crsquoest ce dont teacutemoigne aussi

nettement que briegravevement une sentence

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

pythagoricienne qui nous a eacuteteacute conserveacutee par

Cleacutement drsquoAlexandrie dans sa Cohortatio ad

gentes et dont le dialecte dorique nous garantit

lrsquoauthenticiteacute la voici laquo Cependant nous ne

pouvons passer sous silence les disciples de

Pythagore lorsqursquoils deacuteclarent Dieu est un mais

comme certains lrsquoimaginent il nrsquoest point en dehors

de lrsquounivers il est agrave lrsquointeacuterieur Il est la sphegravere

entiegravere souverain de toute origine reacutepandu en

toutes choses Il existe eacuteternellement il est le maicirctre

de toutes ses forces et de toutes ses œuvres lumiegravere

au sein des paradis pegravere de lrsquounivers esprit et

inspiration de lrsquoordre entiegravere du monde et du

mouvement de lrsquounivers raquo (Voir Cleacutement

drsquoAlexandrie Opera t I p 118 dans les Sanctorum

Patrum Opera polemica t IV Warzbourg 1778) Il

est bon notamment de se convaincre en toute

occasion que theacuteisme et judaiumlsme sont agrave

proprement parler des termes eacutequivalents

Selon Apuleacutee Pythagore serait mecircme alleacute jusqursquoaux

Indes et aurait eacuteteacute instruit par les brahmanes eux-

mecircmes (Florida eacutedit de Deux-Ponts p 130) Je

crois en conseacutequence que la sagesse et la science

assureacutement consideacuterables de Pythagore consistaient

moins en ce quil avait penseacute qursquoen ce qursquoil avait

appris en un mot qursquoelles lui eacutetaient plutocirct

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eacutetrangegraveres que personnelles Cela est confirmeacute par

une assertion drsquoHeacuteraclite agrave son sujet (Diogegravene

Laerce livre VIII chap I sect 5) Autrement il les

aurait coucheacutees par eacutecrit pour sauver ses ideacutees de la

destruction tandis que ce qursquoil avait appris du

dehors restait sain et sauf agrave sa source

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SECTION III SOCRATE

La sagesse de Socrate est un article de foi

philosophique Que le Socrate de Platon soit un

personnage ideacuteal par conseacutequent poeacutetique qui

exprime les ideacutees de ce philosophe cela est eacutevident

mais dans le Socrate de Xeacutenophon par contre on

ne trouve pas beaucoup de sagesse Selon Lucien

(Philopseudegraves sect24) Socrate avait un gros ventre ce

qui nrsquoappartient pas preacuteciseacutement aux signes du

geacutenie Le mecircme doute plane drsquoailleurs sur les hautes

faculteacutes intellectuelles de tous ceux qui nrsquoont pas

eacutecrit y compris Pythagore Un grand esprit doit

reconnaicirctre graduellement sa vocation et sa

situation vis-agrave-vis de lrsquohumaniteacute et arriver

conseacutequemment agrave la conviction qursquoil ne fait pas

partie du troupeau mais des bergers crsquoest-agrave-dire

des eacuteducateurs de la race humaine Alors srsquoimpose agrave

lui le devoir de ne pas limiter son action immeacutediate

et certaine au petit nombre drsquohommes que le hasard

rapproche de lui mais de lrsquoeacutetendre agrave lhumaniteacute

afin quelle puisse y atteindre les exceptions les

meilleurs les eacutelus Or lrsquounique organe par lequel on

srsquoadresse agrave lrsquohumaniteacute crsquoest lrsquoeacutecriture on ne parle

verbalement quagrave un nombre restreint drsquoindividus

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par suite ce qui est dit ainsi demeure par rapport agrave

la race humaine une affaire priveacutee Car lesdits

individus sont le plus souvent un mauvais sol pour

la noble moisson ou bien elle nrsquoy pousse pas du

tout ou bien ses produits deacutegeacutenegraverent rapidement la

moisson doit donc ecirctre preacuteserveacutee Or ceci seffectue

non par la tradition qui est falsifieacutee agrave chaque pas

mais uniquement par lrsquoeacutecriture cette seule

conservatrice fidegravele des ideacutees Ajoutez agrave cela que

chaque esprit qui pense profondeacutement eacuteprouve le

besoin neacutecessaire pour sa propre satisfaction de

retenir ses penseacutees et de les ramener agrave la plus

grande clarteacute et netteteacute possibles cest-agrave-dire agrave les

incarner dans des mots Mais ceci nrsquoest obtenu

parfaitement que par leacutecriture La parole eacutecrite est

en effet essentiellement toute diffeacuterente du la parole

verbale car elle seule permet la plus haute preacutecision

et concision la briegraveveteacute par excellence ce qui fait

drsquoelle le pur εκτυποσ [double] de la penseacutee Ce serait

donc une ideacutee bien extravagante de la part drsquoun

penseur de ne pas utiliser la plus importante

invention de lrsquoespegravece humaine Pour cette raison il

mrsquoest difficile de croire agrave lrsquointelligence vraiment

eacutetendue de ceux qui nont pas eacutecrit Je suis plutocirct

disposeacute agrave les tenir pour des heacuteros surtout pratiques

qui oui plus agi par leur caractegravere que par leur

cerveau Les sublimes auteurs de lrsquoUpanishad des

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Veacutedas ont eacutecrit Quant agrave la Sanhita du mecircme livre

qui se compose uniquement de priegraveres il se peut

qursquoau deacutebut elle nrsquoait eacuteteacute propageacutee que verbalement

Entre Socrate et Kant existent bon nombre de

ressemblance Tous deux rejettent tout dogmatisme

tous deux professent une complegravete ignorance en

matiegravere de meacutetaphysique et font leur trait distinctif

de la conscience claire de cette ignorance Tous

deux affirment que le pratique ce que lrsquohomme doit

faire et ce qursquoil doit omettre est drsquoautre part

absolument certain de lui-mecircme sans autre

fondement theacuteorique Tous deux ont eu cette

destineacutee que leurs successeurs immeacutediats et

disciples deacuteclareacutes se sont seacutepareacutes drsquoeux preacuteciseacutement

sur ces principes et eacutelaborant une meacutetaphysique

ont eacutetabli des systegravemes absolument dogmatiques et

enfin que ces systegravemes tregraves diffeacuterents les uns des

autres srsquoaccordaient tous sur un point agrave savoir

qursquoils proceacutedaient des doctrines de Socrate ou de

Kant Comme je suis moi-mecircme un kantien je veux

indiquer ici en un mot mes affiniteacutes avec lui Kant

enseigne que nous ne pouvons rien savoir en dehors

de lrsquoexpeacuterience et de sa possibiliteacute Je concegravede cela

mais en soutenant que lrsquoexpeacuterience mecircme dans sa

totaliteacute est susceptible drsquoune explication et jrsquoai

tenteacute de donner celle-ci en la deacutechiffrant comme

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une eacutecriture et non agrave lrsquoexemple de tous les

philosophes preacuteceacutedents en entreprenant de la

deacutepasser au moyen de ses pures formes mdash meacutethode

dont Kant a deacutemontreacute lrsquoilleacutegitimiteacute

Lrsquoavantage de la meacutethode socratique telle qursquoelle

nous apparaicirct chez Platon consiste en ce qursquoon

admet seacutepareacutement de la part de lrsquointerlocuteur ou

de lrsquoadversaire avant que celui-ci en ait aperccedilu les

conseacutequences les motifs des principes qursquoon se

propose de deacutemontrer tandis qursquoau contraire si

lexposeacute eacutetait didactique et le discours continu il

aurait occasion de reconnaicirctre bien vite les

conseacutequences et les motifs comme tels et il ne

manquerait pas de les attaquer srsquoils ne lui plaisaient

pas En attendant parmi les choses que Platon

voudrait nous faire croire il y a ceci crsquoest que par

lapplication de cette meacutethode les sophistes et

autres fous se seraient laisseacute en toute innocence

prouver par Socrate qursquoil srsquoagissait drsquoeux-mecircmes

Cela nrsquoest pas probable On peut plutocirct croire que

au dernier quart de la route ou bien degraves qursquoils

remarquaient ougrave les choses allaient en venir ils

gacirctaient par la deacuteneacutegation de ce qui avait eacuteteacute dit

par des malentendus intentionnels par des artifices

et des chicanes auxquels recourt instinctivement la

deacuteloyauteacute ergoteuse le jeu artificiel de Socrate et

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trouaient son filet ou encore ils devenaient si

grossiers et si agressifs que celui-ci devait trouver

sage de sauver sa peau agrave temps Pourquoi en effet

les sophistes eux aussi nrsquoauraient-ils pas connu la

meacutethode par laquelle chacun peut se rendre lrsquoeacutegal de

chacun et mecircme combler pour un moment la plus

grande ineacutegaliteacute intellectuelle mdash lrsquoinsulte Les

natures basses eacuteprouvent un penchant instinctif

pour celle-ci degraves qursquoelles commencent agrave soupccedilonner

une supeacuterioriteacute de lrsquointelligence

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SECTION IV PLATON

Chez Platon deacutejagrave nous trouvons lrsquoorigine drsquoune

certaine fausse dianœologie exposeacutee dans un

dessein meacutetaphysique secret agrave savoir une

psychologie rationnelle et une doctrine de

lrsquoimmortaliteacute qui srsquoy rattache Cette fausse

dianœologie a fait preuve drsquoune tregraves puissante

vitaliteacute puisquelle a traverseacute toute la philosophie

ancienne meacutedieacutevale et moderne jusqursquoagrave ce que

Kant le destructeur universel lui eacutecrasacirct enfin la

tecircte La doctrine viseacutee ici est le rationalisme de la

theacuteorie de la connaissance avec son aboutissement

meacutetaphysique On peut la reacutesumer briegravevement ainsi

ce qui connaicirct en nous est une substance

immateacuterielle fonciegraverement distincte du corps

nommeacutee acircme le corps au contraire est un obstacle

agrave la connaissance En conseacutequence toute

connaissance transmise par les sens est trompeuse

la seule vraie exacte et certaine est celle qui est

affranchie et eacuteloigneacutee de toute sensibiliteacute (crsquoest-agrave-

dire de toute perception) en drsquoautres termes penseacutee

pure la mise en œuvre des notions abstraites seules

Crsquoest ce que lrsquoacircme accomplit par ses propres

moyens Elle opeacuterera donc le mieux lorsqursquoelle sera

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seacutepareacutee du corps crsquoest-agrave-dire apregraves notre mort De

telle sorte que la dianœologio srsquoassocie agrave la

psychologie rationnelle au beacuteneacutefice de sa doctrine

de lrsquoimmortaliteacute Cette doctrine que je viens de

reacutesumer se trouve exposeacutee au

long et nettement dans le Pheacutedon chap X Elle a un

caractegravere un peu diffeacuterent dans le Timeacutee drsquoapregraves

lequel Sextus Empiricus la rapporte en ces termes

preacutecis et clairs laquo Une opinion ancienne a la faveur

des philosophes naturels selon laquelle lrsquohomogegravene

est connaissable par lrsquohomogegravene raquo Et plus

loin laquo Dans le Timeacutee Platon utilise cette meacutethode

pour deacutemontrer la nature incorporelle de lrsquoacircme

Car dit-il le visage est adapteacute agrave la lumiegravere parce

qursquoil est susceptible de lumiegravere lrsquoaudition est de

condition aeacuterienne puisqursquoelle perccediloit la commotion

de lrsquoair crsquoest-agrave-dire le son comme lrsquoodeur qui

perccediloit les fumeacutees et les vapeurs est configureacutee en

rapport avec ces eacutevegravenements ainsi que le goucirct

pareillement adapteacute puisqursquoil perccediloit les jus par

suite lrsquoacircme doit neacutecessairement ecirctre drsquoessence

incorporelle puisqursquoelle connait des ideacutees

incorporelles comme par exemple celles comprises

dans les nombres et celles que lrsquoon peut deacutecouvrir

dans la forme des corps raquo (Adversus

mathematicos VII 116 et 119)

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Aristote lui-mecircme admet cette argumentation du

moins comme hypothegravese dans son traiteacute De anima

(livre I chap 1) ougrave il dit que lexistence seacutepareacutee de

lrsquoacircme serait eacutetablie par lagrave si cette derniegravere

srsquoaccroissait drsquoune manifestation quelconque agrave

laquelle le corps nrsquoaurait aucune part et cette

manifestation semble devoir ecirctre avant tout la

penseacutee Mais si mecircme celle-ci nrsquoest pas possible sans

intuition ni imagination elle ne peut non plus

exister sans le corps (Lrsquointellection semble

eacuteminemment propre agrave lrsquoacircme mais si cette activiteacute

est elle-mecircme un acte de lrsquoimagination ou ne peut

srsquoexercer sans le concours de lrsquoimagination elle ne

pourra elle non plus srsquoaccomplir indeacutependamment

du corps De anima I 1) Cependant Aristote

nrsquoadmet pas mecircme la condition indiqueacutee plus haut

crsquoest-agrave-dire la preacutemisse de lrsquoargumentation

puisqursquoil enseigne ce qursquoon a formuleacute plus tard dans

la proposition nihil est in intollectu quod non

prius fuerit in sensibus (Voir agrave ce sujet le De anima

III 8) Il vit donc deacutejagrave que tout ce qui est purement

et abstraitement penseacute a emprunteacute toute sa matiegravere

et tout son contenu agrave ce qui est perccedilu Cela a troubleacute

les scolastiques Aussi sefforccedila-t-on de prouver degraves

le moyen acircge qursquoil y a de pure connaissances de

raison crsquoest-agrave-dire des ideacutees sans rapport avec une

image quelconque en un mot un penser qui tire

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toute sa matiegravere de lui-mecircme Les efforts et les

controverses sur ce point se trouvent reacuteunis dans le

livre De immortalitate animi de Pomponace qui

leur emprunte son principal argument Pour

reacutepondre aux exigences indiqueacutees les universalia et

les connaissances a priori conccedilus comme aeligternaelig

veritates devaient ecirctre mis en œuvre Quel

deacuteveloppement fut apporteacute agrave cette matiegravere par

Descartes et son eacutecole crsquoest ce que jrsquoai deacutejagrave exposeacute

dans la longue remarque ajouteacutee au paragraphe 6 de

mon Meacutemoire couronneacute sur Le fondement de la

morale ougrave jrsquoai rapporteacute aussi le texte original

inteacuteressant du carteacutesien De la Forge7 Ce sont en

effet les disciples drsquoun philosophe qui en regravegle

geacuteneacuterale expriment le plus clairement les fausses

doctrines de celui-ci car ils nont aucune raison

comme crsquoest le cas du maicirctre pour laisser le pus

possible dans lrsquoombre les cocircteacutes de son systegraveme qui

pourraient trahir sa faiblesse vu qursquoils nrsquoy voient

pas encore malice Mais Spinoza opposa agrave tout le

dualisme carteacutesien sa doctrine substantia cogitans

et substantia extensa una cademque est substantia

7 Louis de la Forge medecin du XVIIe siegravecle exerccedila on art agrave Saumur Ami de Descartes il interpreacuteta habilement les doctrinces de celui-ci dans son Traiteacute de lrsquoacircme humaine de ses faculteacutes de ses fonctions et de son union avec le corps Paris 1664

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que jam sub hoc jam sub illo attributo

comprehenditur [la substance pensante et

substance eacutetendue sont une mecircme et seule

substance conccedilue tantocirct sous un attribut tantocirct

sous un autre] et montra par lagrave sa grande

supeacuterioriteacute Leibnitz drsquoautre part resta gentiment

dans le sentier de Descartes et de lrsquoorthodoxie Mais

cela provoqua aussitocirct lrsquoeffort si salutaire agrave la

philosophie de lexcellent Locke qui finit par se

plonger dans lrsquoinvestigation de lorigine des

concepts et fit de ce principe no innate ideas [pas

drsquoideacutees inneacutees] soigneusement exposeacute la base de

son systegraveme Les Franccedilais agrave lrsquousage desquels

Condillac adapta ledit systegraveme tout en partant du

mecircme principe ne tardegraverent pas agrave aller trop loin en

affirmant que penser cest sentir Prise au pied de la

lettre cette proposition est fausse mais elle est

vraie en ce sens que chaque penser preacutesuppose

drsquoune part le sentiment comme ingreacutedient de la

perception qui lui fournit sa matiegravere et drsquoautre

part est conditionneacute aussi bien que le sentiment

par des organes corporels De mecircme que celui-ci

lrsquoest par les nerfs sensitifs celui-lagrave lrsquoest par le

cerveau et tous deux sont de lrsquoactiviteacute nerveuse

Lrsquoeacutecole franccedilaise elle-mecircme srsquoattacha toutefois

solidement agrave ce principe non pour lui-mecircme mais

dans un dessein meacutetaphysique et dans lespegravece

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mateacuterialiste absolument comme les opposants

platoniciens carteacutesiens et leibnitziens seacutetaient

attacheacutes au principe faux que lunique connaissance

exacte des choses consiste dans le penser pur crsquoest-

agrave-dire avec un dessein meacutetaphysique en vue de

prouver ainsi lrsquoimmortaliteacute de lacircme Kant seul nous

ramegravene de ces deux voies fausses agrave la veacuteriteacute et

apaise une querelle dans laquelle les deux parties agrave

vrai dire nrsquoagissent pas loyalement toutes deux

professent la dianœologie mais elles sont

preacuteoccupeacutees de la meacutetaphysique et pour cette

raison falsifient la dianœologie Kant dit

certainement il y a une pure connaissance de raison

crsquoest-agrave-dire des connaissances a priori anteacuterieures agrave

toute expeacuterience et conseacutequemment aussi un

penser qui nrsquoest pas redevable de sa matiegravere agrave une

connaissance quelconque transmise par les sens

mais preacuteciseacutement cette connaissance a priori

quoique non tireacutee de lrsquoexpeacuterience nrsquoa de valeur et de

validiteacute que par rapport agrave lrsquoexpeacuterience car elle nrsquoest

autre chose que la constatation de notre propre

appareil de connaissance et de son organisation

(fonction ceacutereacutebrale) ou selon lrsquoexpression de Kant

la forme de la conscience connaissante elle-mecircme

qui reccediloit tout drsquoabord sa matiegravere de la connaissance

empirique agrave laquelle elle est lieacutee par lrsquoimpression

sensitive et sans laquelle elle est vide et inutile

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Voilagrave pourquoi sa philosophie se nomme la critique

de la raison pure Sous elle succombe toute cette

psychologie meacutetaphysique et avec elle toute la pure

activiteacute de lrsquoacircme platonicienne Car nous voyons que

la connaissance sans la perception transmise par le

corps nrsquoa pas de matiegravere et que par conseacutequent le

sujet connaissant comme tel sans la preacutesupposition

du corps nrsquoest qursquoune forme vide pour ne pas

ajouter que chaque penser est une fonction

physiologique du cerveau comme la digestion en est

une de lrsquoestomac

Si donc la recommandation faite par Platon drsquoisoler

la connaissance et de la maintenir pure de toute

communauteacute avec le corps les sens et la perception

apparait contraire au but absurde et pour tout

dire impossible nous pouvons cependant regarder

ma doctrine drsquoapregraves laquelle seule la connaissance

intuitive maintenue pure de toute communauteacute avec

la volonteacute atteint la plus haute objectiviteacute et par lagrave

la perfection comme lrsquoanalogie justifieacutee de celle-ci

Je renvoie agrave ce sujet au livre III de mon œuvre

principale

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SECTION V ARISTOTE

Le caractegravere principal drsquoAristote peut ecirctre deacutefini

ainsi la plus grande perspicaciteacute unie agrave la

circonspection au don dobservation agrave la diversiteacute et

au manque de profondeur Sa conception du monde

est plate quoique ingeacutenieusement eacutelaboreacutee La

profondeur trouve sa matiegravere en nous-mecircmes la

perspicaciteacute doit recevoir celle-ci du dehors pour

avoir des donneacutees Mais agrave cette eacutepoque-lagrave les

donneacutees empiriques eacutetaient en partie pauvres en

partie fausses Pour cette raison lrsquoeacutetude dAristote

est aujourdrsquohui assez peu profitable tandis que celle

de Platon lrsquoest resteacutee au plus haut degreacute Ce manque

de profondeur releveacute chez Aristote apparaicirct

naturellement de la faccedilon la plus visible dans sa

Meacutetaphysique ougrave la simple perspicaciteacute ne suffit

pas comme ailleurs crsquoest donc en cette matiegravere

qursquoil est le moins satisfaisant Sa Meacutetaphysique est

en majeure partie une conversation sur les systegravemes

de ses preacutedeacutecesseurs quil critique et reacutefute de son

point de vue le plus souvent dapregraves des assertions

isoleacutees sans entrer dans leur sens et un peu comme

quelqursquoun qui brise les fenecirctres du dehors il

propose peu de dogmes personnels pour ne pas dire

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un seul du moins coheacuterents Si nous sommes

redevables agrave sa poleacutemique drsquoune grande partie de

nos connaissances sur la philosophie ancienne crsquoest

un service accidentel

Il est surtout hostile agrave Platon lagrave ougrave celui-ci a

entiegraverement raison Les laquo Ideacutees raquo de Platon

reviennent sans cesse dans sa bouche comme une

chose qursquoil ne peut digeacuterer il est deacutecideacute agrave ne pas les

accepter La perspicaciteacute suffit dans les sciences

expeacuterimentales aussi la tendance drsquoAristote est-elle

eacuteminemment empirique Mais aujourdhui que

depuis ce temps-lagrave lrsquoempirisme a fait de tels progregraves

qursquoil est agrave lrsquoeacutegard de cette eacutepoque ce qursquoest lacircge

adulte par rapport agrave lrsquoenfance les sciences en

question ne peuvent guegravere gagner directement agrave son

eacutetude elles ne le peuvent qursquoindirectement par la

meacutethode et le cocircteacute scientifique qui le caracteacuterisent et

qursquoil a importeacutes dans le monde En zoologie

cependant il est de nos jours encore drsquoune utiliteacute

directe au moins dans les deacutetails Sa tendance

empirique le porte drsquoailleurs agrave toujours se disperser

il abandonne si aiseacutement et si freacutequemment le fil de

lrsquoideacutee agrave laquelle il srsquoest attacheacute qursquoil est presque

incapable de le suivre dans toute son eacutetendue et

jusqursquoau bout or crsquoest preacuteciseacutement en cela que

consiste le penser profond Au contraire il soulegraveve

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continuellement des problegravemes quil ne contente

drsquoeffleurer et passe immeacutediatement agrave autre chose

sans les avoir reacutesolus ni mecircme seulement discuteacutes agrave

fond Son lecteur se dit souvent laquo maintenant nous

y voilagrave raquo mais nous nrsquoy sommes pas et alors il

semble quand il a abordeacute un problegraveme et lrsquoa

poursuivi un instant que la veacuteriteacute plane sur ses

legravevres mais tout agrave coup il aborde un autre sujet et

nous laisse dans le doute Il ne peut srsquoarrecircter agrave rien

et passe du sujet qursquoil vient daborder agrave un autre qui

se preacutesente agrave lrsquoinstant mecircme agrave lui comme un enfant

qui laisse tomber le jouet qursquoil tient pour en saisir

un autre qursquoil aperccediloit Crsquoest lagrave le cocircteacute faible de son

esprit crsquoest la vivaciteacute de la superficialiteacute Cela

explique pourquoi le mode drsquoexposeacute drsquoAristote qui

eacutetait un cerveau vigonreusement systeacutematique

puisque crsquoest agrave lui qursquoon doit la seacuteparation et la

classification des sciences manque totalement

drsquoagencement systeacutematique et que nous nrsquoy

trouvons pas de progregraves meacutethodique crsquoest-agrave-dire la

seacuteparation du dissemblable et le groupement du

semblable Il traite les choses comme elles se

preacutesentent agrave son esprit sans y avoir reacutefleacutechi au

preacutealable et sans srsquoecirctre traceacute agrave leur sujet un plan net

Il pense la plume agrave la main ce qui est un grand

allegravegement pour lrsquoeacutecrivain mais un grand mal pour

le lecteur De lagrave le manque de plan et lrsquoinsuffisance

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de son exposeacute de lagrave ses reacutepeacutetitions innombrables

parce que des ideacutees eacutetrangegraveres agrave son sujet lui ont

passeacute par la tecircte de lagrave vient qursquoil ne peut srsquoarrecircter

sur un point et discourt agrave perte de vue qursquoil

conduit par le nez comme nous lrsquoavons dit plus

haut le lecteur anxieux de la solution des

problegravemes souleveacutes qursquoapregraves avoir consacreacute

plusieurs pages agrave une question il reprend tout agrave

coup son investigation agrave partir du commencement

avec par conseacutequent agrave ce sujet revenons agrave notre

point de deacutepart et cela six fois dans un seul traiteacute

de lagrave vient que cette eacutepigraphe Quid feret hic tento

dignum promissor hiatu [A quelle matiegravere

drsquoimportance peut-on srsquoattendre en le voyant ouvrir

la bouche ] srsquoapplique agrave tant drsquoexordes de ses livres

et de ses chapitres et pour tout dire qursquoil est si

souvent confus et insuffisant Par exception il est

vrai il srsquoest comporteacute diffeacuteremment comme dans

les trois livres de sa Rheacutetorique qui sont un modegravele

de meacutethode scientifique et preacutesentent une symeacutetrie

architectonique qui peut bien avoir eacuteteacute le prototype

de celle de Kant

Lrsquoopposeacute radical dAristote aussi bien pour la

maniegravere de penser que pour celle drsquoexposer sa

penseacutee crsquoest Platon Celui-ci maintient comme avec

une main de fer son ideacutee conductrice en suit le fil si

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teacutenu soit-il dans toutes ses ramifications agrave travers

les labyrinthes des plus longs dialogues et le

retrouve apregraves tous les eacutepisodes On voit qursquoil a

mucircrement et pleinement reacutefleacutechi sur son sujet

avant de se mettre agrave eacutecrire et ordonneacute artistement

sa faccedilon de le preacutesenter Aussi chaque Dialogue est-

il une œuvre drsquoart voulue dont toutes les parties ont

un rapport bien calculeacute quoique souvent cacheacute un

instant agrave dessein et dont les freacutequents eacutepisodes

ramegravenent souvent drsquoeux-mecircmes et drsquoune faccedilon

inattendue agrave lrsquoideacutee principale deacutesormais mise en

lumiegravere par eux Platon a toujours su au sens

complet du mot ce quil voulait et entendait faire

habituellement il nrsquoamegravene pas les problegravemes jusqursquoagrave

leur solution deacutefinitive mais se contente de les

discuter agrave fond Il ne faut donc pas nous eacutetonner si

comme on le raconte (voir surtout AEliglien Variae

Historiaelig III 19 IV 9 etc) la bonne harmonie

personnelle eacutetait bien loin de reacutegner entre Platon et

Aristote le premier parlait aussi ccedilagrave et lagrave avec peu

drsquoestime du second dont les digressions

lrsquoinconsistance et les sauts et bonds mecircme associeacutes

agrave sa polymathie lui sont des plus antipathiques La

poeacutesie de Schiller Largeur et Profondeur (Briete

59 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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und Tiefe) peut aussi srsquoappliquer agrave lrsquoopposition

entre Aristote et Platon8

En deacutepit de cette tendance drsquoesprit empirique

Aristote nrsquoeacutetait pas cependant un empirique

conseacutequent et meacutethodique aussi devait-il ecirctre

renverseacute et deacuteposseacutedeacute par Bacon de Verulam le vrai

pegravere de lrsquoempirisme Pour bien comprendre en quel

sens et pourquoi celui-ci est lrsquoadversaire et le

vainqueur drsquoAristote et de sa meacutethode on nrsquoa qursquoagrave

lire les livres de ce dernier De generatione et

corruptione On y trouve un fidegravele raisonnemment

a priori sur la nature qui cherche agrave comprendre et agrave

expliquer ses proceacutedeacutes par de pures notions un

exemple particuliegraverement mauvais est fourni au

8 Voici la traduction de cette courte piegravece de vers qui date de 1797 laquo Beaucoup da gens brillent dans le monde ils savent parler de tout et pour trouver ce qui plaicirct et charme on na quagrave les interroger On croirait tant ils ont le verbe haut quils ont vraiment conquis la marieacutee Et cependant ils sortent du monde sans nul bruit leur vie a eacuteteacute perdue Qui veut produire quelque chose dexcellent enfanter quelque grande œuvre doit rassembler silencieusement sans se lasser la plus haute force sur le plus petit point Le tronc seacutelegraveve dans les airs avec ses branches richement eacuteclatantes les feuilles brillent et exhalent leur parfum mais elles ne peuvent produire de fruits Le noyau seul recegravele dans un eacutetroit espace lrsquoorgueil de la forecirct lrsquoarbre raquo

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livre II chap IV ougrave nous voyons une chimie

construite a priori Bacon au contraire afficha le

dessein de faire de lexpeacuterience intuitive et non de

lrsquoabstraction la source de la connaissance de la

nature Le brillant reacutesultat de cette conception est la

haute situation actuelle des sciences naturelles qui

nous fait envisager avec un sourire de pitieacute ces

misegraveres aristoteacuteliciennes Sous ce rapport il est

vraiment remarquable que les livres susmentionneacutes

drsquoAristote nous reacutevegravelent tregraves nettement mecircme

lrsquoorigine de la scolastique on y rencontre deacutejagrave la

meacutethode veacutetilleuse et le verbiage de celle-ci

Pour la mecircme raison les livres De cœlo sont aussi

tregraves utiles et dignes drsquoecirctre lus Les premiers

chapitres sont mecircme un bon exemple de la meacutethode

qui consiste agrave reconnaicirctre et agrave deacuteterminer lessence

de la nature drsquoapregraves de pures notions et lrsquoinsuccegraves

est ici eacutevident Il nous est deacutemontreacute au chapitre

VIII par de pures notions et locis communibus

qursquoil nrsquoy a pas plusieurs mondes et au chapitre XII

on trouve une speacuteculation analogue sur la course

des eacutetoiles Crsquoest un raisonnement logique dapregraves

de fausses notions une dialectique de la nature

toute speacuteciale qui entreprend de deacutecider a priori en

partant de certains axiomes universels preacutetendant

exprimer ce qui est raisonnable et seacuteant ce qursquoest la

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nature et comment elle doit agir En voyant une

intelligence si grande et mecircme stupeacutefiante malgreacute

tout ce qursquoon a pu dire si profondeacutement enfonceacutee

dans de pareilles erreurs qui eacutetaient encore en

vogue il y a quelques siegravecles agrave peine nous

comprenons bien vite combien lrsquohumaniteacute est

redevable agrave Copernic Kepler Galileacutee Bacon Robert

Hook et Newton Dans les chapitres VII et VIII du

livre II Aristote nous expose tout son agencement

absurde du ciel les eacutetoiles sont solidement fixeacutees

sur le globe creux qui tournoie le soleil et les

planegravetes sur des globes semblables plus rapprocheacutes

la terre est-il dit expresseacutement demeure tranquille

Tout cela pourrait passer si auparavant il nrsquoy avait

eu deacutejagrave mieux mais quand lui-mecircme nous preacutesente

chapitre XIII les vues tregraves justes des pythagoriciens

sur la forme la situation et le mouvement de la

terre pour les rejeter cela est fait pour provoquer

notre indignation Elle saccroicirct quand nous voyons

par sa freacutequente poleacutemique contre Empeacutedocle

Heacuteraclite et Deacutemocrite comment ceux-ci ont eu des

vues beaucoup plus exactes de la nature et ont

mieux observeacute celle-ci que le sec bavard que nous

avons devant nous Empeacutedoele avait mecircme enseigneacute

deacutejagrave une force tangentielle produite par le

mouvement de rotation et agissant en opposition agrave

la pesanteur (II 1 et 13 puis les Scholia p 491)

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Bien loin drsquoappreacutecier ces hypothegraveses agrave leur valeur

Aristote nrsquoadmet mecircme pas les vues exactes de ces

anciens sur la veacuteritable signification de haut et de

bas mais ici aussi il se range agrave lrsquoopinion vulgaire qui

suit lrsquoapparence superficielle (IV 2) Maintenant il

faut consideacuterer que ses vues furent adopteacutees et se

reacutepandirent eacutecartegraverent ce qui valait mieux

auparavant et devinrent plus tard la base du

systegraveme drsquoHipparque puis de Ptoleacutemeacutee dont

lhumaniteacute a ducirc srsquoembarrasser jusqursquoau

commencement du XVIe siegravecle au grand profit

drsquoailleurs des dogmes religieux judeacuteo-chreacutetiens qui

sont incompatibles au fond avec le systegraveme de

Copernic comment en effet y aurait-il un Dieu au

ciel si le ciel nrsquoexiste pas Le theacuteisme seacuterieusement

compris preacutesupposa neacutecessairement la division du

monde en ciel et en terre sur celle-ci srsquoagitent les

hommes dans celui-lagrave siegravege le Dieu qui les

gouverne Mais si lrsquoastronomie a supprimeacute le ciel

elle a supprimeacute Dieu avec lui elle a tellement

agrandi le monde qursquoil ne reste plus de place pour

Dieu Quant agrave un ecirctre personnel comme chaque

Dieu doit neacutecessairement en constituer un qui

nrsquohabiterait aucun lieu mais serait partout et nulle

part on peut seulement le nommer mais non

lrsquoimaginer et croire en lui A mesure donc que

lrsquoastronomie physique se popularise le theacuteisme doit

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disparaicirctre si fortement quil ait eacuteteacute inculqueacute aux

hommes par une preacutedication incessante et

solennelle Crsquoest ce que lrsquoEacuteglise catholique a reconnu

aussitocirct et pour cette raison elle a perseacutecuteacute le

systegraveme de Copernic Aussi est-il pueacuteril de

srsquoeacutetonner avec de grands cris des tribulations de

Galileacutee car omnis natura vult esse conservatrix sui

[chaque ecirctre de la nature srsquoefforce de se conserver]

Qui sait si la constatation secregravete ou tout au moins

le pressentiment de cette congeacutenialiteacute drsquoAristote

avec les doctrines de lrsquoEacuteglise et du danger deacutetourneacute

par lui nrsquoa pas contribueacute au respect deacutemesureacute dont

il a eacuteteacute lrsquoobjet au moyen acircge Qui sait si plus drsquoun

homme stimuleacute par ses assertions sur les anciens

systegravemes astronomiques na pas secregravetement

peacuteneacutetreacute ces veacuteriteacutes longtemps avant Copernic qui

apregraves beaucoup drsquoanneacutees dheacutesitation et avec

lrsquointention de se seacuteparer du monde se hasarda

finalement agrave les proclamer

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SECTION VI STOIumlCIENS

Une tregraves belle et profonde notion chez les stoiumlciens

celle du λόγος σπερματικός [raison seacuteminale] bien

qursquoon puisse deacutesirer agrave son sujet des renseignements

plus complets que ceux qui nous sont parvenus

(Diogegravene Laerce VII 136 mdash Plutarque De placitis

philosophiaelig 1 7 mdash Stobeacutee Eclogaelig I p 372) Ce

qui toutefois est clair crsquoest qursquoon maintient par lagrave ce

qui constitue et maintient chez les individus

successifs drsquoune espegravece la forme identique de celle-

ci en passant de lrsquoun agrave lrsquoautre par conseacutequent en

quelque sorte la notion de lrsquoespegravece corporifieacutee dans

la semence Le λόγος σπερματικός est donc

leacuteleacutement indestructible dans lrsquoindividu ce qui lrsquounit

agrave lrsquoespegravece qursquoil repreacutesente et maintient Crsquoest en

vertu de lui que la mort qui aneacuteantit lrsquoindividu ne

touche pas agrave lespegravece gracircce agrave laquelle lrsquoindividu est

toujours preacutesent en deacutepit de la mort Aussi

pourrait-on traduire de la maniegravere suivante les mots

λόγος σπερματικός la formule magique qui eacutevoque

incessamment cette forme mi pheacutenomegravene Tregraves

apparenteacutee agrave lui est la notion de la forma

substantialis chez les scolastiques par laquelle le

principe inteacuterieur de lrsquoensemble de toutes les

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qualiteacutes de chaque ecirctre naturel est eacutetabli son

antithegravese est la materia prima la matiegravere pure

sans forme ni qualiteacute Lrsquoacircme de lrsquohomme est sa

forma substantialis Ce qui distingue les deux

notions crsquoest que le λόγος σπερματικός nrsquoappartient

qursquoaux ecirctres vivants qui se reproduisent tandis que

la forma substantialis appartient aussi aux ecirctres

inorganiques Celle-ci se reacutefegravere avant tout agrave

lrsquoindividu celui-lagrave agrave lrsquoespegravece en mecircme temps tous

deux sont manifestement lieacutes agrave lrsquoideacutee platonicienne

On trouve des deacuteveloppements sur la forma

substantialis dans Scot Erigegravene De divisione

naturae livre III p 139 eacutedit drsquoOxford dans

Giordano Bruno Della causa dialogue III p 252 et

suiv et tout an long dans les Dispitationes

metaphysicaelig do Suarez (XV sect 1) ce veacuteritable

compendium de toute la sagesse scolaslique ougrave il

faut eacutetudier celle-ci plutocirct que dans les bavardages

sans fin des ineptes professeurs de philosophie

allemande quintessence de la platitude et de

lrsquoennui

Une source capitale de notre connaissance de

lrsquoeacutethique stoiumlcienne est lrsquoexposeacute tregraves deacuteveloppeacute que

nous a conserveacute Stobeacutee (Eclogaelig livre II chap VII)

on peut se flatter de posseacuteder lagrave des extraits le plus

souvent textuels de Zeacutenon et de Chrysippe Srsquoils sont

66 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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exacts ils ne sont pas de nature agrave nous donner une

haute opinion de lrsquoesprit de ces philosophes Crsquoest

en effet un exposeacute peacutedantesque doctrinal deacutelayeacute agrave

lrsquoinfini et incroyablement vide plat et inintelligent

de la morale stoiumlcienne on nrsquoy trouve ni vigueur ni

vie nulle penseacutee de valeur frappante ou fine Tout y

est deacuteduit de pures notions rien nrsquoy est puiseacute dans

la reacutealiteacute et lrsquoexpeacuterience Lrsquohumaniteacute y est en

conseacutequence partageacutee en vertueux et vicieux aux

premiers est rattacheacutee toute chose bonne aux

seconds toute chose mauvaise ce qui fait tout

apparaicirctre noir et blanc comme une gueacuterite

prussienne Aussi ces plats exercices drsquoeacutecole ne

supportent-ils aucunement la comparaison avec les

eacutecrits de Seacutenegraveque si eacutenergiques si ingeacutenieux et si

profonds

Les Dissertations drsquoArrien sur la philosophie

drsquoEacutepictegravete composeacutees environ quatre cents ans

apregraves la naissance du Portique ne nous donnent pas

drsquoinformations deacutefinitives sur le veacuteritable esprit et

les principes speacuteciaux de la morale stoiumlcienne ce

livre est mecircme peu satisfaisant comme forme et

comme contenu Drsquoabord en ce qui concerne la

forme on nrsquoy trouve aucune trace de meacutethode

drsquoarrangement systeacutematique mecircme de progression

reacuteguliegravere Dans des chapitres qui se succegravedent sans

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ordre ni lien il est inlassablement reacutepeacuteteacute qursquoil ne

faut precircter aucune attention agrave tout ce qui nrsquoest pas

lexpression de notre propre volonteacute et que par

conseacutequent on ne doit pas precircter le moindre inteacuterecirct

agrave tout ce qui agite les hommes crsquoest lrsquoataraxie

stoiumlcienne Ce qui nrsquoest pas de nous ne serait pas

non plus de notre ressort Mais ce colossal paradoxe

nrsquoest pas deacuteduit de principes la plus eacutetrange

opinion sur le monde nous est tout simplement

imposeacutee sans qursquoune seule raison soit alleacutegueacutee Au

lieu de cela on trouve des deacuteclamations sans fin en

phrases et en tournures drsquoexpressions toujours les

mecircmes Car les reacutesultats de ces maximes

merveilleuses sont exposeacutes de la maniegravere la plus

deacutetailleacutee et la plus vive et lrsquoon a pu deacutecrire

freacutequemment comment les stoiumlciens font quelque

chose de rien En attendant tous ceux qui pensent

diffeacuteremment sont qualifieacutes desclaves et de fous

Mais on attend en vain une raison claire et solide agrave

lrsquoappui de cette eacutetrange maniegravere de penser cette

raison aurait plus drsquoeffet que toutes les deacuteclamations

et les gros mots de ce livre eacutepais Tel qursquoil est avec

ses descriptions hyperboliques de lrsquoeacutegaliteacute drsquoacircme

stoiumlcienne ses paneacutegyriques infatigablement

reacutepeacuteteacutes des saints patrons Cleacuteanthe Chrysippe

Zeacutenon Crategraves Diogegravene Socrate et ses injures agrave

lrsquoadresse de tous ceux qui diffegraverent drsquoavis il

68 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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constitue une veacuteritable capucinade Le manque de

plan du livre et son deacutecousu sont drsquoailleurs bien en

rapport avec celle-ci Ce que le titre drsquoun chapitre

indique crsquoest seulement le sujet de son deacutebut agrave la

premiegravere occasion se produit un eacutecart et agrave partir de

lagrave il est question suivant le nexus idearmn de mille

et mille objets

Quant au contenu il est semblable et mecircme sans

tenir compte que la base lui fait complegravetement

deacutefaut il nrsquoest en rien vraiment stoiumlcien mais est

meacutelangeacute drsquoun fort eacuteleacutement eacutetranger qui sent sa

source christiano-juive La preuve la plus indeacuteniable

en est le theacuteisme qursquoon y trouve de toutes parts et

qui est aussi le support de sa morale le cynique et

le stoiumlcien agissent ici au nom de Dieu dont la

volonteacute est leur Credo ils lui sont deacutevoueacutes

espegraverent en lui etc Le Portique primitif et

authentique est tout agrave fait eacutetranger agrave ces choses-lagrave

Dieu et le monde nrsquoy font qursquoun et lrsquoon nrsquoy sait rien

drsquoun Dieu qui pense veut commande aux hommes

et veille agrave leurs besoins Non seulement chez Arrien

drsquoailleurs mais chez la plupart des philosophes

paiumlens des premiers siegravecles chreacutetiens nous voyons

le theacuteisme juif destineacute agrave devenir bientocirct une

croyance populaire sous la forme du christianisme

deacutejagrave lancer des lueurs absolument comme

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aujourdrsquohui apparaicirct peu agrave peu dans les eacutecrits des

lettreacutes le pantheacuteisme acclimateacute dans lrsquoInde qui est

aussi destineacute agrave peacuteneacutetrer la croyance populaire Ex

oriente lux [La lumiegravere vient de lrsquoOrient]

Pour la raison indiqueacutee la morale exposeacutee ici nrsquoest

pas non plus purement stoiumlcienne Beaucoup de ses

prescriptions sont incompatibles entre elles et il

serait difficile drsquoeacutetablir agrave son sujet des principes

fondamentaux communs Le cynisme lui aussi est

complegravetement fausseacute par la doctrine que le cynique

doit ecirctre tel avant tout dans lrsquointeacuterecirct des autres

pour agir sur eux par son exemple comme un

messager de Dieu et simmiscer dans leurs affaires

pour les diriger De lagrave il est dit laquo Dans une citeacute ougrave il

nrsquoy aurait que des sages aucun cynique ne serait

neacutecessaire raquo de mecircme celui-ci doit ecirctre bien

portant vigoureux et propre pour ne pas repousser

les gens Combien cela est loin de la satisfaction

personnelle des vieux cyniques authentiques

Diogegravene et Crategraves il est vrai ont eacuteteacute les amis et les

conseillers de maintes familles mais crsquoest lagrave un fait

secondaire et accidentel et nullement le dessein du

cynisme

Arrien a donc complegravetement perdu de vue les vraies

ideacutees fondamentales du cynisme aussi bien que

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celles do lrsquoeacutethique stoiumlcienne il ne semble mecircme pas

avoir senti lutiliteacute de celle-ci Il precircche la

renonciation personnelle parce qursquoelle lui plaicirct et

elle lui plaicirct peut-ecirctre uniquement parce qursquoelle est

difficile et opposeacutee agrave la nature humaine tandis que

la preacutedication est facile Il nrsquoa pas chercheacute les

raisons de ladite renonciation aussi croit-on

entendre tantocirct un ascegravete chreacutetien tantocirct un

stoiumlcien Les maximes de tous deux concordent

souvent mais les principes sur lesquels elles

reposent sont tout diffeacuterents Je renvoie agrave ce sujet agrave

mon œuvre principale (t I sect 316 et t II chap

XVI) ougrave le veacuteritable esprit du cynisme et du

Portique est exposeacute agrave fond pour la premiegravere fois

Lrsquoinconseacutequence drsquoArrien se preacutesente mecircme dune

miniegravere ridicule en ce que deacutecrivant un nombre

incalculable de fois le stoiumlcien parfait il ne manque

jamais de dire laquo Il ne blacircme personne ne se plaint

ni des dieux ni des hommes ne reacuteprimande

personne raquo Or son livre est agrave peu pregraves tout entier

eacutecrit sur un ton de blacircme qui souvent va jusqursquoagrave

lrsquoinjure

Malgreacute tout cela on trouve ccedilagrave et lagrave dans ce livre des

ideacutees authentiquement stoiumlciennes qursquoArrien ou

Eacutepictegravete a puiseacutees chez les vieux stoiumlciens et

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semblablement le cynisme est deacutepeint en couleurs

vives et frappantes dans quelques-uns de ses traits

Il y a par endroits beaucoup de bon sens comme de

vivantes peintures de lhomme et de son activiteacute Le

style est facile et coulant mais tregraves diffus

Que lrsquoEncheiridion [Manuel] drsquoEacutepictegravete ait eacuteteacute

composeacute aussi par Arrien comme nous lrsquoassurait F-

A Wolf9 dans ses leccedilons crsquoest ce que je ne crois pas

Il renferme beaucoup plus drsquoesprit en peu de mots

que les Dissertations est marqueacute au coin du bon

sens ne contient pas de deacuteclamations vides

drsquoostentation est concis expressif et avec cela

eacutecrit sur le ton dun ami bienveillant qui donne des

conseils tandis que les Dissertations je lrsquoai dit

emploient le plus souvent le ton de la reacuteprimande et

de lrsquoinjure Le contenu des deux ouvrages est en

reacutealiteacute le mecircme agrave part cette diffeacuterence que

lrsquoEncheiridion a tregraves peu de choses du theacuteisme des

Dissertations Peut-ecirctre lrsquoEncheiridion eacutetait-il le

propre compendium drsquoEacutepictegravete qursquoil dictait agrave ses

auditeurs tandis que les Dissertations eacutetaient le

9 Le ceacutelegravebre philologue classique auteur des Proleacutegomegravenes sur Homegravere professeur agrave lrsquouniversiteacute de Berlin Neacute agrave en Saxe en 1750 Wolf mourut en 1824 agrave Marseille en se rendant dans le Midi de la France pour y soigner sa santeacute

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manuscrit copieacute drsquoapregraves ses libres discours par son

commentateur Arrien

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SECTION VII NEacuteO-PLATONICIENS

La lecture des neacuteo-platoniciens reacuteclame beaucoup

de patience car ils manquent agrave la fois de forme et de

style Le meilleur de tous et de beaucoup sous ce

rapport est Porphyre Il est le seul qui eacutecrive

clairement et logiquement de sorte qursquoon le lit sans

reacutepugnance

Le pire par contre est Jamblique dans son livre De

mysteriis AEliggyptiorum il est plein drsquoune eacutepaisse

superstition et drsquoune lourde deacutemonologie et de

plus obstineacute Il a encore il est vrai une autre vue en

quelque sorte eacutesoteacuterique sur la magie et la theacuteurgie

mais ses reacuteveacutelations agrave ce sujet sont plates et

insignifiantes En somme crsquoest un mauvais

eacutecrivailleur qui ne donne pas satisfaction borneacute

baroque grossiegraverement superstitieux confus et

obscur On voit clairement que ce qursquoil enseigne ne

provient en rien de ses reacuteflexions personnelles ce

sont des dogmes eacutetrangers souvent compris

seulement agrave moitieacute et pour cette raison affirmeacutes

avec dautant plus drsquoentecirctement aussi est-il rempli

de contradictions Aujourdrsquohui toutefois on ne veut

plus attribuer agrave Jamblique le livre susmentionneacute et

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je me rangerai volontiers agrave cet avis en lisant les

longs extraits de ses œuvres perdues que Stobeacutee

nous a conserveacutes extraits infiniment supeacuterieurs agrave ce

livre De mysteriis et qui contiennent maintes

bonnes ideacutees de leacutecole neacuteoplatonicienne

Proclus lui aussi est un bavard sec prolixe fade

Son commentaire sur lrsquoAlcibiade de Platon mdash un des

plus mauvais Dialogues de celui-ci et peut-ecirctre

inauthentique mdash est le verbiage le plus deacutelayeacute et le

plus diffus du monde Chaque mot de Platon mecircme

le plus insignifiant y provoque un bavardage sans

fin et la recherche drsquoun sens profond Ce que Platon

dit au sens mythique et alleacutegorique est pris au sens

propre et seacutevegraverement dogmatique et tout est tordu

dans le sens de la superstition et de la theacuteosophie

On ne peut cependant nier que dans la premiegravere

moitieacute de ce commentaire on ne rencontre quelques

tregraves bonnes ideacutees qui appartiennent sans doute

beaucoup plus agrave lrsquoEacutecole qursquoagrave Produs mecircme Crsquoest un

principe drsquoune haute importance qui clocirct le

Fasciculum primum partis primae laquo Les deacutesirs

des acircmes (anteacuterieurement agrave leur naissance)

contribuent agrave donner forme au parcours de la vie et

nous ne semblons pas avoir eacuteteacute informeacute par eux car

crsquoest du sein de nous-mecircmes que nous deacutecouvrons

les deacutecisions eacutelectives drsquoapregraves lesquelles nous

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vivons raquo (Animorum uppetilus antegrave hanc vitam

concepti plurimam vim habent in vitas eligendas

nec extrtnsecus fictif similis sumus sed nostra

sponte facimus electiones secundum quas deindegrave

vitas transigimus) Ce principe a certainement sa

racine dans Platon et se rapproche aussi de la

doctrine de Kant sur le caractegravere intelligible il

srsquoeacutelegraveve bien haut au-dessus des doctrines borneacutees et

plates de la liberteacute de la volonteacute individuelle qui

peut toujours faire ainsi et autrement et dont nous

bercent jusqursquoagrave preacutesent nos professeurs de

philosophie leur cateacutechisme constamment sous les

yeux Augustin et Luther de leur cocircteacute avaient

appeleacute agrave leur secours lrsquoeacutelection par la Gracircce Cela

eacutetait bon pour ces temps soumis aux deacutecrets de la

Providence quand lrsquoon eacutetait encore precirct srsquoil plaisait

agrave Dieu agrave aller au diable au nom de la diviniteacute mais

agrave notre eacutepoque on ne peut trouver de protection

que dans lrsquoaseacuteiteacute de la volonteacute et il faut reconnaicirctre

comme lrsquoa fait Proclus que laquo crsquoest du sein de nous-

mecircmes que nous deacutecouvrons les deacutecisions eacutelectives

drsquoapregraves lesquelles nous vivons raquo

Plotin enfin le plus important de tous est tregraves

ineacutegal et ses diverses Enneacuteades sont drsquoune valeur

extrecircmement diffeacuterente la quatriegraveme est

excellente Son mode drsquoexposer et son style sont

76 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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cependant le plus souvent mauvais ses ideacutees ne

sont ni ordonneacutees ni eacutetudieacutees agrave lrsquoavance il eacutecrit au

fur et agrave mesure qursquoelles lui viennent Porphyre nous

renseigne dans sa biographie sur sa faccedilon leacutegegravere et

neacutegligente de travailler Sa prolixiteacute infinie et

ennuyeuse sa confusion lassent souvent toute

patience au point qursquoon srsquoeacutetonne comment ce fatras

a pu parvenir agrave la posteacuteriteacute Il a drsquoordinaire le style

drsquoun preacutedicateur et de mecircme que celui-ci impose

platement lrsquoEacutevangile il expose platement les

doctrines platoniciennes En mecircme temps ce que

Platon a dit en termes mystiques mecircme agrave demi

meacutetaphoriques il le rabaisse agrave un seacuterieux prosaiumlque

intentionnel et remacircche pendant de longues heures

la mecircme ideacutee sans rien ajouter de lui-mecircme Il

procegravede en outre agrave la faccedilon drsquoun reacuteveacutelateur non

drsquoun deacutemonstrateur parlant ex tripode et raconte

les choses comme il ne les imagine sans tenter de

leur assurer une base Et cependant on trouve chez

lui des veacuteriteacutes profondes et de grande importance

qursquoil a drsquoailleurs comprises lui-mecircme car il nrsquoest

nullement deacutepourvu drsquointuition Aussi meacuterite-t-il

incontestablement drsquoecirctre lu et reacutecompense-t-il

amplement la patience exigeacutee pour cela

Lrsquoexplication de ces qualiteacutes contradictoires de

Plotin je la trouve dans le fait que ni lui ni les neacuteo-

77 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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platoniciens en geacuteneacuteral ne sont des philosophes

proprement dits des penseurs personnels ils

exposent une doctrine eacutetrangegravere traditionnelle

qursquoils ont drsquoailleurs drsquoordinaire bien comprise et

bien digeacutereacutee Crsquoest la sagesse indo-eacutegyptienne qursquoils

ont voulu incorporer agrave la philosophie grecque et ils

emploient agrave cet effet comme chaicircnon de raccord ou

mode de transition ou menstruum la philosophie

platonicienne dans celle de ses parties qui touche

au mystique De cette origine indoue transmise par

lrsquoEacutegypte des dogmes neacuteo-platoniciens teacutemoigne

directement et incontestablement la doctrine du

Tout-Un de Plotin comme nous la trouvons

admirablement preacutesenteacutee dans la quatriegraveme

Enneacuteade Le chapitre premier du livre I de celle-ci

Sur lrsquoessence de lrsquoacircme donne tregraves briegravevement la

doctrine fondamentale de toute sa philosophie celle

drsquoune acircme qui originellement est une et nrsquoest

seacutepareacutee en beaucoup drsquoacircmes que par le monde

corporel Drsquoun inteacuterecirct particulier est le livre VIII de

cette Enneacuteade qui montre comment cette acircme est

tombeacutee dans cet eacutetat de multipliciteacute agrave la suite drsquoun

effort coupable Elle est chargeacutee en conseacutequence

drsquoune double faute la premiegravere celle de sa descente

dans ce monde la seconde celle de ses actions

coupables dans ce mecircme monde Elle expie la

premiegravere par lrsquoexistence temporelle et la seconde

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qui est moindre par la migration des acircmes (chap

V) Crsquoest eacutevidemment la mecircme ideacutee que le peacutecheacute

originel et le peacutecheacute particulier chreacutetiens Mais ce

qursquoil faut lire avant tout crsquoest le chapitre III du livre

IX Que toutes les acircmes sont une ougrave sont

expliqueacutees entre autres choses par lrsquouniteacute de cette

acircme du monde les merveilles du magneacutetisme

animal speacutecialement le pheacutenomegravene actuellement

observeacute qursquoune somnambule perccediloit agrave la plus

grande distance un mot dit agrave voix basse ce qui il est

vrai exige une chaicircne de personnes en rapport avec

elle Chez Plotin apparaicirct mecircme probablement pour

la premiegravere fois dans la philosophie occidentale

lrsquoIdeacutealisme qui depuis longtemps deacutejagrave eacutetait agrave lrsquoordre

du jour en Orient puisque les Enneacuteades enseignent

(livre VII chap X) que lrsquoacircme a fait le monde en

entrant de lrsquoeacuteterniteacute dans le temps avec cette

explication car lrsquounivers sensible nrsquoa pas un autre

lieu que lrsquoacircme raquo (Neque est atter hujus universi

locus quam anima) tandis que lideacutealiteacute du temps

est exprimeacutee dans ces mots laquo Nous nrsquoallons pas

prendre le temps hors de lrsquoacircme pas plus que

lrsquoeacuteterniteacute en dehors de lrsquoecirctre raquo (Oportet autem

nequaquam extra animam tempus accipere) Cet

έκεῖ (au delagrave) est lrsquoopposeacute de ἒνθάδε (en deccedilagrave) et

une notion tregraves appareilleacutee agrave lui qursquoil explique de

plus pregraves par le monde des ideacutees et le monde des

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sens (mundus intelligibilis et sensibilis) et aussi par

lrsquoen haut et lrsquoen bas Lrsquoideacutealiteacute du temps est aussi

lrsquoobjet aux chapitres XI et XII de tregraves bonnes

eacutelucidations Elle a pour corollaire la belle

implication drsquoapregraves laquelle nous ne sommes pas

dans notre condition temporelle ce que nous

devons et devrions ecirctre voilagrave pourquoi nous

attendons toujours mieux de lrsquoavenir et escomptons

le compleacutement de ce qui nous manque deacutesir qui

donne naissance agrave lrsquoavenir et agrave sa condition le

temps (chap II et III) Une autre confirmation de

lrsquoorigine indoue signaleacutee nous est donneacutee par

Jamblique (De mysteriis section IV chap IV et V)

dans son exposeacute de la doctrine de la meacutetempsycose

ougrave lrsquoon trouve aussi (section V chap VI) la doctrine

de la libeacuteration et de la reacutedemption finales des liens

de la naissance et de la mort laquo la purification la

perfection de lrsquoacircme et la deacutelivrance de devoir ecirctre raquo

et (chap XII) laquo le feu du sacrifice nous deacutelivre des

chaines du devoir ecirctre raquo en drsquoautres termes la

promesse contenue dans tous les livres religieux de

lrsquoInde qui est deacutesigneacutee en anglais par final

eacutemancipation ou reacutedemption A ceci srsquoajoute

(section VII chap II) la mention drsquoun symbole

eacutegyptien repreacutesentant un Dieu creacuteateur assis sur h

lotus eacutevidemment le Brahma creacuteateur du monde

assis sur la fleur de lotus issue du nombril de

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Vischnou tel qursquoon le repreacutesente freacutequemment par

exemple dans Langlegraves Monuments de

lrsquoHindoustan t1 p 175 et Coleman Mythology of

the Hindus table V etc Ce symbole est

extrecircmement important comme une preuve certaine

de lrsquoorigine indoue de la religion eacutegyptienne ainsi

que sous le mecircme rapport le fait indiqueacute aussi par

Porphyre (De abstinentia livre II) qursquoen Eacutegypte la

vache eacutetait sacreacutee et ne devait pas ecirctre tueacutee Mecircme

la circonstance rapporteacutee par Porphyre dans sa Vie

de Plotin que celui-ci apregraves avoir eacuteteacute plusieurs

anneacutees eacutelegraveve drsquoAmmonius Saccas eut lrsquointention de

se rendre en Perse et dans lrsquoInde avec lrsquoarmeacutee de

Gordien ce qursquoil ne put effectuer par suite de la

deacutefaite et de la mort de ce dernier cette

circonstance indique que les doctrines drsquoAmmonius

eacutetaient drsquoorigine indoue et que Plotin se proposait

de les acqueacuterir plus purement agrave leur source Ce

mecircme Porphyre a fourni une theacuteorie complegravete de la

meacutetempsycose entiegraverement conccedilue dans le sens

indou quoique enjoliveacutee de psychologie

platonicienne Elle se trouve dans les Eacuteclogaelig de

Stobeacutee (livre I chap LII sect 84)

81 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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SECTION VIII GNOSTIQUES

Les philosophies cabalistique et gnostique chez les

creacuteateurs desquelles juifs et chreacutetiens le

monotheacuteisme srsquoaffirma immeacutediatement sont des

tentatives en vue de supprimer la flagrante

contradiction entre la production de ce monde par

un ecirctre tout-puissant infiniment bon et infiniment

sage et le caractegravere miseacuterable et deacutefectueux de ce

monde mecircme Elles introduisent en conseacutequence

entre le monde et sa cause primordiale une seacuterie

drsquoecirctres intermeacutediaires dont la faute a ameneacute un

deacuteclin qui a lui-mecircme donneacute naissance au monde

Ils deacutetournent donc en quelque sorte 1a faute du

souverain sur ses ministres Ce proceacutedeacute eacutetait

dailleurs deacutejagrave indiqueacute par le mythe de la chute qui

est point culminant du judaiumlsme Ces ecirctres sont

chez les gnostiques le πλήρωμα les eacuteons lrsquoϋλη le

demiourgos etc La seacuterie a eacuteteacute allongeacutee agrave plaisir par

chaque gnostique

Le proceacutedeacute entier est analogue agrave celui par lequel

pour atteacutenuer la contradiction impliqueacutee par le

rapport de lrsquoaction reacuteciproque drsquoune substance

mateacuterielle et immateacuterielle chez lhomme des

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philosophes physiologistes ont chercheacute agrave interposer

des essences meacutediates telles que la fluiditeacute

nerveuse lrsquoeacutether nerveux les esprits vitaux etc Les

deux choses dissimulent ce quelles ne sont pas

capables de supprimer

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SECTION IX SCOT EacuteRIGEgraveNE

Cet homme admirable nous offre le spectacle

inteacuteressant de la lutte entre la veacuteriteacute reconnue et

saisie personnellement et les dogmes locaux fixeacutes

par un endoctrinement preacutecoce et qui se sont

deacuteveloppeacutes en dehors de tout doute au moins de

toute attaque directe cocircte agrave cocircte avec lrsquoeffort

proceacutedant drsquoune noble nature pour ramener agrave

lrsquoharmonie par tel ou tel moyen la dissonance ainsi

creacuteeacutee Mais ceci ne peut srsquoeffectuer que si ces

dogmes sont tourneacutes deacutenatureacutes et en cas de

besoin tordus jusqursquoagrave ce qursquoils srsquoadaptent nolentes

volentes agrave la veacuteriteacute reconnue personnellement qui

demeure le principe dominant mais est neacuteanmoins

contrainte agrave revecirctir un habit eacutetrange et mecircme

gecircnant Eacuterigegravene srsquoentend agrave mener toujours agrave bien

cette meacutethode dans son grand ouvrage De divisione

naturaelig jusqursquoagrave ce qursquoenfin il en vienne agrave aborder

lrsquoorigine du mal et du peacutecheacute avec la menace des

tortures de lrsquoenfer ici sa meacutethode eacutechoue contre

loptimisme cette conseacutequence du monotheacuteisme

juif Il enseigne dans son livre V le retour de toutes

choses agrave Dieu et lrsquouniteacute ainsi que lrsquoindivisibiliteacute

meacutetaphysique de toute lrsquohumaniteacute mecircme de toute la

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nature Maintenant se pose la question Que

devient le peacutecheacute Il ne peut ecirctre en Dieu Ougrave est

lrsquoenfer avec lrsquoannonce de ses tortures eacuteternelles

Qui doit y aller Lrsquohumaniteacute nrsquoest-elle pas sauveacutee et

dans sa totaliteacute Le dogme reste ici inexpugnable

Eacuterigegravene se deacutebat piteusement agrave travers des

sophismes diffus pour naboutissent qursquoa des mots

et finit par tomber dans les contradictions et les

absurditeacutes surtout depuis que la question de

lrsquoorigine du peacutecheacute sest imposeacutee ineacutevitablement agrave

lui Or celle-ci ne peut reacutesider en Dieu ni dans la

volonteacute creacuteeacutee par lui puisque alors Dieu serait

lrsquoauteur du peacutecheacute chose quil aperccediloit tregraves

clairement (Voir lrsquoEditio princeps drsquoOxford 1681 p

287) Deacutesormais il est pousseacute aux absurditeacutes le

peacutecheacute ne doit avoir ni une cause ni un sujet laquo Le

peacutecheacute est sans cause il est entiegraverement sans cause

et insubstantiel raquo (malum incausale est penitus

incausale et insubstantiale est) La raison veacuteritable

de ce malaise est que la doctrine de lrsquoeacutemancipation

de lrsquohumaniteacute et du monde qui est manifestement

drsquoorigine indoue preacutesuppose la doctrine indoue en

vertu de laquelle lrsquoorigine du monde (ce sansara des

Bouddhistes) est le mal mecircme proceacutedant drsquoun acte

coupable de Brahma or ce Brahma crsquoest nous qui

le sommes en reacutealiteacute car la mythologie indoue est

partout transparente Au contraire dans le

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christianisme cette doctrine de leacutemancipation du

monde doit ecirctre greffeacutee sur leacute theacuteisme juif drsquoapregraves

lequel le Seigneur nrsquoa pas seulement fait le monde

mais lrsquoa ensuite trouveacute parfait laquo Tout eacutetait tregraves

bien Drsquoougrave ces larmes De lagrave surgissent des

difficulteacutes qursquoEacuterigegravene a tregraves bien aperccedilues quoiquil

ne pucirct oser agrave son eacutepoque attaquer le mal par la

racine Neacuteanmoins il est drsquoune douceur indoustane

Il rejette la damnation eacuteternelle et les chacirctiments

deacutecreacuteteacutes par le christianisme toute creacuteature

raisonnable et animale veacutegeacutetale et inanimeacutee doit

conformeacutement agrave son essence intime dans le cours

neacutecessaire de la nature parvenir agrave la feacuteliciteacute

eacuteternelle car elle a pris naissance de la bonteacute

eacuteternelle Mais pour les saints et les justes seuls il y

a complegravete uniteacute avec Dieu deificatio Eacuterigegravene est

dailleurs assez sincegravere pour ne pas cacher le grand

embarras dans lequel le jette lrsquoorigine du mal il

lrsquoexpose nettement dans le passage citeacute du livre V

En fait lrsquoorigine du mal est lrsquoeacutecueil contre lequel

eacutechoue le theacuteisme aussi bien que le pantheacuteisme car

tous deux impliquent lrsquooptimisme Mais le mal et le

peacutecheacute dans leur grandeur terrible ne sont pas

niables puisque les chacirctiments promis agrave celui-ci ne

font qursquoaccroicirctre celui-lagrave Et maintenant drsquoougrave vient

tout cela dans un monde qui est lui mecircme un Dieu

ou lœuvre bien intentionneacutee drsquoun Dieu Si les

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adversaires theacuteistes du pantheacuteisme opposent agrave ces

difficulteacutes laquo Quoi tous les ecirctres meacutechants

terribles abominables seraient Dieu raquo les

pantheacuteistes peuvent riposter laquo Comment tous ces

ecirctres meacutechants terribles abominables un Dieu les

aurait produits de gaieteacute de cœur 10 raquo Nous

trouvons Eacuterigegravene aux prises avec la mecircme difficulteacute

dans une autre de ses œuvres parvenue jusqursquoagrave

nous le livre De praeligdestinatione qui est toutefois

bien infeacuterieur au De divisione naturae il srsquoy

manifeste aussi drsquoailleurs non comme philosophe

mais comme theacuteologien Ici aussi il se torture

miseacuterablement avec ces contradictions dont la

raison derniegravere est que le christianisme a reccedilu

lrsquoinoculation du judaiumlsme Ses efforts ne font que

mettre celles-ci en meilleure lumiegravere Dieu a tout

fait tout est en tout cela est certain laquo

conseacutequemment aussi le peacutecheacute et le mal raquo Cette

conclusion ineacutevitable doit ecirctre eacutecarteacutee si Eacuterigegravene se

voit contraint de recourir agrave de miseacuterables

expeacutedients Alors le peacutecheacute et le mal ne doivent pas

exister et ne sont donc rien mdash Diable mdash Ou alors

le libre-arbitre en est cause cest Dieu qui lrsquoa creacuteeacute

mais librement Aussi nrsquoa-t-il pas agrave srsquooccuper de ce

10 En franccedilais dans le texte

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que celui-ci fait par la suite car il eacutetait libre crsquoest-agrave-

dire pouvait drsquoune faccedilon et aussi drsquoune autre en un

mot ecirctre aussi bien bon que meacutechant mdash Bravo mdash

Mais la veacuteriteacute est quecirctre libre et ecirctre creacuteeacute sont deux

propositions qui srsquoexcluent lrsquoune lrsquoautre par

conseacutequent contradictoires de lagrave lrsquoaffirmation que

Dieu a creacuteeacute des ecirctres auxquels il a donneacute en mecircme

temps la liberteacute de volonteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil les a agrave

la fois creacuteeacutes et non creacuteeacutes Car operari sequitur esse

ce qui signifie que les effets ou actes de nrsquoimporte

quelle chose ne peuvent jamais ecirctre autres que le

reacutesultat de sa proprieacuteteacute laquelle mecircme nrsquoest

reconnue que par eux Pour ecirctre libre dans le sens

exigeacute ici un ecirctre devrait donc nrsquoavoir aucune

proprieacuteteacute crsquoest-agrave-dire nrsquoecirctre rien agrave la fois exister et

ne pas exister Car ce qui est doit ecirctre aussi quelque

chose une existence sans essence ne se laisse

mecircme pas imaginer Mais un ecirctre est-il creacuteeacute il est

creacuteeacute comme il est creacuteeacute par conseacutequent il est mal

creacuteeacute srsquoil est mal creacuteeacute et mal creacuteeacute srsquoil agit mal si son

action est mauvaise Aussi la faute du monde

comme le mal de celui-ci aussi peu niable que celle-

lagrave retombe-t-elle toujours sur son auteur et Scot

Eacuterigegravene comme Augustin avant lui srsquoefforce

peacuteniblement de la deacutetourner de lui

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Si dautre part un ecirctre est moralement libre il ne

peut avoir eacuteteacute creacuteeacute mais doit avoir de lrsquoaseacuteiteacute crsquoest-

a-dire une existence primordiale existant en vertu

de sa force et de son omnipotence propres et qui

nrsquoest pas subordonneacutee agrave une autre Son existence est

alors son acte personnel de creacuteation qui se deacuteploie

et se deacuteveloppe dans le temps en reacuteveacutelant une fois

pour toutes le caractegravere distinct de cet ecirctre qui est

neacuteanmoins son œuvre propre et dont la

responsabiliteacute des manifestations pegravese sur lui seul

Si maintenant un ecirctre est responsable de ses actes

il doit ecirctre capable de discernement et par

conseacutequent libre Ainsi de la responsabiliteacute et de

lrsquoimputabiliteacute que notre conscience deacuteclare il

srsquoensuit tregraves sucircrement que la volonteacute est libre de

ceci dautre part qursquoelle est la chose primordiale

elle-mecircme par conseacutequent non seulement lrsquoaction

mais lexistence et lrsquoessence mecircmes de de lrsquohomme

sont son œuvre propre Je renvoie sur tous ces

points agrave mon traiteacute Du libre arbitre ougrave la question

est examineacutee agrave fond et drsquoune maniegravere irreacutefutable

aussi les professeurs de philosophie ont-ils chercheacute

agrave eacutetouffer sous le plus complot silence ce Meacutemoire

couronneacute

La faute du peacutecheacute et du mal retombe

neacutecessairement de la nature sur son auteur Mais si

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celui-ci est la Volonteacute se manifestant dans tous ses

pheacutenomegravenes cette faute est parvenue agrave la bonne

adresse Si crsquoest au contraire un Dieu lorigine du

peacutecheacute et du mal contredit sa diviniteacute

En lisant Denys lrsquoAreacuteopagite sur lequel Eacuterigegravene

srsquoappuie si freacutequemment jrsquoai trouveacute que celui-lagrave a

eacuteteacute de tout point son prototype Le pantheacuteisme

drsquoEacuterigegravene aussi bien que sa theacuteorie du peacutecheacute et du

mal existe deacutejagrave dans les grands traits chez Denys

celui-ci se contente toutefois drsquoindiquer ce que le

premier a deacuteveloppeacute exprimeacute avec hardiesse et

exposeacute avec feu Eacuterigegravene est infiniment plus

intelligent que Donys mais Denys lui a donneacute la

matiegravere et la direction de ses reacuteflexions lui

preacuteparant ainsi vigoureusement la voie Si Denys

nrsquoest pas authentique cela ne fait rien agrave lrsquoaffaire et

peu importe le nom de lrsquoauteur du livre De divinis

nominibus Comme il vivait probablement agrave

Alexandrie je crois que agrave travers une route qui

nous est inconnue il a eacuteteacute le canal par lequel une

petite goutte de sagesse indoue a pu parvenir

jusqursquoagrave Erigegravene Colebrooke a remarqueacute dans son

traiteacute Sur la philosophie des indous (Miscellaneous

Essays t I p 244) que la proposition III de la

Karika de Kapila se rencontre chez Eacuterigegravene

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SECTION X LA SCHOLASTIQUE

Le caractegravere distinctif de la scolastique serait pour

moi que son criteacuterium suprecircme de la veacuteriteacute est

lEacutecriture sainte agrave laquelle on peut en conseacutequence

toujours en appeler de chaque conclusion de la

raison Une de ses particulariteacutes crsquoest que son ton

est toujours poleacutemique Chaque investigation est

bientocirct transformeacutee en une controverse ougrave le pro et

contra engendre un nouveau pro et contra lui

fournissant ainsi la matiegravere sans laquelle elle

cesserait bientocirct Mais lrsquoultime racine secregravete de

cette particulariteacute crsquoest lrsquoantagonisme entre la

raison et la reacuteveacutelation

La justification reacuteciproque du reacutealisme et du

nominalisme et par lagrave la possibiliteacute de la lutte si

longue et si acharneacutee agrave ce sujet peuvent ecirctre

nettement expliqueacutees de la faccedilon qui va suivre

Je qualifie de rouges les choses les plus diffeacuterentes

si elles ont la couleur rouge Rouge est

manifestement un simple nom par lequel je deacutesigne

ce pheacutenomegravene peu importe ougrave il se produit De la

mecircme faccedilon toutes les notions communes sont de

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simples noms pour deacutesigner des proprieacuteteacutes

srsquoaffirmant en diffeacuterentes choses Ces choses sont

lrsquoactuel et le reacuteel Le nominalisme est donc dans le

vrai

Drsquoautre part si nous observons que toutes ces

choses reacuteelles auxquelles seules la reacutealiteacute est precircteacutee

sont temporelles et par conseacutequent passeront vite

tandis que ces proprieacuteteacutes rouge dur mou vivant

plante cheval homme que ces noms deacutesignent

continuent agrave exister indeacutependantes et en

conseacutequence existent toujours nous trouvons que

les proprieacuteteacutes que ces noms deacutesignent par des

notions communes sont conccedilues gracircce agrave leur

indestructible existence et ont beaucoup plus de

reacutealiteacute celle-ci est par suite imputable aux notions

et non aux ecirctres particuliers Le reacutealisme est donc

dans le vrai

Le nominalisme megravene en reacutealiteacute au mateacuterialisme

car apregraves la suppression de toutes les proprieacuteteacutes il

ne reste plus que la matiegravere Si les notions sont de

simples noms et les choses seacutepareacutees le reacuteel leurs

proprieacuteteacutes comme seacutepareacutees en elles sont

transitoires et il ne reste plus de durable cest-agrave-

dire de reacuteel que la matiegravere

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Toutefois strictement parlant la justification du

reacutealisme apporteacutee plus haut appartient non agrave lui

mais agrave la doctrine platonicienne des Ideacutees dont il

est lrsquoextension Les formes et les proprieacuteteacutes

eacuteternelles des choses naturelles voilagrave ce qui subsiste

agrave travers tout changement et ce agrave quoi il convient

drsquoattribuer une reacutealiteacute plus haute qursquoaux individus

dans lesquels elles se manifestent Au contraire cela

ne peut ecirctre conceacutedeacute aux pures abstractions qui ne

sont pas perceptibles Qursquoy a-t-il de reacuteel par

exemple dans des notions telles que rapport

diffeacuterence seacuteparation preacutejudice indeacutetermination

etc

Une certaine affiniteacute ou tout au moins un

paralleacutelisme de contrastes saute aux yeux si lrsquoon

oppose Platon agrave Aristote Augustin agrave Peacutelage les

reacutealistes aux nominalistes On pourrait affirmer

qursquoil se manifeste en cela une certaine reacutepulsion

polaire de la faccedilon de penser humaine reacutepulsion

qui par une coiumlncidence tout agrave fait extraordinaire

srsquoest manifesteacutee pour la premiegravere fois et drsquoune faccedilon

absolument deacutecisive chez deux tregraves grands hommes

qui eacutetaient contemporains et vivaient lun agrave cocircteacute de

lrsquoautre

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SECTION XI BACON DE VERULAM

Dans un sens autre et plus speacutecialement deacutefini que

celui qui vient drsquoecirctre indiqueacute lrsquoopposeacute veacuteritable et

intentionnel drsquoAristote fut Bacon de Verulam Celui-

lagrave avait pour la premiegravere fois exposeacute agrave fond la vraie

meacutethode permettant de parvenir agrave des veacuteriteacutes

geacuteneacuterales aux veacuteriteacutes particuliegraveres crsquoest-agrave-dire la

voie descendante crsquoest le syllogisme lrsquoOrganum

Aristotelis Bacon au contraire indiqua la voie

ascendante en pratiquant la meacutethode qui consiste agrave

parvenir des veacuteriteacutes particuliegraveres aux veacuteriteacutes

geacuteneacuterales crsquoest lrsquoinduction opposeacutee agrave la deacuteduction

et son exposeacute est le Novum Organum impression

qui choisie par opposition agrave Aristote signifie ceci

laquo crsquoest une maniegravere toute diffeacuterente drsquoattaquer le

sujet raquo Lrsquoerreur drsquoAristote et bien plus encore de

ses adeptes consistait agrave croire qursquoils posseacutedaient

deacutejagrave toute la veacuteriteacute que celle-ci par conseacutequent est

contenue dans leurs axiomes crsquoest-agrave-dire dans

certaines propositions a priori ou qui passent pour

telles et que pour obtenir les veacuteriteacutes particuliegraveres il

suffit de les deacuteduire de celles-lagrave Un exemple de ce

genre est donneacute par Aristote dans ses livres De cœlo

Bacon au contraire montra agrave juste titre que ces

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axiomes nrsquoavaient pas un tel contenu que la veacuteriteacute

ne se trouvait pas encore dans le systegraveme du savoir

humain alors en vogue mais plutocirct en dehors de lui

il srsquoagissait donc non de la tirer de celui-ci mais de

commencer par lrsquointroduire et lrsquoinduction seule

pouvait donc fournir des principes geacuteneacuteraux et

vrais riches en conseacutequences

Les scolastiques guideacutes par Aristote pensaient laquo

Nous voulons dabord eacutetablir lrsquouniversel le

particulier en deacutecoulera ou y trouvera par la suite la

place qursquoil pourra Nous voulons donc eacutetablir avant

tout ce qui concerne le ens la chose en geacuteneacuteral Ce

qui est particulier aux choses seacutepareacutees peut y ecirctre

ajouteacute ensuite successivement naturellement par

lrsquoexpeacuterience mais cela ne peut jamais rien changer agrave

lrsquouniversel raquo Bacon disait au contraire laquo Nous

voulons avant tout connaitre les choses seacutepareacutees

aussi complegravetement que possible ensuite nous

finirons par connaicirctre ce qursquoest la chose en geacuteneacuteral

raquo

Quoi qursquoil en soit Bacon est infeacuterieur agrave Aristote en

ce que sa meacutethode ascendante nrsquoest nullement

aussi reacuteguliegravere sucircre et infaillible que la meacutethode

descendante drsquoAristote Il a lui-mecircme eacutecarteacute dans

ses recherches physiques les regravegles de sa meacutethode

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telles qursquoil les a consigneacutees dans le Novum

Organum

La grande preacuteoccupation de Bacon eacutetait la physique

Ce qursquoil fit pour elle commencer par le

commencement Descartes le fit immeacutediatement

apregraves pour la meacutetaphysique

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SECTION XII LA PHILOSOPHIE DES

MODERNES

Dans les livres drsquoarithmeacutetique la solution exacte

drsquoun problegraveme est indiqueacutee par la balance de celui-

ci crsquoest-agrave-dire par le fait qursquoil ne reste rien Il en va agrave

peu pregraves de mecircme avec la solution de lrsquoeacutenigme du

monde Tous les systegravemes sont des sommes qui ne

se balancent pas ils laissent un reste ou si lrsquoon

preacutefegravere une comparaison chimique un deacutepocirct

insoluble Celui-ci consiste en ceci que si lrsquoon tire

une conclusion logique de leurs preacutemisses les

reacutesultats loin de srsquoaccorder avec le monde reacuteel qui

est lagrave devant nous laissent bien plutocirct maints de ses

cocircteacutes absolument inexplicables Ainsi par exemple

avec les systegravemes mateacuterialistes drsquoapregraves lesquels le

monde eacutemane drsquoune matiegravere doueacutee de proprieacuteteacutes

simplement meacutecaniques et en accord avec leurs lois

ne concordent ni la complegravete et admirable

adaptation des fins aux moyens dans la nature ni

lrsquoexistence de la connaissance dans laquelle cette

matiegravere se preacutesente en tout premier lieu Ceci est

donc leur reste Avec les systegravemes theacuteistes drsquoautre

part et non moins avec les systegravemes pantheacuteistes les

maux physiques qui lrsquoemportent dans la balance et

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la corruption morale du monde ne peuvent

srsquoharmoniser ils demeurent donc lagrave agrave lrsquoeacutetat de reste

ou de deacutepocirct insoluble Il est vrai que dans ces cas-

lagrave les sophismes et mecircme les simples mots et

phrases ne font pas deacutefaut pour couvrir ces restes

mais cela ne tient pas longtemps La somme ne se

balanccedilant point on cherche alors dans le calcul les

erreurs particuliegraveres jusqursquoagrave ce que lrsquoon soit forceacute

de srsquoavouer que le point de deacutepart mecircme eacutetait faux

Si au contraire la conseacutequence et lharmonie

accomplies de toutes les propositions drsquoun systegraveme

sont accompagneacutees agrave chaque pas par un accord

eacutegalement accompli avec le monde de lexpeacuterience

sans quune seule note finisse entre les deux se fasse

entendre crsquoest le criteacuterium de sa veacuteriteacute la balance

requise de la somme arithmeacutetique De mecircme si le

point de deacutepart a commenceacute par ecirctre faux cela veut

dire que la chose a eacuteteacute mal saisie degraves le deacutebut ce qui

a conduit ensuite drsquoerreur en erreur Car il en est de

la philosophie comme de beaucoup dautres choses

il srsquoagit de la bien saisir Le pheacutenomegravene du monde

qursquoil faut expliquer offre de nombreuses solutions

dont une seule peut ecirctre la vraie il ressemble agrave un

eacutecheveau de fil entremecircleacute avec un tas de faux bouts

qui y pendent ce nrsquoest qursquoen trouvant le bout

veacuteritable quon peut deacutevider le tout Alors lrsquoun se

deacuteroule facilement de lrsquoautre et lrsquoon reconnaicirct agrave cela

99 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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que crsquoeacutetait le bon bout On peut comparer aussi la

chose agrave un labyrinthe qui offre cent entreacutees ouvrant

sur des corridors qui apregraves de longs deacutetours

entremecircleacutes megravenent tous agrave son extreacutemiteacute agrave

lexception drsquoun seul dont les deacutetours nous

acheminent reacuteellement vers le point central ougrave

siegravege lrsquoIdole Si lrsquoon a trouveacute cette entreacutee on ne

srsquoeacutegarera pas en route mais nulle autre ne peut

mener au but Je ne dissimulerai pas que drsquoapregraves

moi la volonteacute seule est en nous le bon bout de

lrsquoeacutecheveau de fil la veacuteritable entreacutee du labyrinthe

Descartes proceacuteda conformeacutement agrave la

meacutetaphysique drsquoAristote de la notion de substance

et nous voyons tous ses successeurs se traicircner sur

ses traces Il accepta cependant deux sortes de

substance la substance pensante et la substance

eacutetendue Elles eacutetaient supposeacutees agir lrsquoune sur

lrsquoautre par influxus physicus et celui-ci montra

bientocirct qursquoil eacutetait son reste Il prenait place non

seulement du dehors en dedans par la

repreacutesentation du monde corporel mais aussi du

dedans en dehors entre la volonteacute (assigneacutee sans

heacutesitation au penser) et les actions du corps Le

rapport direct entre ces deux sortes de substance

devint alors le problegraveme capital qui souleva tant de

difficulteacutes dont les conseacutequences engendregraverent le

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systegraveme des causes occasionnelles et de lrsquoharmonia

praeligstabilita les spiritus animales qui avaient

suffi agrave Descartes lui-mecircme ne pouvaient plus

servir 11 Malebranche notamment regardait

lrsquoinfluxus physicus comme impensable mais en

cela il ne consideacuterait pas que celui-ci est accepteacute

sans heacutesitation dans la creacuteation et la direction du

monde corporel par un Dieu qui est un esprit Il le

remplaccedila donc par les causes occasionnelles et son

nous voyons tout en Dieu crsquoest lagrave son reste

Spinoza aussi suivant les traces de son maicirctre

proceacuteda de cette notion de substance absolument

comme si crsquoeacutetait un fait donneacute Cependant il deacuteclara

que les deux sortes de substance celle qui pense et

celle qui est eacutetendue nen constituaient qursquoune seule

et la mecircme il eacutevitait ainsi la vieille difficulteacute Par lagrave

sa philosophie fut principalement neacutegative se

bornant agrave une simple neacutegation des deux grandes

oppositions carteacutesiennes car il eacutetendit sa

justification jusqursquoagrave lrsquoautre opposition dresseacutee par

11 Les spiritus animales apparaissent dailleurs deacutejagrave chez Vanini (De naturaelig areanis Dicircalogue XLIX) comme une chose connue Leur inventeur est peut-ecirctre Willisius (De anima brutorum Genegraveve 1680 pp 35 et suiv) Flourens (De la vie et de lintelligence t II p 72) les impute agrave Galien Jamblique dans Stobeacutee (Eclogaelig livre I chap LII sect 29) les cite assez clairement comme une doctrine des stoiumlciens

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Descartes Dieu et le monde Cette derniegravere nrsquoeacutetait

pourtant en reacutealiteacute qursquoune pure meacutethode

drsquoenseignement ou une forme de repreacutesentation Il

aurait eacuteteacute trop choquant de dire directement laquo Il

nrsquoest pas vrai qursquoun Dieu ait fait ce monde mais

celui-ci existe par sa propre puissance raquo il employa

donc une tournure indirecte et dit laquo Le monde lui-

mecircme est Dieu raquo Affirmation qui ne lui serait

jamais venue agrave lrsquoideacutee si au lieu de proceacuteder du

judaiumlsme il avait pu proceacuteder tout uniment de la

nature mecircme La tournure en question sert en

mecircme temps agrave donner agrave ses doctrines lrsquoapparence

du positivisme tandis qursquoau fond elles sont

purement neacutegatives Aussi laisse-t-il le monde sans

lrsquoexpliquer puisqursquoil aboutit agrave cette conclusion laquo le

monde est parce qursquoil est et il est comme il est

parce quil est ainsi raquo (Avec cette phrase Fichte

avait coutume de mystifier ses eacutetudiants) La

deacuteification du monde ameneacutee de cette faccedilon

nrsquoadmettait aucune eacutethique veacuteritable et eacutetait en

outre en flagrante contradiction avec les maux

physiques et la perversiteacute morale de ce monde Cest

donc ici le reste de Spinoza

Ce philosophe regarde comme un fait donneacute nous

lrsquoavons dit la notion de la substance de laquelle il

part Il la deacutefinit il est vrai conformeacutement agrave son but

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mais il ne se preacuteoccupe pas de son origine Crsquoest

seulement Locke un peu apregraves lui qui posa le grand

principe qursquoun philosophe deacutesireux de deacuteduire ou de

deacutemontrer quoi que ce soit drsquoapregraves des notions doit

avant tout scruter lrsquoorigine de chacune de celles-ci

car leur contenu et ses conseacutequences sont

deacutetermineacutes entiegraverement par cette origine en tant

que source de toute connaissance accessible gracircce agrave

cette derniegravere Si Spinoza avait rechercheacute lrsquoorigine

de sa notion de substance il aurait ducirc finir par

trouver que crsquoeacutetait la matiegravere seule et qursquoen

conseacutequence le veacuteritable contenu de la notion nrsquoest

autre que les proprieacuteteacutes essentielles assignables a

priori de celle-ci En fait tout ce que Spinoza

attribue agrave sa substance trouve sa confirmation dans

la matiegravere et seulement en elle la matiegravere est

incauseacutee donc sans

cause eacuteternelle une et unique et ses modifications

sont lrsquoeacutetendue et la connaissance cette derniegravere

comme proprieacuteteacute exclusive du cerveau qui est

mateacuteriel Spinoza est par lagrave mecircme un mateacuterialiste

inconscient

Cependant la matiegravere qui si lrsquoon megravene la chose agrave

bonne fin reacutealise et confirme empiriquement sa

notion nrsquoest pas la matiegravere faussement entendue et

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atomistique de Deacutemocrite et des mateacuterialistes

franccedilais nrsquoayant que les proprieacuteteacutes meacutecaniques

crsquoest la matiegravere exactement conccedilue en possession de

toutes ses qualiteacutes inexplicables (Je renvoie au

sujet de cette distinction agrave mon ouvrage principal t

II chap XXIV p 315 et suiv)

Cette meacutethode consistant agrave accepter sans examen la

notion de substance pour en faire le point de

deacutepart nous la trouvons deacutejagrave chez les eacuteleacuteates

comme le montre en particulier le livre aristoteacutelicien

De Xenophane Xeacutenophane lui aussi procegravede de lrsquo

ὂν crsquoest-agrave-dire la substance et les proprieacuteteacutes de

celle-ci sont deacutemontreacutees sans qursquoil ait eacuteteacute demandeacute

ou dit agrave lrsquoavance drsquoougrave il tient sa connaissance Si ceci

avait eu lieu on verrait clairement de quoi il parle

au juste crsquoest-agrave-dire quelle intuition sert finalement

de base agrave sa notion et lui donne de la reacutealiteacute et lrsquoon

finirait sans doute par constater que crsquoest agrave la

matiegravere seule que srsquoapplique tout ce qursquoil dit Dans

les chapitres suivants sur Zeacutenon lrsquoaccord avec

Spinoza srsquoeacutetend jusqursquoau style et aux expressions

Aussi nest-il guegravere douteux que Spinoza ait connu

et utiliseacute cet eacutecrit Quoique attaqueacute par Bacon

Aristote en ce temps-lagrave continuait agrave jouir drsquoune

grande reacuteputation et on posseacutedait de bonnes

eacuteditions de ses œuvres avec version latine En ce

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cas Spinoza serait un simple reacutenovateur des eacuteleacuteates

comme Gassendi drsquoEacutepicure Mais nous voyons une

fois de plus de quelle excessive rareteacute sont dans

toutes les branches de la penseacutee et du savoir les

choses vraiment nouvelles et absolument originales

Au reste et notamment au point de vue de la forme

cette notion de la substance drsquoougrave part Spinoza

repose sur la fausse ideacutee emprunteacutee agrave son maicirctre

Descartes et par celui-ci agrave Anselme de Cantorbeacutery

qursquoexistentia peut provenir drsquoessentia crsquoest-agrave-dire

que drsquoune pure notion peut sensuivre un ecirctre qui

en conseacutequence serait neacutecessaire ou en drsquoautres

termes qursquoen vertu de la nature ou deacutefinition drsquoune

chose simplement penseacutee il devienne neacutecessaire

qursquoelle ne soit plus seulement penseacutee mais existe

reacuteellement Descartes avait appliqueacute cette fausse

ideacutee agrave la notion de lrsquoens perfectissimum mais

Spinoza prit celle de substantia ou causa sut (cette

derniegravere exprimant une contradictio in adjecto) On

peut voir sa premiegravere deacutefinition qui est son premier

faux pas dans lrsquoIntroduction de lrsquoEthique et

ensuite au livre I propos 7 La diffeacuterence entre les

notions fondamentales des deux philosophes

consiste presque entiegraverement dans lrsquoexpression

mais leur emploi comme point de deacutepart crsquoest-agrave-

dire comme fait donneacute est chez lrsquoun comme chez

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lrsquoautre fondeacute sur la sottise de deacuteriver de la

repreacutesentation abstraite la repreacutesentation intuitive

tandis que en reacutealiteacute toute repreacutesentation abstraite

naicirct de la repreacutesentation intuitive et pour cette

raison est baseacutee sur elle Nous avons donc ici un

fondamental ὒστερον πρότερον [confusion de la

cause et de la conseacutequence]

Spinoza srsquoest mis dans une difficulteacute speacuteciale en

qualifiant de Deus sa substance unique Ce nom

eacutetant deacutejagrave en usage pour deacutesigner une toute autre

notion il lui faut continuellement lutter contre les

malentendus qui en reacutesultent En effet au lieu de la

notion assigneacutee par les premiegraveres explications du

philosophe le lecteur y rattache toujours la notion

diffeacuterente Srsquoil nrsquoavait pas employeacute le mot en

question il aurait eacuteviteacute les longues et peacutenibles

explications du livre I Mais il le fit pour que sa

doctrine trouvacirct moins drsquoopposition il manqua

drsquoailleurs son but Un certain double sens peacutenegravetre

ainsi tout son mode drsquoexposeacute qursquoon pourrait pour

cette raison qualifier en quelque mesure

drsquoalleacutegorique drsquoautant plus qursquoil adopte le mecircme

plan avec quelques autres notions comme nous

lrsquoavons deacutejagrave fait remarquer Combien son Ethique

eucirct eacuteteacute plus claire par conseacutequent meilleure srsquoil

srsquoeacutetait exprimeacute nettement conformeacutement agrave ses

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ideacutees et avait nommeacute les choses par leur nom et

srsquoil avait preacutesenteacute ses ideacutees avec leur fondement

drsquoune maniegravere sincegravere et naturelle au lieu de les

comprimer dans les bottes espagnoles des

propositions deacutemonstrations scholies et

corollaires cet accoutrement emprunteacute agrave la

geacuteomeacutetrie et qui au lieu de donner agrave la philosophie

la certitude de celle-lagrave perd au contraire toute

signification degraves que la geacuteomeacutetrie avec sa

construction des notions ne se trouve pas au fond

Ici aussi lrsquoon peut dire cucullus non facit

monachum [lrsquohabit ne fait pas le moine]

Dans le livre II il explique les deux modes de sa

substance unique en tant qursquoeacutetendue et

repreacutesentation extensio et cogitatio) division

manifestement fausse puisque lrsquoeacutetendue nrsquoexiste

absolument que pour la repreacutesentation et en elle et

devait pour cette raison lui ecirctre non pas opposeacutee

mais subordonneacutee

Spinoza procircne partout bien haut la laeligtitia [joie]

dont il fait la condition et le signe de toute action

louable il rejette au contraire absolument toute

tristitia [tristitia] quoique son Ancien Testament

lui ait dit laquo II vaut mieux pleurer que rire car les

pleurs ameacuteliorent le cœur raquo (Eccleacutesiaste VII IV)

107 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Mais il fait tout cela uniquement par amour de la

logique car si ce monde est un Dieu il est son

propre but et doit se reacutejouir et se glorifier de son

existence Donc saute marquis semper gai

nunquam triste Le pantheacuteisme est essentiellement

et neacutecessairement loptimisme Cet optimisme

obligeacute contraint Spinoza agrave maintes autres fausses

conseacutequences parmi lesquelles les propositions

absurdes et souvent reacutevoltantes de sa philosophie

morale qui dans le chapitre XVI de son Tractatus

theologico-politicus srsquoeacutelegravevent veacuteritablement jusqursquoagrave

lrsquoinfamie Drsquoautre part il perd parfois de vue la

conseacutequence alors qursquoelle aurait meneacute agrave des ideacutees

justes par exemple dans ses propositions aussi

indignes que fausses sur les animaux (Ethique IVe

partie chap XXVI de lrsquoappendice et Scholion

propos 37) Ici il parle comme peut le faire un juif

conformeacutement aux chap I et IX de la Genegravese de

sorte que nous autres habitueacutes agrave des doctrines plus

pures et plus dignes nous sommes envahis par le

faetor judaicus Il semble nrsquoavoir pas du tout connu

les chiens A la proposition monstrueuse qui ouvre

le chapitre XXVI laquo Excepteacute lrsquohomme nous ne

connaissons dans la nature aucun ecirctre particulier

dont lrsquoesprit nous reacutejouisse et auquel lrsquoamitieacute ou

tout autre lien semblable puisse nous unir Par

conseacutequent ce qui existe dans la nature des choses

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excepteacute lrsquohomme le principe de lrsquoutiliteacute ne nous

commande point de le conserver il nous enseigne

en vue drsquousages varieacutes de le conserver le deacutetruire

ou lrsquoadapter agrave notre usage de quelque faccedilon que ce

soit raquo la meilleure reacuteponse a eacuteteacute faite par un

eacutecrivain espagnol de nos jours Larra12 (connu sous

le pseudonyme de Figaro) dans son roman El

doncel de Don Enrique chap XXXIII El que non

ha tenido un perro no sabe lo que es querer y ser

querido [Celui qui nrsquoa jamais posseacutedeacute un chien ne

sait pas ce que crsquoest quaimer et ecirctre aimeacute] Les

tortures que agrave en croire Colerus Spinoza exerccedilait

habituellement pour srsquoamuser et en riant de bon

cœur contre les araigneacutees et les mouches ne

reacutepondent que trop bien aux propositions attaqueacutees

ici comme aux chapitres citeacutes de la Genegravese Tout

ceci fait que lrsquoEacutethique de Spinoza est un meacutelange de

faux et de vrai de choses admirables et de choses

mauvaises A la fin de lrsquoouvrage dans la seconde

moitieacute de la premiegravere partie nous le voyons

srsquoefforcer vainement de devenir clair pour lui-mecircme

mais il ny parvient pas Il ne lui reste donc qursquoagrave

devenir mystique comme crsquoest ici le cas Pour ne

12 Le ceacutelegravebre publiciste qui se suicida agrave Madrid sa ville natale en 1837 agrave lrsquoacircge de 28 ans Lara est avec Cervantegraves et Quevedo le plus grand satirique de lrsquoEspagne

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pas ecirctre drsquoailleurs injuste agrave lrsquoeacutegard de cet esprit

incontestablement grand on doit consideacuterer qursquoil

avait encore trop peu de preacutecurseurs tout au plus

Descartes Malebranche Hobbes Giordano Bruno

Les notions philosophiques fondamentales nrsquoeacutetaient

pas encore suffisamment eacutelaboreacutees les problegravemes

convenablement ventileacutes

Leibnitz partit eacutegalement de la notion de substance

comme un fait donneacute mais ne perdit pas de vue

avant tout qursquoelle doit ecirctre indestructible A cet effet

elle doit ecirctre simple parce que toute chose eacutetendue

serait divisible et par conseacutequent destructible elle

est donc sans extension crsquoest-agrave-dire immateacuterielle Il

ne restait alors drsquoautres attributs agrave sa substance que

les attributs intellectuels de perception de penseacutee et

de deacutesir Il prit en conseacutequence un certain nombre

de ces substances simples intellectuelles qui

quoique non eacutetendues elles-mecircmes reacutesident au

fond du pheacutenomegravene de lrsquoextension il les deacutefinit

atomes formels et substances simples (Opeacutera eacutedit

Erdmann pp 124 686) et leur donna le nom de

monades Celles-ci constituent donc le fond du

pheacutenomegravene du monde corporel pheacutenomegravene qui

nrsquoest conseacutequemment qursquoune simple apparent sans

reacutealiteacute propre ni directe et eacutecheacuteant seulement aux

monades qui se trouvent dedans et derriegravere Ce

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pheacutenomegravene du monde corporel est drsquoautre part

effectueacute dans la perception des monades (du petit

nombre de celles qui perccediloivent reacuteellement car la

plupart dorment drsquoordinaire) par la vertu de

lrsquoharmonie preacuteeacutetablie que la monade centrale

produit toute seule et agrave ses propres deacutepens Ici nous

tombons quelque peu dans lrsquoobscuriteacute Quoi quil en

soit la connexion entre les simples ideacutees de ces

substances et lrsquoeacutetendue reacuteelle et en soi est ameneacutee

par une harmonie preacuteeacutetablie de la monade centrale

Ici lrsquoon pourrait dire que tout reste Cependant il

faut rappeler pour ecirctre juste envers Leibnitz lrsquoideacutee

que Locke et Newton se faisaient alors de la matiegravere

crsquoeacutetait pour eux une chose absolument morte

purement passive et sans volonteacute doueacutee seulement

de force meacutecaniques et soumise uniquement aux

lois matheacutematiques Leibnitz de son cocircteacute rejette les

atomes et la physique purement meacutecanique pour

lui en substituer une dynamique en tout ceci il fut

le preacutecurseur de Kant (Opeacutera eacutedit citeacutee p 694) Il

rappela en premier lieu les formae substantiales des

scolastiques et arriva ensuite agrave comprendre que

mecircme les forces simplement meacutecaniques de la

matiegravere en dehors desquelles on nrsquoen connaissait

ou lrsquoon nrsquoen admettait alors guegravere drsquoautres devaient

reposer sur quelque chose drsquointellectuel Mais il ne

parvint agrave se repreacutesenter clairement cette ideacutee qursquoagrave

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lrsquoaide de cette fiction des plus maladroites agrave savoir

que la matiegravere se compose de simples petites acircmes

qui sont en mecircme temps des atomes formels et se

trouvent le plus souvent en eacutetat drsquoengoursement

mais possegravedent cependant un analogon de

perceptio et de lappetitus Ceci lrsquoeacutegara de sorte

que comme tous les autres il fit de la connaissance

et non la volonteacute la base et la conditio sine qua non

de la chose intellectuelle cest moi qui le premier

ai revendiqueacute pour la volonteacute la primauteacute qui lui

appartient et ai transformeacute par lagrave tout le domaine

de la philosophie En attendant lrsquoeffort de Leibnitz

pour assigner un seul et mecircme principe agrave lrsquoesprit et

agrave la matiegravere meacuterite de la reconnaissance On

pourrait mecircme y trouver un pressentiment aussi

bien de la doctrine kantienne que de la mienne

mais quas velut trans nebulam vidit [ce qursquoil vit agrave

travers ce brouillard fut ainsi] Car lrsquoideacutee qui fait le

fond de sa Monadologie est deacutejagrave que la matiegravere nrsquoest

pas une chose on soi mais un pur pheacutenomegravene la

base derniegravere de son action mecircme meacutecanique ne

doit donc pas ecirctre chercheacutee dans ce qui est

purement geacuteomeacutetrique crsquoest-agrave-dire dans ce qui

appartient seulement au pheacutenomegravene comme

eacutetendue mouvement figure crsquoest ainsi que

lrsquoimpeacuteneacutetrabiliteacute nrsquoest pas une proprieacuteteacute seulement

neacutegative mais la manifestation dune force positive

112 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Lrsquoideacutee de Leibnitz que nous venons de louer est

exprimeacutee le plus clairement dans quelques-uns de

ses petits eacutecrits en franccedilais tels que le Systegraveme

nouveau de la mature et drsquoautres qui ont passeacute du

Journal des savants et de lrsquoeacutedition de Dutens dans

lrsquoeacutedition dErdmann ainsi que dans les Lettres

publieacutees par celui-ci pp 681-695 Il existe aussi une

collection bien choisie de passages de Leibnitz sur le

mecircme sujet pp 335 agrave 340 de ses petits eacutecrits

philosophiques traduits par Kœhler et revus par

Huth (Ieacutena 1740)

Nous voyous drsquoailleurs partout dans cet

enchaicircnement de doctrines dogmatiques eacutetranges

une fiction appuyer une autre fiction absolument

comme dans la vie pratique un mensonge en amegravene

forceacutement beaucoup drsquoautres La base en est la

division carteacutesienne de toute existence en Dieu et en

monde et de lrsquohomme en esprit et en matiegravere tout

le reste eacutecheacuteant agrave cette derniegravere A cela srsquoajoute

lrsquoerreur commune agrave ces philosophes comme agrave tous

ceux qui ont existeacute de placer la base fondamentale

de notre ecirctre dans la connaissance au lieu de la

placer dans la volonteacute crsquoest-agrave-dire de faire de celle-

ci la chose secondaire et de celle-lagrave la chose

principale Telles sont les erreurs primordiales

contre lesquelles la nature et la reacutealiteacute protestaient agrave

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chaque pas et dont le maintien neacutecessita les spiritus

animales la mateacuterialiteacute des animaux les causes

occasionnelles la vision de toutes choses en Dieu

lrsquoharmonie preacuteeacutetablie les monades lrsquooptimisme et

tout ce qui srsquoensuit Avec moi au contraire qui ai

saisi les choses par leur cocircteacute exact toutes

srsquoarrangent drsquoelles-mecircmes chacune apparaicirct sous

son vrai jour aucune fiction nrsquoest requise et

simplex sigillum veri [la simpliciteacute et la marque de

la veacuteriteacute]

Kant ne fut pas toucheacute directement par le problegraveme

de la substance il le deacutepassa Chez lui la notion de

substance est une cateacutegorie crsquoest-agrave-dire une pure

forme de penser a priori Par elle dans son

application neacutecessaire agrave lrsquointuition sensible rien

nrsquoest reconnu tel qursquoil est en soi aussi lrsquoessence qui

forme la base des corps aussi bien que des acircmes

peut-elle ecirctre en soi une et la mecircme Crsquoest lagrave sa

doctrine Elle mrsquoa frayeacute la voie vers cette ideacutee que le

corps de chacun est seulement lintuition de sa

volonteacute naissant dans son cerveau rapport qui

eacutetendu ensuite agrave tous les corps a donneacute lrsquoanalyse du

monde en volonteacute et en repreacutesentation

Cette notion de la substance dont Descartes fidegravele agrave

Aristote avait fait lrsquoideacutee fondamentale de sa

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philosophie et de la deacutefinition de laquelle part aussi

Spinoza quoique agrave la faccedilon des eacuteleacuteates apparaicirct

examineacutee de pregraves et sincegraverement comme un

abstractum plus eacuteleveacute mais injustifieacute de la notion

de matiegravere qui contient agrave cocircteacute de celle-ci aussi son

enfant supposeacute la substance nmateacuterielle crsquoest ce

que jrsquoai expliqueacute en deacutetail dans ma Critique de la

philosophie de Kant (2e eacutedit pp 550 et suiv) Mais

en dehors de ceci la notion de substance ne vaut

rien comme point de deacutepart de la philosophie parce

qursquoen tout cas elle est objective Tout ce qui est

objectif nest jamais pour nous quindirect le

subjectif seul est direct Ce dernier ne doit donc

jamais ecirctre laisseacute de cocircteacute mais il faut au contraire

absolument partir de lui Crsquoest ce qursquoa fait aussi

Descartes il fut mecircme le premier agrave se rendre

compte de la chose et crsquoest pour cela qursquoune

nouvelle grande eacutepoque philosophique srsquoest ouverte

avec lui Mais il lrsquoa fait dune faccedilon seulement

preacuteliminaire du premier bond apregraves lequel il admit

immeacutediatement la reacutealiteacute objective absolue du

monde sur le creacutedit de la veacuteraciteacute de Dieu et agrave

partir de ce moment il continua agrave philosopher drsquoune

maniegravere entiegraverement objective Il srsquoest en outre

rendu coupable ici drsquoun grave circulus vitiosus Il

deacutemontre en effet la reacutealiteacute objective des objets de

toutes nos repreacutesentations intuitives drsquoapregraves

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lrsquoexistence de Dieu leur auteur dont la veacuteraciteacute ne

permet pas de supposer qursquoil nous trompe mais il

deacutemontre lrsquoexistence de Dieu mecircme drsquoapregraves la

repreacutesentation inneacutee que nous aurions soi-disant de

lui comme du plus parfait de tous les ecirctres laquo Il

commence par douter de tout et finit par tout

croire13 raquo dit de lui un de ses compatriotes

Crsquoest Berkeley qui le premier a pris tregraves au seacuterieux

le point de vue subjectif et irreacutefutablement exposeacute

sa neacutecessiteacute indispensable Il est le pegravere de

lideacutealisme base de toute vraie philosophie et qui

depuis lors a eacuteteacute universellement retenu tout au

moins comme point de deacutepart quoique chaque

philosophe successif y ait introduit des

modifications et des changements Ainsi Locke

partit lui-mecircme du subjectif en assignant une

grande partie des proprieacuteteacutes des corps agrave notre

impression sensible Il faut toutefois remarquer que

sa reacuteduction de toutes les diffeacuterences qualitatives

comme qualiteacutes secondaires agrave des diffeacuterences

purement quantitatives grandeur figure position

etc comme les seules proprieacuteteacutes primaires ou

objectives est encore au fond la doctrine de

Deacutemocrite qui ramenait eacutegalement toutes les

13 En franccedilais dans le texte

116 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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qualiteacutes agrave lrsquoaspect la composition et la position des

atomes crsquoest ce que montrent clairement la

Meacutetaphysique drsquoAristote (livre I chap IV) et le De

sensu de Theacuteophraste (chap LXI-LXV) Locke

serait dans ces conditions le reacutenovateur de la

philosophie de Deacutemocrite comme Spinoza de celle

des eacuteleacuteates Il a aussi reacuteellement frayeacute la voie au

mateacuterialisme franccedilais posteacuterieur Par cette

distinction preacuteliminaire entre les eacuteleacutements subjectif

et objectif de lrsquointuition il conduisit directement agrave

Kant qui suivant sa direction et sa trace en un sens

beaucoup plus eacuteleveacute parvint agrave seacuteparer nettement le

subjectif de lrsquoobjectif opeacuteration qui profita tant au

premier que le second ne fut plus qursquoun point

sombre un quelque chose agrave peine reconnaissable

la chose en soi Pour moi jrsquoai rameneacute ceci agrave lrsquoessence

que nous deacutecouvrons dans notre conscience

personnelle comme eacutetant la volonteacute et je suis ainsi

revenu agrave la source subjective de la connaissance Il

ne pouvait en ecirctre autrement parce que comme je

lrsquoai deacutejagrave dit lrsquoobjectif nrsquoest jamais qursquoune chose

secondaire mdashune repreacutesentation Aussi devons-

nous absolument chercher le noyau tout agrave fait

intime des ecirctres la chose en soi non en dehors de

nous mais en nous crsquoest-agrave-dire dans le subjectif la

seule chose immeacutediate A ceci srsquoajoute quavec

lrsquoobjectif nous ne pouvons jamais atteindre un point

117 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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de repos primordial et deacutefinitif parce que nous

sommes lagrave dans domaine des repreacutesentations et

que celles-ci toutes ensemble et essentiellement ont

pour forme le principe de la raison suffisante sous

ses quatre aspects motif pour lequel chaque objet

tombe immeacutediatement sous son autoriteacute Par

exemple un absolu objectif preacutetendu entraicircne avec

lui ces questions destructives drsquoougrave pourquoi

devant lesquelles il doit ceacuteder et succomber il en est

autrement quand nous nous enfonccedilons dans la

profondeur silencieuse quoique obscure du sujet

Ici nous sommes menaceacutes de tomber dans le

mysticisme et nous ne devons donc tirer de cette

source que ce qui est effectivement vrai accessible agrave

tous et agrave chacun et par suite absolument

incontestable

La dianœologie qui comme reacutesultat des

investigations depuis Descartes a dureacute jusqursquoagrave la

venue de Kant est exposeacutee laquo en reacutesumeacute raquo et avec

une naiumlve clarteacute dans lrsquoouvrage de Muratori Della

fantasia (chap I-IV et XIII) Locke apparaicirct ici

comme un heacutereacutetique Le tout est un nid drsquoerreurs

qui permet de voir de quelle maniegravere absolument

diffeacuterente jai conccedilu et preacutesente le sujet apregraves avoir

eu Kant et Cabanis pour preacutecurseurs Toute cette

dianœologie et psychologie est appuyeacutee sur le faux

118 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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dualisme carteacutesien Tout maintenant dans lrsquoœuvre

entiegravere doit ecirctre rameneacute per fas et nefas agrave celui-ci y

compris beaucoup de faits exacts et inteacuteressants

qursquoil fournit Le proceacutedeacute dans son ensemble est

inteacuteressant comme type

119 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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SECTION XIII ENCORE QUELQUES

EacuteCLAIRCISSEMENTS SUR LA PHILOSOPHIE DE

KANT

Il y a un passage de Pope eacutecrit environ quatre-

vingts ans avant la publication de la Critique de la

raison pure qui pourrait servir drsquoexcellente

eacutepigraphe agrave celle-ci (Popersquos works eacutedit de Bacircle t

VI p 374) laquo Since it is reason able to doubt most

things we should most of all doubt that reason of

ours which would demonstrate all things raquo

[Puisqursquoil est raisonnable de douter de la plupart

des choses nous devrions avant tout douter de

notre raison qui doit deacutemontrer toutes choses]

Le veacuteritable esprit de la philosophie kantienne son

ideacutee fondamentale et son sens exact peuvent ecirctre

conccedilus et preacutesenteacutes de diverses faccedilons Ces

diffeacuterents modes drsquoexprimer la chose sont destineacutes agrave

ouvrir agrave celui-ci ou agrave celui-lagrave suivant la diffeacuterence

des cerveaux la compreacutehension exacte de cette tregraves

profonde et par conseacutequent difficile doctrine Ce qui

va suivre est une nouvelle tentative de cette espegravece

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

en vue de projeter ma clarteacute dans les profondeurs de

Kant14

La matheacutematique est baseacutee sur des intuitions qui

servent de support agrave ses preuves mais ces

intuitions eacutetant a priori et non empiriques ses

doctrines sont apodictiques La philosophie a par

contre comme lrsquoeacuteleacutement donneacute duquel elle procegravede

et qui doit deacutepartir agrave ses preuves une neacutecessiteacute

(lapodicticiteacute) de pures notions Elle ne peut en

effet srsquoappuyer directement sur lrsquointuition purement

empirique car elle entreprend drsquoexpliquer les

choses en geacuteneacuteral non en particulier son objet

eacutetant de mener au delagrave de ce qui est empiriquement

donneacute Il ne lui reste donc que les notions geacuteneacuterales

agrave la condition toutefois qursquoelles ne soient ni

intuitives ni purement empiriques Ces notions

doivent donc lui fournir la base de ses doctrines et

de ses preuves et crsquoest drsquoelles qursquoil faut partir

comme drsquoune chose existante et donneacutee En

conseacutequence la philosophie est une science de

pures notions tandis que la matheacutematique est une

14 Je remarque ici une fois pour toutes que la pagination de la premiegravere eacutedition de la Critique de la raison pure dapregraves laquelle je cite habituellement est ajouteacutee aussi agrave leacutedition de Rosenkranz

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science de la construction (repreacutesentation intuitive)

de ses notions A strictement parler toutefois crsquoest

seulement la deacutemonstration de la philosophie qui

procegravede de pures notions Celle-ci ne peut pas

comme la matheacutematique partir drsquoune intuition

parce que cette intuition devrait ecirctre ou purement a

priori ou empirique Celle-ci ne donne aucune

apodicticiteacute celle-lagrave ne fournit que la

matheacutematique Si elle veut donc appuyer ses

doctrines sur une deacutemonstration celle-ci doit

consister dans la conseacutequence logique exacte des

notions placeacutees agrave sa base Les choses ont doucement

marcheacute dans ce sens pendant la longue peacuteriode de la

scolastique et mecircme dans la nouvelle eacutepoque

fondeacutee par Descartes de sorte que nous voyons

Spinoza et Leibnitz suivre encore cette meacutethode

Enfin Locke eut lideacutee de rechercher lrsquoorigine des

notions et le reacutesultat fut que toutes les notions

geacuteneacuterales si eacutetendues qursquoelles puissent ecirctre sont

tireacutees do lrsquoexpeacuterience crsquoest-agrave-dire du monde

existant sensiblement perceptible empiriquement

reacuteel ou aussi de lexpeacuterience interne telle que

lrsquoobservation personnelle empirique la fournit agrave

chacun en sorte que leur contenu entier est deacuteriveacute

seulement de ces deux-lagrave et ne peut fournir plus que

ce que lexpeacuterience exteacuterieure ou inteacuterieure y a

placeacute De ceci on devrait strictement conclure

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qursquoelles ne peuvent jamais deacutepasser lrsquoexpeacuterience

cest-agrave-dire mener au but mais Locke alla avec les

principes deacuteriveacute de lexpeacuterience au delagrave de

lrsquoexpeacuterience

En opposition progressive aux doctrines anteacuterieures

et pour corriger celles de Locke Kant montra qursquoil y

a il est vrai quelques notions qui font exception agrave la

regravegle preacuteceacutedente crsquoest-agrave-dire qui ne proviennent pas

de lrsquoexpeacuterience mais en mecircme temps aussi qursquoelles

sont tireacutees en partie de lrsquointuition pure crsquoest-agrave-dire

de lintuition a priori de lrsquoespace et du temps et

constituent en partie les fonctions particuliegraveres de

notre intelligence au point de vue de leur usage

dans lrsquoexpeacuterience qui se regravegle drsquoapregraves elles Leur

validiteacute srsquoeacutetend seulement agrave lexpeacuterience possible

dont les sens sont toujours le medium en ce qursquoils

nrsquoont drsquoautre but que de la produire en nous avec sa

marche reacuteguliegravere sur lincitation des sens en

dautres termes sans contenu eux-mecircmes ils

attendent leur matiegravere et leur contenu de la

sensibiliteacute seule pour engendrer par elle

lexpeacuterience mais agrave part celle-ci ils nrsquoont ni

contenu ni signification ne valant que sous la

preacutesupposition de lrsquointuition fondeacutee sur limpression

des sens et se rapportent essentiellement agrave celle-lagrave

Il srsquoensuit qursquoils ne peuvent nous fournir les guides

123 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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qui nous mettraient au-dessus de toute possibiliteacute

de lrsquoexpeacuterience et de ceci drsquoautre part que la

meacutetaphysique comme science de ce qui existe au

delagrave de la nature crsquoest-agrave-dire au-dessus de la

possibiliteacute de lrsquoexpeacuterience est impossible

Un des eacuteleacutements de lrsquoexpeacuterience lrsquoeacuteleacutement geacuteneacuteral

formel et reacutegulier eacutetant connaissable a priori

repose en conseacutequence sur les fonctions essentielles

et reacuteguliegraveres de notre propre intellect mais le

second lrsquoeacuteleacutement particulier mateacuteriel et accidentel

provenant de lrsquoimpression des sens il en reacutesulte que

tous deux sont dorigine subjective La conseacutequence

crsquoest que lrsquoexpeacuterience dans sa totaliteacute avec le

monde qui se repreacutesente en elle est un pur

pheacutenomegravene quelque chose qui nrsquoexiste directement

et immeacutediatement que pour le sujet qui la reconnaicirct

Ce pheacutenomegravene indique cependant une chose en soi

lui servant de base et qui comme telle est

absolument inconnaissable Ce sont lagrave les reacutesultats

neacutegatifs de la philosophie kantienne

Je dois rappeler agrave ce sujet que Kant parle comme si

nous eacutetions des ecirctres seulement connaissants et

nrsquoavions ainsi aucune donneacutee en dehors de la

repreacutesentation tandis que nous en posseacutedons en

tout cas une autre encore dans la volonteacute diffeacuterente

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toto genere de celle-lagrave Sans doute il a pris

eacutegalement celle-ci en consideacuteration non dans la

philosophie theacuteorique mais seulement dans 1a

philosophie pratique qui chez lui est absolument

seacutepareacutee de lrsquoautre mais il a proceacutedeacute ainsi

uniquement en vue deacutetablir le fait de la

signification purement morale de notre action et de

fonder sur lui une foi morale pour contrebalancer

notre ignorance theacuteorique et conseacutequemment

lrsquoimpossibiliteacute de toute theacuteologie que nous avons

deacutemontreacutee

La philosophie de Kant agrave la diffeacuterence et mecircme en

opposition de toutes les autres est aussi nommeacutee

philosophie transcendantale et plus justement

ideacutealisme transcendantal Lrsquoexpression laquo

transcendantraquo est drsquoorigine non matheacutematique

mais philosophique puisquelle eacutetait deacutejagrave courante

chez les scolastiques Elle fut introduite pour la

premiegravere fois en matheacutematiques par Leibnitz afin

de deacutesigner qnod algebraelig vires transcendit crsquoest-agrave-

dire toutes les opeacuterations que lrsquoarithmeacutetique

commune et lrsquoalgegravebre ne suffisent pas agrave accomplir

comme par exemple agrave trouver le logarithme drsquoun

nombre ou vice versa ou les fonctions

trigonomeacutetriques dun arc purement arithmeacutetique

ou vice versa et en geacuteneacuteral tous les problegravemes

125 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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qursquoon peut seulement reacutesoudre par un calcul eacutetendu

agrave lrsquoinfini Mais les scolastiques deacutesignaient sous le

nom de transcendant les notions les plus hautes de

toutes celles encore plus geacuteneacuterales que les dix

cateacutegories drsquoAristote Spinoza continue agrave employer

le mot dans ce sens Giovdano Bruno qualifie ainsi

(Della causa Dialogue IV) les attributs qui sont plus

geacuteneacuteraux que la diffeacuterence entre les substances

corporelle et incorporelle et qui appartiennent ainsi

agrave la substance en geacuteneacuteral Ils concernent suivant

lui cette racine commune dans laquelle le corporel

fait un avec lrsquoincorporel et qui est la vraie substance

primordiale il y voit mecircme une preuve que celle-ci

doit exister Enfin Kant entend tout drsquoabord par

transcendantal la reconnaissance de lrsquoa priori

crsquoest-agrave-dire du purement formel comme tel dans

notre connaissance en un mot la constatation

qursquoune telle connaissance est indeacutependante de

lrsquoexpeacuterience et qursquoelle prescrit mecircme agrave celle-ci la

regravegle inalteacuterable suivant laquelle elle doit proceacuteder

cette constatation est en mecircme temps lieacutee agrave la

compreacutehension de la raison drsquoecirctre et des reacutesultats

drsquoune telle connaissance Crsquoest parce qursquoelle

constitue la forme de notre intellect et est en

conseacutequence drsquoorigine subjective la critique de la

raison pure est donc en reacutealiteacute seule

transcendantale En opposition agrave ceci il nomme

126 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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transcendant lrsquoemploi ou plutocirct le mauvais usage

de cet eacuteleacutement purement formel dans notre

connaissance en dehors de la possibiliteacute de

lexpeacuterience il le qualifie aussi drsquohyperphysique

Transcendantal signifie donc en somme laquo avant

toute expeacuterience raquo transcendant laquo au delagrave de toute

expeacuterience raquo Kant nrsquoadmet donc la meacutetaphysique

que comme philosophie transcendantale crsquoest-agrave-

dire comme la doctrine de la forme contenue en

tant que telle dans notre conscience connaissante

et de la limitation ameneacutee par elle en vertu de

laquelle la connaissance des choses en elles-mecircmes

nous est impossible puisque lrsquoexpeacuterience ne peut

fournir que de simples pheacutenomegravenes Le mot

laquo meacutetaphysique raquo nest cependant pas chez lui tout

agrave fait synonyme de laquo transcendantal raquo Toute chose

certaine a priori mais concernant lexpeacuterience se

nomme chez lui laquo meacutetaphysique raquo tandis que la

doctrine drsquoapregraves laquelle crsquoest seulement en vertu de

son origine subjective et comme purement

formelle qursquoelle est certaine a priori est seule

nommeacutee transcendantale Transcendantale est la

philosophie qui prend conscience que les lois

premiegraveres et les plus essentielles de ce monde qui se

repreacutesente devant nous ont leurs racines dans notre

cerveau et sont pour ce motif reconnues a priori

Elle se nomme transcendantale parce qursquoelle srsquoeacutelegraveve

127 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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au-dessus de toute la fantasmagorie donneacutee agrave son

origine Dans ces conditions comme nous lrsquoavons

dit la critique de la raison pure la philosophie

critique (celle de Kant) est seule transcendantale15

meacutetaphysiques par contre sont les laquo fon-deacutements

de la science naturelle raquo ceux de la laquo doctrine

morale raquo etc

La notion drsquoune philosophie transcendantale peut

ecirctre encore conccedilue dans un sens plus profond si

lrsquoon entreprend dy concentrer lrsquoesprit tout agrave fait

intime de la philosophie kantienne mdash agrave peu pregraves de

la faccedilon suivante Que le monde entier nous soit

seulement donneacute drsquoune maniegravere secondaire comme

repreacutesentation image dans notre tecircte pheacutenomegravene

ceacutereacutebral tandis que notre propre volonteacute nous est

donneacutee directement dans la conscience et que de lagrave

une seacuteparation et mecircme une opposition existe en

notre propre existence et celle du monde cela est

une pure conseacutequence de notre vie individuelle et

animale avec la cessation de laquelle cette

opposition disparait Mais jusque-lagrave il nous est

impossible de supprimer par la penseacutee cette forme

fondamentale et primordiale de notre conscience

15 La critique de la raison pure a transformeacute lrsquoontologie en dianœologie

128 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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qui est ce qursquoon nomme la division en sujet et en

objet Tout penser et toute repreacutesentation la

preacutesupposent en effet aussi la regardons-nous

comme la proprieacuteteacute originellement essentielle et

fondamentale du monde tandis qursquoelle nrsquoest en

reacutealiteacute que la forme de notre conscience animale et

des pheacutenomegravenes ameneacutes par celle-ci De lagrave reacutesultent

toutes ces questions sur le commencement la fin

les bornes et lrsquoorigine du monde notre propre

existence apregraves la mort etc Elles reposent donc

toutes sur une fausse preacutesupposition qui attribue agrave

la chose en soi ce qui nrsquoest que des repreacutesentations

ameneacutees par une conscience ceacutereacutebrale animale et la

prend pour la proprieacuteteacute primordiale et

fondamentale du monde Tel est le sens de

lrsquoexpression kantienne toutes les questions de cet

ordre sont transcendantes Elles ne sont donc pas

en conseacutequence susceptibles drsquoune reacuteponse non

seulement subjective mais en elles-mecircmes ou

objective Car elles sont des problegravemes qui

disparaissent complegravetement en mecircme temps que

notre conscience ceacutereacutebrale et lrsquoopposition reposant

sur elle et sont neacuteanmoins poseacutes comme srsquoils

eacutetaient indeacutependants drsquoelle

Celui qui demande par exemple srsquoil continuera agrave

exister apregraves sa mort supprime in hypothesi sa

129 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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conscience ceacutereacutebrale animale il srsquoinforme

neacuteanmoins drsquoune chose qui nrsquoexiste qursquoen la

preacutesupposant elle-mecircme en ce qursquoelle repose sur sa

propre forme sujet et objet espace et temps en un

mot sur son existence individuelle Une philosophie

qui amegravene agrave la conscience claire toutes ces

conditions et limites comme telles est

transcendante et en tant qursquoelle revendique pour

le sujet les deacuteterminations geacuteneacuterales du monde

objectif elle est un ideacutealisme transcendantal On

comprendra peu agrave peu que les problegravemes de la

meacutetaphysique ne sont insolubles qursquoautant que les

questions elles-mecircmes renferment deacutejagrave une

contradiction

Lrsquoideacutealisme transcendantal ne conteste nullement

au monde existant sa reacutealiteacute empirique mais dit

seulement qursquoil nrsquoest pas inconditionneacute puisqursquoil a

pour condition nos fonctions ceacutereacutebrales drsquoougrave

naissent les formes de lrsquointuition crsquoest-agrave-dire temps

espace et causaliteacute et que cette reacutealiteacute empirique

elle-mecircme nrsquoest en conseacutequence que la reacutealiteacute drsquoune

apparence Srsquoil se manifeste en elle une multitude

drsquoecirctres dont lun disparaicirct et dont lrsquoautre naicirct

constamment nous savons que la pluraliteacute nrsquoest

possible qursquoau moyen de la forme intuitive de

lrsquoespace et la disparition et la naissance qursquoau

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moyen de celle du temps Nous reconnaissons alors

qursquoun tel fait nrsquoa pas de reacutealiteacute absolue crsquoest-agrave-dire

qursquoil nrsquoappartient pas agrave lrsquoecirctre en soi qui se manifeste

dans cette apparence Si nous pouvions retirer ces

formes de connaissance comme le verre du

kaleacuteidoscope nous aurions devant nous a notre

eacutetonnement un ecirctre unique et permanent

impeacuterissable invariable et parmi toutes les

modifications apparentes identique peut-ecirctre

mecircme jusqursquoagrave ses deacuteterminations les plus

individuelles Conformeacutement agrave cette maniegravere de

voir on peut eacutetablir ces trois propositions

1o La forme unique de la reacutealiteacute est le preacutesent en

elle seule on trouve directement le reacuteel qui y est

toujours et entiegraverement contenu

2deg Le reacuteel veacuteritable est indeacutependant du temps crsquoest-

agrave-dire un et le mecircme en chaque point du temps

3deg Le temps est la forme intuitive de notre intellect

et par conseacutequent eacutetranger agrave la chose en soi

Ces trois propositions sont au fond identiques Celui

qui reconnaicirct clairement leur identiteacute aussi bien que

leur veacuteriteacute a fait un grand progregraves en philosophie

car il a saisi lrsquoesprit de lrsquoideacutealisme transcendantal

131 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Combien riche en conseacutequences est la doctrine de

Kant sur lrsquoideacutealiteacute de lrsquoespace et du temps exposeacutee

par lui drsquoune faccedilon si segraveche et si deacutenueacutee drsquoornements

Au contraire rien ne reacutesulte du bavardage

pompeux preacutetentieux et sciemment

incompreacutehensible des trois sophistes connus qui ont

deacutetourneacute de Kant sur eux-mecircmes lrsquoattention dun

public indigne de celui-lagrave Avant Kant peut-on dire

nous eacutetions dans le temps maintenant le temps est

en nous Dans le premier cas le temps est reacuteel et

nous sommes comme tout ce qui y tombe deacutevoreacutes

par lui Dans le second cas le temps est ideacuteal il

existe en nous Alors la question relative agrave lrsquoavenir

apregraves la mort disparaicirct par lagrave mecircme car si je

nrsquoexiste pas le temps lui aussi nrsquoexiste plus Crsquoest

seulement une trompeuse illusion qui me montre un

temps continuant sans moi apregraves ma mort Les

trois divisions du temps passeacute preacutesent et futur

sont semblablement mon produit mrsquoappartiennent

mais moi je nrsquoappartiens pas plus agrave lrsquoune qursquoagrave

lrsquoautre Il y aurait une autre conseacutequence agrave tirer de

la proposition que le temps nrsquoappartient pas agrave

lrsquoessence en soi des choses cest que en nrsquoimporte

quel sens le passeacute nrsquoest pas passeacute mais que tout ce

qui a existeacute en reacutealiteacute doit au fond exister encore

Le temps en effet ressemble seulement agrave une

cascade de theacuteacirctre qui semble jaillir en bas mais

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qui nrsquoeacutetant qursquoune roue ne bouge pas de place Jrsquoai

deacutejagrave compareacute dune faccedilon analogue dans mon

ouvrage principal lrsquoespace agrave un verre tailleacute agrave

facettes qui nous montre en reproductions

innombrables ce qui existe simplement Si mecircme

au risque de tomber dans la fantaisie nous

approfondissons plus encore la chose il peut nous

sembler que par une tregraves vive repreacutesentation de

notre propre passeacute lointain nous recevons une

confirmation directe du fait que le temps ne touche

pas la veacuteritable essence des choses mais est

seulement intercaleacute entre celle-ci et nous comme un

simple medium de perception apregraves la suppression

duquel tout existerait de nouveau comme aussi

drsquoautre part notre faculteacute fidegravele et si vivante de

meacutemoire dans laquelle ce long passeacute maintient une

existence toujours jeune porte teacutemoignage qursquoil y a

seulement en nous quelque chose qui ne vieillit pas

avec nous et qui nrsquoest pas par conseacutequent dans le

domaine du temps

La tendance principale de la philosophie kantienne

est de preacutesenter toute la diversiteacute du reacuteel et de

lrsquoideacuteal apregraves que Locke eacutetait deacutejagrave entreacute dans cette

voie On peut dire en deux mots que lrsquoideacuteal est la

forme intuitive se repreacutesentant dans lrsquoespace avec

toutes les qualiteacutes perceptibles en elle tandis que le

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reacuteel est la chose en soi et pour soi indeacutependante de

sa repreacutesentation dans le cerveau drsquoun autre ou le

sien propre Mais la frontiegravere entre les deux est

difficile agrave tracer et cest preacuteciseacutement de cela qursquoil

srsquoagit Locke a montreacute que tout ce qui dans cette

forme est couleur son poli rudesse dureteacute

moelleur froid chaleur etc (proprieacuteteacutes

secondaires) est purement ideacuteal et nrsquoappartient

conseacutequemment pas agrave la chose en soi parce que ce

qui nous y est donneacute ce nrsquoest pas lrsquoecirctre et lrsquoessence

mais seulement lrsquoaction de la chose et une action

deacutefinie tregraves speacuteciale srsquoexerccedilant sur la reacuteceptiviteacute

speacutecifiquement deacutetermineacutee de nos cinq organes des

sens en vertu de laquelle par exemple le son nrsquoagit

pas sur lrsquoœil ni la lumiegravere sur lrsquooreille Lrsquoaction des

corps sur les organes des sens consiste simplement

agrave transporter ceux-ci dans lrsquoeacutetat drsquoactiviteacute qui leur

est particulier agrave peu pregraves comme quand je tire le fil

qui met une boicircte agrave musique en mouvement

Comme reacuteel au contraire qui appartiendrait agrave la

chose en soi Locke laissa subsister lrsquoeacutetendue la

forme lrsquoimpeacuteneacutetrabiliteacute le mouvement ou le repos

et le nombre qursquoil nomma pour cette raison

proprieacuteteacutes primaires Plus lard Kant montra avec

une profondeur desprit infiniment supeacuterieure que

ces proprieacuteteacutes non plus nappartiennent pas agrave

lrsquoessence purement objective des choses ou agrave la

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chose en soi et ne peuvent donc nullement ecirctre

reacuteelles puisqursquoelles sont conditionneacutees par lrsquoespace

le temps et la causaliteacute tandis que ceux-ci drsquoapregraves

leur loi et leur nature nous sont donneacutes avant toute

expeacuterience et exactement connus ils doivent donc

exister en nous preacuteformeacutes comme lrsquoespegravece

speacutecifique de la reacuteceptibiliteacute et de lrsquoactiviteacute de

chacun de nos sens Jrsquoai en conseacutequence nettement

dit que ces formes sont la part du cerveau dans

lrsquointuition comme les impressions sensibles

speacutecifiques sont celles des organes des sens

respectifs 16 Ainsi pour Kant deacutejagrave le purement

objectif lrsquoessence des choses indeacutependante de notre

repreacutesentation et de son appareil se nomme la

chose en soi est proprement le reacuteel par opposition agrave

lrsquoideacuteal quelque chose de tout diffeacuterent de la forme

qui se preacutesente agrave nous intuitivement et agrave laquelle

indeacutependante qursquoelle est de lrsquoespace et du temps on

ne peut en reacutealiteacute attribuer ni eacutetendue ni dureacutee

quoiqursquoelle deacuteparte la force drsquoexister agrave tout ce qui a

eacutetendue et dureacutee Spinoza aussi a compris cela dans

ses grandes lignes comme on peut le voir dans son

16 De mecircme que cest notre œil qui produit le vert le rouge le bleu cest notre cerveau qui produit le temps lespace et la causaliteacute (dont labstraction objectiveacutee est la mature) Mon intuition dun corps dans lrsquoespace est le produit de ma fonction sensorielle et ceacutereacutebrale avec x

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Eacutethique partie II propos 16 avec le second

corollaire et aussi propos 18 scholie

Le reacuteel de Locke en opposition agrave lideacuteal est au fond

la matiegravere mais deacutepouilleacutee de toutes les qualiteacutes

quil eacutecarte comme secondaires crsquoest-agrave-dire comme

conditionneacutees par nos organes des sens il est

toutefois une chose existant en soi et pour soi

comme eacutetendue etc dont la repreacutesentation en nous

est le simple reacuteflexe ou copie Je rappelle agrave ce sujet

que jrsquoai expliqueacute (Quadruple racine de la raison

suffisante 2e eacutedit p 77 avec moins de deacutetails dans

Le monde comme volonteacute et comme repreacutesentation

t I p 9 et t II p 48 3e eacutedit t I p 10 et t II p

52) que lrsquoessence de la matiegravere ne consiste

absolument que dans son action que la matiegravere

nrsquoest donc rien que causaliteacute et que conccedilue comme

telle chaque qualiteacute speacuteciale crsquoest-agrave-dire chaque

espegravece speacutecifique drsquoaction est abstraite drsquoelle de

sorte qursquoelle demeure action ou pure causaliteacute

deacutepourvue de toute autre deacutefinition causaliteacute in

abstracto je renvoie pour lrsquoapprofondissement de

cette question aux endroits indiqueacutes plus haut

Kant avait dailleurs deacutejagrave enseigneacute quoique jrsquoaie eacuteteacute

le premier agrave le deacutemontrer exactement que toute

causaliteacute est seulement une forme de notre

136 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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entendement et nrsquoexiste en conseacutequence que pour

lrsquoentendement et en lui Nous voyons alors le reacuteel

supposeacute de Locke la matiegravere retomber ainsi

complegravetement dans lrsquoideacuteal en mecircme temps que dans

le sujet crsquoest-agrave-dire nrsquoexister que dans la

repreacutesentation et pour la repreacutesentation Kant par

sa doctrine a sans nul doute deacutepouilleacute le reacuteel ou la

chose en soi de sa mateacuterialiteacute mais il nrsquoest resteacute

pour lui qursquoune x complegravetement inconnue Jrsquoai

deacutemontreacute finalement que le vrai reacuteel ou la chose en

soi qui seule a une existence veacuteritable

indeacutependante de la repreacutesentation et de ses formes

est la volonteacute en nous rangeacutee inconsideacutereacutement

jusqursquoici dans lrsquoideacuteal On voit par lagrave que Locke Kant

et moi sommes en parfait accord en ce que nous

repreacutesentons dans lrsquoespace de pregraves de deux siegravecles

le deacuteveloppement graduel dun processus coheacuterent

et unifieacute de la penseacutee David Hume aussi peut ecirctre

consideacutereacute comme un anneau de cette chaicircne bien

que seulement au point de vue de la loi de la

causaliteacute Son influence me fait une neacutecessiteacute de

compleacuteter ici ce que jrsquoai dit plus haut

Locke comme aussi Condillac et les disciples qui

suivirent ses traces montre qursquoagrave lrsquoimpression

entrant dans un organe des sens doit reacutepondre une

cause de celle-ci en dehors de notre corps et que les

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diffeacuterences cette action (impression sensible)

preacutesupposent aussi des diffeacuterences dans la cause

quelles qursquoelles puissent ecirctre de lagrave procegravede la

distinction indiqueacutee entre les proprieacuteteacutes primaires

et secondaires Elles finissent lagrave maintenant srsquoouvre

pour elles dans lrsquoespace un monde objectif de

simples choses en soi deacutepourvues de couleurs

drsquoodeur de reacutesonance ni chaudes ni froides ect

mais eacutetendues figureacutees impeacuteneacutetrables mobiles et

calculables Quant agrave lrsquoaxiome mecircme en vertu

duquel se sont effectueacutes ce passage de lrsquointeacuterieur agrave

lexteacuterieur et toute cette deacuterivation et installation

des choses en soi crsquoest-agrave-dire la loi de la causaliteacute

ils lrsquoont agrave lrsquoinstar de tous les anciens philosophes

admis de lui-mecircme comme eacutevident sans en

rechercher la validiteacute Crsquoest sur ce point que Hume

dirigea son attaque sceptique en mettant en doute

la validiteacute de cette loi Car lrsquoexpeacuterience de laquelle

suivant cette philosophie sont deacuteriveacutees toutes nos

connaissances ne peut jamais fournir

lenchaicircnement causal mais seulement la pure

succession deacutetats dans le temps jamais une

conseacutequence mais une simple suite qui comme

telle srsquoaffirme toujours accidentelle jamais

neacutecessaire Cet argument si opposeacute au bon sens

mais difficile agrave reacutefuter incita Kant agrave rechercher la

veacuteritable origine de la notion de causaliteacute Il la

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

trouva dans la forme essentielle et inneacutee de notre

intelligence par conseacutequent dans le sujet et non

dans lobjet puisqursquoelle ne nous a pas eacuteteacute dabord

donneacutee du dehors Or ceci ramena tout le monde

objectif de Locke et de Condillac au sujet Kant

ayant deacutemontreacute que son accegraves est drsquoorigine

subjective Car agrave la subjectiviteacute de lrsquoimpression

sensible reacutepond maintenant aussi la subjectiviteacute de

la regravegle en vertu de laquelle on doit la concevoir

comme lrsquoeffet drsquoune cause cette cause est seulement

ce qui est perccedilu comme monde objectif Le sujet en

effet accepte un objet du dehors uniquement par

suite du caractegravere de son intellect qui preacutesuppose

une cause agrave tout changement et le projette donc

seulement hors de lui dans un espace preacutepareacute agrave ce

dessein et qui est de mecircme un produit de sa propre

nature aussi bien que lrsquoimpression speacutecifique sur

les organes des sens qui deacuteterminent tout le

processus Le monde objectif des choses en soi de

Locke a donc eacuteteacute transformeacute par Kant en un monde

de purs pheacutenomegravenes srsquoeffectuant dans lrsquoappareil de

notre connaissance et ceci drsquoautant plus

complegravetement que lrsquoespace dans lequel ils se

repreacutesentent comme le temps dans lequel ils

passent ont eacuteteacute prouveacutes par lui ecirctre dorigine

subjective

139 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Mais avec tout cela Kant non moins que Locke

laissa subsister la chose en soi crsquoest-agrave-dire quelque

chose drsquoindeacutependant de nos repreacutesentations qui ne

nous fournissent que de purs pheacutenomegravenes et qui

reacutesiderait au fond de ceux-ci Quelque bien fondeacutee

que fucirct eacutegalement cette affirmation de Kant ce

nrsquoeacutetait pas des principes poseacutes par lui qursquoil fallait

tirer leur justification Crsquoeacutetait le talon dAchille de sa

philosophie qui a ducirc expier par la deacutemonstration

de cette inconseacutequence lrsquohommage deacutejagrave accordeacute agrave

sa valeur et agrave sa veacuteriteacute incontestables mais en

dernier ressort elle fut injustement traiteacutee Car

certainement lrsquoadmission drsquoune chose en soi

derriegravere les pheacutenomegravenes drsquoun noyau reacuteel sous tant

drsquoenveloppes nrsquoa rien drsquoinacceptable le nier serait

absurde Crsquoest seulement la faccedilon dont Kant

introduisit cette chose en soi et chercha agrave lallier

avec ses principes qui fut deacutefectueuse Au fond

crsquoest donc seulement son exposeacute (ce mot pris dans le

sens le plus large) de la chose non la chose mecircme

qui fut combattu et lrsquoon pourrait soutenir que

largumentation souleveacutee contre lui eacutetait

simplement ad hominem non ad rem En tout cas

le proverbe indou trouve ici son application pas de

lotus sans tige Kant eacutetait guideacute par lrsquointime veacuteriteacute

que derriegravere chaque pheacutenomegravene il y a un ecirctre en soi

duquel celui-lagrave reccediloit sa subsistance en dautres

140 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

mots que derriegravere la repreacutesentation il y a quelque

chose de repreacutesenteacute Mais il entreprit de deacuteduire

ceci de la repreacutesentation donneacutee mecircme en y

ajoutant ses lois connues de nous a priori et qui

justement parce qursquoelles sont a priori ne peuvent

ecirctre deacuteduites de quoique chose dindeacutependant et de

distinct du pheacutenomegravene ou repreacutesentation aussi

faut-il prendre a cet effet une toute autre voie Les

inconseacutequences dans lesquelles srsquoeacutetait engageacute Kant

agrave la suite de ce deacutepart deacutefectueux lui furent

deacutemontreacutees par G-E Schulze17 qui a exposeacute les

faits dans sa maniegravere lourde et diffuse drsquoabord

anonymement dans son Aeneacutesidegraveme (voir surtout

les pages 374-381) puis plus tard dans sa Critique

de sa philosophie theacuteorique de Kant mais sans

succegraves particulier de sorte qursquoon peut appliquer ici

le haec potuisse dici et non potuisse refelli [cela put

ecirctre affirmeacute mais cela ne put ecirctre reacutefuteacute]

Je veux mettre ici une fois pour toutes clairement en

eacutevidence agrave ma faccedilon ce qui constitue le fond

17 Crsquoest ce Schulze (1781-1833) qui professeur de philosophie agrave Goumlttingen ougrave eacutetudiait Schopenhauer stimula chez celui-ci le goucirct des speacuteculations philosophiques en lui recommandant par-dessus tout de srsquoidentifier avec Platon et avec Kant avant drsquoaborder aucun autre penseur agrave commencer par Aristote et Spinoza

141 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

essentiel de la chose indeacutependamment de lrsquoideacutee que

srsquoen est faite Schulze Kant nrsquoa jamais donneacute une

stricte deacuteduction de la chose en soi mais il la reccedilue

de ses preacutedeacutecesseurs notamment de Locke et lrsquoa

retenue comme quelque chose dont lrsquoexistence ne

peut ecirctre mise en doute puisquelle est eacutevidente par

elle-mecircme et il avait jusqursquoagrave un certain point le

droit drsquoagir ainsi Drsquoapregraves les deacutecouvertes de Kant

notre connaissance empirique contient un eacuteleacutement

dont on peut deacutemontrer lrsquoorigine subjective et un

autre dont ce nrsquoest pas le cas ce dernier reste donc

objectif car il nrsquoy a pas de raison pour le regarder

comme subjectif Lideacutealisme transcendantal de

Kant nie donc lessence objective des choses ou leur

reacutealiteacute indeacutependante de notre conception aussi loin

que lrsquoa priori srsquoeacutetend dans notre connaissance

mais pas plus loin parce que la raison de nier ne va

pas au delagrave Il laisse donc subsister ce qui gicirct au

delagrave cest-agrave-dire toutes les proprieacuteteacutes des choses qui

ne peuvent ecirctre construites a priori Car lessence

entiegravere des pheacutenomegravenes donneacutes cest-agrave-dire du

monde corporel nrsquoest nullement deacuteterminable par

nous a priori mais est seulement la forme geacuteneacuterale

de son apparence et celle-ci se ramegravene agrave lrsquoespace au

temps et agrave la causaliteacute avec la totaliteacute des lois de ces

trois formes Drsquoautre part le reacutesidu indeacutetermineacute

preacutesent dans ces trois formes a priori ce qui se

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reacutefegravere agrave laccidentel est preacuteciseacutement la

manifestation de la chose en soi Maintenant le

contenu empirique des pheacutenomegravenes crsquoest-agrave-dire

chaque deacutetermination plus eacutetroite de ceux-ci

chaque qualiteacute physique qui apparaicirct en eux ne

peut ecirctre reconnu autrement qursquoa posteriori Ces

proprieacuteteacutes empiriques mdash ou plutocirct leur source

commune mdash demeurent donc la chose en soi

comme la manifestation de sa nature speacuteciale par le

medium de toutes formes a priori Cet a posteriori

qui apparaicirct dans chaque pheacutenomegravene comme

enveloppeacute dans lrsquoa priori mais imprime agrave chaque

ecirctre son caractegravere speacutecial et individuel est en

conseacutequence la matiegravere du monde pheacutenomeacutenal par

opposition agrave sa forme Cette matiegravere ne peut donc

nullement ecirctre tireacutee des formes du pheacutenomegravene

inheacuterentes au sujet si soigneusement rechercheacutees

par Kant et si sucircrement deacutemontreacutees par le signe de

lrsquoaprioriteacute elle subsiste plutocirct apregraves qursquoon en a tireacute

tout ce qui en deacutecoule crsquoest-agrave-dire quelle s affirme

comme un second eacuteleacutement parfaitement distinct du

pheacutenomegravene empirique et une addition eacutetrangegravere agrave

ces formes Drsquoautre part elle ne procegravede pas du

caprice du sujet connaissant mais est plutocirct en

opposition freacutequente avec lui Pour ces raisons Kant

nrsquoheacutesita pas agrave laisser cette matiegravere du pheacutenomegravene agrave

la chose en soi et agrave la regarder par conseacutequent

143 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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comme venant entiegraverement du dehors elle doit en

effet venir de quelque part ou selon lrsquoexpression de

Kant avoir une base Mais comme nous ne pouvons

pas isoler ces proprieacuteteacutes connaissables seulement a

posteriori ni les concevoir seacutepareacutees et purifieacutees de

celles qui sont certaines a priori enveloppeacutees

toujours dans ces derniegraveres Kant enseigne que nous

pouvons connaicirctre lrsquoexistence des choses en soi

mais rien drsquoautre agrave leur sujet savoir qursquoelles sont

mais non ce qursquoelles sont Lrsquoessence des choses en

soi demeure donc pour lui une grande inconnue

une x Car la forme du pheacutenomegravene recouvre et

dissimule de toutes parts lrsquoessence des choses en soi

Nous pouvons ajouter tout au plus encore puisque

ces formes aprioristiques neacutees de notre intellect

eacutecheacuteent sans distinction agrave toutes les choses en tant

que pheacutenomegravenes que les choses elles accusent des

distinctions tregraves importantes ce qui deacutetermine

celle-ci crsquoest-agrave-dire la diversiteacute speacutecifique des

choses crsquoest la chose en soi

Ce point ainsi envisageacute lrsquoadmission et la

preacutesupposition des choses en soi par Kant semblent

malgreacute la subjectiviteacute de toutes nos formes de

connaissance parfaitement fondeacutees Elles semblent

neacuteanmoins insoutenables quand on examine de

pregraves et qursquoon suit jusquagrave son origine leur unique

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argument le contenu empirique de tous les

pheacutenomegravenes Il est certain qursquoil y a dans la

connaissance empirique et dans sa source la

repreacutesentation intuitive une matiegravere indeacutependante

de sa forme et connue de nous a priori La question

suivante est de savoir si cette matiegravere est drsquoorigine

objective ou subjective puisque seulement dans le

premier cas elle peut garantir la chose en soi Si

nous remontons jusqursquoagrave son origine nous ne la

trouvons nulle part ailleurs que dans lrsquoimpression

de nos sens Car crsquoest une modification srsquoeffectuant

dans la reacutetine de lrsquoœil dans les nerfs de lrsquoouiumle dans

les extreacutemiteacutes des doigts qui preacutepare la

repreacutesentation intuitive crsquoest-agrave-dire met en jeu

pour amener la perception drsquoun objet exteacuterieur

lrsquoappareil entier de nos formes de connaissance

existant deacutejagrave a priori A cette modification ressentie

dans lrsquoorgane des sens est tout drsquoabord appliqueacutee la

loi de causaliteacute par le moyen drsquoune fonction

neacutecessaire et indispensable de lrsquoesprit a priori Cette

loi megravene avec sa sucircreteacute et sa certitude a priori agrave

une cause de cette modification qui nrsquoeacutetant pas au

pouvoir arbitraire du sujet apparaicirct maintenant

comme quelque chose drsquoexteacuterieur agrave lui Cette

proprieacuteteacute reccediloit sa signification seulement par le

moyen de la forme de lrsquoespace que lintellect lui-

mecircme ajoute dans ce dessein et alors cette cause

145 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

neacutecessairement preacutesupposable apparaicirct aussitocirct

intuitivement comme un objet dans lrsquoespace qui

porte en soi en qualiteacute de proprieacuteteacutes les

modifications opeacutereacutee par elle dans nos organes des

sens Jrsquoai exposeacute tout cela en deacutetail et agrave fond dans la

seconde eacutedition de mon Principe de la raison

suffisante sect 21 Mais lrsquoimpression des sens qui

constitue le point de deacutepart de tout ce processus et

fournit incontestablement toute la matiegravere de

lrsquointuition empirique est quelque chose de tout agrave

fait subjectif et comme toutes les formes de

connaissance au moyen desquelles cette matiegravere

produit la repreacutesentation intuititive objective et est

projeteacutee au dehors sont suivant la deacutemonstration

tregraves exacte de Kant eacutegalement drsquoorigine subjective

il est clair que la matiegravere aussi bien que la forme de

la repreacutesentation intuitive naissent du sujet Toute

notre connaissance empirique se reacutesout alors en

deux eacuteleacutements qui ont tous deux leur origine en

nous-mecircmes les impressions des sens et les

impressions donneacutees a priori crsquoest-agrave-dire dans les

formes impliquant les fonctions de notre intellect

ou cerveau temps espace et causaliteacute auxquelles

Kant en avait ajouteacute onze encore cateacutegories de

lrsquoesprit que jrsquoai deacutemontreacutees ecirctre insuffisantes et

inadmissibles En conseacutequence la repreacutesentation

intuitive et notre connaissance empirique fondeacutee

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sur elle ne fournissent agrave la veacuteriteacute aucune donneacutee

sur la conclusion des choses en soi et les principes

de Kant ne lrsquoautorisaient pas agrave les admettre La

philosophie de Locke avait comme toutes les

philosophies anteacuterieures pris a loi de causaliteacute agrave un

point de vue absolu et eacutetait ainsi en droit de

conclure de lrsquoimpression des sens agrave lrsquoexistence de

choses exteacuterieures indeacutependantes de nous Ce

passage de lrsquoeffet agrave la cause est cependant la voie

unique pour parvenir directement de lrsquointeacuterieur et

de ce qui est subjectivement donneacute agrave lrsquoexteacuterieur et agrave

ce qui existe objectivement Kant apregraves avoir

revendiqueacute la loi de causaliteacute pour la forme de

connaissance du sujet ne trouva plus cette voie

ouverte devant lui Il nous a mecircme souvent mis en

garde de faire usage de la cateacutegorie de causaliteacute

transcendante crsquoest-agrave-dire de deacutepasser lrsquoexpeacuterience

et sa possibiliteacute

En reacutealiteacute on nrsquoatteindra jamais la chose en soi par

cette voie non plus que par celle de la connaissance

purement objective celle-ci en effet demeure

toujours repreacutesentation mais comme telle a sa

racine dans le sujet et ne peut jamais rien fournir

qui diffegravere vraiment de la repreacutesentation On ne

peut arriver agrave la chose en soi qursquoen changeant le

point de vue au lieu de partir comme on lrsquoa fait

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jusqursquoici de ce qui repreacutesente il faut partir de ce

qui est repreacutesenteacute Or ceci nrsquoest possible que pour

une seule chose qui peut srsquoeffectuer aussi par le

dedans et qui pour cette raison nous est donneacutee

drsquoune double maniegravere crsquoest notre propre corps qui

dans le monde objectif existe aussi comme

repreacutesentation dans lrsquoespace et se proclame en

mecircme temps dans notre conscience comme volonteacute

Il fournit par lagrave la clef pour la compreacutehension de

toutes ses actions et de tous ses mouvements

produits par des causes exteacuterieures (ici motifs) qui

sans cette inspection inteacuterieure et directe de leur

essence nous resteraient aussi incompreacutehensibles

et inexplicables que les modifications qui

srsquoaccomplissent selon les lois naturelles et comme

manifestations des forces naturelles dans les autres

corps qui nous sont seulement donneacutes dans une

intuition objective et il nous fournit ensuite la clef

pour la compreacutehension du substratum restant de

toutes ces actions dans lequel les forces pour celles-

ci ont leur racine mdash le corps lui-mecircme Cette

connaissance directe que chacun a de lrsquoessence de

son propre pheacutenomegravene qui ne lui est eacutegalement

donneacute comme tous les autres que dans lrsquointuition

objective doit ensuite ecirctre transfeacutereacutee

analogiquement aux autres pheacutenomegravenes les seuls

en derniegravere analyse qui soient donneacutes et devient

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finalement la clef qui permet de connaicirctre lrsquoessence

intime des choses cest-agrave-dire les choses en soi On

ne peut donc y arriver que par une voie toute

diffeacuterente de la connaissance purement objective

qui reste une simple repreacutesentation en appelant a

lrsquoaide la conscience du sujet de la connaissance qui

apparaicirct toujours comme un animal individuel et

en faisant de lui lrsquointerpregravete de la conscience des

autres choses crsquoest-agrave-dire de lrsquointellect intuitif Crsquoest

la voie que jrsquoai suivie et cest la seule bonne la porte

eacutetroite conduisant agrave la veacuteriteacute

Au lieu de suivre cette voie on confondit lexposeacute de

Kant avec lrsquoessence du sujet on crut en reacutefutant

celui-ci avoir reacutefuteacute aussi celle-ci ce qui nrsquoeacutetait au

fond que des argumenta ad hominem on le prit

pour des argumenta ad rem et agrave la suite des

attaques de Schulze la philosophie de Kant fut

deacuteclareacutee sans valeur Le champ eacutetait deacutesormais

ouvert aux sophistes et aux charlatans Le premier

de cette espegravece fut Fichte qui la chose en soi eacutetant

tombeacutee en discreacutedit bacirccle au pied leveacute un systegraveme

sans aucune chose en soi rejeta donc lrsquoideacutee drsquoun

nrsquoimporte quoi qui ne serait pas uniquement notre

repreacutesentation faisant du sujet connaissant tout en

tout ou du moins le producteur de tout par ses

propres ressources Dans ce dessein il supprima

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lessentiel et le meilleur de la doctrine de Kant la

distinction entre lrsquoa priori et lrsquoa posteriori et par lagrave

celle entre le pheacutenomegravene et la chose en soi en

deacuteclarant que tout est a priori mdash naturellement

sans alleacuteguer de preuves agrave lrsquoappui de cette

monstrueuse affirmation Il les remplaccedila par des

deacutemonstrations en partie sophistiques en partie

extravagantes dont labsurditeacute se cachait sous le

masque de la profondeur et de lrsquoincompreacutehensibiliteacute

qui en reacutesultait Il invoquait ouvertement et

audacieusement lrsquointuition intellectuelle crsquoest-agrave-

dire lrsquoinspiration Pour un public deacutepourvu de toute

force de jugement un public indigne de Kant cela

suffisait Celui-ci prit la surenchegravere pour la

supeacuterioriteacute et deacuteclara que Fichte eacutetait un plus grand

philosophe encore que Kant Il ne manque pas

mecircme de nos jours drsquoeacutecrivains philosophiques qui

prennent la tacircche drsquoimposer agrave la geacuteneacuteration nouvelle

la fausse renommeacutee de Fichte devenue

traditionnelle et assurent tregraves seacuterieusement que ce

que Kant agrave simplement tenteacute Fichte lrsquoa accompli et

que crsquoest lui en reacutealiteacute le grand homme Ces

messieurs trahissent par ce jugement de Midas

leur complegravete incapaciteacute de comprendre Kant et

eacutetalent dune faccedilon si palpable leur deacuteplorable

inintelligence que la geacuteneacuteration nouvelle enfin

deacutesillusionneacutee se gardera bien espeacuterons-le de

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

perdre son temps et de gacircter son cerveau agrave lire

toutes leurs Histoires de la philosophie et leurs

autres eacutecrivailleries Je saisis cette occasion de

rappeler un petit livre montrant quelle impression

la personne et lrsquoattitude de Fichte produisaient sur

les contemporains impartiaux il est intituleacute

Cabinet de caractegraveres berlinois et a eacuteteacute publieacute en

1808 sans indication de lieu drsquoimpression il doit

ecirctre de Buchholz18 mais je nrsquoen suis pas certain On

peut le rapprocher de ce que le juriste Anselme von

Feuerbach dit de Fichte dans ses Lettres publieacutees

en 1832 par son fils ainsi que de la Correspondance

entre Schiller et Fichte (1847) et lrsquoon se fera une

ideacutee exacte de ce soi-disant philosophe

Schelling digne pendant de Fichte suivit bientocirct la

voie de son preacutedeacutecesseur qursquoil quitta cependant

pour proclamer sa propre deacutecouverte lrsquoidentiteacute

absolue du sujet et de lrsquoobjectif ou lrsquoideacuteal et le reacuteel

18 On connaicirct plusieurs eacutecrivains de ce nom en Allemagne Il srsquoagit agrave peu pregraves certainement ici de Ferdinand-Paul-Friedrich Buchhulz feacutecond polygraphe neacute en 1843 agrave Ait-Ruppin mort agrave Berlin en 1843 Outre son Histoire des Etats europeacuteens depuis la paix de Vienne (22 vol 1814-1837) ouvrage tregraves utile au point vue documentaire il a public des travaux sur la Reacutevolution franccedilise et une Histoire de Napoleacuteon Bonaparte (3 vol 1827-1830 Il a aussi eacutecrit des romans (Le trad)

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impliquant que tout ce qui avait eacuteteacute seacutepareacute avec un

deacuteploiement incroyable de perspicaciteacute et de

reacuteflexion par des esprits rares comme Locke et

Kant devait ecirctre fondu de nouveau dans la masse

pacircteuse de cette identiteacute absolue Car la doctrine de

ces deux penseurs peut tregraves bien ecirctre qualifieacutee celle

de la diversiteacute absolue de lrsquoideacuteal et du reacuteel ou

subjectif et objectif Mais deacutesormais on srsquoeacutegara de

fourvoiements en fourvoiements Fichte avait

substitueacute lrsquoincompreacutehensibiliteacute de la parole et

lrsquoapparence de la profondeur agrave la penseacutee Il reacutepandit

ainsi la semence qui devait produire corruption sur

corruption et amener finalement la deacutemoralisation

complegravete de la philosophie telle quelle srsquoaffirme de

nos jours et par elle celle de toute la litteacuterature

Degraves ce moment Schelling traicircnait derriegravere lui une

creacuteature philosophique ministeacuterielle Hegel

estampeacute drsquoen haut grand philosophe dans un but

politique dailleurs mal calculeacute charlatan plat sans

esprit reacutepugnant ignorant qui avec une

effronterie une deacuteraison et une extravagance sans

exemple compila un systegraveme qui fut trompetteacute par

ses veacutenals adeptes comme eacutetant la sagesse

immortelle et fut pris reacuteellement pour telle par les

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imbeacuteciles ce qui provoqua un chœur admiratif tel

quon nrsquoen avait pas encore entendu 19 La vaste

influence intellectuelle ainsi violemment acquise par

un tel homme a eu pour reacutesultat la ruine de toute

une geacuteneacuteration de lettreacutes Lrsquoadmirateur de cette

pseudo-philosophie a pour lui en perspective les

railleries de la posteacuteriteacute auxquelles preacuteludent deacutejagrave

celles des voisins douces agrave loreille Ne doivent-elles

pas en effet reacutesonner harmonieusement agrave la mienne

quand la nation dont la caste cultiveacutee nrsquoa pas

daigneacute pendant trente ans honorer du moindre

regard mes travaux obtient la reacuteputation parmi ses

voisines drsquoavoir reacuteveacutereacute mecircme adoreacute pendant trente

ans comme le comble de la sagesse une chose

complegravetement mauvaise absurde extravagante et

servant en outre agrave des fins mateacuterielles Il me faut

sans doute en bon patriote entonner lrsquoeacuteloge des

Allemands et du germanisme et me reacutejouir drsquoavoir

appartenu agrave lrsquoAllemagne et non agrave une autre nation

Seulement il en est comme dit le proverbe espagnol

Cada uno cuenta de la feria como le va en ella

(Chacun raconte de la foire selon ce qui lui y est

arriveacute) Allez trouver les deacutemocolaques et faites-

vous louer par eux Des charlatans ruseacutes lourds

19 Voir la preacuteface de mon Problegraveme fondamental de lrsquoEacutethique

153 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

gonfleacutes par des ministres gribouillant bravement

des extravagances deacutepourvus drsquoesprit et de meacuterite

voilagrave ce qursquoil faut aux Allemands mais non des

hommes tels que moi Crsquoest lagrave le teacutemoignage que je

dois leur donner en prenant congeacute drsquoeux Wieland

regarde comme un malheur de naicirctre Allemand

(Lettres agrave Merck p 239) Burger Mozart

Beethoven et drsquoautres auraient eacuteteacute de son avis pour

moi je le partage Ma raison crsquoest qursquoil faut ecirctre un

sage pour reconnaicirctre un sage ou laquo il nrsquoy a que

lrsquoesprit qui sente lrsquoesprit20 raquo

Aux parties les plus brillantes et les plus meacuteritoires

de la philosophie de Kant appartient

incontestablement la dialectique transcendantale

par laquelle il a si radicalement sapeacute les fondements

de la theacuteologie et de la psychologie speacuteculatives

que depuis lrsquoon a plus eacuteteacute en eacutetat mecircme avec la

meilleure volonteacute de les reacutetablir Quel bienfait pour

lrsquoesprit humain Car ne voyons-no us pas pendant

20 De nos jours lrsquoeacutetude de la philosophie de Kant a lrsquoavantage particulier de nous apprendre combien bas est tombeacutee depuis la Critique de la raison pure la litteacuterature philosophique de lrsquoAllemagne Il y a en effet un abicircme entre les profondes recherches de celui-lagrave et le grossier bavardage actuel qui rappelle drsquoune part celui de candidats pleins drsquoespeacuterance et de lrsquoautre celui de garccedilons perruquiers

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toute la peacuteriode qui srsquoeacutetend de la renaissance des

sciences agrave Kant les penseacutees des plus grands

hommes eux-mecircmes prendre une fausse direction

se distordre mecircme souvent par suite de ces deux

preacutesuppositions absolument intangibles paralysant

tout lrsquointellect deacuterobeacutees agrave toute investigation et en

conseacutequence mortes pour celle-ci Nos premiers et

plus essentielles ideacutees fondamentales sur nous-

mecircmes et sur toutes choses ne sont-elles pas

inverties et fausseacutees si nous partons de la

preacutesupposition que chaque chose est produite et

arrangeacutee du dehors selon les notions et les desseins

preacuteconccedilus drsquoun ecirctre personnel cest-agrave-dire

individuel De mecircme si lessence fondamentale des

hommes eacutetait pensante et srsquoils se composaient de

deux parties absolument heacuteteacuterogegravenes venues et

soudeacutees ensemble sans savoir comment et devant

srsquoaccommoder entre elles aussi bien que possible

pour se seacuteparer bientocirct agrave jamais nolentes volantes

Avec quelle force la critique de Kant au sujet de ces

repreacutesentations et de leurs fondements a agi sur

toutes les sciences on le voit par ce fait que depuis

lors au moins dans la litteacuterature allemande eacuteleveacutee

ces preacutesuppositions nrsquoapparaissent plus que dans un

sens figureacute et ne sont plus prises au seacuterieux on les

laisse agrave la litteacuterature populaire et aux professeurs de

philosophie auxquels elles servent de gagne-pain

155 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Nos livres sur les sciences naturelles srsquoen

affranchissent tandis qursquoau contraire les Anglais

par des discours et des diatribes ou des apologies

en leur faveur srsquoabaissent agrave nos yeux 21

Immeacutediatement avant Kant il est vrai il en eacutetait

tout autrement sous ce rapport Nous voyons par

exemple lrsquoeacuteminent Lichtenberg lui-mecircme dont

lrsquoeacuteducation eacutetait preacutekantienne admettre

seacuterieusement et avec conviction dans son traiteacute De

la physionomie cette distinction de lrsquoacircme et du

corps et gacircter ainsi son affaire

Ceux qui ont estimeacute la haute valeur de la dialectique

transcendantale ne trouveront pas superflu que je

21 Depuis que ceci a eacuteteacute eacutecrit les choses ont changeacute chez nous Par suite de la reacutesurrection de lrsquoantique mateacuterialisme qui a deacutejagrave fait dix fois explosion des philosophes sont sortis de la boutique de pharmacie et de la clinique des gens qui nrsquoont rien appris sinon ce qui se reacutefegravere agrave leur profession et qui preacutesentent en toute innocence et en tout honneur comme si Kant eacutetait encore agrave naicirctre leur speacuteculation de vieilles femmes sur laquo le corps et lacircme raquo en mecircme temps que le rapport de lun avec lrsquoautre disputent agrave ce sujet et (credilite posteri ) deacutemontrent que le siegravege de ladite acircme est le cerveau Il convient de riposter agrave leur impudence qursquoil faut avoir appris quelque chose pour oser intervenir dans une discussion et ils feraient mieux de ne pas sexposer a de deacutesagreacuteables allusions aux cataplasmes et au cateacutechisme

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

parle de celle-ci un peu en deacutetail Je preacutesente donc

en premier lieu aux connaisseurs et amateurs de la

Critique de la raison pure lrsquoessai suivant sur la

critique de la psychologie rationnelle telle qursquoon la

trouve au complet dans sa premiegravere eacutedition car

dans les suivantes elle a eacuteteacute chacirctreacutee Lrsquoargument qui

y est critiqueacute (pp 361 et suiv) sous la rubrique laquo

Paralogisme de la personnaliteacute raquo doit ecirctre compris

et par conseacutequent critiqueacute autrement Car lrsquoexposeacute

profond de Kant agrave ce sujet nrsquoest pas seulement tregraves

subtil et difficilement compreacutehensible mais on peut

lui reprocher de prendre lrsquoobjet de la conscience

personnelle ou dans le langage de Kant du sens

interne soudainement et sans autre justification

comme lrsquoobjet drsquoune conscience eacutetrangegravere mecircme

drsquoune intuition exteacuterieure pour le juger ensuite

drsquoapregraves les lois et les analogies du monde corporel

et aussi drsquoadmettre deux temps diffeacuterents lrsquoun dans

la conscience du sujet jugeacute lrsquoautre dans celle du

sujet jugeant temps qui ne coiumlncident pas Je

donnerais donc pour ma part une toute autre

tournure agrave lrsquoargument en question de la

personnaliteacute et je le preacutesenterais dans les deux

propositions suivantes

1deg On peut eacutetablir a priori au sujet de tout

mouvement en geacuteneacuteral de quelque nature qursquoil soit

157 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

qursquoil ne revient perceptible que par comparaison

avec une chose au repos drsquoougrave il srsquoensuit que le cours

du temps avec tout ce qui est en lui ne pourrait ecirctre

perccedilu srsquoil srsquoy avait quelque chose qui nrsquoy participe

pas et au repos de laquelle nous comparons le

mouvement de celui-lagrave Il est vrai que nous jugeons

ici drsquoapregraves lrsquoanalogie du mouvement dans lrsquoespace

mais espace et temps doivent toujours servir agrave

sexpliquer mutuellement Aussi devons-nous nous

repreacutesenter le temps sous la figure dune ligne

droite pour le saisir intuitivement et le construire a

priori Nous ne pouvons donc nous imaginer que si

chaque chose dans notre conscience eacutetait emporteacutee

agrave la fois par le flot du temps ce mouvement en avant

pourrait toutefois ecirctre perceptible mais nous

devons preacutesupposer agrave ce sujet une chose fixe devant

laquelle le temps srsquoeacutecoulerait avec son contenu Pour

lrsquointuition du sens exteacuterieur ceci est accompli par la

matiegravere substance permanente agrave travers le

changement des accidences comme Kant lrsquoexpose

dans la deacutemonstration de sa Premiegravere analogie de

lexpeacuterience page 183 de la 1re eacutedition A cet endroit

mecircme malheureusement il commet la faute

impardonnable et contredisant ses propres

doctrines que jrsquoai deacutejagrave seacutevegraverement releveacutee de dire

que ce qui srsquoeacutecoule ce nrsquoest pas le temps lui-mecircme

mais seulement ses pheacutenomegravenes Que ceci soit

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

radicalement faux nous en avons la preuve dans la

ferme certitude implanteacutee en chacun de nous que

si tout au ciel et sur la terre venait subitement agrave

srsquoarrecircter le temps sans srsquoeacutemouvoir continuerait sa

course de sorte que si la nature se remettait plus

tard en marche la question de la longueur de la

pause intervenue serait susceptible en elle-mecircme

drsquoune reacuteponse tout agrave fait exacte Srsquoil en eacutetait

autrement le temps devrait srsquoarrecircter aussi avec la

montre ou si celle-ci avanccedilait avancer avec elle

Mais preacuteciseacutement cette circonstance avec notre

certitude a priori agrave ce sujet deacutemontre

incontestablement que le temps a son cours et par

conseacutequent son essence dans notre tecircte et non en

dehors de nous Dans le domaine de lrsquointuition

exteacuterieure ai-je dit le permanent est la matiegravere

avec notre argument de la personnaliteacute au

contraire il srsquoagit seulement de la perception du

sens inteacuterieur dans laquelle est accueillie de

nouveau celle du sens exteacuterieur Jrsquoai dit en

conseacutequence que si notre conscience avec tout son

contenu srsquoavanccedilait uniformeacutement dans le torrent

du temps nous ne pourrions nous apercevoir de ce

mouvement Il faut donc qursquoil y ait dans la

conscience mecircme quelque chose drsquoimmobile Mais

ceci ne peut ecirctre rien dautre que le sujet

connaissant lui-mecircme qui contemple immobile et

159 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

inalteacutereacute la course du temps et le changement de son

contenu Devant son regard la vie achegraveve sa course

comme un spectacle Nous sentons mecircme combien

elle a peu de part elle-mecircme agrave cette course quand

dans la vieillesse nous nous repreacutesentons vivement

les scegravenes de la jeunesse et de lrsquoenfance

2deg Inteacuterieurement dans la conscience personnelle

ou pour parler avec Kant par le sens interne je me

reconnais seul dans le temps Or au point de vue

objectif il ne peut rien exister dans le temps seul

de permanent car la permanence implique la

dureacutee le sens intime la simultaneacuteiteacute et la

conscience personnelle lespace (La justification de

cette proposition se trouve dans mon Principe de la

raison suffisante 2e eacutedit sect 18 puis dans Le monde

comme volonteacute et comme repreacutesentation t I sect 4

pp- 10-11 531 3e eacutedit pp 10-12 560) Neacuteanmoins

je me trouve en reacutealiteacute le substratum toujours

permanent de mes repreacutesentations en deacutepit de tous

les changements de celles-ci substratum qui se

comportant agrave lrsquoeacutegard de ces repreacutesentations comme

la matiegravere agrave lrsquoeacutegard de ses accidences variables ne

meacuterite donc pas moins que celle-ci le nom de

substance et eacutetant deacutepourvue drsquoespace par

conseacutequent ineacutetendue celui de substance simple

Or maintenant comme il a eacuteteacute dit rien de

160 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

permanent ne pouvant prendre place dans le simple

temps par lui-mecircme et la substance en question

nrsquoeacutetant pas drsquoautre part perccedilue par le sens externe

crsquoest-agrave-dire dans lrsquoespace nous devons pour nous la

repreacutesenter cependant comme permanente agrave

lrsquoencontre de la course du temps admettre qursquoelle

est situeacutee en dehors du temps et dire en

conseacutequence chaque objet est situeacute dans le temps

mais le sujet connaissant proprement dit ne lrsquoest

pas Et comme en dehors du temps il nrsquoy a ni

cessation ni fin nous aurions dans le sujet

connaissant en nous une substance permanente

quoique ni spacieuse n temporelle par conseacutequent

indestructible

Pour deacutemontrer maintenant que cet argument de la

personnaliteacute ainsi eacutetabli est un paralogisme on

devrait dire que la seconde proposition de celui-ci

appelle agrave son secours un fait empirique auquel il

peut ecirctre opposeacute que le sujet connaissant est lieacute agrave

la vie et mecircme agrave lrsquoeacutetat de veille et que sa persistance

durant les deux eacutetats ne prouve donc en rien qursquoelle

pourrait exister en dehors drsquoeux Car cette

persistance de fait durant la peacuteriode de lrsquoeacutetat

conscient est encore tregraves eacuteloigneacutee mecircme diffeacuterente

toto genere de la persistance de la matiegravere (cette

origine et cette unique reacutealisation de la notion de

161 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

substance) que nous connaissons dans lrsquointuition

et dont nous comprenons a priori non seulement la

dureacutee de fait mais lrsquoindestructibiliteacute neacutecessaire et

lrsquoimpossibiliteacute de la suppression Crsquoest drsquoapregraves

lrsquoanalogie de cette substance vraiment indestructible

que nous voudrions assumer en nous-mecircme une

substance pensante qui serait ensuite certaine drsquoune

continuiteacute sans fin Toutefois en dehors du fait que

ceci serait une analogie avec un pur pheacutenomegravene (la

maniegravere) lrsquoerreur que commet la raison dialectique

dans la preuve preacuteceacutedente consiste en ce qursquoelle

traite la persistance du sujet agrave travers le

changement de toutes ses repreacutesentations dans le

temps comme la persistance de la matiegravere qui nous

est donneacutee dans lrsquointuition et implique en

conseacutequence lrsquoune et lrsquoautre sous la notion de

substance Tout ce qursquoelle peut dire a priori sur la

matiegravere mdash bien qursquoelle soit soumise agrave lrsquointuition mdash

notamment continuiteacute agrave travers le temps peut ecirctre

attribueacute agrave la substance soi-disant immateacuterielle

quoique la persistance de celle-ci repose seulement

sur le fait quelle est supposeacutee nrsquoexister en aucun

temps agrave plus forte raison dans tous les temps et le

reacutesultat en est que les conditions de lintuition en

conseacutequence desquelles lrsquoindestructibiliteacute de la

matiegravere est qualifieacutee a priori sont expresseacutement

supprimeacutees ici agrave commencer par lespace Or crsquoest

162 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

sur celui-ci que repose preacuteciseacutement la persistance de

celui-lagrave comme lrsquoindiquent les passages de mes

eacutecrits citeacutes plus haut

Quant aux preuves de limmortaliteacute de lrsquoacircme drsquoapregraves

sa soi-disant simpliciteacute et lindissolubiliteacute qui en est

la le conseacutequence et qui exclut la seule faccedilon

possible de destruction la dissolution des parties

on peut dire drsquoune maniegravere geacuteneacuterale que toutes les

lois relatives agrave lrsquoorigine la disparition le

changement la persistance etc que nous

connaissons a priori ou a posteriori valent que

pour le monde corporel qui nous est objectivement

donneacute et qui est conditionneacute en nous par notre

intellect Aussi degraves que nous nous deacutetournons de

celui-ci et parlons decirctres immateacuteriels nous ne

sommes plus autoriseacutes agrave appliquer ces lois et ces

regravegles en vue de soutenir si la naissance et la

disparition de ces ecirctres sont possibles ou non ici

toute direction nous fait deacutefaut Toutes ces

preacutetendues preuves de lrsquoimmortaliteacute par la

simpliciteacute de la substance pensante nrsquoont ainsi

aucune valeur Car lrsquoamphibologie consiste en ce

que lrsquoon parle drsquoune substance immateacuterielle tandis

qursquoon y interpole ensuite les lois de la substance

mateacuterielle pour appliquer celles-ci agrave celles-lagrave

163 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

En attendant le paralogisme de la personnaliteacute tel

que je lrsquoai compris donne dans son premier

argument la deacutemonstration a priori qursquoil doit y

avoir dans notre conscience quelque chose de

persistant et dans son second argument il prouve

la chose a posteriori En reacutesumeacute il semble que la

veacuteriteacute qui conformeacutement agrave la regravegle constitue le

fond de toute erreur aussi bien que celui de la

psychologie rationnelle a ici sa racine Cette veacuteriteacute

est que mecircme dans notre conscience empirique un

point eacuteternel peut sans doute ecirctre montreacute mais

seulement un point et seulement ecirctre montreacute sans

qursquoon puisse en tirer la matiegravere drsquoune deacutemonstration

ulteacuterieure Je renvoie ici agrave ma propre doctrine

drsquoapregraves laquelle le sujet connaissant est tout ce qui

connaicirct mais nrsquoest pas connu cependant nous le

concevons comme le point fixe devant lequel

srsquoeacutecoule le temps avec toutes ses repreacutesentations

tandis que la course de celui-ci ne peut ecirctre connue

que par opposition agrave quelque chose de permanent

Jrsquoai nommeacute ceci le point de contact de lrsquoobjet avec le

sujet Le sujet de la connaissance est chez moi

comme le corps dont la fonction ceacutereacutebrale se

repreacutesente objectivement un pheacutenomegravene de la

volonteacute qui en sa qualiteacute de seule chose en soi est

ici le substratum du correacutelat de tous les

164 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

pheacutenomegravenes crsquoest-agrave-dire du sujet de la

connaissance

Si maintenant nous en venons agrave la cosmogonie

rationnelle nous trouvons dans ses antinomies des

expressions significatives de la perplexiteacute neacutee du

principe de la raison suffisante et qui a pousseacute de

tout temps les hommes agrave philosopher Mettre celle-

ci en relief drsquoune autre maniegravere plus claire et moins

complexe que celle de Kant tel est le but de lrsquoexposeacute

suivant qui nrsquoopegravere pas seulement comme chez ce

philosophe drsquoune faccedilon dialectique avec des notions

abstraites mais srsquoadresse directement agrave la

conscience intuitive

Le temps ne peut avoir aucun commencement et

aucune cause ne peut ecirctre la premiegravere Tous deux

sont certains a priori par conseacutequent

incontestables tout commencement est dans le

temps et le preacutesuppose et chaque cause doit avoir

derriegravere elle une cause anteacuterieure dont elle est

lrsquoeffet Autrement comment aurait-il pu y avoir

jamais un premier commencement du monde et des

choses (Le premier verset du Pentateuque apparaicirct

comme une petitio principii [peacutetition de principe]

au sens le plus litteacuteral du terme) Mais drsquoautre part

srsquoil ny avait pas eu un premier commencement le

165 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

preacutesent actuel ne serait pas maintenant mais aurait

deacutejagrave eacuteteacute depuis longtemps car nous devons

admettre entre lui et le premier commencement un

laps de temps quelconque deacutetermineacute et limiteacute qui

si nous nions le commencement crsquoest-agrave-dire si nous

le poussons dans lrsquoinfiniteacute y est pousseacute avec lui

Mais mecircme si nous supposons un premier

commencement cela au fond ne nous sert agrave rien car

si nous avons par lagrave coupeacute arbitrairement la chaicircne

causale le simple temps nous apparaicirctra comme

une difficulteacute La question toujours renouveleacutee laquo

Pourquoi ce premier commencement nrsquoa-t-il pas

pris place deacutejagrave plus tocirct raquo le poussera toujours plus

en avant dans le temps priveacute de commencement ce

qui fera monter si haut la chaicircne des causes qui

nous unit agrave lui quelle ne sera jamais assez longue

pour atteindre jusqursquoau preacutesent actuel et en

conseacutequence elle nrsquoaurait pas encore atteint jusqursquoagrave

celui-ci Mais ceci est contredit par le fait qursquoil est

reacuteellement et constitue mecircme notre unique donneacutee

pour le calcul La justification de lrsquoincommode

question souleveacutee naicirct du fait que le premier

commencement comme tel nimplique pas de

cause qui lui soit anteacuterieure et aurait aussi bien pu

pour cette raison avoir lieu trois trillions danneacutees

plus tocirct Si en effet il nrsquoa pas eu besoin de cause

pour apparaicirctre il nrsquoavait pas agrave en attendre une et

166 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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aurait ducirc en conseacutequence apparaicirctre infiniment plus

tocirct car rien nrsquoeacutetait lagrave pour lrsquoen empecirccher Rien ne

pouvant preacuteceacuteder le premier commencement

comme eacutetant sa cause rien non plus ne peut le

preacuteceacuteder comme eacutetant son obstacle il na donc

absolument rien agrave attendre et ne vient jamais assez

tocirct A quelque point du temps qursquoon puisse le fixer

on ne comprend jamais pourquoi il nrsquoaurait pas

existeacute beaucoup plus tocirct Ceci donc le pousse

toujours plus en avant car le temps lui-mecircme ne

pouvant avoir de commencement il y a toujours un

temps infini mdash une eacuteterniteacute mdash qui srsquoest eacutecouleacute

jusqursquoau moment preacutesent la pousseacutee en avant du

commencement du monde est ainsi sans fin ce qui

rend trop courte toute chaicircne causale de lui agrave nous

et nous empecircche drsquoatteindre de lui jusqursquoau preacutesent

La raison en est quen lrsquoabsence drsquoun laquo point

drsquoattache raquo fixe donneacute nous prenons celui-ci

nrsquoimporte ougrave mais qursquoil se deacuterobe constamment agrave

nous en remontant dans lrsquoinfiniteacute Et voilagrave

comment il arrive que quand nous posons un

premier commencement et partons de lui nous ne

parvenons jamais agrave parvenir de lui jusqursquoau preacutesent

Si drsquoautre part nous partons du preacutesent reacuteellement

donneacute nous nrsquoatteignons jamais comme il a eacuteteacute

deacutejagrave dit le premier commencement car chaque

167 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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cause vers laquelle nous nous acheminons doit avoir

toujours eacuteteacute effet drsquoune cause preacuteceacutedente qui se

trouve ensuite dans le mecircme cas et ceci ne peut

finir Le monde est donc maintenant sans

commencement comme le temps infini lui-mecircme

ideacutee qui fatigue notre imagination et dont notre

intelligence ne reccediloit aucune satisfaction

Ces deux vues opposeacutees peuvent ecirctre compareacutees agrave

un bacircton dont lrsquoun des bouts est facilement

saisissable tandis que lrsquoautre srsquoeacuteloigne toujours agrave

linfini Lrsquoessentiel de la chose peut se reacutesumer dans

cette proposition que le temps comme absolument

infini srsquoaffirme toujours trop grand pour un monde

quil conccediloit comme fini Mais au fond la veacuteriteacute de

lrsquolaquo anthegravese raquo de lantinomie kantienne est confirmeacutee

ici de nouveau Si en effet nous proceacutedons de ce qui

est seul certain et vraiment donneacute le preacutesent reacuteel

lrsquoabsence de commencement du temps en reacutesulte

au contraire le premier commencement est

purement une hypothegravese arbitraire qui ne peut

srsquoaccorder comme telle avec ce que nous avons dit

agrave savoir que la seule chose certaine et reacuteelle est le

preacutesent Nous devons drsquoailleurs envisager ces

consideacuterations comme de nature agrave reacuteveacuteler les

absurditeacutes qui sont la conseacutequence de lrsquohypothegravese

168 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

de la reacutealiteacute absolue du temps et partant agrave

confirmer la doctrine de Kant

La question si le monde est limiteacute ou non par

lrsquoespace est en soi moins transcendante

qursquoempirique puisqursquoelle continue agrave ecirctre du

domaine de lexpeacuterience possible dont la reacuteduction

agrave la reacutealiteacute nous est seulement interdite par notre

conformation physique A priori il nrsquoy a pas ici

drsquoargument certainement deacutemontrable en faveur de

lrsquoune ou lrsquoautre alternative de sorte que la chose

ressemble de fort pregraves agrave une antinomie les deux

hypothegraveses preacutesentant chacune des difficulteacutes

consideacuterables Un monde limiteacute dans lrsquoespace infini

srsquoeacutevanouit si grand soit-il jusqursquoagrave devenir

infiniment petit et lrsquoon demande agrave quoi sert le reste

de lrsquoespace Drsquoautre part on ne peut comprendre

qursquoune eacutetoile fixe ne soit pas la plus extrecircme de

lrsquoespace Soit dit en passant les planegravetes drsquoun tel

espace nrsquoauraient un ciel eacutetoileacute la nuit que pendant

une moitieacute de lrsquoanneacutee tandis que ce ciel resterait

sans eacutetoiles lrsquoautre moitieacute ce qui produirait sur les

habitants une tregraves lugubre impression Aussi la

question se laisse-t-elle encore poser de cette sorte

laquo Y a-t-il une eacutetoile fixe dont les planegravetes tombent

ou non sous cette supposition raquo Cette question est

ici manifestement empirique

169 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Jai deacutemontreacute dans ma Critique de la philosophie

de Kant que lrsquoadmission entiegravere des antinomies est

fausse et illusoire Chacun reconnaicirctra aussi comme

imposable en y reacutefleacutechissant bien que des notions

qui devraient ecirctre exactement tireacutees des

pheacutenomegravenes des lois certaines a priori de ceux-ci

puissent combineacutees suivant les lois de la logique en

jugements et en conclusions conduire agrave des

contradictions En cas des contradictions devraient

se trouver dans le pheacutenomegravene mecircme donneacute

intuitivement ou dans la connexion reacuteguliegravere de ses

membres hypothegravese impossible Car lrsquointuitif

comme tel ne connaicirct pas de contradiction celle-ci

nrsquoa par rapport agrave celui-lagrave ni sens ni signification

Elle existe seulement dans la connaissance abstraite

de la reacuteflexion On peut tregraves bien ouvertement ou

en secret poser agrave la fois et ne pas poser quelque

chose crsquoest-agrave-dire se contredire mais quelque

chose ne peut ecirctre agrave la fois reacuteel et non reacuteel Zeacutenon

lrsquoeacuteleacuteatique avec ses sophismes connus et Kant avec

ses antinomies ont tenteacute de faire le contraire Aussi

je renvoie le lecteur agrave ma critique du dernier

Le service rendu par Kant en matiegravere de theacuteologie

speacuteculative a deacutejagrave eacuteteacute signaleacute par moi en termes

geacuteneacuteraux Pour le mettre davantage en relief je vais

170 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

tenter de faire comprendre le plus clairement

possible agrave ma maniegravere tregraves briegravevement lrsquoessentiel

de la chose

Dans la religion chreacutetienne lrsquoexistence de Dieu est

une affaire entendue et au-dessus de

toute discussion La chose est juste car ici elle est

essentielle et baseacutee sur la reacuteveacutelation Je regarde

donc comme une beacutevue de la part des rationalistes

de preacutetendre deacutemontrer dans leurs dogmatiques

lexistence de Dieu par drsquoautres preuves que par

lrsquoEacutecriture Ils ne savent pas dans leur innocence

combien cet amusement est dangereux La

philosophie par contre est une science et comme

telle nrsquoa pas drsquoarticles de foi Rien ne peut donc y

ecirctre admis comme existant excepteacute ce qui est

directement donneacute par lrsquoexpeacuterience ou ce qui est

deacutemontreacute par dincontestables reacutesultats On croyait

posseacuteder ceux-ci depuis bien longtemps lorsque

Kant vint deacutesillusionner le monde agrave cet eacutegard et

mecircme agrave deacutemontrer si nettement lrsquoimpossibiliteacute de

telles preuves que depuis lors nul philosophe

allemand nrsquoa tenteacute de les ressusciter En cela Kant

eacutetait parfaitement justifieacute et il a rendu le plus grand

des services car un dogme theacuteorique qui pousse

lrsquoaudace jusqursquoagrave voir des coquins dans tous ceux qui

171 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

ne lrsquoadmettent pas meacuterite qursquoon lui tacircte une fois

pour toutes seacuterieusement le pouls

Voici ce qursquoil en est de ces soi-disant preuves La

reacutealiteacute de lrsquoexistence de Dieu ne pouvant ecirctre

deacutemontreacute par le raisonnement empirique le second

pas aurait ducirc ecirctre drsquoeacutetablir la possibiliteacute de celle-lagrave

ce qui aurait souleveacute suffisamment de difficulteacutes

deacutejagrave Mais on entreprit au lieu de cela de prouver

sa neacutecessiteacute crsquoest-agrave-dire de faire de Dieu un ecirctre

neacutecessaire

Or la neacutecessiteacute comme je lrsquoai souvent deacutemontreacute

nrsquoest autre chose que la deacutependance drsquoune

conseacutequence avec sa cause cest-agrave-dire lrsquoapparition

ou la preacutesence des conseacutequences parce que la cause

est donneacutee A cet effet on avait donc le choix entre

les quatre formes du principe de la raison suffisante

deacutemontreacutees par moi et dont les deux premiegraveres

seules eacutetaient utilisables Il srsquoensuivit donc deux

preuves theacuteologiques la cosmologique et

lrsquoontologique lrsquoune drsquoapregraves le principe de la raison

suffisante du devenir (cause) lrsquoautre drsquoapregraves celui

du connaicirctre Le premier veut eacutetablir drsquoapregraves la de

la causaliteacute cette neacutecessiteacute comme physique en

concevant le monde ainsi qursquoun effet qui doit avoir

une cause A cette preuve cosmologique on ajoute

172 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

ensuite le secours de la preuve physico-theacuteologique

Cest dans lrsquointerpreacutetation de Wolf que lrsquoargument

cosmologique est exposeacute de la faccedilon la plus

vigoureuse en ces termes laquo Si une chose

quelconque existe il existe aussi un Ecirctre

absolument neacutecessaire raquo mdash en comprenant par

cette formule ou ce qui est donneacute lui-mecircme ou la

premiegravere des causes par lesquelles cela est parvenu

agrave lrsquoexistence Ce second point est alors admis Cette

preuve a le deacutefaut avant tout de conclure de la

conseacutequence agrave la cause forme de conclusion agrave

laquelle la logique refuse tout droit agrave la certitude

Elle ignore de plus que ainsi que je lrsquoai souvent

montreacute nous ne pouvons penser une chose comme

neacutecessaire qursquoautant qursquoelle est lrsquoeffet et non la

cause drsquoune autre chose donneacutee En outre la loi de

la causaliteacute appliqueacutee de cette faccedilon prouve trop

car si elle doit nous mener du monde agrave sa cause elle

ne nous permet pas drsquoen rester agrave celle-ci mais nous

megravene jusqursquoagrave la cause de la cause et toujours ainsi

impitoyablement en avant in infinitum Ceci est

impliqueacute par sa nature Nous sommes dans la

situation de lrsquoapprenti du magicien de Goethe dont

le lutin se met agrave travailler au commandement mais

ne srsquoarrecircte plus Ajoutez agrave cela que la force et la

validiteacute de la loi de causaliteacute srsquoeacutetendent seulement agrave

la forme des choses et non agrave leur matiegravere Crsquoest le

173 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

guide du changement des formes rien de plus la

matiegravere nrsquoest en rien atteinte par leur apparition et

leur disparition fait que nous comprenons avant

toute expeacuterience et dont nous sommes

conseacutequemment sucircrs Finalement la preuve

cosmologique est renverseacutee par la preuve

transcendantale que la loi de causaliteacute peut ecirctre

deacutemontreacutee dorigine subjective et par conseacutequent

simplement applicable pour notre intellect aux

pheacutenomegravenes non agrave lrsquoessence des choses en soi22

22 En regardant les choses drsquoun point de vue tout agrave fait reacutealiste et objectif il est clair comme le jour que le monde se maintient lui-mecircme Les ecirctres organiques subsistent et se propagent par la vertu de leur propre force vitale interne les corps inorganiques portent en eux-mecircmes les forces dont la physique et la chimie ne sont que la description et les planegravetes poursuivent leur course en vertu de forces inteacuterieures de par leur inertie et leur gravitation Le monde nrsquoa donc besoin de personne en dehors de lui pour leur existence car il est Vishnou Dire toutefois que ce monde dans le temps avec toutes forces inheacuterentes na pas toujours existeacute mais a eacuteteacute produit du neacuteant par une force eacutetrangegravere situeacutee en dehors de lui crsquoest lagrave une ideacutee toute gratuite que rien ne confirme drsquoautant plus que toutes ses forces sont lieacutees agrave matiegravere dont nous ne pouvons mecircme pas nous imaginer lapparition ou la destruction Cette conception du monde seacutetend jusquau spinozisme Que des hommes dans le besoin de leur cœur aient imagineacute partout des ecirctres qui gouvernent les forces de la nature et leur cours pour pouvoir leur faire appel cela est tout naturel Les Grecs et les Romains cependant laissaient

174 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Comme il a deacutejagrave eacuteteacute dit la preuve physico-

theacuteologique est ajouteacutee subsidiairement agrave la preuve

cosmologique pour apporter confirmation

plausibiliteacute couleur et forme agrave lhypothegravese

introduite par celle-ci Mais elle ne peut jamais se

produire qursquoen preacutesupposant cette premiegravere preuve

dont elle est lrsquoexplication et lrsquoamplification Son

proceacutedeacute consiste agrave agrandir cette premiegravere cause

preacutesupposeacutee du monde en un ecirctre connaissant

voulant en cherchant par induction des

nombreuses conseacutequences qui pourraient expliquer

cette raison agrave eacutetablir celle-ci Mais lrsquoinduction peut

donner au plus une forte probabiliteacute jamais la

certitude En outre comme il a eacuteteacute dit toute cette

preuve est conditionneacutee par la preacuteceacutedente Mais si

lrsquoon examine de plus pregraves et seacuterieusement cette

physico-theacuteologie et qursquoensuite on lrsquoeacuteprouve a la

lumiegravere de ma philosophie elle se reacutevegravele comme la

reacutealisation drsquoune fausse vue de la nature qui

rabaisse le pheacutenomegravene immeacutediat de la volonteacute ou

objectivation agrave un pheacutenomegravene meacutediat crsquoest-agrave-dire

que au lieu de reconnaicirctre dans les ecirctres naturels

lrsquoaction originelle primordialement puissante

chaque diviniteacute gouverner son propre domaine et il ne leur vint jamais agrave lideacutee drsquoaffirmer que lrsquoune dentre elles avait creacuteeacute le monde et les forces de la nature

175 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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deacutepourvue de connaissance et par conseacutequent

infailliblement sucircre de la volonteacute elle lexplique

comme une chose simplement secondaire qui srsquoest

deacuteveloppeacutee agrave la lumiegravere de lexpeacuterience et

conformeacutement aux motifs elle conccediloit donc ce qui

est pousseacute du dedans comme quelque chose de

charpenteacute modeleacute et mouleacute du dehors Car si la

volonteacute comme la chose en soi qui nrsquoest nullement

repreacutesentation passe dans lrsquoacte de son

objectivation de sa spontaneacuteiteacute dans la

repreacutesentation et que lrsquoon preacutesuppose que ce qui se

deacuteploie dans celle-ci est quelque chose dameneacute

dans le monde de la repreacutesentation crsquoest agrave-dire par

suite de la connaissance cela nrsquoapparait

certainement possible que par le moyen dune

connaissance incommensurablement parfaite qui

envisage drsquoun seul coup dœil tous les objets et leur

enchaicircnement mdash Comme une œuvre de la sagesse

suprecircme Je renvoie sur ce point agrave mon livre De La

volonteacute dans la nature rubrique laquo Anatomie

compareacutee raquo et agrave mon œuvre principale (t II chap

XXVI au commencement)

La seconde preuve theacuteologique lrsquoontologie prend

pour fil conducteur comme il a eacuteteacute dit non la loi de

causaliteacute mais le principe de la raison suffisante de

la connaissance ce qui rend logique la neacutecessiteacute de

176 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

lrsquoexistence de Dieu Il srsquoagit ici de deacuteduire lrsquoexistence

de Dieu de sa notion par un jugement purement

analytique de sorte qursquoon ne puisse faire de cette

notion le sujet drsquoune proposition lui refusant

lrsquoexistence ce qui contredirait le sujet de la

proposition Ceci est logiquement correct mais

aussi tregraves naturel et un tour de prestidigitateur

facile agrave percer Apregraves avoir introduit agrave lrsquoaide de la

notion laquo perfection raquo ou laquo reacutealiteacute raquo employeacutee

comme terminus medicus lrsquoattribut de lexistence

dans le sujet on ne peut manquer de lrsquoy retrouver

par la suite en lexposant par un jugement

analytique Mais ceci ne justifie en rien

lrsquoeacutetablissement de la notion entiegravere Au contraire

elle a eacuteteacute ou conccedilue arbitrairement ou introduite

par la preuve cosmologique qui ramegravene tout agrave la

neacutecessiteacute physique Christian Wolf semble bien

avoir compris ceci car il fait seulement usage dans

sa Meacutetaphysique de lrsquoargument cosmologique ce

quil note lui-mecircme expresseacutement La preuve

ontologique a eacuteteacute exactement eacutetudieacutee et appreacutecieacutee

par moi dans ma Quadruple racine du principe de

la raison suffisante 2e eacutedit sect 7 agrave laquelle je

renvoie

Les deux preuves theacuteologiques sappuient

mutuellement mais ne peuvent pour cette raison

177 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

mecircme tenir ni lune ni lautre La preuve

cosmologique a lrsquoavantage de rendre compte de la

maniegravere dont elle est parvenue agrave la notion drsquoun

Dieu et par son adjointe la preuve physico-

theacuteologique rend ce Dieu plausible La preuve

ontologique par contre ne peut pas prouver

comment elle est parvenue agrave sa notion du plus reacuteel

des ecirctres allegravegue en conseacutequence ou qursquoil est inneacute

ou bien elle lrsquoemprunte agrave la preuve cosmologique et

cherche ensuite agrave le maintenir par la deacutefinition

eacuteleveacutee et sonore drsquoecirctre qursquoon ne peut srsquoimaginer

autrement qursquoexistant dont lrsquoexistence git deacutejagrave dans

sa notion etc

En attendant nous ne refuserons pas agrave lrsquoinvention

de la preuve ontologique le meacuterite de la subtiliteacute si

nous consideacuterons ce qui suit Pour expliquer une

existence donneacutee nous indiquons sa cause par

rapport agrave laquelle cette existence apparaicirct alors

comme neacutecessaire et ceci lui sert drsquoexplication

Seulement cette voie conduit comme nous lrsquoavons

suffisamment montre un regressus in infinitum et

ne peut en conseacutequence jamais atteindre le point

final quelconque qui fournirait une base

fondamentale drsquoexplication Il en serait autrement

si lrsquoexistence drsquoun ecirctre pouvait se deacuteduire reacuteellement

de son essence crsquoest-agrave-dire de sa pure notion ou de

sa deacutefinition Car elle serait reconnue une chose

178 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

neacutecessaire mdash ce qui signifie simplement ici comme

partout laquo une chose reacutesultant de sa cause raquo mdash sans

ecirctre pour cela lieacutee agrave rien drsquoautre qursquoagrave sa propre

notion en drsquoautres termes sans que sa neacutecessiteacute

soit simplement passagegravere et momentaneacutee de

nouveau conditionneacutee elle-mecircme et menant agrave des

seacuteries infinie comme crsquoest toujours le cas avec la

neacutecessiteacute causale La base pure de la connaissance

se serait alors transformeacutee en une base reacuteelle crsquoest-

agrave-dire en une cause et se precircterait excellemment

alors agrave fournir le point final et fixe drsquoattache pour

toutes les seacuteries causales on obtiendrait en ce cas

ce que lrsquoon cherche

Mais nous lrsquoavons vu plus haut tout est illusoire et

Aristote semble vraiment avoir voulu eacuteviter une telle

sophistication lorsqursquoil dit laquo lrsquoexistence

nrsquoappartient agrave lrsquoessence drsquoaucune chose raquo (Analylica

posteriora II 7) Sans ecirctre arrecircteacute par cela

Descartes suivant Anselme de Cantorbeacutery qui avait

ouvert la voie agrave un courant drsquoideacutee semblable posa la

notion de Dieu comme de celles remplissant les

exigences mais Spinoza posa celle du monde

comme la seule substance existante qui pucirct ecirctre

cause de soi crsquoest-agrave-dire qui existe par et agrave travers

lui-mecircme est conccedilu de lui-mecircme et ne requiert

rien drsquoautre pour exister il confegravere de la sorte agrave ce

179 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

monde ainsi eacutetabli honoris causa le titre Dieu

pour satisfaire chacun Crsquoest toujours le mecircme laquo

tour de passe-passe raquo qui srsquoefforce de nous faire

prendre le logiquement neacutecessaire pour le

reacuteellement neacutecessaire et qui agrave cocircteacute drsquoautres

deacutesillusions analogues finit par inciter Locke agrave ses

grandes recherches sur lrsquoorigine des notions qui

posegraverent la base de la philosophie critique Ma

Quadruple racine (2e eacutedit sectsect 7 et 8) renferme un

exposeacute explicite du proceacutedeacute de ces deux

dogmatistes

Apregraves que Kant eut porteacute par sa critique de la

theacuteologie speacuteculative le coup de mort agrave celle-ci il

dut chercher agrave adoucir lrsquoimpression produite en y

appliquant un calmant Crsquoest de la mecircme faccedilon que

proceacuteda Hume qui dans le dernier de ses

Dialogues on Natural Religion aussi remarquables

qursquoirreacutefutables nous reacutevegravele que le tout nrsquoagrave eacuteteacute de sa

part qursquoune plaisanterie un simple exercitium

logicum De la mecircme faccedilon Kant nous donna

comme succeacutedaneacute des preuves de lexistence de

Dieu son postulat de la raison pratique et la

theacuteologie morale en deacutecoulant qui sans droit agrave la

validiteacute objective pour le savoir ou la raison

theacuteorique aurait une validiteacute complegravete agrave lrsquoeacutegard de

la conduite ou de la raison pratique et ainsi fut

180 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

fondeacutee une foi sans connaissance afin qursquoagrave tout

eacuteveacutenement les gens eussent quelque chose en main

Son exposeacute bien compris ne dit rien autre chose

sinon que lrsquohypothegravese drsquoun Dieu juste

reacutecompensant et punissant apregraves la mort est un

scheacutema reacutegulateur utilisable et suffisant pour

lrsquoexplication de la seacuterieuse importance eacutethique de

notre conduite comme aussi de la direction de

celle-ci Crsquoest donc a quelque sorte une alleacutegorie de

la veacuteriteacute de sorte que sous ce rapport qui seul a

une importance finale cette hypothegravese pourrait

prendre la place de la veacuteriteacute mecircme non justifieacutee

theacuteoriquement ou objectivement Un scheacutema

analogue de tendance similaire mais renfermant

infiniment plus de veacuteriteacute et de plausibiliteacute par

conseacutequent drsquoune valeur directe est le dogme du

brahmanisme sur la meacutetempsycose qui reacutecompense

et punit et dapregraves lequel nous devons renaicirctre un

jour sous la forme de chaque ecirctre auquel nous avons

fait tort pour subir agrave notre tour le mecircme traitement

Il faut donc prendre la theacuteologie morale de Kant

dans le sens indiqueacute en tenant compte en mecircme

temps que lui-mecircme ne pouvait pas srsquoexprimer aussi

ouvertement que nous le faisons ici sur lrsquoeacutetat reacuteel

des choses et quen eacutedifiant le monstre drsquoune

doctrine theacuteorique nrsquoayant qursquoune validiteacute pratique

il comptait sur le granum salis des gens plus aviseacutes

181 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Les eacutecrivains theacuteologiques et philosophiques de

notre eacutepoque eacutetrangegravere agrave la doctrine de Kant ont

presque tous chercheacute agrave faire passer sa theacuteologie

morale pour un theacuteisme dogmatique reacuteel une

nouvelle preuve de lrsquoexistence de Dieu Mais elle

nest absolument rien de tout cela Elle nrsquoest valable

que dans le domaine de la morale uniquement pour

celle-ci et srsquoarrecircte net lagrave

Les professeurs de philosophie eux-mecircmes ne

furent pas longtemps satisfaits quoique mis dans

un grand embarras par la critique de la theacuteologie

speacuteculative de Kant Ils avaient reconnu depuis

beaux jours qursquoelle leur venait tout speacutecialement en

aide pour exposer lexistence et les proprieacuteteacutes de

Dieu et faire de celui-ci lrsquoobjet principal de leur

philosophisme en conseacutequence si lrsquoEacutecriture

enseigne que Dieu nourrit les corbeaux dans les

champs il me faut ajouter et les professeurs de

philosophie dans leur chaire Aujourdhui encore

mecircme ils assurent effronteacutement que lrsquoAbsolu (titre agrave

la mode du bon Dieu) et le rapport de celui-ci avec

le monde sont le thegraveme propre de la philosophie et

ils sont occupeacutes aujourdrsquohui comme jadis agrave le

deacutefinir agrave le deacutepeindre agrave le fantasmagoriser en

deacutetail Car les gouvernements qui deacutepensent de

lrsquoargent pour une philosophie de cet acabit

182 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

voudraient aussi voir sortir des salles de cours de

bons chreacutetiens et des paroissiens zeacuteleacutes Quelle

peacutenible impression ces messieurs de la philosophie

lucrative nrsquoont-ils donc pas ducirc eacuteprouver lorsque

Kant leur gacircta agrave ce point leur concept par la preuve

que toutes les deacutemonstrations de la theacuteologie

speacuteculative sont insoutenables et que toutes les

connaissances concernant leur thegraveme de

preacutedilection sont absolument inaccessibles agrave notre

intellect Ils avaient essayeacute de se tirer drsquoaffaire au

deacutebut par leur meacutethode bien connue lrsquoignorance

puis par la contestation mais cela ne tint pas bon

longtemps Ils se reacutefugiegraverent ensuite dans

lrsquoaffirmation que si lrsquoexistence de Dieu nrsquoeacutetait

susceptible drsquoaucune preuve elle nrsquoen avait pas non

plus besoin Car il sautait aux yeux que si crsquoeacutetait la

chose la mieux eacutetablie du monde nous ne pourrions

en douter nous aurions une laquo conscience de Dieu raquo

notre conscience serait lrsquoorgane des connaissances

immeacutediates des choses supra-terrestres notre

instruction sur celles-ci serait directement perccedilue

par elle et crsquoest pour cette raison qursquoelle se

nommerait Raison (Je prie amicalement le lecteur

de se reacutefeacuterer agrave ce point agrave mon Principe de la raison

suffisante 2deg eacutedit sect 34 agrave mes Problegravemes

fondamentaux de leacutethique pp 148-154 et enfin agrave

183 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

ma Critique de la philosophie de Kant pp 584-585

3e eacutedit pp 617-618)

Quant agrave la genegravese de cette conscience de Dieu nous

avons reccedilu reacutecemment agrave ce sujet une curieuse

illustration plastique une eau-forte qui nous

montre une megravere dressant agrave la priegravere son enfant de

trois ans agenouilleacute sur son lit les mains eacutetendues

un fait certainement freacutequent qui constitue la

genegravese de la conscience de Dieu car on ne peut

douter qursquoapregraves que degraves lacircge le plus tendre un

cerveau a eacuteteacute ainsi mouleacute dans sa premiegravere

croissance la conscience de Dieu est ancreacutee aussi

profondeacutement en lui que si elle y eacutetait veacuteritablement

inneacutee23

A en croire daucuns la raison ne fournit que de

purs pressentiments Drsquoautres par contre ont eu

mecircme des intuitions intellectuelles Drsquoautres encore

ont imagineacute le penser absolu crsquoest-agrave-dire un penser

nrsquoexigeant pas des hommes qursquoils regardent les

choses autour deux mais qui deacutecide dans

23 Un fait de ce genre quel que soit lobjet auquel on lapplique doit toujours ecirctre consideacutereacute comme linoculation dune ideacutee fixe quelle quelle soit aussi et fucirct-elle des plus folles Elle subsistera aussi longtemps que le fait et le fera passer pour inneacute pour une reacuteveacutelation directe et Dieu sait encore quoi

184 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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lrsquoomnisagesse divine comment elles sont une fois

pour toutes Crsquoest incontestablement la plus

commode de toutes ces inventions-lagrave Mais toutes se

sont accrocheacutees au mot laquo absolu raquo qui nest autre

chose que la preuve cosmologique in nuce ou plutocirct

si fortement comprimeacutee que devenue

microscopique elle se deacuterobe aux yeux se glisse

sans ecirctre reconnue puis passe pour une chose allant

de soi car sous sa vraie forme elle nrsquoose plus se

montrer depuis lrsquoexamen rigorosum de Kant

comme je lai deacutejagrave exposeacute plus longuement dans le

Principe de la raison suffisante 2e eacutedit pp 36 et

suiv et dans ma Critique de la philosophie de Kant

p 544 Quel finaud a eu le premier lrsquoideacutee voilagrave une

cinquantaine drsquoanneacutees drsquointroduire en contrebande

sous cet unique mot absolu la preuve cosmologique

exploseacutee et proscrite je ne me le rappelle plus mais

le truc eacutetait exactement agrave la porteacute des capaciteacutes du

public car jusqursquoau jour actuel lrsquoabsolu circule

comme une monnaie courante

Bref en deacutepit de la Critique de la raison et de ses

preuves les professeurs de philosophie nrsquoont jamais

manqueacute de nouvelles authentiques sur lrsquoexistence de

Dieu et ses relations avec le monde et crsquoest agrave

commenter ces nouvelles que consiste tout

particuliegraverement selon eux la philosophie Mais

185 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

suivant le proverbe laquo monnaie de cuivre

marchandise de cuivre raquo ce Dieu qui nrsquoa pas besoin

dexplication est aussi chez eux du mecircme acabit il

nrsquoa ni mains ni pieds et pour cette raison ils le

tiennent cacheacute derriegravere une montagne ou plutocirct un

eacutedifice bruyant de mots de sorte qursquoon le voit agrave

peine faire un signe Que ne peut-on les forcer agrave

deacuteclarer nettement ce qursquoil faut entendre par le mot

laquo Dieu raquo Alors nous verrions si ce dernier se

comprend de lui-mecircme Pas mecircme une natura

naturans dans laquelle leur Dieu menace souvent

de passer ne se comprend drsquoelle-mecircme puisque

nous voyons Leucippe Deacutemocrite Eacutepicure et

Lucregravece construire le monde sans elle et ces

hommes avec toutes leurs erreurs valaient

pourtant mieux qursquoune leacutegion de girouettes dont la

philosophie commerciale tourne avec le vent Mais

une natura naturans serait encore loin drsquoecirctre Dieu

Sa notion implique simplement lrsquoideacutee que derriegravere

les pheacutenomegravenes si passagers et si rapidement

variables de la natura naturata doit se cacher une

force impeacuterissable et infatigable gracircce agrave laquelle

ceux-lagrave se renouvellent sans cesse tandis qursquoelle-

mecircme nrsquoest pas atteinte par leur destruction De

mecircme que la natura

186 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

naturata est lrsquoobjet de la physique la natura

naturans est lrsquoobjet de la meacutetaphysique Celle-ci

nous montre finalement que nous appartenions

nous-mecircmes agrave la nature et que nous posseacutedons

conseacutequemment en nous aussi bien de la natura

naturata que de la natura naturans le speacutecimen

non seulement le plus proche et le plus clair mais le

seul accessible du dedans Comme ensuite une

seacuterieuse et exacte reacuteflexion sur nous-mecircmes nous

fait voir dans la volonteacute le noyau de notre ecirctre nous

avons lagrave une reacuteveacutelation directe de la natura

naturans que nous sommes autoriseacutes agrave transmettre

agrave tous les autres ecirctres qui ne nous sont connus que

par un cocircteacute Nous arrivons ainsi agrave cette grande

veacuteriteacute que la natura naturans ou la volonteacute en soi

est la volonteacute dans notre cœur tandis que la natura

naturata ou le pheacutenomegravene est la repreacutesentation

dans notre cerveau Ce reacutesultat mis agrave part il est de

toute eacutevidence que la pure distinction drsquoune natura

naturans et naturata est encore loin decirctre le

theacuteisme et mecircme le pantheacuteisme Ce dernier en effet

mdash sil nest pas une simple maniegravere de dire mdash exige

lrsquoadjonction de certaines qualiteacutes morales qui font

manifestement deacutefaut au monde bonteacute sagesse

feacuteliciteacute etc

187 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Au reste le pantheacuteisme est une notion qui se

supprime elle-mecircme car la notion drsquoun Dieu

preacutesuppose comme corollaire essentiel un monde

diffeacuterent de lui Si drsquoautre part le monde lui-mecircme

doit prendre son rocircle il reste un monde absolu sans

Dieu et alors le pantheacuteisme nrsquoest qursquoun

eupheacutemisme aux lieu et place drsquoatheacuteisme

Mais cette derniegravere expression contient agrave son tour

une subreption en ce qursquoelle admet par avance que

le theacuteisme se comprend de lui-mecircme ce qui lui fait

eacuteviter habilement le affirmanti incumbit probatio

tandis que crsquoest plutocirct le soi-disant atheacuteisme qui a le

jus primi occupantis et doit en conseacutequence ceacuteder

le champ au theacuteisme Je me permets ici de

remarquer que les hommes viennent au monde

incirconcis par conseacutequent non juifs Mais mecircme

lrsquoadmission drsquoune cause diffeacuterente du monde nrsquoest

pas encore le theacuteisme Celui-ci exige non seulement

une cause intelligente qui reconnaicirct et veut crsquoest-agrave-

dire personnelle et bref individuelle crsquoest

seulement une seule cause que le mot laquo Dieu raquo

deacutesigne

Un Dieu impersonnel nrsquoest pas un Dieu mais

simplement un mot mal employeacute une fausse notion

une contradictio in adjecto [contradiction dans les

188 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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termes] un schibboleth agrave lrsquousage des professeurs de

philosophie qui apregraves avoir ducirc renoncer agrave la chose

sefforcent de ruser avec le mot La personnaliteacute

dautre part crsquoest-agrave-dire lrsquoindividualiteacute auto-

consciente qui drsquoabord connaicirct puis veut

conformeacutement agrave ce qursquoelle connaicirct est un

pheacutenomegravene qui ne nous touche que par la nature

animale preacutesente sur notre petite planegravete et est si

intimement lieacute agrave celle-ci qursquoil ne nous est pas plus

permis que possible de nous lrsquoimaginer seacutepareacute et

indeacutependant drsquoelle Admettre maintenant un ecirctre de

cette espegravece comme lrsquoorigine de la nature et mecircme

de toute existence crsquoest une ideacutee colossale et des

plus audacieuses qui nous eacutetonnerait si nous

lrsquoentendions exprimer pour la premiegravere fois et si

elle nrsquoeacutetait pas devenue pour nous par lrsquoempreinte

de la toute premiegravere eacuteducation et par la reacutepeacutetition

constante familiegravere et comme une seconde nature

je dirais une ideacutee fixe Le fait suivant je le note en

passant agrave ce sujet mrsquoa confirmeacute mieux que tout le

reste lrsquoauthenticiteacute de Kaspar Hauser24 la theacuteologie

24 Lrsquoenfant mysteacuterieux dont les aventures eacutetranges soulevegraverent au plus haut degreacute agrave partir de 1828 la curiositeacute et leacutemotion de Allemagne et de lEurope tout entiegravere et qui mourut tragiquement agrave Anspach le 14 deacutecembre 1833 agrave vingt et un ans assassineacute preacutetendent les uns de sa propre main affirment les autres sans quon ait encore apporteacute une preuve deacutefinitive

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naturelle qursquoon lui exposait ne parvint pas agrave

lrsquoeacuteclairer aussi complegravetement qursquoon lrsquoavait attendu

ajoutez agrave cela que drsquoapregraves la lettre du comte

Stanhope au maicirctre drsquoeacutecole Meyer il teacutemoignait

drsquoun respect extraordinaire pour le soleil Mais

enseigner en philosophie que cette ideacutee

theacuteologique se comprend drsquoelle-mecircme et que la

raison serait simplement lrsquoaptitude agrave la saisir

directement et agrave la reconnaicirctre comme vraie crsquoest lagrave

un proceacutedeacute honteux Non seulement la philosophie

nrsquoa pas le droit drsquoaccepter une telle ideacutee sans la

preuve la plus valable mais elle nrsquoest pas mecircme

essentielle agrave la religion Ceci est attesteacute par le culte

qui compte le plus grand nombre drsquoadheacuterents sur la

a lrsquoeacutegard de lrsquoune de ces deux assertions Le comte Fleury qui a eacutecrit une eacutetude deacutetailleacutee sur Kaspar Hauser (voir les Drames de lrsquohistoire 1905 pp 183-324) et qui croit agrave lassassinat reacutesume ainsi la destineacutee du jeune homme Hauser changeacute contre un autre enfant donneacute pour mort eacutetait lrsquoheacuteritier leacutegitime de Bade le fils aicircneacute du grand-duc Charles et de la grande duchesse Steacutephanie niegravece de limpeacuteratrice Joseacutephine Pour faire place aux heacuteritiers de la comtesse Hochberg dame dhonneur que le grand-duc Charles avait eacutepouseacute morganatiquement apregraves la mort de sa femme il fut eacuteloigneacute du palais eacuteleveacute dans une sorte de caverne soumis agrave un systegraveme dabecirctissement etc Mais si les uns sont persuadeacutes de la reacutealiteacute de cette histoire les autres regardent Hauser comme un aventurier et un imposteur Les peacuteripeacuteties de sa courte existence ont donneacute lieu agrave toute une laquo litteacuterature raquo mais il est probable que lrsquoeacutenigme ne sera jamais reacutesolue (Le trad)

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terre actuellement 370 millions et qui renferme

aussi le plus grand nombre de precirctres le

bouddhisme cette doctrine antique si hautement

morale et mecircme asceacutetique loin drsquoadmettre une telle

ideacutee il la stigmatise et est atheacutee ex professo selon

notre expression25

25 laquo Le zaradobura le grand-precirctre des bouddhistes en Ava dans un traiteacute sur sa religion quil donna agrave un eacutevecircque catholique range parmi les six heacutereacutesies condamnables la doctrine drsquoapregraves laquelle existe un ecirctre qui a creacuteeacute le monde et toute chose dans le monde et qui meacuterite seul decirctre adoreacute raquo (Francis Buchanan On the Religion of the Burmas dans les Asiatic Researches t VI p 268) Il convient aussi de rapporter ce fait mentionneacute dans le mecircme recueil t XV p 148 les bouddhistes ne fleacutechissent la tecircte devant aucune idole alleacuteguant pour raison que lrsquoEcirctre primordial peacutenegravetre toute la nature et par conseacutequent aussi leur tecircte De mecircme le savant orientaliste et acadeacutemicien de Saint-Peacutetersbourg J-J Schmidt dit dans ses Recherches sur lhistoire de lrsquoancienne civilisation de lrsquoAsie centrale (Saint-Peacutetersbourg 1824 p 180) laquo Le systegraveme du bouddhisme ne connaicirct pas drsquoecirctre divin eacuteternel increacuteeacute unique qui existait avant tous les temps et a creacuteeacute tout ce qui est visible et invisible Cette ideacutee lui est tout agrave fait eacutetrangegravere et lon nrsquoen trouve pas la moindre trace dans les livres bouddhistes Il nrsquoy a pas davantage de creacuteation etc raquo Que devient maintenant la laquo conscience de Dieu raquo des professeurs de philosophie obseacutedeacutes par Kant et par la veacuteriteacute Comment la concilier avec ce fait que le langage des Chinois qui constituent environ les deux cinquiegravemes de lhumaniteacute entiegravere nrsquoa aucune expression pour laquo Dieu raquo et laquo creacuteation raquo Aussi ne peut-on traduire en chinois le premier verset mecircme

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Conformeacutement agrave ceci lanthropomorphisme est une

proprieacuteteacute absolument essentielle au theacuteisme mais il

ne consiste pas uniquement dans la forme humaine

ni dans les effets et les passions des hommes il

consiste dans le pheacutenomegravene fondamental mecircme

celui dune volonteacute doueacutee drsquoun intellect pour se

diriger pheacutenomegravene qui nous est connu nous

lrsquoavons dit par la nature animale de la faccedilon la plus

parfaite par la nature humaine qui se laisse

seulement penser comme individualiteacute et si celle-ci

est raisonnable se nomme personnaliteacute Cest ce

que confirme cette expression laquo aussi vrai que

Dieu vit raquo Il est en reacutealiteacute un ecirctre vivant qui veut

avec connaissance A ce Dieu il faut neacutecessairement

un ciel ougrave il trocircne et gouverne Bien plus pour cette

raison qursquoen vertu du passage du livre de Josueacute le

systegraveme de Copernic provoqua aussitocirct la fureur de

lrsquoEacuteglise et nous voyons cent ans plus tard en

conformiteacute de ceci Giordano Bruno combattre agrave la

fois ce systegraveme et le pantheacuteisme Les tentatives en

vue de purifier le theacuteisme de lrsquoanthropomorphisme

tout en simaginant ne toucher quagrave lrsquoenveloppe

du Pentateuque agrave la grande perplexiteacute des missionnaires au secours desquels sir George Staunton a essayeacute de venir avec son livre An Inquiry into the proper Mode of rendering the word God in traslating the Sacred Scriptures into the chinese language (Londres 1848)

192 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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peacutenegravetrent directement jusqursquoagrave son essence la plus

intime En srsquoefforccedilant de saisir son objet

abstraitement elles le subliment en une forme

nuageuse indistincte dont les contours disparaissent

peu agrave peu dans leffort pour eacuteviter la figure humaine

de sorte que toute lrsquoideacutee enfantine finit par

srsquoeacutevaporer elle-mecircme dans le neacuteant Mais on peut

reprocher en outre aux theacuteologiens rationalistes

auxquels des tentatives de ce genre sont familiegraveres

de contredire directement la Sainte Eacutecriture qui dit

laquo Dieu creacutea lrsquohomme agrave son image agrave lrsquoimage de

Dieu il le creacutea raquo Donc au diable le jargon des

professeurs de philosophie Il nrsquoy a pas drsquoautre Dieu

que Dieu et lrsquoAncien Testament est sa reacuteveacutelation mdash

surtout dans le livre de Josueacute26

On pourrait drsquoailleurs dans un certain sens

nommer avec Kant le theacuteisme un postulat pratique

mais dans un sens tout diffeacuterent du sien Le theacuteisme

est en reacutealiteacute le produit non de la connaissance

mais de la volonteacute Si originellement il eacutetait

theacuteorique comment toutes ses preuves pourraient-

elles alors ecirctre si insoutenables Mais il naicirct de la

26 Les philosophes et les theacuteologiens ont deacutepouilleacute dune de ses enveloppes lune apregraves lautre le Dieu qui eacutetait primitivement Jeacutehovah tant quagrave la fin le nom seul est resteacute

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volonteacute de la faccedilon suivante le besoin continuel qui

tantocirct angoisse peacuteniblement le cœur (volonteacute) de

lrsquohomme tantocirct lrsquoeacutemeut violemment et le maintient

constamment dans un eacutetat de crainte et drsquoespeacuterance

tandis que les choses lesquelles il espegravere et craint ne

sont pas en son pouvoir la connexion des chaicircnes

causales qui les produit nrsquoeacutetant accessible agrave son

intelligence qursquoagrave une courte distance mdash ce besoin

cette crainte et cet espoir consolants lrsquoamegravenent a

hypostasier les ecirctres personnels dont toute choses

deacutepend

On preacutesuppose que ceux-ci comme les autres

personnes sont accessibles agrave la priegravere et agrave la

flatterie aux hommages et aux preacutesents crsquoest-agrave-dire

seront plus traitables que la neacutecessiteacute de fer les

impitoyables et insensibles forces de la nature et les

mysteacuterieuses puissances de lrsquoordre cosmique Si au

commencement comme il est naturel et comme les

anciens lrsquoont tregraves logiquement eacutetabli ces dieux

eacutetaient nombreux suivant la diversiteacute des

circonstances ils furent plus tard vu le besoin de

mettre de la suite de lrsquoordre et de lrsquouniteacute dans la

connaissance soumis agrave un seul ou mecircme reacuteduits agrave

un dieu unique qui agrave la veacuteriteacute comme Goethe me le

faisait remarquer un jour est tregraves antidramatique

puisque avec une seule personne il nrsquoy a rien agrave

194 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

faire Lrsquoessentiel cependant est limpulsion de

lrsquohomme angoisseacute agrave se jeter agrave genoux et agrave implorer

du secours dans sa grande deacutetresse freacutequente et

lamentable et aussi dans son aspiration agrave lrsquoeacuteternelle

feacuteliciteacute Lrsquohomme compte plutocirct sur la gracircce du

dehors que sur son propre meacuterite crsquoest lagrave un des

principaux supports du theacuteisme Pour que son cœur

(volonteacute) ait donc le soulagement de la priegravere et la

consolation de lrsquoespoir son intellect doit bien creacuteer

un Dieu mais au rebours ce nrsquoest pas parce que

son intellect a conclu logiquement agrave un Dieu qursquoil

prie Laissez-le sans deacutetresse sans deacutesirs ni besoins

Faites de lui un ecirctre simplement intellectuel sans

volonteacute alors un Dieu lui est inutile et il nrsquoen creacutee

pas Le cœur crsquoest-agrave-dire la volonteacute eacuteprouve le

besoin dans son deacutesespoir drsquoimplorer une aide

toute-puissante par suite surnaturelle et comme il

faut prier ainsi on hypostase un Dieu mais le

contraire nrsquoa pas lieu

Voilagrave pourquoi la partie theacuteorique de la theacuteologie de

tous les peuples est tregraves diffeacuterente quant au nombre

des dieux et agrave leur caractegravere mais qursquoils puissent

venir en aide et qursquoils le fassent lorsqursquoon les sert et

les adore crsquoest un point qui leur est commun agrave tous

parce que crsquoest un point capital Crsquoest en mecircme

temps la marque de naissance agrave laquelle on

195 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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reconnaicirct lrsquoorigine de toute mythologie crsquoest-agrave-dire

qursquoelle est neacutee de la volonteacute du cœur et non du

cerveau ou de la connaissance comme on le

preacutetend La veacuteritable raison pour laquelle

Constantin le Grand et aussi Clovis le roi des francs

changegraverent de religion crsquoest qursquoils espeacuteraient de leur

nouveau Dieu un meilleur appui dans la guerre Il y

a un petit nombre de races qui preacutefeacuterant en quelque

sorte le ton mineur au ton majeur possegravedent a la

place de dieux des esprits malins quils cherchent agrave

apaiser par des sacrifices et des priegraveres Au fond le

reacutesultat noffre pas grande diffeacuterence Les habitants

primitifs de la peacuteninsule de lrsquoInde et de Ceylan

avant lrsquointroduction du brahmanisme et du

bouddhisme semblent avoir eacuteteacute des races de ce

genre et leurs descendants dit-on ont encore en

partie une semblable religion cacodeacutemonologique

il en est drsquoailleurs de mecircme de maintes tribus

sauvages A cette source remonte aussi le

cappuisme qui est meacutelangeacute avec le bouddhisme

cingalais Les adorateurs du deacutemon en

Meacutesopotamie visiteacutes par Layard appartiennent

eacutegalement agrave cette cateacutegorie Cette origine veacuteritable

de tout theacuteisme telle que nous venons de lrsquoexposer

a pour corollaire exact lrsquoimpulsion naturelle

qursquoeacuteprouve lrsquohomme agrave sacrifier agrave ses dieux pour

acheter leur faveur ou srsquoils lrsquoont deacutejagrave teacutemoigneacutee

196 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

assurer la dureacutee de celle-ci et deacutetourner de lui les

maux (Voir Sanchoniathon Fragmenta eacutedit

Orelli Leipzig 1826 p 42) Tel est le sens de

chaque sacrifice et par lagrave lrsquoorigine et le support de

lrsquoexistence de tous les dieux de sorte que lrsquoon peut

dire avec veacuteriteacute que les dieux vivent de sacrifices

Oui crsquoest parce que lrsquoimpulsion agrave invoquer et agrave

acheter lrsquoassistance decirctres surnaturels quoique fille

de la deacutetresse et de la limitation intellectuelle est

naturelle agrave lrsquohomme et qursquoil lui faut la satisfaire que

celui-ci se creacutee des dieux De lagrave lrsquouniversaliteacute du

sacrifice dans tous les acircges et chez les peuples les

plus divers et lrsquoidentiteacute de la chose en deacutepit de la

plus grande diffeacuterence de circonstances et de

deacuteveloppement intellectuel Ainsi Heacuterodote raconte

par exemple qursquoun vaisseau de Samos ayant

reacutealiseacute par la vente excessivement avantageuse de

son chargement agrave Tartessos un gain sans preacuteceacutedent

ces Samiens en envoyegraverent la dixiegraveme partie six

talents dans un grand vase drsquoairain drsquoun travail tregraves

artistique au temple de la deacuteesse Heacutereacutes Et comme

pendant agrave ces Grecs nous voyons de nos jours le

miseacuterable Lapon possesseur de rennes au corps

ratatineacute jusqursquoagrave la taille drsquoun nain cacher lrsquoargent

qursquoil a eacutepargneacute en diffeacuterents endroits secrets des

rochers et des ravins qursquoil ne laisse connaicirctre agrave

personne drsquoautre qursquoagrave son heacuteritier agrave lrsquoheure de la

197 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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mort sauf un endroit qursquoil cache aussi agrave celui-ci

parce qursquoil y a dissimuleacute le treacutesor reacuteserveacute en sacrifice

au genius loci au dieu protecteur de son domaine

(Albrecht Pancritius Haumlgringar Voyage en Suegravede

Laponie Norvegravege et Danemark en lrsquoanneacutee 1850

Kœnigsberg 1852 p 162)

Crsquoest ainsi que la croyance en Dieu a sa racine dans

lrsquoeacutegoiumlsme Le christianisme seul a vu disparaicirctre le

sacrifice proprement dit bien que celui-ci existe

toujours sous la forme de messes pour les acircmes des

morts de construction drsquoeacuteglises de cloicirctres et de

chapelles Pour le reste et surtout chez les

protestants le sacrifice est remplaceacute par la louange

et les remerciements qui sont pousseacutes jusqursquoau

superlatif le plus extrecircme mecircme en des occasions

qui pour lrsquohomme impartial semblent mal srsquoy

precircter crsquoest drsquoailleurs un proceacutedeacute analogue agrave celui

de lEacutetat qui au lieu de reacutecompenser toujours le

meacuterite par des preacutesents se borne souvent a lui

deacutecerner de purs teacutemoignages honorifiques et

maintient ainsi son influence Ce que le grand David

Hume dit agrave ce sujet meacuterite drsquoecirctre rappeleacute laquo Si ce

Dieu en conseacutequence est consideacutereacute comme leur

patron particulier ou comme le souverain geacuteneacuteral

des cieux ses partisans srsquoefforceront par tous les

moyens de srsquoinsinuer dans sa faveur et en

198 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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supposant qursquoil se plait comme eux agrave la louange et

agrave la flatterie il nest eacuteloge ni exageacuteration qursquoils lui

eacutepargneront en srsquoadressant agrave lui En proportion de

laccroissement des craintes ou des misegraveres des

hommes ils inventent toujours de nouveaux modes

drsquoadulation et mecircme celui qui surpasse ses

preacutedeacutecesseurs en enflant les titres de sa diviniteacute est

sucircr decirctre surpasseacute par ses successeurs en eacutepithegravetes

louangeuses plus nouvelles et plus pompeuse Crsquoest

ainsi qursquoils procegravedent jusqursquoagrave ce quils finissent par

arriver agrave lrsquoinfiniteacute elle mecircme au delagrave de laquelle il

nrsquoy a plus rien raquo (Essays and Treatises on several

Subjects Londres 1777 t II p 429) Et plus loin

laquo Il paraicirct certain que quoique les notions

primordiales du vulgaire repreacutesentent la diviniteacute

comme une chose limiteacutee et la considegraverent

seulement comme la cause particuliegravere de la santeacute

ou de la maladie de la richesse ou de la pauvreteacute de

la prospeacuteriteacute ou du malheur cependant quand on

lui impose des ideacutees plus magnifiques il estime

dangereux dy refuser son assentiment Voulez-vous

dire que votre deacuteiteacute est finie et limiteacutee dans ses

perfections Qursquoelle peut ecirctre vaincue par une force

supeacuterieure Qursquoelle est sujette aux passions aux

douleurs et aux infirmiteacutes humaines Quelle a un

commencement et peut avoir une fin Ils nrsquoosent

pas lrsquoaffirmer mais regardant comme plus sucircr de

199 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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plier aux plus hauts eacuteloges ils srsquoefforcent par un

ravissement et une deacutevotion affecteacutes de se concilier

sa faveur Comme confirmation de ceci nous

pouvons observer que lrsquoassentiment du vulgaire est

dans ce cas purement verbal et qursquoils sont

incapables de concevoir ces qualiteacutes sublimes qursquoils

attribuent en apparence agrave la deacuteiteacute Lrsquoideacutee reacuteelle

qursquoils srsquoen font nonobstant leur pompeux langage

est toujours aussi pauvre et frivole qursquoauparavant raquo

(Ibid p 432)

Pour adoucir le cocircteacute facirccheux de sa critique de toute

theacuteologie speacuteculative Kant ajouta agrave celle-ci non

seulement la theacuteologie morale mais aussi

lrsquoassurance que mecircme si lrsquoexistence de Dieu devait

rester non prouveacutee il serait tout aussi impossible de

prouver le contraire assurance qui a tranquilliseacute

beaucoup de gens sans qursquoils aient remarqueacute que

Kant avec une affectation de simpliciteacute ignorait le

affirmanti incumbit probatio [la preuve incombe agrave

celui qui eacutemet une affirmation] comme aussi le

nombre infini des choses dont la non-existence ne

peut ecirctre prouveacutee II a naturellement pris plus

grand soin encore de mettre en avant les arguments

dont on pourrait reacuteellement se servir pour une

contre-deacutemonstration apagogique si lrsquoon venait un

jour agrave substituer a lrsquoattitude purement deacutefensive

200 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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lrsquoattitude agressive Les proceacutedeacutes seraient agrave peu pregraves

les vivants

1deg Avant tout la triste condition dun monde dont

les ecirctres vivants subsistent en se deacutevorant les uns les

autres la misegravere et lrsquoangoisse correspondantes de

tout ce qui a vie la quantiteacute et lrsquoeacutetendue colossale

des maux la diversiteacute et lrsquoineacutevitabiliteacute des

souffrances porteacutees souvent jusqursquoagrave lrsquohorreur le

poids de la vie elle-mecircme se preacutecipitant vers la

cruelle mort toutes ces choses ne sont pas

honnecirctement conciliables avec lrsquoideacutee qursquoelles

puissent ecirctre lrsquoœuvre de lrsquoomnibonteacute de

lrsquoomnisagesse de lrsquoomnipuissance reacuteunies Au

contraire il est tout aussi aiseacute drsquoeacutelever un cri contre

cet eacutetat de choses qursquoil est difficile de le juger par

des raisons concluantes

2deg Il y a deux points qui non seulement occupent

chaque homme pensant mais qui tiennent aussi le

plus en cœur des partisans de chaque religion et sur

lesquelles reacutesident la force et le maintien de celle-lagrave

en premier lieu la signification morale

transcendante de notre conduite en second lieu

notre continuiteacute apregraves la mort Quand une religion a

bien pris souci de ces deux points le reste est

201 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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accessoire Jrsquoexaminerai donc le theacuteisme sous le

rapport du premier point puis sous celui du second

Avec la moraliteacute de notre conduite le theacuteisme a

donc une double connexion une a parte ante et

une a parti post cest-agrave-dire par rapport aux causes

et par rapport aux conseacutequences de nos actions

Pour prendre drsquoabord le second point il est entendu

que le theacuteisme donne un appui agrave la morale mais un

appui des plus grossier qui supprime

fondamentalement la vraie et pure moraliteacute de la

conduite en ce que chaque acte deacutesinteacuteresseacute srsquoy

transforme aussitocirct en un acte inteacuteresseacute au moyen

drsquoune lettre de change agrave longue eacutecheacuteance mais sucircre

qursquoon reccediloit agrave la place en paiement Le Dieu qui au

commencement eacutetait le creacuteateur apparaicirct agrave la fin

comme un vengeur et un reacutemuneacuterateur La prise en

consideacuteration drsquoun pareil Dieu peut drsquoailleurs

provoquer des actions vertueuses mais celles-ci ne

sont pas purement morales puisqursquoelles ont pour

motif la crainte du chacirctiment ou lrsquoespoir drsquoune

reacutecompense vertu reacuteductible au fond agrave un eacutegoiumlsme

prudent et bien raisonneacute En derniegravere instance il srsquoy

agit seulement de la fermeteacute de la foi dans les choses

indeacutemontrables Si celle-ci existe on nrsquoheacutesitera pas

agrave accepter une courte peacuteriode de souffrance en

eacutechange drsquoune eacuteterniteacute de joies et le principe

202 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

dirigeant de la morale sera laquo Nous pouvons

attendre raquo Mais celui qui cherche une reacutecompense

de ses actions soit en ce monde soit dans un monde

agrave venir est un eacutegoiumlste Si la reacutecompense espeacutereacutee lui

eacutechappe peu importe que cela arrive par le hasard

qui gouverne ce monde ou par la vaniteacute de lrsquoillusion

qui lui bacirctissait le monde agrave venir Pour ces raisons

la theacuteologie morale de Kant mine en reacutealiteacute la

morale

A parte ante drsquoautre part le theacuteisme est eacutegalement

en contradiction avec la morale parce qursquoil

supprime la liberteacute et la responsabiliteacute Car avec un

ecirctre qui par son existentia et son essentia est

lrsquoœuvre drsquoun autre ni faute ni meacuterite ne sont

concevables Vauvenargues agrave deacutejagrave dit tregraves justement

laquo Un ecirctre qui a tout reccedilu ne peut agir que par ce

qui lui a eacuteteacute donneacute et toute la puissance divine qui

est infinie ne saurait le rendra indeacutependant raquo

(Œuvres complegravetes Paris 1823 t II p 331

Discours sur la liberteacute) Il ne peut donc comme

chaque ecirctre simplement imaginable agir que

conformeacutement agrave sa nature et manifester ainsi celle-

ci telle cette nature telle cette manifestation Srsquoil

agit mal cela vient de ce qursquoil est mauvais et alors la

faute nrsquoest pas agrave lui mais agrave celui qui lrsquoa fait Lauteur

de son existence et de sa nature en y ajoutant les

203 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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circonstances dans lesquelles il a eacuteteacute placeacute est

ineacutevitablement aussi lrsquoauteur de ses actions et de sa

conduite qui sont aussi sucircrement deacutetermineacutees par

celles-lagrave que le triangle lrsquoest par deux angles et un

cocircteacute Lrsquoexactitude de cette argumentation a eacuteteacute tregraves

bien reconnue et admise par saint Augustin Hume

et Kant tandis que les autres lrsquoont malignement et

lacircchement ignoreacutee comme je lrsquoai montreacute au long

dans mon Meacutemoire couronneacute sur La liberteacute de la

volonteacute page 67 et suivantes Pour eacuteluder cette

difficulteacute terrible et exterminatrice on a imagineacute la

liberteacute de la volonteacute le liberum arbitrium

indifferentaelig qui renferme une fiction monstrueuse

et a toujours eacuteteacute combattu et depuis longtemps

rejeteacute par tous les cerveaux pensants mais nrsquoa

jamais peut-ecirctre eacuteteacute reacutefuteacute si systeacutematiquement et agrave

fond que dans le Meacutemoire indiqueacute Si le vulgaire

continue agrave se contenter de la liberteacute de la volonteacute et

srsquoil en est mecircme ainsi du vulgaire litteacuteraire et

philosophique que nous importe Lrsquoaffirmation

qursquoun ecirctre donneacute est libre crsquoest-a-dire que dans

telles circonstances il peut agir de telle maniegravere et

aussi drsquoune autre implique qursquoil est une existentia

sans essentia crsquoest-agrave-dire qursquoil est sans ecirctre quelque

chose en un mot qursquoil nrsquoest rien tout en eacutetant par

conseacutequent qursquoil est en mecircme temps et nrsquoest pas

204 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Crsquoest donc le comble de lrsquoabsurditeacute Cela toutefois

nen est pas moins bon pour les gens qui aspirent

non agrave la veacuteriteacute mais au pain quotidien et

nrsquoadmettront en conseacutequence jamais rien qui ne

srsquoaccorde avec leur meacutetier avec la laquo fable convenue

raquo qui les fait vivre leur impuissance se trouve mieux

drsquoignorer que de reacutefuter Et il faudrait attacher du

poids agrave de tels βοσκηματα [bestiaux] qui srsquoincline

vers la terre et se remplisse le ventre Tout ce qui

est est aussi quelque chose a une essence une

nature un caractegravere crsquoest conformeacutement agrave eux que

cela doit agir se conduire (crsquoest-agrave-dire agir en vertu

de motifs) quand se preacutesentent les occasions

exteacuterieures qui provoquent ses manifestations

particuliegraveres Drsquoougrave il tire lrsquoexistentia de lagrave aussi il

tire le comment la nature lrsquoessentia car si toutes

deux diffegraverent par la notion elles ne sont pas

seacuteparables dans la reacutealiteacute Ce qui a une essentia

crsquoest-agrave-dire une nature un caractegravere une maniegravere

drsquoecirctre ne peut jamais agir que conformeacutement agrave elle

et non autrement seuls le moment ainsi que la

forme et la nature speacuteciales des actions particuliegraveres

sont deacutetermineacutes par les motifs qui interviennent

Que le creacuteateur ait creacuteeacute lhomme libre qursquoil lui ait

precircteacute une existentia sans essentia crsquoest-agrave-dire

donneacute lrsquoexistence seulement in abstracto en la lui

laissant ecirctre ce qursquoil veut crsquoest lagrave une impossibiliteacute

205 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Je prie le lecteur de se reacutefeacuterer agrave ce propos agrave mon

traiteacute Sur le fondement de la morale sect 20 La

liberteacute et la responsabiliteacute morales ou discernement

des actes preacutesupposent absolument lrsquoaseacuteiteacute Les

actes reacutesulteront toujours neacutecessairement du

caractegravere crsquoest-agrave-dire de la nature particuliegravere et

partant immuable drsquoun ecirctre sous lrsquoinfluence et selon

la mesure des motifs donc cet ecirctre srsquoil est

responsable doit exister originellement et en vertu

de sa toute-puissance Il doit drsquoapregraves son existentia

et son essentia ecirctre lui-mecircme sa propre œuvre et

son propre creacuteateur srsquoil veut ecirctre le veacuteritable

creacuteateur de ses actes Ou comme je lrsquoai exprimeacute

dans mes deux Meacutemoires couronneacutes la liberteacute ne

pouvant exister dans loperari doit exister dans le

esse car elle existe certainement

Tout ceci nrsquoest pas seulement deacutemontrable a priori

nais lrsquoexpeacuterience quotidienne elle-mecircme nous

enseigne clairement que chacun apporte avec lui au

monde son caractegravere moral deacutejagrave complet et lui reste

irreacutevocablement fidegravele jusqursquoagrave la fin Cette veacuteriteacute est

preacutesupposeacutee tacitement mais sucircrement dans la vie

reacuteelle et pratique puisque chacun base sa confiance

ou sa meacutefiance envers un autre drsquoapregraves les traits de

caractegravere manifesteacutes par celui-ci Aussi pourrait-on

srsquoeacutetonner que depuis environ seize cents ans le

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contraire est affirmeacute en theacuteorie et quil est enseigneacute

que tous les hommes sont sous le rapport moral

originellement les mecircmes et que la grande diversiteacute

de leurs actes reacutesulte non de la diversiteacute inneacutee de

leurs dispositions et de leur caractegravere non

davantage des circonstances et des occasions mais

en reacutealiteacute de rien lequel rien prend ensuite le nom

de laquo volonteacute libre raquo Cette doctrine absurde est

dailleurs neacutecessairement reacuteduite aussi agrave lrsquoeacutetat de

pure theacuteorie par une autre avec laquelle elle

concorde exactement celle qui affirme que la

naissance de lhomme est le commencement absolu

de son existence celui-ci ayant eacuteteacute creacuteeacute de rien (un

terminus ad hoc) Si maintenant sous cette

preacutesupposition la vie doit continuer agrave avoir une

signification et une tendance morales celles-ci

trouvent certainement leur origine dans le cours de

celle-lagrave et venant de rien juste comme lrsquohomme

ainsi imagineacute est venu de rien car tout rapport avec

une condition anteacuterieure une existence preacuteceacutedente

ou un acte hors du temps qursquoindique clairement

cependant la diversiteacute incommensurable

primordiale et inneacutee des caractegraveres moraux reste ici

exclu une fois pour toutes De la lrsquoabsurde fiction

drsquoune volonteacute libre Toutes les veacuteriteacutes on le sait se

tiennent mutuellement mais les erreurs aussi sont

neacutecessaires lrsquoune agrave lrsquoautre comme un premier

207 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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mensonge en exige un second ou comme deux

cartes appuyeacutees lrsquoune contre lrsquoautre se precirctent un

appui mutuel tant que rien ne les renverse toutes

deux

3degAvec le theacuteisme notre continuiteacute apregraves la mort

nrsquoest pas en posture beaucoup meilleur que la

liberteacute de la volonteacute Ce qui est creacuteeacute par un autre a

eu un commencement drsquoexistence Que maintenant

celle-ci qui nrsquoa pas eacuteteacute pendant un temps infini

doive deacutesormais durer toute lrsquoeacuteterniteacute crsquoest lagrave une

assertion drsquoune audace sans bornes Si agrave ma

naissance je suis venu et ai eacuteteacute creacuteeacute de rien il est de

la plus haute vraisemblance que dans la mort je

serai de nouveau rien Dureacutee infinie a parte post et

rien a parte ante cela ne va pas ensemble Seul ce

qui est primordial eacuteternel inncreacuteeacute peut ecirctre

indestructible (Voir Aristote De Coelo I 12 282 a

25 ff et Priestley On Matter and Spirit

Birmingham 1782 11 p 234)

En tout cas ils peuvent deacutesespeacuterer agrave lrsquoheure de la

mort ceux qui croient avoir eacuteteacute il y a trente ou

soixante ans un pur neacuteant duquel ils sont sortis

comme lrsquoœuvre drsquoun autre neacuteant car ils ont

208 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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maintenant la tacircche difficile drsquoadmettre qursquoune

existence ainsi produite nonobstant son tardif

commencement qui nrsquoa eu lieu qursquoau bout drsquoun laps

de temps infini sera neacuteanmoins dune dureacutee sans

fin Drsquoautre part comment craindrait-il la mort

celui qui se reconnaicirct comme lrsquoessence primordiale

et eacuteternelle la source de toute existence mecircme et

sait qursquoen dehors de lui rien nexiste reacuteellement qui

termine son existence individuelle avec la parole du

saint Upanishad dans la bouche ou du moins dans le

cœur Hae omnes creaturae in totum ego sum et

praeter me aliud ens non est [Je suis toutes ces

creacuteatures chacune drsquoelles et en dehors de moi nul

autre ecirctre nrsquoexiste] Il ne peut donc si sa penseacutee

procegravede logiquement que mourir tranquille Car

nous lrsquoavons dit lrsquoaseacuteiteacute qui est la condition de la

responsabiliteacute est aussi celle de lrsquoimmortaliteacute Voilagrave

pourquoi dans lrsquoInde le meacutepris de la mort et la plus

complegravete indiffeacuterence agrave ce sujet mecircme la joie de

mourir sont chose habituelle Le judaiumlsme par

contre originellement la seule et unique religion

purement monotheacuteiste enseignant un Dieu creacuteateur

reacuteel du ciel et de la terre na pas avec une logique

parfaite de doctrine drsquoimmortaliteacute par conseacutequent

de sanctions apregraves la mort mais seulement des

chacirctiments et des reacutecompenses temporels il se

distingue ainsi de toutes les autres religions

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quoique pas agrave son avantage27 Les deux religions

sorties du judaiumlsme en empruntant agrave des doctrines

27 La veacuteritable religion juive telle quelle est preacutesenteacutee et enseigneacutee dans la Genegravese et tous les livres historiques jusqursquoa la fin de la Chronique est la plus grossiegravere de toutes les religions parce quelle est la seule qui nrsquoait absolument ni doctrine drsquoimmortaliteacute ni mortaliteacute ni mecircme une trace de celle-ci Chaque roi heacuteros ou prophegravete est enterreacute lorsqursquoil meurt agrave cocircteacute de ses pegraveres et alors tout est dit Nulle trace dune existence quelconque apregraves la mort toute ideacutee de ce genre semble mecircme eacutecarteacutee agrave dessein Par exemple Jeacutehovah adresse au roi Josias un long paneacutegyrique quil termine par cette promesse de reacutecompense laquo crsquoest pourquoi je vous ferai reposer aupregraves de vos pegraveres Vous serez mis en paix dans votre tombeau et vous ne verrez point les maux que je dois faire tomber sur cette ville et sur ses habitants raquo (Chronique II XXXIV 28) Il ne verra donc pas Nabuchodonosor Mais il nrsquoy a pas drsquoideacutee dune autre existence apregraves la mort et drsquoune reacutecompense positive il nrsquoy a qursquoune ideacutee purement neacutegative mourir et ne plus souffrir Quand le Seigneur Jeacutehovah a suffisamment utiliseacute et tourmenteacute son œuvre qui est son jouet il la jette au loin sur le fumier cest la reacutecompense de celle-lagrave La religion juive ne connaissant pas limmortaliteacute ni par suite les chacirctiments apregraves la mort Jeacutehovah ne peut quadresser une seule menace au peacutecheur qui prospegravere sur la terre crsquoest que ses meacutefaits seront chacirctieacutes dans la personne de ses enfants et de ses petits-enfants jusquagrave la quatriegraveme geacuteneacuteration comme en teacutemoignent lrsquoExode chap XXXIV verset 7 et les Nombres chap XIV verset 18 Ceci prouve labsence de toute doctrine sur limmortaliteacute De mecircme un passage de Tobie chap III verset 6 ougrave le patriarche implore de Jeacutehovah la mort laquo Commandez que mon acircme soit reccedilue en paix car il mrsquoest plus avantageux de mourir que de vivre plus longtemps raquo rien de plus aucune ideacutee dune existence apregraves

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la mort Dans lrsquoAncien Testament la reacutecompense promise agrave la vertu est de vivre tregraves longtemps sur la terre par exemple voir le Deuteacuteronome chap V versets 16 et 33) dans le Veacuteda au contraire cest de ne pas renaicirctre Le meacutepris dont les juifs furent constamment lobjet parmi les peuples contemporains peut ecirctre ducirc en partie au pitoyable caractegravere de leur religion Le Koheleth [lrsquoEccleacutesiaste] exprime fidegravelement (chap III versets 19-20) le veacuteritable sentiment de la religion juive Si parfois comme dans Daniel (chap XII verset 2) il est fait allusion agrave une immortaliteacute crsquoest une doctrine importeacutee du dehors comme lindique ce mecircme livre (chap I versets 4 et 6) Dans les Macchabeacutees (livre II chap VII) la doctrine de lrsquoimmortaliteacute apparaicirct nettement comme dorigine babylonienne Toutes les autres religions celles des Indous qursquoelles soient brahmaniques ou bouddhistes des Eacutegyptiens des Perses mecircme des druides enseignent limmortaliteacute et agrave lexception du Zend Aventa persan la meacutetempsycose D-G von Ekendahl dans son compte rendu de la Svenka Siare och Skalder drsquoAtterbom (Blaumltter fuumlr litterarische Unterhaltung 25 aoucirct 1843) prouve que lrsquoEdda notamment la Voluspa enseigne la migration des acircmes Mecircme les Grecs et les Romains avaient quelque chose post letum le Tartare et lrsquoEacutelyseacutee et disaient Sunt aliquid manes letum non omnia finit Luridaque evictos effugit umbra rogos [Les ombres des disparus sont encore quelque chose la mort ne conclut pas tout lrsquoombre macabre surgit triomphante des flammes ardentes] (Properce Eacuteleacutegies livre IV I Lrsquoeacuteleacutement essentiel dune religion comme telle consiste dans lrsquoassurance qursquoelle nous donne que notre existence proprement dite nest pas limiteacutee agrave notre vie mais est infinie La miseacuterable religion juive non seulement ne le fait pas mais ne le tente mecircme pas Aussi est-elle la plus grossiegravere et la plus mauvaise de toutes les religions elle consiste seulement dans un theacuteisme absurde et reacutevoltant dont lrsquoaboutissement est que le Seigneur qui a creacuteeacute le monde veut ecirctre adoreacute Voilagrave pourquoi il est avant

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meilleures venues drsquoautres sources le principe de

limmortaliteacute et en conservant en mecircme temps le

Dieu creacuteateur ont agi illogiquement

Que le judaiumlsme comme il a eacuteteacute dit soit la seule

religion purement monotheacuteiste crsquoest-agrave-dire

enseignant qursquoun Dieu creacuteateur est lrsquoorigine de

tout jaloux de ses camarades les autres dieux si on leur sacrifie il srsquoirrite et ses juifs srsquoen ressentent Toutes les autres religions et leurs dieux sont outrageacutes dans la Septuaginte comme eacutetant des abominations mais le grossier judaiumlsme deacutepourvu de la notion drsquoimmortaliteacute meacuterite lui mecircme ce nom Qursquoil soit devenu le fondement des religions reacutegnant en Europe cela est tout agrave fait regrettable car crsquoest une religion sans aucune tendance meacutetaphysique Tandis que toutes les autres religions cherchent agrave preacutesenter au peuple la signification meacutetaphysique de la vie en symbole et en parabole la religion juive est entiegraverement immanente et ne fournit qursquoun simple cri de guerre en combattant les autres peuples LrsquoEacuteducation du genre humain de Lessing devrait srsquoappeler lrsquoEacuteducation de la race juive car tout le genre humain eacutetait convaincu de cette veacuteriteacute sauf ces eacutelus du Seigneur Les juifs ne sont-ils pas le peuple eacutelu de leur Dieu et celui-ci nrsquoest-il pas le Dieu eacutelu de son peuple Et cela ne doit gecircner personne laquo Je serai leur dieu et ils seront mon peuple raquo crsquoest lagrave un passage drsquoun prophegravete drsquoapregraves Cleacutement dAlexandrie Quand jrsquoobserve toutefois que les peuples europeacuteens actuels se regardent en quelque sorte comme les heacuteritiers de ce peuple choisi de Dieu je ne puis dissimuler mon chagrin Par contre on ne peut refuser au judaiumlsme la gloire drsquoecirctre la seule religion vraiment monotheacuteiste sur la terre aucune autre ne peut montrer un Dieu objectif creacuteateur du ciel et de la terre

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toutes choses crsquoest lagrave un service qursquoon sest efforceacute

de dissimuler drsquoune maniegravere incompreacutehensible en

soutenant et en reacutepandant lrsquoideacutee que tous les

peuples adoraient le vrai Dieu quoique sous

drsquoautres noms Cette assertion est plus qursquoinexacte

elle est entiegraverement fausse Que le bouddhisme

crsquoest-agrave-dire la religion qui par le nombre

preacutepondeacuterant de ses adheacuterents est la plus

importante de la terre soit complegravetement et

expresseacutement atheacutee crsquoest ce qui est mis hors de

doute par tous les teacutemoignas et les documents

authentiques Les Veacutedas non plus nrsquoenseignent pas

un Dieu creacuteateur mais une acircme du monde nommeacutee

Brahm (au neutre) dont le Brahma sorti du nombril

de Vischnou avec ses quatre visages et comme

partie de la trimourti nrsquoest qursquoune personnification

populaire dans la mythologie indoue si

transparente Il repreacutesente manifestement la

geacuteneacuteration la naissance des ecirctres comme Vischnou

leur point culminant et Shiva leur destruction Son

enfantement du monde est aussi un acte coupable

de mecircme que lrsquoincarnation dans le monde du

Brahm LOrmadz du Zend Avesta est comme nous

le savons lrsquoeacutegal drsquoAhriman et tous deux sont sortis

du temps incommensurable laquo zer-vane akerene raquo

mdash si ceci est exact De mecircme dans la tregraves belle et

tregraves inteacuteressante Cosmogonie des Pheacuteniciens eacutecrite

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par Sanchoniathon qui nous a eacuteteacute conserveacutee par

Philon Byblius et qui est peut-ecirctre le modegravele de la

cosmogonie de Moiumlse nous ne trouvons aucune

trace de theacuteisme ou de creacuteation du monde par un

ecirctre personnel Nous voyons lagrave aussi comme dans la

Genegravese mosaiumlque le chaos primitif plongeacute dans la

nuit mais nul Dieu nrsquoapparait ordonnant laquo Que

la lumiegravere soit Que ceci soit Que cela soit raquo Oh

non mais laquo Lrsquoesprit tomba amoureux de sa propre

origine raquo Lrsquoesprit fermentant dans la masse

srsquoeacuteprend drsquoamour pour lui-mecircme dougrave naicirct un

meacutelange de parties constitutives du monde et de ce

monde se deacuteveloppe drsquoune faccedilon tout agrave fait

significative en conseacutequence de laspiration qui

suivant la remarque exacte du commentateur est

lrsquoEros des Grecs le limon primitif duquel procegravedent

agrave leur tour drsquoabord les plantes puis finalement les

ecirctres connaissants crsquoest-agrave-dire les animaux Jusqursquoagrave

ce temps comme cela est expresseacutement indiqueacute

chaque chose se deacuteveloppa sans connaissance

laquo Mais il ne reconnut pas lui-mecircme sa propre

creacuteation raquo Ainsi est-il dit ajoute Sanchoniathon

dans la Cosmogonie eacutecrite par Taaut lrsquoEgyptien Sa

cosmogonie est suivie drsquoune zoogonie plus deacutetailleacutee

Certains faits atmospheacuteriques et terrestres qursquoon y

trouve deacutecrits rappellent reacuteellement les hypothegraveses

logiques de notre geacuteologie actuelle une pluie

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torrentielle violente est suivie drsquoeacuteclairs et de coups

de tonnerre dont les eacuteclairs effraient les animaux

intelligents qui eacuteveillent agrave lrsquoexistence laquo et

maintenant srsquoagitent sur la terre et dans la mer le

macircle et la femelle raquo Eusegravebe auquel nous sommes

redevables de ces fragments de Philon Byblius (voir

Praeligparatio evangelica livre II chap x) accuse agrave

juste titre cette cosmogonie drsquoatheacuteisme et elle est

incontestablement atheacutee comme toute doctrine de

lrsquoorigine du monde agrave la seule exception de la

doctrine juive

Dans la mythologie des Grecs et des Romains nous

trouvons agrave la veacuteriteacute des dieux pegraveres de dieux et

parfois aussi drsquohommes (quoique ceux-ci soient

primitivement le travail de potier de Promeacutetheacutee)

mais pas de Dieu creacuteateur Que plus tard en effet

quelques philosophes au courant du judaiumlsme aient

voulu transformer Pegravere Zeus en un tel Dieu ce nrsquoest

pas laffaire de celui-ci pas plus qursquoil ne se soucie

que Dante dans son Enfer lrsquoait identifieacute sans lui en

demander la permission avec Domeneddio dont la

soif de vengeance et la cruauteacute inouiumles y sont

ceacuteleacutebreacutees et deacutepeintes (par exemple chant XIV vers

70 et chant XXXI vers 92) Enfin mdash car on srsquoest

servi de tout mdash la nouvelle mille fois reacutepeacuteteacutee que les

sauvages de lrsquoAmeacuterique du Nord adorent sous le

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nom du laquo Grand Esprit raquo Dieu le creacuteateur du ciel et

de la terre et sont en conseacutequence de purs theacuteistes

cette nouvelle est absolument fausse Cette erreur a

eacuteteacute reacutecemment reacutefuteacutee dans un Meacutemoire sur lesdits

sauvages lu par John Scouler en 1846 dans une

seacuteance de 1a Socieacuteteacute ethnographique de Londres et

dont LrsquoInstitut journal des Socieacuteteacutes savantes

donne un extra (section II juillet 1847) Voici ce

qursquoil dit laquo Quand on nous parle dans les rapports

sur les superstitions des Indiens du Grand Esprit

nous sommes enclins agrave admettre que cette

expression deacutesigne une ideacutee qui concorde avec celle

que nous y relions et que leur foi est un simple

theacuteisme naturel Mais cette explication est tregraves

eacuteloigneacutee de la veacuteritable La religion de ces Indiens

est plutocirct un pur feacutetichisme consistant en sortilegraveges

et en enchantements Dans le rapport de Tanner

qui degraves son enfance a veacutecu parmi eux les deacutetails

sont fidegraveles et curieux mais tregraves eacuteloigneacutes des

deacutecouvertes de certains eacutecrivains il en reacutesulte

notamment que la religion de ces Indiens nrsquoest

reacuteellement qursquoun feacutetichisme semblable agrave celui qursquoon

trouvait jadis chez les Finnois et qursquoon trouve

aujourdrsquohui encore chez les peuplades sibeacuteriennes

Chez les Indiens demeurant agrave lrsquoest de la montagne

le feacutetiche consiste dans le premier objet venu

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auquel on attribue des proprieacuteteacutes mysteacuterieuses raquo

etc

Par suite de tout ceci lrsquoopinion que nous venons

drsquoexposer doit faire place agrave lrsquoopinion contraire agrave

savoir que seul un tregraves petit peuple insignifiant

meacutepriseacute de tous les peuples ses contemporains et

vivant isoleacute parmi tous les autres sans la moindre

foi en la continuation de lrsquoexistence apregraves la mort

mais neacuteanmoins eacutelu dans ce dessein a posseacutedeacute un

pur monotheacuteisme ou la connaissance du vrai Dieu

et cela non par la philosophie mais seulement par la

reacuteveacutelation comme il convenait car quelle valeur

aurait une reacuteveacutelation qui enseignerait que ce que

lrsquoon sait aussi sans elle Nul autre peuple nrsquoa jamais

conccedilu une telle ideacutee et cela doit contribuer agrave notre

estime de la reacuteveacutelation

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SECTION XIV QUELQUES REMARQUES SUR

MA PROPRE PHILOSOPHIE

Il nrsquoy a guegravere de systegraveme philosophique aussi simple

et construit avec aussi peu drsquoeacuteleacutements que le mien

aussi lrsquoembrasse-t-on et le comprend-on agrave premiegravere

vue Ceci reacutesulte de lrsquouniteacute et de la concordance

complegravetes de ses ideacutees fondamentales et milite

certainement en faveur de sa veacuteriteacute qui est parente

de la simpliciteacute laquo Celui qui doit dire la veacuteriteacute

srsquoexprime simplement raquo Simplex sigillum veri [la

simpliciteacute eacutetant le sceau de la veacuteriteacute] On pourrait

qualifier mon systegraveme un dogmatisme immanent

car ses doctrines quoique dogmatiques ne

deacutepassent pas le monde donneacute de lrsquoexpeacuterience et

expliquent simplement ce qursquoil est en analysant

dans ses ultimes eacuteleacutements Le vieux dogmatisme

renverseacute par Kant et aussi les gasconnades des trois

sophistes universitaires modernes cela est

transcendant en ce sens que cela deacutepasse le monde

pour expliquer par autre chose ce dogmatisme fait

du monde le reacutesultat drsquoune cause qui est induite par

lui Ma philosophie au contraire deacutebute par la

proposition que cause et effet ont seulement une

signification dans le monde et que celui-ci nexiste

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qursquoen preacutesupposant ceux-lagrave Car le principe de la

raison suffisante sous ses quatre aspects est

seulement la forme la plus geacuteneacuterale de lrsquointellect et

crsquoest uniquement en ce dernier comme le vrai locus

mundi que le monde objectif existe

Dans drsquoautres systegravemes philosophiques la

conseacutequence est obtenue par un enchaicircnement de

propositions Mais ceci demande neacutecessairement

que le contenu proprement dit du systegraveme soit

preacutesent degraves les premiegraveres propositions aussi le

reste comme deacuteriveacute drsquoelles ne peut-il guegravere ecirctre

que monotone pauvre vide et ennuyeux parce qursquoil

ne fait que deacutevelopper et reacutepeacuteter ce qui eacutetait deacutejagrave

renfermeacute dans les preacutemisses Ce triste reacutesultat de la

deacuteduction deacutemonstrative est surtout sensible chez

Christian Wolf mais mecircme Spinoza qui suivit

strictement cette meacutethode nrsquoa pu eacutechapper

complegravetement agrave cet inconveacutenient quoique son riche

esprit ait su trouver une compensation Mes

doctrines au contraire ne reposent pas en geacuteneacuteral

sur une chaine de syllogismes mais directement sur

le monde intuitif mecircme et leur seacutevegravere conseacutequence

aussi visible dans mon systegraveme que dans tout autre

nrsquoen deacutecoule pas par une voie simplement logique

mais est plutocirct cette concordance naturelle des

propositions reacutesultant de ce qursquoelles sont baseacutees

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dans leur totaliteacute sur la cognition intuitive crsquoest-agrave-

dire sur la perception sensible du mecircme objet

successivement consideacutereacute sous des aspects divers

en drsquoautres mots sur le monde reacuteel qui dans tous

ses pheacutenomegravenes est soumis agrave la conscience dans

laquelle il se preacutesente lui-mecircme

Pour cette raison jrsquoai toujours eacuteteacute rassureacute sur la

consistance de mes doctrines mecircme lorsque

certaines drsquoentre elles comme ce fut le cas pendant

quelque temps me parurent inconciliables car la

concordance exacte srsquoeacutetablit ensuite drsquoelle-mecircme agrave

mesure qursquoelles se compleacutetaient numeacuteriquement

Chez moi en effet cette concordance est tout

simplement celle de la reacutealiteacute avec elle-mecircme qui

ne peut jamais faillir Crsquoest ainsi que lorsque nous

regardons une construction pour la premiegravere fois et

drsquoun seul cocircteacute nous ne comprenons pas encore la

symeacutetrie de ses parties mais sommes certains que

celle-ci nrsquoest pas absente et apparaicirctra degraves que nous

aurons fait le tour de lrsquoeacutedifice Une concordance de

cette espegravece est parfaitement certaine par suite de

son caractegravere primordial et parce qursquoelle est soumise

agrave un controcircle perpeacutetuel de lrsquoexpeacuterience Au

contraire celle qui est deacuteduite et dont la validiteacute

deacutepend du syllogisme peut aiseacutement ecirctre trouveacutee

fausse un anneau de sa longue chaicircne pourrait par

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exemple ne pas lui appartenir ecirctre trop lacircche mal

assujetti Ma philosophie a en conseacutequence une

large base sur laquelle tout sappuie directement et

sucircrement les autres systegravemes au contraire

ressemblent agrave de hautes tours qursquoun seul support

cegravede et tout lrsquoeacutedifice srsquoeacutecroule Ce que je dis ici peut

se reacutesumer dans cette proposition que ma

philosophie est neacutee et exposeacutee par voie analytique

et non syntheacutetique

Je puis ajouter comme eacutetant son caractegravere speacutecial

que je cherche partout agrave arriver au fondement des

choses et que je ne suis pas satisfait tant que je nrsquoai

pas atteint la suprecircme reacutealiteacute donneacutee Cela provient

drsquoun instinct naturel qui me met agrave peu pregraves dans

lrsquoimpossibiliteacute de me contenter dune connaissance

geacuteneacuterale et abstraite par conseacutequent indeacutetermineacutee

de me satisfaire avec de simples notions agrave plus forte

raison avec de simples mots il me pousse en avant

jusqursquoagrave ce que jrsquoaie devant moi dans sa nuditeacute la

base finale toujours intuitive de toutes les notions et

propositions Je dois alors ou la laisser subsister

comme pheacutenomegravene primordial ou srsquoil est possible

la reacutesoudre en ses eacuteleacutements poursuivant en tout cas

son essence jusqursquoagrave son extrecircme limite A ce point

de vue on reconnaicirctra un jour mais pas de mon

vivant naturellement que la faccedilon dont les

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philosophes anteacuterieurs ont traiteacute ce sujet est plate

aupregraves de la mienne Lrsquohumaniteacute a appris de moi

beaucoup des choses qursquoelle nrsquooubliera jamais et

mes eacutecrits ne mourront point

Le theacuteisme aussi fait naicirctre le monde drsquoune volonteacute

crsquoest une volonteacute qui guide les planegravetes dans leurs

orbites et eacutevoque une nature sur leur surface Mais

le theacuteisme dune faccedilon enfantine place cette

volonteacute au dehors et ne la fait agir sur les choses

indirectement par lrsquointervention de la connaissance

et de la matiegravere suivant le mode de proceacuteder

humain Chez moi au contraire la volonteacute agit

moins sur les choses qursquoen elles celles-ci mecircme ne

sont rien drsquoautre que sa manifestation visible

Cette concordance prouve cependant qursquoil nous est

impossible de nous imaginer la primordialiteacute des

choses autrement que comme volonteacute Le

pantheacuteisme nomme laquo Dieu raquo la volonteacute agissant

dans les choses mdash une absurditeacute que jrsquoai assez

souvent et vigoureusement releveacutee moi je la

nomme la laquo volonteacute de vivre raquo parce que ceci

exprime la finaliteacute de notre connaissance par

rapport au sujet Cette relation du meacutediat agrave

lrsquoimmeacutediat se preacutesente aussi dans la morale Les

theacuteistes veulent une compensation entre les actions

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et les souffrances drsquoun ecirctre humain et je la veux

aussi Mais ils ladmettent seulement par le moyen

du temps et drsquoun juge reacutemuneacuterateur moi au

contraire je lrsquoadmets directement en deacutemontrant

que lrsquoauteur de lrsquoacte et celui qui souffre est le

mecircme ecirctre Les reacutesultats moraux du christianisme

jusqursquoagrave lrsquoasceacutetisme suprecircme se trouvent chez moi

baseacutes sur la raison et sur la connexion des choses

tandis que dans le christianisme ils le sont sur de

pures fables La foi en celles-ci disparait toujours

davantage aussi devra-t-on se tourner vers ma

philosophie Les pantheacuteistes ne peuvent avoir de

morale seacuterieuse puisque chez eux tout est divin et

excellent On mrsquoa beaucoup blacircmeacute drsquoavoir en

philosophant est-agrave-dire en theacuteorie repreacutesenteacute la vie

comme douloureuse et nullement deacutesirable

Pourtant on loue et lrsquoon admire mecircme celui qui

teacutemoigne en pratique le meacutepris le plus avoueacute pour

elle tandis qursquoon meacuteprise celui qui se preacuteoccupe

trop de sa conservation

A peine mes eacutecrits avaient-ils eacuteveilleacute lrsquoattention de

quelques personnes qursquoon souleva deacutejagrave la question

de prioriteacute au sujet de mon ideacutee fondamentale et

qursquoon rappela que Schelling avait dit une fois laquo

Vouloir crsquoest exister primordialement raquo ainsi que

beaucoup drsquoautres choses semblables Il faut dire agrave

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ce sujet mecircme que les racines de ma philosophie se

trouvent deacutejagrave dans celle de Kant speacutecialement dans

sa doctrine du caractegravere empirique et intelligible

mais avant tout dans le fait que chaque fois qursquoil

examine de plus pregraves la chose en soit elle apparaicirct

toujours agrave travers son voile sous forme de volonteacute

Crsquoest un point sur lequel jai expresseacutement attireacute

lrsquoattention dans ma Critique de la philosophie de

Kant et jrsquoai dit en conseacutequence que ma philosophie

nrsquoest que lrsquoachegravevement de la penseacutee de la sienne Il

nrsquoy a donc pas lieu de srsquoeacutetonner si les philosophegravemes

de Fichte et de Schelling qui deacuterivaient eacutegalement

de Kant offrent aussi des traces de la mecircme ideacutee

fondamentale il est vrai que chez eux ils

apparaissent sans suite sans lien ni deacuteveloppement

et ne peuvent donc ecirctre regardeacutes que comme un

preacutelude fantastique de ma doctrine Il faut dailleurs

dire en geacuteneacuteral sur ce point que chaque grande

veacuteriteacute avant drsquoecirctre trouveacutee srsquoannonce par un

pressentiment un instinct une image indeacutecise

comme dans un brouillard un effort vain pour la

saisir parce que le progregraves du temps lrsquoa tout

simplement preacutepareacutee Il y est en conseacutequent preacuteludeacute

par des assertions isoleacutees Mais celui-lagrave seul qui a

deacutegageacute une veacuteriteacute de ses causes et lrsquoa peacuteneacutetreacutee

jusque dans ses conseacutequences qui a deacuteveloppeacute tout

son contenu envisageacute lrsquoeacutetendue de son domaine et

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lrsquoa ensuite exposeacutee clairement et logiquement avec

la pleine conscience de sa valeur et de son

importance celui-lagrave seul en est lrsquoauteur Si par

contre dans les temps anciens ou modernes il

arrive qursquoelle ait eacuteteacute exprimeacutee une fois par hasard

dans une demi-conscience presque comme des

mots balbutieacutes dans le sommeil et ne se laisse

trouver que si on la recherche seacuterieusement il

nrsquoimporte guegravere plus qursquoelle existe lagrave totidem verbis

ou totidem litteris Crsquoest ainsi que le trouveur drsquoune

chose est celui qui reconnaissant sa valeur lrsquoa

ramasseacutee et conserveacutee non celui qui lrsquoa prise par

hasard dans sa main et ensuite rejeteacutee crsquoest ainsi

eacutegalement que lrsquoAmeacuterique a eacuteteacute deacutecouverte par

Colomb et non par le premier naufrageacute deacuteposeacute par

les flots sur son rivage Crsquoest exactement le sens de

ladage de Donat pereant qui ante nos nostra

dixerunt [A bas ceux qui avant nous ont exprimeacute

nos ideacutees] Si lrsquoon voulait faire valoir contre moi la

prioriteacute de pareilles assertions accidentelles on

aurait pu remonter beaucoup plus en arriegravere et citer

par exemple cette phrase de Cleacutement dAlexandrie

(Stromates livre II chap XVII) Velle ergo omnia

antecedit rationales enim facultates sunt

voluntatis ministraelig [Donc le vouloir preacutecegravede tout

car les forces de la raison sont les services du

vouloir](Voir Sanctorum Patrum Opera polemica

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eacutedit citeacutee t V Clementis Alexandrini Opeacutera t II

p 304) Spinoza a dit aussi (Eacutethique partie III

propos 57) Cupiditas est ipsa unius cujusque

natura seu essentia [le deacutesir est la nature mecircme ou

lrsquoessence de chaque individu] et plus haut (partie

III propos 9 scholie et finalement mecircme partie

deacutefinit 1 explic) Hic conatus cum ad mentem

solam refertur Voluntas appellatur sed cum ad

mentem et corpus simul refertur vocatur

Appetitus qui proindegrave nihil aliud est quam ipsa

hominis essentiel [Cet effort quand il se rapporte

exclusivement agrave lrsquoesprit srsquoappelle volonteacute mais

quand il se rapporte agrave lrsquoesprit et au corps tout

ensemble il se nomme appeacutetit qui nrsquoest rien drsquoautre

que lrsquoessence mecircme de lrsquohomme] Helveacutetius a dit

avec beaucoup de raison laquo Il nrsquoest point de moyens

que lrsquoenvieux sous lapparence de la justice

nrsquoemploie pour deacutegrader le meacuterite Crsquoest lrsquoenvie

seule qui nous fait trouver dans les anciens toutes

les deacutecouvertes modernes Une phrase vide de sens

ou du moins inintelligible avant ces deacutecouvertes

suffit pour faire crier au plagiat raquo (De lrsquoesprit IV 7)

Et je demande au lecteur qursquoil me permette de citer

encore agrave ce sujet un autre passage du mecircme auteur

non par vaniteacute ni par arrogance mais simplement

pour qursquoil se rappelle la justesse de lrsquoideacutee qui y est

exprimeacutee et considegravere si quelque chose peut ou non

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sy appliquer agrave moi laquo Quiconque se plaicirct agrave

consideacuterer lrsquoesprit humain voit dans chaque siegravecle

cinq ou six hommes drsquoesprit tourner autour de la

deacutecouverte que fait lrsquohomme de geacutenie Si lrsquohonneur

en reste agrave ce dernier crsquoest que cette deacutecouverte est

entre ses mains plus feacuteconde que dans les mains de

tout autre crsquoest qursquoil rend ses ideacutees avec plus de

force et de netteteacute et qursquoenfin on voit toujours agrave la

maniegravere diffeacuterente dont les hommes tirent parti

drsquoun principe ou drsquoune deacutecouverte agrave qui ce principe

ou cette deacutecouverte appartient raquo (Ouvrage citeacute IV

I)

Par suite de la vieille guerre irreacuteconciliable que

partout et de tout temps lrsquoincapaciteacute et la sottise ont

meneacutee contre lrsquoesprit et lrsquointelligence mdash des leacutegions

contre quelques individus mdash celui qui apporte une

chose de valeur doit soutenir une peacutenible lutte

contre lrsquoinintelligence la veulerie le mauvais goucirct

les inteacuterecircts priveacutes et lrsquoenvie tous formant la belle

alliance de laquelle Chamfort a dit laquo En examinant

la ligue des sots contre les gens desprit on croirait

voir une conjuration de valets pour eacutecarter les

maicirctres raquo Dans mon cas il y avait en outre en jeu

un ennemi peu ordinaire Un grand nombre de ceux

auxquels aurait incombeacute la tacircche de guider le

jugement du public dans ma speacutecialiteacute eacutetaient

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appointeacutes et payeacutes pour propager vanter exalter

jusqursquoau ciel la machine heacutegeacutelienne la pire de toutes

les inventions Mais ce sont lagrave des choses qui ne

peuvent reacuteussir si lrsquoon veut en mecircme temps

accorder ses droits agrave ce qui est bon ne fucirct-ce qursquoen

une certaine mesure Ceci eacuteclaircira pour mes futurs

lecteurs le fait sans cela eacutenigmatique que je suis

resteacute aussi eacutetranger agrave mes propres contemporains

que lrsquohomme dans la lune Il faut reconnaicirctre

cependant qursquoun systegraveme drsquoideacutees qui mecircme en

lrsquoabsence de toute participation de la part drsquoautrui

est capable drsquooccuper sans relacircche et ardemment

son auteur pendant une longue vie et de lrsquoeacuteperonner

agrave un travail persistant et sans reacutecompense possegravede

en lui-mecircme un teacutemoignage de sa valeur et de sa

veacuteriteacute Priveacute de tout encouragement du dehors

lrsquoamour seul de mon œuvre a maintenu mes efforts

pendant les nombreux jours de mon existence et ne

mrsquoa pas permis de me fatiguer jrsquoai pu envisager

alors avec meacutepris la gloire bruyante acquise par ce

qui ne vaut rien Car agrave mon entreacutee dans la vie mon

geacutenie mrsquoavait laisseacute le choix ou reconnaicirctre la

veacuteriteacute mais ne plaire ainsi agrave personne ou comme

les autres enseigner le faux aux applaudissements

de la coterie qui vous entourer Le choix ne me fut

pas difficile En conseacutequence la fortune de ma

philosophie fut le contraire de celle des heacutegeacuteliens et

228 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

tellement le contraire qursquoon peut les regarder lrsquoune

et lrsquoautre comme le cocircteacute opposeacute de la mecircme feuille

vu la diffeacuterence de leur nature La machine

heacutegeacutelienne deacutepourvue de veacuteriteacute de clarteacute drsquoesprit

mecircme de bon sens srsquoenveloppant en outre dans le

plus reacutepugnant galimatias qursquoon ait jamais entendu

fut une philosophie universitaire octroyeacutee et

privileacutegieacutee par suite un non-sens qui nourrissait

son homme Ma philosophie apparaissant en mecircme

temps qursquoelle avait toutes les qualiteacutes manquant agrave

celle-ci mais elle nrsquoeacutetait pas faccedilonneacutee en vue de fins

supeacuterieures elle ne convenait nullement en ce

temps-lagrave agrave la chaire et comme lrsquoon dit elle nrsquoeacutetait

bonne agrave rien Il srsquoensuivit alors comme le jour suit

la nuit que la machine heacutegeacutelienne fut le drapeau

auquel tout le monde courut tandis que ma

philosophie ne trouva ni applaudissements ni

adheacuterents elle fut mecircme de propos deacutelibeacutereacute

complegravetement ignoreacutee et passeacutee sous silence voire

mecircme eacutetouffeacutee quand la chose eacutetait possible car sa

preacutesence aurait troubleacute le miseacuterable jeu en question

comme la lumiegravere du jour vient troubler les ombres

sur le mur Je devins en conseacutequence le masque de

fer ou comme dit le noble Dorguth28 le Kaspar

28 Conseiller de justice agrave Magdebourg philosophe plutocirct amateur Dorguth srsquoeacuteprit avant tout autre des ideacutees de

229 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Hauser des professeurs de philosophie on

mrsquointerdit lrsquoair et la lumiegravere afin que personne ne

me vicirct et que mes aspirations inneacutees ne pussent se

faire jour Mais maintenant lrsquohomme que les

professeurs de philosophie ont tueacute par le silence est

ressusciteacute agrave la grande consternation desdits

professeur qui ne savent deacutesormais quelle figure

prendre

Schopenhauer Degraves 1843 il le proclamait laquo le premier penseur systeacutematique reacuteel dans toute lhistoire litteacuteraire raquo et lui marqua degraves lors le deacutevouement dun apocirctre Schopenhauer lui sut constamment greacute de son zegravele agrave toute eacutepreuve laquo LrsquoEacutecole a subi une perte douloureuse eacutecrivait-il agrave un ami en novembre 1854 notre premier eacutevangeacuteliste Dorguth est mort du choleacutera agrave soixante-dix-sept ans La derniegravere lettre que jrsquoai reccedilue de lui six jours avant sa mort mannonce quil a conquis agrave ma cause un privat-docent de Gœttingue Ainsi fidegravele jusquau tombeau raquo (Le trad)

230 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

LA LITTEacuteRATURE SANSCRITE

Si je veacutenegravere agrave un tregraves haut degreacute les œuvres

religieuses et philosophiques de lrsquoInde je nrsquoai trouveacute

que rarement quelque plaisir agrave ses œuvres

poeacutetiques il mrsquoa mecircme sembleacute parfois qursquoelles sont

aussi deacutepourvues de goucirct et aussi monstrueuses que

la sculpture de ce pays Jrsquoestime mecircme avant tout

ses œuvres dramatiques pour les renseignements

tregraves instructifs et les documents sur la croyance

religieuse et sur les mœurs qursquoelles nous

fournissent Mon jugement peut provenir de ce que

la poeacutesie par sa nature est intraduisible Les ideacutees

et les mots y sont aussi intimement et solidement

entremecircleacutes que pars uterina et pars fœtalis

placentaelig de sorte qursquoon ne peut sans nuire agrave

celles-lagrave en substituer drsquoeacutetrangers agrave ceux-ci Tout ce

qui est meacutetrique et rimeacute est en reacutealiteacute un compromis

entre lrsquoideacutee et le langage mais ceci par sa nature

ne peut ecirctre accompli que sur le terrain indigegravene de

lrsquoideacutee non sur un terrain eacutetranger ougrave il faudrait le

transplanter et sur un terrain aussi infertile que le

sont en geacuteneacuteral les cerveaux des traducteurs Quoi

de plus opposeacute en effet que le libre eacutepanchement

231 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

de lrsquoenthousiasme drsquoun poegravete qui se manifeste

spontaneacutement et par instinct deacutejagrave revecirctu de la

mesure et de la rime et la douloureuse torture

calculatrice et froide du traducteur qui compte les

syllabes et cherche les rimes Comme ce qui nous

fait deacutefaut en Europe ce ne sont nullement les

œuvres poeacutetiques qui srsquoadressent directement agrave

nous mais les vues meacutetaphysiques exactes je suis

drsquoavis que les traducteurs du sanscrit devraient

consacrer leur labeur bien moins agrave la poeacutesie qursquoaux

Veacutedas aux Upanishads et aux œuvres

philosophiques

Il est bien difficile mecircme avec lrsquoaide des meilleurs

maicirctres soigneusement formeacutes en vue de cette

tacircche et celle des excellentes ressources

philologique creacuteeacutees au cours des siegravecles de parvenir

agrave la compreacutehension juste exacte et vivante des

auteurs grecs et romains dont les langues sont

pourtant celles de nos preacutedeacutecesseurs en Europe et

les megraveres des langues actuelles Or le sanscrit lui

est une langue qursquoon parlait dans lrsquoInde lointaine il y

a des milliers drsquoanneacutees et les moyens de lrsquoapprendre

sont relativement encore tregraves imparfaits Quand

pour ma part je songe agrave lrsquoimpression que les

traductions du sanscrit par des lettreacutes europeacuteens mdash

tregraves peu excepteacutees mdash font sur moi il me vient le

232 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

soupccedilon que ces lettreacutes ne peuvent pas comprendre

beaucoup mieux leurs textes que les eacutelegraveves de

seconde de nos eacutecoles ne comprennent les textes

grecs Seulement comme ces lettreacutes ne sont pas des

enfants mais des hommes instruits et intelligents

ils donnent agrave peu pregraves le sens geacuteneacuteral de ce qursquoils

comprennent travail dans lequel beaucoup de

choses peuvent se glisser ex ingenio Il en va

beaucoup plus mal encore du chinois des sinologues

europeacuteens qui tacirctonnent souvent dans lobscuriteacute

On en est convaincu lorsque lrsquoon constate comment

mecircme les plus savants drsquoentre eux se rectifient les

uns les autres et se deacutemontrent des erreurs

colossales On trouve de freacutequents exemples de ce

genre dans le Foe-Kue-ki dAbel Reacutemusat

Si je considegravere drsquoautre part que le sultan

Mohammed Daraschakoh le fregravere drsquoAureng-Zeb neacute

et eacuteleveacute dans lrsquoInde instruit penseur et avide de

savoir devait par conseacutequent connaicirctre son sanscrit

agrave peu pregraves aussi bien que nous notre latin sans

parler quil avait pour collaborateurs un certain

nombre des pundits les plus lettreacutes tout cela me

donne deacutejagrave par avance une haute opinion de sa

traduction des Upanishads du Veacuteda en persan Si je

considegravere ensuite avec quel profond respect tel qursquoil

convient agrave la matiegravere Anquetil Duperron a traiteacute

233 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

cette traduction persane en la rendant mot agrave mot en

latin en conservant de plus exactement la syntaxe

persane nonobstant la grammaire latine ainsi que

les mots sanscrits non traduits par le sultan pour ne

les expliquer que dans le glossaire alors je lis cette

traduction avec une pleine confiance qui se

confirme bientocirct agrave ma grande satisfaction Combien

lrsquoOupnekhat respire en effet lesprit saint des

Veacutedas Combien celui qui par une lecture attentive

a fini par srsquoassimiler le latin-persan de ce livre

incomparable nrsquoest-il pas saisi par cet esprit au plus

profond de lui-mecircme Comme chaque ligne est

remplie drsquoune signification ferme deacutetermineacutee

habituellement coheacuterente Et de chaque page se

preacutesentent agrave nous des penseacutees profondes originales

sublimes tandis qursquoun seacuterieux sacreacute plane sur

lensemble Tout respire ici lrsquoair indou et lrsquoexistence

primordiale apparenteacutee agrave la nature Et comme

lrsquoesprit est ici purifieacute de toute la superstition juive

qui lui a eacuteteacute inoculeacutee de bonne heure et de toute la

philosophie deacutevoueacutee agrave celle-ci Crsquoest la lecture du

monde la plus sublime et la plus feacuteconde en

reacutesultats Elle a eacuteteacute la consolation de ma vie et sera

celle de ma derniegravere heure En ce qui concerne

234 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

certains doutes eacuteleveacutes contre lrsquoauthenticiteacute de

lrsquoOupnekhat je renvoie agrave mon Eacutethique note de la

page 27129

Si maintenant je compare agrave ce livre les traductions

europeacuteennes de textes sacreacutes de lrsquoInde ou de

philosophes de cette nation celles-ci produisent sur

moi agrave part quelques tregraves rares exceptions telles que

le Bhagavat Gicircta de Schlegel et quelques passages

de la traduction des Veacutedas par Colebrooke

lrsquoimpression tout opposeacutee Elles mrsquooffrent des

peacuteriodes dont le sens geacuteneacuteral et abstrait est

souvent indeacutecis et indeacutetermineacute et dont le lien est

lacircche je ne perccedilois que des contours des ideacutees du

texte original avec des remplissages dont je

remarque le caractegravere eacutetranger des contradictions

apparaissent aussi tout est moderne vide fade

plat pauvre de sens et occidental crsquoest

europeacuteaniseacute angliciseacute franciseacute ou mecircme ce qui est

29 Voici cette note laquo On a contesteacute lrsquoauthenticiteacute de lrsquoOupnekhat en ce fondant sur certaines gloses marginales ajouteacutees par des copistes musulmans puis introduites dans le texte Mais cette authenticiteacute a eacuteteacute parfaitement eacutetablie par les indianistes F-H-F Windischmann (le fils) dans son Sancare sive de theologumenis Vedanticorum 1833 p XIX et Bochinger De la vie contemplative chez les Indous 1831 p12 raquo

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

le pire sublimeacute et embrouillardeacute agrave la maniegravere

allemande crsquoest-agrave-dire qursquoau lieu drsquoun sens clair et

net on ne trouve que des mots mais longuement

deacutelayeacutes Telle est par exemple la plus reacutecente de

ces traductions publieacutee par Rœr dans la Bibliotheca

Indica Calcutta 1853 numeacutero 41 on y reconnaicirct

tout aussitocirct lrsquoAllemand deacutejagrave habitueacute comme tel agrave

coucher sur le papier des peacuteriodes dans lesquelles il

laisse agrave drsquoautres le soin de trouver quelque chose de

clair et de preacutecis On nrsquoy sent aussi que trop souvent

quelque chose du fœtor judaiumlcus Tout cela diminue

ma confiance en de telles traductions surtout quand

je pense en outre que leurs auteurs pratiquent ce

travail pour gagner leur pain Le noble Anquetil

Duperron au contraire nrsquoa pas eacuteteacute pousseacute vers ces

eacutetudes par la neacutecessiteacute de vivre mais uniquement

par lrsquoamour de la science et la reacutecompense du

sultan Daraschakoh fut que sa tecircte tomba agrave ses

pieds par ordre de son fregravere impeacuterial Aureng-Zeb

mdashin majorem Dei gloriam Crsquoest ma ferme

conviction qursquoon ne peut obtenir jusquagrave preacutesent que

par lrsquoOupnekhat la veacuteritable connaissance des

Upanishads et par suite de la dogmatique

eacutesoteacuterique reacuteelle des Veacutedas on peut avoir parcouru

les autres traductions et lrsquoon na aucune ideacutee de la

chose Le sultan Daraschakoh semble aussi avoir eu

sous les yeux des manuscrits sanscrits beaucoup

236 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

meilleurs et plus complets que Ceux des lettreacutes

anglais

La Sanhita du Veacuteda ne peut ecirctre des mecircmes auteurs

ni du mecircme temps que lrsquoUpanishad on srsquoen

convainc pleinement en lisant le livre Ier de la

Sanhita du Rig-Veacuteda traduit par Rosen et la

traduction lu Sama-Veacuteda par Stevensen Tous deux

se composent de priegraveres et de rituels qui respirent

un sabaiumlsme passablement grossier Indra y est le

Dieu suprecircme invoqueacute et avec lui le soleil la lune

les vents et le feu Ceux-ci sont lrsquoobjet dans tous les

hymnes des plus serviles flagorneries avec des

priegraveres pour obtenir des vaches des aliments de la

boisson la victoire et des sacrifices Les sacrifices et

les cadeaux faits aux precirctres sont les uniques vertus

qui soient loueacutees Ormazd drsquoougrave est sorti plus tard

Jeacutehovah eacutetant en reacutealiteacute Indra (drsquoapregraves J-J

Schmidt) et aussi Mithra le soleil le culte du feu

srsquoest sans doute introduit chez les Guecircbres avec

Indra LUpanishad est comme je lrsquoai dit le produit

de la sagesse suprecircme humaine il nrsquoest destineacute

ainsi qursquoaux brahmanes instruits voilagrave pourquoi

Anquetil traduit ce nom par secretum tegendum La

Sanhita par contre est eacutesoteacuterique elle est quoique

indirectement destineacutee au peuple puisqursquoelle a

pour contenu la liturgie crsquoest-agrave-dire des priegraveres

237 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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publiques et des rites sacrificatoires aussi sa lecture

est-elle des plus insipides agrave en juger par les

eacutechantillons citeacutes Car Colebrooke a traduit dans

son traiteacute Sur les ceacutereacutemonies religieuses des Indous

des hymnes drsquoautres livres de la Sanhita qui

respirent un esprit apparenteacute agrave celui de

lrsquoUpanishad tel par exemple le bel hymne du

second Essai laquo The embodied spirit raquo etc dont

jrsquoai donneacute ailleurs une traduction30

A lrsquoeacutepoque ougrave les grands temples de lrsquoInde furent

tailleacutes dans les rochers lrsquoart drsquoeacutecrire nrsquoeacutetait peut-

ecirctre pas encore inventeacute et les nombreuses troupes

de precirctres qui habitaient ces temples eacutetaient les

30 Dans le chapitre des Parerga consacreacute agrave lrsquo laquo Eacutethique raquo On trouve cet hymne traduit dans notre volume Eacutethique droit et politique p 31 et nous le reproduisons ici laquo Lrsquoesprit incarneacute qui a mille tecirctes mille yeux mille pieds a sa racine dans la poitrine humaine et peacutenegravetre agrave la fois toute la terre Cet ecirctre est le monde et tout ce qui a eacuteteacute et sera Crsquoest ce qui srsquoaccroicirct par la nourriture et confegravere lrsquoimmortaliteacute Crsquoest lagrave sa grandeur et pour cela il est lrsquoesprit incarneacute le plus noble Les eacuteleacutements de ce monde constituent une part de son ecirctre et trois parts sont lrsquoimmortaliteacute dans le ciel Ces trois parts se sont eacuteleveacutes du monde mais lrsquoautre part est resteacute en arriegravere et est ce qui (par la migration des acircmes) jouit et ne jouit pas des fruits des bonnes et des mauvaises actions etc raquo (Le trad)

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reacuteservoirs vivants des Veacutedas dont chaque precirctre ou

chaque eacutecole savait par cœur et propageait une

partie Crsquoest ce qursquoont fait aussi les druides Crsquoest

sans doute plus tard que dans ces temples crsquoest-agrave-

dire dans le plus digne entourage ont eacuteteacute composeacutes

les Upanishads

La philosophie Sankhya consideacutereacutee comme

lrsquoanteacuteceacutedente du bouddhisme telle qursquoelle nous

apparaicirct in extenso dans la Karika de lrsquoIswara

Krischna traduite par Wilson mdash quoique toujours

comme agrave travers un brouillard par suite de

lrsquoinsuffisance de cette traductionmdash est inteacuteressante

et instructive en ce qursquoelle nous expose les dogmes

principaux de la philosophie indoue la neacutecessiteacute de

la deacutelivrance drsquoune existence peacutenible la

transmigration suivant les actes la connaissance

comme condition fondamentale de la deacutelivrance

etc avec lrsquoabondance et le haut seacuterieux dont ils sont

lobjet dans lrsquoInde depuis des milliers drsquoanneacutees

En attendant nous voyons toute cette philosophie

gacircteacutee par une ideacutee fondamentale fausse le dualisme

absolu entre Prakriti et Pourouscha Cest justement

le point ougrave la Sankhya srsquoeacutecarte des Veacutedas Prakriti

est manifestement la natura naturans et en mecircme

temps la matiegravere en soi crsquoest-agrave-dire sans aucune

239 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

forme seulement penseacutee et non perccedilue celle-ci

ainsi conccedilue peut toute chose naissant drsquoelle ecirctre

reacuteellement regardeacutee comme identique avec la

natura naturans Mais Pourouscha est le sujet de la

connaissance car elle est perceptible inactive

simple spectatrice Cependant tous deux sont

envisageacutes comme absolument diffeacuterents et

indeacutependants lrsquoun de lrsquoautre aussi lrsquoexplication

pourquoi Prakriti se torture pour deacutelivrer

Pourouscha est-elle insuffisante (verset 60)

Lrsquoouvrage entier enseigne ensuite que la deacutelivrance

de Pourouscha est le but final au contraire crsquoest

tout agrave coup Prakriti qui doit ecirctre deacutelivreacutee Toutes ces

antinomies disparaicirctraient si lrsquoon avait pour

Prakriti et Pourouscha une racine commune que

tout indique mecircme contre la volonteacute de Kapila ou

Pourouscha serait une modification de Prakriti et le

dualisme se romprait en tout cas Pour introduire de

La raison dans cela il mrsquoest impossible de voir en

Prakriti autre chose que la volonteacute et en

Pourouscha autre chose que le sujet de la

connaissance

Un trait de petitesse et de peacutedantisme propre agrave la

Sankhya crsquoest sa meacutethode du calcul son

deacutenombrement et son eacutenumeacuteration de toutes les

qualiteacutes etc Ce trait semble drsquoailleurs ecirctre

240 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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particulier au pays puisque les eacutecrits bouddhistes

procegravedent de la mecircme faccedilon

Le sens moral de la meacutetempsycose dans toutes les

religions indoues nest pas seulement que nous

expiions dans une seconde naissance toute

injustice commis par nous mais aussi que nous

regardions toute injustice dont nous sommes la

victime comme bien meacuteriteacutee par nos meacutefaits dans

une existence anteacuterieure

Lrsquoappellation de laquo reacutegeacuteneacutereacutes raquo donneacutee aux

membres des trois castes supeacuterieures peut

srsquoexpliquer comme cela a lieu habituellement par le

fait que lrsquoinvestiture du saint cordon qui met les

jeunes gens hors de tutelle est pour eux comme une

seconde naissance Mais la veacuteritable raison crsquoest

que par suite seulement de remarquables meacuterites

dans une vie anteacuterieure on prend naissance dans

ces castes et qursquoon doit en conseacutequence avoir deacutejagrave

existeacute dans cette vie en tant qursquoecirctre humain tandis

que lrsquoecirctre neacute dans la derniegravere caste ou une plus

infime encore peut avoir eacuteteacute auparavant un animal

Parmi les indices qui reacutevegravelent que les Eacutegyptiens

(Eacutethiopiens) ou du moins leurs precirctres sont venus

de lrsquoInde on peut lire aussi dans la Vie drsquoApollonius

241 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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de Thyane les passages des livres III chap xx et

livre VI chap II

Vous raillez les eacuteons et les kalpas du bouddhisme

Le christianisme lui a pris une position de laquelle

il embrasse un court espace de temps Le

bouddhisme en a pris une drsquoougrave lrsquoinfiniteacute lui apparaicirct

dans le temps et dans lrsquoespace et qui devient son

thegraveme

De mecircme que la Lalitavistara assez simple et

naturelle au deacutebut est devenue plus compliqueacutee et

plus merveilleuse dans chaque nouvelle reacutedaction

qursquoelle a subie de la part de chaque concile successif

ainsi le dogme lui-mecircme a vu ses quelques doctrines

simples et grandioses se compliquer confuseacutement

peu agrave peu de commentaires deacutetailleacutes dexposeacutes de

temps et drsquoespace de personnifications de

localisations empiriques etc Crsquoest la faute de la

tournure drsquoesprit de la multitude qui veut occuper

son imagination et ne trouve pas de plaisir agrave ce qui

est simple et abstrait

Les dogmes brahmaniques et les distinctions de

Brahm et Brahma de Paramatma et de Djiwatma

242 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

de Hiranya-Garbha Pradjapati Pourouscha

Prakriti etc 31 ne sont au fond que des fictions

mythologiques imagineacutees en vue de faire apparaicirctre

comme objectif ce qui nrsquoa essentiellement qursquoune

existence subjective aussi Bouddha y a-t-il renonceacute

et ne connaicirct-il que le sansara et le nirvana Plus en

effet les dogmes sont devenu confus bigarreacutes et

compliqueacutes et plus ils ont revecirctu drsquoun aspect

mythologique Crsquoest ce que comprend mieux le

yogui ou saniassi qui prenant sa position

concentre tous ses sens en lui-mecircme puis oublie

tout le monde et sa propre personnaliteacute Une seule

chose reste encore dans sa conscience lrsquoessence

primordiale Seulement la chose est plus facile agrave dire

qursquoagrave faire

Leacutetat de deacutegradation des Indous autrefois si

hautement cultiveacutes est le reacutesultat de lrsquoeacutepouvantable

oppression que pendant sept cents ans ils ont subie

de la part des mahomeacutetans qui voulaient les

convertir par la violence agrave lrsquoislamisme Aujourdrsquohui

il nrsquoy a de mahomeacutetans qursquoun huitiegraveme de la

population de lrsquoInde (Edinburgh Review janvier

1858)

31 On les trouvera tregraves bien reacutesumeacutes dans lrsquoexcellent livre de J -B Obry Du Nirvana indien 1856

243 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Il est vraisemblable que la mythologie des Grecs et

des Romains est apparenteacutee juste daussi loin agrave celle

des Indous que le grec et le latin le sont au sanscrit

et la mythologie eacutegyptienne agrave toutes deux Zeus

Poseacuteidon et Hadegraves sont peut-ecirctre brahma Vischnou

et Schiva ce dernier a un trident dont le sens est

inexpliqueacute chez Poseacuteidon La clef du Nil crux

ansata symbole de la Veacutenus est exactement le

Lingam et le yoni des schivaiumltes Osiris ou Isiris est

peut-ecirctre Isvara Seigneur et Dieu Les Eacutegyptiens et

les Indous adoraient le lotus

Janus signifierait laquo le chaos comme uniteacute

primordiale raquo (Explication de Janus par Schelling agrave

lrsquoAcadeacutemie de Berlin) Walz De religione

Romanorum antiquissima (Programme de

lrsquoUniversiteacute de Tubingue 1845) donne une

explication beaucoup plus profonde Janus serait

Yama le dieu de la mort qui a deux visages et

parfois quatre En temps de guerre les portes de la

mort sont ouvertes Et Pradjavati ne serait-il pas par

hasard Japet

La deacuteesse Anna Pourna des Indous (Langlegraves

Monuments de lrsquoInde t II p 107) est certainement

lAnna Perenna des Romain Ce point a eacuteteacute depuis

longtemps constateacute et eacutelucideacute (Asiatic Researches t

244 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

VIII pp 69-73) Baghis un surnom de Schiva

rappel le voyant Bakis (Ibid t I p 178) Dans

Sakontala (acte VI agrave la fin) Indra est surnommeacute

Divespetir eacutevidemment Diespiter

Un point qui parle fort en faveur de lrsquoidentiteacute du

Bouddha avec le Wodan crsquoest que drsquoapregraves Langlegraves

(ouvrage citeacute t II) le mercredi (Wodan-day) est

sacreacute pour le (Mercure) et le Bouddha mdash Le mot

laquo korban raquo que lrsquoOupnekhat traduit par

sacrificium apparaicirct chez lrsquoeacutevangeacuteliste Marc (7 II)

laquo Tout don que je fais agrave Dieu vous soit utile il

satisfait agrave la loi raquo en latin corban crsquoest-agrave-dire

munus Den dicatum Mais le plus important est ce

qui suit la planegravete Mercure est sacreacutee pour le

Bouddha est identifieacutee en une certaine mesure avec

lui et le mercredi est le jour de Bouddha Mercure

est le fils de Maia et Bouddha le fils le la reine Maiumla

Cela ne peut ecirctre un hasard laquo Ici disent les

Souabes est enterreacute un minnesinger raquo (Voir

cependant Manual of Buddhisrn p 354 note et

Asiatic Researches t I p 162)

Spence Hardy raconte (On Eastern Monachism p

122) que talars agrave offrir aux precirctres dans une certaine

solenniteacute doivent ecirctre tisseacutes et termineacutes en un seul

jour Crsquoest ce que dit eacutegalement Heacuterodote (Histoire

245 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

chap CXXI) au sujet drsquoun vecirctement offert agrave un

precirctre en une occasion solennelle)

Lrsquoautochtone des Allemands est Mannus son fils est

Thuiskon Dans lrsquoOupnekhat (t II p 347 et t 1 p

96) le premier homme srsquoappelle Man

On sait que Satyavatri est identique agrave Menou ou

Manou comme drsquoautre part agrave Noeacute Or le pegravere de

Samson se nomme Manoeacute (Les Juges chap XIII)

donc Manou Manoeacute Noeacute La Vulgate eacutecrit Μανωέ

et Νωέ Noeacute ne serait-il pas justement Manoeacute en

omettant la premiegravere syllabe

Chez les Eacutetruriens Jupiter se nommait Tina

(Moreau de Jonnegraves seacuteance de lrsquoAcadeacutemie des

sciences morales et politiques deacutecembre 1850) Y

aurait-il lagrave un rapport avec le chinois Tien En tout

cas les Etruriens avaient lAnna Perenna des

Indous

Toutes ces analogies sont eacutetudieacutees dune faccedilon tregraves

approfondie par Wilford et Burr dans les Asiatic

Researches

246 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

QUELQUES CONSIDEacuteRATIONS

ARCHEacuteOLOGIQUES

Le nom de Peacutelasges apparenteacute sans aucun doute agrave

celui de Pelagus est la deacutesignation geacuteneacuterale des

petites tribus asiatiques isoleacutees disperseacutees eacutegareacutees

qui arrivegraverent les premiegraveres en Europe ougrave elles ne

tardegraverent pas agrave oublier complegravetement la tradition la

religion et la civilisation de leur patrie Favoriseacutees

par lrsquoinfluence du beau climat tempeacutereacute et du bon sol

comme par celle des cocirctes de la Gregravece et de lrsquoAsie-

Mineure elles acquirent drsquoelles-mecircmes sous le nom

drsquoHellegravenes un deacuteveloppement tout naturel et une

culture purement humaine comme on nrsquoen avait vu

nulle part avant elles En accord avec ceci elles

nrsquoavaient non plus qursquoune religion enfantine agrave

moitieacute plaisante le seacuterieux se reacutefugiait dans les

mystegraveres et la trageacutedie A cette nation grecque toute

seule nous devons la conception exacte et la

repreacutesentation naturelle du visage et de lrsquoexteacuterieur

humain la deacutecouverte des rapports architecturaux

seuls reacuteguliers et agrave jamais eacutetablis par elle le

deacuteveloppement de toutes les formes veacuteritables de

poeacutesie avec lrsquoinvention de la mesure meacutetrique

vraiment belle lrsquoexposition de systegravemes

247 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

philosophiques drsquoapregraves toutes les directions

fondamentales de la penseacutee humaine les eacuteleacutements

des matheacutematiques les bases drsquoune leacutegislation

raisonnable et dune maniegravere geacuteneacuterale la

conception normale drsquoune existence humaine

reacuteellement belle et noble Car ce petit peuple choisi

des Muses et des Gracircces eacutetait doueacute on peut le dire

de lrsquoinstinct de la beauteacute Cet instinct srsquoeacutetendait agrave

tout aux visages aux formes corporelles aux

postures aux vecirctements aux armes aux bacirctiments

aux vases aux ustensiles agrave tout et ne lrsquoabandonna

jamais Aussi nous eacuteloignerons-nous toujours

drsquoautant plus du bon goucirct et de la beauteacute que nous

nous eacuteloignons des Grecs surtout en sculpture et en

architecture et les anciens ne vieilliront jamais Ils

sont et restent lrsquoeacutetoile polaire qui doit guider tous

nos efforts en litteacuterature dans les arts plastiques et

qursquoil ne nous faut jamais perdre des yeux Honte agrave

lrsquoeacutepoque qui aurait lrsquoaudace de laisser les anciens de

cocircteacute Si un laquo temps preacutesent raquo corrompu miseacuterable

et purement mateacuteriel se risquait agrave quitter leur eacutecole

pour se sentir plus agrave lrsquoaise dans sa propre

preacutesomption il segravemerait la honte et le

deacuteshonneur32

32 Les Grecs eacutetaient comme les Germains une tribu mdash ou

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Par contre dans les arts meacutecaniques et techniques

les Grecs sont tregraves en arriegravere de nous crsquoest que ces

choses-lagrave exigent plus de temps de patience de

meacutethode et drsquoexpeacuterience que de hautes forces

intellectuelles Aussi la plupart des œuvres

scientifiques des anciens ne peuvent-elles guegravere

nous renseigner que sur ce que ceux-ci nrsquoont pas su

Pour se rendre compte jusqursquoagrave quel point les

horde mdash eacutemigreacutee drsquoAsie et ces deux peuples eacuteloigneacutes de leur pairie se sont tireacutes drsquoaffaire uniquement par leurs propres ressources Mais que devinrent dune part les Grecs de lautre les Germains Il suffit de comparer la mythologie des uns et des autres Car Crsquoest sur celle-ci que les Grecs fondegraverent plus tard leur poeacutesie et leur philosophie leurs premiers eacuteducateurs furent les anciens chanteurs Orpheacutee Museacutee Amphion Linus finalement Homegravere Ils furent suivis par les sept sages puis par les philosophes Ainsi les Grecs traversegraverent en quelque sorte les trois classes de leur eacutecole chose dont il nest nullement question chez les Germains avant la migration des peuples Dans les lyceacutees on ne devrait pas enseigner lancienne litteacuterature germanique telle que les Nibelunyen et autres poegravetes du moyen acircge Ces productions-lagrave sont a la veacuteriteacute excessivement curieuses et meacuteritent drsquoecirctre lues mais elles ne contribuent pas agrave la formation du goucirct et prennent le temps qui appartient agrave la vieille litteacuterature vraiment classique Si vous substituez nobles germains et patriotes allemands de meacutechants vieux vers allemands aux classiques grecs et romains vous nrsquoeacutelegraveverez que des porteurs de peaux drsquoours Comparer mecircme lesdits Nibelungen agrave lrsquoIliade cest lagrave un veacuteritable blasphegraveme qursquoil convient deacutepargner aux oreilles de la jeunesse avant tout

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anciens ont pousseacute lrsquoignorance en physique et en

physiologie on nrsquoa qursquoagrave lire les Problegravemes drsquoAristote

crsquoest lagrave un vrai speacutecimen ignorantiaelig veterum Les

problegravemes eux-mecircmes sont le plus souvent exacts et

en partie bien conccedilus mais les solutions en sont en

geacuteneacuteral pitoyables parce que lrsquoauteur ne connaicirct pas

drsquoautres eacuteleacutements drsquoexplication que le perpeacutetuel

chaud et froid sec et humide

Lrsquoode dOrpheacutee dans le livre I des Eclogaelig de

Stobeacutee est du pantheacuteisme indou embelli par le sens

plastique des Grecs Elle nrsquoest certainement pas

drsquoOrpheacutee mais est pourtant vieille puisqursquoun

passage en est deacutejagrave citeacute dans le pseudo-Arislote De

mundo livre qursquoon a voulu reacutecemment attribuer agrave

Chrysippe Une inspiration vraiment orphique

pourrait tregraves bien en faire le fond on se sent en

reacutealiteacute tenteacute de la regarder comme un document sur

le passage de la religion indoue au polytheacuteisme

helleacutenique En tout cas on peut la prendre comme

le contre-poison de lrsquohymne de Cleacuteanthe agrave Zeus que

nous a conserveacute le mecircme livre et qui vu son odeur

juive meacuteconnaissable plaicirct tellement aux gens Il

mrsquoest impossible de croire que Cleacuteanthe le stoiumlcien

conseacutequemment pantheacuteiste ait eacutecrit cette

flagornerie reacutepugnante agrave mon avis lrsquoauteur en est

250 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

un juif drsquoAlexandrie Quoi quil en soit il ne

convient pas de profaner ainsi le nom du Kronide

Clothon Lacheacutesis et Atropos expriment la mecircme

ideacutee que Brahma Vischnou et Schiva mais cette

ideacutee est trop naturelle pour que nous puissions en

conclure agrave une parenteacute historique

Dans Homegravere les phrases tropes images et

tournures revenant indeacutefiniment sont si raides si

rigides drsquoallure si meacutecanique qursquoon les croirait

tailleacutes sur des patrons

La poeacutesie est plus ancienne que la prose puisque

Pheacutereacutecyde et Heacutecateacutee de Milet ont eacuteteacute les premiers agrave

eacutecrire en prose lrsquoun la philosophie lrsquoautre lhistoire

fait qui a eacuteteacute noteacute par les anciens comme une

curiositeacute En voici lrsquoexplication Avant lrsquoexistence de

lrsquoeacutecriture on cherchait agrave perpeacutetuer dans leur

authenticiteacute les faits et les ideacutees dignes drsquoattention

en les fixant en vers Lorsque lrsquoeacutecriture fut connue il

devint naturel qursquoon eacutecrivicirct tout en vers puisque

tout ce que lrsquoon savait crsquoest que les choses

meacutemorables eacutetaient conserveacutees en vers Crsquoest de lagrave

que naquirent ces premiers prosateurs qui

rompirent ainsi avec une forme devenue superflue

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Tout ce qui reste des mystegraveres des Grecs ou plutocirct

leur seule analogie crsquoest la franc-maccedilonnerie La

reacuteception dans celle-ci est le laquo celui qui est initieacute raquo et

lrsquo laquo initiation raquo les enseignements ce sont les

laquo mystegraveres raquo et les diffeacuterents degreacutes sont les laquo les

petits les grands et les plus grands mystegraveres raquo Une

telle analogie nrsquoest ni accidentelle ni traditionnelle

mais vient de ce que la chose a sa racine dans la

nature humaine Chez les mahomeacutetans le soufisme

rappelle les mystegraveres Les Romains nrsquoayant pas de

mystegraveres agrave eux eacutetaient initieacutes agrave ceux des dieux

eacutetrangers particuliegraverement dIsis dont le culte agrave

Rome remonte aux premiers temps

Notre vecirctement a une certaine influence presque sur

toutes nos postures et nos gestes Il nrsquoen eacutetait pas

ainsi de ceux des anciens que leur goucirct estheacutetique

preacutemunit peut-ecirctre contre un tel mal et qui

gardegraverent leur ample vecirctement non ajusteacute Voilagrave

pourquoi un acteur revecirctu du costume antique doit

eacuteviter tous les mouvements et toutes les postures

ameneacutes par notre vecirctement moderne et qui sont

passeacutes agrave leacutetat drsquohabitude Ce nrsquoest pas une raison

pour qursquoil se carre et se boursoufle comme un

polichinelle franccedilais qui deacuteclame son Racine en toge

et en tunique

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Il conviendrait peut-ecirctre de caracteacuteriser lrsquoesprit des

anciens en disant qursquoils srsquoefforccedilaient en geacuteneacuteral et

en toutes choses de rester aussi pregraves que possible de

la nature et au contraire lrsquoesprit de la geacuteneacuteration

nouvelle en disant qursquoil srsquoefforce de srsquoeacuteloigner le

plus possible de celle-ci Comparez simplement le

vecirctement les mœurs les ustensiles lrsquohabitation les

vases lrsquoart la religion la maniegravere de vivre des

anciens et des modernes

253 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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CONSIDEacuteRATIONS MYTHOLOGIQUES

Crsquoest peut-ecirctre une conseacutequence de la parenteacute

originelle de tous les ecirctres de ce monde de

pheacutenomegravenes par suite de son uniteacute dans la chose en

soi mais ce qui est incontestable crsquoest que tous

dans leur ensemble ont un type semblable et que

certaines lois quoique assez geacuteneacuterales se

manifestent les mecircmes chez tous Cela explique

qursquoon peut rapprocher les unes des autres ou rendre

sensibles non seulement les choses les plus

opposeacutees mais que lon trouve aussi des alleacutegories

frappantes mecircme dans des sujets qui ne les

recherchaient pas Le conte incomparablement beau

de Goethe sur le laquo serpent vert raquo et autres

personnages en donne une preuve exquise Chaque

lecteur se sent presque contraint agrave y chercher un

sens alleacutegorique et crsquoest ce que firent aussitocirct

beaucoup de gens avec un grand deacuteploiement de

zegravele et de seacuterieux de la faccedilon la plus diverse au

grand amusement du poegravete qui nrsquoy avait poursuivi

aucune alleacutegorie Les Eudes sur les œuvres de

Goethe de Duntzer 1849 relatent cette histoire

Pour ma part je la connaissais depuis longtemps

Goethe lui-mecircme mrsquoen ayant longuement entretenu

254 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Crsquoest agrave cette analogie universelle et agrave cette identiteacute

typique des choses que la fable eacutesopique doit son

origine et crsquoest en vertu drsquoelles que lrsquohistoire peut

devenir alleacutegorie et lrsquoalleacutegorie histoire

Plus que tout le reste cependant la mythologie des

Grecs a fourni de tout temps matiegravere agrave des

interpreacutetations alleacutegoriques Elle y invite parce

qursquoelle offre des scheacutemas pour lrsquointuition de presque

chaque ideacutee fondamentale renferme en quelque

sorte les types primordiaux de toutes les choses et

de toutes les circonstances types qui comme tels

sont toujours et partout transparents et nrsquoest-elle

pas issue en reacutealiteacute de lrsquoinstinct qui pousse les

Grecs agrave tout personnifier Aussi degraves les temps les

plus anciens avant Heacutesiode ces mythes revecirctirent-

ils une forme alleacutegorique Crsquoest par exemple une

alleacutegorie morale que nous preacutesente ce poegravete quand

il eacutenumegravere les enfants de la Nuit puis les enfants

drsquoEris qui sont le Travail la Peine33 La Faim la

Douleur la Lutte le Meurtre la Discorde le

Mensonge lrsquoInjustice le Mal et le Serment

(Theacuteogonie vers 211 et suiv) Comme alleacutegorie

33 Je lis pour ma part drsquoapregraves ma conjecture personnelle non λήθην mais λώβην

255 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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physique il faut citer sa description de la Nuit et du

Jour du Sommeil et de la Mort tous personnifieacutes

(Ibib ver 746-765)

Chaque systegraveme cosmologique et mecircme

meacutetaphysique receacutelera pour la raison alleacutegueacutee une

alleacutegorie existant dans la mythologie Drsquoailleurs la

plupart des mythes expriment plutocirct des veacuteriteacutes

simplement soupccedilonneacutees que nettement conccedilues

Car ces Grecs primitifs eacutetaient comme Goethe dans

sa jeunesse il leur eacutetait impossible drsquoexprimer leurs

ideacutees autrement qursquoen images et en symboles Par

contre pour ce qui est des seacuterieux et peacutenibles

commentaires de Creutzer sur la mythologie dans

laquelle il voit le deacutepositoire de veacuteriteacutes physiques et

meacutetaphysiques qui lui ont et confieacutees agrave dessein mdash

thegravese qursquoil deacuteveloppe avec un verbiage qui nrsquoen finit

pas et une prolixiteacute accablante mdash je les expeacutedierai

par cette phrase drsquoAristote (Meacutetaphysique II 4 )

Sed ea quaelig mythice blaterantur non est operaelig

pretium serio et accurate considerare [Pour ce qui

est du radotage mythologique cela ne vaut pas la

peine de le prendre au seacuterieusement en

consideacuteration] En cela aussi drsquoailleurs Aristote se

montre lrsquoantipode de Platon qui srsquointeacuteresse

volontiers aux mythes mais par voie alleacutegorique

256 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Les significations alleacutegoriques suivantes de quelques

mythes grecs tenteacutees par moi peuvent donc ecirctre

prises dans le sens que je viens drsquoindiquer

Dans les premiers grands traits fondamentaux du

systegraveme mythologique on peut voir une alleacutegorie

des principes ontologiques et cosmologiques

supeacuterieurs Ouranos est lrsquoespace la condition

premiegravere de toute lrsquoexistence crsquoest-agrave-dire le premier

geacuteniteur avec Geacutea la deacuteesse qui renferme les

choses Kronos est le temps Il chacirctre le principe

engendrant le temps aneacuteantit toute force geacutenitrice

ou plus exactement la faculteacute drsquoengendrer de

nouvelles formes la procreacuteation primitive des sexes

vivants cesse apregraves la premiegravere peacuteriode du monde

Zeus qui est deacuterobeacute agrave la voraciteacute de son pegravere est la

matiegravere elle seule eacutechappe agrave la puissance du temps

qui aneacuteantit tout le reste elle persiste Cest drsquoelle

que procegravedent toutes les choses Zeus est le pegravere

des dieux et des hommes

Examinons les choses de plus pregraves Ouranos ne

laisse pas voir le jour aux enfants qursquoil a engendreacutes

avec la Terre mais les cache dans les profondeurs

de celle-ci (Heacutesiode Theacuteogonie vers 156 et suiv)

Ceci peut srsquoappliquer aux premiers produits

zoologiques de la nature qui ne nous apparaissent

257 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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qursquoagrave lrsquoeacutetat fossile Mais on peut aussi bien voir dans

les os des meacutegatheacuterions et des mastodontes les

geacuteants preacutecipiteacutes par Zeus dans les enfers N-a-t-on

pas preacutetendu mecircme au siegravecle dernier y reconnaicirctre

les ossements des anges deacutechus En reacutealiteacute la

theacuteogonie drsquoHeacutesiode semble receacuteler agrave sa base une

obscure notion des premiegraveres transformations du

globe terrestre et de la lutte entre la surface oxydeacutee

susceptible de vie et les forces naturelles

indomptables et dominant les matiegraveres oxydables

bannies par elle agrave lrsquointeacuterieur

Kronos le ruseacute chacirctre donc Ouranos par ruse Ceci

peut srsquointerpreacuteter ainsi le Temps qui srsquoavance agrave pas

de loup qui vient agrave bout de tout qui nous enlegraveve

secregravetement une chose apregraves lrsquoautre finit aussi par

ravir au Ciel qui engendra avec la Terre crsquoest-agrave-dire

agrave la Nature 1a force de produire de nouvelles

formes originelles mais celles deacutejagrave produites

persistent dans le temps comme espegravece Kronos

cependant deacutevore ses propres enfants le Temps

qui ne produit plus de familles mais seulement des

individus nrsquoengendre que des ecirctres mortels Zeus

seul eacutechappe agrave ce destin comme lui eacutegalement les

258 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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heacuteros et les sages sont immortels Entrons dans les

deacutetails

Apregraves que le Ciel et la Terre cest-agrave-dire la Nature

ont perdu leur force reproductive qui fournissait de

nouvelles formes cette force se transforme en

Aphrodite qui naicirct de lrsquoeacutecume des parties geacutenitales

drsquoOuranos coupeacutees et tombeacutees dans la mer et qui

est la procreacuteation sexuelle des individus isoleacutes en

vue du maintien de lrsquoespegravece existante puisque de

nouvelles espegraveces ne peuvent plus apparaicirctre Eacuteros

et Himeros accompagnent Aphrodite et lui viennent

en aide dans ce but (Heacutesiode Theacuteogonie vers 173-

201)

Le lien et lrsquouniteacute de la nature humaine avec la nature

animale et le reste de la nature par conseacutequent du

microcosme avec le macrocosme parle par le sphinx

mysteacuterieux au sein gros drsquoeacutenigmes par les

centaures par lrsquoArteacutemise drsquoEacutephegravese aux formes

animales varieacutees sous ses nombreuses mamelles

comme par les corps humains eacutegyptiens agrave tecirctes

drsquoanimaux et au ganesa indou enfin par les

taureaux et les lions ninivites agrave tecirctes drsquohommes qui

nous rappellent lrsquoavatar du lion-homme

259 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Les japeacutetides repreacutesentent quatre proprieacuteteacutes

fondamentales du caractegravere humain avec les

souffrances qui y sont attacheacutees Atlas le patient

doit porter Menœtius le vaillant est dompteacute et

preacutecipiteacute dans lrsquoabicircme Promeacutetheacutee le prudent et

lrsquoaviseacute est enchaicircneacute crsquoest-agrave-dire entraveacute dans son

activiteacute et le Vautour crsquoest-agrave-dire le souci lui ronge

le cœur Eacutepimeacutetheacutee le cerveau vide lrsquoeacutetourdi est

puni par sa propre folie

Promeacutetheacutee personnifie tout particuliegraverement la

preacutevision humaine la penseacutee du lendemain

supeacuterioriteacute que possegravede lrsquohomme sur lrsquoanimal Voilagrave

pourquoi il a le don de propheacutetie celui-ci indique le

pouvoir de la preacutevision reacutefleacutechie Voilagrave pourquoi

aussi il procure agrave lrsquohomme lrsquousage du feu que

lrsquoanimal ne connaicirct pas et jette la base des arts de la

vie Mais ce privilegravege de la preacutevision lrsquohomme doit

lrsquoexpier par la torture incessante du souci que

lanimal ne connaicirct pas non plus crsquoest le vautour qui

deacutevore le foie de Promeacutetheacutee enchaicircneacute Eacutepimeacutetheacutee

qui sera imagineacute ulteacuterieurement comme corollaire

repreacutesente la preacutevision trop tardive la reacutecompense

de la leacutegegravereteacute et de lrsquoeacutetourderie

Plotin donne (Enneacuteades livre IV I chap XIV) une

interpreacutetation toute diffeacuterente meacutetaphysique et

260 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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drsquoailleurs suggestive de Promeacutetheacutee Il est agrave ses

yeux lrsquoacircme du monde creacutee les hommes est pour

cela enlaceacute dans les chaicircnes qursquoun Hercule seul peut

briser etc

Lrsquointerpreacutetation suivante serait du goucirct des ennemis

actuels de lrsquoEacuteglise le Promeacutetheacutee enchaicircneacute est la

raison enchaicircneacutee par les dieux (la religion) seule la

chute de Zeus peut la deacutelivrer

La fable de Pandore nrsquoa jamais eacuteteacute claire pour moi

elle nous est certainement parvenue sous une forme

incoheacuterente et travestie Je soupccedilonne qursquoHeacutesiode

lui-mecircme lrsquoa deacutejagrave mal comprise et mal interpreacuteteacutee

Ce ne sont pas tous les maux du monde mais tous

ses biens que Pandore comme son nom seul

lrsquoindique deacutetient dans sa boicircte Lorsque Eacutepimeacutetheacutee

ouvre celle-ci intempestivement les biens srsquoenvolent

dans tous les sens lrsquoespeacuterance seule demeure sauve

et reste agrave lrsquohomme Jrsquoai fini par avoir la satisfaction

de trouver chez les anciens quelques passages qui

confirment ma maniegravere de voir notamment une

eacutepigramme de lAnthologie (Delectus

epigrammatum graeligcorum eacutedit Jacobs chap VII

eacutepigr 84) et un passage de Babrios citeacute lagrave mecircme et

qui commence ainsi laquo Zeus rassemblant en un vase

toutes les bonnes choses raquo (Fable 57)

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Lrsquoeacutepithegravete speacuteciale λιγύφωνοι [voix claires]

qursquoHeacutesiode applique aux Hespeacuterides en deux

endroits de sa Theacuteogonie (vers 275 et 518) a eacuteveilleacute

en moi lrsquoideacutee drsquoailleurs eacutetrange eacutetant donneacute leur

nom et leur seacutejour releacutegueacute si loin vers lrsquoOccident si

par les Hespeacuterides il ne fallait pas entendre des

chauve-souris Cette eacutepithegravete reacutepond tregraves bien au

ton bref et sifflant de ces animaux34 qui seraient du

reste plus justement deacutenommeacutes έσπέριδες [filles du

soir hespeacuterideacutes] que νυκτεριδες [filles de la nuit

nycteacuterides] vu qursquoils volent beaucoup plus le soir

que la nuit pour capturer les insectes et que le mot

έσπέριδες a preacuteciseacutement le mecircme sens que le

vespertiliones latin Je ne veux donc pas celer mon

ideacutee puisqursquoil pourrait se faire que quelqursquoun dont

elle eacuteveillerait lrsquoattention trouvacirct drsquoautres appuis de

sa confirmation Si les cheacuterubins sont des bœufs

aileacutes pourquoi les Hespeacuterides ne seraient-elles pas

des chauve-souris Peut-ecirctre srsquoagit-il drsquoAlcithoeacute et

de ses sœurs qui dans les Meacutetamorphoses dOvide

(livre VI vers 391 et suiv) sont changeacutees en

chauve-souris

34 Piauler elles piaulent comme des chauves-souris (Heacuterodote IV 183)

262 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Si le hibou est lrsquooiseau de Minerve la raison peut

srsquoen trouver dans les eacutetudes nocturnes des lettreacutes

Ce nrsquoest ni sans motif ni sans signification que le

mythe fait avaler et digeacuterer des pierres par Kronos

Car tout ce qui ne peut ecirctre digeacutereacute chagrins ennuis

pertes mortifications le temps seul le digegravere

La chute des geacuteants que Zeus foudroie et preacutecipite

dans les enfers semble ecirctre la mecircme histoire que la

chute des anges reacutevolteacutes contre Jeacutehovah

Lrsquohistoire drsquoIdomeacuteneacutee qui sacrifie son fils ex voto

et celle de Jephteacute sont au fond la mecircme histoire

De mecircme que la racine de la langue gothique

comme celle de la langue grecque se trouve dans le

sanscrit nrsquoy a-t-il pas une mythologie plus ancienne

drsquoougrave sont sorties les mythologies grecque et juive

On pourrait mecircme preacutetendre si lrsquoon voulait faire de

lrsquoesprit que la longue nuit jumelle dans laquelle

Zeus engendra Heacuteraclegraves avec Alemegravene vint de ce

que plus agrave lrsquoest devant Jeacutericho Josueacute arrecircta le

soleil Zeus et Jeacutehovah jouaient ainsi ensemble agrave

cache-cache car les dieux du ciel comme ceux de la

terre sont toujours secregravetement amis Mais

combien innocents eacutetaient les amusements de Pegravere

263 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Zeus en comparaison des meneacutees sanglantes de

Jeacutehovah et de son peuple eacutelu de brigands

Pour finir je donnerai encore mon interpreacutetation

alleacutegorique tregraves subtile et tregraves eacutetrange drsquoun mythe

connu mis en valeur surtout par Apuleacutee cette

interpreacutetation toutefois vu la matiegravere du sujet est

exposeacutee agrave la raillerie de tous ceux qui voudront

prendre avantage de ce mot laquo Du sublime au

ridicule il nrsquoy a qursquoun pas raquo

Du point culminant de ma philosophie qui est on le

sait le point de vue asceacutetique lrsquoaffirmation de la

volonteacute de vivre se concentre dans lrsquoacte de la

geacuteneacuteration et celui-ci en est lrsquoexpression la plus

complegravete Quant a la signification de cette

affirmation crsquoest que la volonteacute qui est

originairement deacutepourvue de connaissance cest-agrave-

dire qui est un instinct aveugle une fois qursquoelle a

pris conscience gracircce au monde comme

repreacutesentation de son propre ecirctre ne se laisse ni

troubler ni entraver dans ses exigences et ses

appeacutetits mais veut deacutesormais au contraire de parti

deacutelibeacutereacute preacuteciseacutement ce qursquoelle a voulu jusque-lagrave

sous forme drsquoinstinct et drsquoimpulsion deacutepourvus de

connaissance (Voir Le monde comme volonteacute et

comme repreacutesentation livre IV sect 54) En

264 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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conseacutequence nous trouvons que celui qui par

chasteteacute volontaire nie asceacutetiquement la vie diffegravere

empiriquement de celui qui lrsquoaffirme par lrsquoacte de la

geacuteneacuteration en ce que les faits qui srsquoeffectuent chez

celui-lagrave sans connaissance et comme fonction

physiologique aveugle notamment dans le sommeil

srsquoaccomplissent chez celui-ci avec conscience et

reacuteflexion crsquoest-agrave-dire agrave la lumiegravere de la

connaissance Or crsquoest chose tregraves curieuse que ce

philosophegraveme abstrait qui ne reacutepond en aucune

faccedilon agrave lrsquoesprit des Grecs soit exposeacute avec le

processus empirique qui le revecirct drsquoune maniegravere

alleacutegorique exacte dans la belle fable de Psycheacute Elle

devait connaicirctre lrsquoAmour sans le voir mais en deacutepit

de tous les avertissements elle voulut absolument le

voir Apregraves cela agrave la suite drsquoun arrecirct inexorable des

puissances mysteacuterieuses elle tomba dans des

calamiteacutes sans bornes auxquelles seul put mettre

fin son seacutejour aux enfers avec les peacutenibles

tribulations qui lrsquoaccompagnegraverent

FIN

-------------

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  • PREacuteFACE
  • SECTION I SUR CELLE-CI
  • SECTION II PHILOSOPHIE PREacuteSOCRATIQUE
  • SECTION III SOCRATE
  • SECTION IV PLATON
  • SECTION V ARISTOTE
  • SECTION VI STOIumlCIENS
  • SECTION VII NEacuteO-PLATONICIENS
  • SECTION VIII GNOSTIQUES
  • SECTION IX SCOT EacuteRIGEgraveNE
  • SECTION X LA SCHOLASTIQUE
  • SECTION XI BACON DE VERULAM
  • SECTION XII LA PHILOSOPHIE DES MODERNES
  • SECTION XIII ENCORE QUELQUES EacuteCLAIRCISSEMENTS SUR LA PHILOSOPHIE DE KANT
  • SECTION XIV QUELQUES REMARQUES SUR MA PROPRE PHILOSOPHIE
  • LA LITTEacuteRATURE SANSCRITE
  • QUELQUES CONSIDEacuteRATIONS ARCHEacuteOLOGIQUES
  • CONSIDEacuteRATIONS MYTHOLOGIQUES
Page 2: Numérisé par Guy Heff -

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Arthur Schopenhauer

Fragments sur lrsquohistoire de la philosophie

Parerga et paralipomena

Traduit par Auguste Dietrich 1912

Numeacuterisation et mise en page par

Guy Heff

Deacutecembre 2013

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NOTE SUR CETTE EacuteDITION

Nous avons inseacutereacute la traduction des citations

grecques latines anglaises et espagnoles entre

crochet dans le corps du texte

La longue preacuteface du traducteur a eacuteteacute alleacutegeacutee et

raccourcie

Sauf indication contraire les notes sont de

Schopenhauer

4 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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PREacuteFACE

Ces laquo Fragments sur lhistoire de la philosophie raquo

qui sont avant tout une sorte de suppleacutement ou

dappendice aux doctrines geacuteneacuterales de lrsquoauteur du

Monde contient comme et volonteacute et comme

repreacutesentation ajoutent agrave celles-ci bon nombre de

choses et soulegravevent des questions de plus ou moins

dimportance

Schopenhauer revient avec une acrimonie plus vive

et plus combative que jamais agrave sa becircte noire le

theacuteisme et agrave lrsquoeacutemanation la plus caracteacuteristique et la

plus complegravete de celui-ci le christianisme Nous

lrsquoavons deacutejagrave entendu dans le volume preacuteceacutedent

affirmer avec Kant que lrsquoideacutee de Dieu nrsquoest pas

inneacutee que le theacuteisme est un reacutesultat de lrsquoeacuteducation

et que si lon ne parlait jamais de Dieu agrave un enfant

celui-ci ne le deacutecouvrirait pas de lui-mecircme et ne

saurait jamais rien agrave son sujet Ici son

argumentation est plus incisive encore son jeu

drsquoescrime antireligieux plus compliqueacute et plus

redoutable Dans la religion chreacutetienne dit-il

lrsquoexistence de Dieu est une affaire entendue et au-

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dessus de toute discussion Aussi est-ce une beacutevue

de la part des rationalistes de preacutetendre deacutemontrer

lexistence de Dieu par dautres preuves que par la

Bible Ils se livrent lagrave agrave un amusement dangereux

La philosophie par contre est une science et

comme telle nrsquoa pas drsquoarticle de foi Rien ne peut

donc y ecirctre admis comme existant excepteacute ce qui

est directement donneacute par lrsquoexpeacuterience ou ce qui est

deacutemontreacute par dincontestables reacutesultats On croyait

posseacuteder ceux-ci de tout temps lorsque Kant vint

deacutesillusionner le monde agrave cet eacutegard et deacutemontrer

nettement lrsquoimpossibiliteacute de telles preuves Crsquoest

dire que toutes les deacutemonstrations de lrsquoexistence de

Dieu tireacutees du spectacle de lrsquounivers de lrsquoordre et de

lrsquoharmonie qui y regravegnent du dessein intelligent qui

srsquoy manifeste en y ajoutant les deacutemonstrations dites

meacutetaphysiques deacuteduisant la reacutealiteacute de lrsquoecirctre divin

de lrsquoideacutee mecircme que la raison possegravede de ses

attributs telles que les ont donneacutees Bossuet

Feacutenelon Clarke Pluche Chateaubriand et tutti

quanti ne sont aux yeux du philosophe allemand

que des effusions lyriques et des pueacuteriliteacutes

sentimentales deacutenueacutees de toute valeur

Et se demande-t-il ougrave logerait ce Dieu sil existait

Copernic renversant au XVIe siegravecle lrsquoantique

systegraveme drsquoHipparque preacutecurseur de celui de

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Ptoleacutemeacutee fondeacutes lrsquoun comme lautre sur

lrsquoagencement absurde de lrsquounivers imagineacute par

Aristote a deacutemontreacute en mecircme temps lrsquoimpossibiliteacute

absolue de lrsquoexistence du ciel Or si le ciel nrsquoexiste

pas comment pourrait-il ecirctre le seacutejour drsquoun Dieu

Lrsquoastronomie moderne en supprimant le ciel a par

le fait mecircme supprimeacute Dieu elle a tellement agrandi

et dilateacute le monde qursquoil ne reste plus de place pour

un ecirctre en dehors de lui Crsquoest ce qursquoa aussitocirct

reconnu lrsquoEacuteglise catholique qui a condamneacute le

systegraveme de Copernic en attendant qursquoelle

condamnacirct celui de Galileacutee afin de ne pas infliger

un deacutementi au reacutecit de la Bible nous montrant Josueacute

arrecirctant le soleil laquo au risque de casser le grand

ressort tout net raquo ajoute ironiquement Victor Hugo

Toute largumentation de Schopenhauer contre

lexistence de Dieu pourrait se reacutesumer par le vers

fameux de Cyrano do Bergerac sur

Ces dieux que lhomme a faits et qui nrsquoont point fait

lhomme

Voilagrave son fait dit au theacuteisme lui-mecircme Le

christianisme lun des deux ou trois avatars des

plus consideacuterables de celui-lagrave nobtient pas

meilleure mesure Rencontrant sur son chemin Scot

Eacuterigegravene cet laquo homme admirable raquo du IXe siegravecle qui

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nous offre le spectacle inteacuteressant de la lutte entre la

veacuteriteacute reconnue et saisie personnellement et les

dogmes locaux fixeacutes par un endoctrinement preacutecoce

et qui se sont deacuteveloppeacutes en dehors de tout doute raquo

Schopenhauer a loccasion dexaminer sur ses

traces la question du peacutecheacute originel des

chatoiements eacuteternels promis agrave lhumaniteacute Il

souligne malignement les difficulteacutes inextricables et

les contradictions irreacuteductibles avec lesquelles se

trouve aux prises le pauvre grand homme beaucoup

plus theacuteologien que philosophe conformeacutement agrave

lesprit de son temps La faute du peacutecheacute et du mal

conclut-il retombe neacutecessairement de la nature sur

son auteur Mais si celui-ci est la Volonteacute se

manifestant dans tous ses pheacutenomegravenes cette faute

est parvenue agrave la bonne adresse Si crsquoest au contraire

un Dieu lrsquoorigine du peacutecheacute et du mal contredit sa

diviniteacute

Crsquoest lagrave en effet le dilemme inexorable duquel ne

peuvent sortir les croyants cest la pierre

drsquoachoppement agrave laquelle se heurtent tous ceux qui

se trouvent en preacutesence de ce formidable problegraveme

de la Gracircce qui fait le fond de la doctrine

deacutesespeacutereacutee de saint Augustin

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On pourrait deacuteduire drsquoapregraves ce rapide exposeacute des

ideacutees de Schopenhauer au sujet de Dieu et du

dogme chreacutetien que notre philosophe est

absolument deacutepourvu du sens religieux qursquoil est un

atheacutee sec deacutesabuseacute insensible agrave toutes les beauteacutes

naturelles et morales que lrsquohumaniteacute dans sa grosse

masse regarde comme lœuvre drsquoun ecirctre parfait

qursquoelle deacutenomme Dieu et vers lequel elle eacutelegraveve sa

voix reconnaissante Sans vouloir deacutecider pour

notre part si lrsquooctroi de lrsquoexistence humaine qui

finit par la mort teacuteneacutebreuse est un don si preacutecieux

qui meacuterite un tel gaspillage de priegraveres drsquohymnes et

drsquoencens nous reconnaissons volontiers que lrsquoideacutee

drsquoun ecirctre supeacuterieur agrave nous que lrsquohomme appelle

plus ou moins vaguement agrave son aide comme

pouvant guider ses actes et qui constitue pour lui

un ideacuteal neacutecessaire est une force pour sa faiblesse

Crsquoest toujours le mythe drsquoAnteacutee qui en enlaccedilant la

Terre sa megravere retrouve momentaneacutement sa

vigueur Aussi Schopenhauer lui-mecircme avait-il

conscience de la grandeur de lrsquounivers et inclinait-il

plein de respect devant la manifestation

majestueuse et inflexible de ses lois Si sa raison lui

deacutefendait drsquoadmettre un Dieu personnel releacutegueacute

derriegravere les nuages opaques de la scolastique et de la

meacutetaphysique intervenant dans les moindres actes

humains il portait dans son admiration de la

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Nature lrsquoenthousiasme eacutemu drsquoun poegravete mondes

inexploreacutes et eacutenigmatiques gravitant dans le

firmament faune et flore peuplant cette terre

montagnes qui deacutetient les nues vastes mers tour agrave

tour paisibles et furieuses ces spectacles varieacutes

parlaient agrave son cœur Crsquoest lhomme son laquo fregravere en

Adam raquo qursquoil aimait le moins il faut bien le

reconnaicirctre et il ressentait pour la femme on le

sait un eacuteloignement analogue Il disait avec Hamlet

laquo Lrsquohomme nrsquoa pus de charme pour moi ni la

femme non plus quoique semble dire votre

sourire raquo Crsquoest qursquoil navait pas eu beaucoup agrave se

louer comme crsquoest notre lot agrave presque tous de lrsquoun

ni de lautre sexe Les hommes seacutetaient montreacutes

envieux de sa supeacuterioriteacute et les femmes avaient

deacuteployeacute agrave son encontre les ruses perfides dont elles

sont coutumiegraveres envers lrsquohomme et qui sont

lessence constitutive de leur ecirctre

Ainsi il avait pour les merveilles de la Nature une

acircme et des yeux largement ouverts Mais il srsquoeacutetait

deacutebarrasseacute de bonne heure de toute entrave

alourdissante et ne srsquoeacutetait pas laisseacute emprisonner

dans un dogme Il pensait qursquoecirctre de la religion

drsquoAristote de Lucregravece de Seacutenegraveque de Spinoza et de

Goethe crsquoest apregraves tout se trouver en assez bonne

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compagnie Nous ajouterions agrave cette liste le nom de

Renan si celui-ci nrsquoeacutetait pas venu apregraves lui

On peut reacutesumer lrsquoattitude de Schopenhauer vis-agrave-

vis la religion en disant que celle-ci a autant

dimportance agrave ses yeux que lart et la morale Ces

trois facteurs repreacutesentent le mecircme violent effort de

son esprit pour briser les limites de la volonteacute et de

lrsquointellect finis pour mettre en fuite lillusion

peacutenible et deacutecevante qui est la compagne de la vie

humaine Lrsquoeffort en chaque cas se reacuteduit

simplement agrave chasser de sa penseacutee et de son

sentiment toute foi agrave la reacutealiteacute seacutepareacutee ou

individuelle des choses et des ecirctres humains et a en

arriver agrave envisager toute individualiteacute apparente

comme une pure manifestation de la volonteacute

conditionneacutee par le temps et par lrsquoespace Le seul

point qui inteacuteresse Schopenhauer dans un systegraveme

religieux crsquoest de savoir srsquoil affecte ou nrsquoaffecte pas

la volonteacute humaine Il le perccediloit purement par son

cocircteacute formel et subjectif et sa philosophie va donner

ainsi la main agrave lrsquoeacutethique de Goethe pour lequel lrsquoart

et la religion eacutetaient deux termes parallegraveles Celui

qui est en possession de lart reacuteel et de la science

reacuteelle celui qui voit les Ideacutees et connaicirct les limites

du savoir ordinaire qui sait comment ce savoir ne

srsquoapplique quaux choses conditionneacutees par notre

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intellect celui-lagrave a de la religion Seul lrsquoindividu

auquel lart et la science font deacutefaut doit recourir agrave

la religion positive Le philosophe exprime sa

penseacutee derniegravere par cette proposition laquoLa religion

est la meacutetaphysique du peuple raquo Il ressort de tout

cela de toutes ces ideacutees qui se heurtent parfois un

peu que la religion eacutetait pour Schopenhauer un des

facteurs les plus importants de lrsquohumaniteacute et

quoiquil reacutepegravete agrave qui veut lrsquoentendre que laquo le

philosophe doit ecirctre avant tout un increacutedule raquo qursquolaquo

aucun philosophe veacuteritable nrsquoest religieux raquo et force

assertions semblables il est incontestable qursquoil

prenait la question religieuse tout agrave fait au seacuterieux

La maniegravere dont Schopenhauer traite les problegravemes

que soulegraveve cet ordre de speacuteculations rappelle au

demeurant bien plus celle de Voltaire que celle de

lauteur des Origines du christianisme et de

lrsquoHistoire du peuple dIsraeumll Il a recours plus

souvent agrave lrsquoironie mordante jusquau cynisme qursquoagrave

lrsquoexposeacute seacuterieux calme et objectif Quoique

contemporain de David Strauss et ayant vu paraicirctre

la Vie de Jeacutesus de celui-ci10 il nrsquoa que faiblement

10 Les Schopenhauerrsquos Gespraumlch publieacutes par Ed Grisebach (1898) contiennent sur le livre de Strauss un jugement succinct Schopenhauer dit agrave un visiteur Hubert von

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subi linfluence du grave theacuteologien

wurtembergeois En un mot il procegravede bien plus en

pamphleacutetaire quen exeacutegegravete et en historien et

ajoutons-le en philosophe

Un cocircteacute piquant de la maniegravere de Schopenhauer

crsquoest la succession assez souvent impreacutevue du

seacuterieux et de la plaisanterie de lrsquoinvective

personnelle agrave outrance et de lagitation des ideacutees les

plus rares et les plus hautes Les XIIe XIIIe et XIVe

sections des laquo Fragments sur lhistoire de la

philosophie raquo en sont des exemples caracteacuteristiques

Il y passe en revue la philosophie des modernes

tout particuliegraverement celle de Kant fait des

Hornstein laquo Jai fait saluer Strauss pur un Ameacutericain Jrsquoestime lhomme sa critique a des meacuterites mais il aurait pu alleacuteguer plus de raisons encore contre le cocircteacute historique des Eacutevangiles Par exemple une de Voltaire le Christ a chasseacute les esprits des posseacutedeacutes et les a fait entrer dans un troupeau de cinq cents truies Comment peut-il y avoir cinq cents truies dans un pays ougrave la chair de porc est deacutefendue Cest lomniscience poeacutetique Plus loin le Christ eacutemet agrave haute voix sur le Mont des Oliviers une priegravere qui est reproduite Dougrave savons-nous cela Les disciples dormaient et aussitocirct apregraves le Christ fut arrecircteacute raquo Sur la reacuteponse que Strauss avait sans doute trouveacute trop frivole lhistoire des cinq cents truies Schopenhauer riposta laquo En tout cas elle est frappante Eacutetant donneacute le grand succegraves du livre de Strauss ce que je ne comprends pas cest que les gens auparavant aient vraiment pu croire agrave toutes ces histoires-lagrave raquo

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remarques sur sa propre philosophie et crsquoest avant

tout un plaidoyer pro domo Il recommence son jeu

de massacre cela est agrave peine neacutecessaire agrave dire

contre ses trois tecirctes de Turcs Fichte Schelling et

Hegel lance de fortes ruades aux Allemands en

deacuteclarant agrave la suite de Wieland que crsquoest un laquo

malheur raquo de naicirctre parmi eux puis

immeacutediatement a cocircteacute de ces boutades brutales

passant agrave lrsquoexamen de la laquo dialectique

transcendantale raquo de Kant il se livre agrave des

consideacuterations meacutetaphysiques tellement eacuteperdues

qursquoelles en sont passablement abstruses et qursquoon a

parfois peine agrave suivre son deacuteploiement drsquoailes

laquo Des charlatans ruseacutes lourds gonfles par des

ministres gribouillant bravement des

extravagances deacutepourvus drsquoesprit et de meacuterite

(allusion agrave Hegel) voilagrave ce qursquoil faut aux Allemands

mais non des hommes tels que moi raquo crsquoest en ces

termes quil srsquoexprime en un endroit Nous savons

de longue date que la modestie nrsquoeacutetait pas son fait il

se rappelait agrave ce sujet le mot de son vieil ami

Goethe et nrsquoavait nullement envie de passer pour

un laquo gueux raquo Il est drsquoailleurs assez probable qursquoil se

serait un peu moins loueacute lui-mecircme si ses

contemporains lui avaient rendu un peu plus

largement justice Quoi qursquoil en soit il pousse plus

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loin encore dans ce mecircme chapitre lrsquoaffirmation de

sa propre valeur et on y lit vers la fin cette phrase

lapidaire laquo Lrsquohumaniteacute a appris de moi beaucoup

de choses qursquoelle nrsquooubliera jamais et mes eacutecrits ne

mourront point raquo

Crsquoest lrsquoExegit monumentum drsquoHorace Mais apregraves

tout pourquoi les philosophes ne jouiraient-ils pas

en cela des mecircmes droits que les poegravetes Si leur

œuvre est de nature diffeacuterente elle nrsquoest pas de

qualiteacute moindre mdash et Schopenhauer lrsquoaffirme mecircme

supeacuterieure En ce cas agrave qui ces droits

appartiendraient-ils plus entiegraverement qursquoau

puissant constructeur du Monde comme volonteacute et

comme repreacutesentation Il restera grand devant la

posteacuteriteacute ne surveacutecucirct-il de lui que quelques lignes

comme celles-ci sur lesquelles le hasard drsquoune

lecture vient de nous faire tomber laquo Sitocirct

qursquoapparaicirct dans le monde une veacuteriteacute nouvelle on

srsquooppose agrave elle le plus longtemps possible et on

reacutesiste mecircme quand on est agrave peu pregraves convaincu En

attendant cette veacuteriteacute travaille en silence et se

reacutepand comme un acide jusqursquoagrave ce qursquoelle ait tout

rongeacute alors on entend ccedilagrave et lagrave des craquements

lrsquoancienne erreur srsquoeacutecroule et soudainement

apparaicirct comme un monument dont on enlegraveve le

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voile lrsquoeacutedifice de la nouvelle ideacutee universellement

approuveacutee et admireacutee raquo

laquo Je suis convaincu que Schopenhauer est le plus

geacutenial des hommes eacutecrivait Tolstoiuml agrave son ami le

poegravete Fegravete Chenchine le 30 aoucirct 1869) Crsquoest tout

lrsquounivers refleacuteteacute avec une netteteacute et une beauteacute

extraordinaires raquo Des passages comme celui qui

vient decirctre citeacute justifient une pareille assertion

Voilagrave pour le cocircteacute intellectuel voyons maintenant le

cocircteacute moral un critique franccedilais lisant une

traduction du Monde comme volonteacute et comme

repreacutesentation en deacutetache cette page que nous

reproduisons agrave notre tour laquo De mecircme que des

torches et des feux drsquoartifices pacirclissent et seacuteclipsent

agrave lapparition du soleil ainsi lesprit comme le

geacutenie et comme la beauteacute mecircme sont rejeteacutes dans

lrsquoombre et eacuteclipseacutes par la bonteacute du cœur

Lrsquointelligence la plus borneacutee ou la laideur la plus

grotesque degraves que la bonteacute les accompagne et parle

en elles en sont transfigureacutees le rayonnement

dune beauteacute de nature plus eacuteleveacutee les enveloppe et

elles expriment une sagesse devant laquelle toute

autre sagesse doit se taire Car la bonteacute du cœur est

une proprieacuteteacute transcendante elle appartient agrave un

ordre de choses qui aboutit plus loin que cette vie

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et elle est incommensurable par rapport agrave

nrsquoimporte quelle perfection Quand elle habile un

cœur elle lrsquoouvre si largement qursquoil embrasse le

monde tout y peacutenegravetre et rien nen est exclu car il

identifie tous les ecirctres avec le sien et il communique

envers les autres cette indulgence intime dont

chacun nrsquouse habituellement quen vers soi-mecircme

Aupregraves de cela que pegravesent esprit et geacutenie que vaut

un Bacon de Verulam raquo

Cette citation faite le critique la commente ainsi laquo

Quil y ait un autre Schopenhauer je le veux bien

mordant et cynique jrsquoy consens bien encore mais

celui-ci aussi existe qui a eacutecrit cette page et pour

nrsquoecirctre pas le Schopenhauer de tous les jours il nen

est pas cependant moins vrai Car je me suis efforceacute

de le montrer un peu plus haut comme cette belle

page reacutesume lrsquoenseignement moral de tout

pessimisme de mecircme elle est la conclusion

neacutecessaire du systegraveme de Schopenhauer Et je ne

disconviens pas qursquoil y manque peut-ecirctre quelques

traits de lhomme et des plus accentueacutes mais le

philosophe y est assureacutement tout entier En

connaissez-vous beaucoup dont la morale soit plus

pure et qui sur une vue plus originale du monde

ait fondeacute un plus seacutevegravere et pour tout dire un plus

noble enseignement raquo

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Ce critique si admiratif nous donnerions en cent

son nom agrave deviner si nous ne le nommions sans

plus de faccedilons Crsquoest Ferdinand Brunetiegravere le sage

acadeacutemicien le disciple fervent du XVIIe siegravecle le

pieux visiteur du pape Leacuteon XIII lrsquoacircpre deacutefenseur

des ideacutees conservatrices qursquoon nrsquoa jamais taxeacute dun

excegraves de tendresse ni mecircme drsquoindulgence pour les

opinions morales et religieuses avanceacutees et avant

tout pour les philosophies sans Dieu1

Un eacuteminent professeur de philosophie anglais

William Galdwell que nous avons deacutejagrave citeacute dans les

volumes preacuteceacutedents est alleacute plus loin encore et a dit

que laquo comme on le sait tregraves bien il y a en

Schopenhauer quelque chose drsquoeacutequivalent agrave la

contemplation drsquoAristote agrave la raison de Spinoza agrave

la sagesse de Renan agrave la culture de Matthew

Arnold agrave la droiture drsquoun saint2 raquo

Les lecteurs des Parerga et Paralipomena ont pu

constater degraves le premier jour combien

Schopenhauer use et abuse des citations en toute

langue particuliegraverement des mots grecs et latins

1Questions de critiques pp 158-159 2 Schopenhauerrsquos System in its Philosophical Significance p231

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isoleacutes quil est si simple de vulgariser Crsquoest lagrave un

proceacutedeacute et une manie que lui reprochait deacutejagrave

Goethe et qui ne laissent pas que de devenir agrave la fin

un peu agaccedilants Pour traduire fidegravelement en

franccedilais notre philosophe il faut proceacuteder outre

lrsquoallemand le grec et le latin lrsquoanglais lrsquoitalien et

lrsquoespagnol voire un peu de sanscrit puisque son

texte est constamment eacutemaille de phrases et de

mots emprunteacutes agrave ces divers idiomes Ce qui peut

jusquagrave un certain point justifier chez lui cette

maniegravere de faire ce sont ses connaissances

linguistiques profondes ses inlassables et vastes

lectures des chefs-drsquoœuvre de la litteacuterature

universelle Srsquoil se contente souvent comme dans le

preacutesent volume de donner ses textes grecs et latins

sans les traduire crsquoest qursquoil avait au plus haut degreacute

le meacutepris des ignorants de ceux qui ne connaissent

pas au moins les deux vieilles langues classiques

qursquoil regardait agrave lrsquoinstar des humanistes de la

Renaissance comme la base de toute culture digne

de ce nom il refusait A ces gens-lagrave le nom

drsquohommes vraiment instruits eussent-ils fait leurs

preuves sur drsquoautres terrains intellectuels Sans

doute depuis le temps de Schopenhauer le point de

vue a changeacute et lesprit utilitaire actuel qui emporte

les activiteacutes vers le commerce lrsquoindustrie les

professions nouvelles creacuteeacutees par les progregraves de la

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science et les inventions stupeacutefiantes de chaque

jour menace de faire rentrer de plus en plus dans

lombre les eacutetudes deacutesinteacuteresseacutees mais celles-ci

seront toujours le lien qui rattachera eacutetroitement le

preacutesent au passeacute Les eacutetudes classiques ont eacuteteacute le

fond solidement cimenteacute ougrave puisa durant plusieurs

siegravecles la bourgeoisie franccedilaise qui plus que le

peuple proprement dit fit la Reacutevolution et eacutedifia la

socieacuteteacute moderne et nos grands reacutevolutionnaires

personne ne lrsquoignore eacutetaient satureacutes jusquagrave la

moelle de la tradition grecque et latine comme de

celle de notre XVIIe siegravecle Crsquoest qursquoen effet lhistoire

et la poeacutesie des anciens eacutetudieacutees dans les textes

mecircmes nous apportent des enseignements de

sagesse pratique et de beauteacute des exemples

incessants dheacuteroiumlsme de deacutevoilement agrave la patrie

La litteacuterature ancienne est on peut le soutenir la

source des ideacutees geacuteneacuterales et nous nous rappelons

avoir entendu un jour Berthelot agrave la Sorbonne

affirmer que la haute eacuteducation de lesprit due agrave la

culture classique eacutetait neacutecessaire agrave la poursuite de

travaux tels que les siens et ceux de ses illustres

confregraveres Claude Bernard et Pasteur elle eacutetablit

lrsquoharmonie parmi les innombrables mateacuteriaux eacutepars

qui servent de base aux recherches La deacutemocratie

plus que toute autre forme gouvernementale a

besoin dune eacutelite et pour obtenir celle-ci il faut de

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toute neacutecessiteacute maintenir lideacutealisme de notre

culture Il y aura toujours une diffeacuterence

intellectuelle et mentale profonde entre lhomme

nourri des eacutecrivains grecs et latins et celui qui les

ignore Humaniores litteraelig mdash les lettres qui

rendent plus humain les laquo humaniteacutes raquo mdash crsquoest lagrave

un terme gros de choses Schopenhauer agrave la suite

de tant drsquoautres est dans le vrai sous ce rapport

Sans doute les profanes les gens sans eacutetudes les

petits messieurs preacutetentieux qui srsquoimaginent

niaisement que la lecture superficielle drsquoun numeacutero

de Revue suppleacutee a toute discipline intellectuelle

seacuterieuse peacuteniblement acquise srsquoinscriront

veacuteheacutementement en faux contre cette maniegravere de

voir du droit mecircme de leur sacro-sainte ignorance

Crsquoest lrsquohistoire eacuteternelle de M Josse Leur

protestation est trop inteacuteresseacutee et a trop peu de

valeur pour nrsquoecirctre pas neacutegligeable Comme le dit le

picaro espagnol Guzman drsquoAlfarache qui pour ecirctre

assez coquin ne manque pas de bon sens laquo Quoi

quil arrive mieux vaut savoir qursquoavoir car si la

fortune vous abandonne la science reste Les

affaires se gacirctent la science srsquoaccroicirct et le peu que

sait le sage a plus de prix que tout ce que possegravede le

riche raquo Et nous conclurons avec le Fabuliste en

appliquant son vers si souvent citeacute agrave notre cas

speacutecial

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Laissons dire les sots le savoir a son prix

AUGUSTE DIETRICH

31 deacutecembre 1911

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SECTION I SUR CELLE-CI

Lire au lieu des œuvres originales des philosophes

toutes sortes drsquoexposeacutes de leurs doctrines ou

lrsquohistoire geacuteneacuterale de la philosophie crsquoest comme si

lrsquoon se faisait macirccher sa nourriture par un tiers

Lirait-on lhistoire universelle si chacun eacutetait agrave

mecircme de contempler de ses propres yeux les

eacuteveacutenements inteacuteressants du monde primitif Mais

en ce qui concerne lhistoire de la philosophie une

pareille autopsie du sujet est reacuteellement possible

on la trouve dans les eacutecrits originaux des

philosophes Drsquoautant plus quon peut toujours en

vue drsquoabreacuteger se limiter aux chapitres principaux

bien choisis puisqursquoils abondent tous en reacutepeacutetitions

qursquoil vaut mieux srsquoeacutepargner De cette faccedilon on

connaicirctra lessentiel de leurs doctrines sous une

forme authentique et non falsifieacutee tandis que des

Histoires de la philosophie publieacutees maintenant

chaque anneacutee par demi-douzaines on reccediloit

seulement ce qui en est entreacute dans la tecircte drsquoun

professeur et comme la chose lui apparaicirct Or il va

de soi que les ideacutees drsquoun grand esprit doivent

consideacuterablement se ratatiner pour trouver place

dans le cerveau du poids de trois livres drsquoun tel

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parasite de la philosophie drsquoougrave elles eacutemergent de

nouveau travesties dans le jargon du jour et

accompagneacutees de ses sagaces jugements Outre cela

il faut consideacuterer qursquoun homme de cette espegravece qui

eacutecrit sur la philosophie pour gagner de lrsquoargent peut

avoir lu agrave peine la dixiegraveme partie des ouvrages dont

il parle Leur eacutetude reacuteelle exige toute une longue vie

de travail telle que lrsquoa meneacutee jadis dans les temps

drsquoapplication le vaillant Brucker 3 Mais ces petits

messieurs empecirccheacutes par leurs cours continuels

leurs emplois officiels leurs voyages de vacances et

leurs distractions et qui pour la plupart publient

des Histoires de la philosophie dans leur jeunesse

que peuvent-ils avoir rechercheacute agrave fond Ajoutez agrave

cela qursquoils preacutetendent de plus ecirctre pragmatiques

avoir approfondi et exposer la neacutecessiteacute de lrsquoorigine

et de la suite des systegravemes et mecircme juger redresser

et traiter en petits garccedilons les vieux philosophes

seacuterieux et veacuteritables Que peuvent-ils faire drsquoautre

sinon copier les anciens philosophes et se copier les

3 Brucker (Jean-Jacques) neacute agrave Augsbourg en 1696 et mort dans cette ville en 1770 peut-ecirctre consideacutereacute comme le creacuteateur de lrsquohistoire de la philosophie que lrsquoun des premiers il a soumise agrave un plan reacutegulier et agrave une meacutethode exacte Son principal ouvrage sur cette matiegravere est son Historia critica philosophiae a mundi incunabilis ad nostram usque aetatem deducta Leipzig 1741-1767 6 volumes in-4deg (Le trad)

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uns les autres puis pour cacher leurs plagiats gacircter

de plus en plus les choses en srsquoefforccedilant de leur

donner la tournure du quinquennium courant et en

les jugeant conformeacutement agrave lrsquoesprit de celui-ci Au

contraire une collection des passages importants et

des chapitres essentiels des principaux philosophes

faite consciencieusement et en commun par

drsquohonnecirctes et intelligents lettreacutes arrangeacutee dans

lrsquoordre chronologico-pragmatique serait tregraves utile

Elle devrait rappeler drsquoassez pregraves ce que Gedicke4

drsquoabord plus tard Ritter5 et Preller6 ont fait pour la

philosophie de lrsquoantiquiteacute mais il faudrait qursquoelle fucirct

beaucoup plus complegravete en un mot une

4 Gedicke (Freacutedeacuteric) peacutedagogue directeur du lyceacutee Freacutedeacuteric de Berlin a publieacute des manuels drsquoextraits grecs latins franccedilais la traduction de quelques dialogues de Platon et en latin une Histoire de la philosophie ancienne drsquoapregraves divers eacutecrits de Ciceacuteron Berlin 1781 (Le trad) 5Ritter (Henri) neacute agrave Hambourg en 1809 agrave Gottingue agrave lrsquoacircge de soixante dix ans auteur drsquoune Histoire de la philosophie ancienne (taduite en franccedilais par Tissot 1836 4 vol in-8deg) qursquoil a fait entrer plus tard dans sa monumentale Histoire geacuteneacuterale de la philsophie 6Peller (Louis) neacute agrave Hambourg en 1809 professeur agrave Dorpat puis agrave Ieacutena mort en 1861 agrave Weimar ougrave il eacutetait directeur de la Bibliothegraveque Il a publieacute de fort bons manuels de psychologie classique et composeacute en collaboration avec H Ritter une Historia philosophiae grecae et romanae 1838 (Le trad)

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chrestomathie universelle reacutedigeacutee avec soin et avec

la connaissance du sujet

Les fragments que je donne ici ne sont pas du moins

traditionnels crsquoest-agrave-dire copieacutes Ce sont au

contraire des ideacutees qui mrsquoont eacuteteacute suggeacutereacutees par ma

propre eacutetude des œuvres originales

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SECTION II PHILOSOPHIE PREacuteSOCRATIQUE

Les philosophes eacuteleacuteates sont les premiers sans doute

qui eurent conscience de lopposition entre lintuitif

et le penseacute φαινόμενα et νοούμενα Ce dernier seul

eacutetait pour eux ce qui existait veacuteritablement le őντως

őν [ce qui est] Ils affirmaient agrave son eacutegard qursquoil est

un invariable et immuable mais ils nrsquoaffirmaient

pas cela des φαινόμενα crsquoest-agrave-dire de lrsquointuitif de

ce qui apparaicirct est empiriquement donneacute car il eucirct

eacuteteacute ridicule de soutenir agrave leur sujet une pareille

proposition de lagrave le principe si mal compris et

reacutefuteacute par Diogegravene dans sa maniegravere bien connue Ils

distinguaient donc deacutejagrave entre lrsquoapparence

φαινόμενον et la chose en soi Cette derniegravere ne

pouvait ecirctre perccedilue par les sens mais seulement

saisie par la penseacutee et eacutetait en conseacutequence le

νοούμενον [noumegravene] (Aristote Metaphysica I 5

p 986 et Scholia eacutedit de Berlin pp 429-430 et

509) Dans les scholies drsquoAristote (pp 460 536 544

et 798) lrsquoeacutecrit de Parmeacutenide τά κατά δόζαν

[Doctrine du sens de la vie] est mentionneacute Crsquoeacutetait

donc la doctrine du pheacutenomegravene la physique qui

impliquait certainement une autre œuvre τα χατrsquo

αλήθειαν la doctrine de la chose en soi crsquoest-agrave-dire

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la meacutetaphysique Une scholie de Philoponos dit au

sujet de Melissos έν τοίς πρός άλςειαν ἒν ἒίναι

λέγων τό ὂν έν τοις πρός δόζαν δύο (il faudrait dire

πολλὰ) φησὶν εἶαι [Tandis que dans sa doctrine de la

veacuteriteacute Melissus deacuteclare que ce qui existe est un

dans sa doctrine de la signification il affirme que ce

qui existe est double] Lrsquoopposition aux eacuteleacuteates

probablement provoqueacutee par eux-mecircmes srsquoaffirme

par Heacuteraclite qui enseigna le mouvement incessant

de toutes choses comme eux enseignaient

lrsquoimmobiliteacute absolue il prit en conseacutequence position

dans le φαινόμενον (Aristote De cœloIII lp 298

eacutedit de Berlin) Il provoqua agrave son tour une

opposition la doctrine des Ideacutees de Platon ainsi

que cela reacutesulte de lrsquoexposeacute drsquoAristote (Metaphysica

p 1078) Il est remarquable que nous trouvions

nombre de fois reacutepeacuteteacutes dans les eacutecrits des anciens

les enseignements principaux des philosophes

preacutesocratiques qui nous sont parvenus si

clairsemeacutes mais nous les rencontrons tregraves peu agrave

partir drsquoeux Ainsi les doctrines dAnaxagore sur le

νοὖς [lrsquoesprit] et le όμοιομέρενον [eacuteleacutements

homogegravenes des choses] celle drsquoEmpeacutedocle sur le

φιλία καί νεῖκος [lrsquoamour et la haine] et les quatre

eacuteleacutements celle de Deacutemocrite et de Leucippe sur les

atomes et les εϊδωλα [doubles] celle drsquoHeacuteraclite sur

lrsquoeacutecoulement continuel des choses celle des eacuteleacuteates

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exposeacutee plus haut celle des pythagoriciens sur les

nombres la meacutetempsycose etc Il se peut bien que

ceci ait eacuteteacute la somme de toute leur philosophie car

nous trouvons aussi dans les œuvres des modernes

Descartes Spinoza Leibnitz et mecircme Kant les

quelques principes fondamentaux de leur doctrine

reacutepeacuteteacutes un nombre incalculable de fois de sorte que

tous ces philosophes semblent avoir adopteacute la

formule drsquoEmpeacutedocle qui peut bien avoir eacuteteacute

amateur lui aussi du signe de la reacutepeacutetition δίς καί

τρίς τά καλά [ce qui est bon peut ecirctre dit deux fois

et mecircme trois] (Voir Sturz Empedocles A

grigentinus p 504)

Les deux dogmes drsquoAnaxagore sont drsquoailleurs en

liaison intime πάντα έν πασιν [tout est dans tout]

notamment est une deacutesignation symbolique du

dogme de lrsquohomoiomeroi Dans la masse chaotique

primitive conseacutequemment les partes similares (au

sens physiologique) de toutes choses existaient au

complet Pour les diffeacuterencier et les combiner en

choses speacutecifiquement distinctes (partes

dissimilares) pour leur donner arrangement et

forme il fallut un νοũς qui par une seacutelection des

parties constitutives ramena la confusion agrave lrsquoordre

car le chaos contenait le meacutelange le plus complet de

toutes les substances (Scholia in Aristotelem p

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337) Cependant le νοũς nrsquoavait pas porteacute cette

premiegravere seacuteparation agrave sa perfection complegravete et

pour cette raison chaque chose continuait agrave

renfermer les parties constitutives de toutes les

autres bien qursquoagrave un moindre degreacute tout est bien

sucircr mecircleacute agrave tout (Ibid)

Empeacutedocle drsquoautre part au lieu dhomoiomeroi

sans nombre avait seulement quatre eacuteleacutements dougrave

les choses devaient proceacuteder comme produits et

non ainsi que chez Anaxagore comme deacuteduits Le

rocircle de neacutegation et de seacutelection crsquoest-agrave-dire

drsquoorganisation du νοũς est suivant lui joueacute par le

φιλία καί νεῖκος lrsquoamour et la haine Ces deux-ci

valent beaucoup mieux Car ici ce nrsquoest pas lrsquointellect

(νοũς ) mais la volonteacute (φιλία καί νεῖκος) qui prend

le gouvernement des choses et les substances

varieacutees ne sont pas comme chez Anaxagore de

simples deacuteduits mais de reacuteels produits Tandis

qursquoAnaxagore les fait reacutealiser par une intelligence

seacutelective Empeacutedocle croit agrave un instinct aveugle

crsquoest-agrave-dire agrave une volonteacute deacutepourvue de

connaissance

Empeacutedocle est drsquoailleurs un homme complet et son

φιλία καί νεῖκος a pour base un profond et veacuteritable

aperccedilu Mecircme dans la nature inorganique nous

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voyons les eacuteleacutements se rechercher ou se fuir srsquounir

ou se seacuteparer suivant les lois de lrsquoaffiniteacute eacutelective

Mais ceux qui montrent la plus forte disposition agrave

srsquounir chimiquement ce qui ne peut seffectuer qursquoagrave

lrsquoeacutetat de fluiditeacute prennent une attitude

drsquoantagonisme eacutelectrique des plus deacutecideacutees quand

ils entrent agrave lrsquoeacutetat solide en contact les uns avec les

autres tantocirct ils se seacuteparent en polariteacutes opposeacutees

et mutuellement hostiles tantocirct ils se recherchent et

srsquoembrassent de nouveau Et qursquoest-ce je le

demande que cet antagonisme polaire qui apparaicirct

dans toute la nature sous les formes les plus

diverses sinon une querelle sans cesse renouveleacutee

que suit toujours la reacuteconciliation ardemment

souhaiteacutee Ainsi φιλία καί νεῖκος est partout

preacutesent et selon les circonstances lrsquoun ou lrsquoautre

apparaicirct agrave son tour Aussi pouvons-nous ecirctre

affecteacutes immeacutediatement nous-mecircmes dans un sens

amical ou hostile par tout ecirctre humain qui

srsquoapproche de nous cette double disposition existe

et attend les circonstances Seule la prudence nous

avertit de nous en tenir au point drsquoindiffeacuterence de

limpartialiteacute bien qursquoil soit en mecircme temps le point

de congeacutelation De mecircme le chien eacutetranger duquel

nous nous approchons est immeacutediatement precirct agrave

adopter le ton amical ou hostile et passe aiseacutement

des aboiements et des grondements au freacutetillement

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de la queue et vice versa Ce qui reacuteside au fond de

ce pheacutenomegravene universel du φιλία καί νεῖκος crsquoest en

reacutealiteacute la grande opposition primitive entre lrsquouniteacute

de tous les ecirctres drsquoapregraves leur essence en soi et leur

diffeacuterence complegravete dans le pheacutenomegravene qui a pour

forme le principium individuationis [principe

drsquoindividuation] Semblablement Empeacutedocle a

reconnu fausse la doctrine des atomes qursquoil

connaissait deacutejagrave et enseigneacute au contraire la

divisibiliteacute infinie des corps comme nous le dit

Lucregravece (De naturacirc rerum livre I vers 747 et suiv)

Ce qui meacuterite le plus drsquoattention dans les doctrines

drsquoEmpeacutedocle crsquoest son pessimisme deacutecideacute Il a

pleinement reconnu la misegravere de notre existence et

le monde est pour lui aussi bien que pour les vrais

chreacutetiens une valleacutee de larmes Aτης λειμων II le

compare comme le fera plus tard Platon agrave une

caverne sombre dans laquelle nous sommes

enfermeacutes Dans notre existence terrestre il voit un

eacutetat drsquoexil et de misegravere et le corps est la prison de

lrsquoacircme Ces acircmes se sont trouveacutees un jour dans un

eacutetat infiniment heureux et sont tombeacutees par leur

propre faute et leurs peacutecheacutes dans leur misegravere

actuelle ougrave elles senlisent de plus en plus et sont

enveloppeacutees dans le cercle de la meacutetempsycose

tandis que au contraire par la vertu et la pureteacute

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morale dont fait aussi partie lrsquoabstinence de la chair

des animaux et par la renonciation aux jouissances

et aux deacutesirs terrestres elles peuvent reconqueacuterir

leur situation anteacuterieure Ainsi la mecircme sagesse

primitive qui constitue lrsquoideacutee fondamentale du

brahmanisme et du bouddhisme et mecircme du vrai

christianisme (par lequel il ne faut pas entendre le

rationalisme optimiste judeacuteo-protestant) a eacuteteacute aussi

reacuteveacuteleacutee par cet ancien Grec qui complegravete le

consensus gentium sur ce point QursquoEmpeacutedocle que

les anciens regardent drsquoordinaire comme un

pythagoricien ait reccedilu cette vue de Pythagore cela

est vraisemblable drsquoautant plus qursquoelle est partageacutee

au fond par Platon qui eacutetait eacutegalement sous

lrsquoinfluence de ce philosophe Empeacutedocle se range de

la faccedilon la plus deacutecideacutee agrave la doctrine de la

meacutetempsycose qui est lieacutee agrave cette vue sur le monde

Les passages des anciens qui attestent avec ses

propres vers cette conception drsquoEmpeacutedocle ont eacuteteacute

reacuteunis avec beaucoup do soin par Sturz Empedocles

Agrigentinus deacutejagrave citeacute pp 448-458 Lrsquoopinion que

le corps est une prison la vie un eacutetat de souffrance

et de purification dont nous deacutelivre la mort si nous

sommes exempts de la migration de lrsquoacircme est

partageacutee par les Eacutegyptiens les pythagoriciens et

Empeacutedocle en mecircme temps que par les Indous et

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les bouddhistes A lrsquoexception de la meacutetempsycose

elle est contenue aussi dans le christianisme

Diodore de Sicile et Ciceacuteron confirment cette vue

des anciens (Voir Wernsdorf De metempsychosi

veterum p 31 et Ciceacuteron Fragmenta eacutedit de

Deux-Ponts pp 299 316 319) Ciceacuteron nrsquoindique

pas dans ces passages agrave quelle eacutecole philosophique

ils appartiennent mais ils semblent ecirctre des restes

de la sagesse pythagoricienne

Dans les autres doctrines de ces philosophes

preacutesocratiques il y a aussi beaucoup de choses

vraies dont je veux mettre quelques-unes en relief

Selon la cosmogonie de Kant et de Laplace qui a

reccedilu gracircce aux observations drsquoHerschel une

confirmation agrave posteriori que lord Rosse srsquoefforce

en ce moment de rendre douteuse agrave lrsquoaide de son

reacuteflecteur geacuteant pour la consolation du clergeacute

anglais le systegraveme planeacutetaire se forme par la

condensation de brouillards lumineux qui se

coagulent lentement et ensuite tournent en cercle

et cette theacuteorie apregraves des milliers drsquoanneacutees justifie

ainsi Anaximegravene qui deacuteclarait que lrsquoair et la vapeur

sont les eacuteleacutements fondamentaux de toutes choses

(Scholia in Aristotelem p 514) En mecircme temps les

vues drsquoEmpeacutedocle et de Deacutemocrite reccediloivent

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confirmation car ils expliquaient deacutejagrave comme

Laplace lrsquoorigine et lrsquoexistence du monde par un

tourbillon (Aristote Opeacutera eacutedit de Berlin p 295

et Scholia p 351) ideacutee qursquoAristophane raille comme

un blasphegraveme (Nubes vers 820) juste comme la

theacuteorie de Laplace provoque aujourdrsquohui les

railleries des precirctres anglais qui craignent pour

leurs beacuteneacutefices ainsi que crsquoest leur cas chaque fois

quune veacuteriteacute nouvelle apparaicirct Notre

stœchiomeacutetrie chimique mecircme nous ramegravene jusqursquoagrave

un certain point agrave la philosophie pythagoricienne

des nombre laquo Les proprieacuteteacutes et les proportions des

nombres sont la base des proprieacuteteacutes et des

proportions des choses comme par exemple le

double quatre tiers un et demi raquo (Scholia in

Aristotelem pp 543 et 829) On sait que les

pythagoriciens ont eacuteteacute les inventeur du systegraveme de

Copernic ce systegraveme eacutetait mecircme connu de celui-ci

qui a tireacute directement son ideacutee fondamentale du

passage souvent citeacute sur Hicetas dans les

Quaestionnes academicaen (livre II chap XXXIX)

de Ciceacuteron et sur Philolaos dans Plutarque De

placitis philosophorum (livre III chap XIII) Cette

cognition importante fut rejeteacutee plus tard par

Aristote qui y substitua ses balivernes dont il sera

question plus loin (Comparer Le monde comme

volonteacute et comme repreacutesentation 2e eacutedit t Il p

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342 et 3deg eacutedit t II p 390) Mecircme les deacutecouvertes

de Fourier et de Cordier sur la chaleur agrave linteacuterieur

de la terre confirment la doctrine des anciens laquo Les

pythagoriciens disaient que lrsquoon peut trouver un feu

actif au milieu et au centre de la terre qui lui donne

chaleur et vie raquo (Scholia in Aristotelem p 504) Et

si en conseacutequence de ces deacutecouvertes lrsquoeacutecorce

terrestre est regardeacutee aujourdrsquohui comme une

couche mince entre deux meacutediums (atmosphegravere et

meacutetaux et meacutetalloiumldes chauds en fusion) dont le

contact doit occasionner une conflagration qui

aneacuteantira cette eacutecorce cela confirme lrsquoopinion

partageacutee par tous les anciens philosophes et aussi

par les Indous (Lettres eacutedifiantes eacutedit de 1819 t

VII p 114) que le monde sera finalement consumeacute

par le feu Il est inteacuteressant aussi de faire remarquer

que comme nous lrsquoapprend Aristote (Metaphysica

I 5 p 986) les pythagoriciens ont conccedilu sous le

nom de δέκα άρχαί [dix principes] le yin et yang

des Chinois

Que la meacutetaphysique de la musique telle que je lrsquoai

expliqueacutee dans mon œuvre principale (t I sect 52 et t

II chap XXXIX) puisse ecirctre regardeacutee comme un

exposeacute de la philosophie pythagoricienne des

nombres crsquoest ce que jrsquoai indiqueacute lagrave briegravevement Je

veux ici mrsquoy arrecircter davantage preacutesupposant en

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mecircme temps que le lecteur a conserveacute le souvenir

des passages en question

Conformeacutement donc agrave ce qui a eacuteteacute dit la meacutelodie

exprime tous les mouvements de la volonteacute telle

qursquoelle se manifeste dans la conscience humaine

crsquoest-agrave-dire tous les affects sentiments etc tandis

que lrsquoharmonie au contraire indique la graduation

de lrsquoobjectivation de la volonteacute dans le reste de la

nature La musique est en ce sens une seconde

reacutealiteacute qui marche tout agrave fait parallegravelement avec la

premiegravere tout en eacutetant drsquoune nature et drsquoun

caractegravere fort diffeacuterents elle a donc une complegravete

analogie avec elle mais aucune similitude La

musique nrsquoexiste drsquoailleurs comme telle que dans

un nerfs auditifs et notre cerveau en dehors de

ceux-ci ou en soi (au sens de Locke) elle consiste

en simples rapports de nombres directement au

point de vue de la quantiteacute en cadence et ensuite

au point de vue de la qualiteacute dans les degreacutes de la

gamme qui reposent sur les rapports arithmeacutetiques

des vibrations en un mot numeacuterique dans son

eacuteleacutement rythmique elle lrsquoest aussi dans son eacuteleacutement

harmonique

Lrsquoessence entiegravere du monde aussi bien comme

microcosme que comme macrocosme peut donc

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ecirctre exprimeacutee par de purs rapports de nombres et

est reacuteductible agrave ceux-ci en une certaine mesure En

ce sens Pythagore avait raison de placer dans les

nombres la veacuteritable essence des choses mdash Mais que

sont les nombres mdash Des rapports de succession

dont la possibiliteacute est baseacutee sur le temps

Lorsqursquoon lit ce qui est dit dans les Scholia in

Aristotelem (p 829) sur la philosophie

pythagoricienne des nombres on peut ecirctre induit a

supposer que lrsquousage du mot λόγος [logos] dans

lrsquointroduction de lrsquoEacutevangile attribueacute agrave Jean usage si

eacutetrange et si mysteacuterieux et touchant agrave labsurde de

mecircme que les passages anteacuterieurs et analogue de

celui-ci dans Philon ont celui-lagrave et ceux-ci leur

origine dans la philosophie pythagoricienne des

nombres drsquoapregraves la signification du mot λόγος au

sens arithmeacutetique comme rapport numeacuterique ratio

numerica Une relation semblable constitue drsquoapregraves

les pythagoriciens lessence intime et indestructible

de chaque ecirctre cest-agrave dire son principe premier et

originel άρχή de sorte qursquoon pourrait dire de

chaque chose laquo au commencement eacutetait le

Verbe raquo Il faut noter aussi qursquoAristote dit laquo les

eacutemotions sont des relations numeacuteriques

mateacuterielles raquo puis laquo car la relation numeacuterique

constitue la forme de la chose raquo (De anima I 1)

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Cela rappelle le λόγος οπερματικος [raison

seacuteminale] des stoiumlciens auquel je reviendrai bientocirct

Dapregraves Jamblique qui nous a laisseacute une biographie

de Pythagore celui-ci avait reccedilu son eacuteducation

surtout en Eacutegypte ougrave il avait seacutejourneacute de sa vingt-

deuxiegraveme agrave sa cinquante-sixiegraveme anneacutee et ses

maicirctres avaient eacuteteacute les precirctres De retour dans sa

patrie il avait conccedilu le projet de fonder une sorte

drsquoEacutetat sacerdotal agrave lrsquoimitation des hieacuterarchies

eacutegyptiennes avec les modifications neacutecessaires chez

les Grecs bien entendu et srsquoil nrsquoy reacuteussit pas dans

sa patrie Samos il y parvint en une certaine mesure

agrave Crotone Or comme la culture et la religion

eacutegyptiennes provenaient sans aucun doute de lrsquoInde

ainsi que le prouvent la sainteteacute de la vache et cent

autres choses (Heacuterodote Histoire II 41) cela

expliquerait la prescription de Pythagore relative agrave

lrsquoabstinence de la viande des animaux notamment

la deacutefense de tuer des bœufs (Jamblique Vita

Pythagoraelig chap VIII sect 150) et aussi les

recommandations de bonteacute envers tous les

animaux de mecircme sa doctrine de la meacutetempsycose

ses vecirctements blancs ses eacuteternelles et mysteacuterieuses

cachotteries qui donnegraverent naissance aux discours

symboliques et srsquoeacutetendirent jusqursquoaux theacuteoregravemes

matheacutematiques ensuite la fondation drsquoune sorte de

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caste sacerdotale avec discipline seacutevegravere et

ceacutereacutemonial imposant le culte du soleil et tout le

reste Crsquoest aussi des Eacutegyptiens qursquoil tenait ses

notions astronomiques les plus importantes Voilagrave

pourquoi la prioriteacute de la doctrine de lrsquoinclinaison

de lrsquoeacutecliptique lui fut contesteacutee par Œnopide qui

avait eacuteteacute avec lui en Eacutegypte (Voir agrave ce sujet la

conclusion du chap XXIV du livre I des Eclogaelig de

Stobeacutee avec une note de Heeren drsquoapregraves Diodore de

Sicile) Drsquoailleurs si lrsquoon examine les notions

astronomiques eacuteleacutementaires de tous les philosophes

grecs rassembleacutees par Stobeacutee (speacutecialement livre I

chap XV et suiv) on trouve qursquoils ont produit le

plus souvent des absurditeacutes agrave la seule exception des

pythagoriciens qui en regravegle geacuteneacuterale sont tregraves

exacts Que cela ne vienne pas drsquoeux-mecircmes mais

de lrsquoEacutegypte ce nest pas douteux La prohibition

bien connue de Pythagore au sujet des fegraveves est

drsquoorigine eacutegyptienne pure et uniquement une

superstition venue de lagrave puisque Heacuterodote (II 37)

relate qursquoen Eacutegypte la fegraveve est consideacutereacutee comme

impure et est abhorreacutee au point que les precirctres ni

peuvent pas mecircme supporter sa vue

Que la doctrine de Pythagore ait eacuteteacute drsquoailleurs un

pantheacuteisme deacutecideacute crsquoest ce dont teacutemoigne aussi

nettement que briegravevement une sentence

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pythagoricienne qui nous a eacuteteacute conserveacutee par

Cleacutement drsquoAlexandrie dans sa Cohortatio ad

gentes et dont le dialecte dorique nous garantit

lrsquoauthenticiteacute la voici laquo Cependant nous ne

pouvons passer sous silence les disciples de

Pythagore lorsqursquoils deacuteclarent Dieu est un mais

comme certains lrsquoimaginent il nrsquoest point en dehors

de lrsquounivers il est agrave lrsquointeacuterieur Il est la sphegravere

entiegravere souverain de toute origine reacutepandu en

toutes choses Il existe eacuteternellement il est le maicirctre

de toutes ses forces et de toutes ses œuvres lumiegravere

au sein des paradis pegravere de lrsquounivers esprit et

inspiration de lrsquoordre entiegravere du monde et du

mouvement de lrsquounivers raquo (Voir Cleacutement

drsquoAlexandrie Opera t I p 118 dans les Sanctorum

Patrum Opera polemica t IV Warzbourg 1778) Il

est bon notamment de se convaincre en toute

occasion que theacuteisme et judaiumlsme sont agrave

proprement parler des termes eacutequivalents

Selon Apuleacutee Pythagore serait mecircme alleacute jusqursquoaux

Indes et aurait eacuteteacute instruit par les brahmanes eux-

mecircmes (Florida eacutedit de Deux-Ponts p 130) Je

crois en conseacutequence que la sagesse et la science

assureacutement consideacuterables de Pythagore consistaient

moins en ce quil avait penseacute qursquoen ce qursquoil avait

appris en un mot qursquoelles lui eacutetaient plutocirct

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eacutetrangegraveres que personnelles Cela est confirmeacute par

une assertion drsquoHeacuteraclite agrave son sujet (Diogegravene

Laerce livre VIII chap I sect 5) Autrement il les

aurait coucheacutees par eacutecrit pour sauver ses ideacutees de la

destruction tandis que ce qursquoil avait appris du

dehors restait sain et sauf agrave sa source

42 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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SECTION III SOCRATE

La sagesse de Socrate est un article de foi

philosophique Que le Socrate de Platon soit un

personnage ideacuteal par conseacutequent poeacutetique qui

exprime les ideacutees de ce philosophe cela est eacutevident

mais dans le Socrate de Xeacutenophon par contre on

ne trouve pas beaucoup de sagesse Selon Lucien

(Philopseudegraves sect24) Socrate avait un gros ventre ce

qui nrsquoappartient pas preacuteciseacutement aux signes du

geacutenie Le mecircme doute plane drsquoailleurs sur les hautes

faculteacutes intellectuelles de tous ceux qui nrsquoont pas

eacutecrit y compris Pythagore Un grand esprit doit

reconnaicirctre graduellement sa vocation et sa

situation vis-agrave-vis de lrsquohumaniteacute et arriver

conseacutequemment agrave la conviction qursquoil ne fait pas

partie du troupeau mais des bergers crsquoest-agrave-dire

des eacuteducateurs de la race humaine Alors srsquoimpose agrave

lui le devoir de ne pas limiter son action immeacutediate

et certaine au petit nombre drsquohommes que le hasard

rapproche de lui mais de lrsquoeacutetendre agrave lhumaniteacute

afin quelle puisse y atteindre les exceptions les

meilleurs les eacutelus Or lrsquounique organe par lequel on

srsquoadresse agrave lrsquohumaniteacute crsquoest lrsquoeacutecriture on ne parle

verbalement quagrave un nombre restreint drsquoindividus

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par suite ce qui est dit ainsi demeure par rapport agrave

la race humaine une affaire priveacutee Car lesdits

individus sont le plus souvent un mauvais sol pour

la noble moisson ou bien elle nrsquoy pousse pas du

tout ou bien ses produits deacutegeacutenegraverent rapidement la

moisson doit donc ecirctre preacuteserveacutee Or ceci seffectue

non par la tradition qui est falsifieacutee agrave chaque pas

mais uniquement par lrsquoeacutecriture cette seule

conservatrice fidegravele des ideacutees Ajoutez agrave cela que

chaque esprit qui pense profondeacutement eacuteprouve le

besoin neacutecessaire pour sa propre satisfaction de

retenir ses penseacutees et de les ramener agrave la plus

grande clarteacute et netteteacute possibles cest-agrave-dire agrave les

incarner dans des mots Mais ceci nrsquoest obtenu

parfaitement que par leacutecriture La parole eacutecrite est

en effet essentiellement toute diffeacuterente du la parole

verbale car elle seule permet la plus haute preacutecision

et concision la briegraveveteacute par excellence ce qui fait

drsquoelle le pur εκτυποσ [double] de la penseacutee Ce serait

donc une ideacutee bien extravagante de la part drsquoun

penseur de ne pas utiliser la plus importante

invention de lrsquoespegravece humaine Pour cette raison il

mrsquoest difficile de croire agrave lrsquointelligence vraiment

eacutetendue de ceux qui nont pas eacutecrit Je suis plutocirct

disposeacute agrave les tenir pour des heacuteros surtout pratiques

qui oui plus agi par leur caractegravere que par leur

cerveau Les sublimes auteurs de lrsquoUpanishad des

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Veacutedas ont eacutecrit Quant agrave la Sanhita du mecircme livre

qui se compose uniquement de priegraveres il se peut

qursquoau deacutebut elle nrsquoait eacuteteacute propageacutee que verbalement

Entre Socrate et Kant existent bon nombre de

ressemblance Tous deux rejettent tout dogmatisme

tous deux professent une complegravete ignorance en

matiegravere de meacutetaphysique et font leur trait distinctif

de la conscience claire de cette ignorance Tous

deux affirment que le pratique ce que lrsquohomme doit

faire et ce qursquoil doit omettre est drsquoautre part

absolument certain de lui-mecircme sans autre

fondement theacuteorique Tous deux ont eu cette

destineacutee que leurs successeurs immeacutediats et

disciples deacuteclareacutes se sont seacutepareacutes drsquoeux preacuteciseacutement

sur ces principes et eacutelaborant une meacutetaphysique

ont eacutetabli des systegravemes absolument dogmatiques et

enfin que ces systegravemes tregraves diffeacuterents les uns des

autres srsquoaccordaient tous sur un point agrave savoir

qursquoils proceacutedaient des doctrines de Socrate ou de

Kant Comme je suis moi-mecircme un kantien je veux

indiquer ici en un mot mes affiniteacutes avec lui Kant

enseigne que nous ne pouvons rien savoir en dehors

de lrsquoexpeacuterience et de sa possibiliteacute Je concegravede cela

mais en soutenant que lrsquoexpeacuterience mecircme dans sa

totaliteacute est susceptible drsquoune explication et jrsquoai

tenteacute de donner celle-ci en la deacutechiffrant comme

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une eacutecriture et non agrave lrsquoexemple de tous les

philosophes preacuteceacutedents en entreprenant de la

deacutepasser au moyen de ses pures formes mdash meacutethode

dont Kant a deacutemontreacute lrsquoilleacutegitimiteacute

Lrsquoavantage de la meacutethode socratique telle qursquoelle

nous apparaicirct chez Platon consiste en ce qursquoon

admet seacutepareacutement de la part de lrsquointerlocuteur ou

de lrsquoadversaire avant que celui-ci en ait aperccedilu les

conseacutequences les motifs des principes qursquoon se

propose de deacutemontrer tandis qursquoau contraire si

lexposeacute eacutetait didactique et le discours continu il

aurait occasion de reconnaicirctre bien vite les

conseacutequences et les motifs comme tels et il ne

manquerait pas de les attaquer srsquoils ne lui plaisaient

pas En attendant parmi les choses que Platon

voudrait nous faire croire il y a ceci crsquoest que par

lapplication de cette meacutethode les sophistes et

autres fous se seraient laisseacute en toute innocence

prouver par Socrate qursquoil srsquoagissait drsquoeux-mecircmes

Cela nrsquoest pas probable On peut plutocirct croire que

au dernier quart de la route ou bien degraves qursquoils

remarquaient ougrave les choses allaient en venir ils

gacirctaient par la deacuteneacutegation de ce qui avait eacuteteacute dit

par des malentendus intentionnels par des artifices

et des chicanes auxquels recourt instinctivement la

deacuteloyauteacute ergoteuse le jeu artificiel de Socrate et

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trouaient son filet ou encore ils devenaient si

grossiers et si agressifs que celui-ci devait trouver

sage de sauver sa peau agrave temps Pourquoi en effet

les sophistes eux aussi nrsquoauraient-ils pas connu la

meacutethode par laquelle chacun peut se rendre lrsquoeacutegal de

chacun et mecircme combler pour un moment la plus

grande ineacutegaliteacute intellectuelle mdash lrsquoinsulte Les

natures basses eacuteprouvent un penchant instinctif

pour celle-ci degraves qursquoelles commencent agrave soupccedilonner

une supeacuterioriteacute de lrsquointelligence

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SECTION IV PLATON

Chez Platon deacutejagrave nous trouvons lrsquoorigine drsquoune

certaine fausse dianœologie exposeacutee dans un

dessein meacutetaphysique secret agrave savoir une

psychologie rationnelle et une doctrine de

lrsquoimmortaliteacute qui srsquoy rattache Cette fausse

dianœologie a fait preuve drsquoune tregraves puissante

vitaliteacute puisquelle a traverseacute toute la philosophie

ancienne meacutedieacutevale et moderne jusqursquoagrave ce que

Kant le destructeur universel lui eacutecrasacirct enfin la

tecircte La doctrine viseacutee ici est le rationalisme de la

theacuteorie de la connaissance avec son aboutissement

meacutetaphysique On peut la reacutesumer briegravevement ainsi

ce qui connaicirct en nous est une substance

immateacuterielle fonciegraverement distincte du corps

nommeacutee acircme le corps au contraire est un obstacle

agrave la connaissance En conseacutequence toute

connaissance transmise par les sens est trompeuse

la seule vraie exacte et certaine est celle qui est

affranchie et eacuteloigneacutee de toute sensibiliteacute (crsquoest-agrave-

dire de toute perception) en drsquoautres termes penseacutee

pure la mise en œuvre des notions abstraites seules

Crsquoest ce que lrsquoacircme accomplit par ses propres

moyens Elle opeacuterera donc le mieux lorsqursquoelle sera

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seacutepareacutee du corps crsquoest-agrave-dire apregraves notre mort De

telle sorte que la dianœologio srsquoassocie agrave la

psychologie rationnelle au beacuteneacutefice de sa doctrine

de lrsquoimmortaliteacute Cette doctrine que je viens de

reacutesumer se trouve exposeacutee au

long et nettement dans le Pheacutedon chap X Elle a un

caractegravere un peu diffeacuterent dans le Timeacutee drsquoapregraves

lequel Sextus Empiricus la rapporte en ces termes

preacutecis et clairs laquo Une opinion ancienne a la faveur

des philosophes naturels selon laquelle lrsquohomogegravene

est connaissable par lrsquohomogegravene raquo Et plus

loin laquo Dans le Timeacutee Platon utilise cette meacutethode

pour deacutemontrer la nature incorporelle de lrsquoacircme

Car dit-il le visage est adapteacute agrave la lumiegravere parce

qursquoil est susceptible de lumiegravere lrsquoaudition est de

condition aeacuterienne puisqursquoelle perccediloit la commotion

de lrsquoair crsquoest-agrave-dire le son comme lrsquoodeur qui

perccediloit les fumeacutees et les vapeurs est configureacutee en

rapport avec ces eacutevegravenements ainsi que le goucirct

pareillement adapteacute puisqursquoil perccediloit les jus par

suite lrsquoacircme doit neacutecessairement ecirctre drsquoessence

incorporelle puisqursquoelle connait des ideacutees

incorporelles comme par exemple celles comprises

dans les nombres et celles que lrsquoon peut deacutecouvrir

dans la forme des corps raquo (Adversus

mathematicos VII 116 et 119)

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Aristote lui-mecircme admet cette argumentation du

moins comme hypothegravese dans son traiteacute De anima

(livre I chap 1) ougrave il dit que lexistence seacutepareacutee de

lrsquoacircme serait eacutetablie par lagrave si cette derniegravere

srsquoaccroissait drsquoune manifestation quelconque agrave

laquelle le corps nrsquoaurait aucune part et cette

manifestation semble devoir ecirctre avant tout la

penseacutee Mais si mecircme celle-ci nrsquoest pas possible sans

intuition ni imagination elle ne peut non plus

exister sans le corps (Lrsquointellection semble

eacuteminemment propre agrave lrsquoacircme mais si cette activiteacute

est elle-mecircme un acte de lrsquoimagination ou ne peut

srsquoexercer sans le concours de lrsquoimagination elle ne

pourra elle non plus srsquoaccomplir indeacutependamment

du corps De anima I 1) Cependant Aristote

nrsquoadmet pas mecircme la condition indiqueacutee plus haut

crsquoest-agrave-dire la preacutemisse de lrsquoargumentation

puisqursquoil enseigne ce qursquoon a formuleacute plus tard dans

la proposition nihil est in intollectu quod non

prius fuerit in sensibus (Voir agrave ce sujet le De anima

III 8) Il vit donc deacutejagrave que tout ce qui est purement

et abstraitement penseacute a emprunteacute toute sa matiegravere

et tout son contenu agrave ce qui est perccedilu Cela a troubleacute

les scolastiques Aussi sefforccedila-t-on de prouver degraves

le moyen acircge qursquoil y a de pure connaissances de

raison crsquoest-agrave-dire des ideacutees sans rapport avec une

image quelconque en un mot un penser qui tire

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toute sa matiegravere de lui-mecircme Les efforts et les

controverses sur ce point se trouvent reacuteunis dans le

livre De immortalitate animi de Pomponace qui

leur emprunte son principal argument Pour

reacutepondre aux exigences indiqueacutees les universalia et

les connaissances a priori conccedilus comme aeligternaelig

veritates devaient ecirctre mis en œuvre Quel

deacuteveloppement fut apporteacute agrave cette matiegravere par

Descartes et son eacutecole crsquoest ce que jrsquoai deacutejagrave exposeacute

dans la longue remarque ajouteacutee au paragraphe 6 de

mon Meacutemoire couronneacute sur Le fondement de la

morale ougrave jrsquoai rapporteacute aussi le texte original

inteacuteressant du carteacutesien De la Forge7 Ce sont en

effet les disciples drsquoun philosophe qui en regravegle

geacuteneacuterale expriment le plus clairement les fausses

doctrines de celui-ci car ils nont aucune raison

comme crsquoest le cas du maicirctre pour laisser le pus

possible dans lrsquoombre les cocircteacutes de son systegraveme qui

pourraient trahir sa faiblesse vu qursquoils nrsquoy voient

pas encore malice Mais Spinoza opposa agrave tout le

dualisme carteacutesien sa doctrine substantia cogitans

et substantia extensa una cademque est substantia

7 Louis de la Forge medecin du XVIIe siegravecle exerccedila on art agrave Saumur Ami de Descartes il interpreacuteta habilement les doctrinces de celui-ci dans son Traiteacute de lrsquoacircme humaine de ses faculteacutes de ses fonctions et de son union avec le corps Paris 1664

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que jam sub hoc jam sub illo attributo

comprehenditur [la substance pensante et

substance eacutetendue sont une mecircme et seule

substance conccedilue tantocirct sous un attribut tantocirct

sous un autre] et montra par lagrave sa grande

supeacuterioriteacute Leibnitz drsquoautre part resta gentiment

dans le sentier de Descartes et de lrsquoorthodoxie Mais

cela provoqua aussitocirct lrsquoeffort si salutaire agrave la

philosophie de lexcellent Locke qui finit par se

plonger dans lrsquoinvestigation de lorigine des

concepts et fit de ce principe no innate ideas [pas

drsquoideacutees inneacutees] soigneusement exposeacute la base de

son systegraveme Les Franccedilais agrave lrsquousage desquels

Condillac adapta ledit systegraveme tout en partant du

mecircme principe ne tardegraverent pas agrave aller trop loin en

affirmant que penser cest sentir Prise au pied de la

lettre cette proposition est fausse mais elle est

vraie en ce sens que chaque penser preacutesuppose

drsquoune part le sentiment comme ingreacutedient de la

perception qui lui fournit sa matiegravere et drsquoautre

part est conditionneacute aussi bien que le sentiment

par des organes corporels De mecircme que celui-ci

lrsquoest par les nerfs sensitifs celui-lagrave lrsquoest par le

cerveau et tous deux sont de lrsquoactiviteacute nerveuse

Lrsquoeacutecole franccedilaise elle-mecircme srsquoattacha toutefois

solidement agrave ce principe non pour lui-mecircme mais

dans un dessein meacutetaphysique et dans lespegravece

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mateacuterialiste absolument comme les opposants

platoniciens carteacutesiens et leibnitziens seacutetaient

attacheacutes au principe faux que lunique connaissance

exacte des choses consiste dans le penser pur crsquoest-

agrave-dire avec un dessein meacutetaphysique en vue de

prouver ainsi lrsquoimmortaliteacute de lacircme Kant seul nous

ramegravene de ces deux voies fausses agrave la veacuteriteacute et

apaise une querelle dans laquelle les deux parties agrave

vrai dire nrsquoagissent pas loyalement toutes deux

professent la dianœologie mais elles sont

preacuteoccupeacutees de la meacutetaphysique et pour cette

raison falsifient la dianœologie Kant dit

certainement il y a une pure connaissance de raison

crsquoest-agrave-dire des connaissances a priori anteacuterieures agrave

toute expeacuterience et conseacutequemment aussi un

penser qui nrsquoest pas redevable de sa matiegravere agrave une

connaissance quelconque transmise par les sens

mais preacuteciseacutement cette connaissance a priori

quoique non tireacutee de lrsquoexpeacuterience nrsquoa de valeur et de

validiteacute que par rapport agrave lrsquoexpeacuterience car elle nrsquoest

autre chose que la constatation de notre propre

appareil de connaissance et de son organisation

(fonction ceacutereacutebrale) ou selon lrsquoexpression de Kant

la forme de la conscience connaissante elle-mecircme

qui reccediloit tout drsquoabord sa matiegravere de la connaissance

empirique agrave laquelle elle est lieacutee par lrsquoimpression

sensitive et sans laquelle elle est vide et inutile

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Voilagrave pourquoi sa philosophie se nomme la critique

de la raison pure Sous elle succombe toute cette

psychologie meacutetaphysique et avec elle toute la pure

activiteacute de lrsquoacircme platonicienne Car nous voyons que

la connaissance sans la perception transmise par le

corps nrsquoa pas de matiegravere et que par conseacutequent le

sujet connaissant comme tel sans la preacutesupposition

du corps nrsquoest qursquoune forme vide pour ne pas

ajouter que chaque penser est une fonction

physiologique du cerveau comme la digestion en est

une de lrsquoestomac

Si donc la recommandation faite par Platon drsquoisoler

la connaissance et de la maintenir pure de toute

communauteacute avec le corps les sens et la perception

apparait contraire au but absurde et pour tout

dire impossible nous pouvons cependant regarder

ma doctrine drsquoapregraves laquelle seule la connaissance

intuitive maintenue pure de toute communauteacute avec

la volonteacute atteint la plus haute objectiviteacute et par lagrave

la perfection comme lrsquoanalogie justifieacutee de celle-ci

Je renvoie agrave ce sujet au livre III de mon œuvre

principale

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SECTION V ARISTOTE

Le caractegravere principal drsquoAristote peut ecirctre deacutefini

ainsi la plus grande perspicaciteacute unie agrave la

circonspection au don dobservation agrave la diversiteacute et

au manque de profondeur Sa conception du monde

est plate quoique ingeacutenieusement eacutelaboreacutee La

profondeur trouve sa matiegravere en nous-mecircmes la

perspicaciteacute doit recevoir celle-ci du dehors pour

avoir des donneacutees Mais agrave cette eacutepoque-lagrave les

donneacutees empiriques eacutetaient en partie pauvres en

partie fausses Pour cette raison lrsquoeacutetude dAristote

est aujourdrsquohui assez peu profitable tandis que celle

de Platon lrsquoest resteacutee au plus haut degreacute Ce manque

de profondeur releveacute chez Aristote apparaicirct

naturellement de la faccedilon la plus visible dans sa

Meacutetaphysique ougrave la simple perspicaciteacute ne suffit

pas comme ailleurs crsquoest donc en cette matiegravere

qursquoil est le moins satisfaisant Sa Meacutetaphysique est

en majeure partie une conversation sur les systegravemes

de ses preacutedeacutecesseurs quil critique et reacutefute de son

point de vue le plus souvent dapregraves des assertions

isoleacutees sans entrer dans leur sens et un peu comme

quelqursquoun qui brise les fenecirctres du dehors il

propose peu de dogmes personnels pour ne pas dire

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un seul du moins coheacuterents Si nous sommes

redevables agrave sa poleacutemique drsquoune grande partie de

nos connaissances sur la philosophie ancienne crsquoest

un service accidentel

Il est surtout hostile agrave Platon lagrave ougrave celui-ci a

entiegraverement raison Les laquo Ideacutees raquo de Platon

reviennent sans cesse dans sa bouche comme une

chose qursquoil ne peut digeacuterer il est deacutecideacute agrave ne pas les

accepter La perspicaciteacute suffit dans les sciences

expeacuterimentales aussi la tendance drsquoAristote est-elle

eacuteminemment empirique Mais aujourdhui que

depuis ce temps-lagrave lrsquoempirisme a fait de tels progregraves

qursquoil est agrave lrsquoeacutegard de cette eacutepoque ce qursquoest lacircge

adulte par rapport agrave lrsquoenfance les sciences en

question ne peuvent guegravere gagner directement agrave son

eacutetude elles ne le peuvent qursquoindirectement par la

meacutethode et le cocircteacute scientifique qui le caracteacuterisent et

qursquoil a importeacutes dans le monde En zoologie

cependant il est de nos jours encore drsquoune utiliteacute

directe au moins dans les deacutetails Sa tendance

empirique le porte drsquoailleurs agrave toujours se disperser

il abandonne si aiseacutement et si freacutequemment le fil de

lrsquoideacutee agrave laquelle il srsquoest attacheacute qursquoil est presque

incapable de le suivre dans toute son eacutetendue et

jusqursquoau bout or crsquoest preacuteciseacutement en cela que

consiste le penser profond Au contraire il soulegraveve

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continuellement des problegravemes quil ne contente

drsquoeffleurer et passe immeacutediatement agrave autre chose

sans les avoir reacutesolus ni mecircme seulement discuteacutes agrave

fond Son lecteur se dit souvent laquo maintenant nous

y voilagrave raquo mais nous nrsquoy sommes pas et alors il

semble quand il a abordeacute un problegraveme et lrsquoa

poursuivi un instant que la veacuteriteacute plane sur ses

legravevres mais tout agrave coup il aborde un autre sujet et

nous laisse dans le doute Il ne peut srsquoarrecircter agrave rien

et passe du sujet qursquoil vient daborder agrave un autre qui

se preacutesente agrave lrsquoinstant mecircme agrave lui comme un enfant

qui laisse tomber le jouet qursquoil tient pour en saisir

un autre qursquoil aperccediloit Crsquoest lagrave le cocircteacute faible de son

esprit crsquoest la vivaciteacute de la superficialiteacute Cela

explique pourquoi le mode drsquoexposeacute drsquoAristote qui

eacutetait un cerveau vigonreusement systeacutematique

puisque crsquoest agrave lui qursquoon doit la seacuteparation et la

classification des sciences manque totalement

drsquoagencement systeacutematique et que nous nrsquoy

trouvons pas de progregraves meacutethodique crsquoest-agrave-dire la

seacuteparation du dissemblable et le groupement du

semblable Il traite les choses comme elles se

preacutesentent agrave son esprit sans y avoir reacutefleacutechi au

preacutealable et sans srsquoecirctre traceacute agrave leur sujet un plan net

Il pense la plume agrave la main ce qui est un grand

allegravegement pour lrsquoeacutecrivain mais un grand mal pour

le lecteur De lagrave le manque de plan et lrsquoinsuffisance

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de son exposeacute de lagrave ses reacutepeacutetitions innombrables

parce que des ideacutees eacutetrangegraveres agrave son sujet lui ont

passeacute par la tecircte de lagrave vient qursquoil ne peut srsquoarrecircter

sur un point et discourt agrave perte de vue qursquoil

conduit par le nez comme nous lrsquoavons dit plus

haut le lecteur anxieux de la solution des

problegravemes souleveacutes qursquoapregraves avoir consacreacute

plusieurs pages agrave une question il reprend tout agrave

coup son investigation agrave partir du commencement

avec par conseacutequent agrave ce sujet revenons agrave notre

point de deacutepart et cela six fois dans un seul traiteacute

de lagrave vient que cette eacutepigraphe Quid feret hic tento

dignum promissor hiatu [A quelle matiegravere

drsquoimportance peut-on srsquoattendre en le voyant ouvrir

la bouche ] srsquoapplique agrave tant drsquoexordes de ses livres

et de ses chapitres et pour tout dire qursquoil est si

souvent confus et insuffisant Par exception il est

vrai il srsquoest comporteacute diffeacuteremment comme dans

les trois livres de sa Rheacutetorique qui sont un modegravele

de meacutethode scientifique et preacutesentent une symeacutetrie

architectonique qui peut bien avoir eacuteteacute le prototype

de celle de Kant

Lrsquoopposeacute radical dAristote aussi bien pour la

maniegravere de penser que pour celle drsquoexposer sa

penseacutee crsquoest Platon Celui-ci maintient comme avec

une main de fer son ideacutee conductrice en suit le fil si

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teacutenu soit-il dans toutes ses ramifications agrave travers

les labyrinthes des plus longs dialogues et le

retrouve apregraves tous les eacutepisodes On voit qursquoil a

mucircrement et pleinement reacutefleacutechi sur son sujet

avant de se mettre agrave eacutecrire et ordonneacute artistement

sa faccedilon de le preacutesenter Aussi chaque Dialogue est-

il une œuvre drsquoart voulue dont toutes les parties ont

un rapport bien calculeacute quoique souvent cacheacute un

instant agrave dessein et dont les freacutequents eacutepisodes

ramegravenent souvent drsquoeux-mecircmes et drsquoune faccedilon

inattendue agrave lrsquoideacutee principale deacutesormais mise en

lumiegravere par eux Platon a toujours su au sens

complet du mot ce quil voulait et entendait faire

habituellement il nrsquoamegravene pas les problegravemes jusqursquoagrave

leur solution deacutefinitive mais se contente de les

discuter agrave fond Il ne faut donc pas nous eacutetonner si

comme on le raconte (voir surtout AEliglien Variae

Historiaelig III 19 IV 9 etc) la bonne harmonie

personnelle eacutetait bien loin de reacutegner entre Platon et

Aristote le premier parlait aussi ccedilagrave et lagrave avec peu

drsquoestime du second dont les digressions

lrsquoinconsistance et les sauts et bonds mecircme associeacutes

agrave sa polymathie lui sont des plus antipathiques La

poeacutesie de Schiller Largeur et Profondeur (Briete

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und Tiefe) peut aussi srsquoappliquer agrave lrsquoopposition

entre Aristote et Platon8

En deacutepit de cette tendance drsquoesprit empirique

Aristote nrsquoeacutetait pas cependant un empirique

conseacutequent et meacutethodique aussi devait-il ecirctre

renverseacute et deacuteposseacutedeacute par Bacon de Verulam le vrai

pegravere de lrsquoempirisme Pour bien comprendre en quel

sens et pourquoi celui-ci est lrsquoadversaire et le

vainqueur drsquoAristote et de sa meacutethode on nrsquoa qursquoagrave

lire les livres de ce dernier De generatione et

corruptione On y trouve un fidegravele raisonnemment

a priori sur la nature qui cherche agrave comprendre et agrave

expliquer ses proceacutedeacutes par de pures notions un

exemple particuliegraverement mauvais est fourni au

8 Voici la traduction de cette courte piegravece de vers qui date de 1797 laquo Beaucoup da gens brillent dans le monde ils savent parler de tout et pour trouver ce qui plaicirct et charme on na quagrave les interroger On croirait tant ils ont le verbe haut quils ont vraiment conquis la marieacutee Et cependant ils sortent du monde sans nul bruit leur vie a eacuteteacute perdue Qui veut produire quelque chose dexcellent enfanter quelque grande œuvre doit rassembler silencieusement sans se lasser la plus haute force sur le plus petit point Le tronc seacutelegraveve dans les airs avec ses branches richement eacuteclatantes les feuilles brillent et exhalent leur parfum mais elles ne peuvent produire de fruits Le noyau seul recegravele dans un eacutetroit espace lrsquoorgueil de la forecirct lrsquoarbre raquo

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livre II chap IV ougrave nous voyons une chimie

construite a priori Bacon au contraire afficha le

dessein de faire de lexpeacuterience intuitive et non de

lrsquoabstraction la source de la connaissance de la

nature Le brillant reacutesultat de cette conception est la

haute situation actuelle des sciences naturelles qui

nous fait envisager avec un sourire de pitieacute ces

misegraveres aristoteacuteliciennes Sous ce rapport il est

vraiment remarquable que les livres susmentionneacutes

drsquoAristote nous reacutevegravelent tregraves nettement mecircme

lrsquoorigine de la scolastique on y rencontre deacutejagrave la

meacutethode veacutetilleuse et le verbiage de celle-ci

Pour la mecircme raison les livres De cœlo sont aussi

tregraves utiles et dignes drsquoecirctre lus Les premiers

chapitres sont mecircme un bon exemple de la meacutethode

qui consiste agrave reconnaicirctre et agrave deacuteterminer lessence

de la nature drsquoapregraves de pures notions et lrsquoinsuccegraves

est ici eacutevident Il nous est deacutemontreacute au chapitre

VIII par de pures notions et locis communibus

qursquoil nrsquoy a pas plusieurs mondes et au chapitre XII

on trouve une speacuteculation analogue sur la course

des eacutetoiles Crsquoest un raisonnement logique dapregraves

de fausses notions une dialectique de la nature

toute speacuteciale qui entreprend de deacutecider a priori en

partant de certains axiomes universels preacutetendant

exprimer ce qui est raisonnable et seacuteant ce qursquoest la

61 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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nature et comment elle doit agir En voyant une

intelligence si grande et mecircme stupeacutefiante malgreacute

tout ce qursquoon a pu dire si profondeacutement enfonceacutee

dans de pareilles erreurs qui eacutetaient encore en

vogue il y a quelques siegravecles agrave peine nous

comprenons bien vite combien lrsquohumaniteacute est

redevable agrave Copernic Kepler Galileacutee Bacon Robert

Hook et Newton Dans les chapitres VII et VIII du

livre II Aristote nous expose tout son agencement

absurde du ciel les eacutetoiles sont solidement fixeacutees

sur le globe creux qui tournoie le soleil et les

planegravetes sur des globes semblables plus rapprocheacutes

la terre est-il dit expresseacutement demeure tranquille

Tout cela pourrait passer si auparavant il nrsquoy avait

eu deacutejagrave mieux mais quand lui-mecircme nous preacutesente

chapitre XIII les vues tregraves justes des pythagoriciens

sur la forme la situation et le mouvement de la

terre pour les rejeter cela est fait pour provoquer

notre indignation Elle saccroicirct quand nous voyons

par sa freacutequente poleacutemique contre Empeacutedocle

Heacuteraclite et Deacutemocrite comment ceux-ci ont eu des

vues beaucoup plus exactes de la nature et ont

mieux observeacute celle-ci que le sec bavard que nous

avons devant nous Empeacutedoele avait mecircme enseigneacute

deacutejagrave une force tangentielle produite par le

mouvement de rotation et agissant en opposition agrave

la pesanteur (II 1 et 13 puis les Scholia p 491)

62 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Bien loin drsquoappreacutecier ces hypothegraveses agrave leur valeur

Aristote nrsquoadmet mecircme pas les vues exactes de ces

anciens sur la veacuteritable signification de haut et de

bas mais ici aussi il se range agrave lrsquoopinion vulgaire qui

suit lrsquoapparence superficielle (IV 2) Maintenant il

faut consideacuterer que ses vues furent adopteacutees et se

reacutepandirent eacutecartegraverent ce qui valait mieux

auparavant et devinrent plus tard la base du

systegraveme drsquoHipparque puis de Ptoleacutemeacutee dont

lhumaniteacute a ducirc srsquoembarrasser jusqursquoau

commencement du XVIe siegravecle au grand profit

drsquoailleurs des dogmes religieux judeacuteo-chreacutetiens qui

sont incompatibles au fond avec le systegraveme de

Copernic comment en effet y aurait-il un Dieu au

ciel si le ciel nrsquoexiste pas Le theacuteisme seacuterieusement

compris preacutesupposa neacutecessairement la division du

monde en ciel et en terre sur celle-ci srsquoagitent les

hommes dans celui-lagrave siegravege le Dieu qui les

gouverne Mais si lrsquoastronomie a supprimeacute le ciel

elle a supprimeacute Dieu avec lui elle a tellement

agrandi le monde qursquoil ne reste plus de place pour

Dieu Quant agrave un ecirctre personnel comme chaque

Dieu doit neacutecessairement en constituer un qui

nrsquohabiterait aucun lieu mais serait partout et nulle

part on peut seulement le nommer mais non

lrsquoimaginer et croire en lui A mesure donc que

lrsquoastronomie physique se popularise le theacuteisme doit

63 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

disparaicirctre si fortement quil ait eacuteteacute inculqueacute aux

hommes par une preacutedication incessante et

solennelle Crsquoest ce que lrsquoEacuteglise catholique a reconnu

aussitocirct et pour cette raison elle a perseacutecuteacute le

systegraveme de Copernic Aussi est-il pueacuteril de

srsquoeacutetonner avec de grands cris des tribulations de

Galileacutee car omnis natura vult esse conservatrix sui

[chaque ecirctre de la nature srsquoefforce de se conserver]

Qui sait si la constatation secregravete ou tout au moins

le pressentiment de cette congeacutenialiteacute drsquoAristote

avec les doctrines de lrsquoEacuteglise et du danger deacutetourneacute

par lui nrsquoa pas contribueacute au respect deacutemesureacute dont

il a eacuteteacute lrsquoobjet au moyen acircge Qui sait si plus drsquoun

homme stimuleacute par ses assertions sur les anciens

systegravemes astronomiques na pas secregravetement

peacuteneacutetreacute ces veacuteriteacutes longtemps avant Copernic qui

apregraves beaucoup drsquoanneacutees dheacutesitation et avec

lrsquointention de se seacuteparer du monde se hasarda

finalement agrave les proclamer

64 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

SECTION VI STOIumlCIENS

Une tregraves belle et profonde notion chez les stoiumlciens

celle du λόγος σπερματικός [raison seacuteminale] bien

qursquoon puisse deacutesirer agrave son sujet des renseignements

plus complets que ceux qui nous sont parvenus

(Diogegravene Laerce VII 136 mdash Plutarque De placitis

philosophiaelig 1 7 mdash Stobeacutee Eclogaelig I p 372) Ce

qui toutefois est clair crsquoest qursquoon maintient par lagrave ce

qui constitue et maintient chez les individus

successifs drsquoune espegravece la forme identique de celle-

ci en passant de lrsquoun agrave lrsquoautre par conseacutequent en

quelque sorte la notion de lrsquoespegravece corporifieacutee dans

la semence Le λόγος σπερματικός est donc

leacuteleacutement indestructible dans lrsquoindividu ce qui lrsquounit

agrave lrsquoespegravece qursquoil repreacutesente et maintient Crsquoest en

vertu de lui que la mort qui aneacuteantit lrsquoindividu ne

touche pas agrave lespegravece gracircce agrave laquelle lrsquoindividu est

toujours preacutesent en deacutepit de la mort Aussi

pourrait-on traduire de la maniegravere suivante les mots

λόγος σπερματικός la formule magique qui eacutevoque

incessamment cette forme mi pheacutenomegravene Tregraves

apparenteacutee agrave lui est la notion de la forma

substantialis chez les scolastiques par laquelle le

principe inteacuterieur de lrsquoensemble de toutes les

65 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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qualiteacutes de chaque ecirctre naturel est eacutetabli son

antithegravese est la materia prima la matiegravere pure

sans forme ni qualiteacute Lrsquoacircme de lrsquohomme est sa

forma substantialis Ce qui distingue les deux

notions crsquoest que le λόγος σπερματικός nrsquoappartient

qursquoaux ecirctres vivants qui se reproduisent tandis que

la forma substantialis appartient aussi aux ecirctres

inorganiques Celle-ci se reacutefegravere avant tout agrave

lrsquoindividu celui-lagrave agrave lrsquoespegravece en mecircme temps tous

deux sont manifestement lieacutes agrave lrsquoideacutee platonicienne

On trouve des deacuteveloppements sur la forma

substantialis dans Scot Erigegravene De divisione

naturae livre III p 139 eacutedit drsquoOxford dans

Giordano Bruno Della causa dialogue III p 252 et

suiv et tout an long dans les Dispitationes

metaphysicaelig do Suarez (XV sect 1) ce veacuteritable

compendium de toute la sagesse scolaslique ougrave il

faut eacutetudier celle-ci plutocirct que dans les bavardages

sans fin des ineptes professeurs de philosophie

allemande quintessence de la platitude et de

lrsquoennui

Une source capitale de notre connaissance de

lrsquoeacutethique stoiumlcienne est lrsquoexposeacute tregraves deacuteveloppeacute que

nous a conserveacute Stobeacutee (Eclogaelig livre II chap VII)

on peut se flatter de posseacuteder lagrave des extraits le plus

souvent textuels de Zeacutenon et de Chrysippe Srsquoils sont

66 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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exacts ils ne sont pas de nature agrave nous donner une

haute opinion de lrsquoesprit de ces philosophes Crsquoest

en effet un exposeacute peacutedantesque doctrinal deacutelayeacute agrave

lrsquoinfini et incroyablement vide plat et inintelligent

de la morale stoiumlcienne on nrsquoy trouve ni vigueur ni

vie nulle penseacutee de valeur frappante ou fine Tout y

est deacuteduit de pures notions rien nrsquoy est puiseacute dans

la reacutealiteacute et lrsquoexpeacuterience Lrsquohumaniteacute y est en

conseacutequence partageacutee en vertueux et vicieux aux

premiers est rattacheacutee toute chose bonne aux

seconds toute chose mauvaise ce qui fait tout

apparaicirctre noir et blanc comme une gueacuterite

prussienne Aussi ces plats exercices drsquoeacutecole ne

supportent-ils aucunement la comparaison avec les

eacutecrits de Seacutenegraveque si eacutenergiques si ingeacutenieux et si

profonds

Les Dissertations drsquoArrien sur la philosophie

drsquoEacutepictegravete composeacutees environ quatre cents ans

apregraves la naissance du Portique ne nous donnent pas

drsquoinformations deacutefinitives sur le veacuteritable esprit et

les principes speacuteciaux de la morale stoiumlcienne ce

livre est mecircme peu satisfaisant comme forme et

comme contenu Drsquoabord en ce qui concerne la

forme on nrsquoy trouve aucune trace de meacutethode

drsquoarrangement systeacutematique mecircme de progression

reacuteguliegravere Dans des chapitres qui se succegravedent sans

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ordre ni lien il est inlassablement reacutepeacuteteacute qursquoil ne

faut precircter aucune attention agrave tout ce qui nrsquoest pas

lexpression de notre propre volonteacute et que par

conseacutequent on ne doit pas precircter le moindre inteacuterecirct

agrave tout ce qui agite les hommes crsquoest lrsquoataraxie

stoiumlcienne Ce qui nrsquoest pas de nous ne serait pas

non plus de notre ressort Mais ce colossal paradoxe

nrsquoest pas deacuteduit de principes la plus eacutetrange

opinion sur le monde nous est tout simplement

imposeacutee sans qursquoune seule raison soit alleacutegueacutee Au

lieu de cela on trouve des deacuteclamations sans fin en

phrases et en tournures drsquoexpressions toujours les

mecircmes Car les reacutesultats de ces maximes

merveilleuses sont exposeacutes de la maniegravere la plus

deacutetailleacutee et la plus vive et lrsquoon a pu deacutecrire

freacutequemment comment les stoiumlciens font quelque

chose de rien En attendant tous ceux qui pensent

diffeacuteremment sont qualifieacutes desclaves et de fous

Mais on attend en vain une raison claire et solide agrave

lrsquoappui de cette eacutetrange maniegravere de penser cette

raison aurait plus drsquoeffet que toutes les deacuteclamations

et les gros mots de ce livre eacutepais Tel qursquoil est avec

ses descriptions hyperboliques de lrsquoeacutegaliteacute drsquoacircme

stoiumlcienne ses paneacutegyriques infatigablement

reacutepeacuteteacutes des saints patrons Cleacuteanthe Chrysippe

Zeacutenon Crategraves Diogegravene Socrate et ses injures agrave

lrsquoadresse de tous ceux qui diffegraverent drsquoavis il

68 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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constitue une veacuteritable capucinade Le manque de

plan du livre et son deacutecousu sont drsquoailleurs bien en

rapport avec celle-ci Ce que le titre drsquoun chapitre

indique crsquoest seulement le sujet de son deacutebut agrave la

premiegravere occasion se produit un eacutecart et agrave partir de

lagrave il est question suivant le nexus idearmn de mille

et mille objets

Quant au contenu il est semblable et mecircme sans

tenir compte que la base lui fait complegravetement

deacutefaut il nrsquoest en rien vraiment stoiumlcien mais est

meacutelangeacute drsquoun fort eacuteleacutement eacutetranger qui sent sa

source christiano-juive La preuve la plus indeacuteniable

en est le theacuteisme qursquoon y trouve de toutes parts et

qui est aussi le support de sa morale le cynique et

le stoiumlcien agissent ici au nom de Dieu dont la

volonteacute est leur Credo ils lui sont deacutevoueacutes

espegraverent en lui etc Le Portique primitif et

authentique est tout agrave fait eacutetranger agrave ces choses-lagrave

Dieu et le monde nrsquoy font qursquoun et lrsquoon nrsquoy sait rien

drsquoun Dieu qui pense veut commande aux hommes

et veille agrave leurs besoins Non seulement chez Arrien

drsquoailleurs mais chez la plupart des philosophes

paiumlens des premiers siegravecles chreacutetiens nous voyons

le theacuteisme juif destineacute agrave devenir bientocirct une

croyance populaire sous la forme du christianisme

deacutejagrave lancer des lueurs absolument comme

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aujourdrsquohui apparaicirct peu agrave peu dans les eacutecrits des

lettreacutes le pantheacuteisme acclimateacute dans lrsquoInde qui est

aussi destineacute agrave peacuteneacutetrer la croyance populaire Ex

oriente lux [La lumiegravere vient de lrsquoOrient]

Pour la raison indiqueacutee la morale exposeacutee ici nrsquoest

pas non plus purement stoiumlcienne Beaucoup de ses

prescriptions sont incompatibles entre elles et il

serait difficile drsquoeacutetablir agrave son sujet des principes

fondamentaux communs Le cynisme lui aussi est

complegravetement fausseacute par la doctrine que le cynique

doit ecirctre tel avant tout dans lrsquointeacuterecirct des autres

pour agir sur eux par son exemple comme un

messager de Dieu et simmiscer dans leurs affaires

pour les diriger De lagrave il est dit laquo Dans une citeacute ougrave il

nrsquoy aurait que des sages aucun cynique ne serait

neacutecessaire raquo de mecircme celui-ci doit ecirctre bien

portant vigoureux et propre pour ne pas repousser

les gens Combien cela est loin de la satisfaction

personnelle des vieux cyniques authentiques

Diogegravene et Crategraves il est vrai ont eacuteteacute les amis et les

conseillers de maintes familles mais crsquoest lagrave un fait

secondaire et accidentel et nullement le dessein du

cynisme

Arrien a donc complegravetement perdu de vue les vraies

ideacutees fondamentales du cynisme aussi bien que

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celles do lrsquoeacutethique stoiumlcienne il ne semble mecircme pas

avoir senti lutiliteacute de celle-ci Il precircche la

renonciation personnelle parce qursquoelle lui plaicirct et

elle lui plaicirct peut-ecirctre uniquement parce qursquoelle est

difficile et opposeacutee agrave la nature humaine tandis que

la preacutedication est facile Il nrsquoa pas chercheacute les

raisons de ladite renonciation aussi croit-on

entendre tantocirct un ascegravete chreacutetien tantocirct un

stoiumlcien Les maximes de tous deux concordent

souvent mais les principes sur lesquels elles

reposent sont tout diffeacuterents Je renvoie agrave ce sujet agrave

mon œuvre principale (t I sect 316 et t II chap

XVI) ougrave le veacuteritable esprit du cynisme et du

Portique est exposeacute agrave fond pour la premiegravere fois

Lrsquoinconseacutequence drsquoArrien se preacutesente mecircme dune

miniegravere ridicule en ce que deacutecrivant un nombre

incalculable de fois le stoiumlcien parfait il ne manque

jamais de dire laquo Il ne blacircme personne ne se plaint

ni des dieux ni des hommes ne reacuteprimande

personne raquo Or son livre est agrave peu pregraves tout entier

eacutecrit sur un ton de blacircme qui souvent va jusqursquoagrave

lrsquoinjure

Malgreacute tout cela on trouve ccedilagrave et lagrave dans ce livre des

ideacutees authentiquement stoiumlciennes qursquoArrien ou

Eacutepictegravete a puiseacutees chez les vieux stoiumlciens et

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semblablement le cynisme est deacutepeint en couleurs

vives et frappantes dans quelques-uns de ses traits

Il y a par endroits beaucoup de bon sens comme de

vivantes peintures de lhomme et de son activiteacute Le

style est facile et coulant mais tregraves diffus

Que lrsquoEncheiridion [Manuel] drsquoEacutepictegravete ait eacuteteacute

composeacute aussi par Arrien comme nous lrsquoassurait F-

A Wolf9 dans ses leccedilons crsquoest ce que je ne crois pas

Il renferme beaucoup plus drsquoesprit en peu de mots

que les Dissertations est marqueacute au coin du bon

sens ne contient pas de deacuteclamations vides

drsquoostentation est concis expressif et avec cela

eacutecrit sur le ton dun ami bienveillant qui donne des

conseils tandis que les Dissertations je lrsquoai dit

emploient le plus souvent le ton de la reacuteprimande et

de lrsquoinjure Le contenu des deux ouvrages est en

reacutealiteacute le mecircme agrave part cette diffeacuterence que

lrsquoEncheiridion a tregraves peu de choses du theacuteisme des

Dissertations Peut-ecirctre lrsquoEncheiridion eacutetait-il le

propre compendium drsquoEacutepictegravete qursquoil dictait agrave ses

auditeurs tandis que les Dissertations eacutetaient le

9 Le ceacutelegravebre philologue classique auteur des Proleacutegomegravenes sur Homegravere professeur agrave lrsquouniversiteacute de Berlin Neacute agrave en Saxe en 1750 Wolf mourut en 1824 agrave Marseille en se rendant dans le Midi de la France pour y soigner sa santeacute

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manuscrit copieacute drsquoapregraves ses libres discours par son

commentateur Arrien

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SECTION VII NEacuteO-PLATONICIENS

La lecture des neacuteo-platoniciens reacuteclame beaucoup

de patience car ils manquent agrave la fois de forme et de

style Le meilleur de tous et de beaucoup sous ce

rapport est Porphyre Il est le seul qui eacutecrive

clairement et logiquement de sorte qursquoon le lit sans

reacutepugnance

Le pire par contre est Jamblique dans son livre De

mysteriis AEliggyptiorum il est plein drsquoune eacutepaisse

superstition et drsquoune lourde deacutemonologie et de

plus obstineacute Il a encore il est vrai une autre vue en

quelque sorte eacutesoteacuterique sur la magie et la theacuteurgie

mais ses reacuteveacutelations agrave ce sujet sont plates et

insignifiantes En somme crsquoest un mauvais

eacutecrivailleur qui ne donne pas satisfaction borneacute

baroque grossiegraverement superstitieux confus et

obscur On voit clairement que ce qursquoil enseigne ne

provient en rien de ses reacuteflexions personnelles ce

sont des dogmes eacutetrangers souvent compris

seulement agrave moitieacute et pour cette raison affirmeacutes

avec dautant plus drsquoentecirctement aussi est-il rempli

de contradictions Aujourdrsquohui toutefois on ne veut

plus attribuer agrave Jamblique le livre susmentionneacute et

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

je me rangerai volontiers agrave cet avis en lisant les

longs extraits de ses œuvres perdues que Stobeacutee

nous a conserveacutes extraits infiniment supeacuterieurs agrave ce

livre De mysteriis et qui contiennent maintes

bonnes ideacutees de leacutecole neacuteoplatonicienne

Proclus lui aussi est un bavard sec prolixe fade

Son commentaire sur lrsquoAlcibiade de Platon mdash un des

plus mauvais Dialogues de celui-ci et peut-ecirctre

inauthentique mdash est le verbiage le plus deacutelayeacute et le

plus diffus du monde Chaque mot de Platon mecircme

le plus insignifiant y provoque un bavardage sans

fin et la recherche drsquoun sens profond Ce que Platon

dit au sens mythique et alleacutegorique est pris au sens

propre et seacutevegraverement dogmatique et tout est tordu

dans le sens de la superstition et de la theacuteosophie

On ne peut cependant nier que dans la premiegravere

moitieacute de ce commentaire on ne rencontre quelques

tregraves bonnes ideacutees qui appartiennent sans doute

beaucoup plus agrave lrsquoEacutecole qursquoagrave Produs mecircme Crsquoest un

principe drsquoune haute importance qui clocirct le

Fasciculum primum partis primae laquo Les deacutesirs

des acircmes (anteacuterieurement agrave leur naissance)

contribuent agrave donner forme au parcours de la vie et

nous ne semblons pas avoir eacuteteacute informeacute par eux car

crsquoest du sein de nous-mecircmes que nous deacutecouvrons

les deacutecisions eacutelectives drsquoapregraves lesquelles nous

75 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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vivons raquo (Animorum uppetilus antegrave hanc vitam

concepti plurimam vim habent in vitas eligendas

nec extrtnsecus fictif similis sumus sed nostra

sponte facimus electiones secundum quas deindegrave

vitas transigimus) Ce principe a certainement sa

racine dans Platon et se rapproche aussi de la

doctrine de Kant sur le caractegravere intelligible il

srsquoeacutelegraveve bien haut au-dessus des doctrines borneacutees et

plates de la liberteacute de la volonteacute individuelle qui

peut toujours faire ainsi et autrement et dont nous

bercent jusqursquoagrave preacutesent nos professeurs de

philosophie leur cateacutechisme constamment sous les

yeux Augustin et Luther de leur cocircteacute avaient

appeleacute agrave leur secours lrsquoeacutelection par la Gracircce Cela

eacutetait bon pour ces temps soumis aux deacutecrets de la

Providence quand lrsquoon eacutetait encore precirct srsquoil plaisait

agrave Dieu agrave aller au diable au nom de la diviniteacute mais

agrave notre eacutepoque on ne peut trouver de protection

que dans lrsquoaseacuteiteacute de la volonteacute et il faut reconnaicirctre

comme lrsquoa fait Proclus que laquo crsquoest du sein de nous-

mecircmes que nous deacutecouvrons les deacutecisions eacutelectives

drsquoapregraves lesquelles nous vivons raquo

Plotin enfin le plus important de tous est tregraves

ineacutegal et ses diverses Enneacuteades sont drsquoune valeur

extrecircmement diffeacuterente la quatriegraveme est

excellente Son mode drsquoexposer et son style sont

76 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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cependant le plus souvent mauvais ses ideacutees ne

sont ni ordonneacutees ni eacutetudieacutees agrave lrsquoavance il eacutecrit au

fur et agrave mesure qursquoelles lui viennent Porphyre nous

renseigne dans sa biographie sur sa faccedilon leacutegegravere et

neacutegligente de travailler Sa prolixiteacute infinie et

ennuyeuse sa confusion lassent souvent toute

patience au point qursquoon srsquoeacutetonne comment ce fatras

a pu parvenir agrave la posteacuteriteacute Il a drsquoordinaire le style

drsquoun preacutedicateur et de mecircme que celui-ci impose

platement lrsquoEacutevangile il expose platement les

doctrines platoniciennes En mecircme temps ce que

Platon a dit en termes mystiques mecircme agrave demi

meacutetaphoriques il le rabaisse agrave un seacuterieux prosaiumlque

intentionnel et remacircche pendant de longues heures

la mecircme ideacutee sans rien ajouter de lui-mecircme Il

procegravede en outre agrave la faccedilon drsquoun reacuteveacutelateur non

drsquoun deacutemonstrateur parlant ex tripode et raconte

les choses comme il ne les imagine sans tenter de

leur assurer une base Et cependant on trouve chez

lui des veacuteriteacutes profondes et de grande importance

qursquoil a drsquoailleurs comprises lui-mecircme car il nrsquoest

nullement deacutepourvu drsquointuition Aussi meacuterite-t-il

incontestablement drsquoecirctre lu et reacutecompense-t-il

amplement la patience exigeacutee pour cela

Lrsquoexplication de ces qualiteacutes contradictoires de

Plotin je la trouve dans le fait que ni lui ni les neacuteo-

77 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

platoniciens en geacuteneacuteral ne sont des philosophes

proprement dits des penseurs personnels ils

exposent une doctrine eacutetrangegravere traditionnelle

qursquoils ont drsquoailleurs drsquoordinaire bien comprise et

bien digeacutereacutee Crsquoest la sagesse indo-eacutegyptienne qursquoils

ont voulu incorporer agrave la philosophie grecque et ils

emploient agrave cet effet comme chaicircnon de raccord ou

mode de transition ou menstruum la philosophie

platonicienne dans celle de ses parties qui touche

au mystique De cette origine indoue transmise par

lrsquoEacutegypte des dogmes neacuteo-platoniciens teacutemoigne

directement et incontestablement la doctrine du

Tout-Un de Plotin comme nous la trouvons

admirablement preacutesenteacutee dans la quatriegraveme

Enneacuteade Le chapitre premier du livre I de celle-ci

Sur lrsquoessence de lrsquoacircme donne tregraves briegravevement la

doctrine fondamentale de toute sa philosophie celle

drsquoune acircme qui originellement est une et nrsquoest

seacutepareacutee en beaucoup drsquoacircmes que par le monde

corporel Drsquoun inteacuterecirct particulier est le livre VIII de

cette Enneacuteade qui montre comment cette acircme est

tombeacutee dans cet eacutetat de multipliciteacute agrave la suite drsquoun

effort coupable Elle est chargeacutee en conseacutequence

drsquoune double faute la premiegravere celle de sa descente

dans ce monde la seconde celle de ses actions

coupables dans ce mecircme monde Elle expie la

premiegravere par lrsquoexistence temporelle et la seconde

78 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

qui est moindre par la migration des acircmes (chap

V) Crsquoest eacutevidemment la mecircme ideacutee que le peacutecheacute

originel et le peacutecheacute particulier chreacutetiens Mais ce

qursquoil faut lire avant tout crsquoest le chapitre III du livre

IX Que toutes les acircmes sont une ougrave sont

expliqueacutees entre autres choses par lrsquouniteacute de cette

acircme du monde les merveilles du magneacutetisme

animal speacutecialement le pheacutenomegravene actuellement

observeacute qursquoune somnambule perccediloit agrave la plus

grande distance un mot dit agrave voix basse ce qui il est

vrai exige une chaicircne de personnes en rapport avec

elle Chez Plotin apparaicirct mecircme probablement pour

la premiegravere fois dans la philosophie occidentale

lrsquoIdeacutealisme qui depuis longtemps deacutejagrave eacutetait agrave lrsquoordre

du jour en Orient puisque les Enneacuteades enseignent

(livre VII chap X) que lrsquoacircme a fait le monde en

entrant de lrsquoeacuteterniteacute dans le temps avec cette

explication car lrsquounivers sensible nrsquoa pas un autre

lieu que lrsquoacircme raquo (Neque est atter hujus universi

locus quam anima) tandis que lideacutealiteacute du temps

est exprimeacutee dans ces mots laquo Nous nrsquoallons pas

prendre le temps hors de lrsquoacircme pas plus que

lrsquoeacuteterniteacute en dehors de lrsquoecirctre raquo (Oportet autem

nequaquam extra animam tempus accipere) Cet

έκεῖ (au delagrave) est lrsquoopposeacute de ἒνθάδε (en deccedilagrave) et

une notion tregraves appareilleacutee agrave lui qursquoil explique de

plus pregraves par le monde des ideacutees et le monde des

79 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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sens (mundus intelligibilis et sensibilis) et aussi par

lrsquoen haut et lrsquoen bas Lrsquoideacutealiteacute du temps est aussi

lrsquoobjet aux chapitres XI et XII de tregraves bonnes

eacutelucidations Elle a pour corollaire la belle

implication drsquoapregraves laquelle nous ne sommes pas

dans notre condition temporelle ce que nous

devons et devrions ecirctre voilagrave pourquoi nous

attendons toujours mieux de lrsquoavenir et escomptons

le compleacutement de ce qui nous manque deacutesir qui

donne naissance agrave lrsquoavenir et agrave sa condition le

temps (chap II et III) Une autre confirmation de

lrsquoorigine indoue signaleacutee nous est donneacutee par

Jamblique (De mysteriis section IV chap IV et V)

dans son exposeacute de la doctrine de la meacutetempsycose

ougrave lrsquoon trouve aussi (section V chap VI) la doctrine

de la libeacuteration et de la reacutedemption finales des liens

de la naissance et de la mort laquo la purification la

perfection de lrsquoacircme et la deacutelivrance de devoir ecirctre raquo

et (chap XII) laquo le feu du sacrifice nous deacutelivre des

chaines du devoir ecirctre raquo en drsquoautres termes la

promesse contenue dans tous les livres religieux de

lrsquoInde qui est deacutesigneacutee en anglais par final

eacutemancipation ou reacutedemption A ceci srsquoajoute

(section VII chap II) la mention drsquoun symbole

eacutegyptien repreacutesentant un Dieu creacuteateur assis sur h

lotus eacutevidemment le Brahma creacuteateur du monde

assis sur la fleur de lotus issue du nombril de

80 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Vischnou tel qursquoon le repreacutesente freacutequemment par

exemple dans Langlegraves Monuments de

lrsquoHindoustan t1 p 175 et Coleman Mythology of

the Hindus table V etc Ce symbole est

extrecircmement important comme une preuve certaine

de lrsquoorigine indoue de la religion eacutegyptienne ainsi

que sous le mecircme rapport le fait indiqueacute aussi par

Porphyre (De abstinentia livre II) qursquoen Eacutegypte la

vache eacutetait sacreacutee et ne devait pas ecirctre tueacutee Mecircme

la circonstance rapporteacutee par Porphyre dans sa Vie

de Plotin que celui-ci apregraves avoir eacuteteacute plusieurs

anneacutees eacutelegraveve drsquoAmmonius Saccas eut lrsquointention de

se rendre en Perse et dans lrsquoInde avec lrsquoarmeacutee de

Gordien ce qursquoil ne put effectuer par suite de la

deacutefaite et de la mort de ce dernier cette

circonstance indique que les doctrines drsquoAmmonius

eacutetaient drsquoorigine indoue et que Plotin se proposait

de les acqueacuterir plus purement agrave leur source Ce

mecircme Porphyre a fourni une theacuteorie complegravete de la

meacutetempsycose entiegraverement conccedilue dans le sens

indou quoique enjoliveacutee de psychologie

platonicienne Elle se trouve dans les Eacuteclogaelig de

Stobeacutee (livre I chap LII sect 84)

81 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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SECTION VIII GNOSTIQUES

Les philosophies cabalistique et gnostique chez les

creacuteateurs desquelles juifs et chreacutetiens le

monotheacuteisme srsquoaffirma immeacutediatement sont des

tentatives en vue de supprimer la flagrante

contradiction entre la production de ce monde par

un ecirctre tout-puissant infiniment bon et infiniment

sage et le caractegravere miseacuterable et deacutefectueux de ce

monde mecircme Elles introduisent en conseacutequence

entre le monde et sa cause primordiale une seacuterie

drsquoecirctres intermeacutediaires dont la faute a ameneacute un

deacuteclin qui a lui-mecircme donneacute naissance au monde

Ils deacutetournent donc en quelque sorte 1a faute du

souverain sur ses ministres Ce proceacutedeacute eacutetait

dailleurs deacutejagrave indiqueacute par le mythe de la chute qui

est point culminant du judaiumlsme Ces ecirctres sont

chez les gnostiques le πλήρωμα les eacuteons lrsquoϋλη le

demiourgos etc La seacuterie a eacuteteacute allongeacutee agrave plaisir par

chaque gnostique

Le proceacutedeacute entier est analogue agrave celui par lequel

pour atteacutenuer la contradiction impliqueacutee par le

rapport de lrsquoaction reacuteciproque drsquoune substance

mateacuterielle et immateacuterielle chez lhomme des

82 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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philosophes physiologistes ont chercheacute agrave interposer

des essences meacutediates telles que la fluiditeacute

nerveuse lrsquoeacutether nerveux les esprits vitaux etc Les

deux choses dissimulent ce quelles ne sont pas

capables de supprimer

83 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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SECTION IX SCOT EacuteRIGEgraveNE

Cet homme admirable nous offre le spectacle

inteacuteressant de la lutte entre la veacuteriteacute reconnue et

saisie personnellement et les dogmes locaux fixeacutes

par un endoctrinement preacutecoce et qui se sont

deacuteveloppeacutes en dehors de tout doute au moins de

toute attaque directe cocircte agrave cocircte avec lrsquoeffort

proceacutedant drsquoune noble nature pour ramener agrave

lrsquoharmonie par tel ou tel moyen la dissonance ainsi

creacuteeacutee Mais ceci ne peut srsquoeffectuer que si ces

dogmes sont tourneacutes deacutenatureacutes et en cas de

besoin tordus jusqursquoagrave ce qursquoils srsquoadaptent nolentes

volentes agrave la veacuteriteacute reconnue personnellement qui

demeure le principe dominant mais est neacuteanmoins

contrainte agrave revecirctir un habit eacutetrange et mecircme

gecircnant Eacuterigegravene srsquoentend agrave mener toujours agrave bien

cette meacutethode dans son grand ouvrage De divisione

naturaelig jusqursquoagrave ce qursquoenfin il en vienne agrave aborder

lrsquoorigine du mal et du peacutecheacute avec la menace des

tortures de lrsquoenfer ici sa meacutethode eacutechoue contre

loptimisme cette conseacutequence du monotheacuteisme

juif Il enseigne dans son livre V le retour de toutes

choses agrave Dieu et lrsquouniteacute ainsi que lrsquoindivisibiliteacute

meacutetaphysique de toute lrsquohumaniteacute mecircme de toute la

84 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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nature Maintenant se pose la question Que

devient le peacutecheacute Il ne peut ecirctre en Dieu Ougrave est

lrsquoenfer avec lrsquoannonce de ses tortures eacuteternelles

Qui doit y aller Lrsquohumaniteacute nrsquoest-elle pas sauveacutee et

dans sa totaliteacute Le dogme reste ici inexpugnable

Eacuterigegravene se deacutebat piteusement agrave travers des

sophismes diffus pour naboutissent qursquoa des mots

et finit par tomber dans les contradictions et les

absurditeacutes surtout depuis que la question de

lrsquoorigine du peacutecheacute sest imposeacutee ineacutevitablement agrave

lui Or celle-ci ne peut reacutesider en Dieu ni dans la

volonteacute creacuteeacutee par lui puisque alors Dieu serait

lrsquoauteur du peacutecheacute chose quil aperccediloit tregraves

clairement (Voir lrsquoEditio princeps drsquoOxford 1681 p

287) Deacutesormais il est pousseacute aux absurditeacutes le

peacutecheacute ne doit avoir ni une cause ni un sujet laquo Le

peacutecheacute est sans cause il est entiegraverement sans cause

et insubstantiel raquo (malum incausale est penitus

incausale et insubstantiale est) La raison veacuteritable

de ce malaise est que la doctrine de lrsquoeacutemancipation

de lrsquohumaniteacute et du monde qui est manifestement

drsquoorigine indoue preacutesuppose la doctrine indoue en

vertu de laquelle lrsquoorigine du monde (ce sansara des

Bouddhistes) est le mal mecircme proceacutedant drsquoun acte

coupable de Brahma or ce Brahma crsquoest nous qui

le sommes en reacutealiteacute car la mythologie indoue est

partout transparente Au contraire dans le

85 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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christianisme cette doctrine de leacutemancipation du

monde doit ecirctre greffeacutee sur leacute theacuteisme juif drsquoapregraves

lequel le Seigneur nrsquoa pas seulement fait le monde

mais lrsquoa ensuite trouveacute parfait laquo Tout eacutetait tregraves

bien Drsquoougrave ces larmes De lagrave surgissent des

difficulteacutes qursquoEacuterigegravene a tregraves bien aperccedilues quoiquil

ne pucirct oser agrave son eacutepoque attaquer le mal par la

racine Neacuteanmoins il est drsquoune douceur indoustane

Il rejette la damnation eacuteternelle et les chacirctiments

deacutecreacuteteacutes par le christianisme toute creacuteature

raisonnable et animale veacutegeacutetale et inanimeacutee doit

conformeacutement agrave son essence intime dans le cours

neacutecessaire de la nature parvenir agrave la feacuteliciteacute

eacuteternelle car elle a pris naissance de la bonteacute

eacuteternelle Mais pour les saints et les justes seuls il y

a complegravete uniteacute avec Dieu deificatio Eacuterigegravene est

dailleurs assez sincegravere pour ne pas cacher le grand

embarras dans lequel le jette lrsquoorigine du mal il

lrsquoexpose nettement dans le passage citeacute du livre V

En fait lrsquoorigine du mal est lrsquoeacutecueil contre lequel

eacutechoue le theacuteisme aussi bien que le pantheacuteisme car

tous deux impliquent lrsquooptimisme Mais le mal et le

peacutecheacute dans leur grandeur terrible ne sont pas

niables puisque les chacirctiments promis agrave celui-ci ne

font qursquoaccroicirctre celui-lagrave Et maintenant drsquoougrave vient

tout cela dans un monde qui est lui mecircme un Dieu

ou lœuvre bien intentionneacutee drsquoun Dieu Si les

86 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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adversaires theacuteistes du pantheacuteisme opposent agrave ces

difficulteacutes laquo Quoi tous les ecirctres meacutechants

terribles abominables seraient Dieu raquo les

pantheacuteistes peuvent riposter laquo Comment tous ces

ecirctres meacutechants terribles abominables un Dieu les

aurait produits de gaieteacute de cœur 10 raquo Nous

trouvons Eacuterigegravene aux prises avec la mecircme difficulteacute

dans une autre de ses œuvres parvenue jusqursquoagrave

nous le livre De praeligdestinatione qui est toutefois

bien infeacuterieur au De divisione naturae il srsquoy

manifeste aussi drsquoailleurs non comme philosophe

mais comme theacuteologien Ici aussi il se torture

miseacuterablement avec ces contradictions dont la

raison derniegravere est que le christianisme a reccedilu

lrsquoinoculation du judaiumlsme Ses efforts ne font que

mettre celles-ci en meilleure lumiegravere Dieu a tout

fait tout est en tout cela est certain laquo

conseacutequemment aussi le peacutecheacute et le mal raquo Cette

conclusion ineacutevitable doit ecirctre eacutecarteacutee si Eacuterigegravene se

voit contraint de recourir agrave de miseacuterables

expeacutedients Alors le peacutecheacute et le mal ne doivent pas

exister et ne sont donc rien mdash Diable mdash Ou alors

le libre-arbitre en est cause cest Dieu qui lrsquoa creacuteeacute

mais librement Aussi nrsquoa-t-il pas agrave srsquooccuper de ce

10 En franccedilais dans le texte

87 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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que celui-ci fait par la suite car il eacutetait libre crsquoest-agrave-

dire pouvait drsquoune faccedilon et aussi drsquoune autre en un

mot ecirctre aussi bien bon que meacutechant mdash Bravo mdash

Mais la veacuteriteacute est quecirctre libre et ecirctre creacuteeacute sont deux

propositions qui srsquoexcluent lrsquoune lrsquoautre par

conseacutequent contradictoires de lagrave lrsquoaffirmation que

Dieu a creacuteeacute des ecirctres auxquels il a donneacute en mecircme

temps la liberteacute de volonteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil les a agrave

la fois creacuteeacutes et non creacuteeacutes Car operari sequitur esse

ce qui signifie que les effets ou actes de nrsquoimporte

quelle chose ne peuvent jamais ecirctre autres que le

reacutesultat de sa proprieacuteteacute laquelle mecircme nrsquoest

reconnue que par eux Pour ecirctre libre dans le sens

exigeacute ici un ecirctre devrait donc nrsquoavoir aucune

proprieacuteteacute crsquoest-agrave-dire nrsquoecirctre rien agrave la fois exister et

ne pas exister Car ce qui est doit ecirctre aussi quelque

chose une existence sans essence ne se laisse

mecircme pas imaginer Mais un ecirctre est-il creacuteeacute il est

creacuteeacute comme il est creacuteeacute par conseacutequent il est mal

creacuteeacute srsquoil est mal creacuteeacute et mal creacuteeacute srsquoil agit mal si son

action est mauvaise Aussi la faute du monde

comme le mal de celui-ci aussi peu niable que celle-

lagrave retombe-t-elle toujours sur son auteur et Scot

Eacuterigegravene comme Augustin avant lui srsquoefforce

peacuteniblement de la deacutetourner de lui

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Si dautre part un ecirctre est moralement libre il ne

peut avoir eacuteteacute creacuteeacute mais doit avoir de lrsquoaseacuteiteacute crsquoest-

a-dire une existence primordiale existant en vertu

de sa force et de son omnipotence propres et qui

nrsquoest pas subordonneacutee agrave une autre Son existence est

alors son acte personnel de creacuteation qui se deacuteploie

et se deacuteveloppe dans le temps en reacuteveacutelant une fois

pour toutes le caractegravere distinct de cet ecirctre qui est

neacuteanmoins son œuvre propre et dont la

responsabiliteacute des manifestations pegravese sur lui seul

Si maintenant un ecirctre est responsable de ses actes

il doit ecirctre capable de discernement et par

conseacutequent libre Ainsi de la responsabiliteacute et de

lrsquoimputabiliteacute que notre conscience deacuteclare il

srsquoensuit tregraves sucircrement que la volonteacute est libre de

ceci dautre part qursquoelle est la chose primordiale

elle-mecircme par conseacutequent non seulement lrsquoaction

mais lexistence et lrsquoessence mecircmes de de lrsquohomme

sont son œuvre propre Je renvoie sur tous ces

points agrave mon traiteacute Du libre arbitre ougrave la question

est examineacutee agrave fond et drsquoune maniegravere irreacutefutable

aussi les professeurs de philosophie ont-ils chercheacute

agrave eacutetouffer sous le plus complot silence ce Meacutemoire

couronneacute

La faute du peacutecheacute et du mal retombe

neacutecessairement de la nature sur son auteur Mais si

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celui-ci est la Volonteacute se manifestant dans tous ses

pheacutenomegravenes cette faute est parvenue agrave la bonne

adresse Si crsquoest au contraire un Dieu lorigine du

peacutecheacute et du mal contredit sa diviniteacute

En lisant Denys lrsquoAreacuteopagite sur lequel Eacuterigegravene

srsquoappuie si freacutequemment jrsquoai trouveacute que celui-lagrave a

eacuteteacute de tout point son prototype Le pantheacuteisme

drsquoEacuterigegravene aussi bien que sa theacuteorie du peacutecheacute et du

mal existe deacutejagrave dans les grands traits chez Denys

celui-ci se contente toutefois drsquoindiquer ce que le

premier a deacuteveloppeacute exprimeacute avec hardiesse et

exposeacute avec feu Eacuterigegravene est infiniment plus

intelligent que Donys mais Denys lui a donneacute la

matiegravere et la direction de ses reacuteflexions lui

preacuteparant ainsi vigoureusement la voie Si Denys

nrsquoest pas authentique cela ne fait rien agrave lrsquoaffaire et

peu importe le nom de lrsquoauteur du livre De divinis

nominibus Comme il vivait probablement agrave

Alexandrie je crois que agrave travers une route qui

nous est inconnue il a eacuteteacute le canal par lequel une

petite goutte de sagesse indoue a pu parvenir

jusqursquoagrave Erigegravene Colebrooke a remarqueacute dans son

traiteacute Sur la philosophie des indous (Miscellaneous

Essays t I p 244) que la proposition III de la

Karika de Kapila se rencontre chez Eacuterigegravene

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SECTION X LA SCHOLASTIQUE

Le caractegravere distinctif de la scolastique serait pour

moi que son criteacuterium suprecircme de la veacuteriteacute est

lEacutecriture sainte agrave laquelle on peut en conseacutequence

toujours en appeler de chaque conclusion de la

raison Une de ses particulariteacutes crsquoest que son ton

est toujours poleacutemique Chaque investigation est

bientocirct transformeacutee en une controverse ougrave le pro et

contra engendre un nouveau pro et contra lui

fournissant ainsi la matiegravere sans laquelle elle

cesserait bientocirct Mais lrsquoultime racine secregravete de

cette particulariteacute crsquoest lrsquoantagonisme entre la

raison et la reacuteveacutelation

La justification reacuteciproque du reacutealisme et du

nominalisme et par lagrave la possibiliteacute de la lutte si

longue et si acharneacutee agrave ce sujet peuvent ecirctre

nettement expliqueacutees de la faccedilon qui va suivre

Je qualifie de rouges les choses les plus diffeacuterentes

si elles ont la couleur rouge Rouge est

manifestement un simple nom par lequel je deacutesigne

ce pheacutenomegravene peu importe ougrave il se produit De la

mecircme faccedilon toutes les notions communes sont de

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simples noms pour deacutesigner des proprieacuteteacutes

srsquoaffirmant en diffeacuterentes choses Ces choses sont

lrsquoactuel et le reacuteel Le nominalisme est donc dans le

vrai

Drsquoautre part si nous observons que toutes ces

choses reacuteelles auxquelles seules la reacutealiteacute est precircteacutee

sont temporelles et par conseacutequent passeront vite

tandis que ces proprieacuteteacutes rouge dur mou vivant

plante cheval homme que ces noms deacutesignent

continuent agrave exister indeacutependantes et en

conseacutequence existent toujours nous trouvons que

les proprieacuteteacutes que ces noms deacutesignent par des

notions communes sont conccedilues gracircce agrave leur

indestructible existence et ont beaucoup plus de

reacutealiteacute celle-ci est par suite imputable aux notions

et non aux ecirctres particuliers Le reacutealisme est donc

dans le vrai

Le nominalisme megravene en reacutealiteacute au mateacuterialisme

car apregraves la suppression de toutes les proprieacuteteacutes il

ne reste plus que la matiegravere Si les notions sont de

simples noms et les choses seacutepareacutees le reacuteel leurs

proprieacuteteacutes comme seacutepareacutees en elles sont

transitoires et il ne reste plus de durable cest-agrave-

dire de reacuteel que la matiegravere

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Toutefois strictement parlant la justification du

reacutealisme apporteacutee plus haut appartient non agrave lui

mais agrave la doctrine platonicienne des Ideacutees dont il

est lrsquoextension Les formes et les proprieacuteteacutes

eacuteternelles des choses naturelles voilagrave ce qui subsiste

agrave travers tout changement et ce agrave quoi il convient

drsquoattribuer une reacutealiteacute plus haute qursquoaux individus

dans lesquels elles se manifestent Au contraire cela

ne peut ecirctre conceacutedeacute aux pures abstractions qui ne

sont pas perceptibles Qursquoy a-t-il de reacuteel par

exemple dans des notions telles que rapport

diffeacuterence seacuteparation preacutejudice indeacutetermination

etc

Une certaine affiniteacute ou tout au moins un

paralleacutelisme de contrastes saute aux yeux si lrsquoon

oppose Platon agrave Aristote Augustin agrave Peacutelage les

reacutealistes aux nominalistes On pourrait affirmer

qursquoil se manifeste en cela une certaine reacutepulsion

polaire de la faccedilon de penser humaine reacutepulsion

qui par une coiumlncidence tout agrave fait extraordinaire

srsquoest manifesteacutee pour la premiegravere fois et drsquoune faccedilon

absolument deacutecisive chez deux tregraves grands hommes

qui eacutetaient contemporains et vivaient lun agrave cocircteacute de

lrsquoautre

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SECTION XI BACON DE VERULAM

Dans un sens autre et plus speacutecialement deacutefini que

celui qui vient drsquoecirctre indiqueacute lrsquoopposeacute veacuteritable et

intentionnel drsquoAristote fut Bacon de Verulam Celui-

lagrave avait pour la premiegravere fois exposeacute agrave fond la vraie

meacutethode permettant de parvenir agrave des veacuteriteacutes

geacuteneacuterales aux veacuteriteacutes particuliegraveres crsquoest-agrave-dire la

voie descendante crsquoest le syllogisme lrsquoOrganum

Aristotelis Bacon au contraire indiqua la voie

ascendante en pratiquant la meacutethode qui consiste agrave

parvenir des veacuteriteacutes particuliegraveres aux veacuteriteacutes

geacuteneacuterales crsquoest lrsquoinduction opposeacutee agrave la deacuteduction

et son exposeacute est le Novum Organum impression

qui choisie par opposition agrave Aristote signifie ceci

laquo crsquoest une maniegravere toute diffeacuterente drsquoattaquer le

sujet raquo Lrsquoerreur drsquoAristote et bien plus encore de

ses adeptes consistait agrave croire qursquoils posseacutedaient

deacutejagrave toute la veacuteriteacute que celle-ci par conseacutequent est

contenue dans leurs axiomes crsquoest-agrave-dire dans

certaines propositions a priori ou qui passent pour

telles et que pour obtenir les veacuteriteacutes particuliegraveres il

suffit de les deacuteduire de celles-lagrave Un exemple de ce

genre est donneacute par Aristote dans ses livres De cœlo

Bacon au contraire montra agrave juste titre que ces

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axiomes nrsquoavaient pas un tel contenu que la veacuteriteacute

ne se trouvait pas encore dans le systegraveme du savoir

humain alors en vogue mais plutocirct en dehors de lui

il srsquoagissait donc non de la tirer de celui-ci mais de

commencer par lrsquointroduire et lrsquoinduction seule

pouvait donc fournir des principes geacuteneacuteraux et

vrais riches en conseacutequences

Les scolastiques guideacutes par Aristote pensaient laquo

Nous voulons dabord eacutetablir lrsquouniversel le

particulier en deacutecoulera ou y trouvera par la suite la

place qursquoil pourra Nous voulons donc eacutetablir avant

tout ce qui concerne le ens la chose en geacuteneacuteral Ce

qui est particulier aux choses seacutepareacutees peut y ecirctre

ajouteacute ensuite successivement naturellement par

lrsquoexpeacuterience mais cela ne peut jamais rien changer agrave

lrsquouniversel raquo Bacon disait au contraire laquo Nous

voulons avant tout connaitre les choses seacutepareacutees

aussi complegravetement que possible ensuite nous

finirons par connaicirctre ce qursquoest la chose en geacuteneacuteral

raquo

Quoi qursquoil en soit Bacon est infeacuterieur agrave Aristote en

ce que sa meacutethode ascendante nrsquoest nullement

aussi reacuteguliegravere sucircre et infaillible que la meacutethode

descendante drsquoAristote Il a lui-mecircme eacutecarteacute dans

ses recherches physiques les regravegles de sa meacutethode

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telles qursquoil les a consigneacutees dans le Novum

Organum

La grande preacuteoccupation de Bacon eacutetait la physique

Ce qursquoil fit pour elle commencer par le

commencement Descartes le fit immeacutediatement

apregraves pour la meacutetaphysique

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SECTION XII LA PHILOSOPHIE DES

MODERNES

Dans les livres drsquoarithmeacutetique la solution exacte

drsquoun problegraveme est indiqueacutee par la balance de celui-

ci crsquoest-agrave-dire par le fait qursquoil ne reste rien Il en va agrave

peu pregraves de mecircme avec la solution de lrsquoeacutenigme du

monde Tous les systegravemes sont des sommes qui ne

se balancent pas ils laissent un reste ou si lrsquoon

preacutefegravere une comparaison chimique un deacutepocirct

insoluble Celui-ci consiste en ceci que si lrsquoon tire

une conclusion logique de leurs preacutemisses les

reacutesultats loin de srsquoaccorder avec le monde reacuteel qui

est lagrave devant nous laissent bien plutocirct maints de ses

cocircteacutes absolument inexplicables Ainsi par exemple

avec les systegravemes mateacuterialistes drsquoapregraves lesquels le

monde eacutemane drsquoune matiegravere doueacutee de proprieacuteteacutes

simplement meacutecaniques et en accord avec leurs lois

ne concordent ni la complegravete et admirable

adaptation des fins aux moyens dans la nature ni

lrsquoexistence de la connaissance dans laquelle cette

matiegravere se preacutesente en tout premier lieu Ceci est

donc leur reste Avec les systegravemes theacuteistes drsquoautre

part et non moins avec les systegravemes pantheacuteistes les

maux physiques qui lrsquoemportent dans la balance et

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la corruption morale du monde ne peuvent

srsquoharmoniser ils demeurent donc lagrave agrave lrsquoeacutetat de reste

ou de deacutepocirct insoluble Il est vrai que dans ces cas-

lagrave les sophismes et mecircme les simples mots et

phrases ne font pas deacutefaut pour couvrir ces restes

mais cela ne tient pas longtemps La somme ne se

balanccedilant point on cherche alors dans le calcul les

erreurs particuliegraveres jusqursquoagrave ce que lrsquoon soit forceacute

de srsquoavouer que le point de deacutepart mecircme eacutetait faux

Si au contraire la conseacutequence et lharmonie

accomplies de toutes les propositions drsquoun systegraveme

sont accompagneacutees agrave chaque pas par un accord

eacutegalement accompli avec le monde de lexpeacuterience

sans quune seule note finisse entre les deux se fasse

entendre crsquoest le criteacuterium de sa veacuteriteacute la balance

requise de la somme arithmeacutetique De mecircme si le

point de deacutepart a commenceacute par ecirctre faux cela veut

dire que la chose a eacuteteacute mal saisie degraves le deacutebut ce qui

a conduit ensuite drsquoerreur en erreur Car il en est de

la philosophie comme de beaucoup dautres choses

il srsquoagit de la bien saisir Le pheacutenomegravene du monde

qursquoil faut expliquer offre de nombreuses solutions

dont une seule peut ecirctre la vraie il ressemble agrave un

eacutecheveau de fil entremecircleacute avec un tas de faux bouts

qui y pendent ce nrsquoest qursquoen trouvant le bout

veacuteritable quon peut deacutevider le tout Alors lrsquoun se

deacuteroule facilement de lrsquoautre et lrsquoon reconnaicirct agrave cela

99 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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que crsquoeacutetait le bon bout On peut comparer aussi la

chose agrave un labyrinthe qui offre cent entreacutees ouvrant

sur des corridors qui apregraves de longs deacutetours

entremecircleacutes megravenent tous agrave son extreacutemiteacute agrave

lexception drsquoun seul dont les deacutetours nous

acheminent reacuteellement vers le point central ougrave

siegravege lrsquoIdole Si lrsquoon a trouveacute cette entreacutee on ne

srsquoeacutegarera pas en route mais nulle autre ne peut

mener au but Je ne dissimulerai pas que drsquoapregraves

moi la volonteacute seule est en nous le bon bout de

lrsquoeacutecheveau de fil la veacuteritable entreacutee du labyrinthe

Descartes proceacuteda conformeacutement agrave la

meacutetaphysique drsquoAristote de la notion de substance

et nous voyons tous ses successeurs se traicircner sur

ses traces Il accepta cependant deux sortes de

substance la substance pensante et la substance

eacutetendue Elles eacutetaient supposeacutees agir lrsquoune sur

lrsquoautre par influxus physicus et celui-ci montra

bientocirct qursquoil eacutetait son reste Il prenait place non

seulement du dehors en dedans par la

repreacutesentation du monde corporel mais aussi du

dedans en dehors entre la volonteacute (assigneacutee sans

heacutesitation au penser) et les actions du corps Le

rapport direct entre ces deux sortes de substance

devint alors le problegraveme capital qui souleva tant de

difficulteacutes dont les conseacutequences engendregraverent le

100 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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systegraveme des causes occasionnelles et de lrsquoharmonia

praeligstabilita les spiritus animales qui avaient

suffi agrave Descartes lui-mecircme ne pouvaient plus

servir 11 Malebranche notamment regardait

lrsquoinfluxus physicus comme impensable mais en

cela il ne consideacuterait pas que celui-ci est accepteacute

sans heacutesitation dans la creacuteation et la direction du

monde corporel par un Dieu qui est un esprit Il le

remplaccedila donc par les causes occasionnelles et son

nous voyons tout en Dieu crsquoest lagrave son reste

Spinoza aussi suivant les traces de son maicirctre

proceacuteda de cette notion de substance absolument

comme si crsquoeacutetait un fait donneacute Cependant il deacuteclara

que les deux sortes de substance celle qui pense et

celle qui est eacutetendue nen constituaient qursquoune seule

et la mecircme il eacutevitait ainsi la vieille difficulteacute Par lagrave

sa philosophie fut principalement neacutegative se

bornant agrave une simple neacutegation des deux grandes

oppositions carteacutesiennes car il eacutetendit sa

justification jusqursquoagrave lrsquoautre opposition dresseacutee par

11 Les spiritus animales apparaissent dailleurs deacutejagrave chez Vanini (De naturaelig areanis Dicircalogue XLIX) comme une chose connue Leur inventeur est peut-ecirctre Willisius (De anima brutorum Genegraveve 1680 pp 35 et suiv) Flourens (De la vie et de lintelligence t II p 72) les impute agrave Galien Jamblique dans Stobeacutee (Eclogaelig livre I chap LII sect 29) les cite assez clairement comme une doctrine des stoiumlciens

101 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Descartes Dieu et le monde Cette derniegravere nrsquoeacutetait

pourtant en reacutealiteacute qursquoune pure meacutethode

drsquoenseignement ou une forme de repreacutesentation Il

aurait eacuteteacute trop choquant de dire directement laquo Il

nrsquoest pas vrai qursquoun Dieu ait fait ce monde mais

celui-ci existe par sa propre puissance raquo il employa

donc une tournure indirecte et dit laquo Le monde lui-

mecircme est Dieu raquo Affirmation qui ne lui serait

jamais venue agrave lrsquoideacutee si au lieu de proceacuteder du

judaiumlsme il avait pu proceacuteder tout uniment de la

nature mecircme La tournure en question sert en

mecircme temps agrave donner agrave ses doctrines lrsquoapparence

du positivisme tandis qursquoau fond elles sont

purement neacutegatives Aussi laisse-t-il le monde sans

lrsquoexpliquer puisqursquoil aboutit agrave cette conclusion laquo le

monde est parce qursquoil est et il est comme il est

parce quil est ainsi raquo (Avec cette phrase Fichte

avait coutume de mystifier ses eacutetudiants) La

deacuteification du monde ameneacutee de cette faccedilon

nrsquoadmettait aucune eacutethique veacuteritable et eacutetait en

outre en flagrante contradiction avec les maux

physiques et la perversiteacute morale de ce monde Cest

donc ici le reste de Spinoza

Ce philosophe regarde comme un fait donneacute nous

lrsquoavons dit la notion de la substance de laquelle il

part Il la deacutefinit il est vrai conformeacutement agrave son but

102 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

mais il ne se preacuteoccupe pas de son origine Crsquoest

seulement Locke un peu apregraves lui qui posa le grand

principe qursquoun philosophe deacutesireux de deacuteduire ou de

deacutemontrer quoi que ce soit drsquoapregraves des notions doit

avant tout scruter lrsquoorigine de chacune de celles-ci

car leur contenu et ses conseacutequences sont

deacutetermineacutes entiegraverement par cette origine en tant

que source de toute connaissance accessible gracircce agrave

cette derniegravere Si Spinoza avait rechercheacute lrsquoorigine

de sa notion de substance il aurait ducirc finir par

trouver que crsquoeacutetait la matiegravere seule et qursquoen

conseacutequence le veacuteritable contenu de la notion nrsquoest

autre que les proprieacuteteacutes essentielles assignables a

priori de celle-ci En fait tout ce que Spinoza

attribue agrave sa substance trouve sa confirmation dans

la matiegravere et seulement en elle la matiegravere est

incauseacutee donc sans

cause eacuteternelle une et unique et ses modifications

sont lrsquoeacutetendue et la connaissance cette derniegravere

comme proprieacuteteacute exclusive du cerveau qui est

mateacuteriel Spinoza est par lagrave mecircme un mateacuterialiste

inconscient

Cependant la matiegravere qui si lrsquoon megravene la chose agrave

bonne fin reacutealise et confirme empiriquement sa

notion nrsquoest pas la matiegravere faussement entendue et

103 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

atomistique de Deacutemocrite et des mateacuterialistes

franccedilais nrsquoayant que les proprieacuteteacutes meacutecaniques

crsquoest la matiegravere exactement conccedilue en possession de

toutes ses qualiteacutes inexplicables (Je renvoie au

sujet de cette distinction agrave mon ouvrage principal t

II chap XXIV p 315 et suiv)

Cette meacutethode consistant agrave accepter sans examen la

notion de substance pour en faire le point de

deacutepart nous la trouvons deacutejagrave chez les eacuteleacuteates

comme le montre en particulier le livre aristoteacutelicien

De Xenophane Xeacutenophane lui aussi procegravede de lrsquo

ὂν crsquoest-agrave-dire la substance et les proprieacuteteacutes de

celle-ci sont deacutemontreacutees sans qursquoil ait eacuteteacute demandeacute

ou dit agrave lrsquoavance drsquoougrave il tient sa connaissance Si ceci

avait eu lieu on verrait clairement de quoi il parle

au juste crsquoest-agrave-dire quelle intuition sert finalement

de base agrave sa notion et lui donne de la reacutealiteacute et lrsquoon

finirait sans doute par constater que crsquoest agrave la

matiegravere seule que srsquoapplique tout ce qursquoil dit Dans

les chapitres suivants sur Zeacutenon lrsquoaccord avec

Spinoza srsquoeacutetend jusqursquoau style et aux expressions

Aussi nest-il guegravere douteux que Spinoza ait connu

et utiliseacute cet eacutecrit Quoique attaqueacute par Bacon

Aristote en ce temps-lagrave continuait agrave jouir drsquoune

grande reacuteputation et on posseacutedait de bonnes

eacuteditions de ses œuvres avec version latine En ce

104 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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cas Spinoza serait un simple reacutenovateur des eacuteleacuteates

comme Gassendi drsquoEacutepicure Mais nous voyons une

fois de plus de quelle excessive rareteacute sont dans

toutes les branches de la penseacutee et du savoir les

choses vraiment nouvelles et absolument originales

Au reste et notamment au point de vue de la forme

cette notion de la substance drsquoougrave part Spinoza

repose sur la fausse ideacutee emprunteacutee agrave son maicirctre

Descartes et par celui-ci agrave Anselme de Cantorbeacutery

qursquoexistentia peut provenir drsquoessentia crsquoest-agrave-dire

que drsquoune pure notion peut sensuivre un ecirctre qui

en conseacutequence serait neacutecessaire ou en drsquoautres

termes qursquoen vertu de la nature ou deacutefinition drsquoune

chose simplement penseacutee il devienne neacutecessaire

qursquoelle ne soit plus seulement penseacutee mais existe

reacuteellement Descartes avait appliqueacute cette fausse

ideacutee agrave la notion de lrsquoens perfectissimum mais

Spinoza prit celle de substantia ou causa sut (cette

derniegravere exprimant une contradictio in adjecto) On

peut voir sa premiegravere deacutefinition qui est son premier

faux pas dans lrsquoIntroduction de lrsquoEthique et

ensuite au livre I propos 7 La diffeacuterence entre les

notions fondamentales des deux philosophes

consiste presque entiegraverement dans lrsquoexpression

mais leur emploi comme point de deacutepart crsquoest-agrave-

dire comme fait donneacute est chez lrsquoun comme chez

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lrsquoautre fondeacute sur la sottise de deacuteriver de la

repreacutesentation abstraite la repreacutesentation intuitive

tandis que en reacutealiteacute toute repreacutesentation abstraite

naicirct de la repreacutesentation intuitive et pour cette

raison est baseacutee sur elle Nous avons donc ici un

fondamental ὒστερον πρότερον [confusion de la

cause et de la conseacutequence]

Spinoza srsquoest mis dans une difficulteacute speacuteciale en

qualifiant de Deus sa substance unique Ce nom

eacutetant deacutejagrave en usage pour deacutesigner une toute autre

notion il lui faut continuellement lutter contre les

malentendus qui en reacutesultent En effet au lieu de la

notion assigneacutee par les premiegraveres explications du

philosophe le lecteur y rattache toujours la notion

diffeacuterente Srsquoil nrsquoavait pas employeacute le mot en

question il aurait eacuteviteacute les longues et peacutenibles

explications du livre I Mais il le fit pour que sa

doctrine trouvacirct moins drsquoopposition il manqua

drsquoailleurs son but Un certain double sens peacutenegravetre

ainsi tout son mode drsquoexposeacute qursquoon pourrait pour

cette raison qualifier en quelque mesure

drsquoalleacutegorique drsquoautant plus qursquoil adopte le mecircme

plan avec quelques autres notions comme nous

lrsquoavons deacutejagrave fait remarquer Combien son Ethique

eucirct eacuteteacute plus claire par conseacutequent meilleure srsquoil

srsquoeacutetait exprimeacute nettement conformeacutement agrave ses

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ideacutees et avait nommeacute les choses par leur nom et

srsquoil avait preacutesenteacute ses ideacutees avec leur fondement

drsquoune maniegravere sincegravere et naturelle au lieu de les

comprimer dans les bottes espagnoles des

propositions deacutemonstrations scholies et

corollaires cet accoutrement emprunteacute agrave la

geacuteomeacutetrie et qui au lieu de donner agrave la philosophie

la certitude de celle-lagrave perd au contraire toute

signification degraves que la geacuteomeacutetrie avec sa

construction des notions ne se trouve pas au fond

Ici aussi lrsquoon peut dire cucullus non facit

monachum [lrsquohabit ne fait pas le moine]

Dans le livre II il explique les deux modes de sa

substance unique en tant qursquoeacutetendue et

repreacutesentation extensio et cogitatio) division

manifestement fausse puisque lrsquoeacutetendue nrsquoexiste

absolument que pour la repreacutesentation et en elle et

devait pour cette raison lui ecirctre non pas opposeacutee

mais subordonneacutee

Spinoza procircne partout bien haut la laeligtitia [joie]

dont il fait la condition et le signe de toute action

louable il rejette au contraire absolument toute

tristitia [tristitia] quoique son Ancien Testament

lui ait dit laquo II vaut mieux pleurer que rire car les

pleurs ameacuteliorent le cœur raquo (Eccleacutesiaste VII IV)

107 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Mais il fait tout cela uniquement par amour de la

logique car si ce monde est un Dieu il est son

propre but et doit se reacutejouir et se glorifier de son

existence Donc saute marquis semper gai

nunquam triste Le pantheacuteisme est essentiellement

et neacutecessairement loptimisme Cet optimisme

obligeacute contraint Spinoza agrave maintes autres fausses

conseacutequences parmi lesquelles les propositions

absurdes et souvent reacutevoltantes de sa philosophie

morale qui dans le chapitre XVI de son Tractatus

theologico-politicus srsquoeacutelegravevent veacuteritablement jusqursquoagrave

lrsquoinfamie Drsquoautre part il perd parfois de vue la

conseacutequence alors qursquoelle aurait meneacute agrave des ideacutees

justes par exemple dans ses propositions aussi

indignes que fausses sur les animaux (Ethique IVe

partie chap XXVI de lrsquoappendice et Scholion

propos 37) Ici il parle comme peut le faire un juif

conformeacutement aux chap I et IX de la Genegravese de

sorte que nous autres habitueacutes agrave des doctrines plus

pures et plus dignes nous sommes envahis par le

faetor judaicus Il semble nrsquoavoir pas du tout connu

les chiens A la proposition monstrueuse qui ouvre

le chapitre XXVI laquo Excepteacute lrsquohomme nous ne

connaissons dans la nature aucun ecirctre particulier

dont lrsquoesprit nous reacutejouisse et auquel lrsquoamitieacute ou

tout autre lien semblable puisse nous unir Par

conseacutequent ce qui existe dans la nature des choses

108 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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excepteacute lrsquohomme le principe de lrsquoutiliteacute ne nous

commande point de le conserver il nous enseigne

en vue drsquousages varieacutes de le conserver le deacutetruire

ou lrsquoadapter agrave notre usage de quelque faccedilon que ce

soit raquo la meilleure reacuteponse a eacuteteacute faite par un

eacutecrivain espagnol de nos jours Larra12 (connu sous

le pseudonyme de Figaro) dans son roman El

doncel de Don Enrique chap XXXIII El que non

ha tenido un perro no sabe lo que es querer y ser

querido [Celui qui nrsquoa jamais posseacutedeacute un chien ne

sait pas ce que crsquoest quaimer et ecirctre aimeacute] Les

tortures que agrave en croire Colerus Spinoza exerccedilait

habituellement pour srsquoamuser et en riant de bon

cœur contre les araigneacutees et les mouches ne

reacutepondent que trop bien aux propositions attaqueacutees

ici comme aux chapitres citeacutes de la Genegravese Tout

ceci fait que lrsquoEacutethique de Spinoza est un meacutelange de

faux et de vrai de choses admirables et de choses

mauvaises A la fin de lrsquoouvrage dans la seconde

moitieacute de la premiegravere partie nous le voyons

srsquoefforcer vainement de devenir clair pour lui-mecircme

mais il ny parvient pas Il ne lui reste donc qursquoagrave

devenir mystique comme crsquoest ici le cas Pour ne

12 Le ceacutelegravebre publiciste qui se suicida agrave Madrid sa ville natale en 1837 agrave lrsquoacircge de 28 ans Lara est avec Cervantegraves et Quevedo le plus grand satirique de lrsquoEspagne

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pas ecirctre drsquoailleurs injuste agrave lrsquoeacutegard de cet esprit

incontestablement grand on doit consideacuterer qursquoil

avait encore trop peu de preacutecurseurs tout au plus

Descartes Malebranche Hobbes Giordano Bruno

Les notions philosophiques fondamentales nrsquoeacutetaient

pas encore suffisamment eacutelaboreacutees les problegravemes

convenablement ventileacutes

Leibnitz partit eacutegalement de la notion de substance

comme un fait donneacute mais ne perdit pas de vue

avant tout qursquoelle doit ecirctre indestructible A cet effet

elle doit ecirctre simple parce que toute chose eacutetendue

serait divisible et par conseacutequent destructible elle

est donc sans extension crsquoest-agrave-dire immateacuterielle Il

ne restait alors drsquoautres attributs agrave sa substance que

les attributs intellectuels de perception de penseacutee et

de deacutesir Il prit en conseacutequence un certain nombre

de ces substances simples intellectuelles qui

quoique non eacutetendues elles-mecircmes reacutesident au

fond du pheacutenomegravene de lrsquoextension il les deacutefinit

atomes formels et substances simples (Opeacutera eacutedit

Erdmann pp 124 686) et leur donna le nom de

monades Celles-ci constituent donc le fond du

pheacutenomegravene du monde corporel pheacutenomegravene qui

nrsquoest conseacutequemment qursquoune simple apparent sans

reacutealiteacute propre ni directe et eacutecheacuteant seulement aux

monades qui se trouvent dedans et derriegravere Ce

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pheacutenomegravene du monde corporel est drsquoautre part

effectueacute dans la perception des monades (du petit

nombre de celles qui perccediloivent reacuteellement car la

plupart dorment drsquoordinaire) par la vertu de

lrsquoharmonie preacuteeacutetablie que la monade centrale

produit toute seule et agrave ses propres deacutepens Ici nous

tombons quelque peu dans lrsquoobscuriteacute Quoi quil en

soit la connexion entre les simples ideacutees de ces

substances et lrsquoeacutetendue reacuteelle et en soi est ameneacutee

par une harmonie preacuteeacutetablie de la monade centrale

Ici lrsquoon pourrait dire que tout reste Cependant il

faut rappeler pour ecirctre juste envers Leibnitz lrsquoideacutee

que Locke et Newton se faisaient alors de la matiegravere

crsquoeacutetait pour eux une chose absolument morte

purement passive et sans volonteacute doueacutee seulement

de force meacutecaniques et soumise uniquement aux

lois matheacutematiques Leibnitz de son cocircteacute rejette les

atomes et la physique purement meacutecanique pour

lui en substituer une dynamique en tout ceci il fut

le preacutecurseur de Kant (Opeacutera eacutedit citeacutee p 694) Il

rappela en premier lieu les formae substantiales des

scolastiques et arriva ensuite agrave comprendre que

mecircme les forces simplement meacutecaniques de la

matiegravere en dehors desquelles on nrsquoen connaissait

ou lrsquoon nrsquoen admettait alors guegravere drsquoautres devaient

reposer sur quelque chose drsquointellectuel Mais il ne

parvint agrave se repreacutesenter clairement cette ideacutee qursquoagrave

111 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

lrsquoaide de cette fiction des plus maladroites agrave savoir

que la matiegravere se compose de simples petites acircmes

qui sont en mecircme temps des atomes formels et se

trouvent le plus souvent en eacutetat drsquoengoursement

mais possegravedent cependant un analogon de

perceptio et de lappetitus Ceci lrsquoeacutegara de sorte

que comme tous les autres il fit de la connaissance

et non la volonteacute la base et la conditio sine qua non

de la chose intellectuelle cest moi qui le premier

ai revendiqueacute pour la volonteacute la primauteacute qui lui

appartient et ai transformeacute par lagrave tout le domaine

de la philosophie En attendant lrsquoeffort de Leibnitz

pour assigner un seul et mecircme principe agrave lrsquoesprit et

agrave la matiegravere meacuterite de la reconnaissance On

pourrait mecircme y trouver un pressentiment aussi

bien de la doctrine kantienne que de la mienne

mais quas velut trans nebulam vidit [ce qursquoil vit agrave

travers ce brouillard fut ainsi] Car lrsquoideacutee qui fait le

fond de sa Monadologie est deacutejagrave que la matiegravere nrsquoest

pas une chose on soi mais un pur pheacutenomegravene la

base derniegravere de son action mecircme meacutecanique ne

doit donc pas ecirctre chercheacutee dans ce qui est

purement geacuteomeacutetrique crsquoest-agrave-dire dans ce qui

appartient seulement au pheacutenomegravene comme

eacutetendue mouvement figure crsquoest ainsi que

lrsquoimpeacuteneacutetrabiliteacute nrsquoest pas une proprieacuteteacute seulement

neacutegative mais la manifestation dune force positive

112 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Lrsquoideacutee de Leibnitz que nous venons de louer est

exprimeacutee le plus clairement dans quelques-uns de

ses petits eacutecrits en franccedilais tels que le Systegraveme

nouveau de la mature et drsquoautres qui ont passeacute du

Journal des savants et de lrsquoeacutedition de Dutens dans

lrsquoeacutedition dErdmann ainsi que dans les Lettres

publieacutees par celui-ci pp 681-695 Il existe aussi une

collection bien choisie de passages de Leibnitz sur le

mecircme sujet pp 335 agrave 340 de ses petits eacutecrits

philosophiques traduits par Kœhler et revus par

Huth (Ieacutena 1740)

Nous voyous drsquoailleurs partout dans cet

enchaicircnement de doctrines dogmatiques eacutetranges

une fiction appuyer une autre fiction absolument

comme dans la vie pratique un mensonge en amegravene

forceacutement beaucoup drsquoautres La base en est la

division carteacutesienne de toute existence en Dieu et en

monde et de lrsquohomme en esprit et en matiegravere tout

le reste eacutecheacuteant agrave cette derniegravere A cela srsquoajoute

lrsquoerreur commune agrave ces philosophes comme agrave tous

ceux qui ont existeacute de placer la base fondamentale

de notre ecirctre dans la connaissance au lieu de la

placer dans la volonteacute crsquoest-agrave-dire de faire de celle-

ci la chose secondaire et de celle-lagrave la chose

principale Telles sont les erreurs primordiales

contre lesquelles la nature et la reacutealiteacute protestaient agrave

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chaque pas et dont le maintien neacutecessita les spiritus

animales la mateacuterialiteacute des animaux les causes

occasionnelles la vision de toutes choses en Dieu

lrsquoharmonie preacuteeacutetablie les monades lrsquooptimisme et

tout ce qui srsquoensuit Avec moi au contraire qui ai

saisi les choses par leur cocircteacute exact toutes

srsquoarrangent drsquoelles-mecircmes chacune apparaicirct sous

son vrai jour aucune fiction nrsquoest requise et

simplex sigillum veri [la simpliciteacute et la marque de

la veacuteriteacute]

Kant ne fut pas toucheacute directement par le problegraveme

de la substance il le deacutepassa Chez lui la notion de

substance est une cateacutegorie crsquoest-agrave-dire une pure

forme de penser a priori Par elle dans son

application neacutecessaire agrave lrsquointuition sensible rien

nrsquoest reconnu tel qursquoil est en soi aussi lrsquoessence qui

forme la base des corps aussi bien que des acircmes

peut-elle ecirctre en soi une et la mecircme Crsquoest lagrave sa

doctrine Elle mrsquoa frayeacute la voie vers cette ideacutee que le

corps de chacun est seulement lintuition de sa

volonteacute naissant dans son cerveau rapport qui

eacutetendu ensuite agrave tous les corps a donneacute lrsquoanalyse du

monde en volonteacute et en repreacutesentation

Cette notion de la substance dont Descartes fidegravele agrave

Aristote avait fait lrsquoideacutee fondamentale de sa

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philosophie et de la deacutefinition de laquelle part aussi

Spinoza quoique agrave la faccedilon des eacuteleacuteates apparaicirct

examineacutee de pregraves et sincegraverement comme un

abstractum plus eacuteleveacute mais injustifieacute de la notion

de matiegravere qui contient agrave cocircteacute de celle-ci aussi son

enfant supposeacute la substance nmateacuterielle crsquoest ce

que jrsquoai expliqueacute en deacutetail dans ma Critique de la

philosophie de Kant (2e eacutedit pp 550 et suiv) Mais

en dehors de ceci la notion de substance ne vaut

rien comme point de deacutepart de la philosophie parce

qursquoen tout cas elle est objective Tout ce qui est

objectif nest jamais pour nous quindirect le

subjectif seul est direct Ce dernier ne doit donc

jamais ecirctre laisseacute de cocircteacute mais il faut au contraire

absolument partir de lui Crsquoest ce qursquoa fait aussi

Descartes il fut mecircme le premier agrave se rendre

compte de la chose et crsquoest pour cela qursquoune

nouvelle grande eacutepoque philosophique srsquoest ouverte

avec lui Mais il lrsquoa fait dune faccedilon seulement

preacuteliminaire du premier bond apregraves lequel il admit

immeacutediatement la reacutealiteacute objective absolue du

monde sur le creacutedit de la veacuteraciteacute de Dieu et agrave

partir de ce moment il continua agrave philosopher drsquoune

maniegravere entiegraverement objective Il srsquoest en outre

rendu coupable ici drsquoun grave circulus vitiosus Il

deacutemontre en effet la reacutealiteacute objective des objets de

toutes nos repreacutesentations intuitives drsquoapregraves

115 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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lrsquoexistence de Dieu leur auteur dont la veacuteraciteacute ne

permet pas de supposer qursquoil nous trompe mais il

deacutemontre lrsquoexistence de Dieu mecircme drsquoapregraves la

repreacutesentation inneacutee que nous aurions soi-disant de

lui comme du plus parfait de tous les ecirctres laquo Il

commence par douter de tout et finit par tout

croire13 raquo dit de lui un de ses compatriotes

Crsquoest Berkeley qui le premier a pris tregraves au seacuterieux

le point de vue subjectif et irreacutefutablement exposeacute

sa neacutecessiteacute indispensable Il est le pegravere de

lideacutealisme base de toute vraie philosophie et qui

depuis lors a eacuteteacute universellement retenu tout au

moins comme point de deacutepart quoique chaque

philosophe successif y ait introduit des

modifications et des changements Ainsi Locke

partit lui-mecircme du subjectif en assignant une

grande partie des proprieacuteteacutes des corps agrave notre

impression sensible Il faut toutefois remarquer que

sa reacuteduction de toutes les diffeacuterences qualitatives

comme qualiteacutes secondaires agrave des diffeacuterences

purement quantitatives grandeur figure position

etc comme les seules proprieacuteteacutes primaires ou

objectives est encore au fond la doctrine de

Deacutemocrite qui ramenait eacutegalement toutes les

13 En franccedilais dans le texte

116 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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qualiteacutes agrave lrsquoaspect la composition et la position des

atomes crsquoest ce que montrent clairement la

Meacutetaphysique drsquoAristote (livre I chap IV) et le De

sensu de Theacuteophraste (chap LXI-LXV) Locke

serait dans ces conditions le reacutenovateur de la

philosophie de Deacutemocrite comme Spinoza de celle

des eacuteleacuteates Il a aussi reacuteellement frayeacute la voie au

mateacuterialisme franccedilais posteacuterieur Par cette

distinction preacuteliminaire entre les eacuteleacutements subjectif

et objectif de lrsquointuition il conduisit directement agrave

Kant qui suivant sa direction et sa trace en un sens

beaucoup plus eacuteleveacute parvint agrave seacuteparer nettement le

subjectif de lrsquoobjectif opeacuteration qui profita tant au

premier que le second ne fut plus qursquoun point

sombre un quelque chose agrave peine reconnaissable

la chose en soi Pour moi jrsquoai rameneacute ceci agrave lrsquoessence

que nous deacutecouvrons dans notre conscience

personnelle comme eacutetant la volonteacute et je suis ainsi

revenu agrave la source subjective de la connaissance Il

ne pouvait en ecirctre autrement parce que comme je

lrsquoai deacutejagrave dit lrsquoobjectif nrsquoest jamais qursquoune chose

secondaire mdashune repreacutesentation Aussi devons-

nous absolument chercher le noyau tout agrave fait

intime des ecirctres la chose en soi non en dehors de

nous mais en nous crsquoest-agrave-dire dans le subjectif la

seule chose immeacutediate A ceci srsquoajoute quavec

lrsquoobjectif nous ne pouvons jamais atteindre un point

117 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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de repos primordial et deacutefinitif parce que nous

sommes lagrave dans domaine des repreacutesentations et

que celles-ci toutes ensemble et essentiellement ont

pour forme le principe de la raison suffisante sous

ses quatre aspects motif pour lequel chaque objet

tombe immeacutediatement sous son autoriteacute Par

exemple un absolu objectif preacutetendu entraicircne avec

lui ces questions destructives drsquoougrave pourquoi

devant lesquelles il doit ceacuteder et succomber il en est

autrement quand nous nous enfonccedilons dans la

profondeur silencieuse quoique obscure du sujet

Ici nous sommes menaceacutes de tomber dans le

mysticisme et nous ne devons donc tirer de cette

source que ce qui est effectivement vrai accessible agrave

tous et agrave chacun et par suite absolument

incontestable

La dianœologie qui comme reacutesultat des

investigations depuis Descartes a dureacute jusqursquoagrave la

venue de Kant est exposeacutee laquo en reacutesumeacute raquo et avec

une naiumlve clarteacute dans lrsquoouvrage de Muratori Della

fantasia (chap I-IV et XIII) Locke apparaicirct ici

comme un heacutereacutetique Le tout est un nid drsquoerreurs

qui permet de voir de quelle maniegravere absolument

diffeacuterente jai conccedilu et preacutesente le sujet apregraves avoir

eu Kant et Cabanis pour preacutecurseurs Toute cette

dianœologie et psychologie est appuyeacutee sur le faux

118 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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dualisme carteacutesien Tout maintenant dans lrsquoœuvre

entiegravere doit ecirctre rameneacute per fas et nefas agrave celui-ci y

compris beaucoup de faits exacts et inteacuteressants

qursquoil fournit Le proceacutedeacute dans son ensemble est

inteacuteressant comme type

119 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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SECTION XIII ENCORE QUELQUES

EacuteCLAIRCISSEMENTS SUR LA PHILOSOPHIE DE

KANT

Il y a un passage de Pope eacutecrit environ quatre-

vingts ans avant la publication de la Critique de la

raison pure qui pourrait servir drsquoexcellente

eacutepigraphe agrave celle-ci (Popersquos works eacutedit de Bacircle t

VI p 374) laquo Since it is reason able to doubt most

things we should most of all doubt that reason of

ours which would demonstrate all things raquo

[Puisqursquoil est raisonnable de douter de la plupart

des choses nous devrions avant tout douter de

notre raison qui doit deacutemontrer toutes choses]

Le veacuteritable esprit de la philosophie kantienne son

ideacutee fondamentale et son sens exact peuvent ecirctre

conccedilus et preacutesenteacutes de diverses faccedilons Ces

diffeacuterents modes drsquoexprimer la chose sont destineacutes agrave

ouvrir agrave celui-ci ou agrave celui-lagrave suivant la diffeacuterence

des cerveaux la compreacutehension exacte de cette tregraves

profonde et par conseacutequent difficile doctrine Ce qui

va suivre est une nouvelle tentative de cette espegravece

120 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

en vue de projeter ma clarteacute dans les profondeurs de

Kant14

La matheacutematique est baseacutee sur des intuitions qui

servent de support agrave ses preuves mais ces

intuitions eacutetant a priori et non empiriques ses

doctrines sont apodictiques La philosophie a par

contre comme lrsquoeacuteleacutement donneacute duquel elle procegravede

et qui doit deacutepartir agrave ses preuves une neacutecessiteacute

(lapodicticiteacute) de pures notions Elle ne peut en

effet srsquoappuyer directement sur lrsquointuition purement

empirique car elle entreprend drsquoexpliquer les

choses en geacuteneacuteral non en particulier son objet

eacutetant de mener au delagrave de ce qui est empiriquement

donneacute Il ne lui reste donc que les notions geacuteneacuterales

agrave la condition toutefois qursquoelles ne soient ni

intuitives ni purement empiriques Ces notions

doivent donc lui fournir la base de ses doctrines et

de ses preuves et crsquoest drsquoelles qursquoil faut partir

comme drsquoune chose existante et donneacutee En

conseacutequence la philosophie est une science de

pures notions tandis que la matheacutematique est une

14 Je remarque ici une fois pour toutes que la pagination de la premiegravere eacutedition de la Critique de la raison pure dapregraves laquelle je cite habituellement est ajouteacutee aussi agrave leacutedition de Rosenkranz

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science de la construction (repreacutesentation intuitive)

de ses notions A strictement parler toutefois crsquoest

seulement la deacutemonstration de la philosophie qui

procegravede de pures notions Celle-ci ne peut pas

comme la matheacutematique partir drsquoune intuition

parce que cette intuition devrait ecirctre ou purement a

priori ou empirique Celle-ci ne donne aucune

apodicticiteacute celle-lagrave ne fournit que la

matheacutematique Si elle veut donc appuyer ses

doctrines sur une deacutemonstration celle-ci doit

consister dans la conseacutequence logique exacte des

notions placeacutees agrave sa base Les choses ont doucement

marcheacute dans ce sens pendant la longue peacuteriode de la

scolastique et mecircme dans la nouvelle eacutepoque

fondeacutee par Descartes de sorte que nous voyons

Spinoza et Leibnitz suivre encore cette meacutethode

Enfin Locke eut lideacutee de rechercher lrsquoorigine des

notions et le reacutesultat fut que toutes les notions

geacuteneacuterales si eacutetendues qursquoelles puissent ecirctre sont

tireacutees do lrsquoexpeacuterience crsquoest-agrave-dire du monde

existant sensiblement perceptible empiriquement

reacuteel ou aussi de lexpeacuterience interne telle que

lrsquoobservation personnelle empirique la fournit agrave

chacun en sorte que leur contenu entier est deacuteriveacute

seulement de ces deux-lagrave et ne peut fournir plus que

ce que lexpeacuterience exteacuterieure ou inteacuterieure y a

placeacute De ceci on devrait strictement conclure

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qursquoelles ne peuvent jamais deacutepasser lrsquoexpeacuterience

cest-agrave-dire mener au but mais Locke alla avec les

principes deacuteriveacute de lexpeacuterience au delagrave de

lrsquoexpeacuterience

En opposition progressive aux doctrines anteacuterieures

et pour corriger celles de Locke Kant montra qursquoil y

a il est vrai quelques notions qui font exception agrave la

regravegle preacuteceacutedente crsquoest-agrave-dire qui ne proviennent pas

de lrsquoexpeacuterience mais en mecircme temps aussi qursquoelles

sont tireacutees en partie de lrsquointuition pure crsquoest-agrave-dire

de lintuition a priori de lrsquoespace et du temps et

constituent en partie les fonctions particuliegraveres de

notre intelligence au point de vue de leur usage

dans lrsquoexpeacuterience qui se regravegle drsquoapregraves elles Leur

validiteacute srsquoeacutetend seulement agrave lexpeacuterience possible

dont les sens sont toujours le medium en ce qursquoils

nrsquoont drsquoautre but que de la produire en nous avec sa

marche reacuteguliegravere sur lincitation des sens en

dautres termes sans contenu eux-mecircmes ils

attendent leur matiegravere et leur contenu de la

sensibiliteacute seule pour engendrer par elle

lexpeacuterience mais agrave part celle-ci ils nrsquoont ni

contenu ni signification ne valant que sous la

preacutesupposition de lrsquointuition fondeacutee sur limpression

des sens et se rapportent essentiellement agrave celle-lagrave

Il srsquoensuit qursquoils ne peuvent nous fournir les guides

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qui nous mettraient au-dessus de toute possibiliteacute

de lrsquoexpeacuterience et de ceci drsquoautre part que la

meacutetaphysique comme science de ce qui existe au

delagrave de la nature crsquoest-agrave-dire au-dessus de la

possibiliteacute de lrsquoexpeacuterience est impossible

Un des eacuteleacutements de lrsquoexpeacuterience lrsquoeacuteleacutement geacuteneacuteral

formel et reacutegulier eacutetant connaissable a priori

repose en conseacutequence sur les fonctions essentielles

et reacuteguliegraveres de notre propre intellect mais le

second lrsquoeacuteleacutement particulier mateacuteriel et accidentel

provenant de lrsquoimpression des sens il en reacutesulte que

tous deux sont dorigine subjective La conseacutequence

crsquoest que lrsquoexpeacuterience dans sa totaliteacute avec le

monde qui se repreacutesente en elle est un pur

pheacutenomegravene quelque chose qui nrsquoexiste directement

et immeacutediatement que pour le sujet qui la reconnaicirct

Ce pheacutenomegravene indique cependant une chose en soi

lui servant de base et qui comme telle est

absolument inconnaissable Ce sont lagrave les reacutesultats

neacutegatifs de la philosophie kantienne

Je dois rappeler agrave ce sujet que Kant parle comme si

nous eacutetions des ecirctres seulement connaissants et

nrsquoavions ainsi aucune donneacutee en dehors de la

repreacutesentation tandis que nous en posseacutedons en

tout cas une autre encore dans la volonteacute diffeacuterente

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toto genere de celle-lagrave Sans doute il a pris

eacutegalement celle-ci en consideacuteration non dans la

philosophie theacuteorique mais seulement dans 1a

philosophie pratique qui chez lui est absolument

seacutepareacutee de lrsquoautre mais il a proceacutedeacute ainsi

uniquement en vue deacutetablir le fait de la

signification purement morale de notre action et de

fonder sur lui une foi morale pour contrebalancer

notre ignorance theacuteorique et conseacutequemment

lrsquoimpossibiliteacute de toute theacuteologie que nous avons

deacutemontreacutee

La philosophie de Kant agrave la diffeacuterence et mecircme en

opposition de toutes les autres est aussi nommeacutee

philosophie transcendantale et plus justement

ideacutealisme transcendantal Lrsquoexpression laquo

transcendantraquo est drsquoorigine non matheacutematique

mais philosophique puisquelle eacutetait deacutejagrave courante

chez les scolastiques Elle fut introduite pour la

premiegravere fois en matheacutematiques par Leibnitz afin

de deacutesigner qnod algebraelig vires transcendit crsquoest-agrave-

dire toutes les opeacuterations que lrsquoarithmeacutetique

commune et lrsquoalgegravebre ne suffisent pas agrave accomplir

comme par exemple agrave trouver le logarithme drsquoun

nombre ou vice versa ou les fonctions

trigonomeacutetriques dun arc purement arithmeacutetique

ou vice versa et en geacuteneacuteral tous les problegravemes

125 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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qursquoon peut seulement reacutesoudre par un calcul eacutetendu

agrave lrsquoinfini Mais les scolastiques deacutesignaient sous le

nom de transcendant les notions les plus hautes de

toutes celles encore plus geacuteneacuterales que les dix

cateacutegories drsquoAristote Spinoza continue agrave employer

le mot dans ce sens Giovdano Bruno qualifie ainsi

(Della causa Dialogue IV) les attributs qui sont plus

geacuteneacuteraux que la diffeacuterence entre les substances

corporelle et incorporelle et qui appartiennent ainsi

agrave la substance en geacuteneacuteral Ils concernent suivant

lui cette racine commune dans laquelle le corporel

fait un avec lrsquoincorporel et qui est la vraie substance

primordiale il y voit mecircme une preuve que celle-ci

doit exister Enfin Kant entend tout drsquoabord par

transcendantal la reconnaissance de lrsquoa priori

crsquoest-agrave-dire du purement formel comme tel dans

notre connaissance en un mot la constatation

qursquoune telle connaissance est indeacutependante de

lrsquoexpeacuterience et qursquoelle prescrit mecircme agrave celle-ci la

regravegle inalteacuterable suivant laquelle elle doit proceacuteder

cette constatation est en mecircme temps lieacutee agrave la

compreacutehension de la raison drsquoecirctre et des reacutesultats

drsquoune telle connaissance Crsquoest parce qursquoelle

constitue la forme de notre intellect et est en

conseacutequence drsquoorigine subjective la critique de la

raison pure est donc en reacutealiteacute seule

transcendantale En opposition agrave ceci il nomme

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transcendant lrsquoemploi ou plutocirct le mauvais usage

de cet eacuteleacutement purement formel dans notre

connaissance en dehors de la possibiliteacute de

lexpeacuterience il le qualifie aussi drsquohyperphysique

Transcendantal signifie donc en somme laquo avant

toute expeacuterience raquo transcendant laquo au delagrave de toute

expeacuterience raquo Kant nrsquoadmet donc la meacutetaphysique

que comme philosophie transcendantale crsquoest-agrave-

dire comme la doctrine de la forme contenue en

tant que telle dans notre conscience connaissante

et de la limitation ameneacutee par elle en vertu de

laquelle la connaissance des choses en elles-mecircmes

nous est impossible puisque lrsquoexpeacuterience ne peut

fournir que de simples pheacutenomegravenes Le mot

laquo meacutetaphysique raquo nest cependant pas chez lui tout

agrave fait synonyme de laquo transcendantal raquo Toute chose

certaine a priori mais concernant lexpeacuterience se

nomme chez lui laquo meacutetaphysique raquo tandis que la

doctrine drsquoapregraves laquelle crsquoest seulement en vertu de

son origine subjective et comme purement

formelle qursquoelle est certaine a priori est seule

nommeacutee transcendantale Transcendantale est la

philosophie qui prend conscience que les lois

premiegraveres et les plus essentielles de ce monde qui se

repreacutesente devant nous ont leurs racines dans notre

cerveau et sont pour ce motif reconnues a priori

Elle se nomme transcendantale parce qursquoelle srsquoeacutelegraveve

127 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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au-dessus de toute la fantasmagorie donneacutee agrave son

origine Dans ces conditions comme nous lrsquoavons

dit la critique de la raison pure la philosophie

critique (celle de Kant) est seule transcendantale15

meacutetaphysiques par contre sont les laquo fon-deacutements

de la science naturelle raquo ceux de la laquo doctrine

morale raquo etc

La notion drsquoune philosophie transcendantale peut

ecirctre encore conccedilue dans un sens plus profond si

lrsquoon entreprend dy concentrer lrsquoesprit tout agrave fait

intime de la philosophie kantienne mdash agrave peu pregraves de

la faccedilon suivante Que le monde entier nous soit

seulement donneacute drsquoune maniegravere secondaire comme

repreacutesentation image dans notre tecircte pheacutenomegravene

ceacutereacutebral tandis que notre propre volonteacute nous est

donneacutee directement dans la conscience et que de lagrave

une seacuteparation et mecircme une opposition existe en

notre propre existence et celle du monde cela est

une pure conseacutequence de notre vie individuelle et

animale avec la cessation de laquelle cette

opposition disparait Mais jusque-lagrave il nous est

impossible de supprimer par la penseacutee cette forme

fondamentale et primordiale de notre conscience

15 La critique de la raison pure a transformeacute lrsquoontologie en dianœologie

128 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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qui est ce qursquoon nomme la division en sujet et en

objet Tout penser et toute repreacutesentation la

preacutesupposent en effet aussi la regardons-nous

comme la proprieacuteteacute originellement essentielle et

fondamentale du monde tandis qursquoelle nrsquoest en

reacutealiteacute que la forme de notre conscience animale et

des pheacutenomegravenes ameneacutes par celle-ci De lagrave reacutesultent

toutes ces questions sur le commencement la fin

les bornes et lrsquoorigine du monde notre propre

existence apregraves la mort etc Elles reposent donc

toutes sur une fausse preacutesupposition qui attribue agrave

la chose en soi ce qui nrsquoest que des repreacutesentations

ameneacutees par une conscience ceacutereacutebrale animale et la

prend pour la proprieacuteteacute primordiale et

fondamentale du monde Tel est le sens de

lrsquoexpression kantienne toutes les questions de cet

ordre sont transcendantes Elles ne sont donc pas

en conseacutequence susceptibles drsquoune reacuteponse non

seulement subjective mais en elles-mecircmes ou

objective Car elles sont des problegravemes qui

disparaissent complegravetement en mecircme temps que

notre conscience ceacutereacutebrale et lrsquoopposition reposant

sur elle et sont neacuteanmoins poseacutes comme srsquoils

eacutetaient indeacutependants drsquoelle

Celui qui demande par exemple srsquoil continuera agrave

exister apregraves sa mort supprime in hypothesi sa

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conscience ceacutereacutebrale animale il srsquoinforme

neacuteanmoins drsquoune chose qui nrsquoexiste qursquoen la

preacutesupposant elle-mecircme en ce qursquoelle repose sur sa

propre forme sujet et objet espace et temps en un

mot sur son existence individuelle Une philosophie

qui amegravene agrave la conscience claire toutes ces

conditions et limites comme telles est

transcendante et en tant qursquoelle revendique pour

le sujet les deacuteterminations geacuteneacuterales du monde

objectif elle est un ideacutealisme transcendantal On

comprendra peu agrave peu que les problegravemes de la

meacutetaphysique ne sont insolubles qursquoautant que les

questions elles-mecircmes renferment deacutejagrave une

contradiction

Lrsquoideacutealisme transcendantal ne conteste nullement

au monde existant sa reacutealiteacute empirique mais dit

seulement qursquoil nrsquoest pas inconditionneacute puisqursquoil a

pour condition nos fonctions ceacutereacutebrales drsquoougrave

naissent les formes de lrsquointuition crsquoest-agrave-dire temps

espace et causaliteacute et que cette reacutealiteacute empirique

elle-mecircme nrsquoest en conseacutequence que la reacutealiteacute drsquoune

apparence Srsquoil se manifeste en elle une multitude

drsquoecirctres dont lun disparaicirct et dont lrsquoautre naicirct

constamment nous savons que la pluraliteacute nrsquoest

possible qursquoau moyen de la forme intuitive de

lrsquoespace et la disparition et la naissance qursquoau

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moyen de celle du temps Nous reconnaissons alors

qursquoun tel fait nrsquoa pas de reacutealiteacute absolue crsquoest-agrave-dire

qursquoil nrsquoappartient pas agrave lrsquoecirctre en soi qui se manifeste

dans cette apparence Si nous pouvions retirer ces

formes de connaissance comme le verre du

kaleacuteidoscope nous aurions devant nous a notre

eacutetonnement un ecirctre unique et permanent

impeacuterissable invariable et parmi toutes les

modifications apparentes identique peut-ecirctre

mecircme jusqursquoagrave ses deacuteterminations les plus

individuelles Conformeacutement agrave cette maniegravere de

voir on peut eacutetablir ces trois propositions

1o La forme unique de la reacutealiteacute est le preacutesent en

elle seule on trouve directement le reacuteel qui y est

toujours et entiegraverement contenu

2deg Le reacuteel veacuteritable est indeacutependant du temps crsquoest-

agrave-dire un et le mecircme en chaque point du temps

3deg Le temps est la forme intuitive de notre intellect

et par conseacutequent eacutetranger agrave la chose en soi

Ces trois propositions sont au fond identiques Celui

qui reconnaicirct clairement leur identiteacute aussi bien que

leur veacuteriteacute a fait un grand progregraves en philosophie

car il a saisi lrsquoesprit de lrsquoideacutealisme transcendantal

131 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Combien riche en conseacutequences est la doctrine de

Kant sur lrsquoideacutealiteacute de lrsquoespace et du temps exposeacutee

par lui drsquoune faccedilon si segraveche et si deacutenueacutee drsquoornements

Au contraire rien ne reacutesulte du bavardage

pompeux preacutetentieux et sciemment

incompreacutehensible des trois sophistes connus qui ont

deacutetourneacute de Kant sur eux-mecircmes lrsquoattention dun

public indigne de celui-lagrave Avant Kant peut-on dire

nous eacutetions dans le temps maintenant le temps est

en nous Dans le premier cas le temps est reacuteel et

nous sommes comme tout ce qui y tombe deacutevoreacutes

par lui Dans le second cas le temps est ideacuteal il

existe en nous Alors la question relative agrave lrsquoavenir

apregraves la mort disparaicirct par lagrave mecircme car si je

nrsquoexiste pas le temps lui aussi nrsquoexiste plus Crsquoest

seulement une trompeuse illusion qui me montre un

temps continuant sans moi apregraves ma mort Les

trois divisions du temps passeacute preacutesent et futur

sont semblablement mon produit mrsquoappartiennent

mais moi je nrsquoappartiens pas plus agrave lrsquoune qursquoagrave

lrsquoautre Il y aurait une autre conseacutequence agrave tirer de

la proposition que le temps nrsquoappartient pas agrave

lrsquoessence en soi des choses cest que en nrsquoimporte

quel sens le passeacute nrsquoest pas passeacute mais que tout ce

qui a existeacute en reacutealiteacute doit au fond exister encore

Le temps en effet ressemble seulement agrave une

cascade de theacuteacirctre qui semble jaillir en bas mais

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qui nrsquoeacutetant qursquoune roue ne bouge pas de place Jrsquoai

deacutejagrave compareacute dune faccedilon analogue dans mon

ouvrage principal lrsquoespace agrave un verre tailleacute agrave

facettes qui nous montre en reproductions

innombrables ce qui existe simplement Si mecircme

au risque de tomber dans la fantaisie nous

approfondissons plus encore la chose il peut nous

sembler que par une tregraves vive repreacutesentation de

notre propre passeacute lointain nous recevons une

confirmation directe du fait que le temps ne touche

pas la veacuteritable essence des choses mais est

seulement intercaleacute entre celle-ci et nous comme un

simple medium de perception apregraves la suppression

duquel tout existerait de nouveau comme aussi

drsquoautre part notre faculteacute fidegravele et si vivante de

meacutemoire dans laquelle ce long passeacute maintient une

existence toujours jeune porte teacutemoignage qursquoil y a

seulement en nous quelque chose qui ne vieillit pas

avec nous et qui nrsquoest pas par conseacutequent dans le

domaine du temps

La tendance principale de la philosophie kantienne

est de preacutesenter toute la diversiteacute du reacuteel et de

lrsquoideacuteal apregraves que Locke eacutetait deacutejagrave entreacute dans cette

voie On peut dire en deux mots que lrsquoideacuteal est la

forme intuitive se repreacutesentant dans lrsquoespace avec

toutes les qualiteacutes perceptibles en elle tandis que le

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reacuteel est la chose en soi et pour soi indeacutependante de

sa repreacutesentation dans le cerveau drsquoun autre ou le

sien propre Mais la frontiegravere entre les deux est

difficile agrave tracer et cest preacuteciseacutement de cela qursquoil

srsquoagit Locke a montreacute que tout ce qui dans cette

forme est couleur son poli rudesse dureteacute

moelleur froid chaleur etc (proprieacuteteacutes

secondaires) est purement ideacuteal et nrsquoappartient

conseacutequemment pas agrave la chose en soi parce que ce

qui nous y est donneacute ce nrsquoest pas lrsquoecirctre et lrsquoessence

mais seulement lrsquoaction de la chose et une action

deacutefinie tregraves speacuteciale srsquoexerccedilant sur la reacuteceptiviteacute

speacutecifiquement deacutetermineacutee de nos cinq organes des

sens en vertu de laquelle par exemple le son nrsquoagit

pas sur lrsquoœil ni la lumiegravere sur lrsquooreille Lrsquoaction des

corps sur les organes des sens consiste simplement

agrave transporter ceux-ci dans lrsquoeacutetat drsquoactiviteacute qui leur

est particulier agrave peu pregraves comme quand je tire le fil

qui met une boicircte agrave musique en mouvement

Comme reacuteel au contraire qui appartiendrait agrave la

chose en soi Locke laissa subsister lrsquoeacutetendue la

forme lrsquoimpeacuteneacutetrabiliteacute le mouvement ou le repos

et le nombre qursquoil nomma pour cette raison

proprieacuteteacutes primaires Plus lard Kant montra avec

une profondeur desprit infiniment supeacuterieure que

ces proprieacuteteacutes non plus nappartiennent pas agrave

lrsquoessence purement objective des choses ou agrave la

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chose en soi et ne peuvent donc nullement ecirctre

reacuteelles puisqursquoelles sont conditionneacutees par lrsquoespace

le temps et la causaliteacute tandis que ceux-ci drsquoapregraves

leur loi et leur nature nous sont donneacutes avant toute

expeacuterience et exactement connus ils doivent donc

exister en nous preacuteformeacutes comme lrsquoespegravece

speacutecifique de la reacuteceptibiliteacute et de lrsquoactiviteacute de

chacun de nos sens Jrsquoai en conseacutequence nettement

dit que ces formes sont la part du cerveau dans

lrsquointuition comme les impressions sensibles

speacutecifiques sont celles des organes des sens

respectifs 16 Ainsi pour Kant deacutejagrave le purement

objectif lrsquoessence des choses indeacutependante de notre

repreacutesentation et de son appareil se nomme la

chose en soi est proprement le reacuteel par opposition agrave

lrsquoideacuteal quelque chose de tout diffeacuterent de la forme

qui se preacutesente agrave nous intuitivement et agrave laquelle

indeacutependante qursquoelle est de lrsquoespace et du temps on

ne peut en reacutealiteacute attribuer ni eacutetendue ni dureacutee

quoiqursquoelle deacuteparte la force drsquoexister agrave tout ce qui a

eacutetendue et dureacutee Spinoza aussi a compris cela dans

ses grandes lignes comme on peut le voir dans son

16 De mecircme que cest notre œil qui produit le vert le rouge le bleu cest notre cerveau qui produit le temps lespace et la causaliteacute (dont labstraction objectiveacutee est la mature) Mon intuition dun corps dans lrsquoespace est le produit de ma fonction sensorielle et ceacutereacutebrale avec x

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Eacutethique partie II propos 16 avec le second

corollaire et aussi propos 18 scholie

Le reacuteel de Locke en opposition agrave lideacuteal est au fond

la matiegravere mais deacutepouilleacutee de toutes les qualiteacutes

quil eacutecarte comme secondaires crsquoest-agrave-dire comme

conditionneacutees par nos organes des sens il est

toutefois une chose existant en soi et pour soi

comme eacutetendue etc dont la repreacutesentation en nous

est le simple reacuteflexe ou copie Je rappelle agrave ce sujet

que jrsquoai expliqueacute (Quadruple racine de la raison

suffisante 2e eacutedit p 77 avec moins de deacutetails dans

Le monde comme volonteacute et comme repreacutesentation

t I p 9 et t II p 48 3e eacutedit t I p 10 et t II p

52) que lrsquoessence de la matiegravere ne consiste

absolument que dans son action que la matiegravere

nrsquoest donc rien que causaliteacute et que conccedilue comme

telle chaque qualiteacute speacuteciale crsquoest-agrave-dire chaque

espegravece speacutecifique drsquoaction est abstraite drsquoelle de

sorte qursquoelle demeure action ou pure causaliteacute

deacutepourvue de toute autre deacutefinition causaliteacute in

abstracto je renvoie pour lrsquoapprofondissement de

cette question aux endroits indiqueacutes plus haut

Kant avait dailleurs deacutejagrave enseigneacute quoique jrsquoaie eacuteteacute

le premier agrave le deacutemontrer exactement que toute

causaliteacute est seulement une forme de notre

136 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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entendement et nrsquoexiste en conseacutequence que pour

lrsquoentendement et en lui Nous voyons alors le reacuteel

supposeacute de Locke la matiegravere retomber ainsi

complegravetement dans lrsquoideacuteal en mecircme temps que dans

le sujet crsquoest-agrave-dire nrsquoexister que dans la

repreacutesentation et pour la repreacutesentation Kant par

sa doctrine a sans nul doute deacutepouilleacute le reacuteel ou la

chose en soi de sa mateacuterialiteacute mais il nrsquoest resteacute

pour lui qursquoune x complegravetement inconnue Jrsquoai

deacutemontreacute finalement que le vrai reacuteel ou la chose en

soi qui seule a une existence veacuteritable

indeacutependante de la repreacutesentation et de ses formes

est la volonteacute en nous rangeacutee inconsideacutereacutement

jusqursquoici dans lrsquoideacuteal On voit par lagrave que Locke Kant

et moi sommes en parfait accord en ce que nous

repreacutesentons dans lrsquoespace de pregraves de deux siegravecles

le deacuteveloppement graduel dun processus coheacuterent

et unifieacute de la penseacutee David Hume aussi peut ecirctre

consideacutereacute comme un anneau de cette chaicircne bien

que seulement au point de vue de la loi de la

causaliteacute Son influence me fait une neacutecessiteacute de

compleacuteter ici ce que jrsquoai dit plus haut

Locke comme aussi Condillac et les disciples qui

suivirent ses traces montre qursquoagrave lrsquoimpression

entrant dans un organe des sens doit reacutepondre une

cause de celle-ci en dehors de notre corps et que les

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diffeacuterences cette action (impression sensible)

preacutesupposent aussi des diffeacuterences dans la cause

quelles qursquoelles puissent ecirctre de lagrave procegravede la

distinction indiqueacutee entre les proprieacuteteacutes primaires

et secondaires Elles finissent lagrave maintenant srsquoouvre

pour elles dans lrsquoespace un monde objectif de

simples choses en soi deacutepourvues de couleurs

drsquoodeur de reacutesonance ni chaudes ni froides ect

mais eacutetendues figureacutees impeacuteneacutetrables mobiles et

calculables Quant agrave lrsquoaxiome mecircme en vertu

duquel se sont effectueacutes ce passage de lrsquointeacuterieur agrave

lexteacuterieur et toute cette deacuterivation et installation

des choses en soi crsquoest-agrave-dire la loi de la causaliteacute

ils lrsquoont agrave lrsquoinstar de tous les anciens philosophes

admis de lui-mecircme comme eacutevident sans en

rechercher la validiteacute Crsquoest sur ce point que Hume

dirigea son attaque sceptique en mettant en doute

la validiteacute de cette loi Car lrsquoexpeacuterience de laquelle

suivant cette philosophie sont deacuteriveacutees toutes nos

connaissances ne peut jamais fournir

lenchaicircnement causal mais seulement la pure

succession deacutetats dans le temps jamais une

conseacutequence mais une simple suite qui comme

telle srsquoaffirme toujours accidentelle jamais

neacutecessaire Cet argument si opposeacute au bon sens

mais difficile agrave reacutefuter incita Kant agrave rechercher la

veacuteritable origine de la notion de causaliteacute Il la

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trouva dans la forme essentielle et inneacutee de notre

intelligence par conseacutequent dans le sujet et non

dans lobjet puisqursquoelle ne nous a pas eacuteteacute dabord

donneacutee du dehors Or ceci ramena tout le monde

objectif de Locke et de Condillac au sujet Kant

ayant deacutemontreacute que son accegraves est drsquoorigine

subjective Car agrave la subjectiviteacute de lrsquoimpression

sensible reacutepond maintenant aussi la subjectiviteacute de

la regravegle en vertu de laquelle on doit la concevoir

comme lrsquoeffet drsquoune cause cette cause est seulement

ce qui est perccedilu comme monde objectif Le sujet en

effet accepte un objet du dehors uniquement par

suite du caractegravere de son intellect qui preacutesuppose

une cause agrave tout changement et le projette donc

seulement hors de lui dans un espace preacutepareacute agrave ce

dessein et qui est de mecircme un produit de sa propre

nature aussi bien que lrsquoimpression speacutecifique sur

les organes des sens qui deacuteterminent tout le

processus Le monde objectif des choses en soi de

Locke a donc eacuteteacute transformeacute par Kant en un monde

de purs pheacutenomegravenes srsquoeffectuant dans lrsquoappareil de

notre connaissance et ceci drsquoautant plus

complegravetement que lrsquoespace dans lequel ils se

repreacutesentent comme le temps dans lequel ils

passent ont eacuteteacute prouveacutes par lui ecirctre dorigine

subjective

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Mais avec tout cela Kant non moins que Locke

laissa subsister la chose en soi crsquoest-agrave-dire quelque

chose drsquoindeacutependant de nos repreacutesentations qui ne

nous fournissent que de purs pheacutenomegravenes et qui

reacutesiderait au fond de ceux-ci Quelque bien fondeacutee

que fucirct eacutegalement cette affirmation de Kant ce

nrsquoeacutetait pas des principes poseacutes par lui qursquoil fallait

tirer leur justification Crsquoeacutetait le talon dAchille de sa

philosophie qui a ducirc expier par la deacutemonstration

de cette inconseacutequence lrsquohommage deacutejagrave accordeacute agrave

sa valeur et agrave sa veacuteriteacute incontestables mais en

dernier ressort elle fut injustement traiteacutee Car

certainement lrsquoadmission drsquoune chose en soi

derriegravere les pheacutenomegravenes drsquoun noyau reacuteel sous tant

drsquoenveloppes nrsquoa rien drsquoinacceptable le nier serait

absurde Crsquoest seulement la faccedilon dont Kant

introduisit cette chose en soi et chercha agrave lallier

avec ses principes qui fut deacutefectueuse Au fond

crsquoest donc seulement son exposeacute (ce mot pris dans le

sens le plus large) de la chose non la chose mecircme

qui fut combattu et lrsquoon pourrait soutenir que

largumentation souleveacutee contre lui eacutetait

simplement ad hominem non ad rem En tout cas

le proverbe indou trouve ici son application pas de

lotus sans tige Kant eacutetait guideacute par lrsquointime veacuteriteacute

que derriegravere chaque pheacutenomegravene il y a un ecirctre en soi

duquel celui-lagrave reccediloit sa subsistance en dautres

140 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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mots que derriegravere la repreacutesentation il y a quelque

chose de repreacutesenteacute Mais il entreprit de deacuteduire

ceci de la repreacutesentation donneacutee mecircme en y

ajoutant ses lois connues de nous a priori et qui

justement parce qursquoelles sont a priori ne peuvent

ecirctre deacuteduites de quoique chose dindeacutependant et de

distinct du pheacutenomegravene ou repreacutesentation aussi

faut-il prendre a cet effet une toute autre voie Les

inconseacutequences dans lesquelles srsquoeacutetait engageacute Kant

agrave la suite de ce deacutepart deacutefectueux lui furent

deacutemontreacutees par G-E Schulze17 qui a exposeacute les

faits dans sa maniegravere lourde et diffuse drsquoabord

anonymement dans son Aeneacutesidegraveme (voir surtout

les pages 374-381) puis plus tard dans sa Critique

de sa philosophie theacuteorique de Kant mais sans

succegraves particulier de sorte qursquoon peut appliquer ici

le haec potuisse dici et non potuisse refelli [cela put

ecirctre affirmeacute mais cela ne put ecirctre reacutefuteacute]

Je veux mettre ici une fois pour toutes clairement en

eacutevidence agrave ma faccedilon ce qui constitue le fond

17 Crsquoest ce Schulze (1781-1833) qui professeur de philosophie agrave Goumlttingen ougrave eacutetudiait Schopenhauer stimula chez celui-ci le goucirct des speacuteculations philosophiques en lui recommandant par-dessus tout de srsquoidentifier avec Platon et avec Kant avant drsquoaborder aucun autre penseur agrave commencer par Aristote et Spinoza

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essentiel de la chose indeacutependamment de lrsquoideacutee que

srsquoen est faite Schulze Kant nrsquoa jamais donneacute une

stricte deacuteduction de la chose en soi mais il la reccedilue

de ses preacutedeacutecesseurs notamment de Locke et lrsquoa

retenue comme quelque chose dont lrsquoexistence ne

peut ecirctre mise en doute puisquelle est eacutevidente par

elle-mecircme et il avait jusqursquoagrave un certain point le

droit drsquoagir ainsi Drsquoapregraves les deacutecouvertes de Kant

notre connaissance empirique contient un eacuteleacutement

dont on peut deacutemontrer lrsquoorigine subjective et un

autre dont ce nrsquoest pas le cas ce dernier reste donc

objectif car il nrsquoy a pas de raison pour le regarder

comme subjectif Lideacutealisme transcendantal de

Kant nie donc lessence objective des choses ou leur

reacutealiteacute indeacutependante de notre conception aussi loin

que lrsquoa priori srsquoeacutetend dans notre connaissance

mais pas plus loin parce que la raison de nier ne va

pas au delagrave Il laisse donc subsister ce qui gicirct au

delagrave cest-agrave-dire toutes les proprieacuteteacutes des choses qui

ne peuvent ecirctre construites a priori Car lessence

entiegravere des pheacutenomegravenes donneacutes cest-agrave-dire du

monde corporel nrsquoest nullement deacuteterminable par

nous a priori mais est seulement la forme geacuteneacuterale

de son apparence et celle-ci se ramegravene agrave lrsquoespace au

temps et agrave la causaliteacute avec la totaliteacute des lois de ces

trois formes Drsquoautre part le reacutesidu indeacutetermineacute

preacutesent dans ces trois formes a priori ce qui se

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reacutefegravere agrave laccidentel est preacuteciseacutement la

manifestation de la chose en soi Maintenant le

contenu empirique des pheacutenomegravenes crsquoest-agrave-dire

chaque deacutetermination plus eacutetroite de ceux-ci

chaque qualiteacute physique qui apparaicirct en eux ne

peut ecirctre reconnu autrement qursquoa posteriori Ces

proprieacuteteacutes empiriques mdash ou plutocirct leur source

commune mdash demeurent donc la chose en soi

comme la manifestation de sa nature speacuteciale par le

medium de toutes formes a priori Cet a posteriori

qui apparaicirct dans chaque pheacutenomegravene comme

enveloppeacute dans lrsquoa priori mais imprime agrave chaque

ecirctre son caractegravere speacutecial et individuel est en

conseacutequence la matiegravere du monde pheacutenomeacutenal par

opposition agrave sa forme Cette matiegravere ne peut donc

nullement ecirctre tireacutee des formes du pheacutenomegravene

inheacuterentes au sujet si soigneusement rechercheacutees

par Kant et si sucircrement deacutemontreacutees par le signe de

lrsquoaprioriteacute elle subsiste plutocirct apregraves qursquoon en a tireacute

tout ce qui en deacutecoule crsquoest-agrave-dire quelle s affirme

comme un second eacuteleacutement parfaitement distinct du

pheacutenomegravene empirique et une addition eacutetrangegravere agrave

ces formes Drsquoautre part elle ne procegravede pas du

caprice du sujet connaissant mais est plutocirct en

opposition freacutequente avec lui Pour ces raisons Kant

nrsquoheacutesita pas agrave laisser cette matiegravere du pheacutenomegravene agrave

la chose en soi et agrave la regarder par conseacutequent

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comme venant entiegraverement du dehors elle doit en

effet venir de quelque part ou selon lrsquoexpression de

Kant avoir une base Mais comme nous ne pouvons

pas isoler ces proprieacuteteacutes connaissables seulement a

posteriori ni les concevoir seacutepareacutees et purifieacutees de

celles qui sont certaines a priori enveloppeacutees

toujours dans ces derniegraveres Kant enseigne que nous

pouvons connaicirctre lrsquoexistence des choses en soi

mais rien drsquoautre agrave leur sujet savoir qursquoelles sont

mais non ce qursquoelles sont Lrsquoessence des choses en

soi demeure donc pour lui une grande inconnue

une x Car la forme du pheacutenomegravene recouvre et

dissimule de toutes parts lrsquoessence des choses en soi

Nous pouvons ajouter tout au plus encore puisque

ces formes aprioristiques neacutees de notre intellect

eacutecheacuteent sans distinction agrave toutes les choses en tant

que pheacutenomegravenes que les choses elles accusent des

distinctions tregraves importantes ce qui deacutetermine

celle-ci crsquoest-agrave-dire la diversiteacute speacutecifique des

choses crsquoest la chose en soi

Ce point ainsi envisageacute lrsquoadmission et la

preacutesupposition des choses en soi par Kant semblent

malgreacute la subjectiviteacute de toutes nos formes de

connaissance parfaitement fondeacutees Elles semblent

neacuteanmoins insoutenables quand on examine de

pregraves et qursquoon suit jusquagrave son origine leur unique

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argument le contenu empirique de tous les

pheacutenomegravenes Il est certain qursquoil y a dans la

connaissance empirique et dans sa source la

repreacutesentation intuitive une matiegravere indeacutependante

de sa forme et connue de nous a priori La question

suivante est de savoir si cette matiegravere est drsquoorigine

objective ou subjective puisque seulement dans le

premier cas elle peut garantir la chose en soi Si

nous remontons jusqursquoagrave son origine nous ne la

trouvons nulle part ailleurs que dans lrsquoimpression

de nos sens Car crsquoest une modification srsquoeffectuant

dans la reacutetine de lrsquoœil dans les nerfs de lrsquoouiumle dans

les extreacutemiteacutes des doigts qui preacutepare la

repreacutesentation intuitive crsquoest-agrave-dire met en jeu

pour amener la perception drsquoun objet exteacuterieur

lrsquoappareil entier de nos formes de connaissance

existant deacutejagrave a priori A cette modification ressentie

dans lrsquoorgane des sens est tout drsquoabord appliqueacutee la

loi de causaliteacute par le moyen drsquoune fonction

neacutecessaire et indispensable de lrsquoesprit a priori Cette

loi megravene avec sa sucircreteacute et sa certitude a priori agrave

une cause de cette modification qui nrsquoeacutetant pas au

pouvoir arbitraire du sujet apparaicirct maintenant

comme quelque chose drsquoexteacuterieur agrave lui Cette

proprieacuteteacute reccediloit sa signification seulement par le

moyen de la forme de lrsquoespace que lintellect lui-

mecircme ajoute dans ce dessein et alors cette cause

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neacutecessairement preacutesupposable apparaicirct aussitocirct

intuitivement comme un objet dans lrsquoespace qui

porte en soi en qualiteacute de proprieacuteteacutes les

modifications opeacutereacutee par elle dans nos organes des

sens Jrsquoai exposeacute tout cela en deacutetail et agrave fond dans la

seconde eacutedition de mon Principe de la raison

suffisante sect 21 Mais lrsquoimpression des sens qui

constitue le point de deacutepart de tout ce processus et

fournit incontestablement toute la matiegravere de

lrsquointuition empirique est quelque chose de tout agrave

fait subjectif et comme toutes les formes de

connaissance au moyen desquelles cette matiegravere

produit la repreacutesentation intuititive objective et est

projeteacutee au dehors sont suivant la deacutemonstration

tregraves exacte de Kant eacutegalement drsquoorigine subjective

il est clair que la matiegravere aussi bien que la forme de

la repreacutesentation intuitive naissent du sujet Toute

notre connaissance empirique se reacutesout alors en

deux eacuteleacutements qui ont tous deux leur origine en

nous-mecircmes les impressions des sens et les

impressions donneacutees a priori crsquoest-agrave-dire dans les

formes impliquant les fonctions de notre intellect

ou cerveau temps espace et causaliteacute auxquelles

Kant en avait ajouteacute onze encore cateacutegories de

lrsquoesprit que jrsquoai deacutemontreacutees ecirctre insuffisantes et

inadmissibles En conseacutequence la repreacutesentation

intuitive et notre connaissance empirique fondeacutee

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sur elle ne fournissent agrave la veacuteriteacute aucune donneacutee

sur la conclusion des choses en soi et les principes

de Kant ne lrsquoautorisaient pas agrave les admettre La

philosophie de Locke avait comme toutes les

philosophies anteacuterieures pris a loi de causaliteacute agrave un

point de vue absolu et eacutetait ainsi en droit de

conclure de lrsquoimpression des sens agrave lrsquoexistence de

choses exteacuterieures indeacutependantes de nous Ce

passage de lrsquoeffet agrave la cause est cependant la voie

unique pour parvenir directement de lrsquointeacuterieur et

de ce qui est subjectivement donneacute agrave lrsquoexteacuterieur et agrave

ce qui existe objectivement Kant apregraves avoir

revendiqueacute la loi de causaliteacute pour la forme de

connaissance du sujet ne trouva plus cette voie

ouverte devant lui Il nous a mecircme souvent mis en

garde de faire usage de la cateacutegorie de causaliteacute

transcendante crsquoest-agrave-dire de deacutepasser lrsquoexpeacuterience

et sa possibiliteacute

En reacutealiteacute on nrsquoatteindra jamais la chose en soi par

cette voie non plus que par celle de la connaissance

purement objective celle-ci en effet demeure

toujours repreacutesentation mais comme telle a sa

racine dans le sujet et ne peut jamais rien fournir

qui diffegravere vraiment de la repreacutesentation On ne

peut arriver agrave la chose en soi qursquoen changeant le

point de vue au lieu de partir comme on lrsquoa fait

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jusqursquoici de ce qui repreacutesente il faut partir de ce

qui est repreacutesenteacute Or ceci nrsquoest possible que pour

une seule chose qui peut srsquoeffectuer aussi par le

dedans et qui pour cette raison nous est donneacutee

drsquoune double maniegravere crsquoest notre propre corps qui

dans le monde objectif existe aussi comme

repreacutesentation dans lrsquoespace et se proclame en

mecircme temps dans notre conscience comme volonteacute

Il fournit par lagrave la clef pour la compreacutehension de

toutes ses actions et de tous ses mouvements

produits par des causes exteacuterieures (ici motifs) qui

sans cette inspection inteacuterieure et directe de leur

essence nous resteraient aussi incompreacutehensibles

et inexplicables que les modifications qui

srsquoaccomplissent selon les lois naturelles et comme

manifestations des forces naturelles dans les autres

corps qui nous sont seulement donneacutes dans une

intuition objective et il nous fournit ensuite la clef

pour la compreacutehension du substratum restant de

toutes ces actions dans lequel les forces pour celles-

ci ont leur racine mdash le corps lui-mecircme Cette

connaissance directe que chacun a de lrsquoessence de

son propre pheacutenomegravene qui ne lui est eacutegalement

donneacute comme tous les autres que dans lrsquointuition

objective doit ensuite ecirctre transfeacutereacutee

analogiquement aux autres pheacutenomegravenes les seuls

en derniegravere analyse qui soient donneacutes et devient

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finalement la clef qui permet de connaicirctre lrsquoessence

intime des choses cest-agrave-dire les choses en soi On

ne peut donc y arriver que par une voie toute

diffeacuterente de la connaissance purement objective

qui reste une simple repreacutesentation en appelant a

lrsquoaide la conscience du sujet de la connaissance qui

apparaicirct toujours comme un animal individuel et

en faisant de lui lrsquointerpregravete de la conscience des

autres choses crsquoest-agrave-dire de lrsquointellect intuitif Crsquoest

la voie que jrsquoai suivie et cest la seule bonne la porte

eacutetroite conduisant agrave la veacuteriteacute

Au lieu de suivre cette voie on confondit lexposeacute de

Kant avec lrsquoessence du sujet on crut en reacutefutant

celui-ci avoir reacutefuteacute aussi celle-ci ce qui nrsquoeacutetait au

fond que des argumenta ad hominem on le prit

pour des argumenta ad rem et agrave la suite des

attaques de Schulze la philosophie de Kant fut

deacuteclareacutee sans valeur Le champ eacutetait deacutesormais

ouvert aux sophistes et aux charlatans Le premier

de cette espegravece fut Fichte qui la chose en soi eacutetant

tombeacutee en discreacutedit bacirccle au pied leveacute un systegraveme

sans aucune chose en soi rejeta donc lrsquoideacutee drsquoun

nrsquoimporte quoi qui ne serait pas uniquement notre

repreacutesentation faisant du sujet connaissant tout en

tout ou du moins le producteur de tout par ses

propres ressources Dans ce dessein il supprima

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lessentiel et le meilleur de la doctrine de Kant la

distinction entre lrsquoa priori et lrsquoa posteriori et par lagrave

celle entre le pheacutenomegravene et la chose en soi en

deacuteclarant que tout est a priori mdash naturellement

sans alleacuteguer de preuves agrave lrsquoappui de cette

monstrueuse affirmation Il les remplaccedila par des

deacutemonstrations en partie sophistiques en partie

extravagantes dont labsurditeacute se cachait sous le

masque de la profondeur et de lrsquoincompreacutehensibiliteacute

qui en reacutesultait Il invoquait ouvertement et

audacieusement lrsquointuition intellectuelle crsquoest-agrave-

dire lrsquoinspiration Pour un public deacutepourvu de toute

force de jugement un public indigne de Kant cela

suffisait Celui-ci prit la surenchegravere pour la

supeacuterioriteacute et deacuteclara que Fichte eacutetait un plus grand

philosophe encore que Kant Il ne manque pas

mecircme de nos jours drsquoeacutecrivains philosophiques qui

prennent la tacircche drsquoimposer agrave la geacuteneacuteration nouvelle

la fausse renommeacutee de Fichte devenue

traditionnelle et assurent tregraves seacuterieusement que ce

que Kant agrave simplement tenteacute Fichte lrsquoa accompli et

que crsquoest lui en reacutealiteacute le grand homme Ces

messieurs trahissent par ce jugement de Midas

leur complegravete incapaciteacute de comprendre Kant et

eacutetalent dune faccedilon si palpable leur deacuteplorable

inintelligence que la geacuteneacuteration nouvelle enfin

deacutesillusionneacutee se gardera bien espeacuterons-le de

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perdre son temps et de gacircter son cerveau agrave lire

toutes leurs Histoires de la philosophie et leurs

autres eacutecrivailleries Je saisis cette occasion de

rappeler un petit livre montrant quelle impression

la personne et lrsquoattitude de Fichte produisaient sur

les contemporains impartiaux il est intituleacute

Cabinet de caractegraveres berlinois et a eacuteteacute publieacute en

1808 sans indication de lieu drsquoimpression il doit

ecirctre de Buchholz18 mais je nrsquoen suis pas certain On

peut le rapprocher de ce que le juriste Anselme von

Feuerbach dit de Fichte dans ses Lettres publieacutees

en 1832 par son fils ainsi que de la Correspondance

entre Schiller et Fichte (1847) et lrsquoon se fera une

ideacutee exacte de ce soi-disant philosophe

Schelling digne pendant de Fichte suivit bientocirct la

voie de son preacutedeacutecesseur qursquoil quitta cependant

pour proclamer sa propre deacutecouverte lrsquoidentiteacute

absolue du sujet et de lrsquoobjectif ou lrsquoideacuteal et le reacuteel

18 On connaicirct plusieurs eacutecrivains de ce nom en Allemagne Il srsquoagit agrave peu pregraves certainement ici de Ferdinand-Paul-Friedrich Buchhulz feacutecond polygraphe neacute en 1843 agrave Ait-Ruppin mort agrave Berlin en 1843 Outre son Histoire des Etats europeacuteens depuis la paix de Vienne (22 vol 1814-1837) ouvrage tregraves utile au point vue documentaire il a public des travaux sur la Reacutevolution franccedilise et une Histoire de Napoleacuteon Bonaparte (3 vol 1827-1830 Il a aussi eacutecrit des romans (Le trad)

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impliquant que tout ce qui avait eacuteteacute seacutepareacute avec un

deacuteploiement incroyable de perspicaciteacute et de

reacuteflexion par des esprits rares comme Locke et

Kant devait ecirctre fondu de nouveau dans la masse

pacircteuse de cette identiteacute absolue Car la doctrine de

ces deux penseurs peut tregraves bien ecirctre qualifieacutee celle

de la diversiteacute absolue de lrsquoideacuteal et du reacuteel ou

subjectif et objectif Mais deacutesormais on srsquoeacutegara de

fourvoiements en fourvoiements Fichte avait

substitueacute lrsquoincompreacutehensibiliteacute de la parole et

lrsquoapparence de la profondeur agrave la penseacutee Il reacutepandit

ainsi la semence qui devait produire corruption sur

corruption et amener finalement la deacutemoralisation

complegravete de la philosophie telle quelle srsquoaffirme de

nos jours et par elle celle de toute la litteacuterature

Degraves ce moment Schelling traicircnait derriegravere lui une

creacuteature philosophique ministeacuterielle Hegel

estampeacute drsquoen haut grand philosophe dans un but

politique dailleurs mal calculeacute charlatan plat sans

esprit reacutepugnant ignorant qui avec une

effronterie une deacuteraison et une extravagance sans

exemple compila un systegraveme qui fut trompetteacute par

ses veacutenals adeptes comme eacutetant la sagesse

immortelle et fut pris reacuteellement pour telle par les

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imbeacuteciles ce qui provoqua un chœur admiratif tel

quon nrsquoen avait pas encore entendu 19 La vaste

influence intellectuelle ainsi violemment acquise par

un tel homme a eu pour reacutesultat la ruine de toute

une geacuteneacuteration de lettreacutes Lrsquoadmirateur de cette

pseudo-philosophie a pour lui en perspective les

railleries de la posteacuteriteacute auxquelles preacuteludent deacutejagrave

celles des voisins douces agrave loreille Ne doivent-elles

pas en effet reacutesonner harmonieusement agrave la mienne

quand la nation dont la caste cultiveacutee nrsquoa pas

daigneacute pendant trente ans honorer du moindre

regard mes travaux obtient la reacuteputation parmi ses

voisines drsquoavoir reacuteveacutereacute mecircme adoreacute pendant trente

ans comme le comble de la sagesse une chose

complegravetement mauvaise absurde extravagante et

servant en outre agrave des fins mateacuterielles Il me faut

sans doute en bon patriote entonner lrsquoeacuteloge des

Allemands et du germanisme et me reacutejouir drsquoavoir

appartenu agrave lrsquoAllemagne et non agrave une autre nation

Seulement il en est comme dit le proverbe espagnol

Cada uno cuenta de la feria como le va en ella

(Chacun raconte de la foire selon ce qui lui y est

arriveacute) Allez trouver les deacutemocolaques et faites-

vous louer par eux Des charlatans ruseacutes lourds

19 Voir la preacuteface de mon Problegraveme fondamental de lrsquoEacutethique

153 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

gonfleacutes par des ministres gribouillant bravement

des extravagances deacutepourvus drsquoesprit et de meacuterite

voilagrave ce qursquoil faut aux Allemands mais non des

hommes tels que moi Crsquoest lagrave le teacutemoignage que je

dois leur donner en prenant congeacute drsquoeux Wieland

regarde comme un malheur de naicirctre Allemand

(Lettres agrave Merck p 239) Burger Mozart

Beethoven et drsquoautres auraient eacuteteacute de son avis pour

moi je le partage Ma raison crsquoest qursquoil faut ecirctre un

sage pour reconnaicirctre un sage ou laquo il nrsquoy a que

lrsquoesprit qui sente lrsquoesprit20 raquo

Aux parties les plus brillantes et les plus meacuteritoires

de la philosophie de Kant appartient

incontestablement la dialectique transcendantale

par laquelle il a si radicalement sapeacute les fondements

de la theacuteologie et de la psychologie speacuteculatives

que depuis lrsquoon a plus eacuteteacute en eacutetat mecircme avec la

meilleure volonteacute de les reacutetablir Quel bienfait pour

lrsquoesprit humain Car ne voyons-no us pas pendant

20 De nos jours lrsquoeacutetude de la philosophie de Kant a lrsquoavantage particulier de nous apprendre combien bas est tombeacutee depuis la Critique de la raison pure la litteacuterature philosophique de lrsquoAllemagne Il y a en effet un abicircme entre les profondes recherches de celui-lagrave et le grossier bavardage actuel qui rappelle drsquoune part celui de candidats pleins drsquoespeacuterance et de lrsquoautre celui de garccedilons perruquiers

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toute la peacuteriode qui srsquoeacutetend de la renaissance des

sciences agrave Kant les penseacutees des plus grands

hommes eux-mecircmes prendre une fausse direction

se distordre mecircme souvent par suite de ces deux

preacutesuppositions absolument intangibles paralysant

tout lrsquointellect deacuterobeacutees agrave toute investigation et en

conseacutequence mortes pour celle-ci Nos premiers et

plus essentielles ideacutees fondamentales sur nous-

mecircmes et sur toutes choses ne sont-elles pas

inverties et fausseacutees si nous partons de la

preacutesupposition que chaque chose est produite et

arrangeacutee du dehors selon les notions et les desseins

preacuteconccedilus drsquoun ecirctre personnel cest-agrave-dire

individuel De mecircme si lessence fondamentale des

hommes eacutetait pensante et srsquoils se composaient de

deux parties absolument heacuteteacuterogegravenes venues et

soudeacutees ensemble sans savoir comment et devant

srsquoaccommoder entre elles aussi bien que possible

pour se seacuteparer bientocirct agrave jamais nolentes volantes

Avec quelle force la critique de Kant au sujet de ces

repreacutesentations et de leurs fondements a agi sur

toutes les sciences on le voit par ce fait que depuis

lors au moins dans la litteacuterature allemande eacuteleveacutee

ces preacutesuppositions nrsquoapparaissent plus que dans un

sens figureacute et ne sont plus prises au seacuterieux on les

laisse agrave la litteacuterature populaire et aux professeurs de

philosophie auxquels elles servent de gagne-pain

155 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Nos livres sur les sciences naturelles srsquoen

affranchissent tandis qursquoau contraire les Anglais

par des discours et des diatribes ou des apologies

en leur faveur srsquoabaissent agrave nos yeux 21

Immeacutediatement avant Kant il est vrai il en eacutetait

tout autrement sous ce rapport Nous voyons par

exemple lrsquoeacuteminent Lichtenberg lui-mecircme dont

lrsquoeacuteducation eacutetait preacutekantienne admettre

seacuterieusement et avec conviction dans son traiteacute De

la physionomie cette distinction de lrsquoacircme et du

corps et gacircter ainsi son affaire

Ceux qui ont estimeacute la haute valeur de la dialectique

transcendantale ne trouveront pas superflu que je

21 Depuis que ceci a eacuteteacute eacutecrit les choses ont changeacute chez nous Par suite de la reacutesurrection de lrsquoantique mateacuterialisme qui a deacutejagrave fait dix fois explosion des philosophes sont sortis de la boutique de pharmacie et de la clinique des gens qui nrsquoont rien appris sinon ce qui se reacutefegravere agrave leur profession et qui preacutesentent en toute innocence et en tout honneur comme si Kant eacutetait encore agrave naicirctre leur speacuteculation de vieilles femmes sur laquo le corps et lacircme raquo en mecircme temps que le rapport de lun avec lrsquoautre disputent agrave ce sujet et (credilite posteri ) deacutemontrent que le siegravege de ladite acircme est le cerveau Il convient de riposter agrave leur impudence qursquoil faut avoir appris quelque chose pour oser intervenir dans une discussion et ils feraient mieux de ne pas sexposer a de deacutesagreacuteables allusions aux cataplasmes et au cateacutechisme

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

parle de celle-ci un peu en deacutetail Je preacutesente donc

en premier lieu aux connaisseurs et amateurs de la

Critique de la raison pure lrsquoessai suivant sur la

critique de la psychologie rationnelle telle qursquoon la

trouve au complet dans sa premiegravere eacutedition car

dans les suivantes elle a eacuteteacute chacirctreacutee Lrsquoargument qui

y est critiqueacute (pp 361 et suiv) sous la rubrique laquo

Paralogisme de la personnaliteacute raquo doit ecirctre compris

et par conseacutequent critiqueacute autrement Car lrsquoexposeacute

profond de Kant agrave ce sujet nrsquoest pas seulement tregraves

subtil et difficilement compreacutehensible mais on peut

lui reprocher de prendre lrsquoobjet de la conscience

personnelle ou dans le langage de Kant du sens

interne soudainement et sans autre justification

comme lrsquoobjet drsquoune conscience eacutetrangegravere mecircme

drsquoune intuition exteacuterieure pour le juger ensuite

drsquoapregraves les lois et les analogies du monde corporel

et aussi drsquoadmettre deux temps diffeacuterents lrsquoun dans

la conscience du sujet jugeacute lrsquoautre dans celle du

sujet jugeant temps qui ne coiumlncident pas Je

donnerais donc pour ma part une toute autre

tournure agrave lrsquoargument en question de la

personnaliteacute et je le preacutesenterais dans les deux

propositions suivantes

1deg On peut eacutetablir a priori au sujet de tout

mouvement en geacuteneacuteral de quelque nature qursquoil soit

157 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

qursquoil ne revient perceptible que par comparaison

avec une chose au repos drsquoougrave il srsquoensuit que le cours

du temps avec tout ce qui est en lui ne pourrait ecirctre

perccedilu srsquoil srsquoy avait quelque chose qui nrsquoy participe

pas et au repos de laquelle nous comparons le

mouvement de celui-lagrave Il est vrai que nous jugeons

ici drsquoapregraves lrsquoanalogie du mouvement dans lrsquoespace

mais espace et temps doivent toujours servir agrave

sexpliquer mutuellement Aussi devons-nous nous

repreacutesenter le temps sous la figure dune ligne

droite pour le saisir intuitivement et le construire a

priori Nous ne pouvons donc nous imaginer que si

chaque chose dans notre conscience eacutetait emporteacutee

agrave la fois par le flot du temps ce mouvement en avant

pourrait toutefois ecirctre perceptible mais nous

devons preacutesupposer agrave ce sujet une chose fixe devant

laquelle le temps srsquoeacutecoulerait avec son contenu Pour

lrsquointuition du sens exteacuterieur ceci est accompli par la

matiegravere substance permanente agrave travers le

changement des accidences comme Kant lrsquoexpose

dans la deacutemonstration de sa Premiegravere analogie de

lexpeacuterience page 183 de la 1re eacutedition A cet endroit

mecircme malheureusement il commet la faute

impardonnable et contredisant ses propres

doctrines que jrsquoai deacutejagrave seacutevegraverement releveacutee de dire

que ce qui srsquoeacutecoule ce nrsquoest pas le temps lui-mecircme

mais seulement ses pheacutenomegravenes Que ceci soit

158 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

radicalement faux nous en avons la preuve dans la

ferme certitude implanteacutee en chacun de nous que

si tout au ciel et sur la terre venait subitement agrave

srsquoarrecircter le temps sans srsquoeacutemouvoir continuerait sa

course de sorte que si la nature se remettait plus

tard en marche la question de la longueur de la

pause intervenue serait susceptible en elle-mecircme

drsquoune reacuteponse tout agrave fait exacte Srsquoil en eacutetait

autrement le temps devrait srsquoarrecircter aussi avec la

montre ou si celle-ci avanccedilait avancer avec elle

Mais preacuteciseacutement cette circonstance avec notre

certitude a priori agrave ce sujet deacutemontre

incontestablement que le temps a son cours et par

conseacutequent son essence dans notre tecircte et non en

dehors de nous Dans le domaine de lrsquointuition

exteacuterieure ai-je dit le permanent est la matiegravere

avec notre argument de la personnaliteacute au

contraire il srsquoagit seulement de la perception du

sens inteacuterieur dans laquelle est accueillie de

nouveau celle du sens exteacuterieur Jrsquoai dit en

conseacutequence que si notre conscience avec tout son

contenu srsquoavanccedilait uniformeacutement dans le torrent

du temps nous ne pourrions nous apercevoir de ce

mouvement Il faut donc qursquoil y ait dans la

conscience mecircme quelque chose drsquoimmobile Mais

ceci ne peut ecirctre rien dautre que le sujet

connaissant lui-mecircme qui contemple immobile et

159 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

inalteacutereacute la course du temps et le changement de son

contenu Devant son regard la vie achegraveve sa course

comme un spectacle Nous sentons mecircme combien

elle a peu de part elle-mecircme agrave cette course quand

dans la vieillesse nous nous repreacutesentons vivement

les scegravenes de la jeunesse et de lrsquoenfance

2deg Inteacuterieurement dans la conscience personnelle

ou pour parler avec Kant par le sens interne je me

reconnais seul dans le temps Or au point de vue

objectif il ne peut rien exister dans le temps seul

de permanent car la permanence implique la

dureacutee le sens intime la simultaneacuteiteacute et la

conscience personnelle lespace (La justification de

cette proposition se trouve dans mon Principe de la

raison suffisante 2e eacutedit sect 18 puis dans Le monde

comme volonteacute et comme repreacutesentation t I sect 4

pp- 10-11 531 3e eacutedit pp 10-12 560) Neacuteanmoins

je me trouve en reacutealiteacute le substratum toujours

permanent de mes repreacutesentations en deacutepit de tous

les changements de celles-ci substratum qui se

comportant agrave lrsquoeacutegard de ces repreacutesentations comme

la matiegravere agrave lrsquoeacutegard de ses accidences variables ne

meacuterite donc pas moins que celle-ci le nom de

substance et eacutetant deacutepourvue drsquoespace par

conseacutequent ineacutetendue celui de substance simple

Or maintenant comme il a eacuteteacute dit rien de

160 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

permanent ne pouvant prendre place dans le simple

temps par lui-mecircme et la substance en question

nrsquoeacutetant pas drsquoautre part perccedilue par le sens externe

crsquoest-agrave-dire dans lrsquoespace nous devons pour nous la

repreacutesenter cependant comme permanente agrave

lrsquoencontre de la course du temps admettre qursquoelle

est situeacutee en dehors du temps et dire en

conseacutequence chaque objet est situeacute dans le temps

mais le sujet connaissant proprement dit ne lrsquoest

pas Et comme en dehors du temps il nrsquoy a ni

cessation ni fin nous aurions dans le sujet

connaissant en nous une substance permanente

quoique ni spacieuse n temporelle par conseacutequent

indestructible

Pour deacutemontrer maintenant que cet argument de la

personnaliteacute ainsi eacutetabli est un paralogisme on

devrait dire que la seconde proposition de celui-ci

appelle agrave son secours un fait empirique auquel il

peut ecirctre opposeacute que le sujet connaissant est lieacute agrave

la vie et mecircme agrave lrsquoeacutetat de veille et que sa persistance

durant les deux eacutetats ne prouve donc en rien qursquoelle

pourrait exister en dehors drsquoeux Car cette

persistance de fait durant la peacuteriode de lrsquoeacutetat

conscient est encore tregraves eacuteloigneacutee mecircme diffeacuterente

toto genere de la persistance de la matiegravere (cette

origine et cette unique reacutealisation de la notion de

161 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

substance) que nous connaissons dans lrsquointuition

et dont nous comprenons a priori non seulement la

dureacutee de fait mais lrsquoindestructibiliteacute neacutecessaire et

lrsquoimpossibiliteacute de la suppression Crsquoest drsquoapregraves

lrsquoanalogie de cette substance vraiment indestructible

que nous voudrions assumer en nous-mecircme une

substance pensante qui serait ensuite certaine drsquoune

continuiteacute sans fin Toutefois en dehors du fait que

ceci serait une analogie avec un pur pheacutenomegravene (la

maniegravere) lrsquoerreur que commet la raison dialectique

dans la preuve preacuteceacutedente consiste en ce qursquoelle

traite la persistance du sujet agrave travers le

changement de toutes ses repreacutesentations dans le

temps comme la persistance de la matiegravere qui nous

est donneacutee dans lrsquointuition et implique en

conseacutequence lrsquoune et lrsquoautre sous la notion de

substance Tout ce qursquoelle peut dire a priori sur la

matiegravere mdash bien qursquoelle soit soumise agrave lrsquointuition mdash

notamment continuiteacute agrave travers le temps peut ecirctre

attribueacute agrave la substance soi-disant immateacuterielle

quoique la persistance de celle-ci repose seulement

sur le fait quelle est supposeacutee nrsquoexister en aucun

temps agrave plus forte raison dans tous les temps et le

reacutesultat en est que les conditions de lintuition en

conseacutequence desquelles lrsquoindestructibiliteacute de la

matiegravere est qualifieacutee a priori sont expresseacutement

supprimeacutees ici agrave commencer par lespace Or crsquoest

162 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

sur celui-ci que repose preacuteciseacutement la persistance de

celui-lagrave comme lrsquoindiquent les passages de mes

eacutecrits citeacutes plus haut

Quant aux preuves de limmortaliteacute de lrsquoacircme drsquoapregraves

sa soi-disant simpliciteacute et lindissolubiliteacute qui en est

la le conseacutequence et qui exclut la seule faccedilon

possible de destruction la dissolution des parties

on peut dire drsquoune maniegravere geacuteneacuterale que toutes les

lois relatives agrave lrsquoorigine la disparition le

changement la persistance etc que nous

connaissons a priori ou a posteriori valent que

pour le monde corporel qui nous est objectivement

donneacute et qui est conditionneacute en nous par notre

intellect Aussi degraves que nous nous deacutetournons de

celui-ci et parlons decirctres immateacuteriels nous ne

sommes plus autoriseacutes agrave appliquer ces lois et ces

regravegles en vue de soutenir si la naissance et la

disparition de ces ecirctres sont possibles ou non ici

toute direction nous fait deacutefaut Toutes ces

preacutetendues preuves de lrsquoimmortaliteacute par la

simpliciteacute de la substance pensante nrsquoont ainsi

aucune valeur Car lrsquoamphibologie consiste en ce

que lrsquoon parle drsquoune substance immateacuterielle tandis

qursquoon y interpole ensuite les lois de la substance

mateacuterielle pour appliquer celles-ci agrave celles-lagrave

163 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

En attendant le paralogisme de la personnaliteacute tel

que je lrsquoai compris donne dans son premier

argument la deacutemonstration a priori qursquoil doit y

avoir dans notre conscience quelque chose de

persistant et dans son second argument il prouve

la chose a posteriori En reacutesumeacute il semble que la

veacuteriteacute qui conformeacutement agrave la regravegle constitue le

fond de toute erreur aussi bien que celui de la

psychologie rationnelle a ici sa racine Cette veacuteriteacute

est que mecircme dans notre conscience empirique un

point eacuteternel peut sans doute ecirctre montreacute mais

seulement un point et seulement ecirctre montreacute sans

qursquoon puisse en tirer la matiegravere drsquoune deacutemonstration

ulteacuterieure Je renvoie ici agrave ma propre doctrine

drsquoapregraves laquelle le sujet connaissant est tout ce qui

connaicirct mais nrsquoest pas connu cependant nous le

concevons comme le point fixe devant lequel

srsquoeacutecoule le temps avec toutes ses repreacutesentations

tandis que la course de celui-ci ne peut ecirctre connue

que par opposition agrave quelque chose de permanent

Jrsquoai nommeacute ceci le point de contact de lrsquoobjet avec le

sujet Le sujet de la connaissance est chez moi

comme le corps dont la fonction ceacutereacutebrale se

repreacutesente objectivement un pheacutenomegravene de la

volonteacute qui en sa qualiteacute de seule chose en soi est

ici le substratum du correacutelat de tous les

164 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

pheacutenomegravenes crsquoest-agrave-dire du sujet de la

connaissance

Si maintenant nous en venons agrave la cosmogonie

rationnelle nous trouvons dans ses antinomies des

expressions significatives de la perplexiteacute neacutee du

principe de la raison suffisante et qui a pousseacute de

tout temps les hommes agrave philosopher Mettre celle-

ci en relief drsquoune autre maniegravere plus claire et moins

complexe que celle de Kant tel est le but de lrsquoexposeacute

suivant qui nrsquoopegravere pas seulement comme chez ce

philosophe drsquoune faccedilon dialectique avec des notions

abstraites mais srsquoadresse directement agrave la

conscience intuitive

Le temps ne peut avoir aucun commencement et

aucune cause ne peut ecirctre la premiegravere Tous deux

sont certains a priori par conseacutequent

incontestables tout commencement est dans le

temps et le preacutesuppose et chaque cause doit avoir

derriegravere elle une cause anteacuterieure dont elle est

lrsquoeffet Autrement comment aurait-il pu y avoir

jamais un premier commencement du monde et des

choses (Le premier verset du Pentateuque apparaicirct

comme une petitio principii [peacutetition de principe]

au sens le plus litteacuteral du terme) Mais drsquoautre part

srsquoil ny avait pas eu un premier commencement le

165 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

preacutesent actuel ne serait pas maintenant mais aurait

deacutejagrave eacuteteacute depuis longtemps car nous devons

admettre entre lui et le premier commencement un

laps de temps quelconque deacutetermineacute et limiteacute qui

si nous nions le commencement crsquoest-agrave-dire si nous

le poussons dans lrsquoinfiniteacute y est pousseacute avec lui

Mais mecircme si nous supposons un premier

commencement cela au fond ne nous sert agrave rien car

si nous avons par lagrave coupeacute arbitrairement la chaicircne

causale le simple temps nous apparaicirctra comme

une difficulteacute La question toujours renouveleacutee laquo

Pourquoi ce premier commencement nrsquoa-t-il pas

pris place deacutejagrave plus tocirct raquo le poussera toujours plus

en avant dans le temps priveacute de commencement ce

qui fera monter si haut la chaicircne des causes qui

nous unit agrave lui quelle ne sera jamais assez longue

pour atteindre jusqursquoau preacutesent actuel et en

conseacutequence elle nrsquoaurait pas encore atteint jusqursquoagrave

celui-ci Mais ceci est contredit par le fait qursquoil est

reacuteellement et constitue mecircme notre unique donneacutee

pour le calcul La justification de lrsquoincommode

question souleveacutee naicirct du fait que le premier

commencement comme tel nimplique pas de

cause qui lui soit anteacuterieure et aurait aussi bien pu

pour cette raison avoir lieu trois trillions danneacutees

plus tocirct Si en effet il nrsquoa pas eu besoin de cause

pour apparaicirctre il nrsquoavait pas agrave en attendre une et

166 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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aurait ducirc en conseacutequence apparaicirctre infiniment plus

tocirct car rien nrsquoeacutetait lagrave pour lrsquoen empecirccher Rien ne

pouvant preacuteceacuteder le premier commencement

comme eacutetant sa cause rien non plus ne peut le

preacuteceacuteder comme eacutetant son obstacle il na donc

absolument rien agrave attendre et ne vient jamais assez

tocirct A quelque point du temps qursquoon puisse le fixer

on ne comprend jamais pourquoi il nrsquoaurait pas

existeacute beaucoup plus tocirct Ceci donc le pousse

toujours plus en avant car le temps lui-mecircme ne

pouvant avoir de commencement il y a toujours un

temps infini mdash une eacuteterniteacute mdash qui srsquoest eacutecouleacute

jusqursquoau moment preacutesent la pousseacutee en avant du

commencement du monde est ainsi sans fin ce qui

rend trop courte toute chaicircne causale de lui agrave nous

et nous empecircche drsquoatteindre de lui jusqursquoau preacutesent

La raison en est quen lrsquoabsence drsquoun laquo point

drsquoattache raquo fixe donneacute nous prenons celui-ci

nrsquoimporte ougrave mais qursquoil se deacuterobe constamment agrave

nous en remontant dans lrsquoinfiniteacute Et voilagrave

comment il arrive que quand nous posons un

premier commencement et partons de lui nous ne

parvenons jamais agrave parvenir de lui jusqursquoau preacutesent

Si drsquoautre part nous partons du preacutesent reacuteellement

donneacute nous nrsquoatteignons jamais comme il a eacuteteacute

deacutejagrave dit le premier commencement car chaque

167 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

cause vers laquelle nous nous acheminons doit avoir

toujours eacuteteacute effet drsquoune cause preacuteceacutedente qui se

trouve ensuite dans le mecircme cas et ceci ne peut

finir Le monde est donc maintenant sans

commencement comme le temps infini lui-mecircme

ideacutee qui fatigue notre imagination et dont notre

intelligence ne reccediloit aucune satisfaction

Ces deux vues opposeacutees peuvent ecirctre compareacutees agrave

un bacircton dont lrsquoun des bouts est facilement

saisissable tandis que lrsquoautre srsquoeacuteloigne toujours agrave

linfini Lrsquoessentiel de la chose peut se reacutesumer dans

cette proposition que le temps comme absolument

infini srsquoaffirme toujours trop grand pour un monde

quil conccediloit comme fini Mais au fond la veacuteriteacute de

lrsquolaquo anthegravese raquo de lantinomie kantienne est confirmeacutee

ici de nouveau Si en effet nous proceacutedons de ce qui

est seul certain et vraiment donneacute le preacutesent reacuteel

lrsquoabsence de commencement du temps en reacutesulte

au contraire le premier commencement est

purement une hypothegravese arbitraire qui ne peut

srsquoaccorder comme telle avec ce que nous avons dit

agrave savoir que la seule chose certaine et reacuteelle est le

preacutesent Nous devons drsquoailleurs envisager ces

consideacuterations comme de nature agrave reacuteveacuteler les

absurditeacutes qui sont la conseacutequence de lrsquohypothegravese

168 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

de la reacutealiteacute absolue du temps et partant agrave

confirmer la doctrine de Kant

La question si le monde est limiteacute ou non par

lrsquoespace est en soi moins transcendante

qursquoempirique puisqursquoelle continue agrave ecirctre du

domaine de lexpeacuterience possible dont la reacuteduction

agrave la reacutealiteacute nous est seulement interdite par notre

conformation physique A priori il nrsquoy a pas ici

drsquoargument certainement deacutemontrable en faveur de

lrsquoune ou lrsquoautre alternative de sorte que la chose

ressemble de fort pregraves agrave une antinomie les deux

hypothegraveses preacutesentant chacune des difficulteacutes

consideacuterables Un monde limiteacute dans lrsquoespace infini

srsquoeacutevanouit si grand soit-il jusqursquoagrave devenir

infiniment petit et lrsquoon demande agrave quoi sert le reste

de lrsquoespace Drsquoautre part on ne peut comprendre

qursquoune eacutetoile fixe ne soit pas la plus extrecircme de

lrsquoespace Soit dit en passant les planegravetes drsquoun tel

espace nrsquoauraient un ciel eacutetoileacute la nuit que pendant

une moitieacute de lrsquoanneacutee tandis que ce ciel resterait

sans eacutetoiles lrsquoautre moitieacute ce qui produirait sur les

habitants une tregraves lugubre impression Aussi la

question se laisse-t-elle encore poser de cette sorte

laquo Y a-t-il une eacutetoile fixe dont les planegravetes tombent

ou non sous cette supposition raquo Cette question est

ici manifestement empirique

169 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Jai deacutemontreacute dans ma Critique de la philosophie

de Kant que lrsquoadmission entiegravere des antinomies est

fausse et illusoire Chacun reconnaicirctra aussi comme

imposable en y reacutefleacutechissant bien que des notions

qui devraient ecirctre exactement tireacutees des

pheacutenomegravenes des lois certaines a priori de ceux-ci

puissent combineacutees suivant les lois de la logique en

jugements et en conclusions conduire agrave des

contradictions En cas des contradictions devraient

se trouver dans le pheacutenomegravene mecircme donneacute

intuitivement ou dans la connexion reacuteguliegravere de ses

membres hypothegravese impossible Car lrsquointuitif

comme tel ne connaicirct pas de contradiction celle-ci

nrsquoa par rapport agrave celui-lagrave ni sens ni signification

Elle existe seulement dans la connaissance abstraite

de la reacuteflexion On peut tregraves bien ouvertement ou

en secret poser agrave la fois et ne pas poser quelque

chose crsquoest-agrave-dire se contredire mais quelque

chose ne peut ecirctre agrave la fois reacuteel et non reacuteel Zeacutenon

lrsquoeacuteleacuteatique avec ses sophismes connus et Kant avec

ses antinomies ont tenteacute de faire le contraire Aussi

je renvoie le lecteur agrave ma critique du dernier

Le service rendu par Kant en matiegravere de theacuteologie

speacuteculative a deacutejagrave eacuteteacute signaleacute par moi en termes

geacuteneacuteraux Pour le mettre davantage en relief je vais

170 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

tenter de faire comprendre le plus clairement

possible agrave ma maniegravere tregraves briegravevement lrsquoessentiel

de la chose

Dans la religion chreacutetienne lrsquoexistence de Dieu est

une affaire entendue et au-dessus de

toute discussion La chose est juste car ici elle est

essentielle et baseacutee sur la reacuteveacutelation Je regarde

donc comme une beacutevue de la part des rationalistes

de preacutetendre deacutemontrer dans leurs dogmatiques

lexistence de Dieu par drsquoautres preuves que par

lrsquoEacutecriture Ils ne savent pas dans leur innocence

combien cet amusement est dangereux La

philosophie par contre est une science et comme

telle nrsquoa pas drsquoarticles de foi Rien ne peut donc y

ecirctre admis comme existant excepteacute ce qui est

directement donneacute par lrsquoexpeacuterience ou ce qui est

deacutemontreacute par dincontestables reacutesultats On croyait

posseacuteder ceux-ci depuis bien longtemps lorsque

Kant vint deacutesillusionner le monde agrave cet eacutegard et

mecircme agrave deacutemontrer si nettement lrsquoimpossibiliteacute de

telles preuves que depuis lors nul philosophe

allemand nrsquoa tenteacute de les ressusciter En cela Kant

eacutetait parfaitement justifieacute et il a rendu le plus grand

des services car un dogme theacuteorique qui pousse

lrsquoaudace jusqursquoagrave voir des coquins dans tous ceux qui

171 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

ne lrsquoadmettent pas meacuterite qursquoon lui tacircte une fois

pour toutes seacuterieusement le pouls

Voici ce qursquoil en est de ces soi-disant preuves La

reacutealiteacute de lrsquoexistence de Dieu ne pouvant ecirctre

deacutemontreacute par le raisonnement empirique le second

pas aurait ducirc ecirctre drsquoeacutetablir la possibiliteacute de celle-lagrave

ce qui aurait souleveacute suffisamment de difficulteacutes

deacutejagrave Mais on entreprit au lieu de cela de prouver

sa neacutecessiteacute crsquoest-agrave-dire de faire de Dieu un ecirctre

neacutecessaire

Or la neacutecessiteacute comme je lrsquoai souvent deacutemontreacute

nrsquoest autre chose que la deacutependance drsquoune

conseacutequence avec sa cause cest-agrave-dire lrsquoapparition

ou la preacutesence des conseacutequences parce que la cause

est donneacutee A cet effet on avait donc le choix entre

les quatre formes du principe de la raison suffisante

deacutemontreacutees par moi et dont les deux premiegraveres

seules eacutetaient utilisables Il srsquoensuivit donc deux

preuves theacuteologiques la cosmologique et

lrsquoontologique lrsquoune drsquoapregraves le principe de la raison

suffisante du devenir (cause) lrsquoautre drsquoapregraves celui

du connaicirctre Le premier veut eacutetablir drsquoapregraves la de

la causaliteacute cette neacutecessiteacute comme physique en

concevant le monde ainsi qursquoun effet qui doit avoir

une cause A cette preuve cosmologique on ajoute

172 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

ensuite le secours de la preuve physico-theacuteologique

Cest dans lrsquointerpreacutetation de Wolf que lrsquoargument

cosmologique est exposeacute de la faccedilon la plus

vigoureuse en ces termes laquo Si une chose

quelconque existe il existe aussi un Ecirctre

absolument neacutecessaire raquo mdash en comprenant par

cette formule ou ce qui est donneacute lui-mecircme ou la

premiegravere des causes par lesquelles cela est parvenu

agrave lrsquoexistence Ce second point est alors admis Cette

preuve a le deacutefaut avant tout de conclure de la

conseacutequence agrave la cause forme de conclusion agrave

laquelle la logique refuse tout droit agrave la certitude

Elle ignore de plus que ainsi que je lrsquoai souvent

montreacute nous ne pouvons penser une chose comme

neacutecessaire qursquoautant qursquoelle est lrsquoeffet et non la

cause drsquoune autre chose donneacutee En outre la loi de

la causaliteacute appliqueacutee de cette faccedilon prouve trop

car si elle doit nous mener du monde agrave sa cause elle

ne nous permet pas drsquoen rester agrave celle-ci mais nous

megravene jusqursquoagrave la cause de la cause et toujours ainsi

impitoyablement en avant in infinitum Ceci est

impliqueacute par sa nature Nous sommes dans la

situation de lrsquoapprenti du magicien de Goethe dont

le lutin se met agrave travailler au commandement mais

ne srsquoarrecircte plus Ajoutez agrave cela que la force et la

validiteacute de la loi de causaliteacute srsquoeacutetendent seulement agrave

la forme des choses et non agrave leur matiegravere Crsquoest le

173 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

guide du changement des formes rien de plus la

matiegravere nrsquoest en rien atteinte par leur apparition et

leur disparition fait que nous comprenons avant

toute expeacuterience et dont nous sommes

conseacutequemment sucircrs Finalement la preuve

cosmologique est renverseacutee par la preuve

transcendantale que la loi de causaliteacute peut ecirctre

deacutemontreacutee dorigine subjective et par conseacutequent

simplement applicable pour notre intellect aux

pheacutenomegravenes non agrave lrsquoessence des choses en soi22

22 En regardant les choses drsquoun point de vue tout agrave fait reacutealiste et objectif il est clair comme le jour que le monde se maintient lui-mecircme Les ecirctres organiques subsistent et se propagent par la vertu de leur propre force vitale interne les corps inorganiques portent en eux-mecircmes les forces dont la physique et la chimie ne sont que la description et les planegravetes poursuivent leur course en vertu de forces inteacuterieures de par leur inertie et leur gravitation Le monde nrsquoa donc besoin de personne en dehors de lui pour leur existence car il est Vishnou Dire toutefois que ce monde dans le temps avec toutes forces inheacuterentes na pas toujours existeacute mais a eacuteteacute produit du neacuteant par une force eacutetrangegravere situeacutee en dehors de lui crsquoest lagrave une ideacutee toute gratuite que rien ne confirme drsquoautant plus que toutes ses forces sont lieacutees agrave matiegravere dont nous ne pouvons mecircme pas nous imaginer lapparition ou la destruction Cette conception du monde seacutetend jusquau spinozisme Que des hommes dans le besoin de leur cœur aient imagineacute partout des ecirctres qui gouvernent les forces de la nature et leur cours pour pouvoir leur faire appel cela est tout naturel Les Grecs et les Romains cependant laissaient

174 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Comme il a deacutejagrave eacuteteacute dit la preuve physico-

theacuteologique est ajouteacutee subsidiairement agrave la preuve

cosmologique pour apporter confirmation

plausibiliteacute couleur et forme agrave lhypothegravese

introduite par celle-ci Mais elle ne peut jamais se

produire qursquoen preacutesupposant cette premiegravere preuve

dont elle est lrsquoexplication et lrsquoamplification Son

proceacutedeacute consiste agrave agrandir cette premiegravere cause

preacutesupposeacutee du monde en un ecirctre connaissant

voulant en cherchant par induction des

nombreuses conseacutequences qui pourraient expliquer

cette raison agrave eacutetablir celle-ci Mais lrsquoinduction peut

donner au plus une forte probabiliteacute jamais la

certitude En outre comme il a eacuteteacute dit toute cette

preuve est conditionneacutee par la preacuteceacutedente Mais si

lrsquoon examine de plus pregraves et seacuterieusement cette

physico-theacuteologie et qursquoensuite on lrsquoeacuteprouve a la

lumiegravere de ma philosophie elle se reacutevegravele comme la

reacutealisation drsquoune fausse vue de la nature qui

rabaisse le pheacutenomegravene immeacutediat de la volonteacute ou

objectivation agrave un pheacutenomegravene meacutediat crsquoest-agrave-dire

que au lieu de reconnaicirctre dans les ecirctres naturels

lrsquoaction originelle primordialement puissante

chaque diviniteacute gouverner son propre domaine et il ne leur vint jamais agrave lideacutee drsquoaffirmer que lrsquoune dentre elles avait creacuteeacute le monde et les forces de la nature

175 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

deacutepourvue de connaissance et par conseacutequent

infailliblement sucircre de la volonteacute elle lexplique

comme une chose simplement secondaire qui srsquoest

deacuteveloppeacutee agrave la lumiegravere de lexpeacuterience et

conformeacutement aux motifs elle conccediloit donc ce qui

est pousseacute du dedans comme quelque chose de

charpenteacute modeleacute et mouleacute du dehors Car si la

volonteacute comme la chose en soi qui nrsquoest nullement

repreacutesentation passe dans lrsquoacte de son

objectivation de sa spontaneacuteiteacute dans la

repreacutesentation et que lrsquoon preacutesuppose que ce qui se

deacuteploie dans celle-ci est quelque chose dameneacute

dans le monde de la repreacutesentation crsquoest agrave-dire par

suite de la connaissance cela nrsquoapparait

certainement possible que par le moyen dune

connaissance incommensurablement parfaite qui

envisage drsquoun seul coup dœil tous les objets et leur

enchaicircnement mdash Comme une œuvre de la sagesse

suprecircme Je renvoie sur ce point agrave mon livre De La

volonteacute dans la nature rubrique laquo Anatomie

compareacutee raquo et agrave mon œuvre principale (t II chap

XXVI au commencement)

La seconde preuve theacuteologique lrsquoontologie prend

pour fil conducteur comme il a eacuteteacute dit non la loi de

causaliteacute mais le principe de la raison suffisante de

la connaissance ce qui rend logique la neacutecessiteacute de

176 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

lrsquoexistence de Dieu Il srsquoagit ici de deacuteduire lrsquoexistence

de Dieu de sa notion par un jugement purement

analytique de sorte qursquoon ne puisse faire de cette

notion le sujet drsquoune proposition lui refusant

lrsquoexistence ce qui contredirait le sujet de la

proposition Ceci est logiquement correct mais

aussi tregraves naturel et un tour de prestidigitateur

facile agrave percer Apregraves avoir introduit agrave lrsquoaide de la

notion laquo perfection raquo ou laquo reacutealiteacute raquo employeacutee

comme terminus medicus lrsquoattribut de lexistence

dans le sujet on ne peut manquer de lrsquoy retrouver

par la suite en lexposant par un jugement

analytique Mais ceci ne justifie en rien

lrsquoeacutetablissement de la notion entiegravere Au contraire

elle a eacuteteacute ou conccedilue arbitrairement ou introduite

par la preuve cosmologique qui ramegravene tout agrave la

neacutecessiteacute physique Christian Wolf semble bien

avoir compris ceci car il fait seulement usage dans

sa Meacutetaphysique de lrsquoargument cosmologique ce

quil note lui-mecircme expresseacutement La preuve

ontologique a eacuteteacute exactement eacutetudieacutee et appreacutecieacutee

par moi dans ma Quadruple racine du principe de

la raison suffisante 2e eacutedit sect 7 agrave laquelle je

renvoie

Les deux preuves theacuteologiques sappuient

mutuellement mais ne peuvent pour cette raison

177 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

mecircme tenir ni lune ni lautre La preuve

cosmologique a lrsquoavantage de rendre compte de la

maniegravere dont elle est parvenue agrave la notion drsquoun

Dieu et par son adjointe la preuve physico-

theacuteologique rend ce Dieu plausible La preuve

ontologique par contre ne peut pas prouver

comment elle est parvenue agrave sa notion du plus reacuteel

des ecirctres allegravegue en conseacutequence ou qursquoil est inneacute

ou bien elle lrsquoemprunte agrave la preuve cosmologique et

cherche ensuite agrave le maintenir par la deacutefinition

eacuteleveacutee et sonore drsquoecirctre qursquoon ne peut srsquoimaginer

autrement qursquoexistant dont lrsquoexistence git deacutejagrave dans

sa notion etc

En attendant nous ne refuserons pas agrave lrsquoinvention

de la preuve ontologique le meacuterite de la subtiliteacute si

nous consideacuterons ce qui suit Pour expliquer une

existence donneacutee nous indiquons sa cause par

rapport agrave laquelle cette existence apparaicirct alors

comme neacutecessaire et ceci lui sert drsquoexplication

Seulement cette voie conduit comme nous lrsquoavons

suffisamment montre un regressus in infinitum et

ne peut en conseacutequence jamais atteindre le point

final quelconque qui fournirait une base

fondamentale drsquoexplication Il en serait autrement

si lrsquoexistence drsquoun ecirctre pouvait se deacuteduire reacuteellement

de son essence crsquoest-agrave-dire de sa pure notion ou de

sa deacutefinition Car elle serait reconnue une chose

178 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

neacutecessaire mdash ce qui signifie simplement ici comme

partout laquo une chose reacutesultant de sa cause raquo mdash sans

ecirctre pour cela lieacutee agrave rien drsquoautre qursquoagrave sa propre

notion en drsquoautres termes sans que sa neacutecessiteacute

soit simplement passagegravere et momentaneacutee de

nouveau conditionneacutee elle-mecircme et menant agrave des

seacuteries infinie comme crsquoest toujours le cas avec la

neacutecessiteacute causale La base pure de la connaissance

se serait alors transformeacutee en une base reacuteelle crsquoest-

agrave-dire en une cause et se precircterait excellemment

alors agrave fournir le point final et fixe drsquoattache pour

toutes les seacuteries causales on obtiendrait en ce cas

ce que lrsquoon cherche

Mais nous lrsquoavons vu plus haut tout est illusoire et

Aristote semble vraiment avoir voulu eacuteviter une telle

sophistication lorsqursquoil dit laquo lrsquoexistence

nrsquoappartient agrave lrsquoessence drsquoaucune chose raquo (Analylica

posteriora II 7) Sans ecirctre arrecircteacute par cela

Descartes suivant Anselme de Cantorbeacutery qui avait

ouvert la voie agrave un courant drsquoideacutee semblable posa la

notion de Dieu comme de celles remplissant les

exigences mais Spinoza posa celle du monde

comme la seule substance existante qui pucirct ecirctre

cause de soi crsquoest-agrave-dire qui existe par et agrave travers

lui-mecircme est conccedilu de lui-mecircme et ne requiert

rien drsquoautre pour exister il confegravere de la sorte agrave ce

179 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

monde ainsi eacutetabli honoris causa le titre Dieu

pour satisfaire chacun Crsquoest toujours le mecircme laquo

tour de passe-passe raquo qui srsquoefforce de nous faire

prendre le logiquement neacutecessaire pour le

reacuteellement neacutecessaire et qui agrave cocircteacute drsquoautres

deacutesillusions analogues finit par inciter Locke agrave ses

grandes recherches sur lrsquoorigine des notions qui

posegraverent la base de la philosophie critique Ma

Quadruple racine (2e eacutedit sectsect 7 et 8) renferme un

exposeacute explicite du proceacutedeacute de ces deux

dogmatistes

Apregraves que Kant eut porteacute par sa critique de la

theacuteologie speacuteculative le coup de mort agrave celle-ci il

dut chercher agrave adoucir lrsquoimpression produite en y

appliquant un calmant Crsquoest de la mecircme faccedilon que

proceacuteda Hume qui dans le dernier de ses

Dialogues on Natural Religion aussi remarquables

qursquoirreacutefutables nous reacutevegravele que le tout nrsquoagrave eacuteteacute de sa

part qursquoune plaisanterie un simple exercitium

logicum De la mecircme faccedilon Kant nous donna

comme succeacutedaneacute des preuves de lexistence de

Dieu son postulat de la raison pratique et la

theacuteologie morale en deacutecoulant qui sans droit agrave la

validiteacute objective pour le savoir ou la raison

theacuteorique aurait une validiteacute complegravete agrave lrsquoeacutegard de

la conduite ou de la raison pratique et ainsi fut

180 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

fondeacutee une foi sans connaissance afin qursquoagrave tout

eacuteveacutenement les gens eussent quelque chose en main

Son exposeacute bien compris ne dit rien autre chose

sinon que lrsquohypothegravese drsquoun Dieu juste

reacutecompensant et punissant apregraves la mort est un

scheacutema reacutegulateur utilisable et suffisant pour

lrsquoexplication de la seacuterieuse importance eacutethique de

notre conduite comme aussi de la direction de

celle-ci Crsquoest donc a quelque sorte une alleacutegorie de

la veacuteriteacute de sorte que sous ce rapport qui seul a

une importance finale cette hypothegravese pourrait

prendre la place de la veacuteriteacute mecircme non justifieacutee

theacuteoriquement ou objectivement Un scheacutema

analogue de tendance similaire mais renfermant

infiniment plus de veacuteriteacute et de plausibiliteacute par

conseacutequent drsquoune valeur directe est le dogme du

brahmanisme sur la meacutetempsycose qui reacutecompense

et punit et dapregraves lequel nous devons renaicirctre un

jour sous la forme de chaque ecirctre auquel nous avons

fait tort pour subir agrave notre tour le mecircme traitement

Il faut donc prendre la theacuteologie morale de Kant

dans le sens indiqueacute en tenant compte en mecircme

temps que lui-mecircme ne pouvait pas srsquoexprimer aussi

ouvertement que nous le faisons ici sur lrsquoeacutetat reacuteel

des choses et quen eacutedifiant le monstre drsquoune

doctrine theacuteorique nrsquoayant qursquoune validiteacute pratique

il comptait sur le granum salis des gens plus aviseacutes

181 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Les eacutecrivains theacuteologiques et philosophiques de

notre eacutepoque eacutetrangegravere agrave la doctrine de Kant ont

presque tous chercheacute agrave faire passer sa theacuteologie

morale pour un theacuteisme dogmatique reacuteel une

nouvelle preuve de lrsquoexistence de Dieu Mais elle

nest absolument rien de tout cela Elle nrsquoest valable

que dans le domaine de la morale uniquement pour

celle-ci et srsquoarrecircte net lagrave

Les professeurs de philosophie eux-mecircmes ne

furent pas longtemps satisfaits quoique mis dans

un grand embarras par la critique de la theacuteologie

speacuteculative de Kant Ils avaient reconnu depuis

beaux jours qursquoelle leur venait tout speacutecialement en

aide pour exposer lexistence et les proprieacuteteacutes de

Dieu et faire de celui-ci lrsquoobjet principal de leur

philosophisme en conseacutequence si lrsquoEacutecriture

enseigne que Dieu nourrit les corbeaux dans les

champs il me faut ajouter et les professeurs de

philosophie dans leur chaire Aujourdhui encore

mecircme ils assurent effronteacutement que lrsquoAbsolu (titre agrave

la mode du bon Dieu) et le rapport de celui-ci avec

le monde sont le thegraveme propre de la philosophie et

ils sont occupeacutes aujourdrsquohui comme jadis agrave le

deacutefinir agrave le deacutepeindre agrave le fantasmagoriser en

deacutetail Car les gouvernements qui deacutepensent de

lrsquoargent pour une philosophie de cet acabit

182 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

voudraient aussi voir sortir des salles de cours de

bons chreacutetiens et des paroissiens zeacuteleacutes Quelle

peacutenible impression ces messieurs de la philosophie

lucrative nrsquoont-ils donc pas ducirc eacuteprouver lorsque

Kant leur gacircta agrave ce point leur concept par la preuve

que toutes les deacutemonstrations de la theacuteologie

speacuteculative sont insoutenables et que toutes les

connaissances concernant leur thegraveme de

preacutedilection sont absolument inaccessibles agrave notre

intellect Ils avaient essayeacute de se tirer drsquoaffaire au

deacutebut par leur meacutethode bien connue lrsquoignorance

puis par la contestation mais cela ne tint pas bon

longtemps Ils se reacutefugiegraverent ensuite dans

lrsquoaffirmation que si lrsquoexistence de Dieu nrsquoeacutetait

susceptible drsquoaucune preuve elle nrsquoen avait pas non

plus besoin Car il sautait aux yeux que si crsquoeacutetait la

chose la mieux eacutetablie du monde nous ne pourrions

en douter nous aurions une laquo conscience de Dieu raquo

notre conscience serait lrsquoorgane des connaissances

immeacutediates des choses supra-terrestres notre

instruction sur celles-ci serait directement perccedilue

par elle et crsquoest pour cette raison qursquoelle se

nommerait Raison (Je prie amicalement le lecteur

de se reacutefeacuterer agrave ce point agrave mon Principe de la raison

suffisante 2deg eacutedit sect 34 agrave mes Problegravemes

fondamentaux de leacutethique pp 148-154 et enfin agrave

183 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

ma Critique de la philosophie de Kant pp 584-585

3e eacutedit pp 617-618)

Quant agrave la genegravese de cette conscience de Dieu nous

avons reccedilu reacutecemment agrave ce sujet une curieuse

illustration plastique une eau-forte qui nous

montre une megravere dressant agrave la priegravere son enfant de

trois ans agenouilleacute sur son lit les mains eacutetendues

un fait certainement freacutequent qui constitue la

genegravese de la conscience de Dieu car on ne peut

douter qursquoapregraves que degraves lacircge le plus tendre un

cerveau a eacuteteacute ainsi mouleacute dans sa premiegravere

croissance la conscience de Dieu est ancreacutee aussi

profondeacutement en lui que si elle y eacutetait veacuteritablement

inneacutee23

A en croire daucuns la raison ne fournit que de

purs pressentiments Drsquoautres par contre ont eu

mecircme des intuitions intellectuelles Drsquoautres encore

ont imagineacute le penser absolu crsquoest-agrave-dire un penser

nrsquoexigeant pas des hommes qursquoils regardent les

choses autour deux mais qui deacutecide dans

23 Un fait de ce genre quel que soit lobjet auquel on lapplique doit toujours ecirctre consideacutereacute comme linoculation dune ideacutee fixe quelle quelle soit aussi et fucirct-elle des plus folles Elle subsistera aussi longtemps que le fait et le fera passer pour inneacute pour une reacuteveacutelation directe et Dieu sait encore quoi

184 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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lrsquoomnisagesse divine comment elles sont une fois

pour toutes Crsquoest incontestablement la plus

commode de toutes ces inventions-lagrave Mais toutes se

sont accrocheacutees au mot laquo absolu raquo qui nest autre

chose que la preuve cosmologique in nuce ou plutocirct

si fortement comprimeacutee que devenue

microscopique elle se deacuterobe aux yeux se glisse

sans ecirctre reconnue puis passe pour une chose allant

de soi car sous sa vraie forme elle nrsquoose plus se

montrer depuis lrsquoexamen rigorosum de Kant

comme je lai deacutejagrave exposeacute plus longuement dans le

Principe de la raison suffisante 2e eacutedit pp 36 et

suiv et dans ma Critique de la philosophie de Kant

p 544 Quel finaud a eu le premier lrsquoideacutee voilagrave une

cinquantaine drsquoanneacutees drsquointroduire en contrebande

sous cet unique mot absolu la preuve cosmologique

exploseacutee et proscrite je ne me le rappelle plus mais

le truc eacutetait exactement agrave la porteacute des capaciteacutes du

public car jusqursquoau jour actuel lrsquoabsolu circule

comme une monnaie courante

Bref en deacutepit de la Critique de la raison et de ses

preuves les professeurs de philosophie nrsquoont jamais

manqueacute de nouvelles authentiques sur lrsquoexistence de

Dieu et ses relations avec le monde et crsquoest agrave

commenter ces nouvelles que consiste tout

particuliegraverement selon eux la philosophie Mais

185 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

suivant le proverbe laquo monnaie de cuivre

marchandise de cuivre raquo ce Dieu qui nrsquoa pas besoin

dexplication est aussi chez eux du mecircme acabit il

nrsquoa ni mains ni pieds et pour cette raison ils le

tiennent cacheacute derriegravere une montagne ou plutocirct un

eacutedifice bruyant de mots de sorte qursquoon le voit agrave

peine faire un signe Que ne peut-on les forcer agrave

deacuteclarer nettement ce qursquoil faut entendre par le mot

laquo Dieu raquo Alors nous verrions si ce dernier se

comprend de lui-mecircme Pas mecircme une natura

naturans dans laquelle leur Dieu menace souvent

de passer ne se comprend drsquoelle-mecircme puisque

nous voyons Leucippe Deacutemocrite Eacutepicure et

Lucregravece construire le monde sans elle et ces

hommes avec toutes leurs erreurs valaient

pourtant mieux qursquoune leacutegion de girouettes dont la

philosophie commerciale tourne avec le vent Mais

une natura naturans serait encore loin drsquoecirctre Dieu

Sa notion implique simplement lrsquoideacutee que derriegravere

les pheacutenomegravenes si passagers et si rapidement

variables de la natura naturata doit se cacher une

force impeacuterissable et infatigable gracircce agrave laquelle

ceux-lagrave se renouvellent sans cesse tandis qursquoelle-

mecircme nrsquoest pas atteinte par leur destruction De

mecircme que la natura

186 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

naturata est lrsquoobjet de la physique la natura

naturans est lrsquoobjet de la meacutetaphysique Celle-ci

nous montre finalement que nous appartenions

nous-mecircmes agrave la nature et que nous posseacutedons

conseacutequemment en nous aussi bien de la natura

naturata que de la natura naturans le speacutecimen

non seulement le plus proche et le plus clair mais le

seul accessible du dedans Comme ensuite une

seacuterieuse et exacte reacuteflexion sur nous-mecircmes nous

fait voir dans la volonteacute le noyau de notre ecirctre nous

avons lagrave une reacuteveacutelation directe de la natura

naturans que nous sommes autoriseacutes agrave transmettre

agrave tous les autres ecirctres qui ne nous sont connus que

par un cocircteacute Nous arrivons ainsi agrave cette grande

veacuteriteacute que la natura naturans ou la volonteacute en soi

est la volonteacute dans notre cœur tandis que la natura

naturata ou le pheacutenomegravene est la repreacutesentation

dans notre cerveau Ce reacutesultat mis agrave part il est de

toute eacutevidence que la pure distinction drsquoune natura

naturans et naturata est encore loin decirctre le

theacuteisme et mecircme le pantheacuteisme Ce dernier en effet

mdash sil nest pas une simple maniegravere de dire mdash exige

lrsquoadjonction de certaines qualiteacutes morales qui font

manifestement deacutefaut au monde bonteacute sagesse

feacuteliciteacute etc

187 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Au reste le pantheacuteisme est une notion qui se

supprime elle-mecircme car la notion drsquoun Dieu

preacutesuppose comme corollaire essentiel un monde

diffeacuterent de lui Si drsquoautre part le monde lui-mecircme

doit prendre son rocircle il reste un monde absolu sans

Dieu et alors le pantheacuteisme nrsquoest qursquoun

eupheacutemisme aux lieu et place drsquoatheacuteisme

Mais cette derniegravere expression contient agrave son tour

une subreption en ce qursquoelle admet par avance que

le theacuteisme se comprend de lui-mecircme ce qui lui fait

eacuteviter habilement le affirmanti incumbit probatio

tandis que crsquoest plutocirct le soi-disant atheacuteisme qui a le

jus primi occupantis et doit en conseacutequence ceacuteder

le champ au theacuteisme Je me permets ici de

remarquer que les hommes viennent au monde

incirconcis par conseacutequent non juifs Mais mecircme

lrsquoadmission drsquoune cause diffeacuterente du monde nrsquoest

pas encore le theacuteisme Celui-ci exige non seulement

une cause intelligente qui reconnaicirct et veut crsquoest-agrave-

dire personnelle et bref individuelle crsquoest

seulement une seule cause que le mot laquo Dieu raquo

deacutesigne

Un Dieu impersonnel nrsquoest pas un Dieu mais

simplement un mot mal employeacute une fausse notion

une contradictio in adjecto [contradiction dans les

188 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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termes] un schibboleth agrave lrsquousage des professeurs de

philosophie qui apregraves avoir ducirc renoncer agrave la chose

sefforcent de ruser avec le mot La personnaliteacute

dautre part crsquoest-agrave-dire lrsquoindividualiteacute auto-

consciente qui drsquoabord connaicirct puis veut

conformeacutement agrave ce qursquoelle connaicirct est un

pheacutenomegravene qui ne nous touche que par la nature

animale preacutesente sur notre petite planegravete et est si

intimement lieacute agrave celle-ci qursquoil ne nous est pas plus

permis que possible de nous lrsquoimaginer seacutepareacute et

indeacutependant drsquoelle Admettre maintenant un ecirctre de

cette espegravece comme lrsquoorigine de la nature et mecircme

de toute existence crsquoest une ideacutee colossale et des

plus audacieuses qui nous eacutetonnerait si nous

lrsquoentendions exprimer pour la premiegravere fois et si

elle nrsquoeacutetait pas devenue pour nous par lrsquoempreinte

de la toute premiegravere eacuteducation et par la reacutepeacutetition

constante familiegravere et comme une seconde nature

je dirais une ideacutee fixe Le fait suivant je le note en

passant agrave ce sujet mrsquoa confirmeacute mieux que tout le

reste lrsquoauthenticiteacute de Kaspar Hauser24 la theacuteologie

24 Lrsquoenfant mysteacuterieux dont les aventures eacutetranges soulevegraverent au plus haut degreacute agrave partir de 1828 la curiositeacute et leacutemotion de Allemagne et de lEurope tout entiegravere et qui mourut tragiquement agrave Anspach le 14 deacutecembre 1833 agrave vingt et un ans assassineacute preacutetendent les uns de sa propre main affirment les autres sans quon ait encore apporteacute une preuve deacutefinitive

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naturelle qursquoon lui exposait ne parvint pas agrave

lrsquoeacuteclairer aussi complegravetement qursquoon lrsquoavait attendu

ajoutez agrave cela que drsquoapregraves la lettre du comte

Stanhope au maicirctre drsquoeacutecole Meyer il teacutemoignait

drsquoun respect extraordinaire pour le soleil Mais

enseigner en philosophie que cette ideacutee

theacuteologique se comprend drsquoelle-mecircme et que la

raison serait simplement lrsquoaptitude agrave la saisir

directement et agrave la reconnaicirctre comme vraie crsquoest lagrave

un proceacutedeacute honteux Non seulement la philosophie

nrsquoa pas le droit drsquoaccepter une telle ideacutee sans la

preuve la plus valable mais elle nrsquoest pas mecircme

essentielle agrave la religion Ceci est attesteacute par le culte

qui compte le plus grand nombre drsquoadheacuterents sur la

a lrsquoeacutegard de lrsquoune de ces deux assertions Le comte Fleury qui a eacutecrit une eacutetude deacutetailleacutee sur Kaspar Hauser (voir les Drames de lrsquohistoire 1905 pp 183-324) et qui croit agrave lassassinat reacutesume ainsi la destineacutee du jeune homme Hauser changeacute contre un autre enfant donneacute pour mort eacutetait lrsquoheacuteritier leacutegitime de Bade le fils aicircneacute du grand-duc Charles et de la grande duchesse Steacutephanie niegravece de limpeacuteratrice Joseacutephine Pour faire place aux heacuteritiers de la comtesse Hochberg dame dhonneur que le grand-duc Charles avait eacutepouseacute morganatiquement apregraves la mort de sa femme il fut eacuteloigneacute du palais eacuteleveacute dans une sorte de caverne soumis agrave un systegraveme dabecirctissement etc Mais si les uns sont persuadeacutes de la reacutealiteacute de cette histoire les autres regardent Hauser comme un aventurier et un imposteur Les peacuteripeacuteties de sa courte existence ont donneacute lieu agrave toute une laquo litteacuterature raquo mais il est probable que lrsquoeacutenigme ne sera jamais reacutesolue (Le trad)

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terre actuellement 370 millions et qui renferme

aussi le plus grand nombre de precirctres le

bouddhisme cette doctrine antique si hautement

morale et mecircme asceacutetique loin drsquoadmettre une telle

ideacutee il la stigmatise et est atheacutee ex professo selon

notre expression25

25 laquo Le zaradobura le grand-precirctre des bouddhistes en Ava dans un traiteacute sur sa religion quil donna agrave un eacutevecircque catholique range parmi les six heacutereacutesies condamnables la doctrine drsquoapregraves laquelle existe un ecirctre qui a creacuteeacute le monde et toute chose dans le monde et qui meacuterite seul decirctre adoreacute raquo (Francis Buchanan On the Religion of the Burmas dans les Asiatic Researches t VI p 268) Il convient aussi de rapporter ce fait mentionneacute dans le mecircme recueil t XV p 148 les bouddhistes ne fleacutechissent la tecircte devant aucune idole alleacuteguant pour raison que lrsquoEcirctre primordial peacutenegravetre toute la nature et par conseacutequent aussi leur tecircte De mecircme le savant orientaliste et acadeacutemicien de Saint-Peacutetersbourg J-J Schmidt dit dans ses Recherches sur lhistoire de lrsquoancienne civilisation de lrsquoAsie centrale (Saint-Peacutetersbourg 1824 p 180) laquo Le systegraveme du bouddhisme ne connaicirct pas drsquoecirctre divin eacuteternel increacuteeacute unique qui existait avant tous les temps et a creacuteeacute tout ce qui est visible et invisible Cette ideacutee lui est tout agrave fait eacutetrangegravere et lon nrsquoen trouve pas la moindre trace dans les livres bouddhistes Il nrsquoy a pas davantage de creacuteation etc raquo Que devient maintenant la laquo conscience de Dieu raquo des professeurs de philosophie obseacutedeacutes par Kant et par la veacuteriteacute Comment la concilier avec ce fait que le langage des Chinois qui constituent environ les deux cinquiegravemes de lhumaniteacute entiegravere nrsquoa aucune expression pour laquo Dieu raquo et laquo creacuteation raquo Aussi ne peut-on traduire en chinois le premier verset mecircme

191 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Conformeacutement agrave ceci lanthropomorphisme est une

proprieacuteteacute absolument essentielle au theacuteisme mais il

ne consiste pas uniquement dans la forme humaine

ni dans les effets et les passions des hommes il

consiste dans le pheacutenomegravene fondamental mecircme

celui dune volonteacute doueacutee drsquoun intellect pour se

diriger pheacutenomegravene qui nous est connu nous

lrsquoavons dit par la nature animale de la faccedilon la plus

parfaite par la nature humaine qui se laisse

seulement penser comme individualiteacute et si celle-ci

est raisonnable se nomme personnaliteacute Cest ce

que confirme cette expression laquo aussi vrai que

Dieu vit raquo Il est en reacutealiteacute un ecirctre vivant qui veut

avec connaissance A ce Dieu il faut neacutecessairement

un ciel ougrave il trocircne et gouverne Bien plus pour cette

raison qursquoen vertu du passage du livre de Josueacute le

systegraveme de Copernic provoqua aussitocirct la fureur de

lrsquoEacuteglise et nous voyons cent ans plus tard en

conformiteacute de ceci Giordano Bruno combattre agrave la

fois ce systegraveme et le pantheacuteisme Les tentatives en

vue de purifier le theacuteisme de lrsquoanthropomorphisme

tout en simaginant ne toucher quagrave lrsquoenveloppe

du Pentateuque agrave la grande perplexiteacute des missionnaires au secours desquels sir George Staunton a essayeacute de venir avec son livre An Inquiry into the proper Mode of rendering the word God in traslating the Sacred Scriptures into the chinese language (Londres 1848)

192 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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peacutenegravetrent directement jusqursquoagrave son essence la plus

intime En srsquoefforccedilant de saisir son objet

abstraitement elles le subliment en une forme

nuageuse indistincte dont les contours disparaissent

peu agrave peu dans leffort pour eacuteviter la figure humaine

de sorte que toute lrsquoideacutee enfantine finit par

srsquoeacutevaporer elle-mecircme dans le neacuteant Mais on peut

reprocher en outre aux theacuteologiens rationalistes

auxquels des tentatives de ce genre sont familiegraveres

de contredire directement la Sainte Eacutecriture qui dit

laquo Dieu creacutea lrsquohomme agrave son image agrave lrsquoimage de

Dieu il le creacutea raquo Donc au diable le jargon des

professeurs de philosophie Il nrsquoy a pas drsquoautre Dieu

que Dieu et lrsquoAncien Testament est sa reacuteveacutelation mdash

surtout dans le livre de Josueacute26

On pourrait drsquoailleurs dans un certain sens

nommer avec Kant le theacuteisme un postulat pratique

mais dans un sens tout diffeacuterent du sien Le theacuteisme

est en reacutealiteacute le produit non de la connaissance

mais de la volonteacute Si originellement il eacutetait

theacuteorique comment toutes ses preuves pourraient-

elles alors ecirctre si insoutenables Mais il naicirct de la

26 Les philosophes et les theacuteologiens ont deacutepouilleacute dune de ses enveloppes lune apregraves lautre le Dieu qui eacutetait primitivement Jeacutehovah tant quagrave la fin le nom seul est resteacute

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volonteacute de la faccedilon suivante le besoin continuel qui

tantocirct angoisse peacuteniblement le cœur (volonteacute) de

lrsquohomme tantocirct lrsquoeacutemeut violemment et le maintient

constamment dans un eacutetat de crainte et drsquoespeacuterance

tandis que les choses lesquelles il espegravere et craint ne

sont pas en son pouvoir la connexion des chaicircnes

causales qui les produit nrsquoeacutetant accessible agrave son

intelligence qursquoagrave une courte distance mdash ce besoin

cette crainte et cet espoir consolants lrsquoamegravenent a

hypostasier les ecirctres personnels dont toute choses

deacutepend

On preacutesuppose que ceux-ci comme les autres

personnes sont accessibles agrave la priegravere et agrave la

flatterie aux hommages et aux preacutesents crsquoest-agrave-dire

seront plus traitables que la neacutecessiteacute de fer les

impitoyables et insensibles forces de la nature et les

mysteacuterieuses puissances de lrsquoordre cosmique Si au

commencement comme il est naturel et comme les

anciens lrsquoont tregraves logiquement eacutetabli ces dieux

eacutetaient nombreux suivant la diversiteacute des

circonstances ils furent plus tard vu le besoin de

mettre de la suite de lrsquoordre et de lrsquouniteacute dans la

connaissance soumis agrave un seul ou mecircme reacuteduits agrave

un dieu unique qui agrave la veacuteriteacute comme Goethe me le

faisait remarquer un jour est tregraves antidramatique

puisque avec une seule personne il nrsquoy a rien agrave

194 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

faire Lrsquoessentiel cependant est limpulsion de

lrsquohomme angoisseacute agrave se jeter agrave genoux et agrave implorer

du secours dans sa grande deacutetresse freacutequente et

lamentable et aussi dans son aspiration agrave lrsquoeacuteternelle

feacuteliciteacute Lrsquohomme compte plutocirct sur la gracircce du

dehors que sur son propre meacuterite crsquoest lagrave un des

principaux supports du theacuteisme Pour que son cœur

(volonteacute) ait donc le soulagement de la priegravere et la

consolation de lrsquoespoir son intellect doit bien creacuteer

un Dieu mais au rebours ce nrsquoest pas parce que

son intellect a conclu logiquement agrave un Dieu qursquoil

prie Laissez-le sans deacutetresse sans deacutesirs ni besoins

Faites de lui un ecirctre simplement intellectuel sans

volonteacute alors un Dieu lui est inutile et il nrsquoen creacutee

pas Le cœur crsquoest-agrave-dire la volonteacute eacuteprouve le

besoin dans son deacutesespoir drsquoimplorer une aide

toute-puissante par suite surnaturelle et comme il

faut prier ainsi on hypostase un Dieu mais le

contraire nrsquoa pas lieu

Voilagrave pourquoi la partie theacuteorique de la theacuteologie de

tous les peuples est tregraves diffeacuterente quant au nombre

des dieux et agrave leur caractegravere mais qursquoils puissent

venir en aide et qursquoils le fassent lorsqursquoon les sert et

les adore crsquoest un point qui leur est commun agrave tous

parce que crsquoest un point capital Crsquoest en mecircme

temps la marque de naissance agrave laquelle on

195 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

reconnaicirct lrsquoorigine de toute mythologie crsquoest-agrave-dire

qursquoelle est neacutee de la volonteacute du cœur et non du

cerveau ou de la connaissance comme on le

preacutetend La veacuteritable raison pour laquelle

Constantin le Grand et aussi Clovis le roi des francs

changegraverent de religion crsquoest qursquoils espeacuteraient de leur

nouveau Dieu un meilleur appui dans la guerre Il y

a un petit nombre de races qui preacutefeacuterant en quelque

sorte le ton mineur au ton majeur possegravedent a la

place de dieux des esprits malins quils cherchent agrave

apaiser par des sacrifices et des priegraveres Au fond le

reacutesultat noffre pas grande diffeacuterence Les habitants

primitifs de la peacuteninsule de lrsquoInde et de Ceylan

avant lrsquointroduction du brahmanisme et du

bouddhisme semblent avoir eacuteteacute des races de ce

genre et leurs descendants dit-on ont encore en

partie une semblable religion cacodeacutemonologique

il en est drsquoailleurs de mecircme de maintes tribus

sauvages A cette source remonte aussi le

cappuisme qui est meacutelangeacute avec le bouddhisme

cingalais Les adorateurs du deacutemon en

Meacutesopotamie visiteacutes par Layard appartiennent

eacutegalement agrave cette cateacutegorie Cette origine veacuteritable

de tout theacuteisme telle que nous venons de lrsquoexposer

a pour corollaire exact lrsquoimpulsion naturelle

qursquoeacuteprouve lrsquohomme agrave sacrifier agrave ses dieux pour

acheter leur faveur ou srsquoils lrsquoont deacutejagrave teacutemoigneacutee

196 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

assurer la dureacutee de celle-ci et deacutetourner de lui les

maux (Voir Sanchoniathon Fragmenta eacutedit

Orelli Leipzig 1826 p 42) Tel est le sens de

chaque sacrifice et par lagrave lrsquoorigine et le support de

lrsquoexistence de tous les dieux de sorte que lrsquoon peut

dire avec veacuteriteacute que les dieux vivent de sacrifices

Oui crsquoest parce que lrsquoimpulsion agrave invoquer et agrave

acheter lrsquoassistance decirctres surnaturels quoique fille

de la deacutetresse et de la limitation intellectuelle est

naturelle agrave lrsquohomme et qursquoil lui faut la satisfaire que

celui-ci se creacutee des dieux De lagrave lrsquouniversaliteacute du

sacrifice dans tous les acircges et chez les peuples les

plus divers et lrsquoidentiteacute de la chose en deacutepit de la

plus grande diffeacuterence de circonstances et de

deacuteveloppement intellectuel Ainsi Heacuterodote raconte

par exemple qursquoun vaisseau de Samos ayant

reacutealiseacute par la vente excessivement avantageuse de

son chargement agrave Tartessos un gain sans preacuteceacutedent

ces Samiens en envoyegraverent la dixiegraveme partie six

talents dans un grand vase drsquoairain drsquoun travail tregraves

artistique au temple de la deacuteesse Heacutereacutes Et comme

pendant agrave ces Grecs nous voyons de nos jours le

miseacuterable Lapon possesseur de rennes au corps

ratatineacute jusqursquoagrave la taille drsquoun nain cacher lrsquoargent

qursquoil a eacutepargneacute en diffeacuterents endroits secrets des

rochers et des ravins qursquoil ne laisse connaicirctre agrave

personne drsquoautre qursquoagrave son heacuteritier agrave lrsquoheure de la

197 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

mort sauf un endroit qursquoil cache aussi agrave celui-ci

parce qursquoil y a dissimuleacute le treacutesor reacuteserveacute en sacrifice

au genius loci au dieu protecteur de son domaine

(Albrecht Pancritius Haumlgringar Voyage en Suegravede

Laponie Norvegravege et Danemark en lrsquoanneacutee 1850

Kœnigsberg 1852 p 162)

Crsquoest ainsi que la croyance en Dieu a sa racine dans

lrsquoeacutegoiumlsme Le christianisme seul a vu disparaicirctre le

sacrifice proprement dit bien que celui-ci existe

toujours sous la forme de messes pour les acircmes des

morts de construction drsquoeacuteglises de cloicirctres et de

chapelles Pour le reste et surtout chez les

protestants le sacrifice est remplaceacute par la louange

et les remerciements qui sont pousseacutes jusqursquoau

superlatif le plus extrecircme mecircme en des occasions

qui pour lrsquohomme impartial semblent mal srsquoy

precircter crsquoest drsquoailleurs un proceacutedeacute analogue agrave celui

de lEacutetat qui au lieu de reacutecompenser toujours le

meacuterite par des preacutesents se borne souvent a lui

deacutecerner de purs teacutemoignages honorifiques et

maintient ainsi son influence Ce que le grand David

Hume dit agrave ce sujet meacuterite drsquoecirctre rappeleacute laquo Si ce

Dieu en conseacutequence est consideacutereacute comme leur

patron particulier ou comme le souverain geacuteneacuteral

des cieux ses partisans srsquoefforceront par tous les

moyens de srsquoinsinuer dans sa faveur et en

198 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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supposant qursquoil se plait comme eux agrave la louange et

agrave la flatterie il nest eacuteloge ni exageacuteration qursquoils lui

eacutepargneront en srsquoadressant agrave lui En proportion de

laccroissement des craintes ou des misegraveres des

hommes ils inventent toujours de nouveaux modes

drsquoadulation et mecircme celui qui surpasse ses

preacutedeacutecesseurs en enflant les titres de sa diviniteacute est

sucircr decirctre surpasseacute par ses successeurs en eacutepithegravetes

louangeuses plus nouvelles et plus pompeuse Crsquoest

ainsi qursquoils procegravedent jusqursquoagrave ce quils finissent par

arriver agrave lrsquoinfiniteacute elle mecircme au delagrave de laquelle il

nrsquoy a plus rien raquo (Essays and Treatises on several

Subjects Londres 1777 t II p 429) Et plus loin

laquo Il paraicirct certain que quoique les notions

primordiales du vulgaire repreacutesentent la diviniteacute

comme une chose limiteacutee et la considegraverent

seulement comme la cause particuliegravere de la santeacute

ou de la maladie de la richesse ou de la pauvreteacute de

la prospeacuteriteacute ou du malheur cependant quand on

lui impose des ideacutees plus magnifiques il estime

dangereux dy refuser son assentiment Voulez-vous

dire que votre deacuteiteacute est finie et limiteacutee dans ses

perfections Qursquoelle peut ecirctre vaincue par une force

supeacuterieure Qursquoelle est sujette aux passions aux

douleurs et aux infirmiteacutes humaines Quelle a un

commencement et peut avoir une fin Ils nrsquoosent

pas lrsquoaffirmer mais regardant comme plus sucircr de

199 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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plier aux plus hauts eacuteloges ils srsquoefforcent par un

ravissement et une deacutevotion affecteacutes de se concilier

sa faveur Comme confirmation de ceci nous

pouvons observer que lrsquoassentiment du vulgaire est

dans ce cas purement verbal et qursquoils sont

incapables de concevoir ces qualiteacutes sublimes qursquoils

attribuent en apparence agrave la deacuteiteacute Lrsquoideacutee reacuteelle

qursquoils srsquoen font nonobstant leur pompeux langage

est toujours aussi pauvre et frivole qursquoauparavant raquo

(Ibid p 432)

Pour adoucir le cocircteacute facirccheux de sa critique de toute

theacuteologie speacuteculative Kant ajouta agrave celle-ci non

seulement la theacuteologie morale mais aussi

lrsquoassurance que mecircme si lrsquoexistence de Dieu devait

rester non prouveacutee il serait tout aussi impossible de

prouver le contraire assurance qui a tranquilliseacute

beaucoup de gens sans qursquoils aient remarqueacute que

Kant avec une affectation de simpliciteacute ignorait le

affirmanti incumbit probatio [la preuve incombe agrave

celui qui eacutemet une affirmation] comme aussi le

nombre infini des choses dont la non-existence ne

peut ecirctre prouveacutee II a naturellement pris plus

grand soin encore de mettre en avant les arguments

dont on pourrait reacuteellement se servir pour une

contre-deacutemonstration apagogique si lrsquoon venait un

jour agrave substituer a lrsquoattitude purement deacutefensive

200 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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lrsquoattitude agressive Les proceacutedeacutes seraient agrave peu pregraves

les vivants

1deg Avant tout la triste condition dun monde dont

les ecirctres vivants subsistent en se deacutevorant les uns les

autres la misegravere et lrsquoangoisse correspondantes de

tout ce qui a vie la quantiteacute et lrsquoeacutetendue colossale

des maux la diversiteacute et lrsquoineacutevitabiliteacute des

souffrances porteacutees souvent jusqursquoagrave lrsquohorreur le

poids de la vie elle-mecircme se preacutecipitant vers la

cruelle mort toutes ces choses ne sont pas

honnecirctement conciliables avec lrsquoideacutee qursquoelles

puissent ecirctre lrsquoœuvre de lrsquoomnibonteacute de

lrsquoomnisagesse de lrsquoomnipuissance reacuteunies Au

contraire il est tout aussi aiseacute drsquoeacutelever un cri contre

cet eacutetat de choses qursquoil est difficile de le juger par

des raisons concluantes

2deg Il y a deux points qui non seulement occupent

chaque homme pensant mais qui tiennent aussi le

plus en cœur des partisans de chaque religion et sur

lesquelles reacutesident la force et le maintien de celle-lagrave

en premier lieu la signification morale

transcendante de notre conduite en second lieu

notre continuiteacute apregraves la mort Quand une religion a

bien pris souci de ces deux points le reste est

201 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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accessoire Jrsquoexaminerai donc le theacuteisme sous le

rapport du premier point puis sous celui du second

Avec la moraliteacute de notre conduite le theacuteisme a

donc une double connexion une a parte ante et

une a parti post cest-agrave-dire par rapport aux causes

et par rapport aux conseacutequences de nos actions

Pour prendre drsquoabord le second point il est entendu

que le theacuteisme donne un appui agrave la morale mais un

appui des plus grossier qui supprime

fondamentalement la vraie et pure moraliteacute de la

conduite en ce que chaque acte deacutesinteacuteresseacute srsquoy

transforme aussitocirct en un acte inteacuteresseacute au moyen

drsquoune lettre de change agrave longue eacutecheacuteance mais sucircre

qursquoon reccediloit agrave la place en paiement Le Dieu qui au

commencement eacutetait le creacuteateur apparaicirct agrave la fin

comme un vengeur et un reacutemuneacuterateur La prise en

consideacuteration drsquoun pareil Dieu peut drsquoailleurs

provoquer des actions vertueuses mais celles-ci ne

sont pas purement morales puisqursquoelles ont pour

motif la crainte du chacirctiment ou lrsquoespoir drsquoune

reacutecompense vertu reacuteductible au fond agrave un eacutegoiumlsme

prudent et bien raisonneacute En derniegravere instance il srsquoy

agit seulement de la fermeteacute de la foi dans les choses

indeacutemontrables Si celle-ci existe on nrsquoheacutesitera pas

agrave accepter une courte peacuteriode de souffrance en

eacutechange drsquoune eacuteterniteacute de joies et le principe

202 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

dirigeant de la morale sera laquo Nous pouvons

attendre raquo Mais celui qui cherche une reacutecompense

de ses actions soit en ce monde soit dans un monde

agrave venir est un eacutegoiumlste Si la reacutecompense espeacutereacutee lui

eacutechappe peu importe que cela arrive par le hasard

qui gouverne ce monde ou par la vaniteacute de lrsquoillusion

qui lui bacirctissait le monde agrave venir Pour ces raisons

la theacuteologie morale de Kant mine en reacutealiteacute la

morale

A parte ante drsquoautre part le theacuteisme est eacutegalement

en contradiction avec la morale parce qursquoil

supprime la liberteacute et la responsabiliteacute Car avec un

ecirctre qui par son existentia et son essentia est

lrsquoœuvre drsquoun autre ni faute ni meacuterite ne sont

concevables Vauvenargues agrave deacutejagrave dit tregraves justement

laquo Un ecirctre qui a tout reccedilu ne peut agir que par ce

qui lui a eacuteteacute donneacute et toute la puissance divine qui

est infinie ne saurait le rendra indeacutependant raquo

(Œuvres complegravetes Paris 1823 t II p 331

Discours sur la liberteacute) Il ne peut donc comme

chaque ecirctre simplement imaginable agir que

conformeacutement agrave sa nature et manifester ainsi celle-

ci telle cette nature telle cette manifestation Srsquoil

agit mal cela vient de ce qursquoil est mauvais et alors la

faute nrsquoest pas agrave lui mais agrave celui qui lrsquoa fait Lauteur

de son existence et de sa nature en y ajoutant les

203 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

circonstances dans lesquelles il a eacuteteacute placeacute est

ineacutevitablement aussi lrsquoauteur de ses actions et de sa

conduite qui sont aussi sucircrement deacutetermineacutees par

celles-lagrave que le triangle lrsquoest par deux angles et un

cocircteacute Lrsquoexactitude de cette argumentation a eacuteteacute tregraves

bien reconnue et admise par saint Augustin Hume

et Kant tandis que les autres lrsquoont malignement et

lacircchement ignoreacutee comme je lrsquoai montreacute au long

dans mon Meacutemoire couronneacute sur La liberteacute de la

volonteacute page 67 et suivantes Pour eacuteluder cette

difficulteacute terrible et exterminatrice on a imagineacute la

liberteacute de la volonteacute le liberum arbitrium

indifferentaelig qui renferme une fiction monstrueuse

et a toujours eacuteteacute combattu et depuis longtemps

rejeteacute par tous les cerveaux pensants mais nrsquoa

jamais peut-ecirctre eacuteteacute reacutefuteacute si systeacutematiquement et agrave

fond que dans le Meacutemoire indiqueacute Si le vulgaire

continue agrave se contenter de la liberteacute de la volonteacute et

srsquoil en est mecircme ainsi du vulgaire litteacuteraire et

philosophique que nous importe Lrsquoaffirmation

qursquoun ecirctre donneacute est libre crsquoest-a-dire que dans

telles circonstances il peut agir de telle maniegravere et

aussi drsquoune autre implique qursquoil est une existentia

sans essentia crsquoest-agrave-dire qursquoil est sans ecirctre quelque

chose en un mot qursquoil nrsquoest rien tout en eacutetant par

conseacutequent qursquoil est en mecircme temps et nrsquoest pas

204 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Crsquoest donc le comble de lrsquoabsurditeacute Cela toutefois

nen est pas moins bon pour les gens qui aspirent

non agrave la veacuteriteacute mais au pain quotidien et

nrsquoadmettront en conseacutequence jamais rien qui ne

srsquoaccorde avec leur meacutetier avec la laquo fable convenue

raquo qui les fait vivre leur impuissance se trouve mieux

drsquoignorer que de reacutefuter Et il faudrait attacher du

poids agrave de tels βοσκηματα [bestiaux] qui srsquoincline

vers la terre et se remplisse le ventre Tout ce qui

est est aussi quelque chose a une essence une

nature un caractegravere crsquoest conformeacutement agrave eux que

cela doit agir se conduire (crsquoest-agrave-dire agir en vertu

de motifs) quand se preacutesentent les occasions

exteacuterieures qui provoquent ses manifestations

particuliegraveres Drsquoougrave il tire lrsquoexistentia de lagrave aussi il

tire le comment la nature lrsquoessentia car si toutes

deux diffegraverent par la notion elles ne sont pas

seacuteparables dans la reacutealiteacute Ce qui a une essentia

crsquoest-agrave-dire une nature un caractegravere une maniegravere

drsquoecirctre ne peut jamais agir que conformeacutement agrave elle

et non autrement seuls le moment ainsi que la

forme et la nature speacuteciales des actions particuliegraveres

sont deacutetermineacutes par les motifs qui interviennent

Que le creacuteateur ait creacuteeacute lhomme libre qursquoil lui ait

precircteacute une existentia sans essentia crsquoest-agrave-dire

donneacute lrsquoexistence seulement in abstracto en la lui

laissant ecirctre ce qursquoil veut crsquoest lagrave une impossibiliteacute

205 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Je prie le lecteur de se reacutefeacuterer agrave ce propos agrave mon

traiteacute Sur le fondement de la morale sect 20 La

liberteacute et la responsabiliteacute morales ou discernement

des actes preacutesupposent absolument lrsquoaseacuteiteacute Les

actes reacutesulteront toujours neacutecessairement du

caractegravere crsquoest-agrave-dire de la nature particuliegravere et

partant immuable drsquoun ecirctre sous lrsquoinfluence et selon

la mesure des motifs donc cet ecirctre srsquoil est

responsable doit exister originellement et en vertu

de sa toute-puissance Il doit drsquoapregraves son existentia

et son essentia ecirctre lui-mecircme sa propre œuvre et

son propre creacuteateur srsquoil veut ecirctre le veacuteritable

creacuteateur de ses actes Ou comme je lrsquoai exprimeacute

dans mes deux Meacutemoires couronneacutes la liberteacute ne

pouvant exister dans loperari doit exister dans le

esse car elle existe certainement

Tout ceci nrsquoest pas seulement deacutemontrable a priori

nais lrsquoexpeacuterience quotidienne elle-mecircme nous

enseigne clairement que chacun apporte avec lui au

monde son caractegravere moral deacutejagrave complet et lui reste

irreacutevocablement fidegravele jusqursquoagrave la fin Cette veacuteriteacute est

preacutesupposeacutee tacitement mais sucircrement dans la vie

reacuteelle et pratique puisque chacun base sa confiance

ou sa meacutefiance envers un autre drsquoapregraves les traits de

caractegravere manifesteacutes par celui-ci Aussi pourrait-on

srsquoeacutetonner que depuis environ seize cents ans le

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contraire est affirmeacute en theacuteorie et quil est enseigneacute

que tous les hommes sont sous le rapport moral

originellement les mecircmes et que la grande diversiteacute

de leurs actes reacutesulte non de la diversiteacute inneacutee de

leurs dispositions et de leur caractegravere non

davantage des circonstances et des occasions mais

en reacutealiteacute de rien lequel rien prend ensuite le nom

de laquo volonteacute libre raquo Cette doctrine absurde est

dailleurs neacutecessairement reacuteduite aussi agrave lrsquoeacutetat de

pure theacuteorie par une autre avec laquelle elle

concorde exactement celle qui affirme que la

naissance de lhomme est le commencement absolu

de son existence celui-ci ayant eacuteteacute creacuteeacute de rien (un

terminus ad hoc) Si maintenant sous cette

preacutesupposition la vie doit continuer agrave avoir une

signification et une tendance morales celles-ci

trouvent certainement leur origine dans le cours de

celle-lagrave et venant de rien juste comme lrsquohomme

ainsi imagineacute est venu de rien car tout rapport avec

une condition anteacuterieure une existence preacuteceacutedente

ou un acte hors du temps qursquoindique clairement

cependant la diversiteacute incommensurable

primordiale et inneacutee des caractegraveres moraux reste ici

exclu une fois pour toutes De la lrsquoabsurde fiction

drsquoune volonteacute libre Toutes les veacuteriteacutes on le sait se

tiennent mutuellement mais les erreurs aussi sont

neacutecessaires lrsquoune agrave lrsquoautre comme un premier

207 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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mensonge en exige un second ou comme deux

cartes appuyeacutees lrsquoune contre lrsquoautre se precirctent un

appui mutuel tant que rien ne les renverse toutes

deux

3degAvec le theacuteisme notre continuiteacute apregraves la mort

nrsquoest pas en posture beaucoup meilleur que la

liberteacute de la volonteacute Ce qui est creacuteeacute par un autre a

eu un commencement drsquoexistence Que maintenant

celle-ci qui nrsquoa pas eacuteteacute pendant un temps infini

doive deacutesormais durer toute lrsquoeacuteterniteacute crsquoest lagrave une

assertion drsquoune audace sans bornes Si agrave ma

naissance je suis venu et ai eacuteteacute creacuteeacute de rien il est de

la plus haute vraisemblance que dans la mort je

serai de nouveau rien Dureacutee infinie a parte post et

rien a parte ante cela ne va pas ensemble Seul ce

qui est primordial eacuteternel inncreacuteeacute peut ecirctre

indestructible (Voir Aristote De Coelo I 12 282 a

25 ff et Priestley On Matter and Spirit

Birmingham 1782 11 p 234)

En tout cas ils peuvent deacutesespeacuterer agrave lrsquoheure de la

mort ceux qui croient avoir eacuteteacute il y a trente ou

soixante ans un pur neacuteant duquel ils sont sortis

comme lrsquoœuvre drsquoun autre neacuteant car ils ont

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maintenant la tacircche difficile drsquoadmettre qursquoune

existence ainsi produite nonobstant son tardif

commencement qui nrsquoa eu lieu qursquoau bout drsquoun laps

de temps infini sera neacuteanmoins dune dureacutee sans

fin Drsquoautre part comment craindrait-il la mort

celui qui se reconnaicirct comme lrsquoessence primordiale

et eacuteternelle la source de toute existence mecircme et

sait qursquoen dehors de lui rien nexiste reacuteellement qui

termine son existence individuelle avec la parole du

saint Upanishad dans la bouche ou du moins dans le

cœur Hae omnes creaturae in totum ego sum et

praeter me aliud ens non est [Je suis toutes ces

creacuteatures chacune drsquoelles et en dehors de moi nul

autre ecirctre nrsquoexiste] Il ne peut donc si sa penseacutee

procegravede logiquement que mourir tranquille Car

nous lrsquoavons dit lrsquoaseacuteiteacute qui est la condition de la

responsabiliteacute est aussi celle de lrsquoimmortaliteacute Voilagrave

pourquoi dans lrsquoInde le meacutepris de la mort et la plus

complegravete indiffeacuterence agrave ce sujet mecircme la joie de

mourir sont chose habituelle Le judaiumlsme par

contre originellement la seule et unique religion

purement monotheacuteiste enseignant un Dieu creacuteateur

reacuteel du ciel et de la terre na pas avec une logique

parfaite de doctrine drsquoimmortaliteacute par conseacutequent

de sanctions apregraves la mort mais seulement des

chacirctiments et des reacutecompenses temporels il se

distingue ainsi de toutes les autres religions

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quoique pas agrave son avantage27 Les deux religions

sorties du judaiumlsme en empruntant agrave des doctrines

27 La veacuteritable religion juive telle quelle est preacutesenteacutee et enseigneacutee dans la Genegravese et tous les livres historiques jusqursquoa la fin de la Chronique est la plus grossiegravere de toutes les religions parce quelle est la seule qui nrsquoait absolument ni doctrine drsquoimmortaliteacute ni mortaliteacute ni mecircme une trace de celle-ci Chaque roi heacuteros ou prophegravete est enterreacute lorsqursquoil meurt agrave cocircteacute de ses pegraveres et alors tout est dit Nulle trace dune existence quelconque apregraves la mort toute ideacutee de ce genre semble mecircme eacutecarteacutee agrave dessein Par exemple Jeacutehovah adresse au roi Josias un long paneacutegyrique quil termine par cette promesse de reacutecompense laquo crsquoest pourquoi je vous ferai reposer aupregraves de vos pegraveres Vous serez mis en paix dans votre tombeau et vous ne verrez point les maux que je dois faire tomber sur cette ville et sur ses habitants raquo (Chronique II XXXIV 28) Il ne verra donc pas Nabuchodonosor Mais il nrsquoy a pas drsquoideacutee dune autre existence apregraves la mort et drsquoune reacutecompense positive il nrsquoy a qursquoune ideacutee purement neacutegative mourir et ne plus souffrir Quand le Seigneur Jeacutehovah a suffisamment utiliseacute et tourmenteacute son œuvre qui est son jouet il la jette au loin sur le fumier cest la reacutecompense de celle-lagrave La religion juive ne connaissant pas limmortaliteacute ni par suite les chacirctiments apregraves la mort Jeacutehovah ne peut quadresser une seule menace au peacutecheur qui prospegravere sur la terre crsquoest que ses meacutefaits seront chacirctieacutes dans la personne de ses enfants et de ses petits-enfants jusquagrave la quatriegraveme geacuteneacuteration comme en teacutemoignent lrsquoExode chap XXXIV verset 7 et les Nombres chap XIV verset 18 Ceci prouve labsence de toute doctrine sur limmortaliteacute De mecircme un passage de Tobie chap III verset 6 ougrave le patriarche implore de Jeacutehovah la mort laquo Commandez que mon acircme soit reccedilue en paix car il mrsquoest plus avantageux de mourir que de vivre plus longtemps raquo rien de plus aucune ideacutee dune existence apregraves

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la mort Dans lrsquoAncien Testament la reacutecompense promise agrave la vertu est de vivre tregraves longtemps sur la terre par exemple voir le Deuteacuteronome chap V versets 16 et 33) dans le Veacuteda au contraire cest de ne pas renaicirctre Le meacutepris dont les juifs furent constamment lobjet parmi les peuples contemporains peut ecirctre ducirc en partie au pitoyable caractegravere de leur religion Le Koheleth [lrsquoEccleacutesiaste] exprime fidegravelement (chap III versets 19-20) le veacuteritable sentiment de la religion juive Si parfois comme dans Daniel (chap XII verset 2) il est fait allusion agrave une immortaliteacute crsquoest une doctrine importeacutee du dehors comme lindique ce mecircme livre (chap I versets 4 et 6) Dans les Macchabeacutees (livre II chap VII) la doctrine de lrsquoimmortaliteacute apparaicirct nettement comme dorigine babylonienne Toutes les autres religions celles des Indous qursquoelles soient brahmaniques ou bouddhistes des Eacutegyptiens des Perses mecircme des druides enseignent limmortaliteacute et agrave lexception du Zend Aventa persan la meacutetempsycose D-G von Ekendahl dans son compte rendu de la Svenka Siare och Skalder drsquoAtterbom (Blaumltter fuumlr litterarische Unterhaltung 25 aoucirct 1843) prouve que lrsquoEdda notamment la Voluspa enseigne la migration des acircmes Mecircme les Grecs et les Romains avaient quelque chose post letum le Tartare et lrsquoEacutelyseacutee et disaient Sunt aliquid manes letum non omnia finit Luridaque evictos effugit umbra rogos [Les ombres des disparus sont encore quelque chose la mort ne conclut pas tout lrsquoombre macabre surgit triomphante des flammes ardentes] (Properce Eacuteleacutegies livre IV I Lrsquoeacuteleacutement essentiel dune religion comme telle consiste dans lrsquoassurance qursquoelle nous donne que notre existence proprement dite nest pas limiteacutee agrave notre vie mais est infinie La miseacuterable religion juive non seulement ne le fait pas mais ne le tente mecircme pas Aussi est-elle la plus grossiegravere et la plus mauvaise de toutes les religions elle consiste seulement dans un theacuteisme absurde et reacutevoltant dont lrsquoaboutissement est que le Seigneur qui a creacuteeacute le monde veut ecirctre adoreacute Voilagrave pourquoi il est avant

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meilleures venues drsquoautres sources le principe de

limmortaliteacute et en conservant en mecircme temps le

Dieu creacuteateur ont agi illogiquement

Que le judaiumlsme comme il a eacuteteacute dit soit la seule

religion purement monotheacuteiste crsquoest-agrave-dire

enseignant qursquoun Dieu creacuteateur est lrsquoorigine de

tout jaloux de ses camarades les autres dieux si on leur sacrifie il srsquoirrite et ses juifs srsquoen ressentent Toutes les autres religions et leurs dieux sont outrageacutes dans la Septuaginte comme eacutetant des abominations mais le grossier judaiumlsme deacutepourvu de la notion drsquoimmortaliteacute meacuterite lui mecircme ce nom Qursquoil soit devenu le fondement des religions reacutegnant en Europe cela est tout agrave fait regrettable car crsquoest une religion sans aucune tendance meacutetaphysique Tandis que toutes les autres religions cherchent agrave preacutesenter au peuple la signification meacutetaphysique de la vie en symbole et en parabole la religion juive est entiegraverement immanente et ne fournit qursquoun simple cri de guerre en combattant les autres peuples LrsquoEacuteducation du genre humain de Lessing devrait srsquoappeler lrsquoEacuteducation de la race juive car tout le genre humain eacutetait convaincu de cette veacuteriteacute sauf ces eacutelus du Seigneur Les juifs ne sont-ils pas le peuple eacutelu de leur Dieu et celui-ci nrsquoest-il pas le Dieu eacutelu de son peuple Et cela ne doit gecircner personne laquo Je serai leur dieu et ils seront mon peuple raquo crsquoest lagrave un passage drsquoun prophegravete drsquoapregraves Cleacutement dAlexandrie Quand jrsquoobserve toutefois que les peuples europeacuteens actuels se regardent en quelque sorte comme les heacuteritiers de ce peuple choisi de Dieu je ne puis dissimuler mon chagrin Par contre on ne peut refuser au judaiumlsme la gloire drsquoecirctre la seule religion vraiment monotheacuteiste sur la terre aucune autre ne peut montrer un Dieu objectif creacuteateur du ciel et de la terre

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toutes choses crsquoest lagrave un service qursquoon sest efforceacute

de dissimuler drsquoune maniegravere incompreacutehensible en

soutenant et en reacutepandant lrsquoideacutee que tous les

peuples adoraient le vrai Dieu quoique sous

drsquoautres noms Cette assertion est plus qursquoinexacte

elle est entiegraverement fausse Que le bouddhisme

crsquoest-agrave-dire la religion qui par le nombre

preacutepondeacuterant de ses adheacuterents est la plus

importante de la terre soit complegravetement et

expresseacutement atheacutee crsquoest ce qui est mis hors de

doute par tous les teacutemoignas et les documents

authentiques Les Veacutedas non plus nrsquoenseignent pas

un Dieu creacuteateur mais une acircme du monde nommeacutee

Brahm (au neutre) dont le Brahma sorti du nombril

de Vischnou avec ses quatre visages et comme

partie de la trimourti nrsquoest qursquoune personnification

populaire dans la mythologie indoue si

transparente Il repreacutesente manifestement la

geacuteneacuteration la naissance des ecirctres comme Vischnou

leur point culminant et Shiva leur destruction Son

enfantement du monde est aussi un acte coupable

de mecircme que lrsquoincarnation dans le monde du

Brahm LOrmadz du Zend Avesta est comme nous

le savons lrsquoeacutegal drsquoAhriman et tous deux sont sortis

du temps incommensurable laquo zer-vane akerene raquo

mdash si ceci est exact De mecircme dans la tregraves belle et

tregraves inteacuteressante Cosmogonie des Pheacuteniciens eacutecrite

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par Sanchoniathon qui nous a eacuteteacute conserveacutee par

Philon Byblius et qui est peut-ecirctre le modegravele de la

cosmogonie de Moiumlse nous ne trouvons aucune

trace de theacuteisme ou de creacuteation du monde par un

ecirctre personnel Nous voyons lagrave aussi comme dans la

Genegravese mosaiumlque le chaos primitif plongeacute dans la

nuit mais nul Dieu nrsquoapparait ordonnant laquo Que

la lumiegravere soit Que ceci soit Que cela soit raquo Oh

non mais laquo Lrsquoesprit tomba amoureux de sa propre

origine raquo Lrsquoesprit fermentant dans la masse

srsquoeacuteprend drsquoamour pour lui-mecircme dougrave naicirct un

meacutelange de parties constitutives du monde et de ce

monde se deacuteveloppe drsquoune faccedilon tout agrave fait

significative en conseacutequence de laspiration qui

suivant la remarque exacte du commentateur est

lrsquoEros des Grecs le limon primitif duquel procegravedent

agrave leur tour drsquoabord les plantes puis finalement les

ecirctres connaissants crsquoest-agrave-dire les animaux Jusqursquoagrave

ce temps comme cela est expresseacutement indiqueacute

chaque chose se deacuteveloppa sans connaissance

laquo Mais il ne reconnut pas lui-mecircme sa propre

creacuteation raquo Ainsi est-il dit ajoute Sanchoniathon

dans la Cosmogonie eacutecrite par Taaut lrsquoEgyptien Sa

cosmogonie est suivie drsquoune zoogonie plus deacutetailleacutee

Certains faits atmospheacuteriques et terrestres qursquoon y

trouve deacutecrits rappellent reacuteellement les hypothegraveses

logiques de notre geacuteologie actuelle une pluie

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torrentielle violente est suivie drsquoeacuteclairs et de coups

de tonnerre dont les eacuteclairs effraient les animaux

intelligents qui eacuteveillent agrave lrsquoexistence laquo et

maintenant srsquoagitent sur la terre et dans la mer le

macircle et la femelle raquo Eusegravebe auquel nous sommes

redevables de ces fragments de Philon Byblius (voir

Praeligparatio evangelica livre II chap x) accuse agrave

juste titre cette cosmogonie drsquoatheacuteisme et elle est

incontestablement atheacutee comme toute doctrine de

lrsquoorigine du monde agrave la seule exception de la

doctrine juive

Dans la mythologie des Grecs et des Romains nous

trouvons agrave la veacuteriteacute des dieux pegraveres de dieux et

parfois aussi drsquohommes (quoique ceux-ci soient

primitivement le travail de potier de Promeacutetheacutee)

mais pas de Dieu creacuteateur Que plus tard en effet

quelques philosophes au courant du judaiumlsme aient

voulu transformer Pegravere Zeus en un tel Dieu ce nrsquoest

pas laffaire de celui-ci pas plus qursquoil ne se soucie

que Dante dans son Enfer lrsquoait identifieacute sans lui en

demander la permission avec Domeneddio dont la

soif de vengeance et la cruauteacute inouiumles y sont

ceacuteleacutebreacutees et deacutepeintes (par exemple chant XIV vers

70 et chant XXXI vers 92) Enfin mdash car on srsquoest

servi de tout mdash la nouvelle mille fois reacutepeacuteteacutee que les

sauvages de lrsquoAmeacuterique du Nord adorent sous le

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nom du laquo Grand Esprit raquo Dieu le creacuteateur du ciel et

de la terre et sont en conseacutequence de purs theacuteistes

cette nouvelle est absolument fausse Cette erreur a

eacuteteacute reacutecemment reacutefuteacutee dans un Meacutemoire sur lesdits

sauvages lu par John Scouler en 1846 dans une

seacuteance de 1a Socieacuteteacute ethnographique de Londres et

dont LrsquoInstitut journal des Socieacuteteacutes savantes

donne un extra (section II juillet 1847) Voici ce

qursquoil dit laquo Quand on nous parle dans les rapports

sur les superstitions des Indiens du Grand Esprit

nous sommes enclins agrave admettre que cette

expression deacutesigne une ideacutee qui concorde avec celle

que nous y relions et que leur foi est un simple

theacuteisme naturel Mais cette explication est tregraves

eacuteloigneacutee de la veacuteritable La religion de ces Indiens

est plutocirct un pur feacutetichisme consistant en sortilegraveges

et en enchantements Dans le rapport de Tanner

qui degraves son enfance a veacutecu parmi eux les deacutetails

sont fidegraveles et curieux mais tregraves eacuteloigneacutes des

deacutecouvertes de certains eacutecrivains il en reacutesulte

notamment que la religion de ces Indiens nrsquoest

reacuteellement qursquoun feacutetichisme semblable agrave celui qursquoon

trouvait jadis chez les Finnois et qursquoon trouve

aujourdrsquohui encore chez les peuplades sibeacuteriennes

Chez les Indiens demeurant agrave lrsquoest de la montagne

le feacutetiche consiste dans le premier objet venu

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auquel on attribue des proprieacuteteacutes mysteacuterieuses raquo

etc

Par suite de tout ceci lrsquoopinion que nous venons

drsquoexposer doit faire place agrave lrsquoopinion contraire agrave

savoir que seul un tregraves petit peuple insignifiant

meacutepriseacute de tous les peuples ses contemporains et

vivant isoleacute parmi tous les autres sans la moindre

foi en la continuation de lrsquoexistence apregraves la mort

mais neacuteanmoins eacutelu dans ce dessein a posseacutedeacute un

pur monotheacuteisme ou la connaissance du vrai Dieu

et cela non par la philosophie mais seulement par la

reacuteveacutelation comme il convenait car quelle valeur

aurait une reacuteveacutelation qui enseignerait que ce que

lrsquoon sait aussi sans elle Nul autre peuple nrsquoa jamais

conccedilu une telle ideacutee et cela doit contribuer agrave notre

estime de la reacuteveacutelation

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SECTION XIV QUELQUES REMARQUES SUR

MA PROPRE PHILOSOPHIE

Il nrsquoy a guegravere de systegraveme philosophique aussi simple

et construit avec aussi peu drsquoeacuteleacutements que le mien

aussi lrsquoembrasse-t-on et le comprend-on agrave premiegravere

vue Ceci reacutesulte de lrsquouniteacute et de la concordance

complegravetes de ses ideacutees fondamentales et milite

certainement en faveur de sa veacuteriteacute qui est parente

de la simpliciteacute laquo Celui qui doit dire la veacuteriteacute

srsquoexprime simplement raquo Simplex sigillum veri [la

simpliciteacute eacutetant le sceau de la veacuteriteacute] On pourrait

qualifier mon systegraveme un dogmatisme immanent

car ses doctrines quoique dogmatiques ne

deacutepassent pas le monde donneacute de lrsquoexpeacuterience et

expliquent simplement ce qursquoil est en analysant

dans ses ultimes eacuteleacutements Le vieux dogmatisme

renverseacute par Kant et aussi les gasconnades des trois

sophistes universitaires modernes cela est

transcendant en ce sens que cela deacutepasse le monde

pour expliquer par autre chose ce dogmatisme fait

du monde le reacutesultat drsquoune cause qui est induite par

lui Ma philosophie au contraire deacutebute par la

proposition que cause et effet ont seulement une

signification dans le monde et que celui-ci nexiste

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qursquoen preacutesupposant ceux-lagrave Car le principe de la

raison suffisante sous ses quatre aspects est

seulement la forme la plus geacuteneacuterale de lrsquointellect et

crsquoest uniquement en ce dernier comme le vrai locus

mundi que le monde objectif existe

Dans drsquoautres systegravemes philosophiques la

conseacutequence est obtenue par un enchaicircnement de

propositions Mais ceci demande neacutecessairement

que le contenu proprement dit du systegraveme soit

preacutesent degraves les premiegraveres propositions aussi le

reste comme deacuteriveacute drsquoelles ne peut-il guegravere ecirctre

que monotone pauvre vide et ennuyeux parce qursquoil

ne fait que deacutevelopper et reacutepeacuteter ce qui eacutetait deacutejagrave

renfermeacute dans les preacutemisses Ce triste reacutesultat de la

deacuteduction deacutemonstrative est surtout sensible chez

Christian Wolf mais mecircme Spinoza qui suivit

strictement cette meacutethode nrsquoa pu eacutechapper

complegravetement agrave cet inconveacutenient quoique son riche

esprit ait su trouver une compensation Mes

doctrines au contraire ne reposent pas en geacuteneacuteral

sur une chaine de syllogismes mais directement sur

le monde intuitif mecircme et leur seacutevegravere conseacutequence

aussi visible dans mon systegraveme que dans tout autre

nrsquoen deacutecoule pas par une voie simplement logique

mais est plutocirct cette concordance naturelle des

propositions reacutesultant de ce qursquoelles sont baseacutees

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dans leur totaliteacute sur la cognition intuitive crsquoest-agrave-

dire sur la perception sensible du mecircme objet

successivement consideacutereacute sous des aspects divers

en drsquoautres mots sur le monde reacuteel qui dans tous

ses pheacutenomegravenes est soumis agrave la conscience dans

laquelle il se preacutesente lui-mecircme

Pour cette raison jrsquoai toujours eacuteteacute rassureacute sur la

consistance de mes doctrines mecircme lorsque

certaines drsquoentre elles comme ce fut le cas pendant

quelque temps me parurent inconciliables car la

concordance exacte srsquoeacutetablit ensuite drsquoelle-mecircme agrave

mesure qursquoelles se compleacutetaient numeacuteriquement

Chez moi en effet cette concordance est tout

simplement celle de la reacutealiteacute avec elle-mecircme qui

ne peut jamais faillir Crsquoest ainsi que lorsque nous

regardons une construction pour la premiegravere fois et

drsquoun seul cocircteacute nous ne comprenons pas encore la

symeacutetrie de ses parties mais sommes certains que

celle-ci nrsquoest pas absente et apparaicirctra degraves que nous

aurons fait le tour de lrsquoeacutedifice Une concordance de

cette espegravece est parfaitement certaine par suite de

son caractegravere primordial et parce qursquoelle est soumise

agrave un controcircle perpeacutetuel de lrsquoexpeacuterience Au

contraire celle qui est deacuteduite et dont la validiteacute

deacutepend du syllogisme peut aiseacutement ecirctre trouveacutee

fausse un anneau de sa longue chaicircne pourrait par

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exemple ne pas lui appartenir ecirctre trop lacircche mal

assujetti Ma philosophie a en conseacutequence une

large base sur laquelle tout sappuie directement et

sucircrement les autres systegravemes au contraire

ressemblent agrave de hautes tours qursquoun seul support

cegravede et tout lrsquoeacutedifice srsquoeacutecroule Ce que je dis ici peut

se reacutesumer dans cette proposition que ma

philosophie est neacutee et exposeacutee par voie analytique

et non syntheacutetique

Je puis ajouter comme eacutetant son caractegravere speacutecial

que je cherche partout agrave arriver au fondement des

choses et que je ne suis pas satisfait tant que je nrsquoai

pas atteint la suprecircme reacutealiteacute donneacutee Cela provient

drsquoun instinct naturel qui me met agrave peu pregraves dans

lrsquoimpossibiliteacute de me contenter dune connaissance

geacuteneacuterale et abstraite par conseacutequent indeacutetermineacutee

de me satisfaire avec de simples notions agrave plus forte

raison avec de simples mots il me pousse en avant

jusqursquoagrave ce que jrsquoaie devant moi dans sa nuditeacute la

base finale toujours intuitive de toutes les notions et

propositions Je dois alors ou la laisser subsister

comme pheacutenomegravene primordial ou srsquoil est possible

la reacutesoudre en ses eacuteleacutements poursuivant en tout cas

son essence jusqursquoagrave son extrecircme limite A ce point

de vue on reconnaicirctra un jour mais pas de mon

vivant naturellement que la faccedilon dont les

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philosophes anteacuterieurs ont traiteacute ce sujet est plate

aupregraves de la mienne Lrsquohumaniteacute a appris de moi

beaucoup des choses qursquoelle nrsquooubliera jamais et

mes eacutecrits ne mourront point

Le theacuteisme aussi fait naicirctre le monde drsquoune volonteacute

crsquoest une volonteacute qui guide les planegravetes dans leurs

orbites et eacutevoque une nature sur leur surface Mais

le theacuteisme dune faccedilon enfantine place cette

volonteacute au dehors et ne la fait agir sur les choses

indirectement par lrsquointervention de la connaissance

et de la matiegravere suivant le mode de proceacuteder

humain Chez moi au contraire la volonteacute agit

moins sur les choses qursquoen elles celles-ci mecircme ne

sont rien drsquoautre que sa manifestation visible

Cette concordance prouve cependant qursquoil nous est

impossible de nous imaginer la primordialiteacute des

choses autrement que comme volonteacute Le

pantheacuteisme nomme laquo Dieu raquo la volonteacute agissant

dans les choses mdash une absurditeacute que jrsquoai assez

souvent et vigoureusement releveacutee moi je la

nomme la laquo volonteacute de vivre raquo parce que ceci

exprime la finaliteacute de notre connaissance par

rapport au sujet Cette relation du meacutediat agrave

lrsquoimmeacutediat se preacutesente aussi dans la morale Les

theacuteistes veulent une compensation entre les actions

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et les souffrances drsquoun ecirctre humain et je la veux

aussi Mais ils ladmettent seulement par le moyen

du temps et drsquoun juge reacutemuneacuterateur moi au

contraire je lrsquoadmets directement en deacutemontrant

que lrsquoauteur de lrsquoacte et celui qui souffre est le

mecircme ecirctre Les reacutesultats moraux du christianisme

jusqursquoagrave lrsquoasceacutetisme suprecircme se trouvent chez moi

baseacutes sur la raison et sur la connexion des choses

tandis que dans le christianisme ils le sont sur de

pures fables La foi en celles-ci disparait toujours

davantage aussi devra-t-on se tourner vers ma

philosophie Les pantheacuteistes ne peuvent avoir de

morale seacuterieuse puisque chez eux tout est divin et

excellent On mrsquoa beaucoup blacircmeacute drsquoavoir en

philosophant est-agrave-dire en theacuteorie repreacutesenteacute la vie

comme douloureuse et nullement deacutesirable

Pourtant on loue et lrsquoon admire mecircme celui qui

teacutemoigne en pratique le meacutepris le plus avoueacute pour

elle tandis qursquoon meacuteprise celui qui se preacuteoccupe

trop de sa conservation

A peine mes eacutecrits avaient-ils eacuteveilleacute lrsquoattention de

quelques personnes qursquoon souleva deacutejagrave la question

de prioriteacute au sujet de mon ideacutee fondamentale et

qursquoon rappela que Schelling avait dit une fois laquo

Vouloir crsquoest exister primordialement raquo ainsi que

beaucoup drsquoautres choses semblables Il faut dire agrave

223 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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ce sujet mecircme que les racines de ma philosophie se

trouvent deacutejagrave dans celle de Kant speacutecialement dans

sa doctrine du caractegravere empirique et intelligible

mais avant tout dans le fait que chaque fois qursquoil

examine de plus pregraves la chose en soit elle apparaicirct

toujours agrave travers son voile sous forme de volonteacute

Crsquoest un point sur lequel jai expresseacutement attireacute

lrsquoattention dans ma Critique de la philosophie de

Kant et jrsquoai dit en conseacutequence que ma philosophie

nrsquoest que lrsquoachegravevement de la penseacutee de la sienne Il

nrsquoy a donc pas lieu de srsquoeacutetonner si les philosophegravemes

de Fichte et de Schelling qui deacuterivaient eacutegalement

de Kant offrent aussi des traces de la mecircme ideacutee

fondamentale il est vrai que chez eux ils

apparaissent sans suite sans lien ni deacuteveloppement

et ne peuvent donc ecirctre regardeacutes que comme un

preacutelude fantastique de ma doctrine Il faut dailleurs

dire en geacuteneacuteral sur ce point que chaque grande

veacuteriteacute avant drsquoecirctre trouveacutee srsquoannonce par un

pressentiment un instinct une image indeacutecise

comme dans un brouillard un effort vain pour la

saisir parce que le progregraves du temps lrsquoa tout

simplement preacutepareacutee Il y est en conseacutequent preacuteludeacute

par des assertions isoleacutees Mais celui-lagrave seul qui a

deacutegageacute une veacuteriteacute de ses causes et lrsquoa peacuteneacutetreacutee

jusque dans ses conseacutequences qui a deacuteveloppeacute tout

son contenu envisageacute lrsquoeacutetendue de son domaine et

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lrsquoa ensuite exposeacutee clairement et logiquement avec

la pleine conscience de sa valeur et de son

importance celui-lagrave seul en est lrsquoauteur Si par

contre dans les temps anciens ou modernes il

arrive qursquoelle ait eacuteteacute exprimeacutee une fois par hasard

dans une demi-conscience presque comme des

mots balbutieacutes dans le sommeil et ne se laisse

trouver que si on la recherche seacuterieusement il

nrsquoimporte guegravere plus qursquoelle existe lagrave totidem verbis

ou totidem litteris Crsquoest ainsi que le trouveur drsquoune

chose est celui qui reconnaissant sa valeur lrsquoa

ramasseacutee et conserveacutee non celui qui lrsquoa prise par

hasard dans sa main et ensuite rejeteacutee crsquoest ainsi

eacutegalement que lrsquoAmeacuterique a eacuteteacute deacutecouverte par

Colomb et non par le premier naufrageacute deacuteposeacute par

les flots sur son rivage Crsquoest exactement le sens de

ladage de Donat pereant qui ante nos nostra

dixerunt [A bas ceux qui avant nous ont exprimeacute

nos ideacutees] Si lrsquoon voulait faire valoir contre moi la

prioriteacute de pareilles assertions accidentelles on

aurait pu remonter beaucoup plus en arriegravere et citer

par exemple cette phrase de Cleacutement dAlexandrie

(Stromates livre II chap XVII) Velle ergo omnia

antecedit rationales enim facultates sunt

voluntatis ministraelig [Donc le vouloir preacutecegravede tout

car les forces de la raison sont les services du

vouloir](Voir Sanctorum Patrum Opera polemica

225 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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eacutedit citeacutee t V Clementis Alexandrini Opeacutera t II

p 304) Spinoza a dit aussi (Eacutethique partie III

propos 57) Cupiditas est ipsa unius cujusque

natura seu essentia [le deacutesir est la nature mecircme ou

lrsquoessence de chaque individu] et plus haut (partie

III propos 9 scholie et finalement mecircme partie

deacutefinit 1 explic) Hic conatus cum ad mentem

solam refertur Voluntas appellatur sed cum ad

mentem et corpus simul refertur vocatur

Appetitus qui proindegrave nihil aliud est quam ipsa

hominis essentiel [Cet effort quand il se rapporte

exclusivement agrave lrsquoesprit srsquoappelle volonteacute mais

quand il se rapporte agrave lrsquoesprit et au corps tout

ensemble il se nomme appeacutetit qui nrsquoest rien drsquoautre

que lrsquoessence mecircme de lrsquohomme] Helveacutetius a dit

avec beaucoup de raison laquo Il nrsquoest point de moyens

que lrsquoenvieux sous lapparence de la justice

nrsquoemploie pour deacutegrader le meacuterite Crsquoest lrsquoenvie

seule qui nous fait trouver dans les anciens toutes

les deacutecouvertes modernes Une phrase vide de sens

ou du moins inintelligible avant ces deacutecouvertes

suffit pour faire crier au plagiat raquo (De lrsquoesprit IV 7)

Et je demande au lecteur qursquoil me permette de citer

encore agrave ce sujet un autre passage du mecircme auteur

non par vaniteacute ni par arrogance mais simplement

pour qursquoil se rappelle la justesse de lrsquoideacutee qui y est

exprimeacutee et considegravere si quelque chose peut ou non

226 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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sy appliquer agrave moi laquo Quiconque se plaicirct agrave

consideacuterer lrsquoesprit humain voit dans chaque siegravecle

cinq ou six hommes drsquoesprit tourner autour de la

deacutecouverte que fait lrsquohomme de geacutenie Si lrsquohonneur

en reste agrave ce dernier crsquoest que cette deacutecouverte est

entre ses mains plus feacuteconde que dans les mains de

tout autre crsquoest qursquoil rend ses ideacutees avec plus de

force et de netteteacute et qursquoenfin on voit toujours agrave la

maniegravere diffeacuterente dont les hommes tirent parti

drsquoun principe ou drsquoune deacutecouverte agrave qui ce principe

ou cette deacutecouverte appartient raquo (Ouvrage citeacute IV

I)

Par suite de la vieille guerre irreacuteconciliable que

partout et de tout temps lrsquoincapaciteacute et la sottise ont

meneacutee contre lrsquoesprit et lrsquointelligence mdash des leacutegions

contre quelques individus mdash celui qui apporte une

chose de valeur doit soutenir une peacutenible lutte

contre lrsquoinintelligence la veulerie le mauvais goucirct

les inteacuterecircts priveacutes et lrsquoenvie tous formant la belle

alliance de laquelle Chamfort a dit laquo En examinant

la ligue des sots contre les gens desprit on croirait

voir une conjuration de valets pour eacutecarter les

maicirctres raquo Dans mon cas il y avait en outre en jeu

un ennemi peu ordinaire Un grand nombre de ceux

auxquels aurait incombeacute la tacircche de guider le

jugement du public dans ma speacutecialiteacute eacutetaient

227 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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appointeacutes et payeacutes pour propager vanter exalter

jusqursquoau ciel la machine heacutegeacutelienne la pire de toutes

les inventions Mais ce sont lagrave des choses qui ne

peuvent reacuteussir si lrsquoon veut en mecircme temps

accorder ses droits agrave ce qui est bon ne fucirct-ce qursquoen

une certaine mesure Ceci eacuteclaircira pour mes futurs

lecteurs le fait sans cela eacutenigmatique que je suis

resteacute aussi eacutetranger agrave mes propres contemporains

que lrsquohomme dans la lune Il faut reconnaicirctre

cependant qursquoun systegraveme drsquoideacutees qui mecircme en

lrsquoabsence de toute participation de la part drsquoautrui

est capable drsquooccuper sans relacircche et ardemment

son auteur pendant une longue vie et de lrsquoeacuteperonner

agrave un travail persistant et sans reacutecompense possegravede

en lui-mecircme un teacutemoignage de sa valeur et de sa

veacuteriteacute Priveacute de tout encouragement du dehors

lrsquoamour seul de mon œuvre a maintenu mes efforts

pendant les nombreux jours de mon existence et ne

mrsquoa pas permis de me fatiguer jrsquoai pu envisager

alors avec meacutepris la gloire bruyante acquise par ce

qui ne vaut rien Car agrave mon entreacutee dans la vie mon

geacutenie mrsquoavait laisseacute le choix ou reconnaicirctre la

veacuteriteacute mais ne plaire ainsi agrave personne ou comme

les autres enseigner le faux aux applaudissements

de la coterie qui vous entourer Le choix ne me fut

pas difficile En conseacutequence la fortune de ma

philosophie fut le contraire de celle des heacutegeacuteliens et

228 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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tellement le contraire qursquoon peut les regarder lrsquoune

et lrsquoautre comme le cocircteacute opposeacute de la mecircme feuille

vu la diffeacuterence de leur nature La machine

heacutegeacutelienne deacutepourvue de veacuteriteacute de clarteacute drsquoesprit

mecircme de bon sens srsquoenveloppant en outre dans le

plus reacutepugnant galimatias qursquoon ait jamais entendu

fut une philosophie universitaire octroyeacutee et

privileacutegieacutee par suite un non-sens qui nourrissait

son homme Ma philosophie apparaissant en mecircme

temps qursquoelle avait toutes les qualiteacutes manquant agrave

celle-ci mais elle nrsquoeacutetait pas faccedilonneacutee en vue de fins

supeacuterieures elle ne convenait nullement en ce

temps-lagrave agrave la chaire et comme lrsquoon dit elle nrsquoeacutetait

bonne agrave rien Il srsquoensuivit alors comme le jour suit

la nuit que la machine heacutegeacutelienne fut le drapeau

auquel tout le monde courut tandis que ma

philosophie ne trouva ni applaudissements ni

adheacuterents elle fut mecircme de propos deacutelibeacutereacute

complegravetement ignoreacutee et passeacutee sous silence voire

mecircme eacutetouffeacutee quand la chose eacutetait possible car sa

preacutesence aurait troubleacute le miseacuterable jeu en question

comme la lumiegravere du jour vient troubler les ombres

sur le mur Je devins en conseacutequence le masque de

fer ou comme dit le noble Dorguth28 le Kaspar

28 Conseiller de justice agrave Magdebourg philosophe plutocirct amateur Dorguth srsquoeacuteprit avant tout autre des ideacutees de

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Hauser des professeurs de philosophie on

mrsquointerdit lrsquoair et la lumiegravere afin que personne ne

me vicirct et que mes aspirations inneacutees ne pussent se

faire jour Mais maintenant lrsquohomme que les

professeurs de philosophie ont tueacute par le silence est

ressusciteacute agrave la grande consternation desdits

professeur qui ne savent deacutesormais quelle figure

prendre

Schopenhauer Degraves 1843 il le proclamait laquo le premier penseur systeacutematique reacuteel dans toute lhistoire litteacuteraire raquo et lui marqua degraves lors le deacutevouement dun apocirctre Schopenhauer lui sut constamment greacute de son zegravele agrave toute eacutepreuve laquo LrsquoEacutecole a subi une perte douloureuse eacutecrivait-il agrave un ami en novembre 1854 notre premier eacutevangeacuteliste Dorguth est mort du choleacutera agrave soixante-dix-sept ans La derniegravere lettre que jrsquoai reccedilue de lui six jours avant sa mort mannonce quil a conquis agrave ma cause un privat-docent de Gœttingue Ainsi fidegravele jusquau tombeau raquo (Le trad)

230 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

LA LITTEacuteRATURE SANSCRITE

Si je veacutenegravere agrave un tregraves haut degreacute les œuvres

religieuses et philosophiques de lrsquoInde je nrsquoai trouveacute

que rarement quelque plaisir agrave ses œuvres

poeacutetiques il mrsquoa mecircme sembleacute parfois qursquoelles sont

aussi deacutepourvues de goucirct et aussi monstrueuses que

la sculpture de ce pays Jrsquoestime mecircme avant tout

ses œuvres dramatiques pour les renseignements

tregraves instructifs et les documents sur la croyance

religieuse et sur les mœurs qursquoelles nous

fournissent Mon jugement peut provenir de ce que

la poeacutesie par sa nature est intraduisible Les ideacutees

et les mots y sont aussi intimement et solidement

entremecircleacutes que pars uterina et pars fœtalis

placentaelig de sorte qursquoon ne peut sans nuire agrave

celles-lagrave en substituer drsquoeacutetrangers agrave ceux-ci Tout ce

qui est meacutetrique et rimeacute est en reacutealiteacute un compromis

entre lrsquoideacutee et le langage mais ceci par sa nature

ne peut ecirctre accompli que sur le terrain indigegravene de

lrsquoideacutee non sur un terrain eacutetranger ougrave il faudrait le

transplanter et sur un terrain aussi infertile que le

sont en geacuteneacuteral les cerveaux des traducteurs Quoi

de plus opposeacute en effet que le libre eacutepanchement

231 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

de lrsquoenthousiasme drsquoun poegravete qui se manifeste

spontaneacutement et par instinct deacutejagrave revecirctu de la

mesure et de la rime et la douloureuse torture

calculatrice et froide du traducteur qui compte les

syllabes et cherche les rimes Comme ce qui nous

fait deacutefaut en Europe ce ne sont nullement les

œuvres poeacutetiques qui srsquoadressent directement agrave

nous mais les vues meacutetaphysiques exactes je suis

drsquoavis que les traducteurs du sanscrit devraient

consacrer leur labeur bien moins agrave la poeacutesie qursquoaux

Veacutedas aux Upanishads et aux œuvres

philosophiques

Il est bien difficile mecircme avec lrsquoaide des meilleurs

maicirctres soigneusement formeacutes en vue de cette

tacircche et celle des excellentes ressources

philologique creacuteeacutees au cours des siegravecles de parvenir

agrave la compreacutehension juste exacte et vivante des

auteurs grecs et romains dont les langues sont

pourtant celles de nos preacutedeacutecesseurs en Europe et

les megraveres des langues actuelles Or le sanscrit lui

est une langue qursquoon parlait dans lrsquoInde lointaine il y

a des milliers drsquoanneacutees et les moyens de lrsquoapprendre

sont relativement encore tregraves imparfaits Quand

pour ma part je songe agrave lrsquoimpression que les

traductions du sanscrit par des lettreacutes europeacuteens mdash

tregraves peu excepteacutees mdash font sur moi il me vient le

232 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

soupccedilon que ces lettreacutes ne peuvent pas comprendre

beaucoup mieux leurs textes que les eacutelegraveves de

seconde de nos eacutecoles ne comprennent les textes

grecs Seulement comme ces lettreacutes ne sont pas des

enfants mais des hommes instruits et intelligents

ils donnent agrave peu pregraves le sens geacuteneacuteral de ce qursquoils

comprennent travail dans lequel beaucoup de

choses peuvent se glisser ex ingenio Il en va

beaucoup plus mal encore du chinois des sinologues

europeacuteens qui tacirctonnent souvent dans lobscuriteacute

On en est convaincu lorsque lrsquoon constate comment

mecircme les plus savants drsquoentre eux se rectifient les

uns les autres et se deacutemontrent des erreurs

colossales On trouve de freacutequents exemples de ce

genre dans le Foe-Kue-ki dAbel Reacutemusat

Si je considegravere drsquoautre part que le sultan

Mohammed Daraschakoh le fregravere drsquoAureng-Zeb neacute

et eacuteleveacute dans lrsquoInde instruit penseur et avide de

savoir devait par conseacutequent connaicirctre son sanscrit

agrave peu pregraves aussi bien que nous notre latin sans

parler quil avait pour collaborateurs un certain

nombre des pundits les plus lettreacutes tout cela me

donne deacutejagrave par avance une haute opinion de sa

traduction des Upanishads du Veacuteda en persan Si je

considegravere ensuite avec quel profond respect tel qursquoil

convient agrave la matiegravere Anquetil Duperron a traiteacute

233 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

cette traduction persane en la rendant mot agrave mot en

latin en conservant de plus exactement la syntaxe

persane nonobstant la grammaire latine ainsi que

les mots sanscrits non traduits par le sultan pour ne

les expliquer que dans le glossaire alors je lis cette

traduction avec une pleine confiance qui se

confirme bientocirct agrave ma grande satisfaction Combien

lrsquoOupnekhat respire en effet lesprit saint des

Veacutedas Combien celui qui par une lecture attentive

a fini par srsquoassimiler le latin-persan de ce livre

incomparable nrsquoest-il pas saisi par cet esprit au plus

profond de lui-mecircme Comme chaque ligne est

remplie drsquoune signification ferme deacutetermineacutee

habituellement coheacuterente Et de chaque page se

preacutesentent agrave nous des penseacutees profondes originales

sublimes tandis qursquoun seacuterieux sacreacute plane sur

lensemble Tout respire ici lrsquoair indou et lrsquoexistence

primordiale apparenteacutee agrave la nature Et comme

lrsquoesprit est ici purifieacute de toute la superstition juive

qui lui a eacuteteacute inoculeacutee de bonne heure et de toute la

philosophie deacutevoueacutee agrave celle-ci Crsquoest la lecture du

monde la plus sublime et la plus feacuteconde en

reacutesultats Elle a eacuteteacute la consolation de ma vie et sera

celle de ma derniegravere heure En ce qui concerne

234 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

certains doutes eacuteleveacutes contre lrsquoauthenticiteacute de

lrsquoOupnekhat je renvoie agrave mon Eacutethique note de la

page 27129

Si maintenant je compare agrave ce livre les traductions

europeacuteennes de textes sacreacutes de lrsquoInde ou de

philosophes de cette nation celles-ci produisent sur

moi agrave part quelques tregraves rares exceptions telles que

le Bhagavat Gicircta de Schlegel et quelques passages

de la traduction des Veacutedas par Colebrooke

lrsquoimpression tout opposeacutee Elles mrsquooffrent des

peacuteriodes dont le sens geacuteneacuteral et abstrait est

souvent indeacutecis et indeacutetermineacute et dont le lien est

lacircche je ne perccedilois que des contours des ideacutees du

texte original avec des remplissages dont je

remarque le caractegravere eacutetranger des contradictions

apparaissent aussi tout est moderne vide fade

plat pauvre de sens et occidental crsquoest

europeacuteaniseacute angliciseacute franciseacute ou mecircme ce qui est

29 Voici cette note laquo On a contesteacute lrsquoauthenticiteacute de lrsquoOupnekhat en ce fondant sur certaines gloses marginales ajouteacutees par des copistes musulmans puis introduites dans le texte Mais cette authenticiteacute a eacuteteacute parfaitement eacutetablie par les indianistes F-H-F Windischmann (le fils) dans son Sancare sive de theologumenis Vedanticorum 1833 p XIX et Bochinger De la vie contemplative chez les Indous 1831 p12 raquo

235 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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le pire sublimeacute et embrouillardeacute agrave la maniegravere

allemande crsquoest-agrave-dire qursquoau lieu drsquoun sens clair et

net on ne trouve que des mots mais longuement

deacutelayeacutes Telle est par exemple la plus reacutecente de

ces traductions publieacutee par Rœr dans la Bibliotheca

Indica Calcutta 1853 numeacutero 41 on y reconnaicirct

tout aussitocirct lrsquoAllemand deacutejagrave habitueacute comme tel agrave

coucher sur le papier des peacuteriodes dans lesquelles il

laisse agrave drsquoautres le soin de trouver quelque chose de

clair et de preacutecis On nrsquoy sent aussi que trop souvent

quelque chose du fœtor judaiumlcus Tout cela diminue

ma confiance en de telles traductions surtout quand

je pense en outre que leurs auteurs pratiquent ce

travail pour gagner leur pain Le noble Anquetil

Duperron au contraire nrsquoa pas eacuteteacute pousseacute vers ces

eacutetudes par la neacutecessiteacute de vivre mais uniquement

par lrsquoamour de la science et la reacutecompense du

sultan Daraschakoh fut que sa tecircte tomba agrave ses

pieds par ordre de son fregravere impeacuterial Aureng-Zeb

mdashin majorem Dei gloriam Crsquoest ma ferme

conviction qursquoon ne peut obtenir jusquagrave preacutesent que

par lrsquoOupnekhat la veacuteritable connaissance des

Upanishads et par suite de la dogmatique

eacutesoteacuterique reacuteelle des Veacutedas on peut avoir parcouru

les autres traductions et lrsquoon na aucune ideacutee de la

chose Le sultan Daraschakoh semble aussi avoir eu

sous les yeux des manuscrits sanscrits beaucoup

236 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

meilleurs et plus complets que Ceux des lettreacutes

anglais

La Sanhita du Veacuteda ne peut ecirctre des mecircmes auteurs

ni du mecircme temps que lrsquoUpanishad on srsquoen

convainc pleinement en lisant le livre Ier de la

Sanhita du Rig-Veacuteda traduit par Rosen et la

traduction lu Sama-Veacuteda par Stevensen Tous deux

se composent de priegraveres et de rituels qui respirent

un sabaiumlsme passablement grossier Indra y est le

Dieu suprecircme invoqueacute et avec lui le soleil la lune

les vents et le feu Ceux-ci sont lrsquoobjet dans tous les

hymnes des plus serviles flagorneries avec des

priegraveres pour obtenir des vaches des aliments de la

boisson la victoire et des sacrifices Les sacrifices et

les cadeaux faits aux precirctres sont les uniques vertus

qui soient loueacutees Ormazd drsquoougrave est sorti plus tard

Jeacutehovah eacutetant en reacutealiteacute Indra (drsquoapregraves J-J

Schmidt) et aussi Mithra le soleil le culte du feu

srsquoest sans doute introduit chez les Guecircbres avec

Indra LUpanishad est comme je lrsquoai dit le produit

de la sagesse suprecircme humaine il nrsquoest destineacute

ainsi qursquoaux brahmanes instruits voilagrave pourquoi

Anquetil traduit ce nom par secretum tegendum La

Sanhita par contre est eacutesoteacuterique elle est quoique

indirectement destineacutee au peuple puisqursquoelle a

pour contenu la liturgie crsquoest-agrave-dire des priegraveres

237 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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publiques et des rites sacrificatoires aussi sa lecture

est-elle des plus insipides agrave en juger par les

eacutechantillons citeacutes Car Colebrooke a traduit dans

son traiteacute Sur les ceacutereacutemonies religieuses des Indous

des hymnes drsquoautres livres de la Sanhita qui

respirent un esprit apparenteacute agrave celui de

lrsquoUpanishad tel par exemple le bel hymne du

second Essai laquo The embodied spirit raquo etc dont

jrsquoai donneacute ailleurs une traduction30

A lrsquoeacutepoque ougrave les grands temples de lrsquoInde furent

tailleacutes dans les rochers lrsquoart drsquoeacutecrire nrsquoeacutetait peut-

ecirctre pas encore inventeacute et les nombreuses troupes

de precirctres qui habitaient ces temples eacutetaient les

30 Dans le chapitre des Parerga consacreacute agrave lrsquo laquo Eacutethique raquo On trouve cet hymne traduit dans notre volume Eacutethique droit et politique p 31 et nous le reproduisons ici laquo Lrsquoesprit incarneacute qui a mille tecirctes mille yeux mille pieds a sa racine dans la poitrine humaine et peacutenegravetre agrave la fois toute la terre Cet ecirctre est le monde et tout ce qui a eacuteteacute et sera Crsquoest ce qui srsquoaccroicirct par la nourriture et confegravere lrsquoimmortaliteacute Crsquoest lagrave sa grandeur et pour cela il est lrsquoesprit incarneacute le plus noble Les eacuteleacutements de ce monde constituent une part de son ecirctre et trois parts sont lrsquoimmortaliteacute dans le ciel Ces trois parts se sont eacuteleveacutes du monde mais lrsquoautre part est resteacute en arriegravere et est ce qui (par la migration des acircmes) jouit et ne jouit pas des fruits des bonnes et des mauvaises actions etc raquo (Le trad)

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reacuteservoirs vivants des Veacutedas dont chaque precirctre ou

chaque eacutecole savait par cœur et propageait une

partie Crsquoest ce qursquoont fait aussi les druides Crsquoest

sans doute plus tard que dans ces temples crsquoest-agrave-

dire dans le plus digne entourage ont eacuteteacute composeacutes

les Upanishads

La philosophie Sankhya consideacutereacutee comme

lrsquoanteacuteceacutedente du bouddhisme telle qursquoelle nous

apparaicirct in extenso dans la Karika de lrsquoIswara

Krischna traduite par Wilson mdash quoique toujours

comme agrave travers un brouillard par suite de

lrsquoinsuffisance de cette traductionmdash est inteacuteressante

et instructive en ce qursquoelle nous expose les dogmes

principaux de la philosophie indoue la neacutecessiteacute de

la deacutelivrance drsquoune existence peacutenible la

transmigration suivant les actes la connaissance

comme condition fondamentale de la deacutelivrance

etc avec lrsquoabondance et le haut seacuterieux dont ils sont

lobjet dans lrsquoInde depuis des milliers drsquoanneacutees

En attendant nous voyons toute cette philosophie

gacircteacutee par une ideacutee fondamentale fausse le dualisme

absolu entre Prakriti et Pourouscha Cest justement

le point ougrave la Sankhya srsquoeacutecarte des Veacutedas Prakriti

est manifestement la natura naturans et en mecircme

temps la matiegravere en soi crsquoest-agrave-dire sans aucune

239 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

forme seulement penseacutee et non perccedilue celle-ci

ainsi conccedilue peut toute chose naissant drsquoelle ecirctre

reacuteellement regardeacutee comme identique avec la

natura naturans Mais Pourouscha est le sujet de la

connaissance car elle est perceptible inactive

simple spectatrice Cependant tous deux sont

envisageacutes comme absolument diffeacuterents et

indeacutependants lrsquoun de lrsquoautre aussi lrsquoexplication

pourquoi Prakriti se torture pour deacutelivrer

Pourouscha est-elle insuffisante (verset 60)

Lrsquoouvrage entier enseigne ensuite que la deacutelivrance

de Pourouscha est le but final au contraire crsquoest

tout agrave coup Prakriti qui doit ecirctre deacutelivreacutee Toutes ces

antinomies disparaicirctraient si lrsquoon avait pour

Prakriti et Pourouscha une racine commune que

tout indique mecircme contre la volonteacute de Kapila ou

Pourouscha serait une modification de Prakriti et le

dualisme se romprait en tout cas Pour introduire de

La raison dans cela il mrsquoest impossible de voir en

Prakriti autre chose que la volonteacute et en

Pourouscha autre chose que le sujet de la

connaissance

Un trait de petitesse et de peacutedantisme propre agrave la

Sankhya crsquoest sa meacutethode du calcul son

deacutenombrement et son eacutenumeacuteration de toutes les

qualiteacutes etc Ce trait semble drsquoailleurs ecirctre

240 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

particulier au pays puisque les eacutecrits bouddhistes

procegravedent de la mecircme faccedilon

Le sens moral de la meacutetempsycose dans toutes les

religions indoues nest pas seulement que nous

expiions dans une seconde naissance toute

injustice commis par nous mais aussi que nous

regardions toute injustice dont nous sommes la

victime comme bien meacuteriteacutee par nos meacutefaits dans

une existence anteacuterieure

Lrsquoappellation de laquo reacutegeacuteneacutereacutes raquo donneacutee aux

membres des trois castes supeacuterieures peut

srsquoexpliquer comme cela a lieu habituellement par le

fait que lrsquoinvestiture du saint cordon qui met les

jeunes gens hors de tutelle est pour eux comme une

seconde naissance Mais la veacuteritable raison crsquoest

que par suite seulement de remarquables meacuterites

dans une vie anteacuterieure on prend naissance dans

ces castes et qursquoon doit en conseacutequence avoir deacutejagrave

existeacute dans cette vie en tant qursquoecirctre humain tandis

que lrsquoecirctre neacute dans la derniegravere caste ou une plus

infime encore peut avoir eacuteteacute auparavant un animal

Parmi les indices qui reacutevegravelent que les Eacutegyptiens

(Eacutethiopiens) ou du moins leurs precirctres sont venus

de lrsquoInde on peut lire aussi dans la Vie drsquoApollonius

241 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

de Thyane les passages des livres III chap xx et

livre VI chap II

Vous raillez les eacuteons et les kalpas du bouddhisme

Le christianisme lui a pris une position de laquelle

il embrasse un court espace de temps Le

bouddhisme en a pris une drsquoougrave lrsquoinfiniteacute lui apparaicirct

dans le temps et dans lrsquoespace et qui devient son

thegraveme

De mecircme que la Lalitavistara assez simple et

naturelle au deacutebut est devenue plus compliqueacutee et

plus merveilleuse dans chaque nouvelle reacutedaction

qursquoelle a subie de la part de chaque concile successif

ainsi le dogme lui-mecircme a vu ses quelques doctrines

simples et grandioses se compliquer confuseacutement

peu agrave peu de commentaires deacutetailleacutes dexposeacutes de

temps et drsquoespace de personnifications de

localisations empiriques etc Crsquoest la faute de la

tournure drsquoesprit de la multitude qui veut occuper

son imagination et ne trouve pas de plaisir agrave ce qui

est simple et abstrait

Les dogmes brahmaniques et les distinctions de

Brahm et Brahma de Paramatma et de Djiwatma

242 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

de Hiranya-Garbha Pradjapati Pourouscha

Prakriti etc 31 ne sont au fond que des fictions

mythologiques imagineacutees en vue de faire apparaicirctre

comme objectif ce qui nrsquoa essentiellement qursquoune

existence subjective aussi Bouddha y a-t-il renonceacute

et ne connaicirct-il que le sansara et le nirvana Plus en

effet les dogmes sont devenu confus bigarreacutes et

compliqueacutes et plus ils ont revecirctu drsquoun aspect

mythologique Crsquoest ce que comprend mieux le

yogui ou saniassi qui prenant sa position

concentre tous ses sens en lui-mecircme puis oublie

tout le monde et sa propre personnaliteacute Une seule

chose reste encore dans sa conscience lrsquoessence

primordiale Seulement la chose est plus facile agrave dire

qursquoagrave faire

Leacutetat de deacutegradation des Indous autrefois si

hautement cultiveacutes est le reacutesultat de lrsquoeacutepouvantable

oppression que pendant sept cents ans ils ont subie

de la part des mahomeacutetans qui voulaient les

convertir par la violence agrave lrsquoislamisme Aujourdrsquohui

il nrsquoy a de mahomeacutetans qursquoun huitiegraveme de la

population de lrsquoInde (Edinburgh Review janvier

1858)

31 On les trouvera tregraves bien reacutesumeacutes dans lrsquoexcellent livre de J -B Obry Du Nirvana indien 1856

243 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Il est vraisemblable que la mythologie des Grecs et

des Romains est apparenteacutee juste daussi loin agrave celle

des Indous que le grec et le latin le sont au sanscrit

et la mythologie eacutegyptienne agrave toutes deux Zeus

Poseacuteidon et Hadegraves sont peut-ecirctre brahma Vischnou

et Schiva ce dernier a un trident dont le sens est

inexpliqueacute chez Poseacuteidon La clef du Nil crux

ansata symbole de la Veacutenus est exactement le

Lingam et le yoni des schivaiumltes Osiris ou Isiris est

peut-ecirctre Isvara Seigneur et Dieu Les Eacutegyptiens et

les Indous adoraient le lotus

Janus signifierait laquo le chaos comme uniteacute

primordiale raquo (Explication de Janus par Schelling agrave

lrsquoAcadeacutemie de Berlin) Walz De religione

Romanorum antiquissima (Programme de

lrsquoUniversiteacute de Tubingue 1845) donne une

explication beaucoup plus profonde Janus serait

Yama le dieu de la mort qui a deux visages et

parfois quatre En temps de guerre les portes de la

mort sont ouvertes Et Pradjavati ne serait-il pas par

hasard Japet

La deacuteesse Anna Pourna des Indous (Langlegraves

Monuments de lrsquoInde t II p 107) est certainement

lAnna Perenna des Romain Ce point a eacuteteacute depuis

longtemps constateacute et eacutelucideacute (Asiatic Researches t

244 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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VIII pp 69-73) Baghis un surnom de Schiva

rappel le voyant Bakis (Ibid t I p 178) Dans

Sakontala (acte VI agrave la fin) Indra est surnommeacute

Divespetir eacutevidemment Diespiter

Un point qui parle fort en faveur de lrsquoidentiteacute du

Bouddha avec le Wodan crsquoest que drsquoapregraves Langlegraves

(ouvrage citeacute t II) le mercredi (Wodan-day) est

sacreacute pour le (Mercure) et le Bouddha mdash Le mot

laquo korban raquo que lrsquoOupnekhat traduit par

sacrificium apparaicirct chez lrsquoeacutevangeacuteliste Marc (7 II)

laquo Tout don que je fais agrave Dieu vous soit utile il

satisfait agrave la loi raquo en latin corban crsquoest-agrave-dire

munus Den dicatum Mais le plus important est ce

qui suit la planegravete Mercure est sacreacutee pour le

Bouddha est identifieacutee en une certaine mesure avec

lui et le mercredi est le jour de Bouddha Mercure

est le fils de Maia et Bouddha le fils le la reine Maiumla

Cela ne peut ecirctre un hasard laquo Ici disent les

Souabes est enterreacute un minnesinger raquo (Voir

cependant Manual of Buddhisrn p 354 note et

Asiatic Researches t I p 162)

Spence Hardy raconte (On Eastern Monachism p

122) que talars agrave offrir aux precirctres dans une certaine

solenniteacute doivent ecirctre tisseacutes et termineacutes en un seul

jour Crsquoest ce que dit eacutegalement Heacuterodote (Histoire

245 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

chap CXXI) au sujet drsquoun vecirctement offert agrave un

precirctre en une occasion solennelle)

Lrsquoautochtone des Allemands est Mannus son fils est

Thuiskon Dans lrsquoOupnekhat (t II p 347 et t 1 p

96) le premier homme srsquoappelle Man

On sait que Satyavatri est identique agrave Menou ou

Manou comme drsquoautre part agrave Noeacute Or le pegravere de

Samson se nomme Manoeacute (Les Juges chap XIII)

donc Manou Manoeacute Noeacute La Vulgate eacutecrit Μανωέ

et Νωέ Noeacute ne serait-il pas justement Manoeacute en

omettant la premiegravere syllabe

Chez les Eacutetruriens Jupiter se nommait Tina

(Moreau de Jonnegraves seacuteance de lrsquoAcadeacutemie des

sciences morales et politiques deacutecembre 1850) Y

aurait-il lagrave un rapport avec le chinois Tien En tout

cas les Etruriens avaient lAnna Perenna des

Indous

Toutes ces analogies sont eacutetudieacutees dune faccedilon tregraves

approfondie par Wilford et Burr dans les Asiatic

Researches

246 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

QUELQUES CONSIDEacuteRATIONS

ARCHEacuteOLOGIQUES

Le nom de Peacutelasges apparenteacute sans aucun doute agrave

celui de Pelagus est la deacutesignation geacuteneacuterale des

petites tribus asiatiques isoleacutees disperseacutees eacutegareacutees

qui arrivegraverent les premiegraveres en Europe ougrave elles ne

tardegraverent pas agrave oublier complegravetement la tradition la

religion et la civilisation de leur patrie Favoriseacutees

par lrsquoinfluence du beau climat tempeacutereacute et du bon sol

comme par celle des cocirctes de la Gregravece et de lrsquoAsie-

Mineure elles acquirent drsquoelles-mecircmes sous le nom

drsquoHellegravenes un deacuteveloppement tout naturel et une

culture purement humaine comme on nrsquoen avait vu

nulle part avant elles En accord avec ceci elles

nrsquoavaient non plus qursquoune religion enfantine agrave

moitieacute plaisante le seacuterieux se reacutefugiait dans les

mystegraveres et la trageacutedie A cette nation grecque toute

seule nous devons la conception exacte et la

repreacutesentation naturelle du visage et de lrsquoexteacuterieur

humain la deacutecouverte des rapports architecturaux

seuls reacuteguliers et agrave jamais eacutetablis par elle le

deacuteveloppement de toutes les formes veacuteritables de

poeacutesie avec lrsquoinvention de la mesure meacutetrique

vraiment belle lrsquoexposition de systegravemes

247 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

philosophiques drsquoapregraves toutes les directions

fondamentales de la penseacutee humaine les eacuteleacutements

des matheacutematiques les bases drsquoune leacutegislation

raisonnable et dune maniegravere geacuteneacuterale la

conception normale drsquoune existence humaine

reacuteellement belle et noble Car ce petit peuple choisi

des Muses et des Gracircces eacutetait doueacute on peut le dire

de lrsquoinstinct de la beauteacute Cet instinct srsquoeacutetendait agrave

tout aux visages aux formes corporelles aux

postures aux vecirctements aux armes aux bacirctiments

aux vases aux ustensiles agrave tout et ne lrsquoabandonna

jamais Aussi nous eacuteloignerons-nous toujours

drsquoautant plus du bon goucirct et de la beauteacute que nous

nous eacuteloignons des Grecs surtout en sculpture et en

architecture et les anciens ne vieilliront jamais Ils

sont et restent lrsquoeacutetoile polaire qui doit guider tous

nos efforts en litteacuterature dans les arts plastiques et

qursquoil ne nous faut jamais perdre des yeux Honte agrave

lrsquoeacutepoque qui aurait lrsquoaudace de laisser les anciens de

cocircteacute Si un laquo temps preacutesent raquo corrompu miseacuterable

et purement mateacuteriel se risquait agrave quitter leur eacutecole

pour se sentir plus agrave lrsquoaise dans sa propre

preacutesomption il segravemerait la honte et le

deacuteshonneur32

32 Les Grecs eacutetaient comme les Germains une tribu mdash ou

248 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Par contre dans les arts meacutecaniques et techniques

les Grecs sont tregraves en arriegravere de nous crsquoest que ces

choses-lagrave exigent plus de temps de patience de

meacutethode et drsquoexpeacuterience que de hautes forces

intellectuelles Aussi la plupart des œuvres

scientifiques des anciens ne peuvent-elles guegravere

nous renseigner que sur ce que ceux-ci nrsquoont pas su

Pour se rendre compte jusqursquoagrave quel point les

horde mdash eacutemigreacutee drsquoAsie et ces deux peuples eacuteloigneacutes de leur pairie se sont tireacutes drsquoaffaire uniquement par leurs propres ressources Mais que devinrent dune part les Grecs de lautre les Germains Il suffit de comparer la mythologie des uns et des autres Car Crsquoest sur celle-ci que les Grecs fondegraverent plus tard leur poeacutesie et leur philosophie leurs premiers eacuteducateurs furent les anciens chanteurs Orpheacutee Museacutee Amphion Linus finalement Homegravere Ils furent suivis par les sept sages puis par les philosophes Ainsi les Grecs traversegraverent en quelque sorte les trois classes de leur eacutecole chose dont il nest nullement question chez les Germains avant la migration des peuples Dans les lyceacutees on ne devrait pas enseigner lancienne litteacuterature germanique telle que les Nibelunyen et autres poegravetes du moyen acircge Ces productions-lagrave sont a la veacuteriteacute excessivement curieuses et meacuteritent drsquoecirctre lues mais elles ne contribuent pas agrave la formation du goucirct et prennent le temps qui appartient agrave la vieille litteacuterature vraiment classique Si vous substituez nobles germains et patriotes allemands de meacutechants vieux vers allemands aux classiques grecs et romains vous nrsquoeacutelegraveverez que des porteurs de peaux drsquoours Comparer mecircme lesdits Nibelungen agrave lrsquoIliade cest lagrave un veacuteritable blasphegraveme qursquoil convient deacutepargner aux oreilles de la jeunesse avant tout

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anciens ont pousseacute lrsquoignorance en physique et en

physiologie on nrsquoa qursquoagrave lire les Problegravemes drsquoAristote

crsquoest lagrave un vrai speacutecimen ignorantiaelig veterum Les

problegravemes eux-mecircmes sont le plus souvent exacts et

en partie bien conccedilus mais les solutions en sont en

geacuteneacuteral pitoyables parce que lrsquoauteur ne connaicirct pas

drsquoautres eacuteleacutements drsquoexplication que le perpeacutetuel

chaud et froid sec et humide

Lrsquoode dOrpheacutee dans le livre I des Eclogaelig de

Stobeacutee est du pantheacuteisme indou embelli par le sens

plastique des Grecs Elle nrsquoest certainement pas

drsquoOrpheacutee mais est pourtant vieille puisqursquoun

passage en est deacutejagrave citeacute dans le pseudo-Arislote De

mundo livre qursquoon a voulu reacutecemment attribuer agrave

Chrysippe Une inspiration vraiment orphique

pourrait tregraves bien en faire le fond on se sent en

reacutealiteacute tenteacute de la regarder comme un document sur

le passage de la religion indoue au polytheacuteisme

helleacutenique En tout cas on peut la prendre comme

le contre-poison de lrsquohymne de Cleacuteanthe agrave Zeus que

nous a conserveacute le mecircme livre et qui vu son odeur

juive meacuteconnaissable plaicirct tellement aux gens Il

mrsquoest impossible de croire que Cleacuteanthe le stoiumlcien

conseacutequemment pantheacuteiste ait eacutecrit cette

flagornerie reacutepugnante agrave mon avis lrsquoauteur en est

250 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

un juif drsquoAlexandrie Quoi quil en soit il ne

convient pas de profaner ainsi le nom du Kronide

Clothon Lacheacutesis et Atropos expriment la mecircme

ideacutee que Brahma Vischnou et Schiva mais cette

ideacutee est trop naturelle pour que nous puissions en

conclure agrave une parenteacute historique

Dans Homegravere les phrases tropes images et

tournures revenant indeacutefiniment sont si raides si

rigides drsquoallure si meacutecanique qursquoon les croirait

tailleacutes sur des patrons

La poeacutesie est plus ancienne que la prose puisque

Pheacutereacutecyde et Heacutecateacutee de Milet ont eacuteteacute les premiers agrave

eacutecrire en prose lrsquoun la philosophie lrsquoautre lhistoire

fait qui a eacuteteacute noteacute par les anciens comme une

curiositeacute En voici lrsquoexplication Avant lrsquoexistence de

lrsquoeacutecriture on cherchait agrave perpeacutetuer dans leur

authenticiteacute les faits et les ideacutees dignes drsquoattention

en les fixant en vers Lorsque lrsquoeacutecriture fut connue il

devint naturel qursquoon eacutecrivicirct tout en vers puisque

tout ce que lrsquoon savait crsquoest que les choses

meacutemorables eacutetaient conserveacutees en vers Crsquoest de lagrave

que naquirent ces premiers prosateurs qui

rompirent ainsi avec une forme devenue superflue

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Tout ce qui reste des mystegraveres des Grecs ou plutocirct

leur seule analogie crsquoest la franc-maccedilonnerie La

reacuteception dans celle-ci est le laquo celui qui est initieacute raquo et

lrsquo laquo initiation raquo les enseignements ce sont les

laquo mystegraveres raquo et les diffeacuterents degreacutes sont les laquo les

petits les grands et les plus grands mystegraveres raquo Une

telle analogie nrsquoest ni accidentelle ni traditionnelle

mais vient de ce que la chose a sa racine dans la

nature humaine Chez les mahomeacutetans le soufisme

rappelle les mystegraveres Les Romains nrsquoayant pas de

mystegraveres agrave eux eacutetaient initieacutes agrave ceux des dieux

eacutetrangers particuliegraverement dIsis dont le culte agrave

Rome remonte aux premiers temps

Notre vecirctement a une certaine influence presque sur

toutes nos postures et nos gestes Il nrsquoen eacutetait pas

ainsi de ceux des anciens que leur goucirct estheacutetique

preacutemunit peut-ecirctre contre un tel mal et qui

gardegraverent leur ample vecirctement non ajusteacute Voilagrave

pourquoi un acteur revecirctu du costume antique doit

eacuteviter tous les mouvements et toutes les postures

ameneacutes par notre vecirctement moderne et qui sont

passeacutes agrave leacutetat drsquohabitude Ce nrsquoest pas une raison

pour qursquoil se carre et se boursoufle comme un

polichinelle franccedilais qui deacuteclame son Racine en toge

et en tunique

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Il conviendrait peut-ecirctre de caracteacuteriser lrsquoesprit des

anciens en disant qursquoils srsquoefforccedilaient en geacuteneacuteral et

en toutes choses de rester aussi pregraves que possible de

la nature et au contraire lrsquoesprit de la geacuteneacuteration

nouvelle en disant qursquoil srsquoefforce de srsquoeacuteloigner le

plus possible de celle-ci Comparez simplement le

vecirctement les mœurs les ustensiles lrsquohabitation les

vases lrsquoart la religion la maniegravere de vivre des

anciens et des modernes

253 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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CONSIDEacuteRATIONS MYTHOLOGIQUES

Crsquoest peut-ecirctre une conseacutequence de la parenteacute

originelle de tous les ecirctres de ce monde de

pheacutenomegravenes par suite de son uniteacute dans la chose en

soi mais ce qui est incontestable crsquoest que tous

dans leur ensemble ont un type semblable et que

certaines lois quoique assez geacuteneacuterales se

manifestent les mecircmes chez tous Cela explique

qursquoon peut rapprocher les unes des autres ou rendre

sensibles non seulement les choses les plus

opposeacutees mais que lon trouve aussi des alleacutegories

frappantes mecircme dans des sujets qui ne les

recherchaient pas Le conte incomparablement beau

de Goethe sur le laquo serpent vert raquo et autres

personnages en donne une preuve exquise Chaque

lecteur se sent presque contraint agrave y chercher un

sens alleacutegorique et crsquoest ce que firent aussitocirct

beaucoup de gens avec un grand deacuteploiement de

zegravele et de seacuterieux de la faccedilon la plus diverse au

grand amusement du poegravete qui nrsquoy avait poursuivi

aucune alleacutegorie Les Eudes sur les œuvres de

Goethe de Duntzer 1849 relatent cette histoire

Pour ma part je la connaissais depuis longtemps

Goethe lui-mecircme mrsquoen ayant longuement entretenu

254 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Crsquoest agrave cette analogie universelle et agrave cette identiteacute

typique des choses que la fable eacutesopique doit son

origine et crsquoest en vertu drsquoelles que lrsquohistoire peut

devenir alleacutegorie et lrsquoalleacutegorie histoire

Plus que tout le reste cependant la mythologie des

Grecs a fourni de tout temps matiegravere agrave des

interpreacutetations alleacutegoriques Elle y invite parce

qursquoelle offre des scheacutemas pour lrsquointuition de presque

chaque ideacutee fondamentale renferme en quelque

sorte les types primordiaux de toutes les choses et

de toutes les circonstances types qui comme tels

sont toujours et partout transparents et nrsquoest-elle

pas issue en reacutealiteacute de lrsquoinstinct qui pousse les

Grecs agrave tout personnifier Aussi degraves les temps les

plus anciens avant Heacutesiode ces mythes revecirctirent-

ils une forme alleacutegorique Crsquoest par exemple une

alleacutegorie morale que nous preacutesente ce poegravete quand

il eacutenumegravere les enfants de la Nuit puis les enfants

drsquoEris qui sont le Travail la Peine33 La Faim la

Douleur la Lutte le Meurtre la Discorde le

Mensonge lrsquoInjustice le Mal et le Serment

(Theacuteogonie vers 211 et suiv) Comme alleacutegorie

33 Je lis pour ma part drsquoapregraves ma conjecture personnelle non λήθην mais λώβην

255 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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physique il faut citer sa description de la Nuit et du

Jour du Sommeil et de la Mort tous personnifieacutes

(Ibib ver 746-765)

Chaque systegraveme cosmologique et mecircme

meacutetaphysique receacutelera pour la raison alleacutegueacutee une

alleacutegorie existant dans la mythologie Drsquoailleurs la

plupart des mythes expriment plutocirct des veacuteriteacutes

simplement soupccedilonneacutees que nettement conccedilues

Car ces Grecs primitifs eacutetaient comme Goethe dans

sa jeunesse il leur eacutetait impossible drsquoexprimer leurs

ideacutees autrement qursquoen images et en symboles Par

contre pour ce qui est des seacuterieux et peacutenibles

commentaires de Creutzer sur la mythologie dans

laquelle il voit le deacutepositoire de veacuteriteacutes physiques et

meacutetaphysiques qui lui ont et confieacutees agrave dessein mdash

thegravese qursquoil deacuteveloppe avec un verbiage qui nrsquoen finit

pas et une prolixiteacute accablante mdash je les expeacutedierai

par cette phrase drsquoAristote (Meacutetaphysique II 4 )

Sed ea quaelig mythice blaterantur non est operaelig

pretium serio et accurate considerare [Pour ce qui

est du radotage mythologique cela ne vaut pas la

peine de le prendre au seacuterieusement en

consideacuteration] En cela aussi drsquoailleurs Aristote se

montre lrsquoantipode de Platon qui srsquointeacuteresse

volontiers aux mythes mais par voie alleacutegorique

256 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Les significations alleacutegoriques suivantes de quelques

mythes grecs tenteacutees par moi peuvent donc ecirctre

prises dans le sens que je viens drsquoindiquer

Dans les premiers grands traits fondamentaux du

systegraveme mythologique on peut voir une alleacutegorie

des principes ontologiques et cosmologiques

supeacuterieurs Ouranos est lrsquoespace la condition

premiegravere de toute lrsquoexistence crsquoest-agrave-dire le premier

geacuteniteur avec Geacutea la deacuteesse qui renferme les

choses Kronos est le temps Il chacirctre le principe

engendrant le temps aneacuteantit toute force geacutenitrice

ou plus exactement la faculteacute drsquoengendrer de

nouvelles formes la procreacuteation primitive des sexes

vivants cesse apregraves la premiegravere peacuteriode du monde

Zeus qui est deacuterobeacute agrave la voraciteacute de son pegravere est la

matiegravere elle seule eacutechappe agrave la puissance du temps

qui aneacuteantit tout le reste elle persiste Cest drsquoelle

que procegravedent toutes les choses Zeus est le pegravere

des dieux et des hommes

Examinons les choses de plus pregraves Ouranos ne

laisse pas voir le jour aux enfants qursquoil a engendreacutes

avec la Terre mais les cache dans les profondeurs

de celle-ci (Heacutesiode Theacuteogonie vers 156 et suiv)

Ceci peut srsquoappliquer aux premiers produits

zoologiques de la nature qui ne nous apparaissent

257 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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qursquoagrave lrsquoeacutetat fossile Mais on peut aussi bien voir dans

les os des meacutegatheacuterions et des mastodontes les

geacuteants preacutecipiteacutes par Zeus dans les enfers N-a-t-on

pas preacutetendu mecircme au siegravecle dernier y reconnaicirctre

les ossements des anges deacutechus En reacutealiteacute la

theacuteogonie drsquoHeacutesiode semble receacuteler agrave sa base une

obscure notion des premiegraveres transformations du

globe terrestre et de la lutte entre la surface oxydeacutee

susceptible de vie et les forces naturelles

indomptables et dominant les matiegraveres oxydables

bannies par elle agrave lrsquointeacuterieur

Kronos le ruseacute chacirctre donc Ouranos par ruse Ceci

peut srsquointerpreacuteter ainsi le Temps qui srsquoavance agrave pas

de loup qui vient agrave bout de tout qui nous enlegraveve

secregravetement une chose apregraves lrsquoautre finit aussi par

ravir au Ciel qui engendra avec la Terre crsquoest-agrave-dire

agrave la Nature 1a force de produire de nouvelles

formes originelles mais celles deacutejagrave produites

persistent dans le temps comme espegravece Kronos

cependant deacutevore ses propres enfants le Temps

qui ne produit plus de familles mais seulement des

individus nrsquoengendre que des ecirctres mortels Zeus

seul eacutechappe agrave ce destin comme lui eacutegalement les

258 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

heacuteros et les sages sont immortels Entrons dans les

deacutetails

Apregraves que le Ciel et la Terre cest-agrave-dire la Nature

ont perdu leur force reproductive qui fournissait de

nouvelles formes cette force se transforme en

Aphrodite qui naicirct de lrsquoeacutecume des parties geacutenitales

drsquoOuranos coupeacutees et tombeacutees dans la mer et qui

est la procreacuteation sexuelle des individus isoleacutes en

vue du maintien de lrsquoespegravece existante puisque de

nouvelles espegraveces ne peuvent plus apparaicirctre Eacuteros

et Himeros accompagnent Aphrodite et lui viennent

en aide dans ce but (Heacutesiode Theacuteogonie vers 173-

201)

Le lien et lrsquouniteacute de la nature humaine avec la nature

animale et le reste de la nature par conseacutequent du

microcosme avec le macrocosme parle par le sphinx

mysteacuterieux au sein gros drsquoeacutenigmes par les

centaures par lrsquoArteacutemise drsquoEacutephegravese aux formes

animales varieacutees sous ses nombreuses mamelles

comme par les corps humains eacutegyptiens agrave tecirctes

drsquoanimaux et au ganesa indou enfin par les

taureaux et les lions ninivites agrave tecirctes drsquohommes qui

nous rappellent lrsquoavatar du lion-homme

259 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Les japeacutetides repreacutesentent quatre proprieacuteteacutes

fondamentales du caractegravere humain avec les

souffrances qui y sont attacheacutees Atlas le patient

doit porter Menœtius le vaillant est dompteacute et

preacutecipiteacute dans lrsquoabicircme Promeacutetheacutee le prudent et

lrsquoaviseacute est enchaicircneacute crsquoest-agrave-dire entraveacute dans son

activiteacute et le Vautour crsquoest-agrave-dire le souci lui ronge

le cœur Eacutepimeacutetheacutee le cerveau vide lrsquoeacutetourdi est

puni par sa propre folie

Promeacutetheacutee personnifie tout particuliegraverement la

preacutevision humaine la penseacutee du lendemain

supeacuterioriteacute que possegravede lrsquohomme sur lrsquoanimal Voilagrave

pourquoi il a le don de propheacutetie celui-ci indique le

pouvoir de la preacutevision reacutefleacutechie Voilagrave pourquoi

aussi il procure agrave lrsquohomme lrsquousage du feu que

lrsquoanimal ne connaicirct pas et jette la base des arts de la

vie Mais ce privilegravege de la preacutevision lrsquohomme doit

lrsquoexpier par la torture incessante du souci que

lanimal ne connaicirct pas non plus crsquoest le vautour qui

deacutevore le foie de Promeacutetheacutee enchaicircneacute Eacutepimeacutetheacutee

qui sera imagineacute ulteacuterieurement comme corollaire

repreacutesente la preacutevision trop tardive la reacutecompense

de la leacutegegravereteacute et de lrsquoeacutetourderie

Plotin donne (Enneacuteades livre IV I chap XIV) une

interpreacutetation toute diffeacuterente meacutetaphysique et

260 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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drsquoailleurs suggestive de Promeacutetheacutee Il est agrave ses

yeux lrsquoacircme du monde creacutee les hommes est pour

cela enlaceacute dans les chaicircnes qursquoun Hercule seul peut

briser etc

Lrsquointerpreacutetation suivante serait du goucirct des ennemis

actuels de lrsquoEacuteglise le Promeacutetheacutee enchaicircneacute est la

raison enchaicircneacutee par les dieux (la religion) seule la

chute de Zeus peut la deacutelivrer

La fable de Pandore nrsquoa jamais eacuteteacute claire pour moi

elle nous est certainement parvenue sous une forme

incoheacuterente et travestie Je soupccedilonne qursquoHeacutesiode

lui-mecircme lrsquoa deacutejagrave mal comprise et mal interpreacuteteacutee

Ce ne sont pas tous les maux du monde mais tous

ses biens que Pandore comme son nom seul

lrsquoindique deacutetient dans sa boicircte Lorsque Eacutepimeacutetheacutee

ouvre celle-ci intempestivement les biens srsquoenvolent

dans tous les sens lrsquoespeacuterance seule demeure sauve

et reste agrave lrsquohomme Jrsquoai fini par avoir la satisfaction

de trouver chez les anciens quelques passages qui

confirment ma maniegravere de voir notamment une

eacutepigramme de lAnthologie (Delectus

epigrammatum graeligcorum eacutedit Jacobs chap VII

eacutepigr 84) et un passage de Babrios citeacute lagrave mecircme et

qui commence ainsi laquo Zeus rassemblant en un vase

toutes les bonnes choses raquo (Fable 57)

261 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Lrsquoeacutepithegravete speacuteciale λιγύφωνοι [voix claires]

qursquoHeacutesiode applique aux Hespeacuterides en deux

endroits de sa Theacuteogonie (vers 275 et 518) a eacuteveilleacute

en moi lrsquoideacutee drsquoailleurs eacutetrange eacutetant donneacute leur

nom et leur seacutejour releacutegueacute si loin vers lrsquoOccident si

par les Hespeacuterides il ne fallait pas entendre des

chauve-souris Cette eacutepithegravete reacutepond tregraves bien au

ton bref et sifflant de ces animaux34 qui seraient du

reste plus justement deacutenommeacutes έσπέριδες [filles du

soir hespeacuterideacutes] que νυκτεριδες [filles de la nuit

nycteacuterides] vu qursquoils volent beaucoup plus le soir

que la nuit pour capturer les insectes et que le mot

έσπέριδες a preacuteciseacutement le mecircme sens que le

vespertiliones latin Je ne veux donc pas celer mon

ideacutee puisqursquoil pourrait se faire que quelqursquoun dont

elle eacuteveillerait lrsquoattention trouvacirct drsquoautres appuis de

sa confirmation Si les cheacuterubins sont des bœufs

aileacutes pourquoi les Hespeacuterides ne seraient-elles pas

des chauve-souris Peut-ecirctre srsquoagit-il drsquoAlcithoeacute et

de ses sœurs qui dans les Meacutetamorphoses dOvide

(livre VI vers 391 et suiv) sont changeacutees en

chauve-souris

34 Piauler elles piaulent comme des chauves-souris (Heacuterodote IV 183)

262 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Si le hibou est lrsquooiseau de Minerve la raison peut

srsquoen trouver dans les eacutetudes nocturnes des lettreacutes

Ce nrsquoest ni sans motif ni sans signification que le

mythe fait avaler et digeacuterer des pierres par Kronos

Car tout ce qui ne peut ecirctre digeacutereacute chagrins ennuis

pertes mortifications le temps seul le digegravere

La chute des geacuteants que Zeus foudroie et preacutecipite

dans les enfers semble ecirctre la mecircme histoire que la

chute des anges reacutevolteacutes contre Jeacutehovah

Lrsquohistoire drsquoIdomeacuteneacutee qui sacrifie son fils ex voto

et celle de Jephteacute sont au fond la mecircme histoire

De mecircme que la racine de la langue gothique

comme celle de la langue grecque se trouve dans le

sanscrit nrsquoy a-t-il pas une mythologie plus ancienne

drsquoougrave sont sorties les mythologies grecque et juive

On pourrait mecircme preacutetendre si lrsquoon voulait faire de

lrsquoesprit que la longue nuit jumelle dans laquelle

Zeus engendra Heacuteraclegraves avec Alemegravene vint de ce

que plus agrave lrsquoest devant Jeacutericho Josueacute arrecircta le

soleil Zeus et Jeacutehovah jouaient ainsi ensemble agrave

cache-cache car les dieux du ciel comme ceux de la

terre sont toujours secregravetement amis Mais

combien innocents eacutetaient les amusements de Pegravere

263 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Zeus en comparaison des meneacutees sanglantes de

Jeacutehovah et de son peuple eacutelu de brigands

Pour finir je donnerai encore mon interpreacutetation

alleacutegorique tregraves subtile et tregraves eacutetrange drsquoun mythe

connu mis en valeur surtout par Apuleacutee cette

interpreacutetation toutefois vu la matiegravere du sujet est

exposeacutee agrave la raillerie de tous ceux qui voudront

prendre avantage de ce mot laquo Du sublime au

ridicule il nrsquoy a qursquoun pas raquo

Du point culminant de ma philosophie qui est on le

sait le point de vue asceacutetique lrsquoaffirmation de la

volonteacute de vivre se concentre dans lrsquoacte de la

geacuteneacuteration et celui-ci en est lrsquoexpression la plus

complegravete Quant a la signification de cette

affirmation crsquoest que la volonteacute qui est

originairement deacutepourvue de connaissance cest-agrave-

dire qui est un instinct aveugle une fois qursquoelle a

pris conscience gracircce au monde comme

repreacutesentation de son propre ecirctre ne se laisse ni

troubler ni entraver dans ses exigences et ses

appeacutetits mais veut deacutesormais au contraire de parti

deacutelibeacutereacute preacuteciseacutement ce qursquoelle a voulu jusque-lagrave

sous forme drsquoinstinct et drsquoimpulsion deacutepourvus de

connaissance (Voir Le monde comme volonteacute et

comme repreacutesentation livre IV sect 54) En

264 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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conseacutequence nous trouvons que celui qui par

chasteteacute volontaire nie asceacutetiquement la vie diffegravere

empiriquement de celui qui lrsquoaffirme par lrsquoacte de la

geacuteneacuteration en ce que les faits qui srsquoeffectuent chez

celui-lagrave sans connaissance et comme fonction

physiologique aveugle notamment dans le sommeil

srsquoaccomplissent chez celui-ci avec conscience et

reacuteflexion crsquoest-agrave-dire agrave la lumiegravere de la

connaissance Or crsquoest chose tregraves curieuse que ce

philosophegraveme abstrait qui ne reacutepond en aucune

faccedilon agrave lrsquoesprit des Grecs soit exposeacute avec le

processus empirique qui le revecirct drsquoune maniegravere

alleacutegorique exacte dans la belle fable de Psycheacute Elle

devait connaicirctre lrsquoAmour sans le voir mais en deacutepit

de tous les avertissements elle voulut absolument le

voir Apregraves cela agrave la suite drsquoun arrecirct inexorable des

puissances mysteacuterieuses elle tomba dans des

calamiteacutes sans bornes auxquelles seul put mettre

fin son seacutejour aux enfers avec les peacutenibles

tribulations qui lrsquoaccompagnegraverent

FIN

-------------

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  • PREacuteFACE
  • SECTION I SUR CELLE-CI
  • SECTION II PHILOSOPHIE PREacuteSOCRATIQUE
  • SECTION III SOCRATE
  • SECTION IV PLATON
  • SECTION V ARISTOTE
  • SECTION VI STOIumlCIENS
  • SECTION VII NEacuteO-PLATONICIENS
  • SECTION VIII GNOSTIQUES
  • SECTION IX SCOT EacuteRIGEgraveNE
  • SECTION X LA SCHOLASTIQUE
  • SECTION XI BACON DE VERULAM
  • SECTION XII LA PHILOSOPHIE DES MODERNES
  • SECTION XIII ENCORE QUELQUES EacuteCLAIRCISSEMENTS SUR LA PHILOSOPHIE DE KANT
  • SECTION XIV QUELQUES REMARQUES SUR MA PROPRE PHILOSOPHIE
  • LA LITTEacuteRATURE SANSCRITE
  • QUELQUES CONSIDEacuteRATIONS ARCHEacuteOLOGIQUES
  • CONSIDEacuteRATIONS MYTHOLOGIQUES
Page 3: Numérisé par Guy Heff -

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NOTE SUR CETTE EacuteDITION

Nous avons inseacutereacute la traduction des citations

grecques latines anglaises et espagnoles entre

crochet dans le corps du texte

La longue preacuteface du traducteur a eacuteteacute alleacutegeacutee et

raccourcie

Sauf indication contraire les notes sont de

Schopenhauer

4 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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PREacuteFACE

Ces laquo Fragments sur lhistoire de la philosophie raquo

qui sont avant tout une sorte de suppleacutement ou

dappendice aux doctrines geacuteneacuterales de lrsquoauteur du

Monde contient comme et volonteacute et comme

repreacutesentation ajoutent agrave celles-ci bon nombre de

choses et soulegravevent des questions de plus ou moins

dimportance

Schopenhauer revient avec une acrimonie plus vive

et plus combative que jamais agrave sa becircte noire le

theacuteisme et agrave lrsquoeacutemanation la plus caracteacuteristique et la

plus complegravete de celui-ci le christianisme Nous

lrsquoavons deacutejagrave entendu dans le volume preacuteceacutedent

affirmer avec Kant que lrsquoideacutee de Dieu nrsquoest pas

inneacutee que le theacuteisme est un reacutesultat de lrsquoeacuteducation

et que si lon ne parlait jamais de Dieu agrave un enfant

celui-ci ne le deacutecouvrirait pas de lui-mecircme et ne

saurait jamais rien agrave son sujet Ici son

argumentation est plus incisive encore son jeu

drsquoescrime antireligieux plus compliqueacute et plus

redoutable Dans la religion chreacutetienne dit-il

lrsquoexistence de Dieu est une affaire entendue et au-

5 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

dessus de toute discussion Aussi est-ce une beacutevue

de la part des rationalistes de preacutetendre deacutemontrer

lexistence de Dieu par dautres preuves que par la

Bible Ils se livrent lagrave agrave un amusement dangereux

La philosophie par contre est une science et

comme telle nrsquoa pas drsquoarticle de foi Rien ne peut

donc y ecirctre admis comme existant excepteacute ce qui

est directement donneacute par lrsquoexpeacuterience ou ce qui est

deacutemontreacute par dincontestables reacutesultats On croyait

posseacuteder ceux-ci de tout temps lorsque Kant vint

deacutesillusionner le monde agrave cet eacutegard et deacutemontrer

nettement lrsquoimpossibiliteacute de telles preuves Crsquoest

dire que toutes les deacutemonstrations de lrsquoexistence de

Dieu tireacutees du spectacle de lrsquounivers de lrsquoordre et de

lrsquoharmonie qui y regravegnent du dessein intelligent qui

srsquoy manifeste en y ajoutant les deacutemonstrations dites

meacutetaphysiques deacuteduisant la reacutealiteacute de lrsquoecirctre divin

de lrsquoideacutee mecircme que la raison possegravede de ses

attributs telles que les ont donneacutees Bossuet

Feacutenelon Clarke Pluche Chateaubriand et tutti

quanti ne sont aux yeux du philosophe allemand

que des effusions lyriques et des pueacuteriliteacutes

sentimentales deacutenueacutees de toute valeur

Et se demande-t-il ougrave logerait ce Dieu sil existait

Copernic renversant au XVIe siegravecle lrsquoantique

systegraveme drsquoHipparque preacutecurseur de celui de

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Ptoleacutemeacutee fondeacutes lrsquoun comme lautre sur

lrsquoagencement absurde de lrsquounivers imagineacute par

Aristote a deacutemontreacute en mecircme temps lrsquoimpossibiliteacute

absolue de lrsquoexistence du ciel Or si le ciel nrsquoexiste

pas comment pourrait-il ecirctre le seacutejour drsquoun Dieu

Lrsquoastronomie moderne en supprimant le ciel a par

le fait mecircme supprimeacute Dieu elle a tellement agrandi

et dilateacute le monde qursquoil ne reste plus de place pour

un ecirctre en dehors de lui Crsquoest ce qursquoa aussitocirct

reconnu lrsquoEacuteglise catholique qui a condamneacute le

systegraveme de Copernic en attendant qursquoelle

condamnacirct celui de Galileacutee afin de ne pas infliger

un deacutementi au reacutecit de la Bible nous montrant Josueacute

arrecirctant le soleil laquo au risque de casser le grand

ressort tout net raquo ajoute ironiquement Victor Hugo

Toute largumentation de Schopenhauer contre

lexistence de Dieu pourrait se reacutesumer par le vers

fameux de Cyrano do Bergerac sur

Ces dieux que lhomme a faits et qui nrsquoont point fait

lhomme

Voilagrave son fait dit au theacuteisme lui-mecircme Le

christianisme lun des deux ou trois avatars des

plus consideacuterables de celui-lagrave nobtient pas

meilleure mesure Rencontrant sur son chemin Scot

Eacuterigegravene cet laquo homme admirable raquo du IXe siegravecle qui

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nous offre le spectacle inteacuteressant de la lutte entre la

veacuteriteacute reconnue et saisie personnellement et les

dogmes locaux fixeacutes par un endoctrinement preacutecoce

et qui se sont deacuteveloppeacutes en dehors de tout doute raquo

Schopenhauer a loccasion dexaminer sur ses

traces la question du peacutecheacute originel des

chatoiements eacuteternels promis agrave lhumaniteacute Il

souligne malignement les difficulteacutes inextricables et

les contradictions irreacuteductibles avec lesquelles se

trouve aux prises le pauvre grand homme beaucoup

plus theacuteologien que philosophe conformeacutement agrave

lesprit de son temps La faute du peacutecheacute et du mal

conclut-il retombe neacutecessairement de la nature sur

son auteur Mais si celui-ci est la Volonteacute se

manifestant dans tous ses pheacutenomegravenes cette faute

est parvenue agrave la bonne adresse Si crsquoest au contraire

un Dieu lrsquoorigine du peacutecheacute et du mal contredit sa

diviniteacute

Crsquoest lagrave en effet le dilemme inexorable duquel ne

peuvent sortir les croyants cest la pierre

drsquoachoppement agrave laquelle se heurtent tous ceux qui

se trouvent en preacutesence de ce formidable problegraveme

de la Gracircce qui fait le fond de la doctrine

deacutesespeacutereacutee de saint Augustin

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On pourrait deacuteduire drsquoapregraves ce rapide exposeacute des

ideacutees de Schopenhauer au sujet de Dieu et du

dogme chreacutetien que notre philosophe est

absolument deacutepourvu du sens religieux qursquoil est un

atheacutee sec deacutesabuseacute insensible agrave toutes les beauteacutes

naturelles et morales que lrsquohumaniteacute dans sa grosse

masse regarde comme lœuvre drsquoun ecirctre parfait

qursquoelle deacutenomme Dieu et vers lequel elle eacutelegraveve sa

voix reconnaissante Sans vouloir deacutecider pour

notre part si lrsquooctroi de lrsquoexistence humaine qui

finit par la mort teacuteneacutebreuse est un don si preacutecieux

qui meacuterite un tel gaspillage de priegraveres drsquohymnes et

drsquoencens nous reconnaissons volontiers que lrsquoideacutee

drsquoun ecirctre supeacuterieur agrave nous que lrsquohomme appelle

plus ou moins vaguement agrave son aide comme

pouvant guider ses actes et qui constitue pour lui

un ideacuteal neacutecessaire est une force pour sa faiblesse

Crsquoest toujours le mythe drsquoAnteacutee qui en enlaccedilant la

Terre sa megravere retrouve momentaneacutement sa

vigueur Aussi Schopenhauer lui-mecircme avait-il

conscience de la grandeur de lrsquounivers et inclinait-il

plein de respect devant la manifestation

majestueuse et inflexible de ses lois Si sa raison lui

deacutefendait drsquoadmettre un Dieu personnel releacutegueacute

derriegravere les nuages opaques de la scolastique et de la

meacutetaphysique intervenant dans les moindres actes

humains il portait dans son admiration de la

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Nature lrsquoenthousiasme eacutemu drsquoun poegravete mondes

inexploreacutes et eacutenigmatiques gravitant dans le

firmament faune et flore peuplant cette terre

montagnes qui deacutetient les nues vastes mers tour agrave

tour paisibles et furieuses ces spectacles varieacutes

parlaient agrave son cœur Crsquoest lhomme son laquo fregravere en

Adam raquo qursquoil aimait le moins il faut bien le

reconnaicirctre et il ressentait pour la femme on le

sait un eacuteloignement analogue Il disait avec Hamlet

laquo Lrsquohomme nrsquoa pus de charme pour moi ni la

femme non plus quoique semble dire votre

sourire raquo Crsquoest qursquoil navait pas eu beaucoup agrave se

louer comme crsquoest notre lot agrave presque tous de lrsquoun

ni de lautre sexe Les hommes seacutetaient montreacutes

envieux de sa supeacuterioriteacute et les femmes avaient

deacuteployeacute agrave son encontre les ruses perfides dont elles

sont coutumiegraveres envers lrsquohomme et qui sont

lessence constitutive de leur ecirctre

Ainsi il avait pour les merveilles de la Nature une

acircme et des yeux largement ouverts Mais il srsquoeacutetait

deacutebarrasseacute de bonne heure de toute entrave

alourdissante et ne srsquoeacutetait pas laisseacute emprisonner

dans un dogme Il pensait qursquoecirctre de la religion

drsquoAristote de Lucregravece de Seacutenegraveque de Spinoza et de

Goethe crsquoest apregraves tout se trouver en assez bonne

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compagnie Nous ajouterions agrave cette liste le nom de

Renan si celui-ci nrsquoeacutetait pas venu apregraves lui

On peut reacutesumer lrsquoattitude de Schopenhauer vis-agrave-

vis la religion en disant que celle-ci a autant

dimportance agrave ses yeux que lart et la morale Ces

trois facteurs repreacutesentent le mecircme violent effort de

son esprit pour briser les limites de la volonteacute et de

lrsquointellect finis pour mettre en fuite lillusion

peacutenible et deacutecevante qui est la compagne de la vie

humaine Lrsquoeffort en chaque cas se reacuteduit

simplement agrave chasser de sa penseacutee et de son

sentiment toute foi agrave la reacutealiteacute seacutepareacutee ou

individuelle des choses et des ecirctres humains et a en

arriver agrave envisager toute individualiteacute apparente

comme une pure manifestation de la volonteacute

conditionneacutee par le temps et par lrsquoespace Le seul

point qui inteacuteresse Schopenhauer dans un systegraveme

religieux crsquoest de savoir srsquoil affecte ou nrsquoaffecte pas

la volonteacute humaine Il le perccediloit purement par son

cocircteacute formel et subjectif et sa philosophie va donner

ainsi la main agrave lrsquoeacutethique de Goethe pour lequel lrsquoart

et la religion eacutetaient deux termes parallegraveles Celui

qui est en possession de lart reacuteel et de la science

reacuteelle celui qui voit les Ideacutees et connaicirct les limites

du savoir ordinaire qui sait comment ce savoir ne

srsquoapplique quaux choses conditionneacutees par notre

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intellect celui-lagrave a de la religion Seul lrsquoindividu

auquel lart et la science font deacutefaut doit recourir agrave

la religion positive Le philosophe exprime sa

penseacutee derniegravere par cette proposition laquoLa religion

est la meacutetaphysique du peuple raquo Il ressort de tout

cela de toutes ces ideacutees qui se heurtent parfois un

peu que la religion eacutetait pour Schopenhauer un des

facteurs les plus importants de lrsquohumaniteacute et

quoiquil reacutepegravete agrave qui veut lrsquoentendre que laquo le

philosophe doit ecirctre avant tout un increacutedule raquo qursquolaquo

aucun philosophe veacuteritable nrsquoest religieux raquo et force

assertions semblables il est incontestable qursquoil

prenait la question religieuse tout agrave fait au seacuterieux

La maniegravere dont Schopenhauer traite les problegravemes

que soulegraveve cet ordre de speacuteculations rappelle au

demeurant bien plus celle de Voltaire que celle de

lauteur des Origines du christianisme et de

lrsquoHistoire du peuple dIsraeumll Il a recours plus

souvent agrave lrsquoironie mordante jusquau cynisme qursquoagrave

lrsquoexposeacute seacuterieux calme et objectif Quoique

contemporain de David Strauss et ayant vu paraicirctre

la Vie de Jeacutesus de celui-ci10 il nrsquoa que faiblement

10 Les Schopenhauerrsquos Gespraumlch publieacutes par Ed Grisebach (1898) contiennent sur le livre de Strauss un jugement succinct Schopenhauer dit agrave un visiteur Hubert von

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subi linfluence du grave theacuteologien

wurtembergeois En un mot il procegravede bien plus en

pamphleacutetaire quen exeacutegegravete et en historien et

ajoutons-le en philosophe

Un cocircteacute piquant de la maniegravere de Schopenhauer

crsquoest la succession assez souvent impreacutevue du

seacuterieux et de la plaisanterie de lrsquoinvective

personnelle agrave outrance et de lagitation des ideacutees les

plus rares et les plus hautes Les XIIe XIIIe et XIVe

sections des laquo Fragments sur lhistoire de la

philosophie raquo en sont des exemples caracteacuteristiques

Il y passe en revue la philosophie des modernes

tout particuliegraverement celle de Kant fait des

Hornstein laquo Jai fait saluer Strauss pur un Ameacutericain Jrsquoestime lhomme sa critique a des meacuterites mais il aurait pu alleacuteguer plus de raisons encore contre le cocircteacute historique des Eacutevangiles Par exemple une de Voltaire le Christ a chasseacute les esprits des posseacutedeacutes et les a fait entrer dans un troupeau de cinq cents truies Comment peut-il y avoir cinq cents truies dans un pays ougrave la chair de porc est deacutefendue Cest lomniscience poeacutetique Plus loin le Christ eacutemet agrave haute voix sur le Mont des Oliviers une priegravere qui est reproduite Dougrave savons-nous cela Les disciples dormaient et aussitocirct apregraves le Christ fut arrecircteacute raquo Sur la reacuteponse que Strauss avait sans doute trouveacute trop frivole lhistoire des cinq cents truies Schopenhauer riposta laquo En tout cas elle est frappante Eacutetant donneacute le grand succegraves du livre de Strauss ce que je ne comprends pas cest que les gens auparavant aient vraiment pu croire agrave toutes ces histoires-lagrave raquo

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remarques sur sa propre philosophie et crsquoest avant

tout un plaidoyer pro domo Il recommence son jeu

de massacre cela est agrave peine neacutecessaire agrave dire

contre ses trois tecirctes de Turcs Fichte Schelling et

Hegel lance de fortes ruades aux Allemands en

deacuteclarant agrave la suite de Wieland que crsquoest un laquo

malheur raquo de naicirctre parmi eux puis

immeacutediatement a cocircteacute de ces boutades brutales

passant agrave lrsquoexamen de la laquo dialectique

transcendantale raquo de Kant il se livre agrave des

consideacuterations meacutetaphysiques tellement eacuteperdues

qursquoelles en sont passablement abstruses et qursquoon a

parfois peine agrave suivre son deacuteploiement drsquoailes

laquo Des charlatans ruseacutes lourds gonfles par des

ministres gribouillant bravement des

extravagances deacutepourvus drsquoesprit et de meacuterite

(allusion agrave Hegel) voilagrave ce qursquoil faut aux Allemands

mais non des hommes tels que moi raquo crsquoest en ces

termes quil srsquoexprime en un endroit Nous savons

de longue date que la modestie nrsquoeacutetait pas son fait il

se rappelait agrave ce sujet le mot de son vieil ami

Goethe et nrsquoavait nullement envie de passer pour

un laquo gueux raquo Il est drsquoailleurs assez probable qursquoil se

serait un peu moins loueacute lui-mecircme si ses

contemporains lui avaient rendu un peu plus

largement justice Quoi qursquoil en soit il pousse plus

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loin encore dans ce mecircme chapitre lrsquoaffirmation de

sa propre valeur et on y lit vers la fin cette phrase

lapidaire laquo Lrsquohumaniteacute a appris de moi beaucoup

de choses qursquoelle nrsquooubliera jamais et mes eacutecrits ne

mourront point raquo

Crsquoest lrsquoExegit monumentum drsquoHorace Mais apregraves

tout pourquoi les philosophes ne jouiraient-ils pas

en cela des mecircmes droits que les poegravetes Si leur

œuvre est de nature diffeacuterente elle nrsquoest pas de

qualiteacute moindre mdash et Schopenhauer lrsquoaffirme mecircme

supeacuterieure En ce cas agrave qui ces droits

appartiendraient-ils plus entiegraverement qursquoau

puissant constructeur du Monde comme volonteacute et

comme repreacutesentation Il restera grand devant la

posteacuteriteacute ne surveacutecucirct-il de lui que quelques lignes

comme celles-ci sur lesquelles le hasard drsquoune

lecture vient de nous faire tomber laquo Sitocirct

qursquoapparaicirct dans le monde une veacuteriteacute nouvelle on

srsquooppose agrave elle le plus longtemps possible et on

reacutesiste mecircme quand on est agrave peu pregraves convaincu En

attendant cette veacuteriteacute travaille en silence et se

reacutepand comme un acide jusqursquoagrave ce qursquoelle ait tout

rongeacute alors on entend ccedilagrave et lagrave des craquements

lrsquoancienne erreur srsquoeacutecroule et soudainement

apparaicirct comme un monument dont on enlegraveve le

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voile lrsquoeacutedifice de la nouvelle ideacutee universellement

approuveacutee et admireacutee raquo

laquo Je suis convaincu que Schopenhauer est le plus

geacutenial des hommes eacutecrivait Tolstoiuml agrave son ami le

poegravete Fegravete Chenchine le 30 aoucirct 1869) Crsquoest tout

lrsquounivers refleacuteteacute avec une netteteacute et une beauteacute

extraordinaires raquo Des passages comme celui qui

vient decirctre citeacute justifient une pareille assertion

Voilagrave pour le cocircteacute intellectuel voyons maintenant le

cocircteacute moral un critique franccedilais lisant une

traduction du Monde comme volonteacute et comme

repreacutesentation en deacutetache cette page que nous

reproduisons agrave notre tour laquo De mecircme que des

torches et des feux drsquoartifices pacirclissent et seacuteclipsent

agrave lapparition du soleil ainsi lesprit comme le

geacutenie et comme la beauteacute mecircme sont rejeteacutes dans

lrsquoombre et eacuteclipseacutes par la bonteacute du cœur

Lrsquointelligence la plus borneacutee ou la laideur la plus

grotesque degraves que la bonteacute les accompagne et parle

en elles en sont transfigureacutees le rayonnement

dune beauteacute de nature plus eacuteleveacutee les enveloppe et

elles expriment une sagesse devant laquelle toute

autre sagesse doit se taire Car la bonteacute du cœur est

une proprieacuteteacute transcendante elle appartient agrave un

ordre de choses qui aboutit plus loin que cette vie

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et elle est incommensurable par rapport agrave

nrsquoimporte quelle perfection Quand elle habile un

cœur elle lrsquoouvre si largement qursquoil embrasse le

monde tout y peacutenegravetre et rien nen est exclu car il

identifie tous les ecirctres avec le sien et il communique

envers les autres cette indulgence intime dont

chacun nrsquouse habituellement quen vers soi-mecircme

Aupregraves de cela que pegravesent esprit et geacutenie que vaut

un Bacon de Verulam raquo

Cette citation faite le critique la commente ainsi laquo

Quil y ait un autre Schopenhauer je le veux bien

mordant et cynique jrsquoy consens bien encore mais

celui-ci aussi existe qui a eacutecrit cette page et pour

nrsquoecirctre pas le Schopenhauer de tous les jours il nen

est pas cependant moins vrai Car je me suis efforceacute

de le montrer un peu plus haut comme cette belle

page reacutesume lrsquoenseignement moral de tout

pessimisme de mecircme elle est la conclusion

neacutecessaire du systegraveme de Schopenhauer Et je ne

disconviens pas qursquoil y manque peut-ecirctre quelques

traits de lhomme et des plus accentueacutes mais le

philosophe y est assureacutement tout entier En

connaissez-vous beaucoup dont la morale soit plus

pure et qui sur une vue plus originale du monde

ait fondeacute un plus seacutevegravere et pour tout dire un plus

noble enseignement raquo

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Ce critique si admiratif nous donnerions en cent

son nom agrave deviner si nous ne le nommions sans

plus de faccedilons Crsquoest Ferdinand Brunetiegravere le sage

acadeacutemicien le disciple fervent du XVIIe siegravecle le

pieux visiteur du pape Leacuteon XIII lrsquoacircpre deacutefenseur

des ideacutees conservatrices qursquoon nrsquoa jamais taxeacute dun

excegraves de tendresse ni mecircme drsquoindulgence pour les

opinions morales et religieuses avanceacutees et avant

tout pour les philosophies sans Dieu1

Un eacuteminent professeur de philosophie anglais

William Galdwell que nous avons deacutejagrave citeacute dans les

volumes preacuteceacutedents est alleacute plus loin encore et a dit

que laquo comme on le sait tregraves bien il y a en

Schopenhauer quelque chose drsquoeacutequivalent agrave la

contemplation drsquoAristote agrave la raison de Spinoza agrave

la sagesse de Renan agrave la culture de Matthew

Arnold agrave la droiture drsquoun saint2 raquo

Les lecteurs des Parerga et Paralipomena ont pu

constater degraves le premier jour combien

Schopenhauer use et abuse des citations en toute

langue particuliegraverement des mots grecs et latins

1Questions de critiques pp 158-159 2 Schopenhauerrsquos System in its Philosophical Significance p231

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isoleacutes quil est si simple de vulgariser Crsquoest lagrave un

proceacutedeacute et une manie que lui reprochait deacutejagrave

Goethe et qui ne laissent pas que de devenir agrave la fin

un peu agaccedilants Pour traduire fidegravelement en

franccedilais notre philosophe il faut proceacuteder outre

lrsquoallemand le grec et le latin lrsquoanglais lrsquoitalien et

lrsquoespagnol voire un peu de sanscrit puisque son

texte est constamment eacutemaille de phrases et de

mots emprunteacutes agrave ces divers idiomes Ce qui peut

jusquagrave un certain point justifier chez lui cette

maniegravere de faire ce sont ses connaissances

linguistiques profondes ses inlassables et vastes

lectures des chefs-drsquoœuvre de la litteacuterature

universelle Srsquoil se contente souvent comme dans le

preacutesent volume de donner ses textes grecs et latins

sans les traduire crsquoest qursquoil avait au plus haut degreacute

le meacutepris des ignorants de ceux qui ne connaissent

pas au moins les deux vieilles langues classiques

qursquoil regardait agrave lrsquoinstar des humanistes de la

Renaissance comme la base de toute culture digne

de ce nom il refusait A ces gens-lagrave le nom

drsquohommes vraiment instruits eussent-ils fait leurs

preuves sur drsquoautres terrains intellectuels Sans

doute depuis le temps de Schopenhauer le point de

vue a changeacute et lesprit utilitaire actuel qui emporte

les activiteacutes vers le commerce lrsquoindustrie les

professions nouvelles creacuteeacutees par les progregraves de la

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science et les inventions stupeacutefiantes de chaque

jour menace de faire rentrer de plus en plus dans

lombre les eacutetudes deacutesinteacuteresseacutees mais celles-ci

seront toujours le lien qui rattachera eacutetroitement le

preacutesent au passeacute Les eacutetudes classiques ont eacuteteacute le

fond solidement cimenteacute ougrave puisa durant plusieurs

siegravecles la bourgeoisie franccedilaise qui plus que le

peuple proprement dit fit la Reacutevolution et eacutedifia la

socieacuteteacute moderne et nos grands reacutevolutionnaires

personne ne lrsquoignore eacutetaient satureacutes jusquagrave la

moelle de la tradition grecque et latine comme de

celle de notre XVIIe siegravecle Crsquoest qursquoen effet lhistoire

et la poeacutesie des anciens eacutetudieacutees dans les textes

mecircmes nous apportent des enseignements de

sagesse pratique et de beauteacute des exemples

incessants dheacuteroiumlsme de deacutevoilement agrave la patrie

La litteacuterature ancienne est on peut le soutenir la

source des ideacutees geacuteneacuterales et nous nous rappelons

avoir entendu un jour Berthelot agrave la Sorbonne

affirmer que la haute eacuteducation de lesprit due agrave la

culture classique eacutetait neacutecessaire agrave la poursuite de

travaux tels que les siens et ceux de ses illustres

confregraveres Claude Bernard et Pasteur elle eacutetablit

lrsquoharmonie parmi les innombrables mateacuteriaux eacutepars

qui servent de base aux recherches La deacutemocratie

plus que toute autre forme gouvernementale a

besoin dune eacutelite et pour obtenir celle-ci il faut de

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toute neacutecessiteacute maintenir lideacutealisme de notre

culture Il y aura toujours une diffeacuterence

intellectuelle et mentale profonde entre lhomme

nourri des eacutecrivains grecs et latins et celui qui les

ignore Humaniores litteraelig mdash les lettres qui

rendent plus humain les laquo humaniteacutes raquo mdash crsquoest lagrave

un terme gros de choses Schopenhauer agrave la suite

de tant drsquoautres est dans le vrai sous ce rapport

Sans doute les profanes les gens sans eacutetudes les

petits messieurs preacutetentieux qui srsquoimaginent

niaisement que la lecture superficielle drsquoun numeacutero

de Revue suppleacutee a toute discipline intellectuelle

seacuterieuse peacuteniblement acquise srsquoinscriront

veacuteheacutementement en faux contre cette maniegravere de

voir du droit mecircme de leur sacro-sainte ignorance

Crsquoest lrsquohistoire eacuteternelle de M Josse Leur

protestation est trop inteacuteresseacutee et a trop peu de

valeur pour nrsquoecirctre pas neacutegligeable Comme le dit le

picaro espagnol Guzman drsquoAlfarache qui pour ecirctre

assez coquin ne manque pas de bon sens laquo Quoi

quil arrive mieux vaut savoir qursquoavoir car si la

fortune vous abandonne la science reste Les

affaires se gacirctent la science srsquoaccroicirct et le peu que

sait le sage a plus de prix que tout ce que possegravede le

riche raquo Et nous conclurons avec le Fabuliste en

appliquant son vers si souvent citeacute agrave notre cas

speacutecial

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Laissons dire les sots le savoir a son prix

AUGUSTE DIETRICH

31 deacutecembre 1911

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SECTION I SUR CELLE-CI

Lire au lieu des œuvres originales des philosophes

toutes sortes drsquoexposeacutes de leurs doctrines ou

lrsquohistoire geacuteneacuterale de la philosophie crsquoest comme si

lrsquoon se faisait macirccher sa nourriture par un tiers

Lirait-on lhistoire universelle si chacun eacutetait agrave

mecircme de contempler de ses propres yeux les

eacuteveacutenements inteacuteressants du monde primitif Mais

en ce qui concerne lhistoire de la philosophie une

pareille autopsie du sujet est reacuteellement possible

on la trouve dans les eacutecrits originaux des

philosophes Drsquoautant plus quon peut toujours en

vue drsquoabreacuteger se limiter aux chapitres principaux

bien choisis puisqursquoils abondent tous en reacutepeacutetitions

qursquoil vaut mieux srsquoeacutepargner De cette faccedilon on

connaicirctra lessentiel de leurs doctrines sous une

forme authentique et non falsifieacutee tandis que des

Histoires de la philosophie publieacutees maintenant

chaque anneacutee par demi-douzaines on reccediloit

seulement ce qui en est entreacute dans la tecircte drsquoun

professeur et comme la chose lui apparaicirct Or il va

de soi que les ideacutees drsquoun grand esprit doivent

consideacuterablement se ratatiner pour trouver place

dans le cerveau du poids de trois livres drsquoun tel

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parasite de la philosophie drsquoougrave elles eacutemergent de

nouveau travesties dans le jargon du jour et

accompagneacutees de ses sagaces jugements Outre cela

il faut consideacuterer qursquoun homme de cette espegravece qui

eacutecrit sur la philosophie pour gagner de lrsquoargent peut

avoir lu agrave peine la dixiegraveme partie des ouvrages dont

il parle Leur eacutetude reacuteelle exige toute une longue vie

de travail telle que lrsquoa meneacutee jadis dans les temps

drsquoapplication le vaillant Brucker 3 Mais ces petits

messieurs empecirccheacutes par leurs cours continuels

leurs emplois officiels leurs voyages de vacances et

leurs distractions et qui pour la plupart publient

des Histoires de la philosophie dans leur jeunesse

que peuvent-ils avoir rechercheacute agrave fond Ajoutez agrave

cela qursquoils preacutetendent de plus ecirctre pragmatiques

avoir approfondi et exposer la neacutecessiteacute de lrsquoorigine

et de la suite des systegravemes et mecircme juger redresser

et traiter en petits garccedilons les vieux philosophes

seacuterieux et veacuteritables Que peuvent-ils faire drsquoautre

sinon copier les anciens philosophes et se copier les

3 Brucker (Jean-Jacques) neacute agrave Augsbourg en 1696 et mort dans cette ville en 1770 peut-ecirctre consideacutereacute comme le creacuteateur de lrsquohistoire de la philosophie que lrsquoun des premiers il a soumise agrave un plan reacutegulier et agrave une meacutethode exacte Son principal ouvrage sur cette matiegravere est son Historia critica philosophiae a mundi incunabilis ad nostram usque aetatem deducta Leipzig 1741-1767 6 volumes in-4deg (Le trad)

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uns les autres puis pour cacher leurs plagiats gacircter

de plus en plus les choses en srsquoefforccedilant de leur

donner la tournure du quinquennium courant et en

les jugeant conformeacutement agrave lrsquoesprit de celui-ci Au

contraire une collection des passages importants et

des chapitres essentiels des principaux philosophes

faite consciencieusement et en commun par

drsquohonnecirctes et intelligents lettreacutes arrangeacutee dans

lrsquoordre chronologico-pragmatique serait tregraves utile

Elle devrait rappeler drsquoassez pregraves ce que Gedicke4

drsquoabord plus tard Ritter5 et Preller6 ont fait pour la

philosophie de lrsquoantiquiteacute mais il faudrait qursquoelle fucirct

beaucoup plus complegravete en un mot une

4 Gedicke (Freacutedeacuteric) peacutedagogue directeur du lyceacutee Freacutedeacuteric de Berlin a publieacute des manuels drsquoextraits grecs latins franccedilais la traduction de quelques dialogues de Platon et en latin une Histoire de la philosophie ancienne drsquoapregraves divers eacutecrits de Ciceacuteron Berlin 1781 (Le trad) 5Ritter (Henri) neacute agrave Hambourg en 1809 agrave Gottingue agrave lrsquoacircge de soixante dix ans auteur drsquoune Histoire de la philosophie ancienne (taduite en franccedilais par Tissot 1836 4 vol in-8deg) qursquoil a fait entrer plus tard dans sa monumentale Histoire geacuteneacuterale de la philsophie 6Peller (Louis) neacute agrave Hambourg en 1809 professeur agrave Dorpat puis agrave Ieacutena mort en 1861 agrave Weimar ougrave il eacutetait directeur de la Bibliothegraveque Il a publieacute de fort bons manuels de psychologie classique et composeacute en collaboration avec H Ritter une Historia philosophiae grecae et romanae 1838 (Le trad)

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chrestomathie universelle reacutedigeacutee avec soin et avec

la connaissance du sujet

Les fragments que je donne ici ne sont pas du moins

traditionnels crsquoest-agrave-dire copieacutes Ce sont au

contraire des ideacutees qui mrsquoont eacuteteacute suggeacutereacutees par ma

propre eacutetude des œuvres originales

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SECTION II PHILOSOPHIE PREacuteSOCRATIQUE

Les philosophes eacuteleacuteates sont les premiers sans doute

qui eurent conscience de lopposition entre lintuitif

et le penseacute φαινόμενα et νοούμενα Ce dernier seul

eacutetait pour eux ce qui existait veacuteritablement le őντως

őν [ce qui est] Ils affirmaient agrave son eacutegard qursquoil est

un invariable et immuable mais ils nrsquoaffirmaient

pas cela des φαινόμενα crsquoest-agrave-dire de lrsquointuitif de

ce qui apparaicirct est empiriquement donneacute car il eucirct

eacuteteacute ridicule de soutenir agrave leur sujet une pareille

proposition de lagrave le principe si mal compris et

reacutefuteacute par Diogegravene dans sa maniegravere bien connue Ils

distinguaient donc deacutejagrave entre lrsquoapparence

φαινόμενον et la chose en soi Cette derniegravere ne

pouvait ecirctre perccedilue par les sens mais seulement

saisie par la penseacutee et eacutetait en conseacutequence le

νοούμενον [noumegravene] (Aristote Metaphysica I 5

p 986 et Scholia eacutedit de Berlin pp 429-430 et

509) Dans les scholies drsquoAristote (pp 460 536 544

et 798) lrsquoeacutecrit de Parmeacutenide τά κατά δόζαν

[Doctrine du sens de la vie] est mentionneacute Crsquoeacutetait

donc la doctrine du pheacutenomegravene la physique qui

impliquait certainement une autre œuvre τα χατrsquo

αλήθειαν la doctrine de la chose en soi crsquoest-agrave-dire

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la meacutetaphysique Une scholie de Philoponos dit au

sujet de Melissos έν τοίς πρός άλςειαν ἒν ἒίναι

λέγων τό ὂν έν τοις πρός δόζαν δύο (il faudrait dire

πολλὰ) φησὶν εἶαι [Tandis que dans sa doctrine de la

veacuteriteacute Melissus deacuteclare que ce qui existe est un

dans sa doctrine de la signification il affirme que ce

qui existe est double] Lrsquoopposition aux eacuteleacuteates

probablement provoqueacutee par eux-mecircmes srsquoaffirme

par Heacuteraclite qui enseigna le mouvement incessant

de toutes choses comme eux enseignaient

lrsquoimmobiliteacute absolue il prit en conseacutequence position

dans le φαινόμενον (Aristote De cœloIII lp 298

eacutedit de Berlin) Il provoqua agrave son tour une

opposition la doctrine des Ideacutees de Platon ainsi

que cela reacutesulte de lrsquoexposeacute drsquoAristote (Metaphysica

p 1078) Il est remarquable que nous trouvions

nombre de fois reacutepeacuteteacutes dans les eacutecrits des anciens

les enseignements principaux des philosophes

preacutesocratiques qui nous sont parvenus si

clairsemeacutes mais nous les rencontrons tregraves peu agrave

partir drsquoeux Ainsi les doctrines dAnaxagore sur le

νοὖς [lrsquoesprit] et le όμοιομέρενον [eacuteleacutements

homogegravenes des choses] celle drsquoEmpeacutedocle sur le

φιλία καί νεῖκος [lrsquoamour et la haine] et les quatre

eacuteleacutements celle de Deacutemocrite et de Leucippe sur les

atomes et les εϊδωλα [doubles] celle drsquoHeacuteraclite sur

lrsquoeacutecoulement continuel des choses celle des eacuteleacuteates

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exposeacutee plus haut celle des pythagoriciens sur les

nombres la meacutetempsycose etc Il se peut bien que

ceci ait eacuteteacute la somme de toute leur philosophie car

nous trouvons aussi dans les œuvres des modernes

Descartes Spinoza Leibnitz et mecircme Kant les

quelques principes fondamentaux de leur doctrine

reacutepeacuteteacutes un nombre incalculable de fois de sorte que

tous ces philosophes semblent avoir adopteacute la

formule drsquoEmpeacutedocle qui peut bien avoir eacuteteacute

amateur lui aussi du signe de la reacutepeacutetition δίς καί

τρίς τά καλά [ce qui est bon peut ecirctre dit deux fois

et mecircme trois] (Voir Sturz Empedocles A

grigentinus p 504)

Les deux dogmes drsquoAnaxagore sont drsquoailleurs en

liaison intime πάντα έν πασιν [tout est dans tout]

notamment est une deacutesignation symbolique du

dogme de lrsquohomoiomeroi Dans la masse chaotique

primitive conseacutequemment les partes similares (au

sens physiologique) de toutes choses existaient au

complet Pour les diffeacuterencier et les combiner en

choses speacutecifiquement distinctes (partes

dissimilares) pour leur donner arrangement et

forme il fallut un νοũς qui par une seacutelection des

parties constitutives ramena la confusion agrave lrsquoordre

car le chaos contenait le meacutelange le plus complet de

toutes les substances (Scholia in Aristotelem p

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337) Cependant le νοũς nrsquoavait pas porteacute cette

premiegravere seacuteparation agrave sa perfection complegravete et

pour cette raison chaque chose continuait agrave

renfermer les parties constitutives de toutes les

autres bien qursquoagrave un moindre degreacute tout est bien

sucircr mecircleacute agrave tout (Ibid)

Empeacutedocle drsquoautre part au lieu dhomoiomeroi

sans nombre avait seulement quatre eacuteleacutements dougrave

les choses devaient proceacuteder comme produits et

non ainsi que chez Anaxagore comme deacuteduits Le

rocircle de neacutegation et de seacutelection crsquoest-agrave-dire

drsquoorganisation du νοũς est suivant lui joueacute par le

φιλία καί νεῖκος lrsquoamour et la haine Ces deux-ci

valent beaucoup mieux Car ici ce nrsquoest pas lrsquointellect

(νοũς ) mais la volonteacute (φιλία καί νεῖκος) qui prend

le gouvernement des choses et les substances

varieacutees ne sont pas comme chez Anaxagore de

simples deacuteduits mais de reacuteels produits Tandis

qursquoAnaxagore les fait reacutealiser par une intelligence

seacutelective Empeacutedocle croit agrave un instinct aveugle

crsquoest-agrave-dire agrave une volonteacute deacutepourvue de

connaissance

Empeacutedocle est drsquoailleurs un homme complet et son

φιλία καί νεῖκος a pour base un profond et veacuteritable

aperccedilu Mecircme dans la nature inorganique nous

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voyons les eacuteleacutements se rechercher ou se fuir srsquounir

ou se seacuteparer suivant les lois de lrsquoaffiniteacute eacutelective

Mais ceux qui montrent la plus forte disposition agrave

srsquounir chimiquement ce qui ne peut seffectuer qursquoagrave

lrsquoeacutetat de fluiditeacute prennent une attitude

drsquoantagonisme eacutelectrique des plus deacutecideacutees quand

ils entrent agrave lrsquoeacutetat solide en contact les uns avec les

autres tantocirct ils se seacuteparent en polariteacutes opposeacutees

et mutuellement hostiles tantocirct ils se recherchent et

srsquoembrassent de nouveau Et qursquoest-ce je le

demande que cet antagonisme polaire qui apparaicirct

dans toute la nature sous les formes les plus

diverses sinon une querelle sans cesse renouveleacutee

que suit toujours la reacuteconciliation ardemment

souhaiteacutee Ainsi φιλία καί νεῖκος est partout

preacutesent et selon les circonstances lrsquoun ou lrsquoautre

apparaicirct agrave son tour Aussi pouvons-nous ecirctre

affecteacutes immeacutediatement nous-mecircmes dans un sens

amical ou hostile par tout ecirctre humain qui

srsquoapproche de nous cette double disposition existe

et attend les circonstances Seule la prudence nous

avertit de nous en tenir au point drsquoindiffeacuterence de

limpartialiteacute bien qursquoil soit en mecircme temps le point

de congeacutelation De mecircme le chien eacutetranger duquel

nous nous approchons est immeacutediatement precirct agrave

adopter le ton amical ou hostile et passe aiseacutement

des aboiements et des grondements au freacutetillement

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de la queue et vice versa Ce qui reacuteside au fond de

ce pheacutenomegravene universel du φιλία καί νεῖκος crsquoest en

reacutealiteacute la grande opposition primitive entre lrsquouniteacute

de tous les ecirctres drsquoapregraves leur essence en soi et leur

diffeacuterence complegravete dans le pheacutenomegravene qui a pour

forme le principium individuationis [principe

drsquoindividuation] Semblablement Empeacutedocle a

reconnu fausse la doctrine des atomes qursquoil

connaissait deacutejagrave et enseigneacute au contraire la

divisibiliteacute infinie des corps comme nous le dit

Lucregravece (De naturacirc rerum livre I vers 747 et suiv)

Ce qui meacuterite le plus drsquoattention dans les doctrines

drsquoEmpeacutedocle crsquoest son pessimisme deacutecideacute Il a

pleinement reconnu la misegravere de notre existence et

le monde est pour lui aussi bien que pour les vrais

chreacutetiens une valleacutee de larmes Aτης λειμων II le

compare comme le fera plus tard Platon agrave une

caverne sombre dans laquelle nous sommes

enfermeacutes Dans notre existence terrestre il voit un

eacutetat drsquoexil et de misegravere et le corps est la prison de

lrsquoacircme Ces acircmes se sont trouveacutees un jour dans un

eacutetat infiniment heureux et sont tombeacutees par leur

propre faute et leurs peacutecheacutes dans leur misegravere

actuelle ougrave elles senlisent de plus en plus et sont

enveloppeacutees dans le cercle de la meacutetempsycose

tandis que au contraire par la vertu et la pureteacute

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morale dont fait aussi partie lrsquoabstinence de la chair

des animaux et par la renonciation aux jouissances

et aux deacutesirs terrestres elles peuvent reconqueacuterir

leur situation anteacuterieure Ainsi la mecircme sagesse

primitive qui constitue lrsquoideacutee fondamentale du

brahmanisme et du bouddhisme et mecircme du vrai

christianisme (par lequel il ne faut pas entendre le

rationalisme optimiste judeacuteo-protestant) a eacuteteacute aussi

reacuteveacuteleacutee par cet ancien Grec qui complegravete le

consensus gentium sur ce point QursquoEmpeacutedocle que

les anciens regardent drsquoordinaire comme un

pythagoricien ait reccedilu cette vue de Pythagore cela

est vraisemblable drsquoautant plus qursquoelle est partageacutee

au fond par Platon qui eacutetait eacutegalement sous

lrsquoinfluence de ce philosophe Empeacutedocle se range de

la faccedilon la plus deacutecideacutee agrave la doctrine de la

meacutetempsycose qui est lieacutee agrave cette vue sur le monde

Les passages des anciens qui attestent avec ses

propres vers cette conception drsquoEmpeacutedocle ont eacuteteacute

reacuteunis avec beaucoup do soin par Sturz Empedocles

Agrigentinus deacutejagrave citeacute pp 448-458 Lrsquoopinion que

le corps est une prison la vie un eacutetat de souffrance

et de purification dont nous deacutelivre la mort si nous

sommes exempts de la migration de lrsquoacircme est

partageacutee par les Eacutegyptiens les pythagoriciens et

Empeacutedocle en mecircme temps que par les Indous et

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les bouddhistes A lrsquoexception de la meacutetempsycose

elle est contenue aussi dans le christianisme

Diodore de Sicile et Ciceacuteron confirment cette vue

des anciens (Voir Wernsdorf De metempsychosi

veterum p 31 et Ciceacuteron Fragmenta eacutedit de

Deux-Ponts pp 299 316 319) Ciceacuteron nrsquoindique

pas dans ces passages agrave quelle eacutecole philosophique

ils appartiennent mais ils semblent ecirctre des restes

de la sagesse pythagoricienne

Dans les autres doctrines de ces philosophes

preacutesocratiques il y a aussi beaucoup de choses

vraies dont je veux mettre quelques-unes en relief

Selon la cosmogonie de Kant et de Laplace qui a

reccedilu gracircce aux observations drsquoHerschel une

confirmation agrave posteriori que lord Rosse srsquoefforce

en ce moment de rendre douteuse agrave lrsquoaide de son

reacuteflecteur geacuteant pour la consolation du clergeacute

anglais le systegraveme planeacutetaire se forme par la

condensation de brouillards lumineux qui se

coagulent lentement et ensuite tournent en cercle

et cette theacuteorie apregraves des milliers drsquoanneacutees justifie

ainsi Anaximegravene qui deacuteclarait que lrsquoair et la vapeur

sont les eacuteleacutements fondamentaux de toutes choses

(Scholia in Aristotelem p 514) En mecircme temps les

vues drsquoEmpeacutedocle et de Deacutemocrite reccediloivent

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confirmation car ils expliquaient deacutejagrave comme

Laplace lrsquoorigine et lrsquoexistence du monde par un

tourbillon (Aristote Opeacutera eacutedit de Berlin p 295

et Scholia p 351) ideacutee qursquoAristophane raille comme

un blasphegraveme (Nubes vers 820) juste comme la

theacuteorie de Laplace provoque aujourdrsquohui les

railleries des precirctres anglais qui craignent pour

leurs beacuteneacutefices ainsi que crsquoest leur cas chaque fois

quune veacuteriteacute nouvelle apparaicirct Notre

stœchiomeacutetrie chimique mecircme nous ramegravene jusqursquoagrave

un certain point agrave la philosophie pythagoricienne

des nombre laquo Les proprieacuteteacutes et les proportions des

nombres sont la base des proprieacuteteacutes et des

proportions des choses comme par exemple le

double quatre tiers un et demi raquo (Scholia in

Aristotelem pp 543 et 829) On sait que les

pythagoriciens ont eacuteteacute les inventeur du systegraveme de

Copernic ce systegraveme eacutetait mecircme connu de celui-ci

qui a tireacute directement son ideacutee fondamentale du

passage souvent citeacute sur Hicetas dans les

Quaestionnes academicaen (livre II chap XXXIX)

de Ciceacuteron et sur Philolaos dans Plutarque De

placitis philosophorum (livre III chap XIII) Cette

cognition importante fut rejeteacutee plus tard par

Aristote qui y substitua ses balivernes dont il sera

question plus loin (Comparer Le monde comme

volonteacute et comme repreacutesentation 2e eacutedit t Il p

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342 et 3deg eacutedit t II p 390) Mecircme les deacutecouvertes

de Fourier et de Cordier sur la chaleur agrave linteacuterieur

de la terre confirment la doctrine des anciens laquo Les

pythagoriciens disaient que lrsquoon peut trouver un feu

actif au milieu et au centre de la terre qui lui donne

chaleur et vie raquo (Scholia in Aristotelem p 504) Et

si en conseacutequence de ces deacutecouvertes lrsquoeacutecorce

terrestre est regardeacutee aujourdrsquohui comme une

couche mince entre deux meacutediums (atmosphegravere et

meacutetaux et meacutetalloiumldes chauds en fusion) dont le

contact doit occasionner une conflagration qui

aneacuteantira cette eacutecorce cela confirme lrsquoopinion

partageacutee par tous les anciens philosophes et aussi

par les Indous (Lettres eacutedifiantes eacutedit de 1819 t

VII p 114) que le monde sera finalement consumeacute

par le feu Il est inteacuteressant aussi de faire remarquer

que comme nous lrsquoapprend Aristote (Metaphysica

I 5 p 986) les pythagoriciens ont conccedilu sous le

nom de δέκα άρχαί [dix principes] le yin et yang

des Chinois

Que la meacutetaphysique de la musique telle que je lrsquoai

expliqueacutee dans mon œuvre principale (t I sect 52 et t

II chap XXXIX) puisse ecirctre regardeacutee comme un

exposeacute de la philosophie pythagoricienne des

nombres crsquoest ce que jrsquoai indiqueacute lagrave briegravevement Je

veux ici mrsquoy arrecircter davantage preacutesupposant en

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mecircme temps que le lecteur a conserveacute le souvenir

des passages en question

Conformeacutement donc agrave ce qui a eacuteteacute dit la meacutelodie

exprime tous les mouvements de la volonteacute telle

qursquoelle se manifeste dans la conscience humaine

crsquoest-agrave-dire tous les affects sentiments etc tandis

que lrsquoharmonie au contraire indique la graduation

de lrsquoobjectivation de la volonteacute dans le reste de la

nature La musique est en ce sens une seconde

reacutealiteacute qui marche tout agrave fait parallegravelement avec la

premiegravere tout en eacutetant drsquoune nature et drsquoun

caractegravere fort diffeacuterents elle a donc une complegravete

analogie avec elle mais aucune similitude La

musique nrsquoexiste drsquoailleurs comme telle que dans

un nerfs auditifs et notre cerveau en dehors de

ceux-ci ou en soi (au sens de Locke) elle consiste

en simples rapports de nombres directement au

point de vue de la quantiteacute en cadence et ensuite

au point de vue de la qualiteacute dans les degreacutes de la

gamme qui reposent sur les rapports arithmeacutetiques

des vibrations en un mot numeacuterique dans son

eacuteleacutement rythmique elle lrsquoest aussi dans son eacuteleacutement

harmonique

Lrsquoessence entiegravere du monde aussi bien comme

microcosme que comme macrocosme peut donc

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ecirctre exprimeacutee par de purs rapports de nombres et

est reacuteductible agrave ceux-ci en une certaine mesure En

ce sens Pythagore avait raison de placer dans les

nombres la veacuteritable essence des choses mdash Mais que

sont les nombres mdash Des rapports de succession

dont la possibiliteacute est baseacutee sur le temps

Lorsqursquoon lit ce qui est dit dans les Scholia in

Aristotelem (p 829) sur la philosophie

pythagoricienne des nombres on peut ecirctre induit a

supposer que lrsquousage du mot λόγος [logos] dans

lrsquointroduction de lrsquoEacutevangile attribueacute agrave Jean usage si

eacutetrange et si mysteacuterieux et touchant agrave labsurde de

mecircme que les passages anteacuterieurs et analogue de

celui-ci dans Philon ont celui-lagrave et ceux-ci leur

origine dans la philosophie pythagoricienne des

nombres drsquoapregraves la signification du mot λόγος au

sens arithmeacutetique comme rapport numeacuterique ratio

numerica Une relation semblable constitue drsquoapregraves

les pythagoriciens lessence intime et indestructible

de chaque ecirctre cest-agrave dire son principe premier et

originel άρχή de sorte qursquoon pourrait dire de

chaque chose laquo au commencement eacutetait le

Verbe raquo Il faut noter aussi qursquoAristote dit laquo les

eacutemotions sont des relations numeacuteriques

mateacuterielles raquo puis laquo car la relation numeacuterique

constitue la forme de la chose raquo (De anima I 1)

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Cela rappelle le λόγος οπερματικος [raison

seacuteminale] des stoiumlciens auquel je reviendrai bientocirct

Dapregraves Jamblique qui nous a laisseacute une biographie

de Pythagore celui-ci avait reccedilu son eacuteducation

surtout en Eacutegypte ougrave il avait seacutejourneacute de sa vingt-

deuxiegraveme agrave sa cinquante-sixiegraveme anneacutee et ses

maicirctres avaient eacuteteacute les precirctres De retour dans sa

patrie il avait conccedilu le projet de fonder une sorte

drsquoEacutetat sacerdotal agrave lrsquoimitation des hieacuterarchies

eacutegyptiennes avec les modifications neacutecessaires chez

les Grecs bien entendu et srsquoil nrsquoy reacuteussit pas dans

sa patrie Samos il y parvint en une certaine mesure

agrave Crotone Or comme la culture et la religion

eacutegyptiennes provenaient sans aucun doute de lrsquoInde

ainsi que le prouvent la sainteteacute de la vache et cent

autres choses (Heacuterodote Histoire II 41) cela

expliquerait la prescription de Pythagore relative agrave

lrsquoabstinence de la viande des animaux notamment

la deacutefense de tuer des bœufs (Jamblique Vita

Pythagoraelig chap VIII sect 150) et aussi les

recommandations de bonteacute envers tous les

animaux de mecircme sa doctrine de la meacutetempsycose

ses vecirctements blancs ses eacuteternelles et mysteacuterieuses

cachotteries qui donnegraverent naissance aux discours

symboliques et srsquoeacutetendirent jusqursquoaux theacuteoregravemes

matheacutematiques ensuite la fondation drsquoune sorte de

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caste sacerdotale avec discipline seacutevegravere et

ceacutereacutemonial imposant le culte du soleil et tout le

reste Crsquoest aussi des Eacutegyptiens qursquoil tenait ses

notions astronomiques les plus importantes Voilagrave

pourquoi la prioriteacute de la doctrine de lrsquoinclinaison

de lrsquoeacutecliptique lui fut contesteacutee par Œnopide qui

avait eacuteteacute avec lui en Eacutegypte (Voir agrave ce sujet la

conclusion du chap XXIV du livre I des Eclogaelig de

Stobeacutee avec une note de Heeren drsquoapregraves Diodore de

Sicile) Drsquoailleurs si lrsquoon examine les notions

astronomiques eacuteleacutementaires de tous les philosophes

grecs rassembleacutees par Stobeacutee (speacutecialement livre I

chap XV et suiv) on trouve qursquoils ont produit le

plus souvent des absurditeacutes agrave la seule exception des

pythagoriciens qui en regravegle geacuteneacuterale sont tregraves

exacts Que cela ne vienne pas drsquoeux-mecircmes mais

de lrsquoEacutegypte ce nest pas douteux La prohibition

bien connue de Pythagore au sujet des fegraveves est

drsquoorigine eacutegyptienne pure et uniquement une

superstition venue de lagrave puisque Heacuterodote (II 37)

relate qursquoen Eacutegypte la fegraveve est consideacutereacutee comme

impure et est abhorreacutee au point que les precirctres ni

peuvent pas mecircme supporter sa vue

Que la doctrine de Pythagore ait eacuteteacute drsquoailleurs un

pantheacuteisme deacutecideacute crsquoest ce dont teacutemoigne aussi

nettement que briegravevement une sentence

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pythagoricienne qui nous a eacuteteacute conserveacutee par

Cleacutement drsquoAlexandrie dans sa Cohortatio ad

gentes et dont le dialecte dorique nous garantit

lrsquoauthenticiteacute la voici laquo Cependant nous ne

pouvons passer sous silence les disciples de

Pythagore lorsqursquoils deacuteclarent Dieu est un mais

comme certains lrsquoimaginent il nrsquoest point en dehors

de lrsquounivers il est agrave lrsquointeacuterieur Il est la sphegravere

entiegravere souverain de toute origine reacutepandu en

toutes choses Il existe eacuteternellement il est le maicirctre

de toutes ses forces et de toutes ses œuvres lumiegravere

au sein des paradis pegravere de lrsquounivers esprit et

inspiration de lrsquoordre entiegravere du monde et du

mouvement de lrsquounivers raquo (Voir Cleacutement

drsquoAlexandrie Opera t I p 118 dans les Sanctorum

Patrum Opera polemica t IV Warzbourg 1778) Il

est bon notamment de se convaincre en toute

occasion que theacuteisme et judaiumlsme sont agrave

proprement parler des termes eacutequivalents

Selon Apuleacutee Pythagore serait mecircme alleacute jusqursquoaux

Indes et aurait eacuteteacute instruit par les brahmanes eux-

mecircmes (Florida eacutedit de Deux-Ponts p 130) Je

crois en conseacutequence que la sagesse et la science

assureacutement consideacuterables de Pythagore consistaient

moins en ce quil avait penseacute qursquoen ce qursquoil avait

appris en un mot qursquoelles lui eacutetaient plutocirct

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eacutetrangegraveres que personnelles Cela est confirmeacute par

une assertion drsquoHeacuteraclite agrave son sujet (Diogegravene

Laerce livre VIII chap I sect 5) Autrement il les

aurait coucheacutees par eacutecrit pour sauver ses ideacutees de la

destruction tandis que ce qursquoil avait appris du

dehors restait sain et sauf agrave sa source

42 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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SECTION III SOCRATE

La sagesse de Socrate est un article de foi

philosophique Que le Socrate de Platon soit un

personnage ideacuteal par conseacutequent poeacutetique qui

exprime les ideacutees de ce philosophe cela est eacutevident

mais dans le Socrate de Xeacutenophon par contre on

ne trouve pas beaucoup de sagesse Selon Lucien

(Philopseudegraves sect24) Socrate avait un gros ventre ce

qui nrsquoappartient pas preacuteciseacutement aux signes du

geacutenie Le mecircme doute plane drsquoailleurs sur les hautes

faculteacutes intellectuelles de tous ceux qui nrsquoont pas

eacutecrit y compris Pythagore Un grand esprit doit

reconnaicirctre graduellement sa vocation et sa

situation vis-agrave-vis de lrsquohumaniteacute et arriver

conseacutequemment agrave la conviction qursquoil ne fait pas

partie du troupeau mais des bergers crsquoest-agrave-dire

des eacuteducateurs de la race humaine Alors srsquoimpose agrave

lui le devoir de ne pas limiter son action immeacutediate

et certaine au petit nombre drsquohommes que le hasard

rapproche de lui mais de lrsquoeacutetendre agrave lhumaniteacute

afin quelle puisse y atteindre les exceptions les

meilleurs les eacutelus Or lrsquounique organe par lequel on

srsquoadresse agrave lrsquohumaniteacute crsquoest lrsquoeacutecriture on ne parle

verbalement quagrave un nombre restreint drsquoindividus

43 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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par suite ce qui est dit ainsi demeure par rapport agrave

la race humaine une affaire priveacutee Car lesdits

individus sont le plus souvent un mauvais sol pour

la noble moisson ou bien elle nrsquoy pousse pas du

tout ou bien ses produits deacutegeacutenegraverent rapidement la

moisson doit donc ecirctre preacuteserveacutee Or ceci seffectue

non par la tradition qui est falsifieacutee agrave chaque pas

mais uniquement par lrsquoeacutecriture cette seule

conservatrice fidegravele des ideacutees Ajoutez agrave cela que

chaque esprit qui pense profondeacutement eacuteprouve le

besoin neacutecessaire pour sa propre satisfaction de

retenir ses penseacutees et de les ramener agrave la plus

grande clarteacute et netteteacute possibles cest-agrave-dire agrave les

incarner dans des mots Mais ceci nrsquoest obtenu

parfaitement que par leacutecriture La parole eacutecrite est

en effet essentiellement toute diffeacuterente du la parole

verbale car elle seule permet la plus haute preacutecision

et concision la briegraveveteacute par excellence ce qui fait

drsquoelle le pur εκτυποσ [double] de la penseacutee Ce serait

donc une ideacutee bien extravagante de la part drsquoun

penseur de ne pas utiliser la plus importante

invention de lrsquoespegravece humaine Pour cette raison il

mrsquoest difficile de croire agrave lrsquointelligence vraiment

eacutetendue de ceux qui nont pas eacutecrit Je suis plutocirct

disposeacute agrave les tenir pour des heacuteros surtout pratiques

qui oui plus agi par leur caractegravere que par leur

cerveau Les sublimes auteurs de lrsquoUpanishad des

44 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Veacutedas ont eacutecrit Quant agrave la Sanhita du mecircme livre

qui se compose uniquement de priegraveres il se peut

qursquoau deacutebut elle nrsquoait eacuteteacute propageacutee que verbalement

Entre Socrate et Kant existent bon nombre de

ressemblance Tous deux rejettent tout dogmatisme

tous deux professent une complegravete ignorance en

matiegravere de meacutetaphysique et font leur trait distinctif

de la conscience claire de cette ignorance Tous

deux affirment que le pratique ce que lrsquohomme doit

faire et ce qursquoil doit omettre est drsquoautre part

absolument certain de lui-mecircme sans autre

fondement theacuteorique Tous deux ont eu cette

destineacutee que leurs successeurs immeacutediats et

disciples deacuteclareacutes se sont seacutepareacutes drsquoeux preacuteciseacutement

sur ces principes et eacutelaborant une meacutetaphysique

ont eacutetabli des systegravemes absolument dogmatiques et

enfin que ces systegravemes tregraves diffeacuterents les uns des

autres srsquoaccordaient tous sur un point agrave savoir

qursquoils proceacutedaient des doctrines de Socrate ou de

Kant Comme je suis moi-mecircme un kantien je veux

indiquer ici en un mot mes affiniteacutes avec lui Kant

enseigne que nous ne pouvons rien savoir en dehors

de lrsquoexpeacuterience et de sa possibiliteacute Je concegravede cela

mais en soutenant que lrsquoexpeacuterience mecircme dans sa

totaliteacute est susceptible drsquoune explication et jrsquoai

tenteacute de donner celle-ci en la deacutechiffrant comme

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une eacutecriture et non agrave lrsquoexemple de tous les

philosophes preacuteceacutedents en entreprenant de la

deacutepasser au moyen de ses pures formes mdash meacutethode

dont Kant a deacutemontreacute lrsquoilleacutegitimiteacute

Lrsquoavantage de la meacutethode socratique telle qursquoelle

nous apparaicirct chez Platon consiste en ce qursquoon

admet seacutepareacutement de la part de lrsquointerlocuteur ou

de lrsquoadversaire avant que celui-ci en ait aperccedilu les

conseacutequences les motifs des principes qursquoon se

propose de deacutemontrer tandis qursquoau contraire si

lexposeacute eacutetait didactique et le discours continu il

aurait occasion de reconnaicirctre bien vite les

conseacutequences et les motifs comme tels et il ne

manquerait pas de les attaquer srsquoils ne lui plaisaient

pas En attendant parmi les choses que Platon

voudrait nous faire croire il y a ceci crsquoest que par

lapplication de cette meacutethode les sophistes et

autres fous se seraient laisseacute en toute innocence

prouver par Socrate qursquoil srsquoagissait drsquoeux-mecircmes

Cela nrsquoest pas probable On peut plutocirct croire que

au dernier quart de la route ou bien degraves qursquoils

remarquaient ougrave les choses allaient en venir ils

gacirctaient par la deacuteneacutegation de ce qui avait eacuteteacute dit

par des malentendus intentionnels par des artifices

et des chicanes auxquels recourt instinctivement la

deacuteloyauteacute ergoteuse le jeu artificiel de Socrate et

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trouaient son filet ou encore ils devenaient si

grossiers et si agressifs que celui-ci devait trouver

sage de sauver sa peau agrave temps Pourquoi en effet

les sophistes eux aussi nrsquoauraient-ils pas connu la

meacutethode par laquelle chacun peut se rendre lrsquoeacutegal de

chacun et mecircme combler pour un moment la plus

grande ineacutegaliteacute intellectuelle mdash lrsquoinsulte Les

natures basses eacuteprouvent un penchant instinctif

pour celle-ci degraves qursquoelles commencent agrave soupccedilonner

une supeacuterioriteacute de lrsquointelligence

47 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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SECTION IV PLATON

Chez Platon deacutejagrave nous trouvons lrsquoorigine drsquoune

certaine fausse dianœologie exposeacutee dans un

dessein meacutetaphysique secret agrave savoir une

psychologie rationnelle et une doctrine de

lrsquoimmortaliteacute qui srsquoy rattache Cette fausse

dianœologie a fait preuve drsquoune tregraves puissante

vitaliteacute puisquelle a traverseacute toute la philosophie

ancienne meacutedieacutevale et moderne jusqursquoagrave ce que

Kant le destructeur universel lui eacutecrasacirct enfin la

tecircte La doctrine viseacutee ici est le rationalisme de la

theacuteorie de la connaissance avec son aboutissement

meacutetaphysique On peut la reacutesumer briegravevement ainsi

ce qui connaicirct en nous est une substance

immateacuterielle fonciegraverement distincte du corps

nommeacutee acircme le corps au contraire est un obstacle

agrave la connaissance En conseacutequence toute

connaissance transmise par les sens est trompeuse

la seule vraie exacte et certaine est celle qui est

affranchie et eacuteloigneacutee de toute sensibiliteacute (crsquoest-agrave-

dire de toute perception) en drsquoautres termes penseacutee

pure la mise en œuvre des notions abstraites seules

Crsquoest ce que lrsquoacircme accomplit par ses propres

moyens Elle opeacuterera donc le mieux lorsqursquoelle sera

48 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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seacutepareacutee du corps crsquoest-agrave-dire apregraves notre mort De

telle sorte que la dianœologio srsquoassocie agrave la

psychologie rationnelle au beacuteneacutefice de sa doctrine

de lrsquoimmortaliteacute Cette doctrine que je viens de

reacutesumer se trouve exposeacutee au

long et nettement dans le Pheacutedon chap X Elle a un

caractegravere un peu diffeacuterent dans le Timeacutee drsquoapregraves

lequel Sextus Empiricus la rapporte en ces termes

preacutecis et clairs laquo Une opinion ancienne a la faveur

des philosophes naturels selon laquelle lrsquohomogegravene

est connaissable par lrsquohomogegravene raquo Et plus

loin laquo Dans le Timeacutee Platon utilise cette meacutethode

pour deacutemontrer la nature incorporelle de lrsquoacircme

Car dit-il le visage est adapteacute agrave la lumiegravere parce

qursquoil est susceptible de lumiegravere lrsquoaudition est de

condition aeacuterienne puisqursquoelle perccediloit la commotion

de lrsquoair crsquoest-agrave-dire le son comme lrsquoodeur qui

perccediloit les fumeacutees et les vapeurs est configureacutee en

rapport avec ces eacutevegravenements ainsi que le goucirct

pareillement adapteacute puisqursquoil perccediloit les jus par

suite lrsquoacircme doit neacutecessairement ecirctre drsquoessence

incorporelle puisqursquoelle connait des ideacutees

incorporelles comme par exemple celles comprises

dans les nombres et celles que lrsquoon peut deacutecouvrir

dans la forme des corps raquo (Adversus

mathematicos VII 116 et 119)

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Aristote lui-mecircme admet cette argumentation du

moins comme hypothegravese dans son traiteacute De anima

(livre I chap 1) ougrave il dit que lexistence seacutepareacutee de

lrsquoacircme serait eacutetablie par lagrave si cette derniegravere

srsquoaccroissait drsquoune manifestation quelconque agrave

laquelle le corps nrsquoaurait aucune part et cette

manifestation semble devoir ecirctre avant tout la

penseacutee Mais si mecircme celle-ci nrsquoest pas possible sans

intuition ni imagination elle ne peut non plus

exister sans le corps (Lrsquointellection semble

eacuteminemment propre agrave lrsquoacircme mais si cette activiteacute

est elle-mecircme un acte de lrsquoimagination ou ne peut

srsquoexercer sans le concours de lrsquoimagination elle ne

pourra elle non plus srsquoaccomplir indeacutependamment

du corps De anima I 1) Cependant Aristote

nrsquoadmet pas mecircme la condition indiqueacutee plus haut

crsquoest-agrave-dire la preacutemisse de lrsquoargumentation

puisqursquoil enseigne ce qursquoon a formuleacute plus tard dans

la proposition nihil est in intollectu quod non

prius fuerit in sensibus (Voir agrave ce sujet le De anima

III 8) Il vit donc deacutejagrave que tout ce qui est purement

et abstraitement penseacute a emprunteacute toute sa matiegravere

et tout son contenu agrave ce qui est perccedilu Cela a troubleacute

les scolastiques Aussi sefforccedila-t-on de prouver degraves

le moyen acircge qursquoil y a de pure connaissances de

raison crsquoest-agrave-dire des ideacutees sans rapport avec une

image quelconque en un mot un penser qui tire

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toute sa matiegravere de lui-mecircme Les efforts et les

controverses sur ce point se trouvent reacuteunis dans le

livre De immortalitate animi de Pomponace qui

leur emprunte son principal argument Pour

reacutepondre aux exigences indiqueacutees les universalia et

les connaissances a priori conccedilus comme aeligternaelig

veritates devaient ecirctre mis en œuvre Quel

deacuteveloppement fut apporteacute agrave cette matiegravere par

Descartes et son eacutecole crsquoest ce que jrsquoai deacutejagrave exposeacute

dans la longue remarque ajouteacutee au paragraphe 6 de

mon Meacutemoire couronneacute sur Le fondement de la

morale ougrave jrsquoai rapporteacute aussi le texte original

inteacuteressant du carteacutesien De la Forge7 Ce sont en

effet les disciples drsquoun philosophe qui en regravegle

geacuteneacuterale expriment le plus clairement les fausses

doctrines de celui-ci car ils nont aucune raison

comme crsquoest le cas du maicirctre pour laisser le pus

possible dans lrsquoombre les cocircteacutes de son systegraveme qui

pourraient trahir sa faiblesse vu qursquoils nrsquoy voient

pas encore malice Mais Spinoza opposa agrave tout le

dualisme carteacutesien sa doctrine substantia cogitans

et substantia extensa una cademque est substantia

7 Louis de la Forge medecin du XVIIe siegravecle exerccedila on art agrave Saumur Ami de Descartes il interpreacuteta habilement les doctrinces de celui-ci dans son Traiteacute de lrsquoacircme humaine de ses faculteacutes de ses fonctions et de son union avec le corps Paris 1664

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que jam sub hoc jam sub illo attributo

comprehenditur [la substance pensante et

substance eacutetendue sont une mecircme et seule

substance conccedilue tantocirct sous un attribut tantocirct

sous un autre] et montra par lagrave sa grande

supeacuterioriteacute Leibnitz drsquoautre part resta gentiment

dans le sentier de Descartes et de lrsquoorthodoxie Mais

cela provoqua aussitocirct lrsquoeffort si salutaire agrave la

philosophie de lexcellent Locke qui finit par se

plonger dans lrsquoinvestigation de lorigine des

concepts et fit de ce principe no innate ideas [pas

drsquoideacutees inneacutees] soigneusement exposeacute la base de

son systegraveme Les Franccedilais agrave lrsquousage desquels

Condillac adapta ledit systegraveme tout en partant du

mecircme principe ne tardegraverent pas agrave aller trop loin en

affirmant que penser cest sentir Prise au pied de la

lettre cette proposition est fausse mais elle est

vraie en ce sens que chaque penser preacutesuppose

drsquoune part le sentiment comme ingreacutedient de la

perception qui lui fournit sa matiegravere et drsquoautre

part est conditionneacute aussi bien que le sentiment

par des organes corporels De mecircme que celui-ci

lrsquoest par les nerfs sensitifs celui-lagrave lrsquoest par le

cerveau et tous deux sont de lrsquoactiviteacute nerveuse

Lrsquoeacutecole franccedilaise elle-mecircme srsquoattacha toutefois

solidement agrave ce principe non pour lui-mecircme mais

dans un dessein meacutetaphysique et dans lespegravece

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mateacuterialiste absolument comme les opposants

platoniciens carteacutesiens et leibnitziens seacutetaient

attacheacutes au principe faux que lunique connaissance

exacte des choses consiste dans le penser pur crsquoest-

agrave-dire avec un dessein meacutetaphysique en vue de

prouver ainsi lrsquoimmortaliteacute de lacircme Kant seul nous

ramegravene de ces deux voies fausses agrave la veacuteriteacute et

apaise une querelle dans laquelle les deux parties agrave

vrai dire nrsquoagissent pas loyalement toutes deux

professent la dianœologie mais elles sont

preacuteoccupeacutees de la meacutetaphysique et pour cette

raison falsifient la dianœologie Kant dit

certainement il y a une pure connaissance de raison

crsquoest-agrave-dire des connaissances a priori anteacuterieures agrave

toute expeacuterience et conseacutequemment aussi un

penser qui nrsquoest pas redevable de sa matiegravere agrave une

connaissance quelconque transmise par les sens

mais preacuteciseacutement cette connaissance a priori

quoique non tireacutee de lrsquoexpeacuterience nrsquoa de valeur et de

validiteacute que par rapport agrave lrsquoexpeacuterience car elle nrsquoest

autre chose que la constatation de notre propre

appareil de connaissance et de son organisation

(fonction ceacutereacutebrale) ou selon lrsquoexpression de Kant

la forme de la conscience connaissante elle-mecircme

qui reccediloit tout drsquoabord sa matiegravere de la connaissance

empirique agrave laquelle elle est lieacutee par lrsquoimpression

sensitive et sans laquelle elle est vide et inutile

53 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Voilagrave pourquoi sa philosophie se nomme la critique

de la raison pure Sous elle succombe toute cette

psychologie meacutetaphysique et avec elle toute la pure

activiteacute de lrsquoacircme platonicienne Car nous voyons que

la connaissance sans la perception transmise par le

corps nrsquoa pas de matiegravere et que par conseacutequent le

sujet connaissant comme tel sans la preacutesupposition

du corps nrsquoest qursquoune forme vide pour ne pas

ajouter que chaque penser est une fonction

physiologique du cerveau comme la digestion en est

une de lrsquoestomac

Si donc la recommandation faite par Platon drsquoisoler

la connaissance et de la maintenir pure de toute

communauteacute avec le corps les sens et la perception

apparait contraire au but absurde et pour tout

dire impossible nous pouvons cependant regarder

ma doctrine drsquoapregraves laquelle seule la connaissance

intuitive maintenue pure de toute communauteacute avec

la volonteacute atteint la plus haute objectiviteacute et par lagrave

la perfection comme lrsquoanalogie justifieacutee de celle-ci

Je renvoie agrave ce sujet au livre III de mon œuvre

principale

54 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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SECTION V ARISTOTE

Le caractegravere principal drsquoAristote peut ecirctre deacutefini

ainsi la plus grande perspicaciteacute unie agrave la

circonspection au don dobservation agrave la diversiteacute et

au manque de profondeur Sa conception du monde

est plate quoique ingeacutenieusement eacutelaboreacutee La

profondeur trouve sa matiegravere en nous-mecircmes la

perspicaciteacute doit recevoir celle-ci du dehors pour

avoir des donneacutees Mais agrave cette eacutepoque-lagrave les

donneacutees empiriques eacutetaient en partie pauvres en

partie fausses Pour cette raison lrsquoeacutetude dAristote

est aujourdrsquohui assez peu profitable tandis que celle

de Platon lrsquoest resteacutee au plus haut degreacute Ce manque

de profondeur releveacute chez Aristote apparaicirct

naturellement de la faccedilon la plus visible dans sa

Meacutetaphysique ougrave la simple perspicaciteacute ne suffit

pas comme ailleurs crsquoest donc en cette matiegravere

qursquoil est le moins satisfaisant Sa Meacutetaphysique est

en majeure partie une conversation sur les systegravemes

de ses preacutedeacutecesseurs quil critique et reacutefute de son

point de vue le plus souvent dapregraves des assertions

isoleacutees sans entrer dans leur sens et un peu comme

quelqursquoun qui brise les fenecirctres du dehors il

propose peu de dogmes personnels pour ne pas dire

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un seul du moins coheacuterents Si nous sommes

redevables agrave sa poleacutemique drsquoune grande partie de

nos connaissances sur la philosophie ancienne crsquoest

un service accidentel

Il est surtout hostile agrave Platon lagrave ougrave celui-ci a

entiegraverement raison Les laquo Ideacutees raquo de Platon

reviennent sans cesse dans sa bouche comme une

chose qursquoil ne peut digeacuterer il est deacutecideacute agrave ne pas les

accepter La perspicaciteacute suffit dans les sciences

expeacuterimentales aussi la tendance drsquoAristote est-elle

eacuteminemment empirique Mais aujourdhui que

depuis ce temps-lagrave lrsquoempirisme a fait de tels progregraves

qursquoil est agrave lrsquoeacutegard de cette eacutepoque ce qursquoest lacircge

adulte par rapport agrave lrsquoenfance les sciences en

question ne peuvent guegravere gagner directement agrave son

eacutetude elles ne le peuvent qursquoindirectement par la

meacutethode et le cocircteacute scientifique qui le caracteacuterisent et

qursquoil a importeacutes dans le monde En zoologie

cependant il est de nos jours encore drsquoune utiliteacute

directe au moins dans les deacutetails Sa tendance

empirique le porte drsquoailleurs agrave toujours se disperser

il abandonne si aiseacutement et si freacutequemment le fil de

lrsquoideacutee agrave laquelle il srsquoest attacheacute qursquoil est presque

incapable de le suivre dans toute son eacutetendue et

jusqursquoau bout or crsquoest preacuteciseacutement en cela que

consiste le penser profond Au contraire il soulegraveve

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

continuellement des problegravemes quil ne contente

drsquoeffleurer et passe immeacutediatement agrave autre chose

sans les avoir reacutesolus ni mecircme seulement discuteacutes agrave

fond Son lecteur se dit souvent laquo maintenant nous

y voilagrave raquo mais nous nrsquoy sommes pas et alors il

semble quand il a abordeacute un problegraveme et lrsquoa

poursuivi un instant que la veacuteriteacute plane sur ses

legravevres mais tout agrave coup il aborde un autre sujet et

nous laisse dans le doute Il ne peut srsquoarrecircter agrave rien

et passe du sujet qursquoil vient daborder agrave un autre qui

se preacutesente agrave lrsquoinstant mecircme agrave lui comme un enfant

qui laisse tomber le jouet qursquoil tient pour en saisir

un autre qursquoil aperccediloit Crsquoest lagrave le cocircteacute faible de son

esprit crsquoest la vivaciteacute de la superficialiteacute Cela

explique pourquoi le mode drsquoexposeacute drsquoAristote qui

eacutetait un cerveau vigonreusement systeacutematique

puisque crsquoest agrave lui qursquoon doit la seacuteparation et la

classification des sciences manque totalement

drsquoagencement systeacutematique et que nous nrsquoy

trouvons pas de progregraves meacutethodique crsquoest-agrave-dire la

seacuteparation du dissemblable et le groupement du

semblable Il traite les choses comme elles se

preacutesentent agrave son esprit sans y avoir reacutefleacutechi au

preacutealable et sans srsquoecirctre traceacute agrave leur sujet un plan net

Il pense la plume agrave la main ce qui est un grand

allegravegement pour lrsquoeacutecrivain mais un grand mal pour

le lecteur De lagrave le manque de plan et lrsquoinsuffisance

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de son exposeacute de lagrave ses reacutepeacutetitions innombrables

parce que des ideacutees eacutetrangegraveres agrave son sujet lui ont

passeacute par la tecircte de lagrave vient qursquoil ne peut srsquoarrecircter

sur un point et discourt agrave perte de vue qursquoil

conduit par le nez comme nous lrsquoavons dit plus

haut le lecteur anxieux de la solution des

problegravemes souleveacutes qursquoapregraves avoir consacreacute

plusieurs pages agrave une question il reprend tout agrave

coup son investigation agrave partir du commencement

avec par conseacutequent agrave ce sujet revenons agrave notre

point de deacutepart et cela six fois dans un seul traiteacute

de lagrave vient que cette eacutepigraphe Quid feret hic tento

dignum promissor hiatu [A quelle matiegravere

drsquoimportance peut-on srsquoattendre en le voyant ouvrir

la bouche ] srsquoapplique agrave tant drsquoexordes de ses livres

et de ses chapitres et pour tout dire qursquoil est si

souvent confus et insuffisant Par exception il est

vrai il srsquoest comporteacute diffeacuteremment comme dans

les trois livres de sa Rheacutetorique qui sont un modegravele

de meacutethode scientifique et preacutesentent une symeacutetrie

architectonique qui peut bien avoir eacuteteacute le prototype

de celle de Kant

Lrsquoopposeacute radical dAristote aussi bien pour la

maniegravere de penser que pour celle drsquoexposer sa

penseacutee crsquoest Platon Celui-ci maintient comme avec

une main de fer son ideacutee conductrice en suit le fil si

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teacutenu soit-il dans toutes ses ramifications agrave travers

les labyrinthes des plus longs dialogues et le

retrouve apregraves tous les eacutepisodes On voit qursquoil a

mucircrement et pleinement reacutefleacutechi sur son sujet

avant de se mettre agrave eacutecrire et ordonneacute artistement

sa faccedilon de le preacutesenter Aussi chaque Dialogue est-

il une œuvre drsquoart voulue dont toutes les parties ont

un rapport bien calculeacute quoique souvent cacheacute un

instant agrave dessein et dont les freacutequents eacutepisodes

ramegravenent souvent drsquoeux-mecircmes et drsquoune faccedilon

inattendue agrave lrsquoideacutee principale deacutesormais mise en

lumiegravere par eux Platon a toujours su au sens

complet du mot ce quil voulait et entendait faire

habituellement il nrsquoamegravene pas les problegravemes jusqursquoagrave

leur solution deacutefinitive mais se contente de les

discuter agrave fond Il ne faut donc pas nous eacutetonner si

comme on le raconte (voir surtout AEliglien Variae

Historiaelig III 19 IV 9 etc) la bonne harmonie

personnelle eacutetait bien loin de reacutegner entre Platon et

Aristote le premier parlait aussi ccedilagrave et lagrave avec peu

drsquoestime du second dont les digressions

lrsquoinconsistance et les sauts et bonds mecircme associeacutes

agrave sa polymathie lui sont des plus antipathiques La

poeacutesie de Schiller Largeur et Profondeur (Briete

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und Tiefe) peut aussi srsquoappliquer agrave lrsquoopposition

entre Aristote et Platon8

En deacutepit de cette tendance drsquoesprit empirique

Aristote nrsquoeacutetait pas cependant un empirique

conseacutequent et meacutethodique aussi devait-il ecirctre

renverseacute et deacuteposseacutedeacute par Bacon de Verulam le vrai

pegravere de lrsquoempirisme Pour bien comprendre en quel

sens et pourquoi celui-ci est lrsquoadversaire et le

vainqueur drsquoAristote et de sa meacutethode on nrsquoa qursquoagrave

lire les livres de ce dernier De generatione et

corruptione On y trouve un fidegravele raisonnemment

a priori sur la nature qui cherche agrave comprendre et agrave

expliquer ses proceacutedeacutes par de pures notions un

exemple particuliegraverement mauvais est fourni au

8 Voici la traduction de cette courte piegravece de vers qui date de 1797 laquo Beaucoup da gens brillent dans le monde ils savent parler de tout et pour trouver ce qui plaicirct et charme on na quagrave les interroger On croirait tant ils ont le verbe haut quils ont vraiment conquis la marieacutee Et cependant ils sortent du monde sans nul bruit leur vie a eacuteteacute perdue Qui veut produire quelque chose dexcellent enfanter quelque grande œuvre doit rassembler silencieusement sans se lasser la plus haute force sur le plus petit point Le tronc seacutelegraveve dans les airs avec ses branches richement eacuteclatantes les feuilles brillent et exhalent leur parfum mais elles ne peuvent produire de fruits Le noyau seul recegravele dans un eacutetroit espace lrsquoorgueil de la forecirct lrsquoarbre raquo

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livre II chap IV ougrave nous voyons une chimie

construite a priori Bacon au contraire afficha le

dessein de faire de lexpeacuterience intuitive et non de

lrsquoabstraction la source de la connaissance de la

nature Le brillant reacutesultat de cette conception est la

haute situation actuelle des sciences naturelles qui

nous fait envisager avec un sourire de pitieacute ces

misegraveres aristoteacuteliciennes Sous ce rapport il est

vraiment remarquable que les livres susmentionneacutes

drsquoAristote nous reacutevegravelent tregraves nettement mecircme

lrsquoorigine de la scolastique on y rencontre deacutejagrave la

meacutethode veacutetilleuse et le verbiage de celle-ci

Pour la mecircme raison les livres De cœlo sont aussi

tregraves utiles et dignes drsquoecirctre lus Les premiers

chapitres sont mecircme un bon exemple de la meacutethode

qui consiste agrave reconnaicirctre et agrave deacuteterminer lessence

de la nature drsquoapregraves de pures notions et lrsquoinsuccegraves

est ici eacutevident Il nous est deacutemontreacute au chapitre

VIII par de pures notions et locis communibus

qursquoil nrsquoy a pas plusieurs mondes et au chapitre XII

on trouve une speacuteculation analogue sur la course

des eacutetoiles Crsquoest un raisonnement logique dapregraves

de fausses notions une dialectique de la nature

toute speacuteciale qui entreprend de deacutecider a priori en

partant de certains axiomes universels preacutetendant

exprimer ce qui est raisonnable et seacuteant ce qursquoest la

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

nature et comment elle doit agir En voyant une

intelligence si grande et mecircme stupeacutefiante malgreacute

tout ce qursquoon a pu dire si profondeacutement enfonceacutee

dans de pareilles erreurs qui eacutetaient encore en

vogue il y a quelques siegravecles agrave peine nous

comprenons bien vite combien lrsquohumaniteacute est

redevable agrave Copernic Kepler Galileacutee Bacon Robert

Hook et Newton Dans les chapitres VII et VIII du

livre II Aristote nous expose tout son agencement

absurde du ciel les eacutetoiles sont solidement fixeacutees

sur le globe creux qui tournoie le soleil et les

planegravetes sur des globes semblables plus rapprocheacutes

la terre est-il dit expresseacutement demeure tranquille

Tout cela pourrait passer si auparavant il nrsquoy avait

eu deacutejagrave mieux mais quand lui-mecircme nous preacutesente

chapitre XIII les vues tregraves justes des pythagoriciens

sur la forme la situation et le mouvement de la

terre pour les rejeter cela est fait pour provoquer

notre indignation Elle saccroicirct quand nous voyons

par sa freacutequente poleacutemique contre Empeacutedocle

Heacuteraclite et Deacutemocrite comment ceux-ci ont eu des

vues beaucoup plus exactes de la nature et ont

mieux observeacute celle-ci que le sec bavard que nous

avons devant nous Empeacutedoele avait mecircme enseigneacute

deacutejagrave une force tangentielle produite par le

mouvement de rotation et agissant en opposition agrave

la pesanteur (II 1 et 13 puis les Scholia p 491)

62 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Bien loin drsquoappreacutecier ces hypothegraveses agrave leur valeur

Aristote nrsquoadmet mecircme pas les vues exactes de ces

anciens sur la veacuteritable signification de haut et de

bas mais ici aussi il se range agrave lrsquoopinion vulgaire qui

suit lrsquoapparence superficielle (IV 2) Maintenant il

faut consideacuterer que ses vues furent adopteacutees et se

reacutepandirent eacutecartegraverent ce qui valait mieux

auparavant et devinrent plus tard la base du

systegraveme drsquoHipparque puis de Ptoleacutemeacutee dont

lhumaniteacute a ducirc srsquoembarrasser jusqursquoau

commencement du XVIe siegravecle au grand profit

drsquoailleurs des dogmes religieux judeacuteo-chreacutetiens qui

sont incompatibles au fond avec le systegraveme de

Copernic comment en effet y aurait-il un Dieu au

ciel si le ciel nrsquoexiste pas Le theacuteisme seacuterieusement

compris preacutesupposa neacutecessairement la division du

monde en ciel et en terre sur celle-ci srsquoagitent les

hommes dans celui-lagrave siegravege le Dieu qui les

gouverne Mais si lrsquoastronomie a supprimeacute le ciel

elle a supprimeacute Dieu avec lui elle a tellement

agrandi le monde qursquoil ne reste plus de place pour

Dieu Quant agrave un ecirctre personnel comme chaque

Dieu doit neacutecessairement en constituer un qui

nrsquohabiterait aucun lieu mais serait partout et nulle

part on peut seulement le nommer mais non

lrsquoimaginer et croire en lui A mesure donc que

lrsquoastronomie physique se popularise le theacuteisme doit

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disparaicirctre si fortement quil ait eacuteteacute inculqueacute aux

hommes par une preacutedication incessante et

solennelle Crsquoest ce que lrsquoEacuteglise catholique a reconnu

aussitocirct et pour cette raison elle a perseacutecuteacute le

systegraveme de Copernic Aussi est-il pueacuteril de

srsquoeacutetonner avec de grands cris des tribulations de

Galileacutee car omnis natura vult esse conservatrix sui

[chaque ecirctre de la nature srsquoefforce de se conserver]

Qui sait si la constatation secregravete ou tout au moins

le pressentiment de cette congeacutenialiteacute drsquoAristote

avec les doctrines de lrsquoEacuteglise et du danger deacutetourneacute

par lui nrsquoa pas contribueacute au respect deacutemesureacute dont

il a eacuteteacute lrsquoobjet au moyen acircge Qui sait si plus drsquoun

homme stimuleacute par ses assertions sur les anciens

systegravemes astronomiques na pas secregravetement

peacuteneacutetreacute ces veacuteriteacutes longtemps avant Copernic qui

apregraves beaucoup drsquoanneacutees dheacutesitation et avec

lrsquointention de se seacuteparer du monde se hasarda

finalement agrave les proclamer

64 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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SECTION VI STOIumlCIENS

Une tregraves belle et profonde notion chez les stoiumlciens

celle du λόγος σπερματικός [raison seacuteminale] bien

qursquoon puisse deacutesirer agrave son sujet des renseignements

plus complets que ceux qui nous sont parvenus

(Diogegravene Laerce VII 136 mdash Plutarque De placitis

philosophiaelig 1 7 mdash Stobeacutee Eclogaelig I p 372) Ce

qui toutefois est clair crsquoest qursquoon maintient par lagrave ce

qui constitue et maintient chez les individus

successifs drsquoune espegravece la forme identique de celle-

ci en passant de lrsquoun agrave lrsquoautre par conseacutequent en

quelque sorte la notion de lrsquoespegravece corporifieacutee dans

la semence Le λόγος σπερματικός est donc

leacuteleacutement indestructible dans lrsquoindividu ce qui lrsquounit

agrave lrsquoespegravece qursquoil repreacutesente et maintient Crsquoest en

vertu de lui que la mort qui aneacuteantit lrsquoindividu ne

touche pas agrave lespegravece gracircce agrave laquelle lrsquoindividu est

toujours preacutesent en deacutepit de la mort Aussi

pourrait-on traduire de la maniegravere suivante les mots

λόγος σπερματικός la formule magique qui eacutevoque

incessamment cette forme mi pheacutenomegravene Tregraves

apparenteacutee agrave lui est la notion de la forma

substantialis chez les scolastiques par laquelle le

principe inteacuterieur de lrsquoensemble de toutes les

65 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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qualiteacutes de chaque ecirctre naturel est eacutetabli son

antithegravese est la materia prima la matiegravere pure

sans forme ni qualiteacute Lrsquoacircme de lrsquohomme est sa

forma substantialis Ce qui distingue les deux

notions crsquoest que le λόγος σπερματικός nrsquoappartient

qursquoaux ecirctres vivants qui se reproduisent tandis que

la forma substantialis appartient aussi aux ecirctres

inorganiques Celle-ci se reacutefegravere avant tout agrave

lrsquoindividu celui-lagrave agrave lrsquoespegravece en mecircme temps tous

deux sont manifestement lieacutes agrave lrsquoideacutee platonicienne

On trouve des deacuteveloppements sur la forma

substantialis dans Scot Erigegravene De divisione

naturae livre III p 139 eacutedit drsquoOxford dans

Giordano Bruno Della causa dialogue III p 252 et

suiv et tout an long dans les Dispitationes

metaphysicaelig do Suarez (XV sect 1) ce veacuteritable

compendium de toute la sagesse scolaslique ougrave il

faut eacutetudier celle-ci plutocirct que dans les bavardages

sans fin des ineptes professeurs de philosophie

allemande quintessence de la platitude et de

lrsquoennui

Une source capitale de notre connaissance de

lrsquoeacutethique stoiumlcienne est lrsquoexposeacute tregraves deacuteveloppeacute que

nous a conserveacute Stobeacutee (Eclogaelig livre II chap VII)

on peut se flatter de posseacuteder lagrave des extraits le plus

souvent textuels de Zeacutenon et de Chrysippe Srsquoils sont

66 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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exacts ils ne sont pas de nature agrave nous donner une

haute opinion de lrsquoesprit de ces philosophes Crsquoest

en effet un exposeacute peacutedantesque doctrinal deacutelayeacute agrave

lrsquoinfini et incroyablement vide plat et inintelligent

de la morale stoiumlcienne on nrsquoy trouve ni vigueur ni

vie nulle penseacutee de valeur frappante ou fine Tout y

est deacuteduit de pures notions rien nrsquoy est puiseacute dans

la reacutealiteacute et lrsquoexpeacuterience Lrsquohumaniteacute y est en

conseacutequence partageacutee en vertueux et vicieux aux

premiers est rattacheacutee toute chose bonne aux

seconds toute chose mauvaise ce qui fait tout

apparaicirctre noir et blanc comme une gueacuterite

prussienne Aussi ces plats exercices drsquoeacutecole ne

supportent-ils aucunement la comparaison avec les

eacutecrits de Seacutenegraveque si eacutenergiques si ingeacutenieux et si

profonds

Les Dissertations drsquoArrien sur la philosophie

drsquoEacutepictegravete composeacutees environ quatre cents ans

apregraves la naissance du Portique ne nous donnent pas

drsquoinformations deacutefinitives sur le veacuteritable esprit et

les principes speacuteciaux de la morale stoiumlcienne ce

livre est mecircme peu satisfaisant comme forme et

comme contenu Drsquoabord en ce qui concerne la

forme on nrsquoy trouve aucune trace de meacutethode

drsquoarrangement systeacutematique mecircme de progression

reacuteguliegravere Dans des chapitres qui se succegravedent sans

67 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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ordre ni lien il est inlassablement reacutepeacuteteacute qursquoil ne

faut precircter aucune attention agrave tout ce qui nrsquoest pas

lexpression de notre propre volonteacute et que par

conseacutequent on ne doit pas precircter le moindre inteacuterecirct

agrave tout ce qui agite les hommes crsquoest lrsquoataraxie

stoiumlcienne Ce qui nrsquoest pas de nous ne serait pas

non plus de notre ressort Mais ce colossal paradoxe

nrsquoest pas deacuteduit de principes la plus eacutetrange

opinion sur le monde nous est tout simplement

imposeacutee sans qursquoune seule raison soit alleacutegueacutee Au

lieu de cela on trouve des deacuteclamations sans fin en

phrases et en tournures drsquoexpressions toujours les

mecircmes Car les reacutesultats de ces maximes

merveilleuses sont exposeacutes de la maniegravere la plus

deacutetailleacutee et la plus vive et lrsquoon a pu deacutecrire

freacutequemment comment les stoiumlciens font quelque

chose de rien En attendant tous ceux qui pensent

diffeacuteremment sont qualifieacutes desclaves et de fous

Mais on attend en vain une raison claire et solide agrave

lrsquoappui de cette eacutetrange maniegravere de penser cette

raison aurait plus drsquoeffet que toutes les deacuteclamations

et les gros mots de ce livre eacutepais Tel qursquoil est avec

ses descriptions hyperboliques de lrsquoeacutegaliteacute drsquoacircme

stoiumlcienne ses paneacutegyriques infatigablement

reacutepeacuteteacutes des saints patrons Cleacuteanthe Chrysippe

Zeacutenon Crategraves Diogegravene Socrate et ses injures agrave

lrsquoadresse de tous ceux qui diffegraverent drsquoavis il

68 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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constitue une veacuteritable capucinade Le manque de

plan du livre et son deacutecousu sont drsquoailleurs bien en

rapport avec celle-ci Ce que le titre drsquoun chapitre

indique crsquoest seulement le sujet de son deacutebut agrave la

premiegravere occasion se produit un eacutecart et agrave partir de

lagrave il est question suivant le nexus idearmn de mille

et mille objets

Quant au contenu il est semblable et mecircme sans

tenir compte que la base lui fait complegravetement

deacutefaut il nrsquoest en rien vraiment stoiumlcien mais est

meacutelangeacute drsquoun fort eacuteleacutement eacutetranger qui sent sa

source christiano-juive La preuve la plus indeacuteniable

en est le theacuteisme qursquoon y trouve de toutes parts et

qui est aussi le support de sa morale le cynique et

le stoiumlcien agissent ici au nom de Dieu dont la

volonteacute est leur Credo ils lui sont deacutevoueacutes

espegraverent en lui etc Le Portique primitif et

authentique est tout agrave fait eacutetranger agrave ces choses-lagrave

Dieu et le monde nrsquoy font qursquoun et lrsquoon nrsquoy sait rien

drsquoun Dieu qui pense veut commande aux hommes

et veille agrave leurs besoins Non seulement chez Arrien

drsquoailleurs mais chez la plupart des philosophes

paiumlens des premiers siegravecles chreacutetiens nous voyons

le theacuteisme juif destineacute agrave devenir bientocirct une

croyance populaire sous la forme du christianisme

deacutejagrave lancer des lueurs absolument comme

69 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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aujourdrsquohui apparaicirct peu agrave peu dans les eacutecrits des

lettreacutes le pantheacuteisme acclimateacute dans lrsquoInde qui est

aussi destineacute agrave peacuteneacutetrer la croyance populaire Ex

oriente lux [La lumiegravere vient de lrsquoOrient]

Pour la raison indiqueacutee la morale exposeacutee ici nrsquoest

pas non plus purement stoiumlcienne Beaucoup de ses

prescriptions sont incompatibles entre elles et il

serait difficile drsquoeacutetablir agrave son sujet des principes

fondamentaux communs Le cynisme lui aussi est

complegravetement fausseacute par la doctrine que le cynique

doit ecirctre tel avant tout dans lrsquointeacuterecirct des autres

pour agir sur eux par son exemple comme un

messager de Dieu et simmiscer dans leurs affaires

pour les diriger De lagrave il est dit laquo Dans une citeacute ougrave il

nrsquoy aurait que des sages aucun cynique ne serait

neacutecessaire raquo de mecircme celui-ci doit ecirctre bien

portant vigoureux et propre pour ne pas repousser

les gens Combien cela est loin de la satisfaction

personnelle des vieux cyniques authentiques

Diogegravene et Crategraves il est vrai ont eacuteteacute les amis et les

conseillers de maintes familles mais crsquoest lagrave un fait

secondaire et accidentel et nullement le dessein du

cynisme

Arrien a donc complegravetement perdu de vue les vraies

ideacutees fondamentales du cynisme aussi bien que

70 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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celles do lrsquoeacutethique stoiumlcienne il ne semble mecircme pas

avoir senti lutiliteacute de celle-ci Il precircche la

renonciation personnelle parce qursquoelle lui plaicirct et

elle lui plaicirct peut-ecirctre uniquement parce qursquoelle est

difficile et opposeacutee agrave la nature humaine tandis que

la preacutedication est facile Il nrsquoa pas chercheacute les

raisons de ladite renonciation aussi croit-on

entendre tantocirct un ascegravete chreacutetien tantocirct un

stoiumlcien Les maximes de tous deux concordent

souvent mais les principes sur lesquels elles

reposent sont tout diffeacuterents Je renvoie agrave ce sujet agrave

mon œuvre principale (t I sect 316 et t II chap

XVI) ougrave le veacuteritable esprit du cynisme et du

Portique est exposeacute agrave fond pour la premiegravere fois

Lrsquoinconseacutequence drsquoArrien se preacutesente mecircme dune

miniegravere ridicule en ce que deacutecrivant un nombre

incalculable de fois le stoiumlcien parfait il ne manque

jamais de dire laquo Il ne blacircme personne ne se plaint

ni des dieux ni des hommes ne reacuteprimande

personne raquo Or son livre est agrave peu pregraves tout entier

eacutecrit sur un ton de blacircme qui souvent va jusqursquoagrave

lrsquoinjure

Malgreacute tout cela on trouve ccedilagrave et lagrave dans ce livre des

ideacutees authentiquement stoiumlciennes qursquoArrien ou

Eacutepictegravete a puiseacutees chez les vieux stoiumlciens et

71 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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semblablement le cynisme est deacutepeint en couleurs

vives et frappantes dans quelques-uns de ses traits

Il y a par endroits beaucoup de bon sens comme de

vivantes peintures de lhomme et de son activiteacute Le

style est facile et coulant mais tregraves diffus

Que lrsquoEncheiridion [Manuel] drsquoEacutepictegravete ait eacuteteacute

composeacute aussi par Arrien comme nous lrsquoassurait F-

A Wolf9 dans ses leccedilons crsquoest ce que je ne crois pas

Il renferme beaucoup plus drsquoesprit en peu de mots

que les Dissertations est marqueacute au coin du bon

sens ne contient pas de deacuteclamations vides

drsquoostentation est concis expressif et avec cela

eacutecrit sur le ton dun ami bienveillant qui donne des

conseils tandis que les Dissertations je lrsquoai dit

emploient le plus souvent le ton de la reacuteprimande et

de lrsquoinjure Le contenu des deux ouvrages est en

reacutealiteacute le mecircme agrave part cette diffeacuterence que

lrsquoEncheiridion a tregraves peu de choses du theacuteisme des

Dissertations Peut-ecirctre lrsquoEncheiridion eacutetait-il le

propre compendium drsquoEacutepictegravete qursquoil dictait agrave ses

auditeurs tandis que les Dissertations eacutetaient le

9 Le ceacutelegravebre philologue classique auteur des Proleacutegomegravenes sur Homegravere professeur agrave lrsquouniversiteacute de Berlin Neacute agrave en Saxe en 1750 Wolf mourut en 1824 agrave Marseille en se rendant dans le Midi de la France pour y soigner sa santeacute

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manuscrit copieacute drsquoapregraves ses libres discours par son

commentateur Arrien

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SECTION VII NEacuteO-PLATONICIENS

La lecture des neacuteo-platoniciens reacuteclame beaucoup

de patience car ils manquent agrave la fois de forme et de

style Le meilleur de tous et de beaucoup sous ce

rapport est Porphyre Il est le seul qui eacutecrive

clairement et logiquement de sorte qursquoon le lit sans

reacutepugnance

Le pire par contre est Jamblique dans son livre De

mysteriis AEliggyptiorum il est plein drsquoune eacutepaisse

superstition et drsquoune lourde deacutemonologie et de

plus obstineacute Il a encore il est vrai une autre vue en

quelque sorte eacutesoteacuterique sur la magie et la theacuteurgie

mais ses reacuteveacutelations agrave ce sujet sont plates et

insignifiantes En somme crsquoest un mauvais

eacutecrivailleur qui ne donne pas satisfaction borneacute

baroque grossiegraverement superstitieux confus et

obscur On voit clairement que ce qursquoil enseigne ne

provient en rien de ses reacuteflexions personnelles ce

sont des dogmes eacutetrangers souvent compris

seulement agrave moitieacute et pour cette raison affirmeacutes

avec dautant plus drsquoentecirctement aussi est-il rempli

de contradictions Aujourdrsquohui toutefois on ne veut

plus attribuer agrave Jamblique le livre susmentionneacute et

74 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

je me rangerai volontiers agrave cet avis en lisant les

longs extraits de ses œuvres perdues que Stobeacutee

nous a conserveacutes extraits infiniment supeacuterieurs agrave ce

livre De mysteriis et qui contiennent maintes

bonnes ideacutees de leacutecole neacuteoplatonicienne

Proclus lui aussi est un bavard sec prolixe fade

Son commentaire sur lrsquoAlcibiade de Platon mdash un des

plus mauvais Dialogues de celui-ci et peut-ecirctre

inauthentique mdash est le verbiage le plus deacutelayeacute et le

plus diffus du monde Chaque mot de Platon mecircme

le plus insignifiant y provoque un bavardage sans

fin et la recherche drsquoun sens profond Ce que Platon

dit au sens mythique et alleacutegorique est pris au sens

propre et seacutevegraverement dogmatique et tout est tordu

dans le sens de la superstition et de la theacuteosophie

On ne peut cependant nier que dans la premiegravere

moitieacute de ce commentaire on ne rencontre quelques

tregraves bonnes ideacutees qui appartiennent sans doute

beaucoup plus agrave lrsquoEacutecole qursquoagrave Produs mecircme Crsquoest un

principe drsquoune haute importance qui clocirct le

Fasciculum primum partis primae laquo Les deacutesirs

des acircmes (anteacuterieurement agrave leur naissance)

contribuent agrave donner forme au parcours de la vie et

nous ne semblons pas avoir eacuteteacute informeacute par eux car

crsquoest du sein de nous-mecircmes que nous deacutecouvrons

les deacutecisions eacutelectives drsquoapregraves lesquelles nous

75 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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vivons raquo (Animorum uppetilus antegrave hanc vitam

concepti plurimam vim habent in vitas eligendas

nec extrtnsecus fictif similis sumus sed nostra

sponte facimus electiones secundum quas deindegrave

vitas transigimus) Ce principe a certainement sa

racine dans Platon et se rapproche aussi de la

doctrine de Kant sur le caractegravere intelligible il

srsquoeacutelegraveve bien haut au-dessus des doctrines borneacutees et

plates de la liberteacute de la volonteacute individuelle qui

peut toujours faire ainsi et autrement et dont nous

bercent jusqursquoagrave preacutesent nos professeurs de

philosophie leur cateacutechisme constamment sous les

yeux Augustin et Luther de leur cocircteacute avaient

appeleacute agrave leur secours lrsquoeacutelection par la Gracircce Cela

eacutetait bon pour ces temps soumis aux deacutecrets de la

Providence quand lrsquoon eacutetait encore precirct srsquoil plaisait

agrave Dieu agrave aller au diable au nom de la diviniteacute mais

agrave notre eacutepoque on ne peut trouver de protection

que dans lrsquoaseacuteiteacute de la volonteacute et il faut reconnaicirctre

comme lrsquoa fait Proclus que laquo crsquoest du sein de nous-

mecircmes que nous deacutecouvrons les deacutecisions eacutelectives

drsquoapregraves lesquelles nous vivons raquo

Plotin enfin le plus important de tous est tregraves

ineacutegal et ses diverses Enneacuteades sont drsquoune valeur

extrecircmement diffeacuterente la quatriegraveme est

excellente Son mode drsquoexposer et son style sont

76 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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cependant le plus souvent mauvais ses ideacutees ne

sont ni ordonneacutees ni eacutetudieacutees agrave lrsquoavance il eacutecrit au

fur et agrave mesure qursquoelles lui viennent Porphyre nous

renseigne dans sa biographie sur sa faccedilon leacutegegravere et

neacutegligente de travailler Sa prolixiteacute infinie et

ennuyeuse sa confusion lassent souvent toute

patience au point qursquoon srsquoeacutetonne comment ce fatras

a pu parvenir agrave la posteacuteriteacute Il a drsquoordinaire le style

drsquoun preacutedicateur et de mecircme que celui-ci impose

platement lrsquoEacutevangile il expose platement les

doctrines platoniciennes En mecircme temps ce que

Platon a dit en termes mystiques mecircme agrave demi

meacutetaphoriques il le rabaisse agrave un seacuterieux prosaiumlque

intentionnel et remacircche pendant de longues heures

la mecircme ideacutee sans rien ajouter de lui-mecircme Il

procegravede en outre agrave la faccedilon drsquoun reacuteveacutelateur non

drsquoun deacutemonstrateur parlant ex tripode et raconte

les choses comme il ne les imagine sans tenter de

leur assurer une base Et cependant on trouve chez

lui des veacuteriteacutes profondes et de grande importance

qursquoil a drsquoailleurs comprises lui-mecircme car il nrsquoest

nullement deacutepourvu drsquointuition Aussi meacuterite-t-il

incontestablement drsquoecirctre lu et reacutecompense-t-il

amplement la patience exigeacutee pour cela

Lrsquoexplication de ces qualiteacutes contradictoires de

Plotin je la trouve dans le fait que ni lui ni les neacuteo-

77 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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platoniciens en geacuteneacuteral ne sont des philosophes

proprement dits des penseurs personnels ils

exposent une doctrine eacutetrangegravere traditionnelle

qursquoils ont drsquoailleurs drsquoordinaire bien comprise et

bien digeacutereacutee Crsquoest la sagesse indo-eacutegyptienne qursquoils

ont voulu incorporer agrave la philosophie grecque et ils

emploient agrave cet effet comme chaicircnon de raccord ou

mode de transition ou menstruum la philosophie

platonicienne dans celle de ses parties qui touche

au mystique De cette origine indoue transmise par

lrsquoEacutegypte des dogmes neacuteo-platoniciens teacutemoigne

directement et incontestablement la doctrine du

Tout-Un de Plotin comme nous la trouvons

admirablement preacutesenteacutee dans la quatriegraveme

Enneacuteade Le chapitre premier du livre I de celle-ci

Sur lrsquoessence de lrsquoacircme donne tregraves briegravevement la

doctrine fondamentale de toute sa philosophie celle

drsquoune acircme qui originellement est une et nrsquoest

seacutepareacutee en beaucoup drsquoacircmes que par le monde

corporel Drsquoun inteacuterecirct particulier est le livre VIII de

cette Enneacuteade qui montre comment cette acircme est

tombeacutee dans cet eacutetat de multipliciteacute agrave la suite drsquoun

effort coupable Elle est chargeacutee en conseacutequence

drsquoune double faute la premiegravere celle de sa descente

dans ce monde la seconde celle de ses actions

coupables dans ce mecircme monde Elle expie la

premiegravere par lrsquoexistence temporelle et la seconde

78 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

qui est moindre par la migration des acircmes (chap

V) Crsquoest eacutevidemment la mecircme ideacutee que le peacutecheacute

originel et le peacutecheacute particulier chreacutetiens Mais ce

qursquoil faut lire avant tout crsquoest le chapitre III du livre

IX Que toutes les acircmes sont une ougrave sont

expliqueacutees entre autres choses par lrsquouniteacute de cette

acircme du monde les merveilles du magneacutetisme

animal speacutecialement le pheacutenomegravene actuellement

observeacute qursquoune somnambule perccediloit agrave la plus

grande distance un mot dit agrave voix basse ce qui il est

vrai exige une chaicircne de personnes en rapport avec

elle Chez Plotin apparaicirct mecircme probablement pour

la premiegravere fois dans la philosophie occidentale

lrsquoIdeacutealisme qui depuis longtemps deacutejagrave eacutetait agrave lrsquoordre

du jour en Orient puisque les Enneacuteades enseignent

(livre VII chap X) que lrsquoacircme a fait le monde en

entrant de lrsquoeacuteterniteacute dans le temps avec cette

explication car lrsquounivers sensible nrsquoa pas un autre

lieu que lrsquoacircme raquo (Neque est atter hujus universi

locus quam anima) tandis que lideacutealiteacute du temps

est exprimeacutee dans ces mots laquo Nous nrsquoallons pas

prendre le temps hors de lrsquoacircme pas plus que

lrsquoeacuteterniteacute en dehors de lrsquoecirctre raquo (Oportet autem

nequaquam extra animam tempus accipere) Cet

έκεῖ (au delagrave) est lrsquoopposeacute de ἒνθάδε (en deccedilagrave) et

une notion tregraves appareilleacutee agrave lui qursquoil explique de

plus pregraves par le monde des ideacutees et le monde des

79 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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sens (mundus intelligibilis et sensibilis) et aussi par

lrsquoen haut et lrsquoen bas Lrsquoideacutealiteacute du temps est aussi

lrsquoobjet aux chapitres XI et XII de tregraves bonnes

eacutelucidations Elle a pour corollaire la belle

implication drsquoapregraves laquelle nous ne sommes pas

dans notre condition temporelle ce que nous

devons et devrions ecirctre voilagrave pourquoi nous

attendons toujours mieux de lrsquoavenir et escomptons

le compleacutement de ce qui nous manque deacutesir qui

donne naissance agrave lrsquoavenir et agrave sa condition le

temps (chap II et III) Une autre confirmation de

lrsquoorigine indoue signaleacutee nous est donneacutee par

Jamblique (De mysteriis section IV chap IV et V)

dans son exposeacute de la doctrine de la meacutetempsycose

ougrave lrsquoon trouve aussi (section V chap VI) la doctrine

de la libeacuteration et de la reacutedemption finales des liens

de la naissance et de la mort laquo la purification la

perfection de lrsquoacircme et la deacutelivrance de devoir ecirctre raquo

et (chap XII) laquo le feu du sacrifice nous deacutelivre des

chaines du devoir ecirctre raquo en drsquoautres termes la

promesse contenue dans tous les livres religieux de

lrsquoInde qui est deacutesigneacutee en anglais par final

eacutemancipation ou reacutedemption A ceci srsquoajoute

(section VII chap II) la mention drsquoun symbole

eacutegyptien repreacutesentant un Dieu creacuteateur assis sur h

lotus eacutevidemment le Brahma creacuteateur du monde

assis sur la fleur de lotus issue du nombril de

80 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Vischnou tel qursquoon le repreacutesente freacutequemment par

exemple dans Langlegraves Monuments de

lrsquoHindoustan t1 p 175 et Coleman Mythology of

the Hindus table V etc Ce symbole est

extrecircmement important comme une preuve certaine

de lrsquoorigine indoue de la religion eacutegyptienne ainsi

que sous le mecircme rapport le fait indiqueacute aussi par

Porphyre (De abstinentia livre II) qursquoen Eacutegypte la

vache eacutetait sacreacutee et ne devait pas ecirctre tueacutee Mecircme

la circonstance rapporteacutee par Porphyre dans sa Vie

de Plotin que celui-ci apregraves avoir eacuteteacute plusieurs

anneacutees eacutelegraveve drsquoAmmonius Saccas eut lrsquointention de

se rendre en Perse et dans lrsquoInde avec lrsquoarmeacutee de

Gordien ce qursquoil ne put effectuer par suite de la

deacutefaite et de la mort de ce dernier cette

circonstance indique que les doctrines drsquoAmmonius

eacutetaient drsquoorigine indoue et que Plotin se proposait

de les acqueacuterir plus purement agrave leur source Ce

mecircme Porphyre a fourni une theacuteorie complegravete de la

meacutetempsycose entiegraverement conccedilue dans le sens

indou quoique enjoliveacutee de psychologie

platonicienne Elle se trouve dans les Eacuteclogaelig de

Stobeacutee (livre I chap LII sect 84)

81 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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SECTION VIII GNOSTIQUES

Les philosophies cabalistique et gnostique chez les

creacuteateurs desquelles juifs et chreacutetiens le

monotheacuteisme srsquoaffirma immeacutediatement sont des

tentatives en vue de supprimer la flagrante

contradiction entre la production de ce monde par

un ecirctre tout-puissant infiniment bon et infiniment

sage et le caractegravere miseacuterable et deacutefectueux de ce

monde mecircme Elles introduisent en conseacutequence

entre le monde et sa cause primordiale une seacuterie

drsquoecirctres intermeacutediaires dont la faute a ameneacute un

deacuteclin qui a lui-mecircme donneacute naissance au monde

Ils deacutetournent donc en quelque sorte 1a faute du

souverain sur ses ministres Ce proceacutedeacute eacutetait

dailleurs deacutejagrave indiqueacute par le mythe de la chute qui

est point culminant du judaiumlsme Ces ecirctres sont

chez les gnostiques le πλήρωμα les eacuteons lrsquoϋλη le

demiourgos etc La seacuterie a eacuteteacute allongeacutee agrave plaisir par

chaque gnostique

Le proceacutedeacute entier est analogue agrave celui par lequel

pour atteacutenuer la contradiction impliqueacutee par le

rapport de lrsquoaction reacuteciproque drsquoune substance

mateacuterielle et immateacuterielle chez lhomme des

82 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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philosophes physiologistes ont chercheacute agrave interposer

des essences meacutediates telles que la fluiditeacute

nerveuse lrsquoeacutether nerveux les esprits vitaux etc Les

deux choses dissimulent ce quelles ne sont pas

capables de supprimer

83 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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SECTION IX SCOT EacuteRIGEgraveNE

Cet homme admirable nous offre le spectacle

inteacuteressant de la lutte entre la veacuteriteacute reconnue et

saisie personnellement et les dogmes locaux fixeacutes

par un endoctrinement preacutecoce et qui se sont

deacuteveloppeacutes en dehors de tout doute au moins de

toute attaque directe cocircte agrave cocircte avec lrsquoeffort

proceacutedant drsquoune noble nature pour ramener agrave

lrsquoharmonie par tel ou tel moyen la dissonance ainsi

creacuteeacutee Mais ceci ne peut srsquoeffectuer que si ces

dogmes sont tourneacutes deacutenatureacutes et en cas de

besoin tordus jusqursquoagrave ce qursquoils srsquoadaptent nolentes

volentes agrave la veacuteriteacute reconnue personnellement qui

demeure le principe dominant mais est neacuteanmoins

contrainte agrave revecirctir un habit eacutetrange et mecircme

gecircnant Eacuterigegravene srsquoentend agrave mener toujours agrave bien

cette meacutethode dans son grand ouvrage De divisione

naturaelig jusqursquoagrave ce qursquoenfin il en vienne agrave aborder

lrsquoorigine du mal et du peacutecheacute avec la menace des

tortures de lrsquoenfer ici sa meacutethode eacutechoue contre

loptimisme cette conseacutequence du monotheacuteisme

juif Il enseigne dans son livre V le retour de toutes

choses agrave Dieu et lrsquouniteacute ainsi que lrsquoindivisibiliteacute

meacutetaphysique de toute lrsquohumaniteacute mecircme de toute la

84 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

nature Maintenant se pose la question Que

devient le peacutecheacute Il ne peut ecirctre en Dieu Ougrave est

lrsquoenfer avec lrsquoannonce de ses tortures eacuteternelles

Qui doit y aller Lrsquohumaniteacute nrsquoest-elle pas sauveacutee et

dans sa totaliteacute Le dogme reste ici inexpugnable

Eacuterigegravene se deacutebat piteusement agrave travers des

sophismes diffus pour naboutissent qursquoa des mots

et finit par tomber dans les contradictions et les

absurditeacutes surtout depuis que la question de

lrsquoorigine du peacutecheacute sest imposeacutee ineacutevitablement agrave

lui Or celle-ci ne peut reacutesider en Dieu ni dans la

volonteacute creacuteeacutee par lui puisque alors Dieu serait

lrsquoauteur du peacutecheacute chose quil aperccediloit tregraves

clairement (Voir lrsquoEditio princeps drsquoOxford 1681 p

287) Deacutesormais il est pousseacute aux absurditeacutes le

peacutecheacute ne doit avoir ni une cause ni un sujet laquo Le

peacutecheacute est sans cause il est entiegraverement sans cause

et insubstantiel raquo (malum incausale est penitus

incausale et insubstantiale est) La raison veacuteritable

de ce malaise est que la doctrine de lrsquoeacutemancipation

de lrsquohumaniteacute et du monde qui est manifestement

drsquoorigine indoue preacutesuppose la doctrine indoue en

vertu de laquelle lrsquoorigine du monde (ce sansara des

Bouddhistes) est le mal mecircme proceacutedant drsquoun acte

coupable de Brahma or ce Brahma crsquoest nous qui

le sommes en reacutealiteacute car la mythologie indoue est

partout transparente Au contraire dans le

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

christianisme cette doctrine de leacutemancipation du

monde doit ecirctre greffeacutee sur leacute theacuteisme juif drsquoapregraves

lequel le Seigneur nrsquoa pas seulement fait le monde

mais lrsquoa ensuite trouveacute parfait laquo Tout eacutetait tregraves

bien Drsquoougrave ces larmes De lagrave surgissent des

difficulteacutes qursquoEacuterigegravene a tregraves bien aperccedilues quoiquil

ne pucirct oser agrave son eacutepoque attaquer le mal par la

racine Neacuteanmoins il est drsquoune douceur indoustane

Il rejette la damnation eacuteternelle et les chacirctiments

deacutecreacuteteacutes par le christianisme toute creacuteature

raisonnable et animale veacutegeacutetale et inanimeacutee doit

conformeacutement agrave son essence intime dans le cours

neacutecessaire de la nature parvenir agrave la feacuteliciteacute

eacuteternelle car elle a pris naissance de la bonteacute

eacuteternelle Mais pour les saints et les justes seuls il y

a complegravete uniteacute avec Dieu deificatio Eacuterigegravene est

dailleurs assez sincegravere pour ne pas cacher le grand

embarras dans lequel le jette lrsquoorigine du mal il

lrsquoexpose nettement dans le passage citeacute du livre V

En fait lrsquoorigine du mal est lrsquoeacutecueil contre lequel

eacutechoue le theacuteisme aussi bien que le pantheacuteisme car

tous deux impliquent lrsquooptimisme Mais le mal et le

peacutecheacute dans leur grandeur terrible ne sont pas

niables puisque les chacirctiments promis agrave celui-ci ne

font qursquoaccroicirctre celui-lagrave Et maintenant drsquoougrave vient

tout cela dans un monde qui est lui mecircme un Dieu

ou lœuvre bien intentionneacutee drsquoun Dieu Si les

86 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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adversaires theacuteistes du pantheacuteisme opposent agrave ces

difficulteacutes laquo Quoi tous les ecirctres meacutechants

terribles abominables seraient Dieu raquo les

pantheacuteistes peuvent riposter laquo Comment tous ces

ecirctres meacutechants terribles abominables un Dieu les

aurait produits de gaieteacute de cœur 10 raquo Nous

trouvons Eacuterigegravene aux prises avec la mecircme difficulteacute

dans une autre de ses œuvres parvenue jusqursquoagrave

nous le livre De praeligdestinatione qui est toutefois

bien infeacuterieur au De divisione naturae il srsquoy

manifeste aussi drsquoailleurs non comme philosophe

mais comme theacuteologien Ici aussi il se torture

miseacuterablement avec ces contradictions dont la

raison derniegravere est que le christianisme a reccedilu

lrsquoinoculation du judaiumlsme Ses efforts ne font que

mettre celles-ci en meilleure lumiegravere Dieu a tout

fait tout est en tout cela est certain laquo

conseacutequemment aussi le peacutecheacute et le mal raquo Cette

conclusion ineacutevitable doit ecirctre eacutecarteacutee si Eacuterigegravene se

voit contraint de recourir agrave de miseacuterables

expeacutedients Alors le peacutecheacute et le mal ne doivent pas

exister et ne sont donc rien mdash Diable mdash Ou alors

le libre-arbitre en est cause cest Dieu qui lrsquoa creacuteeacute

mais librement Aussi nrsquoa-t-il pas agrave srsquooccuper de ce

10 En franccedilais dans le texte

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que celui-ci fait par la suite car il eacutetait libre crsquoest-agrave-

dire pouvait drsquoune faccedilon et aussi drsquoune autre en un

mot ecirctre aussi bien bon que meacutechant mdash Bravo mdash

Mais la veacuteriteacute est quecirctre libre et ecirctre creacuteeacute sont deux

propositions qui srsquoexcluent lrsquoune lrsquoautre par

conseacutequent contradictoires de lagrave lrsquoaffirmation que

Dieu a creacuteeacute des ecirctres auxquels il a donneacute en mecircme

temps la liberteacute de volonteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil les a agrave

la fois creacuteeacutes et non creacuteeacutes Car operari sequitur esse

ce qui signifie que les effets ou actes de nrsquoimporte

quelle chose ne peuvent jamais ecirctre autres que le

reacutesultat de sa proprieacuteteacute laquelle mecircme nrsquoest

reconnue que par eux Pour ecirctre libre dans le sens

exigeacute ici un ecirctre devrait donc nrsquoavoir aucune

proprieacuteteacute crsquoest-agrave-dire nrsquoecirctre rien agrave la fois exister et

ne pas exister Car ce qui est doit ecirctre aussi quelque

chose une existence sans essence ne se laisse

mecircme pas imaginer Mais un ecirctre est-il creacuteeacute il est

creacuteeacute comme il est creacuteeacute par conseacutequent il est mal

creacuteeacute srsquoil est mal creacuteeacute et mal creacuteeacute srsquoil agit mal si son

action est mauvaise Aussi la faute du monde

comme le mal de celui-ci aussi peu niable que celle-

lagrave retombe-t-elle toujours sur son auteur et Scot

Eacuterigegravene comme Augustin avant lui srsquoefforce

peacuteniblement de la deacutetourner de lui

88 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Si dautre part un ecirctre est moralement libre il ne

peut avoir eacuteteacute creacuteeacute mais doit avoir de lrsquoaseacuteiteacute crsquoest-

a-dire une existence primordiale existant en vertu

de sa force et de son omnipotence propres et qui

nrsquoest pas subordonneacutee agrave une autre Son existence est

alors son acte personnel de creacuteation qui se deacuteploie

et se deacuteveloppe dans le temps en reacuteveacutelant une fois

pour toutes le caractegravere distinct de cet ecirctre qui est

neacuteanmoins son œuvre propre et dont la

responsabiliteacute des manifestations pegravese sur lui seul

Si maintenant un ecirctre est responsable de ses actes

il doit ecirctre capable de discernement et par

conseacutequent libre Ainsi de la responsabiliteacute et de

lrsquoimputabiliteacute que notre conscience deacuteclare il

srsquoensuit tregraves sucircrement que la volonteacute est libre de

ceci dautre part qursquoelle est la chose primordiale

elle-mecircme par conseacutequent non seulement lrsquoaction

mais lexistence et lrsquoessence mecircmes de de lrsquohomme

sont son œuvre propre Je renvoie sur tous ces

points agrave mon traiteacute Du libre arbitre ougrave la question

est examineacutee agrave fond et drsquoune maniegravere irreacutefutable

aussi les professeurs de philosophie ont-ils chercheacute

agrave eacutetouffer sous le plus complot silence ce Meacutemoire

couronneacute

La faute du peacutecheacute et du mal retombe

neacutecessairement de la nature sur son auteur Mais si

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celui-ci est la Volonteacute se manifestant dans tous ses

pheacutenomegravenes cette faute est parvenue agrave la bonne

adresse Si crsquoest au contraire un Dieu lorigine du

peacutecheacute et du mal contredit sa diviniteacute

En lisant Denys lrsquoAreacuteopagite sur lequel Eacuterigegravene

srsquoappuie si freacutequemment jrsquoai trouveacute que celui-lagrave a

eacuteteacute de tout point son prototype Le pantheacuteisme

drsquoEacuterigegravene aussi bien que sa theacuteorie du peacutecheacute et du

mal existe deacutejagrave dans les grands traits chez Denys

celui-ci se contente toutefois drsquoindiquer ce que le

premier a deacuteveloppeacute exprimeacute avec hardiesse et

exposeacute avec feu Eacuterigegravene est infiniment plus

intelligent que Donys mais Denys lui a donneacute la

matiegravere et la direction de ses reacuteflexions lui

preacuteparant ainsi vigoureusement la voie Si Denys

nrsquoest pas authentique cela ne fait rien agrave lrsquoaffaire et

peu importe le nom de lrsquoauteur du livre De divinis

nominibus Comme il vivait probablement agrave

Alexandrie je crois que agrave travers une route qui

nous est inconnue il a eacuteteacute le canal par lequel une

petite goutte de sagesse indoue a pu parvenir

jusqursquoagrave Erigegravene Colebrooke a remarqueacute dans son

traiteacute Sur la philosophie des indous (Miscellaneous

Essays t I p 244) que la proposition III de la

Karika de Kapila se rencontre chez Eacuterigegravene

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SECTION X LA SCHOLASTIQUE

Le caractegravere distinctif de la scolastique serait pour

moi que son criteacuterium suprecircme de la veacuteriteacute est

lEacutecriture sainte agrave laquelle on peut en conseacutequence

toujours en appeler de chaque conclusion de la

raison Une de ses particulariteacutes crsquoest que son ton

est toujours poleacutemique Chaque investigation est

bientocirct transformeacutee en une controverse ougrave le pro et

contra engendre un nouveau pro et contra lui

fournissant ainsi la matiegravere sans laquelle elle

cesserait bientocirct Mais lrsquoultime racine secregravete de

cette particulariteacute crsquoest lrsquoantagonisme entre la

raison et la reacuteveacutelation

La justification reacuteciproque du reacutealisme et du

nominalisme et par lagrave la possibiliteacute de la lutte si

longue et si acharneacutee agrave ce sujet peuvent ecirctre

nettement expliqueacutees de la faccedilon qui va suivre

Je qualifie de rouges les choses les plus diffeacuterentes

si elles ont la couleur rouge Rouge est

manifestement un simple nom par lequel je deacutesigne

ce pheacutenomegravene peu importe ougrave il se produit De la

mecircme faccedilon toutes les notions communes sont de

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simples noms pour deacutesigner des proprieacuteteacutes

srsquoaffirmant en diffeacuterentes choses Ces choses sont

lrsquoactuel et le reacuteel Le nominalisme est donc dans le

vrai

Drsquoautre part si nous observons que toutes ces

choses reacuteelles auxquelles seules la reacutealiteacute est precircteacutee

sont temporelles et par conseacutequent passeront vite

tandis que ces proprieacuteteacutes rouge dur mou vivant

plante cheval homme que ces noms deacutesignent

continuent agrave exister indeacutependantes et en

conseacutequence existent toujours nous trouvons que

les proprieacuteteacutes que ces noms deacutesignent par des

notions communes sont conccedilues gracircce agrave leur

indestructible existence et ont beaucoup plus de

reacutealiteacute celle-ci est par suite imputable aux notions

et non aux ecirctres particuliers Le reacutealisme est donc

dans le vrai

Le nominalisme megravene en reacutealiteacute au mateacuterialisme

car apregraves la suppression de toutes les proprieacuteteacutes il

ne reste plus que la matiegravere Si les notions sont de

simples noms et les choses seacutepareacutees le reacuteel leurs

proprieacuteteacutes comme seacutepareacutees en elles sont

transitoires et il ne reste plus de durable cest-agrave-

dire de reacuteel que la matiegravere

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Toutefois strictement parlant la justification du

reacutealisme apporteacutee plus haut appartient non agrave lui

mais agrave la doctrine platonicienne des Ideacutees dont il

est lrsquoextension Les formes et les proprieacuteteacutes

eacuteternelles des choses naturelles voilagrave ce qui subsiste

agrave travers tout changement et ce agrave quoi il convient

drsquoattribuer une reacutealiteacute plus haute qursquoaux individus

dans lesquels elles se manifestent Au contraire cela

ne peut ecirctre conceacutedeacute aux pures abstractions qui ne

sont pas perceptibles Qursquoy a-t-il de reacuteel par

exemple dans des notions telles que rapport

diffeacuterence seacuteparation preacutejudice indeacutetermination

etc

Une certaine affiniteacute ou tout au moins un

paralleacutelisme de contrastes saute aux yeux si lrsquoon

oppose Platon agrave Aristote Augustin agrave Peacutelage les

reacutealistes aux nominalistes On pourrait affirmer

qursquoil se manifeste en cela une certaine reacutepulsion

polaire de la faccedilon de penser humaine reacutepulsion

qui par une coiumlncidence tout agrave fait extraordinaire

srsquoest manifesteacutee pour la premiegravere fois et drsquoune faccedilon

absolument deacutecisive chez deux tregraves grands hommes

qui eacutetaient contemporains et vivaient lun agrave cocircteacute de

lrsquoautre

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SECTION XI BACON DE VERULAM

Dans un sens autre et plus speacutecialement deacutefini que

celui qui vient drsquoecirctre indiqueacute lrsquoopposeacute veacuteritable et

intentionnel drsquoAristote fut Bacon de Verulam Celui-

lagrave avait pour la premiegravere fois exposeacute agrave fond la vraie

meacutethode permettant de parvenir agrave des veacuteriteacutes

geacuteneacuterales aux veacuteriteacutes particuliegraveres crsquoest-agrave-dire la

voie descendante crsquoest le syllogisme lrsquoOrganum

Aristotelis Bacon au contraire indiqua la voie

ascendante en pratiquant la meacutethode qui consiste agrave

parvenir des veacuteriteacutes particuliegraveres aux veacuteriteacutes

geacuteneacuterales crsquoest lrsquoinduction opposeacutee agrave la deacuteduction

et son exposeacute est le Novum Organum impression

qui choisie par opposition agrave Aristote signifie ceci

laquo crsquoest une maniegravere toute diffeacuterente drsquoattaquer le

sujet raquo Lrsquoerreur drsquoAristote et bien plus encore de

ses adeptes consistait agrave croire qursquoils posseacutedaient

deacutejagrave toute la veacuteriteacute que celle-ci par conseacutequent est

contenue dans leurs axiomes crsquoest-agrave-dire dans

certaines propositions a priori ou qui passent pour

telles et que pour obtenir les veacuteriteacutes particuliegraveres il

suffit de les deacuteduire de celles-lagrave Un exemple de ce

genre est donneacute par Aristote dans ses livres De cœlo

Bacon au contraire montra agrave juste titre que ces

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axiomes nrsquoavaient pas un tel contenu que la veacuteriteacute

ne se trouvait pas encore dans le systegraveme du savoir

humain alors en vogue mais plutocirct en dehors de lui

il srsquoagissait donc non de la tirer de celui-ci mais de

commencer par lrsquointroduire et lrsquoinduction seule

pouvait donc fournir des principes geacuteneacuteraux et

vrais riches en conseacutequences

Les scolastiques guideacutes par Aristote pensaient laquo

Nous voulons dabord eacutetablir lrsquouniversel le

particulier en deacutecoulera ou y trouvera par la suite la

place qursquoil pourra Nous voulons donc eacutetablir avant

tout ce qui concerne le ens la chose en geacuteneacuteral Ce

qui est particulier aux choses seacutepareacutees peut y ecirctre

ajouteacute ensuite successivement naturellement par

lrsquoexpeacuterience mais cela ne peut jamais rien changer agrave

lrsquouniversel raquo Bacon disait au contraire laquo Nous

voulons avant tout connaitre les choses seacutepareacutees

aussi complegravetement que possible ensuite nous

finirons par connaicirctre ce qursquoest la chose en geacuteneacuteral

raquo

Quoi qursquoil en soit Bacon est infeacuterieur agrave Aristote en

ce que sa meacutethode ascendante nrsquoest nullement

aussi reacuteguliegravere sucircre et infaillible que la meacutethode

descendante drsquoAristote Il a lui-mecircme eacutecarteacute dans

ses recherches physiques les regravegles de sa meacutethode

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telles qursquoil les a consigneacutees dans le Novum

Organum

La grande preacuteoccupation de Bacon eacutetait la physique

Ce qursquoil fit pour elle commencer par le

commencement Descartes le fit immeacutediatement

apregraves pour la meacutetaphysique

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SECTION XII LA PHILOSOPHIE DES

MODERNES

Dans les livres drsquoarithmeacutetique la solution exacte

drsquoun problegraveme est indiqueacutee par la balance de celui-

ci crsquoest-agrave-dire par le fait qursquoil ne reste rien Il en va agrave

peu pregraves de mecircme avec la solution de lrsquoeacutenigme du

monde Tous les systegravemes sont des sommes qui ne

se balancent pas ils laissent un reste ou si lrsquoon

preacutefegravere une comparaison chimique un deacutepocirct

insoluble Celui-ci consiste en ceci que si lrsquoon tire

une conclusion logique de leurs preacutemisses les

reacutesultats loin de srsquoaccorder avec le monde reacuteel qui

est lagrave devant nous laissent bien plutocirct maints de ses

cocircteacutes absolument inexplicables Ainsi par exemple

avec les systegravemes mateacuterialistes drsquoapregraves lesquels le

monde eacutemane drsquoune matiegravere doueacutee de proprieacuteteacutes

simplement meacutecaniques et en accord avec leurs lois

ne concordent ni la complegravete et admirable

adaptation des fins aux moyens dans la nature ni

lrsquoexistence de la connaissance dans laquelle cette

matiegravere se preacutesente en tout premier lieu Ceci est

donc leur reste Avec les systegravemes theacuteistes drsquoautre

part et non moins avec les systegravemes pantheacuteistes les

maux physiques qui lrsquoemportent dans la balance et

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la corruption morale du monde ne peuvent

srsquoharmoniser ils demeurent donc lagrave agrave lrsquoeacutetat de reste

ou de deacutepocirct insoluble Il est vrai que dans ces cas-

lagrave les sophismes et mecircme les simples mots et

phrases ne font pas deacutefaut pour couvrir ces restes

mais cela ne tient pas longtemps La somme ne se

balanccedilant point on cherche alors dans le calcul les

erreurs particuliegraveres jusqursquoagrave ce que lrsquoon soit forceacute

de srsquoavouer que le point de deacutepart mecircme eacutetait faux

Si au contraire la conseacutequence et lharmonie

accomplies de toutes les propositions drsquoun systegraveme

sont accompagneacutees agrave chaque pas par un accord

eacutegalement accompli avec le monde de lexpeacuterience

sans quune seule note finisse entre les deux se fasse

entendre crsquoest le criteacuterium de sa veacuteriteacute la balance

requise de la somme arithmeacutetique De mecircme si le

point de deacutepart a commenceacute par ecirctre faux cela veut

dire que la chose a eacuteteacute mal saisie degraves le deacutebut ce qui

a conduit ensuite drsquoerreur en erreur Car il en est de

la philosophie comme de beaucoup dautres choses

il srsquoagit de la bien saisir Le pheacutenomegravene du monde

qursquoil faut expliquer offre de nombreuses solutions

dont une seule peut ecirctre la vraie il ressemble agrave un

eacutecheveau de fil entremecircleacute avec un tas de faux bouts

qui y pendent ce nrsquoest qursquoen trouvant le bout

veacuteritable quon peut deacutevider le tout Alors lrsquoun se

deacuteroule facilement de lrsquoautre et lrsquoon reconnaicirct agrave cela

99 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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que crsquoeacutetait le bon bout On peut comparer aussi la

chose agrave un labyrinthe qui offre cent entreacutees ouvrant

sur des corridors qui apregraves de longs deacutetours

entremecircleacutes megravenent tous agrave son extreacutemiteacute agrave

lexception drsquoun seul dont les deacutetours nous

acheminent reacuteellement vers le point central ougrave

siegravege lrsquoIdole Si lrsquoon a trouveacute cette entreacutee on ne

srsquoeacutegarera pas en route mais nulle autre ne peut

mener au but Je ne dissimulerai pas que drsquoapregraves

moi la volonteacute seule est en nous le bon bout de

lrsquoeacutecheveau de fil la veacuteritable entreacutee du labyrinthe

Descartes proceacuteda conformeacutement agrave la

meacutetaphysique drsquoAristote de la notion de substance

et nous voyons tous ses successeurs se traicircner sur

ses traces Il accepta cependant deux sortes de

substance la substance pensante et la substance

eacutetendue Elles eacutetaient supposeacutees agir lrsquoune sur

lrsquoautre par influxus physicus et celui-ci montra

bientocirct qursquoil eacutetait son reste Il prenait place non

seulement du dehors en dedans par la

repreacutesentation du monde corporel mais aussi du

dedans en dehors entre la volonteacute (assigneacutee sans

heacutesitation au penser) et les actions du corps Le

rapport direct entre ces deux sortes de substance

devint alors le problegraveme capital qui souleva tant de

difficulteacutes dont les conseacutequences engendregraverent le

100 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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systegraveme des causes occasionnelles et de lrsquoharmonia

praeligstabilita les spiritus animales qui avaient

suffi agrave Descartes lui-mecircme ne pouvaient plus

servir 11 Malebranche notamment regardait

lrsquoinfluxus physicus comme impensable mais en

cela il ne consideacuterait pas que celui-ci est accepteacute

sans heacutesitation dans la creacuteation et la direction du

monde corporel par un Dieu qui est un esprit Il le

remplaccedila donc par les causes occasionnelles et son

nous voyons tout en Dieu crsquoest lagrave son reste

Spinoza aussi suivant les traces de son maicirctre

proceacuteda de cette notion de substance absolument

comme si crsquoeacutetait un fait donneacute Cependant il deacuteclara

que les deux sortes de substance celle qui pense et

celle qui est eacutetendue nen constituaient qursquoune seule

et la mecircme il eacutevitait ainsi la vieille difficulteacute Par lagrave

sa philosophie fut principalement neacutegative se

bornant agrave une simple neacutegation des deux grandes

oppositions carteacutesiennes car il eacutetendit sa

justification jusqursquoagrave lrsquoautre opposition dresseacutee par

11 Les spiritus animales apparaissent dailleurs deacutejagrave chez Vanini (De naturaelig areanis Dicircalogue XLIX) comme une chose connue Leur inventeur est peut-ecirctre Willisius (De anima brutorum Genegraveve 1680 pp 35 et suiv) Flourens (De la vie et de lintelligence t II p 72) les impute agrave Galien Jamblique dans Stobeacutee (Eclogaelig livre I chap LII sect 29) les cite assez clairement comme une doctrine des stoiumlciens

101 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Descartes Dieu et le monde Cette derniegravere nrsquoeacutetait

pourtant en reacutealiteacute qursquoune pure meacutethode

drsquoenseignement ou une forme de repreacutesentation Il

aurait eacuteteacute trop choquant de dire directement laquo Il

nrsquoest pas vrai qursquoun Dieu ait fait ce monde mais

celui-ci existe par sa propre puissance raquo il employa

donc une tournure indirecte et dit laquo Le monde lui-

mecircme est Dieu raquo Affirmation qui ne lui serait

jamais venue agrave lrsquoideacutee si au lieu de proceacuteder du

judaiumlsme il avait pu proceacuteder tout uniment de la

nature mecircme La tournure en question sert en

mecircme temps agrave donner agrave ses doctrines lrsquoapparence

du positivisme tandis qursquoau fond elles sont

purement neacutegatives Aussi laisse-t-il le monde sans

lrsquoexpliquer puisqursquoil aboutit agrave cette conclusion laquo le

monde est parce qursquoil est et il est comme il est

parce quil est ainsi raquo (Avec cette phrase Fichte

avait coutume de mystifier ses eacutetudiants) La

deacuteification du monde ameneacutee de cette faccedilon

nrsquoadmettait aucune eacutethique veacuteritable et eacutetait en

outre en flagrante contradiction avec les maux

physiques et la perversiteacute morale de ce monde Cest

donc ici le reste de Spinoza

Ce philosophe regarde comme un fait donneacute nous

lrsquoavons dit la notion de la substance de laquelle il

part Il la deacutefinit il est vrai conformeacutement agrave son but

102 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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mais il ne se preacuteoccupe pas de son origine Crsquoest

seulement Locke un peu apregraves lui qui posa le grand

principe qursquoun philosophe deacutesireux de deacuteduire ou de

deacutemontrer quoi que ce soit drsquoapregraves des notions doit

avant tout scruter lrsquoorigine de chacune de celles-ci

car leur contenu et ses conseacutequences sont

deacutetermineacutes entiegraverement par cette origine en tant

que source de toute connaissance accessible gracircce agrave

cette derniegravere Si Spinoza avait rechercheacute lrsquoorigine

de sa notion de substance il aurait ducirc finir par

trouver que crsquoeacutetait la matiegravere seule et qursquoen

conseacutequence le veacuteritable contenu de la notion nrsquoest

autre que les proprieacuteteacutes essentielles assignables a

priori de celle-ci En fait tout ce que Spinoza

attribue agrave sa substance trouve sa confirmation dans

la matiegravere et seulement en elle la matiegravere est

incauseacutee donc sans

cause eacuteternelle une et unique et ses modifications

sont lrsquoeacutetendue et la connaissance cette derniegravere

comme proprieacuteteacute exclusive du cerveau qui est

mateacuteriel Spinoza est par lagrave mecircme un mateacuterialiste

inconscient

Cependant la matiegravere qui si lrsquoon megravene la chose agrave

bonne fin reacutealise et confirme empiriquement sa

notion nrsquoest pas la matiegravere faussement entendue et

103 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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atomistique de Deacutemocrite et des mateacuterialistes

franccedilais nrsquoayant que les proprieacuteteacutes meacutecaniques

crsquoest la matiegravere exactement conccedilue en possession de

toutes ses qualiteacutes inexplicables (Je renvoie au

sujet de cette distinction agrave mon ouvrage principal t

II chap XXIV p 315 et suiv)

Cette meacutethode consistant agrave accepter sans examen la

notion de substance pour en faire le point de

deacutepart nous la trouvons deacutejagrave chez les eacuteleacuteates

comme le montre en particulier le livre aristoteacutelicien

De Xenophane Xeacutenophane lui aussi procegravede de lrsquo

ὂν crsquoest-agrave-dire la substance et les proprieacuteteacutes de

celle-ci sont deacutemontreacutees sans qursquoil ait eacuteteacute demandeacute

ou dit agrave lrsquoavance drsquoougrave il tient sa connaissance Si ceci

avait eu lieu on verrait clairement de quoi il parle

au juste crsquoest-agrave-dire quelle intuition sert finalement

de base agrave sa notion et lui donne de la reacutealiteacute et lrsquoon

finirait sans doute par constater que crsquoest agrave la

matiegravere seule que srsquoapplique tout ce qursquoil dit Dans

les chapitres suivants sur Zeacutenon lrsquoaccord avec

Spinoza srsquoeacutetend jusqursquoau style et aux expressions

Aussi nest-il guegravere douteux que Spinoza ait connu

et utiliseacute cet eacutecrit Quoique attaqueacute par Bacon

Aristote en ce temps-lagrave continuait agrave jouir drsquoune

grande reacuteputation et on posseacutedait de bonnes

eacuteditions de ses œuvres avec version latine En ce

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cas Spinoza serait un simple reacutenovateur des eacuteleacuteates

comme Gassendi drsquoEacutepicure Mais nous voyons une

fois de plus de quelle excessive rareteacute sont dans

toutes les branches de la penseacutee et du savoir les

choses vraiment nouvelles et absolument originales

Au reste et notamment au point de vue de la forme

cette notion de la substance drsquoougrave part Spinoza

repose sur la fausse ideacutee emprunteacutee agrave son maicirctre

Descartes et par celui-ci agrave Anselme de Cantorbeacutery

qursquoexistentia peut provenir drsquoessentia crsquoest-agrave-dire

que drsquoune pure notion peut sensuivre un ecirctre qui

en conseacutequence serait neacutecessaire ou en drsquoautres

termes qursquoen vertu de la nature ou deacutefinition drsquoune

chose simplement penseacutee il devienne neacutecessaire

qursquoelle ne soit plus seulement penseacutee mais existe

reacuteellement Descartes avait appliqueacute cette fausse

ideacutee agrave la notion de lrsquoens perfectissimum mais

Spinoza prit celle de substantia ou causa sut (cette

derniegravere exprimant une contradictio in adjecto) On

peut voir sa premiegravere deacutefinition qui est son premier

faux pas dans lrsquoIntroduction de lrsquoEthique et

ensuite au livre I propos 7 La diffeacuterence entre les

notions fondamentales des deux philosophes

consiste presque entiegraverement dans lrsquoexpression

mais leur emploi comme point de deacutepart crsquoest-agrave-

dire comme fait donneacute est chez lrsquoun comme chez

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lrsquoautre fondeacute sur la sottise de deacuteriver de la

repreacutesentation abstraite la repreacutesentation intuitive

tandis que en reacutealiteacute toute repreacutesentation abstraite

naicirct de la repreacutesentation intuitive et pour cette

raison est baseacutee sur elle Nous avons donc ici un

fondamental ὒστερον πρότερον [confusion de la

cause et de la conseacutequence]

Spinoza srsquoest mis dans une difficulteacute speacuteciale en

qualifiant de Deus sa substance unique Ce nom

eacutetant deacutejagrave en usage pour deacutesigner une toute autre

notion il lui faut continuellement lutter contre les

malentendus qui en reacutesultent En effet au lieu de la

notion assigneacutee par les premiegraveres explications du

philosophe le lecteur y rattache toujours la notion

diffeacuterente Srsquoil nrsquoavait pas employeacute le mot en

question il aurait eacuteviteacute les longues et peacutenibles

explications du livre I Mais il le fit pour que sa

doctrine trouvacirct moins drsquoopposition il manqua

drsquoailleurs son but Un certain double sens peacutenegravetre

ainsi tout son mode drsquoexposeacute qursquoon pourrait pour

cette raison qualifier en quelque mesure

drsquoalleacutegorique drsquoautant plus qursquoil adopte le mecircme

plan avec quelques autres notions comme nous

lrsquoavons deacutejagrave fait remarquer Combien son Ethique

eucirct eacuteteacute plus claire par conseacutequent meilleure srsquoil

srsquoeacutetait exprimeacute nettement conformeacutement agrave ses

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ideacutees et avait nommeacute les choses par leur nom et

srsquoil avait preacutesenteacute ses ideacutees avec leur fondement

drsquoune maniegravere sincegravere et naturelle au lieu de les

comprimer dans les bottes espagnoles des

propositions deacutemonstrations scholies et

corollaires cet accoutrement emprunteacute agrave la

geacuteomeacutetrie et qui au lieu de donner agrave la philosophie

la certitude de celle-lagrave perd au contraire toute

signification degraves que la geacuteomeacutetrie avec sa

construction des notions ne se trouve pas au fond

Ici aussi lrsquoon peut dire cucullus non facit

monachum [lrsquohabit ne fait pas le moine]

Dans le livre II il explique les deux modes de sa

substance unique en tant qursquoeacutetendue et

repreacutesentation extensio et cogitatio) division

manifestement fausse puisque lrsquoeacutetendue nrsquoexiste

absolument que pour la repreacutesentation et en elle et

devait pour cette raison lui ecirctre non pas opposeacutee

mais subordonneacutee

Spinoza procircne partout bien haut la laeligtitia [joie]

dont il fait la condition et le signe de toute action

louable il rejette au contraire absolument toute

tristitia [tristitia] quoique son Ancien Testament

lui ait dit laquo II vaut mieux pleurer que rire car les

pleurs ameacuteliorent le cœur raquo (Eccleacutesiaste VII IV)

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Mais il fait tout cela uniquement par amour de la

logique car si ce monde est un Dieu il est son

propre but et doit se reacutejouir et se glorifier de son

existence Donc saute marquis semper gai

nunquam triste Le pantheacuteisme est essentiellement

et neacutecessairement loptimisme Cet optimisme

obligeacute contraint Spinoza agrave maintes autres fausses

conseacutequences parmi lesquelles les propositions

absurdes et souvent reacutevoltantes de sa philosophie

morale qui dans le chapitre XVI de son Tractatus

theologico-politicus srsquoeacutelegravevent veacuteritablement jusqursquoagrave

lrsquoinfamie Drsquoautre part il perd parfois de vue la

conseacutequence alors qursquoelle aurait meneacute agrave des ideacutees

justes par exemple dans ses propositions aussi

indignes que fausses sur les animaux (Ethique IVe

partie chap XXVI de lrsquoappendice et Scholion

propos 37) Ici il parle comme peut le faire un juif

conformeacutement aux chap I et IX de la Genegravese de

sorte que nous autres habitueacutes agrave des doctrines plus

pures et plus dignes nous sommes envahis par le

faetor judaicus Il semble nrsquoavoir pas du tout connu

les chiens A la proposition monstrueuse qui ouvre

le chapitre XXVI laquo Excepteacute lrsquohomme nous ne

connaissons dans la nature aucun ecirctre particulier

dont lrsquoesprit nous reacutejouisse et auquel lrsquoamitieacute ou

tout autre lien semblable puisse nous unir Par

conseacutequent ce qui existe dans la nature des choses

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excepteacute lrsquohomme le principe de lrsquoutiliteacute ne nous

commande point de le conserver il nous enseigne

en vue drsquousages varieacutes de le conserver le deacutetruire

ou lrsquoadapter agrave notre usage de quelque faccedilon que ce

soit raquo la meilleure reacuteponse a eacuteteacute faite par un

eacutecrivain espagnol de nos jours Larra12 (connu sous

le pseudonyme de Figaro) dans son roman El

doncel de Don Enrique chap XXXIII El que non

ha tenido un perro no sabe lo que es querer y ser

querido [Celui qui nrsquoa jamais posseacutedeacute un chien ne

sait pas ce que crsquoest quaimer et ecirctre aimeacute] Les

tortures que agrave en croire Colerus Spinoza exerccedilait

habituellement pour srsquoamuser et en riant de bon

cœur contre les araigneacutees et les mouches ne

reacutepondent que trop bien aux propositions attaqueacutees

ici comme aux chapitres citeacutes de la Genegravese Tout

ceci fait que lrsquoEacutethique de Spinoza est un meacutelange de

faux et de vrai de choses admirables et de choses

mauvaises A la fin de lrsquoouvrage dans la seconde

moitieacute de la premiegravere partie nous le voyons

srsquoefforcer vainement de devenir clair pour lui-mecircme

mais il ny parvient pas Il ne lui reste donc qursquoagrave

devenir mystique comme crsquoest ici le cas Pour ne

12 Le ceacutelegravebre publiciste qui se suicida agrave Madrid sa ville natale en 1837 agrave lrsquoacircge de 28 ans Lara est avec Cervantegraves et Quevedo le plus grand satirique de lrsquoEspagne

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pas ecirctre drsquoailleurs injuste agrave lrsquoeacutegard de cet esprit

incontestablement grand on doit consideacuterer qursquoil

avait encore trop peu de preacutecurseurs tout au plus

Descartes Malebranche Hobbes Giordano Bruno

Les notions philosophiques fondamentales nrsquoeacutetaient

pas encore suffisamment eacutelaboreacutees les problegravemes

convenablement ventileacutes

Leibnitz partit eacutegalement de la notion de substance

comme un fait donneacute mais ne perdit pas de vue

avant tout qursquoelle doit ecirctre indestructible A cet effet

elle doit ecirctre simple parce que toute chose eacutetendue

serait divisible et par conseacutequent destructible elle

est donc sans extension crsquoest-agrave-dire immateacuterielle Il

ne restait alors drsquoautres attributs agrave sa substance que

les attributs intellectuels de perception de penseacutee et

de deacutesir Il prit en conseacutequence un certain nombre

de ces substances simples intellectuelles qui

quoique non eacutetendues elles-mecircmes reacutesident au

fond du pheacutenomegravene de lrsquoextension il les deacutefinit

atomes formels et substances simples (Opeacutera eacutedit

Erdmann pp 124 686) et leur donna le nom de

monades Celles-ci constituent donc le fond du

pheacutenomegravene du monde corporel pheacutenomegravene qui

nrsquoest conseacutequemment qursquoune simple apparent sans

reacutealiteacute propre ni directe et eacutecheacuteant seulement aux

monades qui se trouvent dedans et derriegravere Ce

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pheacutenomegravene du monde corporel est drsquoautre part

effectueacute dans la perception des monades (du petit

nombre de celles qui perccediloivent reacuteellement car la

plupart dorment drsquoordinaire) par la vertu de

lrsquoharmonie preacuteeacutetablie que la monade centrale

produit toute seule et agrave ses propres deacutepens Ici nous

tombons quelque peu dans lrsquoobscuriteacute Quoi quil en

soit la connexion entre les simples ideacutees de ces

substances et lrsquoeacutetendue reacuteelle et en soi est ameneacutee

par une harmonie preacuteeacutetablie de la monade centrale

Ici lrsquoon pourrait dire que tout reste Cependant il

faut rappeler pour ecirctre juste envers Leibnitz lrsquoideacutee

que Locke et Newton se faisaient alors de la matiegravere

crsquoeacutetait pour eux une chose absolument morte

purement passive et sans volonteacute doueacutee seulement

de force meacutecaniques et soumise uniquement aux

lois matheacutematiques Leibnitz de son cocircteacute rejette les

atomes et la physique purement meacutecanique pour

lui en substituer une dynamique en tout ceci il fut

le preacutecurseur de Kant (Opeacutera eacutedit citeacutee p 694) Il

rappela en premier lieu les formae substantiales des

scolastiques et arriva ensuite agrave comprendre que

mecircme les forces simplement meacutecaniques de la

matiegravere en dehors desquelles on nrsquoen connaissait

ou lrsquoon nrsquoen admettait alors guegravere drsquoautres devaient

reposer sur quelque chose drsquointellectuel Mais il ne

parvint agrave se repreacutesenter clairement cette ideacutee qursquoagrave

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lrsquoaide de cette fiction des plus maladroites agrave savoir

que la matiegravere se compose de simples petites acircmes

qui sont en mecircme temps des atomes formels et se

trouvent le plus souvent en eacutetat drsquoengoursement

mais possegravedent cependant un analogon de

perceptio et de lappetitus Ceci lrsquoeacutegara de sorte

que comme tous les autres il fit de la connaissance

et non la volonteacute la base et la conditio sine qua non

de la chose intellectuelle cest moi qui le premier

ai revendiqueacute pour la volonteacute la primauteacute qui lui

appartient et ai transformeacute par lagrave tout le domaine

de la philosophie En attendant lrsquoeffort de Leibnitz

pour assigner un seul et mecircme principe agrave lrsquoesprit et

agrave la matiegravere meacuterite de la reconnaissance On

pourrait mecircme y trouver un pressentiment aussi

bien de la doctrine kantienne que de la mienne

mais quas velut trans nebulam vidit [ce qursquoil vit agrave

travers ce brouillard fut ainsi] Car lrsquoideacutee qui fait le

fond de sa Monadologie est deacutejagrave que la matiegravere nrsquoest

pas une chose on soi mais un pur pheacutenomegravene la

base derniegravere de son action mecircme meacutecanique ne

doit donc pas ecirctre chercheacutee dans ce qui est

purement geacuteomeacutetrique crsquoest-agrave-dire dans ce qui

appartient seulement au pheacutenomegravene comme

eacutetendue mouvement figure crsquoest ainsi que

lrsquoimpeacuteneacutetrabiliteacute nrsquoest pas une proprieacuteteacute seulement

neacutegative mais la manifestation dune force positive

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Lrsquoideacutee de Leibnitz que nous venons de louer est

exprimeacutee le plus clairement dans quelques-uns de

ses petits eacutecrits en franccedilais tels que le Systegraveme

nouveau de la mature et drsquoautres qui ont passeacute du

Journal des savants et de lrsquoeacutedition de Dutens dans

lrsquoeacutedition dErdmann ainsi que dans les Lettres

publieacutees par celui-ci pp 681-695 Il existe aussi une

collection bien choisie de passages de Leibnitz sur le

mecircme sujet pp 335 agrave 340 de ses petits eacutecrits

philosophiques traduits par Kœhler et revus par

Huth (Ieacutena 1740)

Nous voyous drsquoailleurs partout dans cet

enchaicircnement de doctrines dogmatiques eacutetranges

une fiction appuyer une autre fiction absolument

comme dans la vie pratique un mensonge en amegravene

forceacutement beaucoup drsquoautres La base en est la

division carteacutesienne de toute existence en Dieu et en

monde et de lrsquohomme en esprit et en matiegravere tout

le reste eacutecheacuteant agrave cette derniegravere A cela srsquoajoute

lrsquoerreur commune agrave ces philosophes comme agrave tous

ceux qui ont existeacute de placer la base fondamentale

de notre ecirctre dans la connaissance au lieu de la

placer dans la volonteacute crsquoest-agrave-dire de faire de celle-

ci la chose secondaire et de celle-lagrave la chose

principale Telles sont les erreurs primordiales

contre lesquelles la nature et la reacutealiteacute protestaient agrave

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chaque pas et dont le maintien neacutecessita les spiritus

animales la mateacuterialiteacute des animaux les causes

occasionnelles la vision de toutes choses en Dieu

lrsquoharmonie preacuteeacutetablie les monades lrsquooptimisme et

tout ce qui srsquoensuit Avec moi au contraire qui ai

saisi les choses par leur cocircteacute exact toutes

srsquoarrangent drsquoelles-mecircmes chacune apparaicirct sous

son vrai jour aucune fiction nrsquoest requise et

simplex sigillum veri [la simpliciteacute et la marque de

la veacuteriteacute]

Kant ne fut pas toucheacute directement par le problegraveme

de la substance il le deacutepassa Chez lui la notion de

substance est une cateacutegorie crsquoest-agrave-dire une pure

forme de penser a priori Par elle dans son

application neacutecessaire agrave lrsquointuition sensible rien

nrsquoest reconnu tel qursquoil est en soi aussi lrsquoessence qui

forme la base des corps aussi bien que des acircmes

peut-elle ecirctre en soi une et la mecircme Crsquoest lagrave sa

doctrine Elle mrsquoa frayeacute la voie vers cette ideacutee que le

corps de chacun est seulement lintuition de sa

volonteacute naissant dans son cerveau rapport qui

eacutetendu ensuite agrave tous les corps a donneacute lrsquoanalyse du

monde en volonteacute et en repreacutesentation

Cette notion de la substance dont Descartes fidegravele agrave

Aristote avait fait lrsquoideacutee fondamentale de sa

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philosophie et de la deacutefinition de laquelle part aussi

Spinoza quoique agrave la faccedilon des eacuteleacuteates apparaicirct

examineacutee de pregraves et sincegraverement comme un

abstractum plus eacuteleveacute mais injustifieacute de la notion

de matiegravere qui contient agrave cocircteacute de celle-ci aussi son

enfant supposeacute la substance nmateacuterielle crsquoest ce

que jrsquoai expliqueacute en deacutetail dans ma Critique de la

philosophie de Kant (2e eacutedit pp 550 et suiv) Mais

en dehors de ceci la notion de substance ne vaut

rien comme point de deacutepart de la philosophie parce

qursquoen tout cas elle est objective Tout ce qui est

objectif nest jamais pour nous quindirect le

subjectif seul est direct Ce dernier ne doit donc

jamais ecirctre laisseacute de cocircteacute mais il faut au contraire

absolument partir de lui Crsquoest ce qursquoa fait aussi

Descartes il fut mecircme le premier agrave se rendre

compte de la chose et crsquoest pour cela qursquoune

nouvelle grande eacutepoque philosophique srsquoest ouverte

avec lui Mais il lrsquoa fait dune faccedilon seulement

preacuteliminaire du premier bond apregraves lequel il admit

immeacutediatement la reacutealiteacute objective absolue du

monde sur le creacutedit de la veacuteraciteacute de Dieu et agrave

partir de ce moment il continua agrave philosopher drsquoune

maniegravere entiegraverement objective Il srsquoest en outre

rendu coupable ici drsquoun grave circulus vitiosus Il

deacutemontre en effet la reacutealiteacute objective des objets de

toutes nos repreacutesentations intuitives drsquoapregraves

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lrsquoexistence de Dieu leur auteur dont la veacuteraciteacute ne

permet pas de supposer qursquoil nous trompe mais il

deacutemontre lrsquoexistence de Dieu mecircme drsquoapregraves la

repreacutesentation inneacutee que nous aurions soi-disant de

lui comme du plus parfait de tous les ecirctres laquo Il

commence par douter de tout et finit par tout

croire13 raquo dit de lui un de ses compatriotes

Crsquoest Berkeley qui le premier a pris tregraves au seacuterieux

le point de vue subjectif et irreacutefutablement exposeacute

sa neacutecessiteacute indispensable Il est le pegravere de

lideacutealisme base de toute vraie philosophie et qui

depuis lors a eacuteteacute universellement retenu tout au

moins comme point de deacutepart quoique chaque

philosophe successif y ait introduit des

modifications et des changements Ainsi Locke

partit lui-mecircme du subjectif en assignant une

grande partie des proprieacuteteacutes des corps agrave notre

impression sensible Il faut toutefois remarquer que

sa reacuteduction de toutes les diffeacuterences qualitatives

comme qualiteacutes secondaires agrave des diffeacuterences

purement quantitatives grandeur figure position

etc comme les seules proprieacuteteacutes primaires ou

objectives est encore au fond la doctrine de

Deacutemocrite qui ramenait eacutegalement toutes les

13 En franccedilais dans le texte

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qualiteacutes agrave lrsquoaspect la composition et la position des

atomes crsquoest ce que montrent clairement la

Meacutetaphysique drsquoAristote (livre I chap IV) et le De

sensu de Theacuteophraste (chap LXI-LXV) Locke

serait dans ces conditions le reacutenovateur de la

philosophie de Deacutemocrite comme Spinoza de celle

des eacuteleacuteates Il a aussi reacuteellement frayeacute la voie au

mateacuterialisme franccedilais posteacuterieur Par cette

distinction preacuteliminaire entre les eacuteleacutements subjectif

et objectif de lrsquointuition il conduisit directement agrave

Kant qui suivant sa direction et sa trace en un sens

beaucoup plus eacuteleveacute parvint agrave seacuteparer nettement le

subjectif de lrsquoobjectif opeacuteration qui profita tant au

premier que le second ne fut plus qursquoun point

sombre un quelque chose agrave peine reconnaissable

la chose en soi Pour moi jrsquoai rameneacute ceci agrave lrsquoessence

que nous deacutecouvrons dans notre conscience

personnelle comme eacutetant la volonteacute et je suis ainsi

revenu agrave la source subjective de la connaissance Il

ne pouvait en ecirctre autrement parce que comme je

lrsquoai deacutejagrave dit lrsquoobjectif nrsquoest jamais qursquoune chose

secondaire mdashune repreacutesentation Aussi devons-

nous absolument chercher le noyau tout agrave fait

intime des ecirctres la chose en soi non en dehors de

nous mais en nous crsquoest-agrave-dire dans le subjectif la

seule chose immeacutediate A ceci srsquoajoute quavec

lrsquoobjectif nous ne pouvons jamais atteindre un point

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de repos primordial et deacutefinitif parce que nous

sommes lagrave dans domaine des repreacutesentations et

que celles-ci toutes ensemble et essentiellement ont

pour forme le principe de la raison suffisante sous

ses quatre aspects motif pour lequel chaque objet

tombe immeacutediatement sous son autoriteacute Par

exemple un absolu objectif preacutetendu entraicircne avec

lui ces questions destructives drsquoougrave pourquoi

devant lesquelles il doit ceacuteder et succomber il en est

autrement quand nous nous enfonccedilons dans la

profondeur silencieuse quoique obscure du sujet

Ici nous sommes menaceacutes de tomber dans le

mysticisme et nous ne devons donc tirer de cette

source que ce qui est effectivement vrai accessible agrave

tous et agrave chacun et par suite absolument

incontestable

La dianœologie qui comme reacutesultat des

investigations depuis Descartes a dureacute jusqursquoagrave la

venue de Kant est exposeacutee laquo en reacutesumeacute raquo et avec

une naiumlve clarteacute dans lrsquoouvrage de Muratori Della

fantasia (chap I-IV et XIII) Locke apparaicirct ici

comme un heacutereacutetique Le tout est un nid drsquoerreurs

qui permet de voir de quelle maniegravere absolument

diffeacuterente jai conccedilu et preacutesente le sujet apregraves avoir

eu Kant et Cabanis pour preacutecurseurs Toute cette

dianœologie et psychologie est appuyeacutee sur le faux

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dualisme carteacutesien Tout maintenant dans lrsquoœuvre

entiegravere doit ecirctre rameneacute per fas et nefas agrave celui-ci y

compris beaucoup de faits exacts et inteacuteressants

qursquoil fournit Le proceacutedeacute dans son ensemble est

inteacuteressant comme type

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SECTION XIII ENCORE QUELQUES

EacuteCLAIRCISSEMENTS SUR LA PHILOSOPHIE DE

KANT

Il y a un passage de Pope eacutecrit environ quatre-

vingts ans avant la publication de la Critique de la

raison pure qui pourrait servir drsquoexcellente

eacutepigraphe agrave celle-ci (Popersquos works eacutedit de Bacircle t

VI p 374) laquo Since it is reason able to doubt most

things we should most of all doubt that reason of

ours which would demonstrate all things raquo

[Puisqursquoil est raisonnable de douter de la plupart

des choses nous devrions avant tout douter de

notre raison qui doit deacutemontrer toutes choses]

Le veacuteritable esprit de la philosophie kantienne son

ideacutee fondamentale et son sens exact peuvent ecirctre

conccedilus et preacutesenteacutes de diverses faccedilons Ces

diffeacuterents modes drsquoexprimer la chose sont destineacutes agrave

ouvrir agrave celui-ci ou agrave celui-lagrave suivant la diffeacuterence

des cerveaux la compreacutehension exacte de cette tregraves

profonde et par conseacutequent difficile doctrine Ce qui

va suivre est une nouvelle tentative de cette espegravece

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en vue de projeter ma clarteacute dans les profondeurs de

Kant14

La matheacutematique est baseacutee sur des intuitions qui

servent de support agrave ses preuves mais ces

intuitions eacutetant a priori et non empiriques ses

doctrines sont apodictiques La philosophie a par

contre comme lrsquoeacuteleacutement donneacute duquel elle procegravede

et qui doit deacutepartir agrave ses preuves une neacutecessiteacute

(lapodicticiteacute) de pures notions Elle ne peut en

effet srsquoappuyer directement sur lrsquointuition purement

empirique car elle entreprend drsquoexpliquer les

choses en geacuteneacuteral non en particulier son objet

eacutetant de mener au delagrave de ce qui est empiriquement

donneacute Il ne lui reste donc que les notions geacuteneacuterales

agrave la condition toutefois qursquoelles ne soient ni

intuitives ni purement empiriques Ces notions

doivent donc lui fournir la base de ses doctrines et

de ses preuves et crsquoest drsquoelles qursquoil faut partir

comme drsquoune chose existante et donneacutee En

conseacutequence la philosophie est une science de

pures notions tandis que la matheacutematique est une

14 Je remarque ici une fois pour toutes que la pagination de la premiegravere eacutedition de la Critique de la raison pure dapregraves laquelle je cite habituellement est ajouteacutee aussi agrave leacutedition de Rosenkranz

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science de la construction (repreacutesentation intuitive)

de ses notions A strictement parler toutefois crsquoest

seulement la deacutemonstration de la philosophie qui

procegravede de pures notions Celle-ci ne peut pas

comme la matheacutematique partir drsquoune intuition

parce que cette intuition devrait ecirctre ou purement a

priori ou empirique Celle-ci ne donne aucune

apodicticiteacute celle-lagrave ne fournit que la

matheacutematique Si elle veut donc appuyer ses

doctrines sur une deacutemonstration celle-ci doit

consister dans la conseacutequence logique exacte des

notions placeacutees agrave sa base Les choses ont doucement

marcheacute dans ce sens pendant la longue peacuteriode de la

scolastique et mecircme dans la nouvelle eacutepoque

fondeacutee par Descartes de sorte que nous voyons

Spinoza et Leibnitz suivre encore cette meacutethode

Enfin Locke eut lideacutee de rechercher lrsquoorigine des

notions et le reacutesultat fut que toutes les notions

geacuteneacuterales si eacutetendues qursquoelles puissent ecirctre sont

tireacutees do lrsquoexpeacuterience crsquoest-agrave-dire du monde

existant sensiblement perceptible empiriquement

reacuteel ou aussi de lexpeacuterience interne telle que

lrsquoobservation personnelle empirique la fournit agrave

chacun en sorte que leur contenu entier est deacuteriveacute

seulement de ces deux-lagrave et ne peut fournir plus que

ce que lexpeacuterience exteacuterieure ou inteacuterieure y a

placeacute De ceci on devrait strictement conclure

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qursquoelles ne peuvent jamais deacutepasser lrsquoexpeacuterience

cest-agrave-dire mener au but mais Locke alla avec les

principes deacuteriveacute de lexpeacuterience au delagrave de

lrsquoexpeacuterience

En opposition progressive aux doctrines anteacuterieures

et pour corriger celles de Locke Kant montra qursquoil y

a il est vrai quelques notions qui font exception agrave la

regravegle preacuteceacutedente crsquoest-agrave-dire qui ne proviennent pas

de lrsquoexpeacuterience mais en mecircme temps aussi qursquoelles

sont tireacutees en partie de lrsquointuition pure crsquoest-agrave-dire

de lintuition a priori de lrsquoespace et du temps et

constituent en partie les fonctions particuliegraveres de

notre intelligence au point de vue de leur usage

dans lrsquoexpeacuterience qui se regravegle drsquoapregraves elles Leur

validiteacute srsquoeacutetend seulement agrave lexpeacuterience possible

dont les sens sont toujours le medium en ce qursquoils

nrsquoont drsquoautre but que de la produire en nous avec sa

marche reacuteguliegravere sur lincitation des sens en

dautres termes sans contenu eux-mecircmes ils

attendent leur matiegravere et leur contenu de la

sensibiliteacute seule pour engendrer par elle

lexpeacuterience mais agrave part celle-ci ils nrsquoont ni

contenu ni signification ne valant que sous la

preacutesupposition de lrsquointuition fondeacutee sur limpression

des sens et se rapportent essentiellement agrave celle-lagrave

Il srsquoensuit qursquoils ne peuvent nous fournir les guides

123 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

qui nous mettraient au-dessus de toute possibiliteacute

de lrsquoexpeacuterience et de ceci drsquoautre part que la

meacutetaphysique comme science de ce qui existe au

delagrave de la nature crsquoest-agrave-dire au-dessus de la

possibiliteacute de lrsquoexpeacuterience est impossible

Un des eacuteleacutements de lrsquoexpeacuterience lrsquoeacuteleacutement geacuteneacuteral

formel et reacutegulier eacutetant connaissable a priori

repose en conseacutequence sur les fonctions essentielles

et reacuteguliegraveres de notre propre intellect mais le

second lrsquoeacuteleacutement particulier mateacuteriel et accidentel

provenant de lrsquoimpression des sens il en reacutesulte que

tous deux sont dorigine subjective La conseacutequence

crsquoest que lrsquoexpeacuterience dans sa totaliteacute avec le

monde qui se repreacutesente en elle est un pur

pheacutenomegravene quelque chose qui nrsquoexiste directement

et immeacutediatement que pour le sujet qui la reconnaicirct

Ce pheacutenomegravene indique cependant une chose en soi

lui servant de base et qui comme telle est

absolument inconnaissable Ce sont lagrave les reacutesultats

neacutegatifs de la philosophie kantienne

Je dois rappeler agrave ce sujet que Kant parle comme si

nous eacutetions des ecirctres seulement connaissants et

nrsquoavions ainsi aucune donneacutee en dehors de la

repreacutesentation tandis que nous en posseacutedons en

tout cas une autre encore dans la volonteacute diffeacuterente

124 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

toto genere de celle-lagrave Sans doute il a pris

eacutegalement celle-ci en consideacuteration non dans la

philosophie theacuteorique mais seulement dans 1a

philosophie pratique qui chez lui est absolument

seacutepareacutee de lrsquoautre mais il a proceacutedeacute ainsi

uniquement en vue deacutetablir le fait de la

signification purement morale de notre action et de

fonder sur lui une foi morale pour contrebalancer

notre ignorance theacuteorique et conseacutequemment

lrsquoimpossibiliteacute de toute theacuteologie que nous avons

deacutemontreacutee

La philosophie de Kant agrave la diffeacuterence et mecircme en

opposition de toutes les autres est aussi nommeacutee

philosophie transcendantale et plus justement

ideacutealisme transcendantal Lrsquoexpression laquo

transcendantraquo est drsquoorigine non matheacutematique

mais philosophique puisquelle eacutetait deacutejagrave courante

chez les scolastiques Elle fut introduite pour la

premiegravere fois en matheacutematiques par Leibnitz afin

de deacutesigner qnod algebraelig vires transcendit crsquoest-agrave-

dire toutes les opeacuterations que lrsquoarithmeacutetique

commune et lrsquoalgegravebre ne suffisent pas agrave accomplir

comme par exemple agrave trouver le logarithme drsquoun

nombre ou vice versa ou les fonctions

trigonomeacutetriques dun arc purement arithmeacutetique

ou vice versa et en geacuteneacuteral tous les problegravemes

125 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

qursquoon peut seulement reacutesoudre par un calcul eacutetendu

agrave lrsquoinfini Mais les scolastiques deacutesignaient sous le

nom de transcendant les notions les plus hautes de

toutes celles encore plus geacuteneacuterales que les dix

cateacutegories drsquoAristote Spinoza continue agrave employer

le mot dans ce sens Giovdano Bruno qualifie ainsi

(Della causa Dialogue IV) les attributs qui sont plus

geacuteneacuteraux que la diffeacuterence entre les substances

corporelle et incorporelle et qui appartiennent ainsi

agrave la substance en geacuteneacuteral Ils concernent suivant

lui cette racine commune dans laquelle le corporel

fait un avec lrsquoincorporel et qui est la vraie substance

primordiale il y voit mecircme une preuve que celle-ci

doit exister Enfin Kant entend tout drsquoabord par

transcendantal la reconnaissance de lrsquoa priori

crsquoest-agrave-dire du purement formel comme tel dans

notre connaissance en un mot la constatation

qursquoune telle connaissance est indeacutependante de

lrsquoexpeacuterience et qursquoelle prescrit mecircme agrave celle-ci la

regravegle inalteacuterable suivant laquelle elle doit proceacuteder

cette constatation est en mecircme temps lieacutee agrave la

compreacutehension de la raison drsquoecirctre et des reacutesultats

drsquoune telle connaissance Crsquoest parce qursquoelle

constitue la forme de notre intellect et est en

conseacutequence drsquoorigine subjective la critique de la

raison pure est donc en reacutealiteacute seule

transcendantale En opposition agrave ceci il nomme

126 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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transcendant lrsquoemploi ou plutocirct le mauvais usage

de cet eacuteleacutement purement formel dans notre

connaissance en dehors de la possibiliteacute de

lexpeacuterience il le qualifie aussi drsquohyperphysique

Transcendantal signifie donc en somme laquo avant

toute expeacuterience raquo transcendant laquo au delagrave de toute

expeacuterience raquo Kant nrsquoadmet donc la meacutetaphysique

que comme philosophie transcendantale crsquoest-agrave-

dire comme la doctrine de la forme contenue en

tant que telle dans notre conscience connaissante

et de la limitation ameneacutee par elle en vertu de

laquelle la connaissance des choses en elles-mecircmes

nous est impossible puisque lrsquoexpeacuterience ne peut

fournir que de simples pheacutenomegravenes Le mot

laquo meacutetaphysique raquo nest cependant pas chez lui tout

agrave fait synonyme de laquo transcendantal raquo Toute chose

certaine a priori mais concernant lexpeacuterience se

nomme chez lui laquo meacutetaphysique raquo tandis que la

doctrine drsquoapregraves laquelle crsquoest seulement en vertu de

son origine subjective et comme purement

formelle qursquoelle est certaine a priori est seule

nommeacutee transcendantale Transcendantale est la

philosophie qui prend conscience que les lois

premiegraveres et les plus essentielles de ce monde qui se

repreacutesente devant nous ont leurs racines dans notre

cerveau et sont pour ce motif reconnues a priori

Elle se nomme transcendantale parce qursquoelle srsquoeacutelegraveve

127 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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au-dessus de toute la fantasmagorie donneacutee agrave son

origine Dans ces conditions comme nous lrsquoavons

dit la critique de la raison pure la philosophie

critique (celle de Kant) est seule transcendantale15

meacutetaphysiques par contre sont les laquo fon-deacutements

de la science naturelle raquo ceux de la laquo doctrine

morale raquo etc

La notion drsquoune philosophie transcendantale peut

ecirctre encore conccedilue dans un sens plus profond si

lrsquoon entreprend dy concentrer lrsquoesprit tout agrave fait

intime de la philosophie kantienne mdash agrave peu pregraves de

la faccedilon suivante Que le monde entier nous soit

seulement donneacute drsquoune maniegravere secondaire comme

repreacutesentation image dans notre tecircte pheacutenomegravene

ceacutereacutebral tandis que notre propre volonteacute nous est

donneacutee directement dans la conscience et que de lagrave

une seacuteparation et mecircme une opposition existe en

notre propre existence et celle du monde cela est

une pure conseacutequence de notre vie individuelle et

animale avec la cessation de laquelle cette

opposition disparait Mais jusque-lagrave il nous est

impossible de supprimer par la penseacutee cette forme

fondamentale et primordiale de notre conscience

15 La critique de la raison pure a transformeacute lrsquoontologie en dianœologie

128 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

qui est ce qursquoon nomme la division en sujet et en

objet Tout penser et toute repreacutesentation la

preacutesupposent en effet aussi la regardons-nous

comme la proprieacuteteacute originellement essentielle et

fondamentale du monde tandis qursquoelle nrsquoest en

reacutealiteacute que la forme de notre conscience animale et

des pheacutenomegravenes ameneacutes par celle-ci De lagrave reacutesultent

toutes ces questions sur le commencement la fin

les bornes et lrsquoorigine du monde notre propre

existence apregraves la mort etc Elles reposent donc

toutes sur une fausse preacutesupposition qui attribue agrave

la chose en soi ce qui nrsquoest que des repreacutesentations

ameneacutees par une conscience ceacutereacutebrale animale et la

prend pour la proprieacuteteacute primordiale et

fondamentale du monde Tel est le sens de

lrsquoexpression kantienne toutes les questions de cet

ordre sont transcendantes Elles ne sont donc pas

en conseacutequence susceptibles drsquoune reacuteponse non

seulement subjective mais en elles-mecircmes ou

objective Car elles sont des problegravemes qui

disparaissent complegravetement en mecircme temps que

notre conscience ceacutereacutebrale et lrsquoopposition reposant

sur elle et sont neacuteanmoins poseacutes comme srsquoils

eacutetaient indeacutependants drsquoelle

Celui qui demande par exemple srsquoil continuera agrave

exister apregraves sa mort supprime in hypothesi sa

129 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

conscience ceacutereacutebrale animale il srsquoinforme

neacuteanmoins drsquoune chose qui nrsquoexiste qursquoen la

preacutesupposant elle-mecircme en ce qursquoelle repose sur sa

propre forme sujet et objet espace et temps en un

mot sur son existence individuelle Une philosophie

qui amegravene agrave la conscience claire toutes ces

conditions et limites comme telles est

transcendante et en tant qursquoelle revendique pour

le sujet les deacuteterminations geacuteneacuterales du monde

objectif elle est un ideacutealisme transcendantal On

comprendra peu agrave peu que les problegravemes de la

meacutetaphysique ne sont insolubles qursquoautant que les

questions elles-mecircmes renferment deacutejagrave une

contradiction

Lrsquoideacutealisme transcendantal ne conteste nullement

au monde existant sa reacutealiteacute empirique mais dit

seulement qursquoil nrsquoest pas inconditionneacute puisqursquoil a

pour condition nos fonctions ceacutereacutebrales drsquoougrave

naissent les formes de lrsquointuition crsquoest-agrave-dire temps

espace et causaliteacute et que cette reacutealiteacute empirique

elle-mecircme nrsquoest en conseacutequence que la reacutealiteacute drsquoune

apparence Srsquoil se manifeste en elle une multitude

drsquoecirctres dont lun disparaicirct et dont lrsquoautre naicirct

constamment nous savons que la pluraliteacute nrsquoest

possible qursquoau moyen de la forme intuitive de

lrsquoespace et la disparition et la naissance qursquoau

130 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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moyen de celle du temps Nous reconnaissons alors

qursquoun tel fait nrsquoa pas de reacutealiteacute absolue crsquoest-agrave-dire

qursquoil nrsquoappartient pas agrave lrsquoecirctre en soi qui se manifeste

dans cette apparence Si nous pouvions retirer ces

formes de connaissance comme le verre du

kaleacuteidoscope nous aurions devant nous a notre

eacutetonnement un ecirctre unique et permanent

impeacuterissable invariable et parmi toutes les

modifications apparentes identique peut-ecirctre

mecircme jusqursquoagrave ses deacuteterminations les plus

individuelles Conformeacutement agrave cette maniegravere de

voir on peut eacutetablir ces trois propositions

1o La forme unique de la reacutealiteacute est le preacutesent en

elle seule on trouve directement le reacuteel qui y est

toujours et entiegraverement contenu

2deg Le reacuteel veacuteritable est indeacutependant du temps crsquoest-

agrave-dire un et le mecircme en chaque point du temps

3deg Le temps est la forme intuitive de notre intellect

et par conseacutequent eacutetranger agrave la chose en soi

Ces trois propositions sont au fond identiques Celui

qui reconnaicirct clairement leur identiteacute aussi bien que

leur veacuteriteacute a fait un grand progregraves en philosophie

car il a saisi lrsquoesprit de lrsquoideacutealisme transcendantal

131 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Combien riche en conseacutequences est la doctrine de

Kant sur lrsquoideacutealiteacute de lrsquoespace et du temps exposeacutee

par lui drsquoune faccedilon si segraveche et si deacutenueacutee drsquoornements

Au contraire rien ne reacutesulte du bavardage

pompeux preacutetentieux et sciemment

incompreacutehensible des trois sophistes connus qui ont

deacutetourneacute de Kant sur eux-mecircmes lrsquoattention dun

public indigne de celui-lagrave Avant Kant peut-on dire

nous eacutetions dans le temps maintenant le temps est

en nous Dans le premier cas le temps est reacuteel et

nous sommes comme tout ce qui y tombe deacutevoreacutes

par lui Dans le second cas le temps est ideacuteal il

existe en nous Alors la question relative agrave lrsquoavenir

apregraves la mort disparaicirct par lagrave mecircme car si je

nrsquoexiste pas le temps lui aussi nrsquoexiste plus Crsquoest

seulement une trompeuse illusion qui me montre un

temps continuant sans moi apregraves ma mort Les

trois divisions du temps passeacute preacutesent et futur

sont semblablement mon produit mrsquoappartiennent

mais moi je nrsquoappartiens pas plus agrave lrsquoune qursquoagrave

lrsquoautre Il y aurait une autre conseacutequence agrave tirer de

la proposition que le temps nrsquoappartient pas agrave

lrsquoessence en soi des choses cest que en nrsquoimporte

quel sens le passeacute nrsquoest pas passeacute mais que tout ce

qui a existeacute en reacutealiteacute doit au fond exister encore

Le temps en effet ressemble seulement agrave une

cascade de theacuteacirctre qui semble jaillir en bas mais

132 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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qui nrsquoeacutetant qursquoune roue ne bouge pas de place Jrsquoai

deacutejagrave compareacute dune faccedilon analogue dans mon

ouvrage principal lrsquoespace agrave un verre tailleacute agrave

facettes qui nous montre en reproductions

innombrables ce qui existe simplement Si mecircme

au risque de tomber dans la fantaisie nous

approfondissons plus encore la chose il peut nous

sembler que par une tregraves vive repreacutesentation de

notre propre passeacute lointain nous recevons une

confirmation directe du fait que le temps ne touche

pas la veacuteritable essence des choses mais est

seulement intercaleacute entre celle-ci et nous comme un

simple medium de perception apregraves la suppression

duquel tout existerait de nouveau comme aussi

drsquoautre part notre faculteacute fidegravele et si vivante de

meacutemoire dans laquelle ce long passeacute maintient une

existence toujours jeune porte teacutemoignage qursquoil y a

seulement en nous quelque chose qui ne vieillit pas

avec nous et qui nrsquoest pas par conseacutequent dans le

domaine du temps

La tendance principale de la philosophie kantienne

est de preacutesenter toute la diversiteacute du reacuteel et de

lrsquoideacuteal apregraves que Locke eacutetait deacutejagrave entreacute dans cette

voie On peut dire en deux mots que lrsquoideacuteal est la

forme intuitive se repreacutesentant dans lrsquoespace avec

toutes les qualiteacutes perceptibles en elle tandis que le

133 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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reacuteel est la chose en soi et pour soi indeacutependante de

sa repreacutesentation dans le cerveau drsquoun autre ou le

sien propre Mais la frontiegravere entre les deux est

difficile agrave tracer et cest preacuteciseacutement de cela qursquoil

srsquoagit Locke a montreacute que tout ce qui dans cette

forme est couleur son poli rudesse dureteacute

moelleur froid chaleur etc (proprieacuteteacutes

secondaires) est purement ideacuteal et nrsquoappartient

conseacutequemment pas agrave la chose en soi parce que ce

qui nous y est donneacute ce nrsquoest pas lrsquoecirctre et lrsquoessence

mais seulement lrsquoaction de la chose et une action

deacutefinie tregraves speacuteciale srsquoexerccedilant sur la reacuteceptiviteacute

speacutecifiquement deacutetermineacutee de nos cinq organes des

sens en vertu de laquelle par exemple le son nrsquoagit

pas sur lrsquoœil ni la lumiegravere sur lrsquooreille Lrsquoaction des

corps sur les organes des sens consiste simplement

agrave transporter ceux-ci dans lrsquoeacutetat drsquoactiviteacute qui leur

est particulier agrave peu pregraves comme quand je tire le fil

qui met une boicircte agrave musique en mouvement

Comme reacuteel au contraire qui appartiendrait agrave la

chose en soi Locke laissa subsister lrsquoeacutetendue la

forme lrsquoimpeacuteneacutetrabiliteacute le mouvement ou le repos

et le nombre qursquoil nomma pour cette raison

proprieacuteteacutes primaires Plus lard Kant montra avec

une profondeur desprit infiniment supeacuterieure que

ces proprieacuteteacutes non plus nappartiennent pas agrave

lrsquoessence purement objective des choses ou agrave la

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chose en soi et ne peuvent donc nullement ecirctre

reacuteelles puisqursquoelles sont conditionneacutees par lrsquoespace

le temps et la causaliteacute tandis que ceux-ci drsquoapregraves

leur loi et leur nature nous sont donneacutes avant toute

expeacuterience et exactement connus ils doivent donc

exister en nous preacuteformeacutes comme lrsquoespegravece

speacutecifique de la reacuteceptibiliteacute et de lrsquoactiviteacute de

chacun de nos sens Jrsquoai en conseacutequence nettement

dit que ces formes sont la part du cerveau dans

lrsquointuition comme les impressions sensibles

speacutecifiques sont celles des organes des sens

respectifs 16 Ainsi pour Kant deacutejagrave le purement

objectif lrsquoessence des choses indeacutependante de notre

repreacutesentation et de son appareil se nomme la

chose en soi est proprement le reacuteel par opposition agrave

lrsquoideacuteal quelque chose de tout diffeacuterent de la forme

qui se preacutesente agrave nous intuitivement et agrave laquelle

indeacutependante qursquoelle est de lrsquoespace et du temps on

ne peut en reacutealiteacute attribuer ni eacutetendue ni dureacutee

quoiqursquoelle deacuteparte la force drsquoexister agrave tout ce qui a

eacutetendue et dureacutee Spinoza aussi a compris cela dans

ses grandes lignes comme on peut le voir dans son

16 De mecircme que cest notre œil qui produit le vert le rouge le bleu cest notre cerveau qui produit le temps lespace et la causaliteacute (dont labstraction objectiveacutee est la mature) Mon intuition dun corps dans lrsquoespace est le produit de ma fonction sensorielle et ceacutereacutebrale avec x

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Eacutethique partie II propos 16 avec le second

corollaire et aussi propos 18 scholie

Le reacuteel de Locke en opposition agrave lideacuteal est au fond

la matiegravere mais deacutepouilleacutee de toutes les qualiteacutes

quil eacutecarte comme secondaires crsquoest-agrave-dire comme

conditionneacutees par nos organes des sens il est

toutefois une chose existant en soi et pour soi

comme eacutetendue etc dont la repreacutesentation en nous

est le simple reacuteflexe ou copie Je rappelle agrave ce sujet

que jrsquoai expliqueacute (Quadruple racine de la raison

suffisante 2e eacutedit p 77 avec moins de deacutetails dans

Le monde comme volonteacute et comme repreacutesentation

t I p 9 et t II p 48 3e eacutedit t I p 10 et t II p

52) que lrsquoessence de la matiegravere ne consiste

absolument que dans son action que la matiegravere

nrsquoest donc rien que causaliteacute et que conccedilue comme

telle chaque qualiteacute speacuteciale crsquoest-agrave-dire chaque

espegravece speacutecifique drsquoaction est abstraite drsquoelle de

sorte qursquoelle demeure action ou pure causaliteacute

deacutepourvue de toute autre deacutefinition causaliteacute in

abstracto je renvoie pour lrsquoapprofondissement de

cette question aux endroits indiqueacutes plus haut

Kant avait dailleurs deacutejagrave enseigneacute quoique jrsquoaie eacuteteacute

le premier agrave le deacutemontrer exactement que toute

causaliteacute est seulement une forme de notre

136 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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entendement et nrsquoexiste en conseacutequence que pour

lrsquoentendement et en lui Nous voyons alors le reacuteel

supposeacute de Locke la matiegravere retomber ainsi

complegravetement dans lrsquoideacuteal en mecircme temps que dans

le sujet crsquoest-agrave-dire nrsquoexister que dans la

repreacutesentation et pour la repreacutesentation Kant par

sa doctrine a sans nul doute deacutepouilleacute le reacuteel ou la

chose en soi de sa mateacuterialiteacute mais il nrsquoest resteacute

pour lui qursquoune x complegravetement inconnue Jrsquoai

deacutemontreacute finalement que le vrai reacuteel ou la chose en

soi qui seule a une existence veacuteritable

indeacutependante de la repreacutesentation et de ses formes

est la volonteacute en nous rangeacutee inconsideacutereacutement

jusqursquoici dans lrsquoideacuteal On voit par lagrave que Locke Kant

et moi sommes en parfait accord en ce que nous

repreacutesentons dans lrsquoespace de pregraves de deux siegravecles

le deacuteveloppement graduel dun processus coheacuterent

et unifieacute de la penseacutee David Hume aussi peut ecirctre

consideacutereacute comme un anneau de cette chaicircne bien

que seulement au point de vue de la loi de la

causaliteacute Son influence me fait une neacutecessiteacute de

compleacuteter ici ce que jrsquoai dit plus haut

Locke comme aussi Condillac et les disciples qui

suivirent ses traces montre qursquoagrave lrsquoimpression

entrant dans un organe des sens doit reacutepondre une

cause de celle-ci en dehors de notre corps et que les

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diffeacuterences cette action (impression sensible)

preacutesupposent aussi des diffeacuterences dans la cause

quelles qursquoelles puissent ecirctre de lagrave procegravede la

distinction indiqueacutee entre les proprieacuteteacutes primaires

et secondaires Elles finissent lagrave maintenant srsquoouvre

pour elles dans lrsquoespace un monde objectif de

simples choses en soi deacutepourvues de couleurs

drsquoodeur de reacutesonance ni chaudes ni froides ect

mais eacutetendues figureacutees impeacuteneacutetrables mobiles et

calculables Quant agrave lrsquoaxiome mecircme en vertu

duquel se sont effectueacutes ce passage de lrsquointeacuterieur agrave

lexteacuterieur et toute cette deacuterivation et installation

des choses en soi crsquoest-agrave-dire la loi de la causaliteacute

ils lrsquoont agrave lrsquoinstar de tous les anciens philosophes

admis de lui-mecircme comme eacutevident sans en

rechercher la validiteacute Crsquoest sur ce point que Hume

dirigea son attaque sceptique en mettant en doute

la validiteacute de cette loi Car lrsquoexpeacuterience de laquelle

suivant cette philosophie sont deacuteriveacutees toutes nos

connaissances ne peut jamais fournir

lenchaicircnement causal mais seulement la pure

succession deacutetats dans le temps jamais une

conseacutequence mais une simple suite qui comme

telle srsquoaffirme toujours accidentelle jamais

neacutecessaire Cet argument si opposeacute au bon sens

mais difficile agrave reacutefuter incita Kant agrave rechercher la

veacuteritable origine de la notion de causaliteacute Il la

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trouva dans la forme essentielle et inneacutee de notre

intelligence par conseacutequent dans le sujet et non

dans lobjet puisqursquoelle ne nous a pas eacuteteacute dabord

donneacutee du dehors Or ceci ramena tout le monde

objectif de Locke et de Condillac au sujet Kant

ayant deacutemontreacute que son accegraves est drsquoorigine

subjective Car agrave la subjectiviteacute de lrsquoimpression

sensible reacutepond maintenant aussi la subjectiviteacute de

la regravegle en vertu de laquelle on doit la concevoir

comme lrsquoeffet drsquoune cause cette cause est seulement

ce qui est perccedilu comme monde objectif Le sujet en

effet accepte un objet du dehors uniquement par

suite du caractegravere de son intellect qui preacutesuppose

une cause agrave tout changement et le projette donc

seulement hors de lui dans un espace preacutepareacute agrave ce

dessein et qui est de mecircme un produit de sa propre

nature aussi bien que lrsquoimpression speacutecifique sur

les organes des sens qui deacuteterminent tout le

processus Le monde objectif des choses en soi de

Locke a donc eacuteteacute transformeacute par Kant en un monde

de purs pheacutenomegravenes srsquoeffectuant dans lrsquoappareil de

notre connaissance et ceci drsquoautant plus

complegravetement que lrsquoespace dans lequel ils se

repreacutesentent comme le temps dans lequel ils

passent ont eacuteteacute prouveacutes par lui ecirctre dorigine

subjective

139 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Mais avec tout cela Kant non moins que Locke

laissa subsister la chose en soi crsquoest-agrave-dire quelque

chose drsquoindeacutependant de nos repreacutesentations qui ne

nous fournissent que de purs pheacutenomegravenes et qui

reacutesiderait au fond de ceux-ci Quelque bien fondeacutee

que fucirct eacutegalement cette affirmation de Kant ce

nrsquoeacutetait pas des principes poseacutes par lui qursquoil fallait

tirer leur justification Crsquoeacutetait le talon dAchille de sa

philosophie qui a ducirc expier par la deacutemonstration

de cette inconseacutequence lrsquohommage deacutejagrave accordeacute agrave

sa valeur et agrave sa veacuteriteacute incontestables mais en

dernier ressort elle fut injustement traiteacutee Car

certainement lrsquoadmission drsquoune chose en soi

derriegravere les pheacutenomegravenes drsquoun noyau reacuteel sous tant

drsquoenveloppes nrsquoa rien drsquoinacceptable le nier serait

absurde Crsquoest seulement la faccedilon dont Kant

introduisit cette chose en soi et chercha agrave lallier

avec ses principes qui fut deacutefectueuse Au fond

crsquoest donc seulement son exposeacute (ce mot pris dans le

sens le plus large) de la chose non la chose mecircme

qui fut combattu et lrsquoon pourrait soutenir que

largumentation souleveacutee contre lui eacutetait

simplement ad hominem non ad rem En tout cas

le proverbe indou trouve ici son application pas de

lotus sans tige Kant eacutetait guideacute par lrsquointime veacuteriteacute

que derriegravere chaque pheacutenomegravene il y a un ecirctre en soi

duquel celui-lagrave reccediloit sa subsistance en dautres

140 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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mots que derriegravere la repreacutesentation il y a quelque

chose de repreacutesenteacute Mais il entreprit de deacuteduire

ceci de la repreacutesentation donneacutee mecircme en y

ajoutant ses lois connues de nous a priori et qui

justement parce qursquoelles sont a priori ne peuvent

ecirctre deacuteduites de quoique chose dindeacutependant et de

distinct du pheacutenomegravene ou repreacutesentation aussi

faut-il prendre a cet effet une toute autre voie Les

inconseacutequences dans lesquelles srsquoeacutetait engageacute Kant

agrave la suite de ce deacutepart deacutefectueux lui furent

deacutemontreacutees par G-E Schulze17 qui a exposeacute les

faits dans sa maniegravere lourde et diffuse drsquoabord

anonymement dans son Aeneacutesidegraveme (voir surtout

les pages 374-381) puis plus tard dans sa Critique

de sa philosophie theacuteorique de Kant mais sans

succegraves particulier de sorte qursquoon peut appliquer ici

le haec potuisse dici et non potuisse refelli [cela put

ecirctre affirmeacute mais cela ne put ecirctre reacutefuteacute]

Je veux mettre ici une fois pour toutes clairement en

eacutevidence agrave ma faccedilon ce qui constitue le fond

17 Crsquoest ce Schulze (1781-1833) qui professeur de philosophie agrave Goumlttingen ougrave eacutetudiait Schopenhauer stimula chez celui-ci le goucirct des speacuteculations philosophiques en lui recommandant par-dessus tout de srsquoidentifier avec Platon et avec Kant avant drsquoaborder aucun autre penseur agrave commencer par Aristote et Spinoza

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essentiel de la chose indeacutependamment de lrsquoideacutee que

srsquoen est faite Schulze Kant nrsquoa jamais donneacute une

stricte deacuteduction de la chose en soi mais il la reccedilue

de ses preacutedeacutecesseurs notamment de Locke et lrsquoa

retenue comme quelque chose dont lrsquoexistence ne

peut ecirctre mise en doute puisquelle est eacutevidente par

elle-mecircme et il avait jusqursquoagrave un certain point le

droit drsquoagir ainsi Drsquoapregraves les deacutecouvertes de Kant

notre connaissance empirique contient un eacuteleacutement

dont on peut deacutemontrer lrsquoorigine subjective et un

autre dont ce nrsquoest pas le cas ce dernier reste donc

objectif car il nrsquoy a pas de raison pour le regarder

comme subjectif Lideacutealisme transcendantal de

Kant nie donc lessence objective des choses ou leur

reacutealiteacute indeacutependante de notre conception aussi loin

que lrsquoa priori srsquoeacutetend dans notre connaissance

mais pas plus loin parce que la raison de nier ne va

pas au delagrave Il laisse donc subsister ce qui gicirct au

delagrave cest-agrave-dire toutes les proprieacuteteacutes des choses qui

ne peuvent ecirctre construites a priori Car lessence

entiegravere des pheacutenomegravenes donneacutes cest-agrave-dire du

monde corporel nrsquoest nullement deacuteterminable par

nous a priori mais est seulement la forme geacuteneacuterale

de son apparence et celle-ci se ramegravene agrave lrsquoespace au

temps et agrave la causaliteacute avec la totaliteacute des lois de ces

trois formes Drsquoautre part le reacutesidu indeacutetermineacute

preacutesent dans ces trois formes a priori ce qui se

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reacutefegravere agrave laccidentel est preacuteciseacutement la

manifestation de la chose en soi Maintenant le

contenu empirique des pheacutenomegravenes crsquoest-agrave-dire

chaque deacutetermination plus eacutetroite de ceux-ci

chaque qualiteacute physique qui apparaicirct en eux ne

peut ecirctre reconnu autrement qursquoa posteriori Ces

proprieacuteteacutes empiriques mdash ou plutocirct leur source

commune mdash demeurent donc la chose en soi

comme la manifestation de sa nature speacuteciale par le

medium de toutes formes a priori Cet a posteriori

qui apparaicirct dans chaque pheacutenomegravene comme

enveloppeacute dans lrsquoa priori mais imprime agrave chaque

ecirctre son caractegravere speacutecial et individuel est en

conseacutequence la matiegravere du monde pheacutenomeacutenal par

opposition agrave sa forme Cette matiegravere ne peut donc

nullement ecirctre tireacutee des formes du pheacutenomegravene

inheacuterentes au sujet si soigneusement rechercheacutees

par Kant et si sucircrement deacutemontreacutees par le signe de

lrsquoaprioriteacute elle subsiste plutocirct apregraves qursquoon en a tireacute

tout ce qui en deacutecoule crsquoest-agrave-dire quelle s affirme

comme un second eacuteleacutement parfaitement distinct du

pheacutenomegravene empirique et une addition eacutetrangegravere agrave

ces formes Drsquoautre part elle ne procegravede pas du

caprice du sujet connaissant mais est plutocirct en

opposition freacutequente avec lui Pour ces raisons Kant

nrsquoheacutesita pas agrave laisser cette matiegravere du pheacutenomegravene agrave

la chose en soi et agrave la regarder par conseacutequent

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comme venant entiegraverement du dehors elle doit en

effet venir de quelque part ou selon lrsquoexpression de

Kant avoir une base Mais comme nous ne pouvons

pas isoler ces proprieacuteteacutes connaissables seulement a

posteriori ni les concevoir seacutepareacutees et purifieacutees de

celles qui sont certaines a priori enveloppeacutees

toujours dans ces derniegraveres Kant enseigne que nous

pouvons connaicirctre lrsquoexistence des choses en soi

mais rien drsquoautre agrave leur sujet savoir qursquoelles sont

mais non ce qursquoelles sont Lrsquoessence des choses en

soi demeure donc pour lui une grande inconnue

une x Car la forme du pheacutenomegravene recouvre et

dissimule de toutes parts lrsquoessence des choses en soi

Nous pouvons ajouter tout au plus encore puisque

ces formes aprioristiques neacutees de notre intellect

eacutecheacuteent sans distinction agrave toutes les choses en tant

que pheacutenomegravenes que les choses elles accusent des

distinctions tregraves importantes ce qui deacutetermine

celle-ci crsquoest-agrave-dire la diversiteacute speacutecifique des

choses crsquoest la chose en soi

Ce point ainsi envisageacute lrsquoadmission et la

preacutesupposition des choses en soi par Kant semblent

malgreacute la subjectiviteacute de toutes nos formes de

connaissance parfaitement fondeacutees Elles semblent

neacuteanmoins insoutenables quand on examine de

pregraves et qursquoon suit jusquagrave son origine leur unique

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argument le contenu empirique de tous les

pheacutenomegravenes Il est certain qursquoil y a dans la

connaissance empirique et dans sa source la

repreacutesentation intuitive une matiegravere indeacutependante

de sa forme et connue de nous a priori La question

suivante est de savoir si cette matiegravere est drsquoorigine

objective ou subjective puisque seulement dans le

premier cas elle peut garantir la chose en soi Si

nous remontons jusqursquoagrave son origine nous ne la

trouvons nulle part ailleurs que dans lrsquoimpression

de nos sens Car crsquoest une modification srsquoeffectuant

dans la reacutetine de lrsquoœil dans les nerfs de lrsquoouiumle dans

les extreacutemiteacutes des doigts qui preacutepare la

repreacutesentation intuitive crsquoest-agrave-dire met en jeu

pour amener la perception drsquoun objet exteacuterieur

lrsquoappareil entier de nos formes de connaissance

existant deacutejagrave a priori A cette modification ressentie

dans lrsquoorgane des sens est tout drsquoabord appliqueacutee la

loi de causaliteacute par le moyen drsquoune fonction

neacutecessaire et indispensable de lrsquoesprit a priori Cette

loi megravene avec sa sucircreteacute et sa certitude a priori agrave

une cause de cette modification qui nrsquoeacutetant pas au

pouvoir arbitraire du sujet apparaicirct maintenant

comme quelque chose drsquoexteacuterieur agrave lui Cette

proprieacuteteacute reccediloit sa signification seulement par le

moyen de la forme de lrsquoespace que lintellect lui-

mecircme ajoute dans ce dessein et alors cette cause

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neacutecessairement preacutesupposable apparaicirct aussitocirct

intuitivement comme un objet dans lrsquoespace qui

porte en soi en qualiteacute de proprieacuteteacutes les

modifications opeacutereacutee par elle dans nos organes des

sens Jrsquoai exposeacute tout cela en deacutetail et agrave fond dans la

seconde eacutedition de mon Principe de la raison

suffisante sect 21 Mais lrsquoimpression des sens qui

constitue le point de deacutepart de tout ce processus et

fournit incontestablement toute la matiegravere de

lrsquointuition empirique est quelque chose de tout agrave

fait subjectif et comme toutes les formes de

connaissance au moyen desquelles cette matiegravere

produit la repreacutesentation intuititive objective et est

projeteacutee au dehors sont suivant la deacutemonstration

tregraves exacte de Kant eacutegalement drsquoorigine subjective

il est clair que la matiegravere aussi bien que la forme de

la repreacutesentation intuitive naissent du sujet Toute

notre connaissance empirique se reacutesout alors en

deux eacuteleacutements qui ont tous deux leur origine en

nous-mecircmes les impressions des sens et les

impressions donneacutees a priori crsquoest-agrave-dire dans les

formes impliquant les fonctions de notre intellect

ou cerveau temps espace et causaliteacute auxquelles

Kant en avait ajouteacute onze encore cateacutegories de

lrsquoesprit que jrsquoai deacutemontreacutees ecirctre insuffisantes et

inadmissibles En conseacutequence la repreacutesentation

intuitive et notre connaissance empirique fondeacutee

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sur elle ne fournissent agrave la veacuteriteacute aucune donneacutee

sur la conclusion des choses en soi et les principes

de Kant ne lrsquoautorisaient pas agrave les admettre La

philosophie de Locke avait comme toutes les

philosophies anteacuterieures pris a loi de causaliteacute agrave un

point de vue absolu et eacutetait ainsi en droit de

conclure de lrsquoimpression des sens agrave lrsquoexistence de

choses exteacuterieures indeacutependantes de nous Ce

passage de lrsquoeffet agrave la cause est cependant la voie

unique pour parvenir directement de lrsquointeacuterieur et

de ce qui est subjectivement donneacute agrave lrsquoexteacuterieur et agrave

ce qui existe objectivement Kant apregraves avoir

revendiqueacute la loi de causaliteacute pour la forme de

connaissance du sujet ne trouva plus cette voie

ouverte devant lui Il nous a mecircme souvent mis en

garde de faire usage de la cateacutegorie de causaliteacute

transcendante crsquoest-agrave-dire de deacutepasser lrsquoexpeacuterience

et sa possibiliteacute

En reacutealiteacute on nrsquoatteindra jamais la chose en soi par

cette voie non plus que par celle de la connaissance

purement objective celle-ci en effet demeure

toujours repreacutesentation mais comme telle a sa

racine dans le sujet et ne peut jamais rien fournir

qui diffegravere vraiment de la repreacutesentation On ne

peut arriver agrave la chose en soi qursquoen changeant le

point de vue au lieu de partir comme on lrsquoa fait

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jusqursquoici de ce qui repreacutesente il faut partir de ce

qui est repreacutesenteacute Or ceci nrsquoest possible que pour

une seule chose qui peut srsquoeffectuer aussi par le

dedans et qui pour cette raison nous est donneacutee

drsquoune double maniegravere crsquoest notre propre corps qui

dans le monde objectif existe aussi comme

repreacutesentation dans lrsquoespace et se proclame en

mecircme temps dans notre conscience comme volonteacute

Il fournit par lagrave la clef pour la compreacutehension de

toutes ses actions et de tous ses mouvements

produits par des causes exteacuterieures (ici motifs) qui

sans cette inspection inteacuterieure et directe de leur

essence nous resteraient aussi incompreacutehensibles

et inexplicables que les modifications qui

srsquoaccomplissent selon les lois naturelles et comme

manifestations des forces naturelles dans les autres

corps qui nous sont seulement donneacutes dans une

intuition objective et il nous fournit ensuite la clef

pour la compreacutehension du substratum restant de

toutes ces actions dans lequel les forces pour celles-

ci ont leur racine mdash le corps lui-mecircme Cette

connaissance directe que chacun a de lrsquoessence de

son propre pheacutenomegravene qui ne lui est eacutegalement

donneacute comme tous les autres que dans lrsquointuition

objective doit ensuite ecirctre transfeacutereacutee

analogiquement aux autres pheacutenomegravenes les seuls

en derniegravere analyse qui soient donneacutes et devient

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finalement la clef qui permet de connaicirctre lrsquoessence

intime des choses cest-agrave-dire les choses en soi On

ne peut donc y arriver que par une voie toute

diffeacuterente de la connaissance purement objective

qui reste une simple repreacutesentation en appelant a

lrsquoaide la conscience du sujet de la connaissance qui

apparaicirct toujours comme un animal individuel et

en faisant de lui lrsquointerpregravete de la conscience des

autres choses crsquoest-agrave-dire de lrsquointellect intuitif Crsquoest

la voie que jrsquoai suivie et cest la seule bonne la porte

eacutetroite conduisant agrave la veacuteriteacute

Au lieu de suivre cette voie on confondit lexposeacute de

Kant avec lrsquoessence du sujet on crut en reacutefutant

celui-ci avoir reacutefuteacute aussi celle-ci ce qui nrsquoeacutetait au

fond que des argumenta ad hominem on le prit

pour des argumenta ad rem et agrave la suite des

attaques de Schulze la philosophie de Kant fut

deacuteclareacutee sans valeur Le champ eacutetait deacutesormais

ouvert aux sophistes et aux charlatans Le premier

de cette espegravece fut Fichte qui la chose en soi eacutetant

tombeacutee en discreacutedit bacirccle au pied leveacute un systegraveme

sans aucune chose en soi rejeta donc lrsquoideacutee drsquoun

nrsquoimporte quoi qui ne serait pas uniquement notre

repreacutesentation faisant du sujet connaissant tout en

tout ou du moins le producteur de tout par ses

propres ressources Dans ce dessein il supprima

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lessentiel et le meilleur de la doctrine de Kant la

distinction entre lrsquoa priori et lrsquoa posteriori et par lagrave

celle entre le pheacutenomegravene et la chose en soi en

deacuteclarant que tout est a priori mdash naturellement

sans alleacuteguer de preuves agrave lrsquoappui de cette

monstrueuse affirmation Il les remplaccedila par des

deacutemonstrations en partie sophistiques en partie

extravagantes dont labsurditeacute se cachait sous le

masque de la profondeur et de lrsquoincompreacutehensibiliteacute

qui en reacutesultait Il invoquait ouvertement et

audacieusement lrsquointuition intellectuelle crsquoest-agrave-

dire lrsquoinspiration Pour un public deacutepourvu de toute

force de jugement un public indigne de Kant cela

suffisait Celui-ci prit la surenchegravere pour la

supeacuterioriteacute et deacuteclara que Fichte eacutetait un plus grand

philosophe encore que Kant Il ne manque pas

mecircme de nos jours drsquoeacutecrivains philosophiques qui

prennent la tacircche drsquoimposer agrave la geacuteneacuteration nouvelle

la fausse renommeacutee de Fichte devenue

traditionnelle et assurent tregraves seacuterieusement que ce

que Kant agrave simplement tenteacute Fichte lrsquoa accompli et

que crsquoest lui en reacutealiteacute le grand homme Ces

messieurs trahissent par ce jugement de Midas

leur complegravete incapaciteacute de comprendre Kant et

eacutetalent dune faccedilon si palpable leur deacuteplorable

inintelligence que la geacuteneacuteration nouvelle enfin

deacutesillusionneacutee se gardera bien espeacuterons-le de

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perdre son temps et de gacircter son cerveau agrave lire

toutes leurs Histoires de la philosophie et leurs

autres eacutecrivailleries Je saisis cette occasion de

rappeler un petit livre montrant quelle impression

la personne et lrsquoattitude de Fichte produisaient sur

les contemporains impartiaux il est intituleacute

Cabinet de caractegraveres berlinois et a eacuteteacute publieacute en

1808 sans indication de lieu drsquoimpression il doit

ecirctre de Buchholz18 mais je nrsquoen suis pas certain On

peut le rapprocher de ce que le juriste Anselme von

Feuerbach dit de Fichte dans ses Lettres publieacutees

en 1832 par son fils ainsi que de la Correspondance

entre Schiller et Fichte (1847) et lrsquoon se fera une

ideacutee exacte de ce soi-disant philosophe

Schelling digne pendant de Fichte suivit bientocirct la

voie de son preacutedeacutecesseur qursquoil quitta cependant

pour proclamer sa propre deacutecouverte lrsquoidentiteacute

absolue du sujet et de lrsquoobjectif ou lrsquoideacuteal et le reacuteel

18 On connaicirct plusieurs eacutecrivains de ce nom en Allemagne Il srsquoagit agrave peu pregraves certainement ici de Ferdinand-Paul-Friedrich Buchhulz feacutecond polygraphe neacute en 1843 agrave Ait-Ruppin mort agrave Berlin en 1843 Outre son Histoire des Etats europeacuteens depuis la paix de Vienne (22 vol 1814-1837) ouvrage tregraves utile au point vue documentaire il a public des travaux sur la Reacutevolution franccedilise et une Histoire de Napoleacuteon Bonaparte (3 vol 1827-1830 Il a aussi eacutecrit des romans (Le trad)

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impliquant que tout ce qui avait eacuteteacute seacutepareacute avec un

deacuteploiement incroyable de perspicaciteacute et de

reacuteflexion par des esprits rares comme Locke et

Kant devait ecirctre fondu de nouveau dans la masse

pacircteuse de cette identiteacute absolue Car la doctrine de

ces deux penseurs peut tregraves bien ecirctre qualifieacutee celle

de la diversiteacute absolue de lrsquoideacuteal et du reacuteel ou

subjectif et objectif Mais deacutesormais on srsquoeacutegara de

fourvoiements en fourvoiements Fichte avait

substitueacute lrsquoincompreacutehensibiliteacute de la parole et

lrsquoapparence de la profondeur agrave la penseacutee Il reacutepandit

ainsi la semence qui devait produire corruption sur

corruption et amener finalement la deacutemoralisation

complegravete de la philosophie telle quelle srsquoaffirme de

nos jours et par elle celle de toute la litteacuterature

Degraves ce moment Schelling traicircnait derriegravere lui une

creacuteature philosophique ministeacuterielle Hegel

estampeacute drsquoen haut grand philosophe dans un but

politique dailleurs mal calculeacute charlatan plat sans

esprit reacutepugnant ignorant qui avec une

effronterie une deacuteraison et une extravagance sans

exemple compila un systegraveme qui fut trompetteacute par

ses veacutenals adeptes comme eacutetant la sagesse

immortelle et fut pris reacuteellement pour telle par les

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imbeacuteciles ce qui provoqua un chœur admiratif tel

quon nrsquoen avait pas encore entendu 19 La vaste

influence intellectuelle ainsi violemment acquise par

un tel homme a eu pour reacutesultat la ruine de toute

une geacuteneacuteration de lettreacutes Lrsquoadmirateur de cette

pseudo-philosophie a pour lui en perspective les

railleries de la posteacuteriteacute auxquelles preacuteludent deacutejagrave

celles des voisins douces agrave loreille Ne doivent-elles

pas en effet reacutesonner harmonieusement agrave la mienne

quand la nation dont la caste cultiveacutee nrsquoa pas

daigneacute pendant trente ans honorer du moindre

regard mes travaux obtient la reacuteputation parmi ses

voisines drsquoavoir reacuteveacutereacute mecircme adoreacute pendant trente

ans comme le comble de la sagesse une chose

complegravetement mauvaise absurde extravagante et

servant en outre agrave des fins mateacuterielles Il me faut

sans doute en bon patriote entonner lrsquoeacuteloge des

Allemands et du germanisme et me reacutejouir drsquoavoir

appartenu agrave lrsquoAllemagne et non agrave une autre nation

Seulement il en est comme dit le proverbe espagnol

Cada uno cuenta de la feria como le va en ella

(Chacun raconte de la foire selon ce qui lui y est

arriveacute) Allez trouver les deacutemocolaques et faites-

vous louer par eux Des charlatans ruseacutes lourds

19 Voir la preacuteface de mon Problegraveme fondamental de lrsquoEacutethique

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gonfleacutes par des ministres gribouillant bravement

des extravagances deacutepourvus drsquoesprit et de meacuterite

voilagrave ce qursquoil faut aux Allemands mais non des

hommes tels que moi Crsquoest lagrave le teacutemoignage que je

dois leur donner en prenant congeacute drsquoeux Wieland

regarde comme un malheur de naicirctre Allemand

(Lettres agrave Merck p 239) Burger Mozart

Beethoven et drsquoautres auraient eacuteteacute de son avis pour

moi je le partage Ma raison crsquoest qursquoil faut ecirctre un

sage pour reconnaicirctre un sage ou laquo il nrsquoy a que

lrsquoesprit qui sente lrsquoesprit20 raquo

Aux parties les plus brillantes et les plus meacuteritoires

de la philosophie de Kant appartient

incontestablement la dialectique transcendantale

par laquelle il a si radicalement sapeacute les fondements

de la theacuteologie et de la psychologie speacuteculatives

que depuis lrsquoon a plus eacuteteacute en eacutetat mecircme avec la

meilleure volonteacute de les reacutetablir Quel bienfait pour

lrsquoesprit humain Car ne voyons-no us pas pendant

20 De nos jours lrsquoeacutetude de la philosophie de Kant a lrsquoavantage particulier de nous apprendre combien bas est tombeacutee depuis la Critique de la raison pure la litteacuterature philosophique de lrsquoAllemagne Il y a en effet un abicircme entre les profondes recherches de celui-lagrave et le grossier bavardage actuel qui rappelle drsquoune part celui de candidats pleins drsquoespeacuterance et de lrsquoautre celui de garccedilons perruquiers

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toute la peacuteriode qui srsquoeacutetend de la renaissance des

sciences agrave Kant les penseacutees des plus grands

hommes eux-mecircmes prendre une fausse direction

se distordre mecircme souvent par suite de ces deux

preacutesuppositions absolument intangibles paralysant

tout lrsquointellect deacuterobeacutees agrave toute investigation et en

conseacutequence mortes pour celle-ci Nos premiers et

plus essentielles ideacutees fondamentales sur nous-

mecircmes et sur toutes choses ne sont-elles pas

inverties et fausseacutees si nous partons de la

preacutesupposition que chaque chose est produite et

arrangeacutee du dehors selon les notions et les desseins

preacuteconccedilus drsquoun ecirctre personnel cest-agrave-dire

individuel De mecircme si lessence fondamentale des

hommes eacutetait pensante et srsquoils se composaient de

deux parties absolument heacuteteacuterogegravenes venues et

soudeacutees ensemble sans savoir comment et devant

srsquoaccommoder entre elles aussi bien que possible

pour se seacuteparer bientocirct agrave jamais nolentes volantes

Avec quelle force la critique de Kant au sujet de ces

repreacutesentations et de leurs fondements a agi sur

toutes les sciences on le voit par ce fait que depuis

lors au moins dans la litteacuterature allemande eacuteleveacutee

ces preacutesuppositions nrsquoapparaissent plus que dans un

sens figureacute et ne sont plus prises au seacuterieux on les

laisse agrave la litteacuterature populaire et aux professeurs de

philosophie auxquels elles servent de gagne-pain

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Nos livres sur les sciences naturelles srsquoen

affranchissent tandis qursquoau contraire les Anglais

par des discours et des diatribes ou des apologies

en leur faveur srsquoabaissent agrave nos yeux 21

Immeacutediatement avant Kant il est vrai il en eacutetait

tout autrement sous ce rapport Nous voyons par

exemple lrsquoeacuteminent Lichtenberg lui-mecircme dont

lrsquoeacuteducation eacutetait preacutekantienne admettre

seacuterieusement et avec conviction dans son traiteacute De

la physionomie cette distinction de lrsquoacircme et du

corps et gacircter ainsi son affaire

Ceux qui ont estimeacute la haute valeur de la dialectique

transcendantale ne trouveront pas superflu que je

21 Depuis que ceci a eacuteteacute eacutecrit les choses ont changeacute chez nous Par suite de la reacutesurrection de lrsquoantique mateacuterialisme qui a deacutejagrave fait dix fois explosion des philosophes sont sortis de la boutique de pharmacie et de la clinique des gens qui nrsquoont rien appris sinon ce qui se reacutefegravere agrave leur profession et qui preacutesentent en toute innocence et en tout honneur comme si Kant eacutetait encore agrave naicirctre leur speacuteculation de vieilles femmes sur laquo le corps et lacircme raquo en mecircme temps que le rapport de lun avec lrsquoautre disputent agrave ce sujet et (credilite posteri ) deacutemontrent que le siegravege de ladite acircme est le cerveau Il convient de riposter agrave leur impudence qursquoil faut avoir appris quelque chose pour oser intervenir dans une discussion et ils feraient mieux de ne pas sexposer a de deacutesagreacuteables allusions aux cataplasmes et au cateacutechisme

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parle de celle-ci un peu en deacutetail Je preacutesente donc

en premier lieu aux connaisseurs et amateurs de la

Critique de la raison pure lrsquoessai suivant sur la

critique de la psychologie rationnelle telle qursquoon la

trouve au complet dans sa premiegravere eacutedition car

dans les suivantes elle a eacuteteacute chacirctreacutee Lrsquoargument qui

y est critiqueacute (pp 361 et suiv) sous la rubrique laquo

Paralogisme de la personnaliteacute raquo doit ecirctre compris

et par conseacutequent critiqueacute autrement Car lrsquoexposeacute

profond de Kant agrave ce sujet nrsquoest pas seulement tregraves

subtil et difficilement compreacutehensible mais on peut

lui reprocher de prendre lrsquoobjet de la conscience

personnelle ou dans le langage de Kant du sens

interne soudainement et sans autre justification

comme lrsquoobjet drsquoune conscience eacutetrangegravere mecircme

drsquoune intuition exteacuterieure pour le juger ensuite

drsquoapregraves les lois et les analogies du monde corporel

et aussi drsquoadmettre deux temps diffeacuterents lrsquoun dans

la conscience du sujet jugeacute lrsquoautre dans celle du

sujet jugeant temps qui ne coiumlncident pas Je

donnerais donc pour ma part une toute autre

tournure agrave lrsquoargument en question de la

personnaliteacute et je le preacutesenterais dans les deux

propositions suivantes

1deg On peut eacutetablir a priori au sujet de tout

mouvement en geacuteneacuteral de quelque nature qursquoil soit

157 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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qursquoil ne revient perceptible que par comparaison

avec une chose au repos drsquoougrave il srsquoensuit que le cours

du temps avec tout ce qui est en lui ne pourrait ecirctre

perccedilu srsquoil srsquoy avait quelque chose qui nrsquoy participe

pas et au repos de laquelle nous comparons le

mouvement de celui-lagrave Il est vrai que nous jugeons

ici drsquoapregraves lrsquoanalogie du mouvement dans lrsquoespace

mais espace et temps doivent toujours servir agrave

sexpliquer mutuellement Aussi devons-nous nous

repreacutesenter le temps sous la figure dune ligne

droite pour le saisir intuitivement et le construire a

priori Nous ne pouvons donc nous imaginer que si

chaque chose dans notre conscience eacutetait emporteacutee

agrave la fois par le flot du temps ce mouvement en avant

pourrait toutefois ecirctre perceptible mais nous

devons preacutesupposer agrave ce sujet une chose fixe devant

laquelle le temps srsquoeacutecoulerait avec son contenu Pour

lrsquointuition du sens exteacuterieur ceci est accompli par la

matiegravere substance permanente agrave travers le

changement des accidences comme Kant lrsquoexpose

dans la deacutemonstration de sa Premiegravere analogie de

lexpeacuterience page 183 de la 1re eacutedition A cet endroit

mecircme malheureusement il commet la faute

impardonnable et contredisant ses propres

doctrines que jrsquoai deacutejagrave seacutevegraverement releveacutee de dire

que ce qui srsquoeacutecoule ce nrsquoest pas le temps lui-mecircme

mais seulement ses pheacutenomegravenes Que ceci soit

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radicalement faux nous en avons la preuve dans la

ferme certitude implanteacutee en chacun de nous que

si tout au ciel et sur la terre venait subitement agrave

srsquoarrecircter le temps sans srsquoeacutemouvoir continuerait sa

course de sorte que si la nature se remettait plus

tard en marche la question de la longueur de la

pause intervenue serait susceptible en elle-mecircme

drsquoune reacuteponse tout agrave fait exacte Srsquoil en eacutetait

autrement le temps devrait srsquoarrecircter aussi avec la

montre ou si celle-ci avanccedilait avancer avec elle

Mais preacuteciseacutement cette circonstance avec notre

certitude a priori agrave ce sujet deacutemontre

incontestablement que le temps a son cours et par

conseacutequent son essence dans notre tecircte et non en

dehors de nous Dans le domaine de lrsquointuition

exteacuterieure ai-je dit le permanent est la matiegravere

avec notre argument de la personnaliteacute au

contraire il srsquoagit seulement de la perception du

sens inteacuterieur dans laquelle est accueillie de

nouveau celle du sens exteacuterieur Jrsquoai dit en

conseacutequence que si notre conscience avec tout son

contenu srsquoavanccedilait uniformeacutement dans le torrent

du temps nous ne pourrions nous apercevoir de ce

mouvement Il faut donc qursquoil y ait dans la

conscience mecircme quelque chose drsquoimmobile Mais

ceci ne peut ecirctre rien dautre que le sujet

connaissant lui-mecircme qui contemple immobile et

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inalteacutereacute la course du temps et le changement de son

contenu Devant son regard la vie achegraveve sa course

comme un spectacle Nous sentons mecircme combien

elle a peu de part elle-mecircme agrave cette course quand

dans la vieillesse nous nous repreacutesentons vivement

les scegravenes de la jeunesse et de lrsquoenfance

2deg Inteacuterieurement dans la conscience personnelle

ou pour parler avec Kant par le sens interne je me

reconnais seul dans le temps Or au point de vue

objectif il ne peut rien exister dans le temps seul

de permanent car la permanence implique la

dureacutee le sens intime la simultaneacuteiteacute et la

conscience personnelle lespace (La justification de

cette proposition se trouve dans mon Principe de la

raison suffisante 2e eacutedit sect 18 puis dans Le monde

comme volonteacute et comme repreacutesentation t I sect 4

pp- 10-11 531 3e eacutedit pp 10-12 560) Neacuteanmoins

je me trouve en reacutealiteacute le substratum toujours

permanent de mes repreacutesentations en deacutepit de tous

les changements de celles-ci substratum qui se

comportant agrave lrsquoeacutegard de ces repreacutesentations comme

la matiegravere agrave lrsquoeacutegard de ses accidences variables ne

meacuterite donc pas moins que celle-ci le nom de

substance et eacutetant deacutepourvue drsquoespace par

conseacutequent ineacutetendue celui de substance simple

Or maintenant comme il a eacuteteacute dit rien de

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permanent ne pouvant prendre place dans le simple

temps par lui-mecircme et la substance en question

nrsquoeacutetant pas drsquoautre part perccedilue par le sens externe

crsquoest-agrave-dire dans lrsquoespace nous devons pour nous la

repreacutesenter cependant comme permanente agrave

lrsquoencontre de la course du temps admettre qursquoelle

est situeacutee en dehors du temps et dire en

conseacutequence chaque objet est situeacute dans le temps

mais le sujet connaissant proprement dit ne lrsquoest

pas Et comme en dehors du temps il nrsquoy a ni

cessation ni fin nous aurions dans le sujet

connaissant en nous une substance permanente

quoique ni spacieuse n temporelle par conseacutequent

indestructible

Pour deacutemontrer maintenant que cet argument de la

personnaliteacute ainsi eacutetabli est un paralogisme on

devrait dire que la seconde proposition de celui-ci

appelle agrave son secours un fait empirique auquel il

peut ecirctre opposeacute que le sujet connaissant est lieacute agrave

la vie et mecircme agrave lrsquoeacutetat de veille et que sa persistance

durant les deux eacutetats ne prouve donc en rien qursquoelle

pourrait exister en dehors drsquoeux Car cette

persistance de fait durant la peacuteriode de lrsquoeacutetat

conscient est encore tregraves eacuteloigneacutee mecircme diffeacuterente

toto genere de la persistance de la matiegravere (cette

origine et cette unique reacutealisation de la notion de

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substance) que nous connaissons dans lrsquointuition

et dont nous comprenons a priori non seulement la

dureacutee de fait mais lrsquoindestructibiliteacute neacutecessaire et

lrsquoimpossibiliteacute de la suppression Crsquoest drsquoapregraves

lrsquoanalogie de cette substance vraiment indestructible

que nous voudrions assumer en nous-mecircme une

substance pensante qui serait ensuite certaine drsquoune

continuiteacute sans fin Toutefois en dehors du fait que

ceci serait une analogie avec un pur pheacutenomegravene (la

maniegravere) lrsquoerreur que commet la raison dialectique

dans la preuve preacuteceacutedente consiste en ce qursquoelle

traite la persistance du sujet agrave travers le

changement de toutes ses repreacutesentations dans le

temps comme la persistance de la matiegravere qui nous

est donneacutee dans lrsquointuition et implique en

conseacutequence lrsquoune et lrsquoautre sous la notion de

substance Tout ce qursquoelle peut dire a priori sur la

matiegravere mdash bien qursquoelle soit soumise agrave lrsquointuition mdash

notamment continuiteacute agrave travers le temps peut ecirctre

attribueacute agrave la substance soi-disant immateacuterielle

quoique la persistance de celle-ci repose seulement

sur le fait quelle est supposeacutee nrsquoexister en aucun

temps agrave plus forte raison dans tous les temps et le

reacutesultat en est que les conditions de lintuition en

conseacutequence desquelles lrsquoindestructibiliteacute de la

matiegravere est qualifieacutee a priori sont expresseacutement

supprimeacutees ici agrave commencer par lespace Or crsquoest

162 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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sur celui-ci que repose preacuteciseacutement la persistance de

celui-lagrave comme lrsquoindiquent les passages de mes

eacutecrits citeacutes plus haut

Quant aux preuves de limmortaliteacute de lrsquoacircme drsquoapregraves

sa soi-disant simpliciteacute et lindissolubiliteacute qui en est

la le conseacutequence et qui exclut la seule faccedilon

possible de destruction la dissolution des parties

on peut dire drsquoune maniegravere geacuteneacuterale que toutes les

lois relatives agrave lrsquoorigine la disparition le

changement la persistance etc que nous

connaissons a priori ou a posteriori valent que

pour le monde corporel qui nous est objectivement

donneacute et qui est conditionneacute en nous par notre

intellect Aussi degraves que nous nous deacutetournons de

celui-ci et parlons decirctres immateacuteriels nous ne

sommes plus autoriseacutes agrave appliquer ces lois et ces

regravegles en vue de soutenir si la naissance et la

disparition de ces ecirctres sont possibles ou non ici

toute direction nous fait deacutefaut Toutes ces

preacutetendues preuves de lrsquoimmortaliteacute par la

simpliciteacute de la substance pensante nrsquoont ainsi

aucune valeur Car lrsquoamphibologie consiste en ce

que lrsquoon parle drsquoune substance immateacuterielle tandis

qursquoon y interpole ensuite les lois de la substance

mateacuterielle pour appliquer celles-ci agrave celles-lagrave

163 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

En attendant le paralogisme de la personnaliteacute tel

que je lrsquoai compris donne dans son premier

argument la deacutemonstration a priori qursquoil doit y

avoir dans notre conscience quelque chose de

persistant et dans son second argument il prouve

la chose a posteriori En reacutesumeacute il semble que la

veacuteriteacute qui conformeacutement agrave la regravegle constitue le

fond de toute erreur aussi bien que celui de la

psychologie rationnelle a ici sa racine Cette veacuteriteacute

est que mecircme dans notre conscience empirique un

point eacuteternel peut sans doute ecirctre montreacute mais

seulement un point et seulement ecirctre montreacute sans

qursquoon puisse en tirer la matiegravere drsquoune deacutemonstration

ulteacuterieure Je renvoie ici agrave ma propre doctrine

drsquoapregraves laquelle le sujet connaissant est tout ce qui

connaicirct mais nrsquoest pas connu cependant nous le

concevons comme le point fixe devant lequel

srsquoeacutecoule le temps avec toutes ses repreacutesentations

tandis que la course de celui-ci ne peut ecirctre connue

que par opposition agrave quelque chose de permanent

Jrsquoai nommeacute ceci le point de contact de lrsquoobjet avec le

sujet Le sujet de la connaissance est chez moi

comme le corps dont la fonction ceacutereacutebrale se

repreacutesente objectivement un pheacutenomegravene de la

volonteacute qui en sa qualiteacute de seule chose en soi est

ici le substratum du correacutelat de tous les

164 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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pheacutenomegravenes crsquoest-agrave-dire du sujet de la

connaissance

Si maintenant nous en venons agrave la cosmogonie

rationnelle nous trouvons dans ses antinomies des

expressions significatives de la perplexiteacute neacutee du

principe de la raison suffisante et qui a pousseacute de

tout temps les hommes agrave philosopher Mettre celle-

ci en relief drsquoune autre maniegravere plus claire et moins

complexe que celle de Kant tel est le but de lrsquoexposeacute

suivant qui nrsquoopegravere pas seulement comme chez ce

philosophe drsquoune faccedilon dialectique avec des notions

abstraites mais srsquoadresse directement agrave la

conscience intuitive

Le temps ne peut avoir aucun commencement et

aucune cause ne peut ecirctre la premiegravere Tous deux

sont certains a priori par conseacutequent

incontestables tout commencement est dans le

temps et le preacutesuppose et chaque cause doit avoir

derriegravere elle une cause anteacuterieure dont elle est

lrsquoeffet Autrement comment aurait-il pu y avoir

jamais un premier commencement du monde et des

choses (Le premier verset du Pentateuque apparaicirct

comme une petitio principii [peacutetition de principe]

au sens le plus litteacuteral du terme) Mais drsquoautre part

srsquoil ny avait pas eu un premier commencement le

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preacutesent actuel ne serait pas maintenant mais aurait

deacutejagrave eacuteteacute depuis longtemps car nous devons

admettre entre lui et le premier commencement un

laps de temps quelconque deacutetermineacute et limiteacute qui

si nous nions le commencement crsquoest-agrave-dire si nous

le poussons dans lrsquoinfiniteacute y est pousseacute avec lui

Mais mecircme si nous supposons un premier

commencement cela au fond ne nous sert agrave rien car

si nous avons par lagrave coupeacute arbitrairement la chaicircne

causale le simple temps nous apparaicirctra comme

une difficulteacute La question toujours renouveleacutee laquo

Pourquoi ce premier commencement nrsquoa-t-il pas

pris place deacutejagrave plus tocirct raquo le poussera toujours plus

en avant dans le temps priveacute de commencement ce

qui fera monter si haut la chaicircne des causes qui

nous unit agrave lui quelle ne sera jamais assez longue

pour atteindre jusqursquoau preacutesent actuel et en

conseacutequence elle nrsquoaurait pas encore atteint jusqursquoagrave

celui-ci Mais ceci est contredit par le fait qursquoil est

reacuteellement et constitue mecircme notre unique donneacutee

pour le calcul La justification de lrsquoincommode

question souleveacutee naicirct du fait que le premier

commencement comme tel nimplique pas de

cause qui lui soit anteacuterieure et aurait aussi bien pu

pour cette raison avoir lieu trois trillions danneacutees

plus tocirct Si en effet il nrsquoa pas eu besoin de cause

pour apparaicirctre il nrsquoavait pas agrave en attendre une et

166 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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aurait ducirc en conseacutequence apparaicirctre infiniment plus

tocirct car rien nrsquoeacutetait lagrave pour lrsquoen empecirccher Rien ne

pouvant preacuteceacuteder le premier commencement

comme eacutetant sa cause rien non plus ne peut le

preacuteceacuteder comme eacutetant son obstacle il na donc

absolument rien agrave attendre et ne vient jamais assez

tocirct A quelque point du temps qursquoon puisse le fixer

on ne comprend jamais pourquoi il nrsquoaurait pas

existeacute beaucoup plus tocirct Ceci donc le pousse

toujours plus en avant car le temps lui-mecircme ne

pouvant avoir de commencement il y a toujours un

temps infini mdash une eacuteterniteacute mdash qui srsquoest eacutecouleacute

jusqursquoau moment preacutesent la pousseacutee en avant du

commencement du monde est ainsi sans fin ce qui

rend trop courte toute chaicircne causale de lui agrave nous

et nous empecircche drsquoatteindre de lui jusqursquoau preacutesent

La raison en est quen lrsquoabsence drsquoun laquo point

drsquoattache raquo fixe donneacute nous prenons celui-ci

nrsquoimporte ougrave mais qursquoil se deacuterobe constamment agrave

nous en remontant dans lrsquoinfiniteacute Et voilagrave

comment il arrive que quand nous posons un

premier commencement et partons de lui nous ne

parvenons jamais agrave parvenir de lui jusqursquoau preacutesent

Si drsquoautre part nous partons du preacutesent reacuteellement

donneacute nous nrsquoatteignons jamais comme il a eacuteteacute

deacutejagrave dit le premier commencement car chaque

167 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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cause vers laquelle nous nous acheminons doit avoir

toujours eacuteteacute effet drsquoune cause preacuteceacutedente qui se

trouve ensuite dans le mecircme cas et ceci ne peut

finir Le monde est donc maintenant sans

commencement comme le temps infini lui-mecircme

ideacutee qui fatigue notre imagination et dont notre

intelligence ne reccediloit aucune satisfaction

Ces deux vues opposeacutees peuvent ecirctre compareacutees agrave

un bacircton dont lrsquoun des bouts est facilement

saisissable tandis que lrsquoautre srsquoeacuteloigne toujours agrave

linfini Lrsquoessentiel de la chose peut se reacutesumer dans

cette proposition que le temps comme absolument

infini srsquoaffirme toujours trop grand pour un monde

quil conccediloit comme fini Mais au fond la veacuteriteacute de

lrsquolaquo anthegravese raquo de lantinomie kantienne est confirmeacutee

ici de nouveau Si en effet nous proceacutedons de ce qui

est seul certain et vraiment donneacute le preacutesent reacuteel

lrsquoabsence de commencement du temps en reacutesulte

au contraire le premier commencement est

purement une hypothegravese arbitraire qui ne peut

srsquoaccorder comme telle avec ce que nous avons dit

agrave savoir que la seule chose certaine et reacuteelle est le

preacutesent Nous devons drsquoailleurs envisager ces

consideacuterations comme de nature agrave reacuteveacuteler les

absurditeacutes qui sont la conseacutequence de lrsquohypothegravese

168 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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de la reacutealiteacute absolue du temps et partant agrave

confirmer la doctrine de Kant

La question si le monde est limiteacute ou non par

lrsquoespace est en soi moins transcendante

qursquoempirique puisqursquoelle continue agrave ecirctre du

domaine de lexpeacuterience possible dont la reacuteduction

agrave la reacutealiteacute nous est seulement interdite par notre

conformation physique A priori il nrsquoy a pas ici

drsquoargument certainement deacutemontrable en faveur de

lrsquoune ou lrsquoautre alternative de sorte que la chose

ressemble de fort pregraves agrave une antinomie les deux

hypothegraveses preacutesentant chacune des difficulteacutes

consideacuterables Un monde limiteacute dans lrsquoespace infini

srsquoeacutevanouit si grand soit-il jusqursquoagrave devenir

infiniment petit et lrsquoon demande agrave quoi sert le reste

de lrsquoespace Drsquoautre part on ne peut comprendre

qursquoune eacutetoile fixe ne soit pas la plus extrecircme de

lrsquoespace Soit dit en passant les planegravetes drsquoun tel

espace nrsquoauraient un ciel eacutetoileacute la nuit que pendant

une moitieacute de lrsquoanneacutee tandis que ce ciel resterait

sans eacutetoiles lrsquoautre moitieacute ce qui produirait sur les

habitants une tregraves lugubre impression Aussi la

question se laisse-t-elle encore poser de cette sorte

laquo Y a-t-il une eacutetoile fixe dont les planegravetes tombent

ou non sous cette supposition raquo Cette question est

ici manifestement empirique

169 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Jai deacutemontreacute dans ma Critique de la philosophie

de Kant que lrsquoadmission entiegravere des antinomies est

fausse et illusoire Chacun reconnaicirctra aussi comme

imposable en y reacutefleacutechissant bien que des notions

qui devraient ecirctre exactement tireacutees des

pheacutenomegravenes des lois certaines a priori de ceux-ci

puissent combineacutees suivant les lois de la logique en

jugements et en conclusions conduire agrave des

contradictions En cas des contradictions devraient

se trouver dans le pheacutenomegravene mecircme donneacute

intuitivement ou dans la connexion reacuteguliegravere de ses

membres hypothegravese impossible Car lrsquointuitif

comme tel ne connaicirct pas de contradiction celle-ci

nrsquoa par rapport agrave celui-lagrave ni sens ni signification

Elle existe seulement dans la connaissance abstraite

de la reacuteflexion On peut tregraves bien ouvertement ou

en secret poser agrave la fois et ne pas poser quelque

chose crsquoest-agrave-dire se contredire mais quelque

chose ne peut ecirctre agrave la fois reacuteel et non reacuteel Zeacutenon

lrsquoeacuteleacuteatique avec ses sophismes connus et Kant avec

ses antinomies ont tenteacute de faire le contraire Aussi

je renvoie le lecteur agrave ma critique du dernier

Le service rendu par Kant en matiegravere de theacuteologie

speacuteculative a deacutejagrave eacuteteacute signaleacute par moi en termes

geacuteneacuteraux Pour le mettre davantage en relief je vais

170 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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tenter de faire comprendre le plus clairement

possible agrave ma maniegravere tregraves briegravevement lrsquoessentiel

de la chose

Dans la religion chreacutetienne lrsquoexistence de Dieu est

une affaire entendue et au-dessus de

toute discussion La chose est juste car ici elle est

essentielle et baseacutee sur la reacuteveacutelation Je regarde

donc comme une beacutevue de la part des rationalistes

de preacutetendre deacutemontrer dans leurs dogmatiques

lexistence de Dieu par drsquoautres preuves que par

lrsquoEacutecriture Ils ne savent pas dans leur innocence

combien cet amusement est dangereux La

philosophie par contre est une science et comme

telle nrsquoa pas drsquoarticles de foi Rien ne peut donc y

ecirctre admis comme existant excepteacute ce qui est

directement donneacute par lrsquoexpeacuterience ou ce qui est

deacutemontreacute par dincontestables reacutesultats On croyait

posseacuteder ceux-ci depuis bien longtemps lorsque

Kant vint deacutesillusionner le monde agrave cet eacutegard et

mecircme agrave deacutemontrer si nettement lrsquoimpossibiliteacute de

telles preuves que depuis lors nul philosophe

allemand nrsquoa tenteacute de les ressusciter En cela Kant

eacutetait parfaitement justifieacute et il a rendu le plus grand

des services car un dogme theacuteorique qui pousse

lrsquoaudace jusqursquoagrave voir des coquins dans tous ceux qui

171 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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ne lrsquoadmettent pas meacuterite qursquoon lui tacircte une fois

pour toutes seacuterieusement le pouls

Voici ce qursquoil en est de ces soi-disant preuves La

reacutealiteacute de lrsquoexistence de Dieu ne pouvant ecirctre

deacutemontreacute par le raisonnement empirique le second

pas aurait ducirc ecirctre drsquoeacutetablir la possibiliteacute de celle-lagrave

ce qui aurait souleveacute suffisamment de difficulteacutes

deacutejagrave Mais on entreprit au lieu de cela de prouver

sa neacutecessiteacute crsquoest-agrave-dire de faire de Dieu un ecirctre

neacutecessaire

Or la neacutecessiteacute comme je lrsquoai souvent deacutemontreacute

nrsquoest autre chose que la deacutependance drsquoune

conseacutequence avec sa cause cest-agrave-dire lrsquoapparition

ou la preacutesence des conseacutequences parce que la cause

est donneacutee A cet effet on avait donc le choix entre

les quatre formes du principe de la raison suffisante

deacutemontreacutees par moi et dont les deux premiegraveres

seules eacutetaient utilisables Il srsquoensuivit donc deux

preuves theacuteologiques la cosmologique et

lrsquoontologique lrsquoune drsquoapregraves le principe de la raison

suffisante du devenir (cause) lrsquoautre drsquoapregraves celui

du connaicirctre Le premier veut eacutetablir drsquoapregraves la de

la causaliteacute cette neacutecessiteacute comme physique en

concevant le monde ainsi qursquoun effet qui doit avoir

une cause A cette preuve cosmologique on ajoute

172 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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ensuite le secours de la preuve physico-theacuteologique

Cest dans lrsquointerpreacutetation de Wolf que lrsquoargument

cosmologique est exposeacute de la faccedilon la plus

vigoureuse en ces termes laquo Si une chose

quelconque existe il existe aussi un Ecirctre

absolument neacutecessaire raquo mdash en comprenant par

cette formule ou ce qui est donneacute lui-mecircme ou la

premiegravere des causes par lesquelles cela est parvenu

agrave lrsquoexistence Ce second point est alors admis Cette

preuve a le deacutefaut avant tout de conclure de la

conseacutequence agrave la cause forme de conclusion agrave

laquelle la logique refuse tout droit agrave la certitude

Elle ignore de plus que ainsi que je lrsquoai souvent

montreacute nous ne pouvons penser une chose comme

neacutecessaire qursquoautant qursquoelle est lrsquoeffet et non la

cause drsquoune autre chose donneacutee En outre la loi de

la causaliteacute appliqueacutee de cette faccedilon prouve trop

car si elle doit nous mener du monde agrave sa cause elle

ne nous permet pas drsquoen rester agrave celle-ci mais nous

megravene jusqursquoagrave la cause de la cause et toujours ainsi

impitoyablement en avant in infinitum Ceci est

impliqueacute par sa nature Nous sommes dans la

situation de lrsquoapprenti du magicien de Goethe dont

le lutin se met agrave travailler au commandement mais

ne srsquoarrecircte plus Ajoutez agrave cela que la force et la

validiteacute de la loi de causaliteacute srsquoeacutetendent seulement agrave

la forme des choses et non agrave leur matiegravere Crsquoest le

173 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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guide du changement des formes rien de plus la

matiegravere nrsquoest en rien atteinte par leur apparition et

leur disparition fait que nous comprenons avant

toute expeacuterience et dont nous sommes

conseacutequemment sucircrs Finalement la preuve

cosmologique est renverseacutee par la preuve

transcendantale que la loi de causaliteacute peut ecirctre

deacutemontreacutee dorigine subjective et par conseacutequent

simplement applicable pour notre intellect aux

pheacutenomegravenes non agrave lrsquoessence des choses en soi22

22 En regardant les choses drsquoun point de vue tout agrave fait reacutealiste et objectif il est clair comme le jour que le monde se maintient lui-mecircme Les ecirctres organiques subsistent et se propagent par la vertu de leur propre force vitale interne les corps inorganiques portent en eux-mecircmes les forces dont la physique et la chimie ne sont que la description et les planegravetes poursuivent leur course en vertu de forces inteacuterieures de par leur inertie et leur gravitation Le monde nrsquoa donc besoin de personne en dehors de lui pour leur existence car il est Vishnou Dire toutefois que ce monde dans le temps avec toutes forces inheacuterentes na pas toujours existeacute mais a eacuteteacute produit du neacuteant par une force eacutetrangegravere situeacutee en dehors de lui crsquoest lagrave une ideacutee toute gratuite que rien ne confirme drsquoautant plus que toutes ses forces sont lieacutees agrave matiegravere dont nous ne pouvons mecircme pas nous imaginer lapparition ou la destruction Cette conception du monde seacutetend jusquau spinozisme Que des hommes dans le besoin de leur cœur aient imagineacute partout des ecirctres qui gouvernent les forces de la nature et leur cours pour pouvoir leur faire appel cela est tout naturel Les Grecs et les Romains cependant laissaient

174 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Comme il a deacutejagrave eacuteteacute dit la preuve physico-

theacuteologique est ajouteacutee subsidiairement agrave la preuve

cosmologique pour apporter confirmation

plausibiliteacute couleur et forme agrave lhypothegravese

introduite par celle-ci Mais elle ne peut jamais se

produire qursquoen preacutesupposant cette premiegravere preuve

dont elle est lrsquoexplication et lrsquoamplification Son

proceacutedeacute consiste agrave agrandir cette premiegravere cause

preacutesupposeacutee du monde en un ecirctre connaissant

voulant en cherchant par induction des

nombreuses conseacutequences qui pourraient expliquer

cette raison agrave eacutetablir celle-ci Mais lrsquoinduction peut

donner au plus une forte probabiliteacute jamais la

certitude En outre comme il a eacuteteacute dit toute cette

preuve est conditionneacutee par la preacuteceacutedente Mais si

lrsquoon examine de plus pregraves et seacuterieusement cette

physico-theacuteologie et qursquoensuite on lrsquoeacuteprouve a la

lumiegravere de ma philosophie elle se reacutevegravele comme la

reacutealisation drsquoune fausse vue de la nature qui

rabaisse le pheacutenomegravene immeacutediat de la volonteacute ou

objectivation agrave un pheacutenomegravene meacutediat crsquoest-agrave-dire

que au lieu de reconnaicirctre dans les ecirctres naturels

lrsquoaction originelle primordialement puissante

chaque diviniteacute gouverner son propre domaine et il ne leur vint jamais agrave lideacutee drsquoaffirmer que lrsquoune dentre elles avait creacuteeacute le monde et les forces de la nature

175 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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deacutepourvue de connaissance et par conseacutequent

infailliblement sucircre de la volonteacute elle lexplique

comme une chose simplement secondaire qui srsquoest

deacuteveloppeacutee agrave la lumiegravere de lexpeacuterience et

conformeacutement aux motifs elle conccediloit donc ce qui

est pousseacute du dedans comme quelque chose de

charpenteacute modeleacute et mouleacute du dehors Car si la

volonteacute comme la chose en soi qui nrsquoest nullement

repreacutesentation passe dans lrsquoacte de son

objectivation de sa spontaneacuteiteacute dans la

repreacutesentation et que lrsquoon preacutesuppose que ce qui se

deacuteploie dans celle-ci est quelque chose dameneacute

dans le monde de la repreacutesentation crsquoest agrave-dire par

suite de la connaissance cela nrsquoapparait

certainement possible que par le moyen dune

connaissance incommensurablement parfaite qui

envisage drsquoun seul coup dœil tous les objets et leur

enchaicircnement mdash Comme une œuvre de la sagesse

suprecircme Je renvoie sur ce point agrave mon livre De La

volonteacute dans la nature rubrique laquo Anatomie

compareacutee raquo et agrave mon œuvre principale (t II chap

XXVI au commencement)

La seconde preuve theacuteologique lrsquoontologie prend

pour fil conducteur comme il a eacuteteacute dit non la loi de

causaliteacute mais le principe de la raison suffisante de

la connaissance ce qui rend logique la neacutecessiteacute de

176 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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lrsquoexistence de Dieu Il srsquoagit ici de deacuteduire lrsquoexistence

de Dieu de sa notion par un jugement purement

analytique de sorte qursquoon ne puisse faire de cette

notion le sujet drsquoune proposition lui refusant

lrsquoexistence ce qui contredirait le sujet de la

proposition Ceci est logiquement correct mais

aussi tregraves naturel et un tour de prestidigitateur

facile agrave percer Apregraves avoir introduit agrave lrsquoaide de la

notion laquo perfection raquo ou laquo reacutealiteacute raquo employeacutee

comme terminus medicus lrsquoattribut de lexistence

dans le sujet on ne peut manquer de lrsquoy retrouver

par la suite en lexposant par un jugement

analytique Mais ceci ne justifie en rien

lrsquoeacutetablissement de la notion entiegravere Au contraire

elle a eacuteteacute ou conccedilue arbitrairement ou introduite

par la preuve cosmologique qui ramegravene tout agrave la

neacutecessiteacute physique Christian Wolf semble bien

avoir compris ceci car il fait seulement usage dans

sa Meacutetaphysique de lrsquoargument cosmologique ce

quil note lui-mecircme expresseacutement La preuve

ontologique a eacuteteacute exactement eacutetudieacutee et appreacutecieacutee

par moi dans ma Quadruple racine du principe de

la raison suffisante 2e eacutedit sect 7 agrave laquelle je

renvoie

Les deux preuves theacuteologiques sappuient

mutuellement mais ne peuvent pour cette raison

177 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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mecircme tenir ni lune ni lautre La preuve

cosmologique a lrsquoavantage de rendre compte de la

maniegravere dont elle est parvenue agrave la notion drsquoun

Dieu et par son adjointe la preuve physico-

theacuteologique rend ce Dieu plausible La preuve

ontologique par contre ne peut pas prouver

comment elle est parvenue agrave sa notion du plus reacuteel

des ecirctres allegravegue en conseacutequence ou qursquoil est inneacute

ou bien elle lrsquoemprunte agrave la preuve cosmologique et

cherche ensuite agrave le maintenir par la deacutefinition

eacuteleveacutee et sonore drsquoecirctre qursquoon ne peut srsquoimaginer

autrement qursquoexistant dont lrsquoexistence git deacutejagrave dans

sa notion etc

En attendant nous ne refuserons pas agrave lrsquoinvention

de la preuve ontologique le meacuterite de la subtiliteacute si

nous consideacuterons ce qui suit Pour expliquer une

existence donneacutee nous indiquons sa cause par

rapport agrave laquelle cette existence apparaicirct alors

comme neacutecessaire et ceci lui sert drsquoexplication

Seulement cette voie conduit comme nous lrsquoavons

suffisamment montre un regressus in infinitum et

ne peut en conseacutequence jamais atteindre le point

final quelconque qui fournirait une base

fondamentale drsquoexplication Il en serait autrement

si lrsquoexistence drsquoun ecirctre pouvait se deacuteduire reacuteellement

de son essence crsquoest-agrave-dire de sa pure notion ou de

sa deacutefinition Car elle serait reconnue une chose

178 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

neacutecessaire mdash ce qui signifie simplement ici comme

partout laquo une chose reacutesultant de sa cause raquo mdash sans

ecirctre pour cela lieacutee agrave rien drsquoautre qursquoagrave sa propre

notion en drsquoautres termes sans que sa neacutecessiteacute

soit simplement passagegravere et momentaneacutee de

nouveau conditionneacutee elle-mecircme et menant agrave des

seacuteries infinie comme crsquoest toujours le cas avec la

neacutecessiteacute causale La base pure de la connaissance

se serait alors transformeacutee en une base reacuteelle crsquoest-

agrave-dire en une cause et se precircterait excellemment

alors agrave fournir le point final et fixe drsquoattache pour

toutes les seacuteries causales on obtiendrait en ce cas

ce que lrsquoon cherche

Mais nous lrsquoavons vu plus haut tout est illusoire et

Aristote semble vraiment avoir voulu eacuteviter une telle

sophistication lorsqursquoil dit laquo lrsquoexistence

nrsquoappartient agrave lrsquoessence drsquoaucune chose raquo (Analylica

posteriora II 7) Sans ecirctre arrecircteacute par cela

Descartes suivant Anselme de Cantorbeacutery qui avait

ouvert la voie agrave un courant drsquoideacutee semblable posa la

notion de Dieu comme de celles remplissant les

exigences mais Spinoza posa celle du monde

comme la seule substance existante qui pucirct ecirctre

cause de soi crsquoest-agrave-dire qui existe par et agrave travers

lui-mecircme est conccedilu de lui-mecircme et ne requiert

rien drsquoautre pour exister il confegravere de la sorte agrave ce

179 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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monde ainsi eacutetabli honoris causa le titre Dieu

pour satisfaire chacun Crsquoest toujours le mecircme laquo

tour de passe-passe raquo qui srsquoefforce de nous faire

prendre le logiquement neacutecessaire pour le

reacuteellement neacutecessaire et qui agrave cocircteacute drsquoautres

deacutesillusions analogues finit par inciter Locke agrave ses

grandes recherches sur lrsquoorigine des notions qui

posegraverent la base de la philosophie critique Ma

Quadruple racine (2e eacutedit sectsect 7 et 8) renferme un

exposeacute explicite du proceacutedeacute de ces deux

dogmatistes

Apregraves que Kant eut porteacute par sa critique de la

theacuteologie speacuteculative le coup de mort agrave celle-ci il

dut chercher agrave adoucir lrsquoimpression produite en y

appliquant un calmant Crsquoest de la mecircme faccedilon que

proceacuteda Hume qui dans le dernier de ses

Dialogues on Natural Religion aussi remarquables

qursquoirreacutefutables nous reacutevegravele que le tout nrsquoagrave eacuteteacute de sa

part qursquoune plaisanterie un simple exercitium

logicum De la mecircme faccedilon Kant nous donna

comme succeacutedaneacute des preuves de lexistence de

Dieu son postulat de la raison pratique et la

theacuteologie morale en deacutecoulant qui sans droit agrave la

validiteacute objective pour le savoir ou la raison

theacuteorique aurait une validiteacute complegravete agrave lrsquoeacutegard de

la conduite ou de la raison pratique et ainsi fut

180 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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fondeacutee une foi sans connaissance afin qursquoagrave tout

eacuteveacutenement les gens eussent quelque chose en main

Son exposeacute bien compris ne dit rien autre chose

sinon que lrsquohypothegravese drsquoun Dieu juste

reacutecompensant et punissant apregraves la mort est un

scheacutema reacutegulateur utilisable et suffisant pour

lrsquoexplication de la seacuterieuse importance eacutethique de

notre conduite comme aussi de la direction de

celle-ci Crsquoest donc a quelque sorte une alleacutegorie de

la veacuteriteacute de sorte que sous ce rapport qui seul a

une importance finale cette hypothegravese pourrait

prendre la place de la veacuteriteacute mecircme non justifieacutee

theacuteoriquement ou objectivement Un scheacutema

analogue de tendance similaire mais renfermant

infiniment plus de veacuteriteacute et de plausibiliteacute par

conseacutequent drsquoune valeur directe est le dogme du

brahmanisme sur la meacutetempsycose qui reacutecompense

et punit et dapregraves lequel nous devons renaicirctre un

jour sous la forme de chaque ecirctre auquel nous avons

fait tort pour subir agrave notre tour le mecircme traitement

Il faut donc prendre la theacuteologie morale de Kant

dans le sens indiqueacute en tenant compte en mecircme

temps que lui-mecircme ne pouvait pas srsquoexprimer aussi

ouvertement que nous le faisons ici sur lrsquoeacutetat reacuteel

des choses et quen eacutedifiant le monstre drsquoune

doctrine theacuteorique nrsquoayant qursquoune validiteacute pratique

il comptait sur le granum salis des gens plus aviseacutes

181 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Les eacutecrivains theacuteologiques et philosophiques de

notre eacutepoque eacutetrangegravere agrave la doctrine de Kant ont

presque tous chercheacute agrave faire passer sa theacuteologie

morale pour un theacuteisme dogmatique reacuteel une

nouvelle preuve de lrsquoexistence de Dieu Mais elle

nest absolument rien de tout cela Elle nrsquoest valable

que dans le domaine de la morale uniquement pour

celle-ci et srsquoarrecircte net lagrave

Les professeurs de philosophie eux-mecircmes ne

furent pas longtemps satisfaits quoique mis dans

un grand embarras par la critique de la theacuteologie

speacuteculative de Kant Ils avaient reconnu depuis

beaux jours qursquoelle leur venait tout speacutecialement en

aide pour exposer lexistence et les proprieacuteteacutes de

Dieu et faire de celui-ci lrsquoobjet principal de leur

philosophisme en conseacutequence si lrsquoEacutecriture

enseigne que Dieu nourrit les corbeaux dans les

champs il me faut ajouter et les professeurs de

philosophie dans leur chaire Aujourdhui encore

mecircme ils assurent effronteacutement que lrsquoAbsolu (titre agrave

la mode du bon Dieu) et le rapport de celui-ci avec

le monde sont le thegraveme propre de la philosophie et

ils sont occupeacutes aujourdrsquohui comme jadis agrave le

deacutefinir agrave le deacutepeindre agrave le fantasmagoriser en

deacutetail Car les gouvernements qui deacutepensent de

lrsquoargent pour une philosophie de cet acabit

182 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

voudraient aussi voir sortir des salles de cours de

bons chreacutetiens et des paroissiens zeacuteleacutes Quelle

peacutenible impression ces messieurs de la philosophie

lucrative nrsquoont-ils donc pas ducirc eacuteprouver lorsque

Kant leur gacircta agrave ce point leur concept par la preuve

que toutes les deacutemonstrations de la theacuteologie

speacuteculative sont insoutenables et que toutes les

connaissances concernant leur thegraveme de

preacutedilection sont absolument inaccessibles agrave notre

intellect Ils avaient essayeacute de se tirer drsquoaffaire au

deacutebut par leur meacutethode bien connue lrsquoignorance

puis par la contestation mais cela ne tint pas bon

longtemps Ils se reacutefugiegraverent ensuite dans

lrsquoaffirmation que si lrsquoexistence de Dieu nrsquoeacutetait

susceptible drsquoaucune preuve elle nrsquoen avait pas non

plus besoin Car il sautait aux yeux que si crsquoeacutetait la

chose la mieux eacutetablie du monde nous ne pourrions

en douter nous aurions une laquo conscience de Dieu raquo

notre conscience serait lrsquoorgane des connaissances

immeacutediates des choses supra-terrestres notre

instruction sur celles-ci serait directement perccedilue

par elle et crsquoest pour cette raison qursquoelle se

nommerait Raison (Je prie amicalement le lecteur

de se reacutefeacuterer agrave ce point agrave mon Principe de la raison

suffisante 2deg eacutedit sect 34 agrave mes Problegravemes

fondamentaux de leacutethique pp 148-154 et enfin agrave

183 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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ma Critique de la philosophie de Kant pp 584-585

3e eacutedit pp 617-618)

Quant agrave la genegravese de cette conscience de Dieu nous

avons reccedilu reacutecemment agrave ce sujet une curieuse

illustration plastique une eau-forte qui nous

montre une megravere dressant agrave la priegravere son enfant de

trois ans agenouilleacute sur son lit les mains eacutetendues

un fait certainement freacutequent qui constitue la

genegravese de la conscience de Dieu car on ne peut

douter qursquoapregraves que degraves lacircge le plus tendre un

cerveau a eacuteteacute ainsi mouleacute dans sa premiegravere

croissance la conscience de Dieu est ancreacutee aussi

profondeacutement en lui que si elle y eacutetait veacuteritablement

inneacutee23

A en croire daucuns la raison ne fournit que de

purs pressentiments Drsquoautres par contre ont eu

mecircme des intuitions intellectuelles Drsquoautres encore

ont imagineacute le penser absolu crsquoest-agrave-dire un penser

nrsquoexigeant pas des hommes qursquoils regardent les

choses autour deux mais qui deacutecide dans

23 Un fait de ce genre quel que soit lobjet auquel on lapplique doit toujours ecirctre consideacutereacute comme linoculation dune ideacutee fixe quelle quelle soit aussi et fucirct-elle des plus folles Elle subsistera aussi longtemps que le fait et le fera passer pour inneacute pour une reacuteveacutelation directe et Dieu sait encore quoi

184 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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lrsquoomnisagesse divine comment elles sont une fois

pour toutes Crsquoest incontestablement la plus

commode de toutes ces inventions-lagrave Mais toutes se

sont accrocheacutees au mot laquo absolu raquo qui nest autre

chose que la preuve cosmologique in nuce ou plutocirct

si fortement comprimeacutee que devenue

microscopique elle se deacuterobe aux yeux se glisse

sans ecirctre reconnue puis passe pour une chose allant

de soi car sous sa vraie forme elle nrsquoose plus se

montrer depuis lrsquoexamen rigorosum de Kant

comme je lai deacutejagrave exposeacute plus longuement dans le

Principe de la raison suffisante 2e eacutedit pp 36 et

suiv et dans ma Critique de la philosophie de Kant

p 544 Quel finaud a eu le premier lrsquoideacutee voilagrave une

cinquantaine drsquoanneacutees drsquointroduire en contrebande

sous cet unique mot absolu la preuve cosmologique

exploseacutee et proscrite je ne me le rappelle plus mais

le truc eacutetait exactement agrave la porteacute des capaciteacutes du

public car jusqursquoau jour actuel lrsquoabsolu circule

comme une monnaie courante

Bref en deacutepit de la Critique de la raison et de ses

preuves les professeurs de philosophie nrsquoont jamais

manqueacute de nouvelles authentiques sur lrsquoexistence de

Dieu et ses relations avec le monde et crsquoest agrave

commenter ces nouvelles que consiste tout

particuliegraverement selon eux la philosophie Mais

185 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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suivant le proverbe laquo monnaie de cuivre

marchandise de cuivre raquo ce Dieu qui nrsquoa pas besoin

dexplication est aussi chez eux du mecircme acabit il

nrsquoa ni mains ni pieds et pour cette raison ils le

tiennent cacheacute derriegravere une montagne ou plutocirct un

eacutedifice bruyant de mots de sorte qursquoon le voit agrave

peine faire un signe Que ne peut-on les forcer agrave

deacuteclarer nettement ce qursquoil faut entendre par le mot

laquo Dieu raquo Alors nous verrions si ce dernier se

comprend de lui-mecircme Pas mecircme une natura

naturans dans laquelle leur Dieu menace souvent

de passer ne se comprend drsquoelle-mecircme puisque

nous voyons Leucippe Deacutemocrite Eacutepicure et

Lucregravece construire le monde sans elle et ces

hommes avec toutes leurs erreurs valaient

pourtant mieux qursquoune leacutegion de girouettes dont la

philosophie commerciale tourne avec le vent Mais

une natura naturans serait encore loin drsquoecirctre Dieu

Sa notion implique simplement lrsquoideacutee que derriegravere

les pheacutenomegravenes si passagers et si rapidement

variables de la natura naturata doit se cacher une

force impeacuterissable et infatigable gracircce agrave laquelle

ceux-lagrave se renouvellent sans cesse tandis qursquoelle-

mecircme nrsquoest pas atteinte par leur destruction De

mecircme que la natura

186 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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naturata est lrsquoobjet de la physique la natura

naturans est lrsquoobjet de la meacutetaphysique Celle-ci

nous montre finalement que nous appartenions

nous-mecircmes agrave la nature et que nous posseacutedons

conseacutequemment en nous aussi bien de la natura

naturata que de la natura naturans le speacutecimen

non seulement le plus proche et le plus clair mais le

seul accessible du dedans Comme ensuite une

seacuterieuse et exacte reacuteflexion sur nous-mecircmes nous

fait voir dans la volonteacute le noyau de notre ecirctre nous

avons lagrave une reacuteveacutelation directe de la natura

naturans que nous sommes autoriseacutes agrave transmettre

agrave tous les autres ecirctres qui ne nous sont connus que

par un cocircteacute Nous arrivons ainsi agrave cette grande

veacuteriteacute que la natura naturans ou la volonteacute en soi

est la volonteacute dans notre cœur tandis que la natura

naturata ou le pheacutenomegravene est la repreacutesentation

dans notre cerveau Ce reacutesultat mis agrave part il est de

toute eacutevidence que la pure distinction drsquoune natura

naturans et naturata est encore loin decirctre le

theacuteisme et mecircme le pantheacuteisme Ce dernier en effet

mdash sil nest pas une simple maniegravere de dire mdash exige

lrsquoadjonction de certaines qualiteacutes morales qui font

manifestement deacutefaut au monde bonteacute sagesse

feacuteliciteacute etc

187 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Au reste le pantheacuteisme est une notion qui se

supprime elle-mecircme car la notion drsquoun Dieu

preacutesuppose comme corollaire essentiel un monde

diffeacuterent de lui Si drsquoautre part le monde lui-mecircme

doit prendre son rocircle il reste un monde absolu sans

Dieu et alors le pantheacuteisme nrsquoest qursquoun

eupheacutemisme aux lieu et place drsquoatheacuteisme

Mais cette derniegravere expression contient agrave son tour

une subreption en ce qursquoelle admet par avance que

le theacuteisme se comprend de lui-mecircme ce qui lui fait

eacuteviter habilement le affirmanti incumbit probatio

tandis que crsquoest plutocirct le soi-disant atheacuteisme qui a le

jus primi occupantis et doit en conseacutequence ceacuteder

le champ au theacuteisme Je me permets ici de

remarquer que les hommes viennent au monde

incirconcis par conseacutequent non juifs Mais mecircme

lrsquoadmission drsquoune cause diffeacuterente du monde nrsquoest

pas encore le theacuteisme Celui-ci exige non seulement

une cause intelligente qui reconnaicirct et veut crsquoest-agrave-

dire personnelle et bref individuelle crsquoest

seulement une seule cause que le mot laquo Dieu raquo

deacutesigne

Un Dieu impersonnel nrsquoest pas un Dieu mais

simplement un mot mal employeacute une fausse notion

une contradictio in adjecto [contradiction dans les

188 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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termes] un schibboleth agrave lrsquousage des professeurs de

philosophie qui apregraves avoir ducirc renoncer agrave la chose

sefforcent de ruser avec le mot La personnaliteacute

dautre part crsquoest-agrave-dire lrsquoindividualiteacute auto-

consciente qui drsquoabord connaicirct puis veut

conformeacutement agrave ce qursquoelle connaicirct est un

pheacutenomegravene qui ne nous touche que par la nature

animale preacutesente sur notre petite planegravete et est si

intimement lieacute agrave celle-ci qursquoil ne nous est pas plus

permis que possible de nous lrsquoimaginer seacutepareacute et

indeacutependant drsquoelle Admettre maintenant un ecirctre de

cette espegravece comme lrsquoorigine de la nature et mecircme

de toute existence crsquoest une ideacutee colossale et des

plus audacieuses qui nous eacutetonnerait si nous

lrsquoentendions exprimer pour la premiegravere fois et si

elle nrsquoeacutetait pas devenue pour nous par lrsquoempreinte

de la toute premiegravere eacuteducation et par la reacutepeacutetition

constante familiegravere et comme une seconde nature

je dirais une ideacutee fixe Le fait suivant je le note en

passant agrave ce sujet mrsquoa confirmeacute mieux que tout le

reste lrsquoauthenticiteacute de Kaspar Hauser24 la theacuteologie

24 Lrsquoenfant mysteacuterieux dont les aventures eacutetranges soulevegraverent au plus haut degreacute agrave partir de 1828 la curiositeacute et leacutemotion de Allemagne et de lEurope tout entiegravere et qui mourut tragiquement agrave Anspach le 14 deacutecembre 1833 agrave vingt et un ans assassineacute preacutetendent les uns de sa propre main affirment les autres sans quon ait encore apporteacute une preuve deacutefinitive

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naturelle qursquoon lui exposait ne parvint pas agrave

lrsquoeacuteclairer aussi complegravetement qursquoon lrsquoavait attendu

ajoutez agrave cela que drsquoapregraves la lettre du comte

Stanhope au maicirctre drsquoeacutecole Meyer il teacutemoignait

drsquoun respect extraordinaire pour le soleil Mais

enseigner en philosophie que cette ideacutee

theacuteologique se comprend drsquoelle-mecircme et que la

raison serait simplement lrsquoaptitude agrave la saisir

directement et agrave la reconnaicirctre comme vraie crsquoest lagrave

un proceacutedeacute honteux Non seulement la philosophie

nrsquoa pas le droit drsquoaccepter une telle ideacutee sans la

preuve la plus valable mais elle nrsquoest pas mecircme

essentielle agrave la religion Ceci est attesteacute par le culte

qui compte le plus grand nombre drsquoadheacuterents sur la

a lrsquoeacutegard de lrsquoune de ces deux assertions Le comte Fleury qui a eacutecrit une eacutetude deacutetailleacutee sur Kaspar Hauser (voir les Drames de lrsquohistoire 1905 pp 183-324) et qui croit agrave lassassinat reacutesume ainsi la destineacutee du jeune homme Hauser changeacute contre un autre enfant donneacute pour mort eacutetait lrsquoheacuteritier leacutegitime de Bade le fils aicircneacute du grand-duc Charles et de la grande duchesse Steacutephanie niegravece de limpeacuteratrice Joseacutephine Pour faire place aux heacuteritiers de la comtesse Hochberg dame dhonneur que le grand-duc Charles avait eacutepouseacute morganatiquement apregraves la mort de sa femme il fut eacuteloigneacute du palais eacuteleveacute dans une sorte de caverne soumis agrave un systegraveme dabecirctissement etc Mais si les uns sont persuadeacutes de la reacutealiteacute de cette histoire les autres regardent Hauser comme un aventurier et un imposteur Les peacuteripeacuteties de sa courte existence ont donneacute lieu agrave toute une laquo litteacuterature raquo mais il est probable que lrsquoeacutenigme ne sera jamais reacutesolue (Le trad)

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terre actuellement 370 millions et qui renferme

aussi le plus grand nombre de precirctres le

bouddhisme cette doctrine antique si hautement

morale et mecircme asceacutetique loin drsquoadmettre une telle

ideacutee il la stigmatise et est atheacutee ex professo selon

notre expression25

25 laquo Le zaradobura le grand-precirctre des bouddhistes en Ava dans un traiteacute sur sa religion quil donna agrave un eacutevecircque catholique range parmi les six heacutereacutesies condamnables la doctrine drsquoapregraves laquelle existe un ecirctre qui a creacuteeacute le monde et toute chose dans le monde et qui meacuterite seul decirctre adoreacute raquo (Francis Buchanan On the Religion of the Burmas dans les Asiatic Researches t VI p 268) Il convient aussi de rapporter ce fait mentionneacute dans le mecircme recueil t XV p 148 les bouddhistes ne fleacutechissent la tecircte devant aucune idole alleacuteguant pour raison que lrsquoEcirctre primordial peacutenegravetre toute la nature et par conseacutequent aussi leur tecircte De mecircme le savant orientaliste et acadeacutemicien de Saint-Peacutetersbourg J-J Schmidt dit dans ses Recherches sur lhistoire de lrsquoancienne civilisation de lrsquoAsie centrale (Saint-Peacutetersbourg 1824 p 180) laquo Le systegraveme du bouddhisme ne connaicirct pas drsquoecirctre divin eacuteternel increacuteeacute unique qui existait avant tous les temps et a creacuteeacute tout ce qui est visible et invisible Cette ideacutee lui est tout agrave fait eacutetrangegravere et lon nrsquoen trouve pas la moindre trace dans les livres bouddhistes Il nrsquoy a pas davantage de creacuteation etc raquo Que devient maintenant la laquo conscience de Dieu raquo des professeurs de philosophie obseacutedeacutes par Kant et par la veacuteriteacute Comment la concilier avec ce fait que le langage des Chinois qui constituent environ les deux cinquiegravemes de lhumaniteacute entiegravere nrsquoa aucune expression pour laquo Dieu raquo et laquo creacuteation raquo Aussi ne peut-on traduire en chinois le premier verset mecircme

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Conformeacutement agrave ceci lanthropomorphisme est une

proprieacuteteacute absolument essentielle au theacuteisme mais il

ne consiste pas uniquement dans la forme humaine

ni dans les effets et les passions des hommes il

consiste dans le pheacutenomegravene fondamental mecircme

celui dune volonteacute doueacutee drsquoun intellect pour se

diriger pheacutenomegravene qui nous est connu nous

lrsquoavons dit par la nature animale de la faccedilon la plus

parfaite par la nature humaine qui se laisse

seulement penser comme individualiteacute et si celle-ci

est raisonnable se nomme personnaliteacute Cest ce

que confirme cette expression laquo aussi vrai que

Dieu vit raquo Il est en reacutealiteacute un ecirctre vivant qui veut

avec connaissance A ce Dieu il faut neacutecessairement

un ciel ougrave il trocircne et gouverne Bien plus pour cette

raison qursquoen vertu du passage du livre de Josueacute le

systegraveme de Copernic provoqua aussitocirct la fureur de

lrsquoEacuteglise et nous voyons cent ans plus tard en

conformiteacute de ceci Giordano Bruno combattre agrave la

fois ce systegraveme et le pantheacuteisme Les tentatives en

vue de purifier le theacuteisme de lrsquoanthropomorphisme

tout en simaginant ne toucher quagrave lrsquoenveloppe

du Pentateuque agrave la grande perplexiteacute des missionnaires au secours desquels sir George Staunton a essayeacute de venir avec son livre An Inquiry into the proper Mode of rendering the word God in traslating the Sacred Scriptures into the chinese language (Londres 1848)

192 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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peacutenegravetrent directement jusqursquoagrave son essence la plus

intime En srsquoefforccedilant de saisir son objet

abstraitement elles le subliment en une forme

nuageuse indistincte dont les contours disparaissent

peu agrave peu dans leffort pour eacuteviter la figure humaine

de sorte que toute lrsquoideacutee enfantine finit par

srsquoeacutevaporer elle-mecircme dans le neacuteant Mais on peut

reprocher en outre aux theacuteologiens rationalistes

auxquels des tentatives de ce genre sont familiegraveres

de contredire directement la Sainte Eacutecriture qui dit

laquo Dieu creacutea lrsquohomme agrave son image agrave lrsquoimage de

Dieu il le creacutea raquo Donc au diable le jargon des

professeurs de philosophie Il nrsquoy a pas drsquoautre Dieu

que Dieu et lrsquoAncien Testament est sa reacuteveacutelation mdash

surtout dans le livre de Josueacute26

On pourrait drsquoailleurs dans un certain sens

nommer avec Kant le theacuteisme un postulat pratique

mais dans un sens tout diffeacuterent du sien Le theacuteisme

est en reacutealiteacute le produit non de la connaissance

mais de la volonteacute Si originellement il eacutetait

theacuteorique comment toutes ses preuves pourraient-

elles alors ecirctre si insoutenables Mais il naicirct de la

26 Les philosophes et les theacuteologiens ont deacutepouilleacute dune de ses enveloppes lune apregraves lautre le Dieu qui eacutetait primitivement Jeacutehovah tant quagrave la fin le nom seul est resteacute

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volonteacute de la faccedilon suivante le besoin continuel qui

tantocirct angoisse peacuteniblement le cœur (volonteacute) de

lrsquohomme tantocirct lrsquoeacutemeut violemment et le maintient

constamment dans un eacutetat de crainte et drsquoespeacuterance

tandis que les choses lesquelles il espegravere et craint ne

sont pas en son pouvoir la connexion des chaicircnes

causales qui les produit nrsquoeacutetant accessible agrave son

intelligence qursquoagrave une courte distance mdash ce besoin

cette crainte et cet espoir consolants lrsquoamegravenent a

hypostasier les ecirctres personnels dont toute choses

deacutepend

On preacutesuppose que ceux-ci comme les autres

personnes sont accessibles agrave la priegravere et agrave la

flatterie aux hommages et aux preacutesents crsquoest-agrave-dire

seront plus traitables que la neacutecessiteacute de fer les

impitoyables et insensibles forces de la nature et les

mysteacuterieuses puissances de lrsquoordre cosmique Si au

commencement comme il est naturel et comme les

anciens lrsquoont tregraves logiquement eacutetabli ces dieux

eacutetaient nombreux suivant la diversiteacute des

circonstances ils furent plus tard vu le besoin de

mettre de la suite de lrsquoordre et de lrsquouniteacute dans la

connaissance soumis agrave un seul ou mecircme reacuteduits agrave

un dieu unique qui agrave la veacuteriteacute comme Goethe me le

faisait remarquer un jour est tregraves antidramatique

puisque avec une seule personne il nrsquoy a rien agrave

194 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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faire Lrsquoessentiel cependant est limpulsion de

lrsquohomme angoisseacute agrave se jeter agrave genoux et agrave implorer

du secours dans sa grande deacutetresse freacutequente et

lamentable et aussi dans son aspiration agrave lrsquoeacuteternelle

feacuteliciteacute Lrsquohomme compte plutocirct sur la gracircce du

dehors que sur son propre meacuterite crsquoest lagrave un des

principaux supports du theacuteisme Pour que son cœur

(volonteacute) ait donc le soulagement de la priegravere et la

consolation de lrsquoespoir son intellect doit bien creacuteer

un Dieu mais au rebours ce nrsquoest pas parce que

son intellect a conclu logiquement agrave un Dieu qursquoil

prie Laissez-le sans deacutetresse sans deacutesirs ni besoins

Faites de lui un ecirctre simplement intellectuel sans

volonteacute alors un Dieu lui est inutile et il nrsquoen creacutee

pas Le cœur crsquoest-agrave-dire la volonteacute eacuteprouve le

besoin dans son deacutesespoir drsquoimplorer une aide

toute-puissante par suite surnaturelle et comme il

faut prier ainsi on hypostase un Dieu mais le

contraire nrsquoa pas lieu

Voilagrave pourquoi la partie theacuteorique de la theacuteologie de

tous les peuples est tregraves diffeacuterente quant au nombre

des dieux et agrave leur caractegravere mais qursquoils puissent

venir en aide et qursquoils le fassent lorsqursquoon les sert et

les adore crsquoest un point qui leur est commun agrave tous

parce que crsquoest un point capital Crsquoest en mecircme

temps la marque de naissance agrave laquelle on

195 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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reconnaicirct lrsquoorigine de toute mythologie crsquoest-agrave-dire

qursquoelle est neacutee de la volonteacute du cœur et non du

cerveau ou de la connaissance comme on le

preacutetend La veacuteritable raison pour laquelle

Constantin le Grand et aussi Clovis le roi des francs

changegraverent de religion crsquoest qursquoils espeacuteraient de leur

nouveau Dieu un meilleur appui dans la guerre Il y

a un petit nombre de races qui preacutefeacuterant en quelque

sorte le ton mineur au ton majeur possegravedent a la

place de dieux des esprits malins quils cherchent agrave

apaiser par des sacrifices et des priegraveres Au fond le

reacutesultat noffre pas grande diffeacuterence Les habitants

primitifs de la peacuteninsule de lrsquoInde et de Ceylan

avant lrsquointroduction du brahmanisme et du

bouddhisme semblent avoir eacuteteacute des races de ce

genre et leurs descendants dit-on ont encore en

partie une semblable religion cacodeacutemonologique

il en est drsquoailleurs de mecircme de maintes tribus

sauvages A cette source remonte aussi le

cappuisme qui est meacutelangeacute avec le bouddhisme

cingalais Les adorateurs du deacutemon en

Meacutesopotamie visiteacutes par Layard appartiennent

eacutegalement agrave cette cateacutegorie Cette origine veacuteritable

de tout theacuteisme telle que nous venons de lrsquoexposer

a pour corollaire exact lrsquoimpulsion naturelle

qursquoeacuteprouve lrsquohomme agrave sacrifier agrave ses dieux pour

acheter leur faveur ou srsquoils lrsquoont deacutejagrave teacutemoigneacutee

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

assurer la dureacutee de celle-ci et deacutetourner de lui les

maux (Voir Sanchoniathon Fragmenta eacutedit

Orelli Leipzig 1826 p 42) Tel est le sens de

chaque sacrifice et par lagrave lrsquoorigine et le support de

lrsquoexistence de tous les dieux de sorte que lrsquoon peut

dire avec veacuteriteacute que les dieux vivent de sacrifices

Oui crsquoest parce que lrsquoimpulsion agrave invoquer et agrave

acheter lrsquoassistance decirctres surnaturels quoique fille

de la deacutetresse et de la limitation intellectuelle est

naturelle agrave lrsquohomme et qursquoil lui faut la satisfaire que

celui-ci se creacutee des dieux De lagrave lrsquouniversaliteacute du

sacrifice dans tous les acircges et chez les peuples les

plus divers et lrsquoidentiteacute de la chose en deacutepit de la

plus grande diffeacuterence de circonstances et de

deacuteveloppement intellectuel Ainsi Heacuterodote raconte

par exemple qursquoun vaisseau de Samos ayant

reacutealiseacute par la vente excessivement avantageuse de

son chargement agrave Tartessos un gain sans preacuteceacutedent

ces Samiens en envoyegraverent la dixiegraveme partie six

talents dans un grand vase drsquoairain drsquoun travail tregraves

artistique au temple de la deacuteesse Heacutereacutes Et comme

pendant agrave ces Grecs nous voyons de nos jours le

miseacuterable Lapon possesseur de rennes au corps

ratatineacute jusqursquoagrave la taille drsquoun nain cacher lrsquoargent

qursquoil a eacutepargneacute en diffeacuterents endroits secrets des

rochers et des ravins qursquoil ne laisse connaicirctre agrave

personne drsquoautre qursquoagrave son heacuteritier agrave lrsquoheure de la

197 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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mort sauf un endroit qursquoil cache aussi agrave celui-ci

parce qursquoil y a dissimuleacute le treacutesor reacuteserveacute en sacrifice

au genius loci au dieu protecteur de son domaine

(Albrecht Pancritius Haumlgringar Voyage en Suegravede

Laponie Norvegravege et Danemark en lrsquoanneacutee 1850

Kœnigsberg 1852 p 162)

Crsquoest ainsi que la croyance en Dieu a sa racine dans

lrsquoeacutegoiumlsme Le christianisme seul a vu disparaicirctre le

sacrifice proprement dit bien que celui-ci existe

toujours sous la forme de messes pour les acircmes des

morts de construction drsquoeacuteglises de cloicirctres et de

chapelles Pour le reste et surtout chez les

protestants le sacrifice est remplaceacute par la louange

et les remerciements qui sont pousseacutes jusqursquoau

superlatif le plus extrecircme mecircme en des occasions

qui pour lrsquohomme impartial semblent mal srsquoy

precircter crsquoest drsquoailleurs un proceacutedeacute analogue agrave celui

de lEacutetat qui au lieu de reacutecompenser toujours le

meacuterite par des preacutesents se borne souvent a lui

deacutecerner de purs teacutemoignages honorifiques et

maintient ainsi son influence Ce que le grand David

Hume dit agrave ce sujet meacuterite drsquoecirctre rappeleacute laquo Si ce

Dieu en conseacutequence est consideacutereacute comme leur

patron particulier ou comme le souverain geacuteneacuteral

des cieux ses partisans srsquoefforceront par tous les

moyens de srsquoinsinuer dans sa faveur et en

198 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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supposant qursquoil se plait comme eux agrave la louange et

agrave la flatterie il nest eacuteloge ni exageacuteration qursquoils lui

eacutepargneront en srsquoadressant agrave lui En proportion de

laccroissement des craintes ou des misegraveres des

hommes ils inventent toujours de nouveaux modes

drsquoadulation et mecircme celui qui surpasse ses

preacutedeacutecesseurs en enflant les titres de sa diviniteacute est

sucircr decirctre surpasseacute par ses successeurs en eacutepithegravetes

louangeuses plus nouvelles et plus pompeuse Crsquoest

ainsi qursquoils procegravedent jusqursquoagrave ce quils finissent par

arriver agrave lrsquoinfiniteacute elle mecircme au delagrave de laquelle il

nrsquoy a plus rien raquo (Essays and Treatises on several

Subjects Londres 1777 t II p 429) Et plus loin

laquo Il paraicirct certain que quoique les notions

primordiales du vulgaire repreacutesentent la diviniteacute

comme une chose limiteacutee et la considegraverent

seulement comme la cause particuliegravere de la santeacute

ou de la maladie de la richesse ou de la pauvreteacute de

la prospeacuteriteacute ou du malheur cependant quand on

lui impose des ideacutees plus magnifiques il estime

dangereux dy refuser son assentiment Voulez-vous

dire que votre deacuteiteacute est finie et limiteacutee dans ses

perfections Qursquoelle peut ecirctre vaincue par une force

supeacuterieure Qursquoelle est sujette aux passions aux

douleurs et aux infirmiteacutes humaines Quelle a un

commencement et peut avoir une fin Ils nrsquoosent

pas lrsquoaffirmer mais regardant comme plus sucircr de

199 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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plier aux plus hauts eacuteloges ils srsquoefforcent par un

ravissement et une deacutevotion affecteacutes de se concilier

sa faveur Comme confirmation de ceci nous

pouvons observer que lrsquoassentiment du vulgaire est

dans ce cas purement verbal et qursquoils sont

incapables de concevoir ces qualiteacutes sublimes qursquoils

attribuent en apparence agrave la deacuteiteacute Lrsquoideacutee reacuteelle

qursquoils srsquoen font nonobstant leur pompeux langage

est toujours aussi pauvre et frivole qursquoauparavant raquo

(Ibid p 432)

Pour adoucir le cocircteacute facirccheux de sa critique de toute

theacuteologie speacuteculative Kant ajouta agrave celle-ci non

seulement la theacuteologie morale mais aussi

lrsquoassurance que mecircme si lrsquoexistence de Dieu devait

rester non prouveacutee il serait tout aussi impossible de

prouver le contraire assurance qui a tranquilliseacute

beaucoup de gens sans qursquoils aient remarqueacute que

Kant avec une affectation de simpliciteacute ignorait le

affirmanti incumbit probatio [la preuve incombe agrave

celui qui eacutemet une affirmation] comme aussi le

nombre infini des choses dont la non-existence ne

peut ecirctre prouveacutee II a naturellement pris plus

grand soin encore de mettre en avant les arguments

dont on pourrait reacuteellement se servir pour une

contre-deacutemonstration apagogique si lrsquoon venait un

jour agrave substituer a lrsquoattitude purement deacutefensive

200 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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lrsquoattitude agressive Les proceacutedeacutes seraient agrave peu pregraves

les vivants

1deg Avant tout la triste condition dun monde dont

les ecirctres vivants subsistent en se deacutevorant les uns les

autres la misegravere et lrsquoangoisse correspondantes de

tout ce qui a vie la quantiteacute et lrsquoeacutetendue colossale

des maux la diversiteacute et lrsquoineacutevitabiliteacute des

souffrances porteacutees souvent jusqursquoagrave lrsquohorreur le

poids de la vie elle-mecircme se preacutecipitant vers la

cruelle mort toutes ces choses ne sont pas

honnecirctement conciliables avec lrsquoideacutee qursquoelles

puissent ecirctre lrsquoœuvre de lrsquoomnibonteacute de

lrsquoomnisagesse de lrsquoomnipuissance reacuteunies Au

contraire il est tout aussi aiseacute drsquoeacutelever un cri contre

cet eacutetat de choses qursquoil est difficile de le juger par

des raisons concluantes

2deg Il y a deux points qui non seulement occupent

chaque homme pensant mais qui tiennent aussi le

plus en cœur des partisans de chaque religion et sur

lesquelles reacutesident la force et le maintien de celle-lagrave

en premier lieu la signification morale

transcendante de notre conduite en second lieu

notre continuiteacute apregraves la mort Quand une religion a

bien pris souci de ces deux points le reste est

201 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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accessoire Jrsquoexaminerai donc le theacuteisme sous le

rapport du premier point puis sous celui du second

Avec la moraliteacute de notre conduite le theacuteisme a

donc une double connexion une a parte ante et

une a parti post cest-agrave-dire par rapport aux causes

et par rapport aux conseacutequences de nos actions

Pour prendre drsquoabord le second point il est entendu

que le theacuteisme donne un appui agrave la morale mais un

appui des plus grossier qui supprime

fondamentalement la vraie et pure moraliteacute de la

conduite en ce que chaque acte deacutesinteacuteresseacute srsquoy

transforme aussitocirct en un acte inteacuteresseacute au moyen

drsquoune lettre de change agrave longue eacutecheacuteance mais sucircre

qursquoon reccediloit agrave la place en paiement Le Dieu qui au

commencement eacutetait le creacuteateur apparaicirct agrave la fin

comme un vengeur et un reacutemuneacuterateur La prise en

consideacuteration drsquoun pareil Dieu peut drsquoailleurs

provoquer des actions vertueuses mais celles-ci ne

sont pas purement morales puisqursquoelles ont pour

motif la crainte du chacirctiment ou lrsquoespoir drsquoune

reacutecompense vertu reacuteductible au fond agrave un eacutegoiumlsme

prudent et bien raisonneacute En derniegravere instance il srsquoy

agit seulement de la fermeteacute de la foi dans les choses

indeacutemontrables Si celle-ci existe on nrsquoheacutesitera pas

agrave accepter une courte peacuteriode de souffrance en

eacutechange drsquoune eacuteterniteacute de joies et le principe

202 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

dirigeant de la morale sera laquo Nous pouvons

attendre raquo Mais celui qui cherche une reacutecompense

de ses actions soit en ce monde soit dans un monde

agrave venir est un eacutegoiumlste Si la reacutecompense espeacutereacutee lui

eacutechappe peu importe que cela arrive par le hasard

qui gouverne ce monde ou par la vaniteacute de lrsquoillusion

qui lui bacirctissait le monde agrave venir Pour ces raisons

la theacuteologie morale de Kant mine en reacutealiteacute la

morale

A parte ante drsquoautre part le theacuteisme est eacutegalement

en contradiction avec la morale parce qursquoil

supprime la liberteacute et la responsabiliteacute Car avec un

ecirctre qui par son existentia et son essentia est

lrsquoœuvre drsquoun autre ni faute ni meacuterite ne sont

concevables Vauvenargues agrave deacutejagrave dit tregraves justement

laquo Un ecirctre qui a tout reccedilu ne peut agir que par ce

qui lui a eacuteteacute donneacute et toute la puissance divine qui

est infinie ne saurait le rendra indeacutependant raquo

(Œuvres complegravetes Paris 1823 t II p 331

Discours sur la liberteacute) Il ne peut donc comme

chaque ecirctre simplement imaginable agir que

conformeacutement agrave sa nature et manifester ainsi celle-

ci telle cette nature telle cette manifestation Srsquoil

agit mal cela vient de ce qursquoil est mauvais et alors la

faute nrsquoest pas agrave lui mais agrave celui qui lrsquoa fait Lauteur

de son existence et de sa nature en y ajoutant les

203 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

circonstances dans lesquelles il a eacuteteacute placeacute est

ineacutevitablement aussi lrsquoauteur de ses actions et de sa

conduite qui sont aussi sucircrement deacutetermineacutees par

celles-lagrave que le triangle lrsquoest par deux angles et un

cocircteacute Lrsquoexactitude de cette argumentation a eacuteteacute tregraves

bien reconnue et admise par saint Augustin Hume

et Kant tandis que les autres lrsquoont malignement et

lacircchement ignoreacutee comme je lrsquoai montreacute au long

dans mon Meacutemoire couronneacute sur La liberteacute de la

volonteacute page 67 et suivantes Pour eacuteluder cette

difficulteacute terrible et exterminatrice on a imagineacute la

liberteacute de la volonteacute le liberum arbitrium

indifferentaelig qui renferme une fiction monstrueuse

et a toujours eacuteteacute combattu et depuis longtemps

rejeteacute par tous les cerveaux pensants mais nrsquoa

jamais peut-ecirctre eacuteteacute reacutefuteacute si systeacutematiquement et agrave

fond que dans le Meacutemoire indiqueacute Si le vulgaire

continue agrave se contenter de la liberteacute de la volonteacute et

srsquoil en est mecircme ainsi du vulgaire litteacuteraire et

philosophique que nous importe Lrsquoaffirmation

qursquoun ecirctre donneacute est libre crsquoest-a-dire que dans

telles circonstances il peut agir de telle maniegravere et

aussi drsquoune autre implique qursquoil est une existentia

sans essentia crsquoest-agrave-dire qursquoil est sans ecirctre quelque

chose en un mot qursquoil nrsquoest rien tout en eacutetant par

conseacutequent qursquoil est en mecircme temps et nrsquoest pas

204 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Crsquoest donc le comble de lrsquoabsurditeacute Cela toutefois

nen est pas moins bon pour les gens qui aspirent

non agrave la veacuteriteacute mais au pain quotidien et

nrsquoadmettront en conseacutequence jamais rien qui ne

srsquoaccorde avec leur meacutetier avec la laquo fable convenue

raquo qui les fait vivre leur impuissance se trouve mieux

drsquoignorer que de reacutefuter Et il faudrait attacher du

poids agrave de tels βοσκηματα [bestiaux] qui srsquoincline

vers la terre et se remplisse le ventre Tout ce qui

est est aussi quelque chose a une essence une

nature un caractegravere crsquoest conformeacutement agrave eux que

cela doit agir se conduire (crsquoest-agrave-dire agir en vertu

de motifs) quand se preacutesentent les occasions

exteacuterieures qui provoquent ses manifestations

particuliegraveres Drsquoougrave il tire lrsquoexistentia de lagrave aussi il

tire le comment la nature lrsquoessentia car si toutes

deux diffegraverent par la notion elles ne sont pas

seacuteparables dans la reacutealiteacute Ce qui a une essentia

crsquoest-agrave-dire une nature un caractegravere une maniegravere

drsquoecirctre ne peut jamais agir que conformeacutement agrave elle

et non autrement seuls le moment ainsi que la

forme et la nature speacuteciales des actions particuliegraveres

sont deacutetermineacutes par les motifs qui interviennent

Que le creacuteateur ait creacuteeacute lhomme libre qursquoil lui ait

precircteacute une existentia sans essentia crsquoest-agrave-dire

donneacute lrsquoexistence seulement in abstracto en la lui

laissant ecirctre ce qursquoil veut crsquoest lagrave une impossibiliteacute

205 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Je prie le lecteur de se reacutefeacuterer agrave ce propos agrave mon

traiteacute Sur le fondement de la morale sect 20 La

liberteacute et la responsabiliteacute morales ou discernement

des actes preacutesupposent absolument lrsquoaseacuteiteacute Les

actes reacutesulteront toujours neacutecessairement du

caractegravere crsquoest-agrave-dire de la nature particuliegravere et

partant immuable drsquoun ecirctre sous lrsquoinfluence et selon

la mesure des motifs donc cet ecirctre srsquoil est

responsable doit exister originellement et en vertu

de sa toute-puissance Il doit drsquoapregraves son existentia

et son essentia ecirctre lui-mecircme sa propre œuvre et

son propre creacuteateur srsquoil veut ecirctre le veacuteritable

creacuteateur de ses actes Ou comme je lrsquoai exprimeacute

dans mes deux Meacutemoires couronneacutes la liberteacute ne

pouvant exister dans loperari doit exister dans le

esse car elle existe certainement

Tout ceci nrsquoest pas seulement deacutemontrable a priori

nais lrsquoexpeacuterience quotidienne elle-mecircme nous

enseigne clairement que chacun apporte avec lui au

monde son caractegravere moral deacutejagrave complet et lui reste

irreacutevocablement fidegravele jusqursquoagrave la fin Cette veacuteriteacute est

preacutesupposeacutee tacitement mais sucircrement dans la vie

reacuteelle et pratique puisque chacun base sa confiance

ou sa meacutefiance envers un autre drsquoapregraves les traits de

caractegravere manifesteacutes par celui-ci Aussi pourrait-on

srsquoeacutetonner que depuis environ seize cents ans le

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contraire est affirmeacute en theacuteorie et quil est enseigneacute

que tous les hommes sont sous le rapport moral

originellement les mecircmes et que la grande diversiteacute

de leurs actes reacutesulte non de la diversiteacute inneacutee de

leurs dispositions et de leur caractegravere non

davantage des circonstances et des occasions mais

en reacutealiteacute de rien lequel rien prend ensuite le nom

de laquo volonteacute libre raquo Cette doctrine absurde est

dailleurs neacutecessairement reacuteduite aussi agrave lrsquoeacutetat de

pure theacuteorie par une autre avec laquelle elle

concorde exactement celle qui affirme que la

naissance de lhomme est le commencement absolu

de son existence celui-ci ayant eacuteteacute creacuteeacute de rien (un

terminus ad hoc) Si maintenant sous cette

preacutesupposition la vie doit continuer agrave avoir une

signification et une tendance morales celles-ci

trouvent certainement leur origine dans le cours de

celle-lagrave et venant de rien juste comme lrsquohomme

ainsi imagineacute est venu de rien car tout rapport avec

une condition anteacuterieure une existence preacuteceacutedente

ou un acte hors du temps qursquoindique clairement

cependant la diversiteacute incommensurable

primordiale et inneacutee des caractegraveres moraux reste ici

exclu une fois pour toutes De la lrsquoabsurde fiction

drsquoune volonteacute libre Toutes les veacuteriteacutes on le sait se

tiennent mutuellement mais les erreurs aussi sont

neacutecessaires lrsquoune agrave lrsquoautre comme un premier

207 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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mensonge en exige un second ou comme deux

cartes appuyeacutees lrsquoune contre lrsquoautre se precirctent un

appui mutuel tant que rien ne les renverse toutes

deux

3degAvec le theacuteisme notre continuiteacute apregraves la mort

nrsquoest pas en posture beaucoup meilleur que la

liberteacute de la volonteacute Ce qui est creacuteeacute par un autre a

eu un commencement drsquoexistence Que maintenant

celle-ci qui nrsquoa pas eacuteteacute pendant un temps infini

doive deacutesormais durer toute lrsquoeacuteterniteacute crsquoest lagrave une

assertion drsquoune audace sans bornes Si agrave ma

naissance je suis venu et ai eacuteteacute creacuteeacute de rien il est de

la plus haute vraisemblance que dans la mort je

serai de nouveau rien Dureacutee infinie a parte post et

rien a parte ante cela ne va pas ensemble Seul ce

qui est primordial eacuteternel inncreacuteeacute peut ecirctre

indestructible (Voir Aristote De Coelo I 12 282 a

25 ff et Priestley On Matter and Spirit

Birmingham 1782 11 p 234)

En tout cas ils peuvent deacutesespeacuterer agrave lrsquoheure de la

mort ceux qui croient avoir eacuteteacute il y a trente ou

soixante ans un pur neacuteant duquel ils sont sortis

comme lrsquoœuvre drsquoun autre neacuteant car ils ont

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maintenant la tacircche difficile drsquoadmettre qursquoune

existence ainsi produite nonobstant son tardif

commencement qui nrsquoa eu lieu qursquoau bout drsquoun laps

de temps infini sera neacuteanmoins dune dureacutee sans

fin Drsquoautre part comment craindrait-il la mort

celui qui se reconnaicirct comme lrsquoessence primordiale

et eacuteternelle la source de toute existence mecircme et

sait qursquoen dehors de lui rien nexiste reacuteellement qui

termine son existence individuelle avec la parole du

saint Upanishad dans la bouche ou du moins dans le

cœur Hae omnes creaturae in totum ego sum et

praeter me aliud ens non est [Je suis toutes ces

creacuteatures chacune drsquoelles et en dehors de moi nul

autre ecirctre nrsquoexiste] Il ne peut donc si sa penseacutee

procegravede logiquement que mourir tranquille Car

nous lrsquoavons dit lrsquoaseacuteiteacute qui est la condition de la

responsabiliteacute est aussi celle de lrsquoimmortaliteacute Voilagrave

pourquoi dans lrsquoInde le meacutepris de la mort et la plus

complegravete indiffeacuterence agrave ce sujet mecircme la joie de

mourir sont chose habituelle Le judaiumlsme par

contre originellement la seule et unique religion

purement monotheacuteiste enseignant un Dieu creacuteateur

reacuteel du ciel et de la terre na pas avec une logique

parfaite de doctrine drsquoimmortaliteacute par conseacutequent

de sanctions apregraves la mort mais seulement des

chacirctiments et des reacutecompenses temporels il se

distingue ainsi de toutes les autres religions

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quoique pas agrave son avantage27 Les deux religions

sorties du judaiumlsme en empruntant agrave des doctrines

27 La veacuteritable religion juive telle quelle est preacutesenteacutee et enseigneacutee dans la Genegravese et tous les livres historiques jusqursquoa la fin de la Chronique est la plus grossiegravere de toutes les religions parce quelle est la seule qui nrsquoait absolument ni doctrine drsquoimmortaliteacute ni mortaliteacute ni mecircme une trace de celle-ci Chaque roi heacuteros ou prophegravete est enterreacute lorsqursquoil meurt agrave cocircteacute de ses pegraveres et alors tout est dit Nulle trace dune existence quelconque apregraves la mort toute ideacutee de ce genre semble mecircme eacutecarteacutee agrave dessein Par exemple Jeacutehovah adresse au roi Josias un long paneacutegyrique quil termine par cette promesse de reacutecompense laquo crsquoest pourquoi je vous ferai reposer aupregraves de vos pegraveres Vous serez mis en paix dans votre tombeau et vous ne verrez point les maux que je dois faire tomber sur cette ville et sur ses habitants raquo (Chronique II XXXIV 28) Il ne verra donc pas Nabuchodonosor Mais il nrsquoy a pas drsquoideacutee dune autre existence apregraves la mort et drsquoune reacutecompense positive il nrsquoy a qursquoune ideacutee purement neacutegative mourir et ne plus souffrir Quand le Seigneur Jeacutehovah a suffisamment utiliseacute et tourmenteacute son œuvre qui est son jouet il la jette au loin sur le fumier cest la reacutecompense de celle-lagrave La religion juive ne connaissant pas limmortaliteacute ni par suite les chacirctiments apregraves la mort Jeacutehovah ne peut quadresser une seule menace au peacutecheur qui prospegravere sur la terre crsquoest que ses meacutefaits seront chacirctieacutes dans la personne de ses enfants et de ses petits-enfants jusquagrave la quatriegraveme geacuteneacuteration comme en teacutemoignent lrsquoExode chap XXXIV verset 7 et les Nombres chap XIV verset 18 Ceci prouve labsence de toute doctrine sur limmortaliteacute De mecircme un passage de Tobie chap III verset 6 ougrave le patriarche implore de Jeacutehovah la mort laquo Commandez que mon acircme soit reccedilue en paix car il mrsquoest plus avantageux de mourir que de vivre plus longtemps raquo rien de plus aucune ideacutee dune existence apregraves

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la mort Dans lrsquoAncien Testament la reacutecompense promise agrave la vertu est de vivre tregraves longtemps sur la terre par exemple voir le Deuteacuteronome chap V versets 16 et 33) dans le Veacuteda au contraire cest de ne pas renaicirctre Le meacutepris dont les juifs furent constamment lobjet parmi les peuples contemporains peut ecirctre ducirc en partie au pitoyable caractegravere de leur religion Le Koheleth [lrsquoEccleacutesiaste] exprime fidegravelement (chap III versets 19-20) le veacuteritable sentiment de la religion juive Si parfois comme dans Daniel (chap XII verset 2) il est fait allusion agrave une immortaliteacute crsquoest une doctrine importeacutee du dehors comme lindique ce mecircme livre (chap I versets 4 et 6) Dans les Macchabeacutees (livre II chap VII) la doctrine de lrsquoimmortaliteacute apparaicirct nettement comme dorigine babylonienne Toutes les autres religions celles des Indous qursquoelles soient brahmaniques ou bouddhistes des Eacutegyptiens des Perses mecircme des druides enseignent limmortaliteacute et agrave lexception du Zend Aventa persan la meacutetempsycose D-G von Ekendahl dans son compte rendu de la Svenka Siare och Skalder drsquoAtterbom (Blaumltter fuumlr litterarische Unterhaltung 25 aoucirct 1843) prouve que lrsquoEdda notamment la Voluspa enseigne la migration des acircmes Mecircme les Grecs et les Romains avaient quelque chose post letum le Tartare et lrsquoEacutelyseacutee et disaient Sunt aliquid manes letum non omnia finit Luridaque evictos effugit umbra rogos [Les ombres des disparus sont encore quelque chose la mort ne conclut pas tout lrsquoombre macabre surgit triomphante des flammes ardentes] (Properce Eacuteleacutegies livre IV I Lrsquoeacuteleacutement essentiel dune religion comme telle consiste dans lrsquoassurance qursquoelle nous donne que notre existence proprement dite nest pas limiteacutee agrave notre vie mais est infinie La miseacuterable religion juive non seulement ne le fait pas mais ne le tente mecircme pas Aussi est-elle la plus grossiegravere et la plus mauvaise de toutes les religions elle consiste seulement dans un theacuteisme absurde et reacutevoltant dont lrsquoaboutissement est que le Seigneur qui a creacuteeacute le monde veut ecirctre adoreacute Voilagrave pourquoi il est avant

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meilleures venues drsquoautres sources le principe de

limmortaliteacute et en conservant en mecircme temps le

Dieu creacuteateur ont agi illogiquement

Que le judaiumlsme comme il a eacuteteacute dit soit la seule

religion purement monotheacuteiste crsquoest-agrave-dire

enseignant qursquoun Dieu creacuteateur est lrsquoorigine de

tout jaloux de ses camarades les autres dieux si on leur sacrifie il srsquoirrite et ses juifs srsquoen ressentent Toutes les autres religions et leurs dieux sont outrageacutes dans la Septuaginte comme eacutetant des abominations mais le grossier judaiumlsme deacutepourvu de la notion drsquoimmortaliteacute meacuterite lui mecircme ce nom Qursquoil soit devenu le fondement des religions reacutegnant en Europe cela est tout agrave fait regrettable car crsquoest une religion sans aucune tendance meacutetaphysique Tandis que toutes les autres religions cherchent agrave preacutesenter au peuple la signification meacutetaphysique de la vie en symbole et en parabole la religion juive est entiegraverement immanente et ne fournit qursquoun simple cri de guerre en combattant les autres peuples LrsquoEacuteducation du genre humain de Lessing devrait srsquoappeler lrsquoEacuteducation de la race juive car tout le genre humain eacutetait convaincu de cette veacuteriteacute sauf ces eacutelus du Seigneur Les juifs ne sont-ils pas le peuple eacutelu de leur Dieu et celui-ci nrsquoest-il pas le Dieu eacutelu de son peuple Et cela ne doit gecircner personne laquo Je serai leur dieu et ils seront mon peuple raquo crsquoest lagrave un passage drsquoun prophegravete drsquoapregraves Cleacutement dAlexandrie Quand jrsquoobserve toutefois que les peuples europeacuteens actuels se regardent en quelque sorte comme les heacuteritiers de ce peuple choisi de Dieu je ne puis dissimuler mon chagrin Par contre on ne peut refuser au judaiumlsme la gloire drsquoecirctre la seule religion vraiment monotheacuteiste sur la terre aucune autre ne peut montrer un Dieu objectif creacuteateur du ciel et de la terre

212 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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toutes choses crsquoest lagrave un service qursquoon sest efforceacute

de dissimuler drsquoune maniegravere incompreacutehensible en

soutenant et en reacutepandant lrsquoideacutee que tous les

peuples adoraient le vrai Dieu quoique sous

drsquoautres noms Cette assertion est plus qursquoinexacte

elle est entiegraverement fausse Que le bouddhisme

crsquoest-agrave-dire la religion qui par le nombre

preacutepondeacuterant de ses adheacuterents est la plus

importante de la terre soit complegravetement et

expresseacutement atheacutee crsquoest ce qui est mis hors de

doute par tous les teacutemoignas et les documents

authentiques Les Veacutedas non plus nrsquoenseignent pas

un Dieu creacuteateur mais une acircme du monde nommeacutee

Brahm (au neutre) dont le Brahma sorti du nombril

de Vischnou avec ses quatre visages et comme

partie de la trimourti nrsquoest qursquoune personnification

populaire dans la mythologie indoue si

transparente Il repreacutesente manifestement la

geacuteneacuteration la naissance des ecirctres comme Vischnou

leur point culminant et Shiva leur destruction Son

enfantement du monde est aussi un acte coupable

de mecircme que lrsquoincarnation dans le monde du

Brahm LOrmadz du Zend Avesta est comme nous

le savons lrsquoeacutegal drsquoAhriman et tous deux sont sortis

du temps incommensurable laquo zer-vane akerene raquo

mdash si ceci est exact De mecircme dans la tregraves belle et

tregraves inteacuteressante Cosmogonie des Pheacuteniciens eacutecrite

213 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

par Sanchoniathon qui nous a eacuteteacute conserveacutee par

Philon Byblius et qui est peut-ecirctre le modegravele de la

cosmogonie de Moiumlse nous ne trouvons aucune

trace de theacuteisme ou de creacuteation du monde par un

ecirctre personnel Nous voyons lagrave aussi comme dans la

Genegravese mosaiumlque le chaos primitif plongeacute dans la

nuit mais nul Dieu nrsquoapparait ordonnant laquo Que

la lumiegravere soit Que ceci soit Que cela soit raquo Oh

non mais laquo Lrsquoesprit tomba amoureux de sa propre

origine raquo Lrsquoesprit fermentant dans la masse

srsquoeacuteprend drsquoamour pour lui-mecircme dougrave naicirct un

meacutelange de parties constitutives du monde et de ce

monde se deacuteveloppe drsquoune faccedilon tout agrave fait

significative en conseacutequence de laspiration qui

suivant la remarque exacte du commentateur est

lrsquoEros des Grecs le limon primitif duquel procegravedent

agrave leur tour drsquoabord les plantes puis finalement les

ecirctres connaissants crsquoest-agrave-dire les animaux Jusqursquoagrave

ce temps comme cela est expresseacutement indiqueacute

chaque chose se deacuteveloppa sans connaissance

laquo Mais il ne reconnut pas lui-mecircme sa propre

creacuteation raquo Ainsi est-il dit ajoute Sanchoniathon

dans la Cosmogonie eacutecrite par Taaut lrsquoEgyptien Sa

cosmogonie est suivie drsquoune zoogonie plus deacutetailleacutee

Certains faits atmospheacuteriques et terrestres qursquoon y

trouve deacutecrits rappellent reacuteellement les hypothegraveses

logiques de notre geacuteologie actuelle une pluie

214 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

torrentielle violente est suivie drsquoeacuteclairs et de coups

de tonnerre dont les eacuteclairs effraient les animaux

intelligents qui eacuteveillent agrave lrsquoexistence laquo et

maintenant srsquoagitent sur la terre et dans la mer le

macircle et la femelle raquo Eusegravebe auquel nous sommes

redevables de ces fragments de Philon Byblius (voir

Praeligparatio evangelica livre II chap x) accuse agrave

juste titre cette cosmogonie drsquoatheacuteisme et elle est

incontestablement atheacutee comme toute doctrine de

lrsquoorigine du monde agrave la seule exception de la

doctrine juive

Dans la mythologie des Grecs et des Romains nous

trouvons agrave la veacuteriteacute des dieux pegraveres de dieux et

parfois aussi drsquohommes (quoique ceux-ci soient

primitivement le travail de potier de Promeacutetheacutee)

mais pas de Dieu creacuteateur Que plus tard en effet

quelques philosophes au courant du judaiumlsme aient

voulu transformer Pegravere Zeus en un tel Dieu ce nrsquoest

pas laffaire de celui-ci pas plus qursquoil ne se soucie

que Dante dans son Enfer lrsquoait identifieacute sans lui en

demander la permission avec Domeneddio dont la

soif de vengeance et la cruauteacute inouiumles y sont

ceacuteleacutebreacutees et deacutepeintes (par exemple chant XIV vers

70 et chant XXXI vers 92) Enfin mdash car on srsquoest

servi de tout mdash la nouvelle mille fois reacutepeacuteteacutee que les

sauvages de lrsquoAmeacuterique du Nord adorent sous le

215 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

nom du laquo Grand Esprit raquo Dieu le creacuteateur du ciel et

de la terre et sont en conseacutequence de purs theacuteistes

cette nouvelle est absolument fausse Cette erreur a

eacuteteacute reacutecemment reacutefuteacutee dans un Meacutemoire sur lesdits

sauvages lu par John Scouler en 1846 dans une

seacuteance de 1a Socieacuteteacute ethnographique de Londres et

dont LrsquoInstitut journal des Socieacuteteacutes savantes

donne un extra (section II juillet 1847) Voici ce

qursquoil dit laquo Quand on nous parle dans les rapports

sur les superstitions des Indiens du Grand Esprit

nous sommes enclins agrave admettre que cette

expression deacutesigne une ideacutee qui concorde avec celle

que nous y relions et que leur foi est un simple

theacuteisme naturel Mais cette explication est tregraves

eacuteloigneacutee de la veacuteritable La religion de ces Indiens

est plutocirct un pur feacutetichisme consistant en sortilegraveges

et en enchantements Dans le rapport de Tanner

qui degraves son enfance a veacutecu parmi eux les deacutetails

sont fidegraveles et curieux mais tregraves eacuteloigneacutes des

deacutecouvertes de certains eacutecrivains il en reacutesulte

notamment que la religion de ces Indiens nrsquoest

reacuteellement qursquoun feacutetichisme semblable agrave celui qursquoon

trouvait jadis chez les Finnois et qursquoon trouve

aujourdrsquohui encore chez les peuplades sibeacuteriennes

Chez les Indiens demeurant agrave lrsquoest de la montagne

le feacutetiche consiste dans le premier objet venu

216 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

auquel on attribue des proprieacuteteacutes mysteacuterieuses raquo

etc

Par suite de tout ceci lrsquoopinion que nous venons

drsquoexposer doit faire place agrave lrsquoopinion contraire agrave

savoir que seul un tregraves petit peuple insignifiant

meacutepriseacute de tous les peuples ses contemporains et

vivant isoleacute parmi tous les autres sans la moindre

foi en la continuation de lrsquoexistence apregraves la mort

mais neacuteanmoins eacutelu dans ce dessein a posseacutedeacute un

pur monotheacuteisme ou la connaissance du vrai Dieu

et cela non par la philosophie mais seulement par la

reacuteveacutelation comme il convenait car quelle valeur

aurait une reacuteveacutelation qui enseignerait que ce que

lrsquoon sait aussi sans elle Nul autre peuple nrsquoa jamais

conccedilu une telle ideacutee et cela doit contribuer agrave notre

estime de la reacuteveacutelation

217 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

SECTION XIV QUELQUES REMARQUES SUR

MA PROPRE PHILOSOPHIE

Il nrsquoy a guegravere de systegraveme philosophique aussi simple

et construit avec aussi peu drsquoeacuteleacutements que le mien

aussi lrsquoembrasse-t-on et le comprend-on agrave premiegravere

vue Ceci reacutesulte de lrsquouniteacute et de la concordance

complegravetes de ses ideacutees fondamentales et milite

certainement en faveur de sa veacuteriteacute qui est parente

de la simpliciteacute laquo Celui qui doit dire la veacuteriteacute

srsquoexprime simplement raquo Simplex sigillum veri [la

simpliciteacute eacutetant le sceau de la veacuteriteacute] On pourrait

qualifier mon systegraveme un dogmatisme immanent

car ses doctrines quoique dogmatiques ne

deacutepassent pas le monde donneacute de lrsquoexpeacuterience et

expliquent simplement ce qursquoil est en analysant

dans ses ultimes eacuteleacutements Le vieux dogmatisme

renverseacute par Kant et aussi les gasconnades des trois

sophistes universitaires modernes cela est

transcendant en ce sens que cela deacutepasse le monde

pour expliquer par autre chose ce dogmatisme fait

du monde le reacutesultat drsquoune cause qui est induite par

lui Ma philosophie au contraire deacutebute par la

proposition que cause et effet ont seulement une

signification dans le monde et que celui-ci nexiste

218 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

qursquoen preacutesupposant ceux-lagrave Car le principe de la

raison suffisante sous ses quatre aspects est

seulement la forme la plus geacuteneacuterale de lrsquointellect et

crsquoest uniquement en ce dernier comme le vrai locus

mundi que le monde objectif existe

Dans drsquoautres systegravemes philosophiques la

conseacutequence est obtenue par un enchaicircnement de

propositions Mais ceci demande neacutecessairement

que le contenu proprement dit du systegraveme soit

preacutesent degraves les premiegraveres propositions aussi le

reste comme deacuteriveacute drsquoelles ne peut-il guegravere ecirctre

que monotone pauvre vide et ennuyeux parce qursquoil

ne fait que deacutevelopper et reacutepeacuteter ce qui eacutetait deacutejagrave

renfermeacute dans les preacutemisses Ce triste reacutesultat de la

deacuteduction deacutemonstrative est surtout sensible chez

Christian Wolf mais mecircme Spinoza qui suivit

strictement cette meacutethode nrsquoa pu eacutechapper

complegravetement agrave cet inconveacutenient quoique son riche

esprit ait su trouver une compensation Mes

doctrines au contraire ne reposent pas en geacuteneacuteral

sur une chaine de syllogismes mais directement sur

le monde intuitif mecircme et leur seacutevegravere conseacutequence

aussi visible dans mon systegraveme que dans tout autre

nrsquoen deacutecoule pas par une voie simplement logique

mais est plutocirct cette concordance naturelle des

propositions reacutesultant de ce qursquoelles sont baseacutees

219 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

dans leur totaliteacute sur la cognition intuitive crsquoest-agrave-

dire sur la perception sensible du mecircme objet

successivement consideacutereacute sous des aspects divers

en drsquoautres mots sur le monde reacuteel qui dans tous

ses pheacutenomegravenes est soumis agrave la conscience dans

laquelle il se preacutesente lui-mecircme

Pour cette raison jrsquoai toujours eacuteteacute rassureacute sur la

consistance de mes doctrines mecircme lorsque

certaines drsquoentre elles comme ce fut le cas pendant

quelque temps me parurent inconciliables car la

concordance exacte srsquoeacutetablit ensuite drsquoelle-mecircme agrave

mesure qursquoelles se compleacutetaient numeacuteriquement

Chez moi en effet cette concordance est tout

simplement celle de la reacutealiteacute avec elle-mecircme qui

ne peut jamais faillir Crsquoest ainsi que lorsque nous

regardons une construction pour la premiegravere fois et

drsquoun seul cocircteacute nous ne comprenons pas encore la

symeacutetrie de ses parties mais sommes certains que

celle-ci nrsquoest pas absente et apparaicirctra degraves que nous

aurons fait le tour de lrsquoeacutedifice Une concordance de

cette espegravece est parfaitement certaine par suite de

son caractegravere primordial et parce qursquoelle est soumise

agrave un controcircle perpeacutetuel de lrsquoexpeacuterience Au

contraire celle qui est deacuteduite et dont la validiteacute

deacutepend du syllogisme peut aiseacutement ecirctre trouveacutee

fausse un anneau de sa longue chaicircne pourrait par

220 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

exemple ne pas lui appartenir ecirctre trop lacircche mal

assujetti Ma philosophie a en conseacutequence une

large base sur laquelle tout sappuie directement et

sucircrement les autres systegravemes au contraire

ressemblent agrave de hautes tours qursquoun seul support

cegravede et tout lrsquoeacutedifice srsquoeacutecroule Ce que je dis ici peut

se reacutesumer dans cette proposition que ma

philosophie est neacutee et exposeacutee par voie analytique

et non syntheacutetique

Je puis ajouter comme eacutetant son caractegravere speacutecial

que je cherche partout agrave arriver au fondement des

choses et que je ne suis pas satisfait tant que je nrsquoai

pas atteint la suprecircme reacutealiteacute donneacutee Cela provient

drsquoun instinct naturel qui me met agrave peu pregraves dans

lrsquoimpossibiliteacute de me contenter dune connaissance

geacuteneacuterale et abstraite par conseacutequent indeacutetermineacutee

de me satisfaire avec de simples notions agrave plus forte

raison avec de simples mots il me pousse en avant

jusqursquoagrave ce que jrsquoaie devant moi dans sa nuditeacute la

base finale toujours intuitive de toutes les notions et

propositions Je dois alors ou la laisser subsister

comme pheacutenomegravene primordial ou srsquoil est possible

la reacutesoudre en ses eacuteleacutements poursuivant en tout cas

son essence jusqursquoagrave son extrecircme limite A ce point

de vue on reconnaicirctra un jour mais pas de mon

vivant naturellement que la faccedilon dont les

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

philosophes anteacuterieurs ont traiteacute ce sujet est plate

aupregraves de la mienne Lrsquohumaniteacute a appris de moi

beaucoup des choses qursquoelle nrsquooubliera jamais et

mes eacutecrits ne mourront point

Le theacuteisme aussi fait naicirctre le monde drsquoune volonteacute

crsquoest une volonteacute qui guide les planegravetes dans leurs

orbites et eacutevoque une nature sur leur surface Mais

le theacuteisme dune faccedilon enfantine place cette

volonteacute au dehors et ne la fait agir sur les choses

indirectement par lrsquointervention de la connaissance

et de la matiegravere suivant le mode de proceacuteder

humain Chez moi au contraire la volonteacute agit

moins sur les choses qursquoen elles celles-ci mecircme ne

sont rien drsquoautre que sa manifestation visible

Cette concordance prouve cependant qursquoil nous est

impossible de nous imaginer la primordialiteacute des

choses autrement que comme volonteacute Le

pantheacuteisme nomme laquo Dieu raquo la volonteacute agissant

dans les choses mdash une absurditeacute que jrsquoai assez

souvent et vigoureusement releveacutee moi je la

nomme la laquo volonteacute de vivre raquo parce que ceci

exprime la finaliteacute de notre connaissance par

rapport au sujet Cette relation du meacutediat agrave

lrsquoimmeacutediat se preacutesente aussi dans la morale Les

theacuteistes veulent une compensation entre les actions

222 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

et les souffrances drsquoun ecirctre humain et je la veux

aussi Mais ils ladmettent seulement par le moyen

du temps et drsquoun juge reacutemuneacuterateur moi au

contraire je lrsquoadmets directement en deacutemontrant

que lrsquoauteur de lrsquoacte et celui qui souffre est le

mecircme ecirctre Les reacutesultats moraux du christianisme

jusqursquoagrave lrsquoasceacutetisme suprecircme se trouvent chez moi

baseacutes sur la raison et sur la connexion des choses

tandis que dans le christianisme ils le sont sur de

pures fables La foi en celles-ci disparait toujours

davantage aussi devra-t-on se tourner vers ma

philosophie Les pantheacuteistes ne peuvent avoir de

morale seacuterieuse puisque chez eux tout est divin et

excellent On mrsquoa beaucoup blacircmeacute drsquoavoir en

philosophant est-agrave-dire en theacuteorie repreacutesenteacute la vie

comme douloureuse et nullement deacutesirable

Pourtant on loue et lrsquoon admire mecircme celui qui

teacutemoigne en pratique le meacutepris le plus avoueacute pour

elle tandis qursquoon meacuteprise celui qui se preacuteoccupe

trop de sa conservation

A peine mes eacutecrits avaient-ils eacuteveilleacute lrsquoattention de

quelques personnes qursquoon souleva deacutejagrave la question

de prioriteacute au sujet de mon ideacutee fondamentale et

qursquoon rappela que Schelling avait dit une fois laquo

Vouloir crsquoest exister primordialement raquo ainsi que

beaucoup drsquoautres choses semblables Il faut dire agrave

223 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

ce sujet mecircme que les racines de ma philosophie se

trouvent deacutejagrave dans celle de Kant speacutecialement dans

sa doctrine du caractegravere empirique et intelligible

mais avant tout dans le fait que chaque fois qursquoil

examine de plus pregraves la chose en soit elle apparaicirct

toujours agrave travers son voile sous forme de volonteacute

Crsquoest un point sur lequel jai expresseacutement attireacute

lrsquoattention dans ma Critique de la philosophie de

Kant et jrsquoai dit en conseacutequence que ma philosophie

nrsquoest que lrsquoachegravevement de la penseacutee de la sienne Il

nrsquoy a donc pas lieu de srsquoeacutetonner si les philosophegravemes

de Fichte et de Schelling qui deacuterivaient eacutegalement

de Kant offrent aussi des traces de la mecircme ideacutee

fondamentale il est vrai que chez eux ils

apparaissent sans suite sans lien ni deacuteveloppement

et ne peuvent donc ecirctre regardeacutes que comme un

preacutelude fantastique de ma doctrine Il faut dailleurs

dire en geacuteneacuteral sur ce point que chaque grande

veacuteriteacute avant drsquoecirctre trouveacutee srsquoannonce par un

pressentiment un instinct une image indeacutecise

comme dans un brouillard un effort vain pour la

saisir parce que le progregraves du temps lrsquoa tout

simplement preacutepareacutee Il y est en conseacutequent preacuteludeacute

par des assertions isoleacutees Mais celui-lagrave seul qui a

deacutegageacute une veacuteriteacute de ses causes et lrsquoa peacuteneacutetreacutee

jusque dans ses conseacutequences qui a deacuteveloppeacute tout

son contenu envisageacute lrsquoeacutetendue de son domaine et

224 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

lrsquoa ensuite exposeacutee clairement et logiquement avec

la pleine conscience de sa valeur et de son

importance celui-lagrave seul en est lrsquoauteur Si par

contre dans les temps anciens ou modernes il

arrive qursquoelle ait eacuteteacute exprimeacutee une fois par hasard

dans une demi-conscience presque comme des

mots balbutieacutes dans le sommeil et ne se laisse

trouver que si on la recherche seacuterieusement il

nrsquoimporte guegravere plus qursquoelle existe lagrave totidem verbis

ou totidem litteris Crsquoest ainsi que le trouveur drsquoune

chose est celui qui reconnaissant sa valeur lrsquoa

ramasseacutee et conserveacutee non celui qui lrsquoa prise par

hasard dans sa main et ensuite rejeteacutee crsquoest ainsi

eacutegalement que lrsquoAmeacuterique a eacuteteacute deacutecouverte par

Colomb et non par le premier naufrageacute deacuteposeacute par

les flots sur son rivage Crsquoest exactement le sens de

ladage de Donat pereant qui ante nos nostra

dixerunt [A bas ceux qui avant nous ont exprimeacute

nos ideacutees] Si lrsquoon voulait faire valoir contre moi la

prioriteacute de pareilles assertions accidentelles on

aurait pu remonter beaucoup plus en arriegravere et citer

par exemple cette phrase de Cleacutement dAlexandrie

(Stromates livre II chap XVII) Velle ergo omnia

antecedit rationales enim facultates sunt

voluntatis ministraelig [Donc le vouloir preacutecegravede tout

car les forces de la raison sont les services du

vouloir](Voir Sanctorum Patrum Opera polemica

225 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

eacutedit citeacutee t V Clementis Alexandrini Opeacutera t II

p 304) Spinoza a dit aussi (Eacutethique partie III

propos 57) Cupiditas est ipsa unius cujusque

natura seu essentia [le deacutesir est la nature mecircme ou

lrsquoessence de chaque individu] et plus haut (partie

III propos 9 scholie et finalement mecircme partie

deacutefinit 1 explic) Hic conatus cum ad mentem

solam refertur Voluntas appellatur sed cum ad

mentem et corpus simul refertur vocatur

Appetitus qui proindegrave nihil aliud est quam ipsa

hominis essentiel [Cet effort quand il se rapporte

exclusivement agrave lrsquoesprit srsquoappelle volonteacute mais

quand il se rapporte agrave lrsquoesprit et au corps tout

ensemble il se nomme appeacutetit qui nrsquoest rien drsquoautre

que lrsquoessence mecircme de lrsquohomme] Helveacutetius a dit

avec beaucoup de raison laquo Il nrsquoest point de moyens

que lrsquoenvieux sous lapparence de la justice

nrsquoemploie pour deacutegrader le meacuterite Crsquoest lrsquoenvie

seule qui nous fait trouver dans les anciens toutes

les deacutecouvertes modernes Une phrase vide de sens

ou du moins inintelligible avant ces deacutecouvertes

suffit pour faire crier au plagiat raquo (De lrsquoesprit IV 7)

Et je demande au lecteur qursquoil me permette de citer

encore agrave ce sujet un autre passage du mecircme auteur

non par vaniteacute ni par arrogance mais simplement

pour qursquoil se rappelle la justesse de lrsquoideacutee qui y est

exprimeacutee et considegravere si quelque chose peut ou non

226 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

sy appliquer agrave moi laquo Quiconque se plaicirct agrave

consideacuterer lrsquoesprit humain voit dans chaque siegravecle

cinq ou six hommes drsquoesprit tourner autour de la

deacutecouverte que fait lrsquohomme de geacutenie Si lrsquohonneur

en reste agrave ce dernier crsquoest que cette deacutecouverte est

entre ses mains plus feacuteconde que dans les mains de

tout autre crsquoest qursquoil rend ses ideacutees avec plus de

force et de netteteacute et qursquoenfin on voit toujours agrave la

maniegravere diffeacuterente dont les hommes tirent parti

drsquoun principe ou drsquoune deacutecouverte agrave qui ce principe

ou cette deacutecouverte appartient raquo (Ouvrage citeacute IV

I)

Par suite de la vieille guerre irreacuteconciliable que

partout et de tout temps lrsquoincapaciteacute et la sottise ont

meneacutee contre lrsquoesprit et lrsquointelligence mdash des leacutegions

contre quelques individus mdash celui qui apporte une

chose de valeur doit soutenir une peacutenible lutte

contre lrsquoinintelligence la veulerie le mauvais goucirct

les inteacuterecircts priveacutes et lrsquoenvie tous formant la belle

alliance de laquelle Chamfort a dit laquo En examinant

la ligue des sots contre les gens desprit on croirait

voir une conjuration de valets pour eacutecarter les

maicirctres raquo Dans mon cas il y avait en outre en jeu

un ennemi peu ordinaire Un grand nombre de ceux

auxquels aurait incombeacute la tacircche de guider le

jugement du public dans ma speacutecialiteacute eacutetaient

227 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

appointeacutes et payeacutes pour propager vanter exalter

jusqursquoau ciel la machine heacutegeacutelienne la pire de toutes

les inventions Mais ce sont lagrave des choses qui ne

peuvent reacuteussir si lrsquoon veut en mecircme temps

accorder ses droits agrave ce qui est bon ne fucirct-ce qursquoen

une certaine mesure Ceci eacuteclaircira pour mes futurs

lecteurs le fait sans cela eacutenigmatique que je suis

resteacute aussi eacutetranger agrave mes propres contemporains

que lrsquohomme dans la lune Il faut reconnaicirctre

cependant qursquoun systegraveme drsquoideacutees qui mecircme en

lrsquoabsence de toute participation de la part drsquoautrui

est capable drsquooccuper sans relacircche et ardemment

son auteur pendant une longue vie et de lrsquoeacuteperonner

agrave un travail persistant et sans reacutecompense possegravede

en lui-mecircme un teacutemoignage de sa valeur et de sa

veacuteriteacute Priveacute de tout encouragement du dehors

lrsquoamour seul de mon œuvre a maintenu mes efforts

pendant les nombreux jours de mon existence et ne

mrsquoa pas permis de me fatiguer jrsquoai pu envisager

alors avec meacutepris la gloire bruyante acquise par ce

qui ne vaut rien Car agrave mon entreacutee dans la vie mon

geacutenie mrsquoavait laisseacute le choix ou reconnaicirctre la

veacuteriteacute mais ne plaire ainsi agrave personne ou comme

les autres enseigner le faux aux applaudissements

de la coterie qui vous entourer Le choix ne me fut

pas difficile En conseacutequence la fortune de ma

philosophie fut le contraire de celle des heacutegeacuteliens et

228 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

tellement le contraire qursquoon peut les regarder lrsquoune

et lrsquoautre comme le cocircteacute opposeacute de la mecircme feuille

vu la diffeacuterence de leur nature La machine

heacutegeacutelienne deacutepourvue de veacuteriteacute de clarteacute drsquoesprit

mecircme de bon sens srsquoenveloppant en outre dans le

plus reacutepugnant galimatias qursquoon ait jamais entendu

fut une philosophie universitaire octroyeacutee et

privileacutegieacutee par suite un non-sens qui nourrissait

son homme Ma philosophie apparaissant en mecircme

temps qursquoelle avait toutes les qualiteacutes manquant agrave

celle-ci mais elle nrsquoeacutetait pas faccedilonneacutee en vue de fins

supeacuterieures elle ne convenait nullement en ce

temps-lagrave agrave la chaire et comme lrsquoon dit elle nrsquoeacutetait

bonne agrave rien Il srsquoensuivit alors comme le jour suit

la nuit que la machine heacutegeacutelienne fut le drapeau

auquel tout le monde courut tandis que ma

philosophie ne trouva ni applaudissements ni

adheacuterents elle fut mecircme de propos deacutelibeacutereacute

complegravetement ignoreacutee et passeacutee sous silence voire

mecircme eacutetouffeacutee quand la chose eacutetait possible car sa

preacutesence aurait troubleacute le miseacuterable jeu en question

comme la lumiegravere du jour vient troubler les ombres

sur le mur Je devins en conseacutequence le masque de

fer ou comme dit le noble Dorguth28 le Kaspar

28 Conseiller de justice agrave Magdebourg philosophe plutocirct amateur Dorguth srsquoeacuteprit avant tout autre des ideacutees de

229 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Hauser des professeurs de philosophie on

mrsquointerdit lrsquoair et la lumiegravere afin que personne ne

me vicirct et que mes aspirations inneacutees ne pussent se

faire jour Mais maintenant lrsquohomme que les

professeurs de philosophie ont tueacute par le silence est

ressusciteacute agrave la grande consternation desdits

professeur qui ne savent deacutesormais quelle figure

prendre

Schopenhauer Degraves 1843 il le proclamait laquo le premier penseur systeacutematique reacuteel dans toute lhistoire litteacuteraire raquo et lui marqua degraves lors le deacutevouement dun apocirctre Schopenhauer lui sut constamment greacute de son zegravele agrave toute eacutepreuve laquo LrsquoEacutecole a subi une perte douloureuse eacutecrivait-il agrave un ami en novembre 1854 notre premier eacutevangeacuteliste Dorguth est mort du choleacutera agrave soixante-dix-sept ans La derniegravere lettre que jrsquoai reccedilue de lui six jours avant sa mort mannonce quil a conquis agrave ma cause un privat-docent de Gœttingue Ainsi fidegravele jusquau tombeau raquo (Le trad)

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

LA LITTEacuteRATURE SANSCRITE

Si je veacutenegravere agrave un tregraves haut degreacute les œuvres

religieuses et philosophiques de lrsquoInde je nrsquoai trouveacute

que rarement quelque plaisir agrave ses œuvres

poeacutetiques il mrsquoa mecircme sembleacute parfois qursquoelles sont

aussi deacutepourvues de goucirct et aussi monstrueuses que

la sculpture de ce pays Jrsquoestime mecircme avant tout

ses œuvres dramatiques pour les renseignements

tregraves instructifs et les documents sur la croyance

religieuse et sur les mœurs qursquoelles nous

fournissent Mon jugement peut provenir de ce que

la poeacutesie par sa nature est intraduisible Les ideacutees

et les mots y sont aussi intimement et solidement

entremecircleacutes que pars uterina et pars fœtalis

placentaelig de sorte qursquoon ne peut sans nuire agrave

celles-lagrave en substituer drsquoeacutetrangers agrave ceux-ci Tout ce

qui est meacutetrique et rimeacute est en reacutealiteacute un compromis

entre lrsquoideacutee et le langage mais ceci par sa nature

ne peut ecirctre accompli que sur le terrain indigegravene de

lrsquoideacutee non sur un terrain eacutetranger ougrave il faudrait le

transplanter et sur un terrain aussi infertile que le

sont en geacuteneacuteral les cerveaux des traducteurs Quoi

de plus opposeacute en effet que le libre eacutepanchement

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de lrsquoenthousiasme drsquoun poegravete qui se manifeste

spontaneacutement et par instinct deacutejagrave revecirctu de la

mesure et de la rime et la douloureuse torture

calculatrice et froide du traducteur qui compte les

syllabes et cherche les rimes Comme ce qui nous

fait deacutefaut en Europe ce ne sont nullement les

œuvres poeacutetiques qui srsquoadressent directement agrave

nous mais les vues meacutetaphysiques exactes je suis

drsquoavis que les traducteurs du sanscrit devraient

consacrer leur labeur bien moins agrave la poeacutesie qursquoaux

Veacutedas aux Upanishads et aux œuvres

philosophiques

Il est bien difficile mecircme avec lrsquoaide des meilleurs

maicirctres soigneusement formeacutes en vue de cette

tacircche et celle des excellentes ressources

philologique creacuteeacutees au cours des siegravecles de parvenir

agrave la compreacutehension juste exacte et vivante des

auteurs grecs et romains dont les langues sont

pourtant celles de nos preacutedeacutecesseurs en Europe et

les megraveres des langues actuelles Or le sanscrit lui

est une langue qursquoon parlait dans lrsquoInde lointaine il y

a des milliers drsquoanneacutees et les moyens de lrsquoapprendre

sont relativement encore tregraves imparfaits Quand

pour ma part je songe agrave lrsquoimpression que les

traductions du sanscrit par des lettreacutes europeacuteens mdash

tregraves peu excepteacutees mdash font sur moi il me vient le

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soupccedilon que ces lettreacutes ne peuvent pas comprendre

beaucoup mieux leurs textes que les eacutelegraveves de

seconde de nos eacutecoles ne comprennent les textes

grecs Seulement comme ces lettreacutes ne sont pas des

enfants mais des hommes instruits et intelligents

ils donnent agrave peu pregraves le sens geacuteneacuteral de ce qursquoils

comprennent travail dans lequel beaucoup de

choses peuvent se glisser ex ingenio Il en va

beaucoup plus mal encore du chinois des sinologues

europeacuteens qui tacirctonnent souvent dans lobscuriteacute

On en est convaincu lorsque lrsquoon constate comment

mecircme les plus savants drsquoentre eux se rectifient les

uns les autres et se deacutemontrent des erreurs

colossales On trouve de freacutequents exemples de ce

genre dans le Foe-Kue-ki dAbel Reacutemusat

Si je considegravere drsquoautre part que le sultan

Mohammed Daraschakoh le fregravere drsquoAureng-Zeb neacute

et eacuteleveacute dans lrsquoInde instruit penseur et avide de

savoir devait par conseacutequent connaicirctre son sanscrit

agrave peu pregraves aussi bien que nous notre latin sans

parler quil avait pour collaborateurs un certain

nombre des pundits les plus lettreacutes tout cela me

donne deacutejagrave par avance une haute opinion de sa

traduction des Upanishads du Veacuteda en persan Si je

considegravere ensuite avec quel profond respect tel qursquoil

convient agrave la matiegravere Anquetil Duperron a traiteacute

233 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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cette traduction persane en la rendant mot agrave mot en

latin en conservant de plus exactement la syntaxe

persane nonobstant la grammaire latine ainsi que

les mots sanscrits non traduits par le sultan pour ne

les expliquer que dans le glossaire alors je lis cette

traduction avec une pleine confiance qui se

confirme bientocirct agrave ma grande satisfaction Combien

lrsquoOupnekhat respire en effet lesprit saint des

Veacutedas Combien celui qui par une lecture attentive

a fini par srsquoassimiler le latin-persan de ce livre

incomparable nrsquoest-il pas saisi par cet esprit au plus

profond de lui-mecircme Comme chaque ligne est

remplie drsquoune signification ferme deacutetermineacutee

habituellement coheacuterente Et de chaque page se

preacutesentent agrave nous des penseacutees profondes originales

sublimes tandis qursquoun seacuterieux sacreacute plane sur

lensemble Tout respire ici lrsquoair indou et lrsquoexistence

primordiale apparenteacutee agrave la nature Et comme

lrsquoesprit est ici purifieacute de toute la superstition juive

qui lui a eacuteteacute inoculeacutee de bonne heure et de toute la

philosophie deacutevoueacutee agrave celle-ci Crsquoest la lecture du

monde la plus sublime et la plus feacuteconde en

reacutesultats Elle a eacuteteacute la consolation de ma vie et sera

celle de ma derniegravere heure En ce qui concerne

234 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

certains doutes eacuteleveacutes contre lrsquoauthenticiteacute de

lrsquoOupnekhat je renvoie agrave mon Eacutethique note de la

page 27129

Si maintenant je compare agrave ce livre les traductions

europeacuteennes de textes sacreacutes de lrsquoInde ou de

philosophes de cette nation celles-ci produisent sur

moi agrave part quelques tregraves rares exceptions telles que

le Bhagavat Gicircta de Schlegel et quelques passages

de la traduction des Veacutedas par Colebrooke

lrsquoimpression tout opposeacutee Elles mrsquooffrent des

peacuteriodes dont le sens geacuteneacuteral et abstrait est

souvent indeacutecis et indeacutetermineacute et dont le lien est

lacircche je ne perccedilois que des contours des ideacutees du

texte original avec des remplissages dont je

remarque le caractegravere eacutetranger des contradictions

apparaissent aussi tout est moderne vide fade

plat pauvre de sens et occidental crsquoest

europeacuteaniseacute angliciseacute franciseacute ou mecircme ce qui est

29 Voici cette note laquo On a contesteacute lrsquoauthenticiteacute de lrsquoOupnekhat en ce fondant sur certaines gloses marginales ajouteacutees par des copistes musulmans puis introduites dans le texte Mais cette authenticiteacute a eacuteteacute parfaitement eacutetablie par les indianistes F-H-F Windischmann (le fils) dans son Sancare sive de theologumenis Vedanticorum 1833 p XIX et Bochinger De la vie contemplative chez les Indous 1831 p12 raquo

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le pire sublimeacute et embrouillardeacute agrave la maniegravere

allemande crsquoest-agrave-dire qursquoau lieu drsquoun sens clair et

net on ne trouve que des mots mais longuement

deacutelayeacutes Telle est par exemple la plus reacutecente de

ces traductions publieacutee par Rœr dans la Bibliotheca

Indica Calcutta 1853 numeacutero 41 on y reconnaicirct

tout aussitocirct lrsquoAllemand deacutejagrave habitueacute comme tel agrave

coucher sur le papier des peacuteriodes dans lesquelles il

laisse agrave drsquoautres le soin de trouver quelque chose de

clair et de preacutecis On nrsquoy sent aussi que trop souvent

quelque chose du fœtor judaiumlcus Tout cela diminue

ma confiance en de telles traductions surtout quand

je pense en outre que leurs auteurs pratiquent ce

travail pour gagner leur pain Le noble Anquetil

Duperron au contraire nrsquoa pas eacuteteacute pousseacute vers ces

eacutetudes par la neacutecessiteacute de vivre mais uniquement

par lrsquoamour de la science et la reacutecompense du

sultan Daraschakoh fut que sa tecircte tomba agrave ses

pieds par ordre de son fregravere impeacuterial Aureng-Zeb

mdashin majorem Dei gloriam Crsquoest ma ferme

conviction qursquoon ne peut obtenir jusquagrave preacutesent que

par lrsquoOupnekhat la veacuteritable connaissance des

Upanishads et par suite de la dogmatique

eacutesoteacuterique reacuteelle des Veacutedas on peut avoir parcouru

les autres traductions et lrsquoon na aucune ideacutee de la

chose Le sultan Daraschakoh semble aussi avoir eu

sous les yeux des manuscrits sanscrits beaucoup

236 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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meilleurs et plus complets que Ceux des lettreacutes

anglais

La Sanhita du Veacuteda ne peut ecirctre des mecircmes auteurs

ni du mecircme temps que lrsquoUpanishad on srsquoen

convainc pleinement en lisant le livre Ier de la

Sanhita du Rig-Veacuteda traduit par Rosen et la

traduction lu Sama-Veacuteda par Stevensen Tous deux

se composent de priegraveres et de rituels qui respirent

un sabaiumlsme passablement grossier Indra y est le

Dieu suprecircme invoqueacute et avec lui le soleil la lune

les vents et le feu Ceux-ci sont lrsquoobjet dans tous les

hymnes des plus serviles flagorneries avec des

priegraveres pour obtenir des vaches des aliments de la

boisson la victoire et des sacrifices Les sacrifices et

les cadeaux faits aux precirctres sont les uniques vertus

qui soient loueacutees Ormazd drsquoougrave est sorti plus tard

Jeacutehovah eacutetant en reacutealiteacute Indra (drsquoapregraves J-J

Schmidt) et aussi Mithra le soleil le culte du feu

srsquoest sans doute introduit chez les Guecircbres avec

Indra LUpanishad est comme je lrsquoai dit le produit

de la sagesse suprecircme humaine il nrsquoest destineacute

ainsi qursquoaux brahmanes instruits voilagrave pourquoi

Anquetil traduit ce nom par secretum tegendum La

Sanhita par contre est eacutesoteacuterique elle est quoique

indirectement destineacutee au peuple puisqursquoelle a

pour contenu la liturgie crsquoest-agrave-dire des priegraveres

237 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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publiques et des rites sacrificatoires aussi sa lecture

est-elle des plus insipides agrave en juger par les

eacutechantillons citeacutes Car Colebrooke a traduit dans

son traiteacute Sur les ceacutereacutemonies religieuses des Indous

des hymnes drsquoautres livres de la Sanhita qui

respirent un esprit apparenteacute agrave celui de

lrsquoUpanishad tel par exemple le bel hymne du

second Essai laquo The embodied spirit raquo etc dont

jrsquoai donneacute ailleurs une traduction30

A lrsquoeacutepoque ougrave les grands temples de lrsquoInde furent

tailleacutes dans les rochers lrsquoart drsquoeacutecrire nrsquoeacutetait peut-

ecirctre pas encore inventeacute et les nombreuses troupes

de precirctres qui habitaient ces temples eacutetaient les

30 Dans le chapitre des Parerga consacreacute agrave lrsquo laquo Eacutethique raquo On trouve cet hymne traduit dans notre volume Eacutethique droit et politique p 31 et nous le reproduisons ici laquo Lrsquoesprit incarneacute qui a mille tecirctes mille yeux mille pieds a sa racine dans la poitrine humaine et peacutenegravetre agrave la fois toute la terre Cet ecirctre est le monde et tout ce qui a eacuteteacute et sera Crsquoest ce qui srsquoaccroicirct par la nourriture et confegravere lrsquoimmortaliteacute Crsquoest lagrave sa grandeur et pour cela il est lrsquoesprit incarneacute le plus noble Les eacuteleacutements de ce monde constituent une part de son ecirctre et trois parts sont lrsquoimmortaliteacute dans le ciel Ces trois parts se sont eacuteleveacutes du monde mais lrsquoautre part est resteacute en arriegravere et est ce qui (par la migration des acircmes) jouit et ne jouit pas des fruits des bonnes et des mauvaises actions etc raquo (Le trad)

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reacuteservoirs vivants des Veacutedas dont chaque precirctre ou

chaque eacutecole savait par cœur et propageait une

partie Crsquoest ce qursquoont fait aussi les druides Crsquoest

sans doute plus tard que dans ces temples crsquoest-agrave-

dire dans le plus digne entourage ont eacuteteacute composeacutes

les Upanishads

La philosophie Sankhya consideacutereacutee comme

lrsquoanteacuteceacutedente du bouddhisme telle qursquoelle nous

apparaicirct in extenso dans la Karika de lrsquoIswara

Krischna traduite par Wilson mdash quoique toujours

comme agrave travers un brouillard par suite de

lrsquoinsuffisance de cette traductionmdash est inteacuteressante

et instructive en ce qursquoelle nous expose les dogmes

principaux de la philosophie indoue la neacutecessiteacute de

la deacutelivrance drsquoune existence peacutenible la

transmigration suivant les actes la connaissance

comme condition fondamentale de la deacutelivrance

etc avec lrsquoabondance et le haut seacuterieux dont ils sont

lobjet dans lrsquoInde depuis des milliers drsquoanneacutees

En attendant nous voyons toute cette philosophie

gacircteacutee par une ideacutee fondamentale fausse le dualisme

absolu entre Prakriti et Pourouscha Cest justement

le point ougrave la Sankhya srsquoeacutecarte des Veacutedas Prakriti

est manifestement la natura naturans et en mecircme

temps la matiegravere en soi crsquoest-agrave-dire sans aucune

239 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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forme seulement penseacutee et non perccedilue celle-ci

ainsi conccedilue peut toute chose naissant drsquoelle ecirctre

reacuteellement regardeacutee comme identique avec la

natura naturans Mais Pourouscha est le sujet de la

connaissance car elle est perceptible inactive

simple spectatrice Cependant tous deux sont

envisageacutes comme absolument diffeacuterents et

indeacutependants lrsquoun de lrsquoautre aussi lrsquoexplication

pourquoi Prakriti se torture pour deacutelivrer

Pourouscha est-elle insuffisante (verset 60)

Lrsquoouvrage entier enseigne ensuite que la deacutelivrance

de Pourouscha est le but final au contraire crsquoest

tout agrave coup Prakriti qui doit ecirctre deacutelivreacutee Toutes ces

antinomies disparaicirctraient si lrsquoon avait pour

Prakriti et Pourouscha une racine commune que

tout indique mecircme contre la volonteacute de Kapila ou

Pourouscha serait une modification de Prakriti et le

dualisme se romprait en tout cas Pour introduire de

La raison dans cela il mrsquoest impossible de voir en

Prakriti autre chose que la volonteacute et en

Pourouscha autre chose que le sujet de la

connaissance

Un trait de petitesse et de peacutedantisme propre agrave la

Sankhya crsquoest sa meacutethode du calcul son

deacutenombrement et son eacutenumeacuteration de toutes les

qualiteacutes etc Ce trait semble drsquoailleurs ecirctre

240 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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particulier au pays puisque les eacutecrits bouddhistes

procegravedent de la mecircme faccedilon

Le sens moral de la meacutetempsycose dans toutes les

religions indoues nest pas seulement que nous

expiions dans une seconde naissance toute

injustice commis par nous mais aussi que nous

regardions toute injustice dont nous sommes la

victime comme bien meacuteriteacutee par nos meacutefaits dans

une existence anteacuterieure

Lrsquoappellation de laquo reacutegeacuteneacutereacutes raquo donneacutee aux

membres des trois castes supeacuterieures peut

srsquoexpliquer comme cela a lieu habituellement par le

fait que lrsquoinvestiture du saint cordon qui met les

jeunes gens hors de tutelle est pour eux comme une

seconde naissance Mais la veacuteritable raison crsquoest

que par suite seulement de remarquables meacuterites

dans une vie anteacuterieure on prend naissance dans

ces castes et qursquoon doit en conseacutequence avoir deacutejagrave

existeacute dans cette vie en tant qursquoecirctre humain tandis

que lrsquoecirctre neacute dans la derniegravere caste ou une plus

infime encore peut avoir eacuteteacute auparavant un animal

Parmi les indices qui reacutevegravelent que les Eacutegyptiens

(Eacutethiopiens) ou du moins leurs precirctres sont venus

de lrsquoInde on peut lire aussi dans la Vie drsquoApollonius

241 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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de Thyane les passages des livres III chap xx et

livre VI chap II

Vous raillez les eacuteons et les kalpas du bouddhisme

Le christianisme lui a pris une position de laquelle

il embrasse un court espace de temps Le

bouddhisme en a pris une drsquoougrave lrsquoinfiniteacute lui apparaicirct

dans le temps et dans lrsquoespace et qui devient son

thegraveme

De mecircme que la Lalitavistara assez simple et

naturelle au deacutebut est devenue plus compliqueacutee et

plus merveilleuse dans chaque nouvelle reacutedaction

qursquoelle a subie de la part de chaque concile successif

ainsi le dogme lui-mecircme a vu ses quelques doctrines

simples et grandioses se compliquer confuseacutement

peu agrave peu de commentaires deacutetailleacutes dexposeacutes de

temps et drsquoespace de personnifications de

localisations empiriques etc Crsquoest la faute de la

tournure drsquoesprit de la multitude qui veut occuper

son imagination et ne trouve pas de plaisir agrave ce qui

est simple et abstrait

Les dogmes brahmaniques et les distinctions de

Brahm et Brahma de Paramatma et de Djiwatma

242 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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de Hiranya-Garbha Pradjapati Pourouscha

Prakriti etc 31 ne sont au fond que des fictions

mythologiques imagineacutees en vue de faire apparaicirctre

comme objectif ce qui nrsquoa essentiellement qursquoune

existence subjective aussi Bouddha y a-t-il renonceacute

et ne connaicirct-il que le sansara et le nirvana Plus en

effet les dogmes sont devenu confus bigarreacutes et

compliqueacutes et plus ils ont revecirctu drsquoun aspect

mythologique Crsquoest ce que comprend mieux le

yogui ou saniassi qui prenant sa position

concentre tous ses sens en lui-mecircme puis oublie

tout le monde et sa propre personnaliteacute Une seule

chose reste encore dans sa conscience lrsquoessence

primordiale Seulement la chose est plus facile agrave dire

qursquoagrave faire

Leacutetat de deacutegradation des Indous autrefois si

hautement cultiveacutes est le reacutesultat de lrsquoeacutepouvantable

oppression que pendant sept cents ans ils ont subie

de la part des mahomeacutetans qui voulaient les

convertir par la violence agrave lrsquoislamisme Aujourdrsquohui

il nrsquoy a de mahomeacutetans qursquoun huitiegraveme de la

population de lrsquoInde (Edinburgh Review janvier

1858)

31 On les trouvera tregraves bien reacutesumeacutes dans lrsquoexcellent livre de J -B Obry Du Nirvana indien 1856

243 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Il est vraisemblable que la mythologie des Grecs et

des Romains est apparenteacutee juste daussi loin agrave celle

des Indous que le grec et le latin le sont au sanscrit

et la mythologie eacutegyptienne agrave toutes deux Zeus

Poseacuteidon et Hadegraves sont peut-ecirctre brahma Vischnou

et Schiva ce dernier a un trident dont le sens est

inexpliqueacute chez Poseacuteidon La clef du Nil crux

ansata symbole de la Veacutenus est exactement le

Lingam et le yoni des schivaiumltes Osiris ou Isiris est

peut-ecirctre Isvara Seigneur et Dieu Les Eacutegyptiens et

les Indous adoraient le lotus

Janus signifierait laquo le chaos comme uniteacute

primordiale raquo (Explication de Janus par Schelling agrave

lrsquoAcadeacutemie de Berlin) Walz De religione

Romanorum antiquissima (Programme de

lrsquoUniversiteacute de Tubingue 1845) donne une

explication beaucoup plus profonde Janus serait

Yama le dieu de la mort qui a deux visages et

parfois quatre En temps de guerre les portes de la

mort sont ouvertes Et Pradjavati ne serait-il pas par

hasard Japet

La deacuteesse Anna Pourna des Indous (Langlegraves

Monuments de lrsquoInde t II p 107) est certainement

lAnna Perenna des Romain Ce point a eacuteteacute depuis

longtemps constateacute et eacutelucideacute (Asiatic Researches t

244 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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VIII pp 69-73) Baghis un surnom de Schiva

rappel le voyant Bakis (Ibid t I p 178) Dans

Sakontala (acte VI agrave la fin) Indra est surnommeacute

Divespetir eacutevidemment Diespiter

Un point qui parle fort en faveur de lrsquoidentiteacute du

Bouddha avec le Wodan crsquoest que drsquoapregraves Langlegraves

(ouvrage citeacute t II) le mercredi (Wodan-day) est

sacreacute pour le (Mercure) et le Bouddha mdash Le mot

laquo korban raquo que lrsquoOupnekhat traduit par

sacrificium apparaicirct chez lrsquoeacutevangeacuteliste Marc (7 II)

laquo Tout don que je fais agrave Dieu vous soit utile il

satisfait agrave la loi raquo en latin corban crsquoest-agrave-dire

munus Den dicatum Mais le plus important est ce

qui suit la planegravete Mercure est sacreacutee pour le

Bouddha est identifieacutee en une certaine mesure avec

lui et le mercredi est le jour de Bouddha Mercure

est le fils de Maia et Bouddha le fils le la reine Maiumla

Cela ne peut ecirctre un hasard laquo Ici disent les

Souabes est enterreacute un minnesinger raquo (Voir

cependant Manual of Buddhisrn p 354 note et

Asiatic Researches t I p 162)

Spence Hardy raconte (On Eastern Monachism p

122) que talars agrave offrir aux precirctres dans une certaine

solenniteacute doivent ecirctre tisseacutes et termineacutes en un seul

jour Crsquoest ce que dit eacutegalement Heacuterodote (Histoire

245 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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chap CXXI) au sujet drsquoun vecirctement offert agrave un

precirctre en une occasion solennelle)

Lrsquoautochtone des Allemands est Mannus son fils est

Thuiskon Dans lrsquoOupnekhat (t II p 347 et t 1 p

96) le premier homme srsquoappelle Man

On sait que Satyavatri est identique agrave Menou ou

Manou comme drsquoautre part agrave Noeacute Or le pegravere de

Samson se nomme Manoeacute (Les Juges chap XIII)

donc Manou Manoeacute Noeacute La Vulgate eacutecrit Μανωέ

et Νωέ Noeacute ne serait-il pas justement Manoeacute en

omettant la premiegravere syllabe

Chez les Eacutetruriens Jupiter se nommait Tina

(Moreau de Jonnegraves seacuteance de lrsquoAcadeacutemie des

sciences morales et politiques deacutecembre 1850) Y

aurait-il lagrave un rapport avec le chinois Tien En tout

cas les Etruriens avaient lAnna Perenna des

Indous

Toutes ces analogies sont eacutetudieacutees dune faccedilon tregraves

approfondie par Wilford et Burr dans les Asiatic

Researches

246 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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QUELQUES CONSIDEacuteRATIONS

ARCHEacuteOLOGIQUES

Le nom de Peacutelasges apparenteacute sans aucun doute agrave

celui de Pelagus est la deacutesignation geacuteneacuterale des

petites tribus asiatiques isoleacutees disperseacutees eacutegareacutees

qui arrivegraverent les premiegraveres en Europe ougrave elles ne

tardegraverent pas agrave oublier complegravetement la tradition la

religion et la civilisation de leur patrie Favoriseacutees

par lrsquoinfluence du beau climat tempeacutereacute et du bon sol

comme par celle des cocirctes de la Gregravece et de lrsquoAsie-

Mineure elles acquirent drsquoelles-mecircmes sous le nom

drsquoHellegravenes un deacuteveloppement tout naturel et une

culture purement humaine comme on nrsquoen avait vu

nulle part avant elles En accord avec ceci elles

nrsquoavaient non plus qursquoune religion enfantine agrave

moitieacute plaisante le seacuterieux se reacutefugiait dans les

mystegraveres et la trageacutedie A cette nation grecque toute

seule nous devons la conception exacte et la

repreacutesentation naturelle du visage et de lrsquoexteacuterieur

humain la deacutecouverte des rapports architecturaux

seuls reacuteguliers et agrave jamais eacutetablis par elle le

deacuteveloppement de toutes les formes veacuteritables de

poeacutesie avec lrsquoinvention de la mesure meacutetrique

vraiment belle lrsquoexposition de systegravemes

247 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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philosophiques drsquoapregraves toutes les directions

fondamentales de la penseacutee humaine les eacuteleacutements

des matheacutematiques les bases drsquoune leacutegislation

raisonnable et dune maniegravere geacuteneacuterale la

conception normale drsquoune existence humaine

reacuteellement belle et noble Car ce petit peuple choisi

des Muses et des Gracircces eacutetait doueacute on peut le dire

de lrsquoinstinct de la beauteacute Cet instinct srsquoeacutetendait agrave

tout aux visages aux formes corporelles aux

postures aux vecirctements aux armes aux bacirctiments

aux vases aux ustensiles agrave tout et ne lrsquoabandonna

jamais Aussi nous eacuteloignerons-nous toujours

drsquoautant plus du bon goucirct et de la beauteacute que nous

nous eacuteloignons des Grecs surtout en sculpture et en

architecture et les anciens ne vieilliront jamais Ils

sont et restent lrsquoeacutetoile polaire qui doit guider tous

nos efforts en litteacuterature dans les arts plastiques et

qursquoil ne nous faut jamais perdre des yeux Honte agrave

lrsquoeacutepoque qui aurait lrsquoaudace de laisser les anciens de

cocircteacute Si un laquo temps preacutesent raquo corrompu miseacuterable

et purement mateacuteriel se risquait agrave quitter leur eacutecole

pour se sentir plus agrave lrsquoaise dans sa propre

preacutesomption il segravemerait la honte et le

deacuteshonneur32

32 Les Grecs eacutetaient comme les Germains une tribu mdash ou

248 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Par contre dans les arts meacutecaniques et techniques

les Grecs sont tregraves en arriegravere de nous crsquoest que ces

choses-lagrave exigent plus de temps de patience de

meacutethode et drsquoexpeacuterience que de hautes forces

intellectuelles Aussi la plupart des œuvres

scientifiques des anciens ne peuvent-elles guegravere

nous renseigner que sur ce que ceux-ci nrsquoont pas su

Pour se rendre compte jusqursquoagrave quel point les

horde mdash eacutemigreacutee drsquoAsie et ces deux peuples eacuteloigneacutes de leur pairie se sont tireacutes drsquoaffaire uniquement par leurs propres ressources Mais que devinrent dune part les Grecs de lautre les Germains Il suffit de comparer la mythologie des uns et des autres Car Crsquoest sur celle-ci que les Grecs fondegraverent plus tard leur poeacutesie et leur philosophie leurs premiers eacuteducateurs furent les anciens chanteurs Orpheacutee Museacutee Amphion Linus finalement Homegravere Ils furent suivis par les sept sages puis par les philosophes Ainsi les Grecs traversegraverent en quelque sorte les trois classes de leur eacutecole chose dont il nest nullement question chez les Germains avant la migration des peuples Dans les lyceacutees on ne devrait pas enseigner lancienne litteacuterature germanique telle que les Nibelunyen et autres poegravetes du moyen acircge Ces productions-lagrave sont a la veacuteriteacute excessivement curieuses et meacuteritent drsquoecirctre lues mais elles ne contribuent pas agrave la formation du goucirct et prennent le temps qui appartient agrave la vieille litteacuterature vraiment classique Si vous substituez nobles germains et patriotes allemands de meacutechants vieux vers allemands aux classiques grecs et romains vous nrsquoeacutelegraveverez que des porteurs de peaux drsquoours Comparer mecircme lesdits Nibelungen agrave lrsquoIliade cest lagrave un veacuteritable blasphegraveme qursquoil convient deacutepargner aux oreilles de la jeunesse avant tout

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anciens ont pousseacute lrsquoignorance en physique et en

physiologie on nrsquoa qursquoagrave lire les Problegravemes drsquoAristote

crsquoest lagrave un vrai speacutecimen ignorantiaelig veterum Les

problegravemes eux-mecircmes sont le plus souvent exacts et

en partie bien conccedilus mais les solutions en sont en

geacuteneacuteral pitoyables parce que lrsquoauteur ne connaicirct pas

drsquoautres eacuteleacutements drsquoexplication que le perpeacutetuel

chaud et froid sec et humide

Lrsquoode dOrpheacutee dans le livre I des Eclogaelig de

Stobeacutee est du pantheacuteisme indou embelli par le sens

plastique des Grecs Elle nrsquoest certainement pas

drsquoOrpheacutee mais est pourtant vieille puisqursquoun

passage en est deacutejagrave citeacute dans le pseudo-Arislote De

mundo livre qursquoon a voulu reacutecemment attribuer agrave

Chrysippe Une inspiration vraiment orphique

pourrait tregraves bien en faire le fond on se sent en

reacutealiteacute tenteacute de la regarder comme un document sur

le passage de la religion indoue au polytheacuteisme

helleacutenique En tout cas on peut la prendre comme

le contre-poison de lrsquohymne de Cleacuteanthe agrave Zeus que

nous a conserveacute le mecircme livre et qui vu son odeur

juive meacuteconnaissable plaicirct tellement aux gens Il

mrsquoest impossible de croire que Cleacuteanthe le stoiumlcien

conseacutequemment pantheacuteiste ait eacutecrit cette

flagornerie reacutepugnante agrave mon avis lrsquoauteur en est

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

un juif drsquoAlexandrie Quoi quil en soit il ne

convient pas de profaner ainsi le nom du Kronide

Clothon Lacheacutesis et Atropos expriment la mecircme

ideacutee que Brahma Vischnou et Schiva mais cette

ideacutee est trop naturelle pour que nous puissions en

conclure agrave une parenteacute historique

Dans Homegravere les phrases tropes images et

tournures revenant indeacutefiniment sont si raides si

rigides drsquoallure si meacutecanique qursquoon les croirait

tailleacutes sur des patrons

La poeacutesie est plus ancienne que la prose puisque

Pheacutereacutecyde et Heacutecateacutee de Milet ont eacuteteacute les premiers agrave

eacutecrire en prose lrsquoun la philosophie lrsquoautre lhistoire

fait qui a eacuteteacute noteacute par les anciens comme une

curiositeacute En voici lrsquoexplication Avant lrsquoexistence de

lrsquoeacutecriture on cherchait agrave perpeacutetuer dans leur

authenticiteacute les faits et les ideacutees dignes drsquoattention

en les fixant en vers Lorsque lrsquoeacutecriture fut connue il

devint naturel qursquoon eacutecrivicirct tout en vers puisque

tout ce que lrsquoon savait crsquoest que les choses

meacutemorables eacutetaient conserveacutees en vers Crsquoest de lagrave

que naquirent ces premiers prosateurs qui

rompirent ainsi avec une forme devenue superflue

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Tout ce qui reste des mystegraveres des Grecs ou plutocirct

leur seule analogie crsquoest la franc-maccedilonnerie La

reacuteception dans celle-ci est le laquo celui qui est initieacute raquo et

lrsquo laquo initiation raquo les enseignements ce sont les

laquo mystegraveres raquo et les diffeacuterents degreacutes sont les laquo les

petits les grands et les plus grands mystegraveres raquo Une

telle analogie nrsquoest ni accidentelle ni traditionnelle

mais vient de ce que la chose a sa racine dans la

nature humaine Chez les mahomeacutetans le soufisme

rappelle les mystegraveres Les Romains nrsquoayant pas de

mystegraveres agrave eux eacutetaient initieacutes agrave ceux des dieux

eacutetrangers particuliegraverement dIsis dont le culte agrave

Rome remonte aux premiers temps

Notre vecirctement a une certaine influence presque sur

toutes nos postures et nos gestes Il nrsquoen eacutetait pas

ainsi de ceux des anciens que leur goucirct estheacutetique

preacutemunit peut-ecirctre contre un tel mal et qui

gardegraverent leur ample vecirctement non ajusteacute Voilagrave

pourquoi un acteur revecirctu du costume antique doit

eacuteviter tous les mouvements et toutes les postures

ameneacutes par notre vecirctement moderne et qui sont

passeacutes agrave leacutetat drsquohabitude Ce nrsquoest pas une raison

pour qursquoil se carre et se boursoufle comme un

polichinelle franccedilais qui deacuteclame son Racine en toge

et en tunique

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Il conviendrait peut-ecirctre de caracteacuteriser lrsquoesprit des

anciens en disant qursquoils srsquoefforccedilaient en geacuteneacuteral et

en toutes choses de rester aussi pregraves que possible de

la nature et au contraire lrsquoesprit de la geacuteneacuteration

nouvelle en disant qursquoil srsquoefforce de srsquoeacuteloigner le

plus possible de celle-ci Comparez simplement le

vecirctement les mœurs les ustensiles lrsquohabitation les

vases lrsquoart la religion la maniegravere de vivre des

anciens et des modernes

253 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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CONSIDEacuteRATIONS MYTHOLOGIQUES

Crsquoest peut-ecirctre une conseacutequence de la parenteacute

originelle de tous les ecirctres de ce monde de

pheacutenomegravenes par suite de son uniteacute dans la chose en

soi mais ce qui est incontestable crsquoest que tous

dans leur ensemble ont un type semblable et que

certaines lois quoique assez geacuteneacuterales se

manifestent les mecircmes chez tous Cela explique

qursquoon peut rapprocher les unes des autres ou rendre

sensibles non seulement les choses les plus

opposeacutees mais que lon trouve aussi des alleacutegories

frappantes mecircme dans des sujets qui ne les

recherchaient pas Le conte incomparablement beau

de Goethe sur le laquo serpent vert raquo et autres

personnages en donne une preuve exquise Chaque

lecteur se sent presque contraint agrave y chercher un

sens alleacutegorique et crsquoest ce que firent aussitocirct

beaucoup de gens avec un grand deacuteploiement de

zegravele et de seacuterieux de la faccedilon la plus diverse au

grand amusement du poegravete qui nrsquoy avait poursuivi

aucune alleacutegorie Les Eudes sur les œuvres de

Goethe de Duntzer 1849 relatent cette histoire

Pour ma part je la connaissais depuis longtemps

Goethe lui-mecircme mrsquoen ayant longuement entretenu

254 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Crsquoest agrave cette analogie universelle et agrave cette identiteacute

typique des choses que la fable eacutesopique doit son

origine et crsquoest en vertu drsquoelles que lrsquohistoire peut

devenir alleacutegorie et lrsquoalleacutegorie histoire

Plus que tout le reste cependant la mythologie des

Grecs a fourni de tout temps matiegravere agrave des

interpreacutetations alleacutegoriques Elle y invite parce

qursquoelle offre des scheacutemas pour lrsquointuition de presque

chaque ideacutee fondamentale renferme en quelque

sorte les types primordiaux de toutes les choses et

de toutes les circonstances types qui comme tels

sont toujours et partout transparents et nrsquoest-elle

pas issue en reacutealiteacute de lrsquoinstinct qui pousse les

Grecs agrave tout personnifier Aussi degraves les temps les

plus anciens avant Heacutesiode ces mythes revecirctirent-

ils une forme alleacutegorique Crsquoest par exemple une

alleacutegorie morale que nous preacutesente ce poegravete quand

il eacutenumegravere les enfants de la Nuit puis les enfants

drsquoEris qui sont le Travail la Peine33 La Faim la

Douleur la Lutte le Meurtre la Discorde le

Mensonge lrsquoInjustice le Mal et le Serment

(Theacuteogonie vers 211 et suiv) Comme alleacutegorie

33 Je lis pour ma part drsquoapregraves ma conjecture personnelle non λήθην mais λώβην

255 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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physique il faut citer sa description de la Nuit et du

Jour du Sommeil et de la Mort tous personnifieacutes

(Ibib ver 746-765)

Chaque systegraveme cosmologique et mecircme

meacutetaphysique receacutelera pour la raison alleacutegueacutee une

alleacutegorie existant dans la mythologie Drsquoailleurs la

plupart des mythes expriment plutocirct des veacuteriteacutes

simplement soupccedilonneacutees que nettement conccedilues

Car ces Grecs primitifs eacutetaient comme Goethe dans

sa jeunesse il leur eacutetait impossible drsquoexprimer leurs

ideacutees autrement qursquoen images et en symboles Par

contre pour ce qui est des seacuterieux et peacutenibles

commentaires de Creutzer sur la mythologie dans

laquelle il voit le deacutepositoire de veacuteriteacutes physiques et

meacutetaphysiques qui lui ont et confieacutees agrave dessein mdash

thegravese qursquoil deacuteveloppe avec un verbiage qui nrsquoen finit

pas et une prolixiteacute accablante mdash je les expeacutedierai

par cette phrase drsquoAristote (Meacutetaphysique II 4 )

Sed ea quaelig mythice blaterantur non est operaelig

pretium serio et accurate considerare [Pour ce qui

est du radotage mythologique cela ne vaut pas la

peine de le prendre au seacuterieusement en

consideacuteration] En cela aussi drsquoailleurs Aristote se

montre lrsquoantipode de Platon qui srsquointeacuteresse

volontiers aux mythes mais par voie alleacutegorique

256 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Les significations alleacutegoriques suivantes de quelques

mythes grecs tenteacutees par moi peuvent donc ecirctre

prises dans le sens que je viens drsquoindiquer

Dans les premiers grands traits fondamentaux du

systegraveme mythologique on peut voir une alleacutegorie

des principes ontologiques et cosmologiques

supeacuterieurs Ouranos est lrsquoespace la condition

premiegravere de toute lrsquoexistence crsquoest-agrave-dire le premier

geacuteniteur avec Geacutea la deacuteesse qui renferme les

choses Kronos est le temps Il chacirctre le principe

engendrant le temps aneacuteantit toute force geacutenitrice

ou plus exactement la faculteacute drsquoengendrer de

nouvelles formes la procreacuteation primitive des sexes

vivants cesse apregraves la premiegravere peacuteriode du monde

Zeus qui est deacuterobeacute agrave la voraciteacute de son pegravere est la

matiegravere elle seule eacutechappe agrave la puissance du temps

qui aneacuteantit tout le reste elle persiste Cest drsquoelle

que procegravedent toutes les choses Zeus est le pegravere

des dieux et des hommes

Examinons les choses de plus pregraves Ouranos ne

laisse pas voir le jour aux enfants qursquoil a engendreacutes

avec la Terre mais les cache dans les profondeurs

de celle-ci (Heacutesiode Theacuteogonie vers 156 et suiv)

Ceci peut srsquoappliquer aux premiers produits

zoologiques de la nature qui ne nous apparaissent

257 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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qursquoagrave lrsquoeacutetat fossile Mais on peut aussi bien voir dans

les os des meacutegatheacuterions et des mastodontes les

geacuteants preacutecipiteacutes par Zeus dans les enfers N-a-t-on

pas preacutetendu mecircme au siegravecle dernier y reconnaicirctre

les ossements des anges deacutechus En reacutealiteacute la

theacuteogonie drsquoHeacutesiode semble receacuteler agrave sa base une

obscure notion des premiegraveres transformations du

globe terrestre et de la lutte entre la surface oxydeacutee

susceptible de vie et les forces naturelles

indomptables et dominant les matiegraveres oxydables

bannies par elle agrave lrsquointeacuterieur

Kronos le ruseacute chacirctre donc Ouranos par ruse Ceci

peut srsquointerpreacuteter ainsi le Temps qui srsquoavance agrave pas

de loup qui vient agrave bout de tout qui nous enlegraveve

secregravetement une chose apregraves lrsquoautre finit aussi par

ravir au Ciel qui engendra avec la Terre crsquoest-agrave-dire

agrave la Nature 1a force de produire de nouvelles

formes originelles mais celles deacutejagrave produites

persistent dans le temps comme espegravece Kronos

cependant deacutevore ses propres enfants le Temps

qui ne produit plus de familles mais seulement des

individus nrsquoengendre que des ecirctres mortels Zeus

seul eacutechappe agrave ce destin comme lui eacutegalement les

258 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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heacuteros et les sages sont immortels Entrons dans les

deacutetails

Apregraves que le Ciel et la Terre cest-agrave-dire la Nature

ont perdu leur force reproductive qui fournissait de

nouvelles formes cette force se transforme en

Aphrodite qui naicirct de lrsquoeacutecume des parties geacutenitales

drsquoOuranos coupeacutees et tombeacutees dans la mer et qui

est la procreacuteation sexuelle des individus isoleacutes en

vue du maintien de lrsquoespegravece existante puisque de

nouvelles espegraveces ne peuvent plus apparaicirctre Eacuteros

et Himeros accompagnent Aphrodite et lui viennent

en aide dans ce but (Heacutesiode Theacuteogonie vers 173-

201)

Le lien et lrsquouniteacute de la nature humaine avec la nature

animale et le reste de la nature par conseacutequent du

microcosme avec le macrocosme parle par le sphinx

mysteacuterieux au sein gros drsquoeacutenigmes par les

centaures par lrsquoArteacutemise drsquoEacutephegravese aux formes

animales varieacutees sous ses nombreuses mamelles

comme par les corps humains eacutegyptiens agrave tecirctes

drsquoanimaux et au ganesa indou enfin par les

taureaux et les lions ninivites agrave tecirctes drsquohommes qui

nous rappellent lrsquoavatar du lion-homme

259 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Les japeacutetides repreacutesentent quatre proprieacuteteacutes

fondamentales du caractegravere humain avec les

souffrances qui y sont attacheacutees Atlas le patient

doit porter Menœtius le vaillant est dompteacute et

preacutecipiteacute dans lrsquoabicircme Promeacutetheacutee le prudent et

lrsquoaviseacute est enchaicircneacute crsquoest-agrave-dire entraveacute dans son

activiteacute et le Vautour crsquoest-agrave-dire le souci lui ronge

le cœur Eacutepimeacutetheacutee le cerveau vide lrsquoeacutetourdi est

puni par sa propre folie

Promeacutetheacutee personnifie tout particuliegraverement la

preacutevision humaine la penseacutee du lendemain

supeacuterioriteacute que possegravede lrsquohomme sur lrsquoanimal Voilagrave

pourquoi il a le don de propheacutetie celui-ci indique le

pouvoir de la preacutevision reacutefleacutechie Voilagrave pourquoi

aussi il procure agrave lrsquohomme lrsquousage du feu que

lrsquoanimal ne connaicirct pas et jette la base des arts de la

vie Mais ce privilegravege de la preacutevision lrsquohomme doit

lrsquoexpier par la torture incessante du souci que

lanimal ne connaicirct pas non plus crsquoest le vautour qui

deacutevore le foie de Promeacutetheacutee enchaicircneacute Eacutepimeacutetheacutee

qui sera imagineacute ulteacuterieurement comme corollaire

repreacutesente la preacutevision trop tardive la reacutecompense

de la leacutegegravereteacute et de lrsquoeacutetourderie

Plotin donne (Enneacuteades livre IV I chap XIV) une

interpreacutetation toute diffeacuterente meacutetaphysique et

260 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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drsquoailleurs suggestive de Promeacutetheacutee Il est agrave ses

yeux lrsquoacircme du monde creacutee les hommes est pour

cela enlaceacute dans les chaicircnes qursquoun Hercule seul peut

briser etc

Lrsquointerpreacutetation suivante serait du goucirct des ennemis

actuels de lrsquoEacuteglise le Promeacutetheacutee enchaicircneacute est la

raison enchaicircneacutee par les dieux (la religion) seule la

chute de Zeus peut la deacutelivrer

La fable de Pandore nrsquoa jamais eacuteteacute claire pour moi

elle nous est certainement parvenue sous une forme

incoheacuterente et travestie Je soupccedilonne qursquoHeacutesiode

lui-mecircme lrsquoa deacutejagrave mal comprise et mal interpreacuteteacutee

Ce ne sont pas tous les maux du monde mais tous

ses biens que Pandore comme son nom seul

lrsquoindique deacutetient dans sa boicircte Lorsque Eacutepimeacutetheacutee

ouvre celle-ci intempestivement les biens srsquoenvolent

dans tous les sens lrsquoespeacuterance seule demeure sauve

et reste agrave lrsquohomme Jrsquoai fini par avoir la satisfaction

de trouver chez les anciens quelques passages qui

confirment ma maniegravere de voir notamment une

eacutepigramme de lAnthologie (Delectus

epigrammatum graeligcorum eacutedit Jacobs chap VII

eacutepigr 84) et un passage de Babrios citeacute lagrave mecircme et

qui commence ainsi laquo Zeus rassemblant en un vase

toutes les bonnes choses raquo (Fable 57)

261 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Lrsquoeacutepithegravete speacuteciale λιγύφωνοι [voix claires]

qursquoHeacutesiode applique aux Hespeacuterides en deux

endroits de sa Theacuteogonie (vers 275 et 518) a eacuteveilleacute

en moi lrsquoideacutee drsquoailleurs eacutetrange eacutetant donneacute leur

nom et leur seacutejour releacutegueacute si loin vers lrsquoOccident si

par les Hespeacuterides il ne fallait pas entendre des

chauve-souris Cette eacutepithegravete reacutepond tregraves bien au

ton bref et sifflant de ces animaux34 qui seraient du

reste plus justement deacutenommeacutes έσπέριδες [filles du

soir hespeacuterideacutes] que νυκτεριδες [filles de la nuit

nycteacuterides] vu qursquoils volent beaucoup plus le soir

que la nuit pour capturer les insectes et que le mot

έσπέριδες a preacuteciseacutement le mecircme sens que le

vespertiliones latin Je ne veux donc pas celer mon

ideacutee puisqursquoil pourrait se faire que quelqursquoun dont

elle eacuteveillerait lrsquoattention trouvacirct drsquoautres appuis de

sa confirmation Si les cheacuterubins sont des bœufs

aileacutes pourquoi les Hespeacuterides ne seraient-elles pas

des chauve-souris Peut-ecirctre srsquoagit-il drsquoAlcithoeacute et

de ses sœurs qui dans les Meacutetamorphoses dOvide

(livre VI vers 391 et suiv) sont changeacutees en

chauve-souris

34 Piauler elles piaulent comme des chauves-souris (Heacuterodote IV 183)

262 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Si le hibou est lrsquooiseau de Minerve la raison peut

srsquoen trouver dans les eacutetudes nocturnes des lettreacutes

Ce nrsquoest ni sans motif ni sans signification que le

mythe fait avaler et digeacuterer des pierres par Kronos

Car tout ce qui ne peut ecirctre digeacutereacute chagrins ennuis

pertes mortifications le temps seul le digegravere

La chute des geacuteants que Zeus foudroie et preacutecipite

dans les enfers semble ecirctre la mecircme histoire que la

chute des anges reacutevolteacutes contre Jeacutehovah

Lrsquohistoire drsquoIdomeacuteneacutee qui sacrifie son fils ex voto

et celle de Jephteacute sont au fond la mecircme histoire

De mecircme que la racine de la langue gothique

comme celle de la langue grecque se trouve dans le

sanscrit nrsquoy a-t-il pas une mythologie plus ancienne

drsquoougrave sont sorties les mythologies grecque et juive

On pourrait mecircme preacutetendre si lrsquoon voulait faire de

lrsquoesprit que la longue nuit jumelle dans laquelle

Zeus engendra Heacuteraclegraves avec Alemegravene vint de ce

que plus agrave lrsquoest devant Jeacutericho Josueacute arrecircta le

soleil Zeus et Jeacutehovah jouaient ainsi ensemble agrave

cache-cache car les dieux du ciel comme ceux de la

terre sont toujours secregravetement amis Mais

combien innocents eacutetaient les amusements de Pegravere

263 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Zeus en comparaison des meneacutees sanglantes de

Jeacutehovah et de son peuple eacutelu de brigands

Pour finir je donnerai encore mon interpreacutetation

alleacutegorique tregraves subtile et tregraves eacutetrange drsquoun mythe

connu mis en valeur surtout par Apuleacutee cette

interpreacutetation toutefois vu la matiegravere du sujet est

exposeacutee agrave la raillerie de tous ceux qui voudront

prendre avantage de ce mot laquo Du sublime au

ridicule il nrsquoy a qursquoun pas raquo

Du point culminant de ma philosophie qui est on le

sait le point de vue asceacutetique lrsquoaffirmation de la

volonteacute de vivre se concentre dans lrsquoacte de la

geacuteneacuteration et celui-ci en est lrsquoexpression la plus

complegravete Quant a la signification de cette

affirmation crsquoest que la volonteacute qui est

originairement deacutepourvue de connaissance cest-agrave-

dire qui est un instinct aveugle une fois qursquoelle a

pris conscience gracircce au monde comme

repreacutesentation de son propre ecirctre ne se laisse ni

troubler ni entraver dans ses exigences et ses

appeacutetits mais veut deacutesormais au contraire de parti

deacutelibeacutereacute preacuteciseacutement ce qursquoelle a voulu jusque-lagrave

sous forme drsquoinstinct et drsquoimpulsion deacutepourvus de

connaissance (Voir Le monde comme volonteacute et

comme repreacutesentation livre IV sect 54) En

264 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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conseacutequence nous trouvons que celui qui par

chasteteacute volontaire nie asceacutetiquement la vie diffegravere

empiriquement de celui qui lrsquoaffirme par lrsquoacte de la

geacuteneacuteration en ce que les faits qui srsquoeffectuent chez

celui-lagrave sans connaissance et comme fonction

physiologique aveugle notamment dans le sommeil

srsquoaccomplissent chez celui-ci avec conscience et

reacuteflexion crsquoest-agrave-dire agrave la lumiegravere de la

connaissance Or crsquoest chose tregraves curieuse que ce

philosophegraveme abstrait qui ne reacutepond en aucune

faccedilon agrave lrsquoesprit des Grecs soit exposeacute avec le

processus empirique qui le revecirct drsquoune maniegravere

alleacutegorique exacte dans la belle fable de Psycheacute Elle

devait connaicirctre lrsquoAmour sans le voir mais en deacutepit

de tous les avertissements elle voulut absolument le

voir Apregraves cela agrave la suite drsquoun arrecirct inexorable des

puissances mysteacuterieuses elle tomba dans des

calamiteacutes sans bornes auxquelles seul put mettre

fin son seacutejour aux enfers avec les peacutenibles

tribulations qui lrsquoaccompagnegraverent

FIN

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  • PREacuteFACE
  • SECTION I SUR CELLE-CI
  • SECTION II PHILOSOPHIE PREacuteSOCRATIQUE
  • SECTION III SOCRATE
  • SECTION IV PLATON
  • SECTION V ARISTOTE
  • SECTION VI STOIumlCIENS
  • SECTION VII NEacuteO-PLATONICIENS
  • SECTION VIII GNOSTIQUES
  • SECTION IX SCOT EacuteRIGEgraveNE
  • SECTION X LA SCHOLASTIQUE
  • SECTION XI BACON DE VERULAM
  • SECTION XII LA PHILOSOPHIE DES MODERNES
  • SECTION XIII ENCORE QUELQUES EacuteCLAIRCISSEMENTS SUR LA PHILOSOPHIE DE KANT
  • SECTION XIV QUELQUES REMARQUES SUR MA PROPRE PHILOSOPHIE
  • LA LITTEacuteRATURE SANSCRITE
  • QUELQUES CONSIDEacuteRATIONS ARCHEacuteOLOGIQUES
  • CONSIDEacuteRATIONS MYTHOLOGIQUES
Page 4: Numérisé par Guy Heff -

4 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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PREacuteFACE

Ces laquo Fragments sur lhistoire de la philosophie raquo

qui sont avant tout une sorte de suppleacutement ou

dappendice aux doctrines geacuteneacuterales de lrsquoauteur du

Monde contient comme et volonteacute et comme

repreacutesentation ajoutent agrave celles-ci bon nombre de

choses et soulegravevent des questions de plus ou moins

dimportance

Schopenhauer revient avec une acrimonie plus vive

et plus combative que jamais agrave sa becircte noire le

theacuteisme et agrave lrsquoeacutemanation la plus caracteacuteristique et la

plus complegravete de celui-ci le christianisme Nous

lrsquoavons deacutejagrave entendu dans le volume preacuteceacutedent

affirmer avec Kant que lrsquoideacutee de Dieu nrsquoest pas

inneacutee que le theacuteisme est un reacutesultat de lrsquoeacuteducation

et que si lon ne parlait jamais de Dieu agrave un enfant

celui-ci ne le deacutecouvrirait pas de lui-mecircme et ne

saurait jamais rien agrave son sujet Ici son

argumentation est plus incisive encore son jeu

drsquoescrime antireligieux plus compliqueacute et plus

redoutable Dans la religion chreacutetienne dit-il

lrsquoexistence de Dieu est une affaire entendue et au-

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dessus de toute discussion Aussi est-ce une beacutevue

de la part des rationalistes de preacutetendre deacutemontrer

lexistence de Dieu par dautres preuves que par la

Bible Ils se livrent lagrave agrave un amusement dangereux

La philosophie par contre est une science et

comme telle nrsquoa pas drsquoarticle de foi Rien ne peut

donc y ecirctre admis comme existant excepteacute ce qui

est directement donneacute par lrsquoexpeacuterience ou ce qui est

deacutemontreacute par dincontestables reacutesultats On croyait

posseacuteder ceux-ci de tout temps lorsque Kant vint

deacutesillusionner le monde agrave cet eacutegard et deacutemontrer

nettement lrsquoimpossibiliteacute de telles preuves Crsquoest

dire que toutes les deacutemonstrations de lrsquoexistence de

Dieu tireacutees du spectacle de lrsquounivers de lrsquoordre et de

lrsquoharmonie qui y regravegnent du dessein intelligent qui

srsquoy manifeste en y ajoutant les deacutemonstrations dites

meacutetaphysiques deacuteduisant la reacutealiteacute de lrsquoecirctre divin

de lrsquoideacutee mecircme que la raison possegravede de ses

attributs telles que les ont donneacutees Bossuet

Feacutenelon Clarke Pluche Chateaubriand et tutti

quanti ne sont aux yeux du philosophe allemand

que des effusions lyriques et des pueacuteriliteacutes

sentimentales deacutenueacutees de toute valeur

Et se demande-t-il ougrave logerait ce Dieu sil existait

Copernic renversant au XVIe siegravecle lrsquoantique

systegraveme drsquoHipparque preacutecurseur de celui de

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Ptoleacutemeacutee fondeacutes lrsquoun comme lautre sur

lrsquoagencement absurde de lrsquounivers imagineacute par

Aristote a deacutemontreacute en mecircme temps lrsquoimpossibiliteacute

absolue de lrsquoexistence du ciel Or si le ciel nrsquoexiste

pas comment pourrait-il ecirctre le seacutejour drsquoun Dieu

Lrsquoastronomie moderne en supprimant le ciel a par

le fait mecircme supprimeacute Dieu elle a tellement agrandi

et dilateacute le monde qursquoil ne reste plus de place pour

un ecirctre en dehors de lui Crsquoest ce qursquoa aussitocirct

reconnu lrsquoEacuteglise catholique qui a condamneacute le

systegraveme de Copernic en attendant qursquoelle

condamnacirct celui de Galileacutee afin de ne pas infliger

un deacutementi au reacutecit de la Bible nous montrant Josueacute

arrecirctant le soleil laquo au risque de casser le grand

ressort tout net raquo ajoute ironiquement Victor Hugo

Toute largumentation de Schopenhauer contre

lexistence de Dieu pourrait se reacutesumer par le vers

fameux de Cyrano do Bergerac sur

Ces dieux que lhomme a faits et qui nrsquoont point fait

lhomme

Voilagrave son fait dit au theacuteisme lui-mecircme Le

christianisme lun des deux ou trois avatars des

plus consideacuterables de celui-lagrave nobtient pas

meilleure mesure Rencontrant sur son chemin Scot

Eacuterigegravene cet laquo homme admirable raquo du IXe siegravecle qui

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nous offre le spectacle inteacuteressant de la lutte entre la

veacuteriteacute reconnue et saisie personnellement et les

dogmes locaux fixeacutes par un endoctrinement preacutecoce

et qui se sont deacuteveloppeacutes en dehors de tout doute raquo

Schopenhauer a loccasion dexaminer sur ses

traces la question du peacutecheacute originel des

chatoiements eacuteternels promis agrave lhumaniteacute Il

souligne malignement les difficulteacutes inextricables et

les contradictions irreacuteductibles avec lesquelles se

trouve aux prises le pauvre grand homme beaucoup

plus theacuteologien que philosophe conformeacutement agrave

lesprit de son temps La faute du peacutecheacute et du mal

conclut-il retombe neacutecessairement de la nature sur

son auteur Mais si celui-ci est la Volonteacute se

manifestant dans tous ses pheacutenomegravenes cette faute

est parvenue agrave la bonne adresse Si crsquoest au contraire

un Dieu lrsquoorigine du peacutecheacute et du mal contredit sa

diviniteacute

Crsquoest lagrave en effet le dilemme inexorable duquel ne

peuvent sortir les croyants cest la pierre

drsquoachoppement agrave laquelle se heurtent tous ceux qui

se trouvent en preacutesence de ce formidable problegraveme

de la Gracircce qui fait le fond de la doctrine

deacutesespeacutereacutee de saint Augustin

8 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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On pourrait deacuteduire drsquoapregraves ce rapide exposeacute des

ideacutees de Schopenhauer au sujet de Dieu et du

dogme chreacutetien que notre philosophe est

absolument deacutepourvu du sens religieux qursquoil est un

atheacutee sec deacutesabuseacute insensible agrave toutes les beauteacutes

naturelles et morales que lrsquohumaniteacute dans sa grosse

masse regarde comme lœuvre drsquoun ecirctre parfait

qursquoelle deacutenomme Dieu et vers lequel elle eacutelegraveve sa

voix reconnaissante Sans vouloir deacutecider pour

notre part si lrsquooctroi de lrsquoexistence humaine qui

finit par la mort teacuteneacutebreuse est un don si preacutecieux

qui meacuterite un tel gaspillage de priegraveres drsquohymnes et

drsquoencens nous reconnaissons volontiers que lrsquoideacutee

drsquoun ecirctre supeacuterieur agrave nous que lrsquohomme appelle

plus ou moins vaguement agrave son aide comme

pouvant guider ses actes et qui constitue pour lui

un ideacuteal neacutecessaire est une force pour sa faiblesse

Crsquoest toujours le mythe drsquoAnteacutee qui en enlaccedilant la

Terre sa megravere retrouve momentaneacutement sa

vigueur Aussi Schopenhauer lui-mecircme avait-il

conscience de la grandeur de lrsquounivers et inclinait-il

plein de respect devant la manifestation

majestueuse et inflexible de ses lois Si sa raison lui

deacutefendait drsquoadmettre un Dieu personnel releacutegueacute

derriegravere les nuages opaques de la scolastique et de la

meacutetaphysique intervenant dans les moindres actes

humains il portait dans son admiration de la

9 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Nature lrsquoenthousiasme eacutemu drsquoun poegravete mondes

inexploreacutes et eacutenigmatiques gravitant dans le

firmament faune et flore peuplant cette terre

montagnes qui deacutetient les nues vastes mers tour agrave

tour paisibles et furieuses ces spectacles varieacutes

parlaient agrave son cœur Crsquoest lhomme son laquo fregravere en

Adam raquo qursquoil aimait le moins il faut bien le

reconnaicirctre et il ressentait pour la femme on le

sait un eacuteloignement analogue Il disait avec Hamlet

laquo Lrsquohomme nrsquoa pus de charme pour moi ni la

femme non plus quoique semble dire votre

sourire raquo Crsquoest qursquoil navait pas eu beaucoup agrave se

louer comme crsquoest notre lot agrave presque tous de lrsquoun

ni de lautre sexe Les hommes seacutetaient montreacutes

envieux de sa supeacuterioriteacute et les femmes avaient

deacuteployeacute agrave son encontre les ruses perfides dont elles

sont coutumiegraveres envers lrsquohomme et qui sont

lessence constitutive de leur ecirctre

Ainsi il avait pour les merveilles de la Nature une

acircme et des yeux largement ouverts Mais il srsquoeacutetait

deacutebarrasseacute de bonne heure de toute entrave

alourdissante et ne srsquoeacutetait pas laisseacute emprisonner

dans un dogme Il pensait qursquoecirctre de la religion

drsquoAristote de Lucregravece de Seacutenegraveque de Spinoza et de

Goethe crsquoest apregraves tout se trouver en assez bonne

10 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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compagnie Nous ajouterions agrave cette liste le nom de

Renan si celui-ci nrsquoeacutetait pas venu apregraves lui

On peut reacutesumer lrsquoattitude de Schopenhauer vis-agrave-

vis la religion en disant que celle-ci a autant

dimportance agrave ses yeux que lart et la morale Ces

trois facteurs repreacutesentent le mecircme violent effort de

son esprit pour briser les limites de la volonteacute et de

lrsquointellect finis pour mettre en fuite lillusion

peacutenible et deacutecevante qui est la compagne de la vie

humaine Lrsquoeffort en chaque cas se reacuteduit

simplement agrave chasser de sa penseacutee et de son

sentiment toute foi agrave la reacutealiteacute seacutepareacutee ou

individuelle des choses et des ecirctres humains et a en

arriver agrave envisager toute individualiteacute apparente

comme une pure manifestation de la volonteacute

conditionneacutee par le temps et par lrsquoespace Le seul

point qui inteacuteresse Schopenhauer dans un systegraveme

religieux crsquoest de savoir srsquoil affecte ou nrsquoaffecte pas

la volonteacute humaine Il le perccediloit purement par son

cocircteacute formel et subjectif et sa philosophie va donner

ainsi la main agrave lrsquoeacutethique de Goethe pour lequel lrsquoart

et la religion eacutetaient deux termes parallegraveles Celui

qui est en possession de lart reacuteel et de la science

reacuteelle celui qui voit les Ideacutees et connaicirct les limites

du savoir ordinaire qui sait comment ce savoir ne

srsquoapplique quaux choses conditionneacutees par notre

11 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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intellect celui-lagrave a de la religion Seul lrsquoindividu

auquel lart et la science font deacutefaut doit recourir agrave

la religion positive Le philosophe exprime sa

penseacutee derniegravere par cette proposition laquoLa religion

est la meacutetaphysique du peuple raquo Il ressort de tout

cela de toutes ces ideacutees qui se heurtent parfois un

peu que la religion eacutetait pour Schopenhauer un des

facteurs les plus importants de lrsquohumaniteacute et

quoiquil reacutepegravete agrave qui veut lrsquoentendre que laquo le

philosophe doit ecirctre avant tout un increacutedule raquo qursquolaquo

aucun philosophe veacuteritable nrsquoest religieux raquo et force

assertions semblables il est incontestable qursquoil

prenait la question religieuse tout agrave fait au seacuterieux

La maniegravere dont Schopenhauer traite les problegravemes

que soulegraveve cet ordre de speacuteculations rappelle au

demeurant bien plus celle de Voltaire que celle de

lauteur des Origines du christianisme et de

lrsquoHistoire du peuple dIsraeumll Il a recours plus

souvent agrave lrsquoironie mordante jusquau cynisme qursquoagrave

lrsquoexposeacute seacuterieux calme et objectif Quoique

contemporain de David Strauss et ayant vu paraicirctre

la Vie de Jeacutesus de celui-ci10 il nrsquoa que faiblement

10 Les Schopenhauerrsquos Gespraumlch publieacutes par Ed Grisebach (1898) contiennent sur le livre de Strauss un jugement succinct Schopenhauer dit agrave un visiteur Hubert von

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subi linfluence du grave theacuteologien

wurtembergeois En un mot il procegravede bien plus en

pamphleacutetaire quen exeacutegegravete et en historien et

ajoutons-le en philosophe

Un cocircteacute piquant de la maniegravere de Schopenhauer

crsquoest la succession assez souvent impreacutevue du

seacuterieux et de la plaisanterie de lrsquoinvective

personnelle agrave outrance et de lagitation des ideacutees les

plus rares et les plus hautes Les XIIe XIIIe et XIVe

sections des laquo Fragments sur lhistoire de la

philosophie raquo en sont des exemples caracteacuteristiques

Il y passe en revue la philosophie des modernes

tout particuliegraverement celle de Kant fait des

Hornstein laquo Jai fait saluer Strauss pur un Ameacutericain Jrsquoestime lhomme sa critique a des meacuterites mais il aurait pu alleacuteguer plus de raisons encore contre le cocircteacute historique des Eacutevangiles Par exemple une de Voltaire le Christ a chasseacute les esprits des posseacutedeacutes et les a fait entrer dans un troupeau de cinq cents truies Comment peut-il y avoir cinq cents truies dans un pays ougrave la chair de porc est deacutefendue Cest lomniscience poeacutetique Plus loin le Christ eacutemet agrave haute voix sur le Mont des Oliviers une priegravere qui est reproduite Dougrave savons-nous cela Les disciples dormaient et aussitocirct apregraves le Christ fut arrecircteacute raquo Sur la reacuteponse que Strauss avait sans doute trouveacute trop frivole lhistoire des cinq cents truies Schopenhauer riposta laquo En tout cas elle est frappante Eacutetant donneacute le grand succegraves du livre de Strauss ce que je ne comprends pas cest que les gens auparavant aient vraiment pu croire agrave toutes ces histoires-lagrave raquo

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remarques sur sa propre philosophie et crsquoest avant

tout un plaidoyer pro domo Il recommence son jeu

de massacre cela est agrave peine neacutecessaire agrave dire

contre ses trois tecirctes de Turcs Fichte Schelling et

Hegel lance de fortes ruades aux Allemands en

deacuteclarant agrave la suite de Wieland que crsquoest un laquo

malheur raquo de naicirctre parmi eux puis

immeacutediatement a cocircteacute de ces boutades brutales

passant agrave lrsquoexamen de la laquo dialectique

transcendantale raquo de Kant il se livre agrave des

consideacuterations meacutetaphysiques tellement eacuteperdues

qursquoelles en sont passablement abstruses et qursquoon a

parfois peine agrave suivre son deacuteploiement drsquoailes

laquo Des charlatans ruseacutes lourds gonfles par des

ministres gribouillant bravement des

extravagances deacutepourvus drsquoesprit et de meacuterite

(allusion agrave Hegel) voilagrave ce qursquoil faut aux Allemands

mais non des hommes tels que moi raquo crsquoest en ces

termes quil srsquoexprime en un endroit Nous savons

de longue date que la modestie nrsquoeacutetait pas son fait il

se rappelait agrave ce sujet le mot de son vieil ami

Goethe et nrsquoavait nullement envie de passer pour

un laquo gueux raquo Il est drsquoailleurs assez probable qursquoil se

serait un peu moins loueacute lui-mecircme si ses

contemporains lui avaient rendu un peu plus

largement justice Quoi qursquoil en soit il pousse plus

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loin encore dans ce mecircme chapitre lrsquoaffirmation de

sa propre valeur et on y lit vers la fin cette phrase

lapidaire laquo Lrsquohumaniteacute a appris de moi beaucoup

de choses qursquoelle nrsquooubliera jamais et mes eacutecrits ne

mourront point raquo

Crsquoest lrsquoExegit monumentum drsquoHorace Mais apregraves

tout pourquoi les philosophes ne jouiraient-ils pas

en cela des mecircmes droits que les poegravetes Si leur

œuvre est de nature diffeacuterente elle nrsquoest pas de

qualiteacute moindre mdash et Schopenhauer lrsquoaffirme mecircme

supeacuterieure En ce cas agrave qui ces droits

appartiendraient-ils plus entiegraverement qursquoau

puissant constructeur du Monde comme volonteacute et

comme repreacutesentation Il restera grand devant la

posteacuteriteacute ne surveacutecucirct-il de lui que quelques lignes

comme celles-ci sur lesquelles le hasard drsquoune

lecture vient de nous faire tomber laquo Sitocirct

qursquoapparaicirct dans le monde une veacuteriteacute nouvelle on

srsquooppose agrave elle le plus longtemps possible et on

reacutesiste mecircme quand on est agrave peu pregraves convaincu En

attendant cette veacuteriteacute travaille en silence et se

reacutepand comme un acide jusqursquoagrave ce qursquoelle ait tout

rongeacute alors on entend ccedilagrave et lagrave des craquements

lrsquoancienne erreur srsquoeacutecroule et soudainement

apparaicirct comme un monument dont on enlegraveve le

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voile lrsquoeacutedifice de la nouvelle ideacutee universellement

approuveacutee et admireacutee raquo

laquo Je suis convaincu que Schopenhauer est le plus

geacutenial des hommes eacutecrivait Tolstoiuml agrave son ami le

poegravete Fegravete Chenchine le 30 aoucirct 1869) Crsquoest tout

lrsquounivers refleacuteteacute avec une netteteacute et une beauteacute

extraordinaires raquo Des passages comme celui qui

vient decirctre citeacute justifient une pareille assertion

Voilagrave pour le cocircteacute intellectuel voyons maintenant le

cocircteacute moral un critique franccedilais lisant une

traduction du Monde comme volonteacute et comme

repreacutesentation en deacutetache cette page que nous

reproduisons agrave notre tour laquo De mecircme que des

torches et des feux drsquoartifices pacirclissent et seacuteclipsent

agrave lapparition du soleil ainsi lesprit comme le

geacutenie et comme la beauteacute mecircme sont rejeteacutes dans

lrsquoombre et eacuteclipseacutes par la bonteacute du cœur

Lrsquointelligence la plus borneacutee ou la laideur la plus

grotesque degraves que la bonteacute les accompagne et parle

en elles en sont transfigureacutees le rayonnement

dune beauteacute de nature plus eacuteleveacutee les enveloppe et

elles expriment une sagesse devant laquelle toute

autre sagesse doit se taire Car la bonteacute du cœur est

une proprieacuteteacute transcendante elle appartient agrave un

ordre de choses qui aboutit plus loin que cette vie

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et elle est incommensurable par rapport agrave

nrsquoimporte quelle perfection Quand elle habile un

cœur elle lrsquoouvre si largement qursquoil embrasse le

monde tout y peacutenegravetre et rien nen est exclu car il

identifie tous les ecirctres avec le sien et il communique

envers les autres cette indulgence intime dont

chacun nrsquouse habituellement quen vers soi-mecircme

Aupregraves de cela que pegravesent esprit et geacutenie que vaut

un Bacon de Verulam raquo

Cette citation faite le critique la commente ainsi laquo

Quil y ait un autre Schopenhauer je le veux bien

mordant et cynique jrsquoy consens bien encore mais

celui-ci aussi existe qui a eacutecrit cette page et pour

nrsquoecirctre pas le Schopenhauer de tous les jours il nen

est pas cependant moins vrai Car je me suis efforceacute

de le montrer un peu plus haut comme cette belle

page reacutesume lrsquoenseignement moral de tout

pessimisme de mecircme elle est la conclusion

neacutecessaire du systegraveme de Schopenhauer Et je ne

disconviens pas qursquoil y manque peut-ecirctre quelques

traits de lhomme et des plus accentueacutes mais le

philosophe y est assureacutement tout entier En

connaissez-vous beaucoup dont la morale soit plus

pure et qui sur une vue plus originale du monde

ait fondeacute un plus seacutevegravere et pour tout dire un plus

noble enseignement raquo

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Ce critique si admiratif nous donnerions en cent

son nom agrave deviner si nous ne le nommions sans

plus de faccedilons Crsquoest Ferdinand Brunetiegravere le sage

acadeacutemicien le disciple fervent du XVIIe siegravecle le

pieux visiteur du pape Leacuteon XIII lrsquoacircpre deacutefenseur

des ideacutees conservatrices qursquoon nrsquoa jamais taxeacute dun

excegraves de tendresse ni mecircme drsquoindulgence pour les

opinions morales et religieuses avanceacutees et avant

tout pour les philosophies sans Dieu1

Un eacuteminent professeur de philosophie anglais

William Galdwell que nous avons deacutejagrave citeacute dans les

volumes preacuteceacutedents est alleacute plus loin encore et a dit

que laquo comme on le sait tregraves bien il y a en

Schopenhauer quelque chose drsquoeacutequivalent agrave la

contemplation drsquoAristote agrave la raison de Spinoza agrave

la sagesse de Renan agrave la culture de Matthew

Arnold agrave la droiture drsquoun saint2 raquo

Les lecteurs des Parerga et Paralipomena ont pu

constater degraves le premier jour combien

Schopenhauer use et abuse des citations en toute

langue particuliegraverement des mots grecs et latins

1Questions de critiques pp 158-159 2 Schopenhauerrsquos System in its Philosophical Significance p231

18 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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isoleacutes quil est si simple de vulgariser Crsquoest lagrave un

proceacutedeacute et une manie que lui reprochait deacutejagrave

Goethe et qui ne laissent pas que de devenir agrave la fin

un peu agaccedilants Pour traduire fidegravelement en

franccedilais notre philosophe il faut proceacuteder outre

lrsquoallemand le grec et le latin lrsquoanglais lrsquoitalien et

lrsquoespagnol voire un peu de sanscrit puisque son

texte est constamment eacutemaille de phrases et de

mots emprunteacutes agrave ces divers idiomes Ce qui peut

jusquagrave un certain point justifier chez lui cette

maniegravere de faire ce sont ses connaissances

linguistiques profondes ses inlassables et vastes

lectures des chefs-drsquoœuvre de la litteacuterature

universelle Srsquoil se contente souvent comme dans le

preacutesent volume de donner ses textes grecs et latins

sans les traduire crsquoest qursquoil avait au plus haut degreacute

le meacutepris des ignorants de ceux qui ne connaissent

pas au moins les deux vieilles langues classiques

qursquoil regardait agrave lrsquoinstar des humanistes de la

Renaissance comme la base de toute culture digne

de ce nom il refusait A ces gens-lagrave le nom

drsquohommes vraiment instruits eussent-ils fait leurs

preuves sur drsquoautres terrains intellectuels Sans

doute depuis le temps de Schopenhauer le point de

vue a changeacute et lesprit utilitaire actuel qui emporte

les activiteacutes vers le commerce lrsquoindustrie les

professions nouvelles creacuteeacutees par les progregraves de la

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science et les inventions stupeacutefiantes de chaque

jour menace de faire rentrer de plus en plus dans

lombre les eacutetudes deacutesinteacuteresseacutees mais celles-ci

seront toujours le lien qui rattachera eacutetroitement le

preacutesent au passeacute Les eacutetudes classiques ont eacuteteacute le

fond solidement cimenteacute ougrave puisa durant plusieurs

siegravecles la bourgeoisie franccedilaise qui plus que le

peuple proprement dit fit la Reacutevolution et eacutedifia la

socieacuteteacute moderne et nos grands reacutevolutionnaires

personne ne lrsquoignore eacutetaient satureacutes jusquagrave la

moelle de la tradition grecque et latine comme de

celle de notre XVIIe siegravecle Crsquoest qursquoen effet lhistoire

et la poeacutesie des anciens eacutetudieacutees dans les textes

mecircmes nous apportent des enseignements de

sagesse pratique et de beauteacute des exemples

incessants dheacuteroiumlsme de deacutevoilement agrave la patrie

La litteacuterature ancienne est on peut le soutenir la

source des ideacutees geacuteneacuterales et nous nous rappelons

avoir entendu un jour Berthelot agrave la Sorbonne

affirmer que la haute eacuteducation de lesprit due agrave la

culture classique eacutetait neacutecessaire agrave la poursuite de

travaux tels que les siens et ceux de ses illustres

confregraveres Claude Bernard et Pasteur elle eacutetablit

lrsquoharmonie parmi les innombrables mateacuteriaux eacutepars

qui servent de base aux recherches La deacutemocratie

plus que toute autre forme gouvernementale a

besoin dune eacutelite et pour obtenir celle-ci il faut de

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toute neacutecessiteacute maintenir lideacutealisme de notre

culture Il y aura toujours une diffeacuterence

intellectuelle et mentale profonde entre lhomme

nourri des eacutecrivains grecs et latins et celui qui les

ignore Humaniores litteraelig mdash les lettres qui

rendent plus humain les laquo humaniteacutes raquo mdash crsquoest lagrave

un terme gros de choses Schopenhauer agrave la suite

de tant drsquoautres est dans le vrai sous ce rapport

Sans doute les profanes les gens sans eacutetudes les

petits messieurs preacutetentieux qui srsquoimaginent

niaisement que la lecture superficielle drsquoun numeacutero

de Revue suppleacutee a toute discipline intellectuelle

seacuterieuse peacuteniblement acquise srsquoinscriront

veacuteheacutementement en faux contre cette maniegravere de

voir du droit mecircme de leur sacro-sainte ignorance

Crsquoest lrsquohistoire eacuteternelle de M Josse Leur

protestation est trop inteacuteresseacutee et a trop peu de

valeur pour nrsquoecirctre pas neacutegligeable Comme le dit le

picaro espagnol Guzman drsquoAlfarache qui pour ecirctre

assez coquin ne manque pas de bon sens laquo Quoi

quil arrive mieux vaut savoir qursquoavoir car si la

fortune vous abandonne la science reste Les

affaires se gacirctent la science srsquoaccroicirct et le peu que

sait le sage a plus de prix que tout ce que possegravede le

riche raquo Et nous conclurons avec le Fabuliste en

appliquant son vers si souvent citeacute agrave notre cas

speacutecial

21 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Laissons dire les sots le savoir a son prix

AUGUSTE DIETRICH

31 deacutecembre 1911

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SECTION I SUR CELLE-CI

Lire au lieu des œuvres originales des philosophes

toutes sortes drsquoexposeacutes de leurs doctrines ou

lrsquohistoire geacuteneacuterale de la philosophie crsquoest comme si

lrsquoon se faisait macirccher sa nourriture par un tiers

Lirait-on lhistoire universelle si chacun eacutetait agrave

mecircme de contempler de ses propres yeux les

eacuteveacutenements inteacuteressants du monde primitif Mais

en ce qui concerne lhistoire de la philosophie une

pareille autopsie du sujet est reacuteellement possible

on la trouve dans les eacutecrits originaux des

philosophes Drsquoautant plus quon peut toujours en

vue drsquoabreacuteger se limiter aux chapitres principaux

bien choisis puisqursquoils abondent tous en reacutepeacutetitions

qursquoil vaut mieux srsquoeacutepargner De cette faccedilon on

connaicirctra lessentiel de leurs doctrines sous une

forme authentique et non falsifieacutee tandis que des

Histoires de la philosophie publieacutees maintenant

chaque anneacutee par demi-douzaines on reccediloit

seulement ce qui en est entreacute dans la tecircte drsquoun

professeur et comme la chose lui apparaicirct Or il va

de soi que les ideacutees drsquoun grand esprit doivent

consideacuterablement se ratatiner pour trouver place

dans le cerveau du poids de trois livres drsquoun tel

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parasite de la philosophie drsquoougrave elles eacutemergent de

nouveau travesties dans le jargon du jour et

accompagneacutees de ses sagaces jugements Outre cela

il faut consideacuterer qursquoun homme de cette espegravece qui

eacutecrit sur la philosophie pour gagner de lrsquoargent peut

avoir lu agrave peine la dixiegraveme partie des ouvrages dont

il parle Leur eacutetude reacuteelle exige toute une longue vie

de travail telle que lrsquoa meneacutee jadis dans les temps

drsquoapplication le vaillant Brucker 3 Mais ces petits

messieurs empecirccheacutes par leurs cours continuels

leurs emplois officiels leurs voyages de vacances et

leurs distractions et qui pour la plupart publient

des Histoires de la philosophie dans leur jeunesse

que peuvent-ils avoir rechercheacute agrave fond Ajoutez agrave

cela qursquoils preacutetendent de plus ecirctre pragmatiques

avoir approfondi et exposer la neacutecessiteacute de lrsquoorigine

et de la suite des systegravemes et mecircme juger redresser

et traiter en petits garccedilons les vieux philosophes

seacuterieux et veacuteritables Que peuvent-ils faire drsquoautre

sinon copier les anciens philosophes et se copier les

3 Brucker (Jean-Jacques) neacute agrave Augsbourg en 1696 et mort dans cette ville en 1770 peut-ecirctre consideacutereacute comme le creacuteateur de lrsquohistoire de la philosophie que lrsquoun des premiers il a soumise agrave un plan reacutegulier et agrave une meacutethode exacte Son principal ouvrage sur cette matiegravere est son Historia critica philosophiae a mundi incunabilis ad nostram usque aetatem deducta Leipzig 1741-1767 6 volumes in-4deg (Le trad)

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uns les autres puis pour cacher leurs plagiats gacircter

de plus en plus les choses en srsquoefforccedilant de leur

donner la tournure du quinquennium courant et en

les jugeant conformeacutement agrave lrsquoesprit de celui-ci Au

contraire une collection des passages importants et

des chapitres essentiels des principaux philosophes

faite consciencieusement et en commun par

drsquohonnecirctes et intelligents lettreacutes arrangeacutee dans

lrsquoordre chronologico-pragmatique serait tregraves utile

Elle devrait rappeler drsquoassez pregraves ce que Gedicke4

drsquoabord plus tard Ritter5 et Preller6 ont fait pour la

philosophie de lrsquoantiquiteacute mais il faudrait qursquoelle fucirct

beaucoup plus complegravete en un mot une

4 Gedicke (Freacutedeacuteric) peacutedagogue directeur du lyceacutee Freacutedeacuteric de Berlin a publieacute des manuels drsquoextraits grecs latins franccedilais la traduction de quelques dialogues de Platon et en latin une Histoire de la philosophie ancienne drsquoapregraves divers eacutecrits de Ciceacuteron Berlin 1781 (Le trad) 5Ritter (Henri) neacute agrave Hambourg en 1809 agrave Gottingue agrave lrsquoacircge de soixante dix ans auteur drsquoune Histoire de la philosophie ancienne (taduite en franccedilais par Tissot 1836 4 vol in-8deg) qursquoil a fait entrer plus tard dans sa monumentale Histoire geacuteneacuterale de la philsophie 6Peller (Louis) neacute agrave Hambourg en 1809 professeur agrave Dorpat puis agrave Ieacutena mort en 1861 agrave Weimar ougrave il eacutetait directeur de la Bibliothegraveque Il a publieacute de fort bons manuels de psychologie classique et composeacute en collaboration avec H Ritter une Historia philosophiae grecae et romanae 1838 (Le trad)

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chrestomathie universelle reacutedigeacutee avec soin et avec

la connaissance du sujet

Les fragments que je donne ici ne sont pas du moins

traditionnels crsquoest-agrave-dire copieacutes Ce sont au

contraire des ideacutees qui mrsquoont eacuteteacute suggeacutereacutees par ma

propre eacutetude des œuvres originales

26 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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SECTION II PHILOSOPHIE PREacuteSOCRATIQUE

Les philosophes eacuteleacuteates sont les premiers sans doute

qui eurent conscience de lopposition entre lintuitif

et le penseacute φαινόμενα et νοούμενα Ce dernier seul

eacutetait pour eux ce qui existait veacuteritablement le őντως

őν [ce qui est] Ils affirmaient agrave son eacutegard qursquoil est

un invariable et immuable mais ils nrsquoaffirmaient

pas cela des φαινόμενα crsquoest-agrave-dire de lrsquointuitif de

ce qui apparaicirct est empiriquement donneacute car il eucirct

eacuteteacute ridicule de soutenir agrave leur sujet une pareille

proposition de lagrave le principe si mal compris et

reacutefuteacute par Diogegravene dans sa maniegravere bien connue Ils

distinguaient donc deacutejagrave entre lrsquoapparence

φαινόμενον et la chose en soi Cette derniegravere ne

pouvait ecirctre perccedilue par les sens mais seulement

saisie par la penseacutee et eacutetait en conseacutequence le

νοούμενον [noumegravene] (Aristote Metaphysica I 5

p 986 et Scholia eacutedit de Berlin pp 429-430 et

509) Dans les scholies drsquoAristote (pp 460 536 544

et 798) lrsquoeacutecrit de Parmeacutenide τά κατά δόζαν

[Doctrine du sens de la vie] est mentionneacute Crsquoeacutetait

donc la doctrine du pheacutenomegravene la physique qui

impliquait certainement une autre œuvre τα χατrsquo

αλήθειαν la doctrine de la chose en soi crsquoest-agrave-dire

27 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

la meacutetaphysique Une scholie de Philoponos dit au

sujet de Melissos έν τοίς πρός άλςειαν ἒν ἒίναι

λέγων τό ὂν έν τοις πρός δόζαν δύο (il faudrait dire

πολλὰ) φησὶν εἶαι [Tandis que dans sa doctrine de la

veacuteriteacute Melissus deacuteclare que ce qui existe est un

dans sa doctrine de la signification il affirme que ce

qui existe est double] Lrsquoopposition aux eacuteleacuteates

probablement provoqueacutee par eux-mecircmes srsquoaffirme

par Heacuteraclite qui enseigna le mouvement incessant

de toutes choses comme eux enseignaient

lrsquoimmobiliteacute absolue il prit en conseacutequence position

dans le φαινόμενον (Aristote De cœloIII lp 298

eacutedit de Berlin) Il provoqua agrave son tour une

opposition la doctrine des Ideacutees de Platon ainsi

que cela reacutesulte de lrsquoexposeacute drsquoAristote (Metaphysica

p 1078) Il est remarquable que nous trouvions

nombre de fois reacutepeacuteteacutes dans les eacutecrits des anciens

les enseignements principaux des philosophes

preacutesocratiques qui nous sont parvenus si

clairsemeacutes mais nous les rencontrons tregraves peu agrave

partir drsquoeux Ainsi les doctrines dAnaxagore sur le

νοὖς [lrsquoesprit] et le όμοιομέρενον [eacuteleacutements

homogegravenes des choses] celle drsquoEmpeacutedocle sur le

φιλία καί νεῖκος [lrsquoamour et la haine] et les quatre

eacuteleacutements celle de Deacutemocrite et de Leucippe sur les

atomes et les εϊδωλα [doubles] celle drsquoHeacuteraclite sur

lrsquoeacutecoulement continuel des choses celle des eacuteleacuteates

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exposeacutee plus haut celle des pythagoriciens sur les

nombres la meacutetempsycose etc Il se peut bien que

ceci ait eacuteteacute la somme de toute leur philosophie car

nous trouvons aussi dans les œuvres des modernes

Descartes Spinoza Leibnitz et mecircme Kant les

quelques principes fondamentaux de leur doctrine

reacutepeacuteteacutes un nombre incalculable de fois de sorte que

tous ces philosophes semblent avoir adopteacute la

formule drsquoEmpeacutedocle qui peut bien avoir eacuteteacute

amateur lui aussi du signe de la reacutepeacutetition δίς καί

τρίς τά καλά [ce qui est bon peut ecirctre dit deux fois

et mecircme trois] (Voir Sturz Empedocles A

grigentinus p 504)

Les deux dogmes drsquoAnaxagore sont drsquoailleurs en

liaison intime πάντα έν πασιν [tout est dans tout]

notamment est une deacutesignation symbolique du

dogme de lrsquohomoiomeroi Dans la masse chaotique

primitive conseacutequemment les partes similares (au

sens physiologique) de toutes choses existaient au

complet Pour les diffeacuterencier et les combiner en

choses speacutecifiquement distinctes (partes

dissimilares) pour leur donner arrangement et

forme il fallut un νοũς qui par une seacutelection des

parties constitutives ramena la confusion agrave lrsquoordre

car le chaos contenait le meacutelange le plus complet de

toutes les substances (Scholia in Aristotelem p

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337) Cependant le νοũς nrsquoavait pas porteacute cette

premiegravere seacuteparation agrave sa perfection complegravete et

pour cette raison chaque chose continuait agrave

renfermer les parties constitutives de toutes les

autres bien qursquoagrave un moindre degreacute tout est bien

sucircr mecircleacute agrave tout (Ibid)

Empeacutedocle drsquoautre part au lieu dhomoiomeroi

sans nombre avait seulement quatre eacuteleacutements dougrave

les choses devaient proceacuteder comme produits et

non ainsi que chez Anaxagore comme deacuteduits Le

rocircle de neacutegation et de seacutelection crsquoest-agrave-dire

drsquoorganisation du νοũς est suivant lui joueacute par le

φιλία καί νεῖκος lrsquoamour et la haine Ces deux-ci

valent beaucoup mieux Car ici ce nrsquoest pas lrsquointellect

(νοũς ) mais la volonteacute (φιλία καί νεῖκος) qui prend

le gouvernement des choses et les substances

varieacutees ne sont pas comme chez Anaxagore de

simples deacuteduits mais de reacuteels produits Tandis

qursquoAnaxagore les fait reacutealiser par une intelligence

seacutelective Empeacutedocle croit agrave un instinct aveugle

crsquoest-agrave-dire agrave une volonteacute deacutepourvue de

connaissance

Empeacutedocle est drsquoailleurs un homme complet et son

φιλία καί νεῖκος a pour base un profond et veacuteritable

aperccedilu Mecircme dans la nature inorganique nous

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voyons les eacuteleacutements se rechercher ou se fuir srsquounir

ou se seacuteparer suivant les lois de lrsquoaffiniteacute eacutelective

Mais ceux qui montrent la plus forte disposition agrave

srsquounir chimiquement ce qui ne peut seffectuer qursquoagrave

lrsquoeacutetat de fluiditeacute prennent une attitude

drsquoantagonisme eacutelectrique des plus deacutecideacutees quand

ils entrent agrave lrsquoeacutetat solide en contact les uns avec les

autres tantocirct ils se seacuteparent en polariteacutes opposeacutees

et mutuellement hostiles tantocirct ils se recherchent et

srsquoembrassent de nouveau Et qursquoest-ce je le

demande que cet antagonisme polaire qui apparaicirct

dans toute la nature sous les formes les plus

diverses sinon une querelle sans cesse renouveleacutee

que suit toujours la reacuteconciliation ardemment

souhaiteacutee Ainsi φιλία καί νεῖκος est partout

preacutesent et selon les circonstances lrsquoun ou lrsquoautre

apparaicirct agrave son tour Aussi pouvons-nous ecirctre

affecteacutes immeacutediatement nous-mecircmes dans un sens

amical ou hostile par tout ecirctre humain qui

srsquoapproche de nous cette double disposition existe

et attend les circonstances Seule la prudence nous

avertit de nous en tenir au point drsquoindiffeacuterence de

limpartialiteacute bien qursquoil soit en mecircme temps le point

de congeacutelation De mecircme le chien eacutetranger duquel

nous nous approchons est immeacutediatement precirct agrave

adopter le ton amical ou hostile et passe aiseacutement

des aboiements et des grondements au freacutetillement

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de la queue et vice versa Ce qui reacuteside au fond de

ce pheacutenomegravene universel du φιλία καί νεῖκος crsquoest en

reacutealiteacute la grande opposition primitive entre lrsquouniteacute

de tous les ecirctres drsquoapregraves leur essence en soi et leur

diffeacuterence complegravete dans le pheacutenomegravene qui a pour

forme le principium individuationis [principe

drsquoindividuation] Semblablement Empeacutedocle a

reconnu fausse la doctrine des atomes qursquoil

connaissait deacutejagrave et enseigneacute au contraire la

divisibiliteacute infinie des corps comme nous le dit

Lucregravece (De naturacirc rerum livre I vers 747 et suiv)

Ce qui meacuterite le plus drsquoattention dans les doctrines

drsquoEmpeacutedocle crsquoest son pessimisme deacutecideacute Il a

pleinement reconnu la misegravere de notre existence et

le monde est pour lui aussi bien que pour les vrais

chreacutetiens une valleacutee de larmes Aτης λειμων II le

compare comme le fera plus tard Platon agrave une

caverne sombre dans laquelle nous sommes

enfermeacutes Dans notre existence terrestre il voit un

eacutetat drsquoexil et de misegravere et le corps est la prison de

lrsquoacircme Ces acircmes se sont trouveacutees un jour dans un

eacutetat infiniment heureux et sont tombeacutees par leur

propre faute et leurs peacutecheacutes dans leur misegravere

actuelle ougrave elles senlisent de plus en plus et sont

enveloppeacutees dans le cercle de la meacutetempsycose

tandis que au contraire par la vertu et la pureteacute

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morale dont fait aussi partie lrsquoabstinence de la chair

des animaux et par la renonciation aux jouissances

et aux deacutesirs terrestres elles peuvent reconqueacuterir

leur situation anteacuterieure Ainsi la mecircme sagesse

primitive qui constitue lrsquoideacutee fondamentale du

brahmanisme et du bouddhisme et mecircme du vrai

christianisme (par lequel il ne faut pas entendre le

rationalisme optimiste judeacuteo-protestant) a eacuteteacute aussi

reacuteveacuteleacutee par cet ancien Grec qui complegravete le

consensus gentium sur ce point QursquoEmpeacutedocle que

les anciens regardent drsquoordinaire comme un

pythagoricien ait reccedilu cette vue de Pythagore cela

est vraisemblable drsquoautant plus qursquoelle est partageacutee

au fond par Platon qui eacutetait eacutegalement sous

lrsquoinfluence de ce philosophe Empeacutedocle se range de

la faccedilon la plus deacutecideacutee agrave la doctrine de la

meacutetempsycose qui est lieacutee agrave cette vue sur le monde

Les passages des anciens qui attestent avec ses

propres vers cette conception drsquoEmpeacutedocle ont eacuteteacute

reacuteunis avec beaucoup do soin par Sturz Empedocles

Agrigentinus deacutejagrave citeacute pp 448-458 Lrsquoopinion que

le corps est une prison la vie un eacutetat de souffrance

et de purification dont nous deacutelivre la mort si nous

sommes exempts de la migration de lrsquoacircme est

partageacutee par les Eacutegyptiens les pythagoriciens et

Empeacutedocle en mecircme temps que par les Indous et

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les bouddhistes A lrsquoexception de la meacutetempsycose

elle est contenue aussi dans le christianisme

Diodore de Sicile et Ciceacuteron confirment cette vue

des anciens (Voir Wernsdorf De metempsychosi

veterum p 31 et Ciceacuteron Fragmenta eacutedit de

Deux-Ponts pp 299 316 319) Ciceacuteron nrsquoindique

pas dans ces passages agrave quelle eacutecole philosophique

ils appartiennent mais ils semblent ecirctre des restes

de la sagesse pythagoricienne

Dans les autres doctrines de ces philosophes

preacutesocratiques il y a aussi beaucoup de choses

vraies dont je veux mettre quelques-unes en relief

Selon la cosmogonie de Kant et de Laplace qui a

reccedilu gracircce aux observations drsquoHerschel une

confirmation agrave posteriori que lord Rosse srsquoefforce

en ce moment de rendre douteuse agrave lrsquoaide de son

reacuteflecteur geacuteant pour la consolation du clergeacute

anglais le systegraveme planeacutetaire se forme par la

condensation de brouillards lumineux qui se

coagulent lentement et ensuite tournent en cercle

et cette theacuteorie apregraves des milliers drsquoanneacutees justifie

ainsi Anaximegravene qui deacuteclarait que lrsquoair et la vapeur

sont les eacuteleacutements fondamentaux de toutes choses

(Scholia in Aristotelem p 514) En mecircme temps les

vues drsquoEmpeacutedocle et de Deacutemocrite reccediloivent

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confirmation car ils expliquaient deacutejagrave comme

Laplace lrsquoorigine et lrsquoexistence du monde par un

tourbillon (Aristote Opeacutera eacutedit de Berlin p 295

et Scholia p 351) ideacutee qursquoAristophane raille comme

un blasphegraveme (Nubes vers 820) juste comme la

theacuteorie de Laplace provoque aujourdrsquohui les

railleries des precirctres anglais qui craignent pour

leurs beacuteneacutefices ainsi que crsquoest leur cas chaque fois

quune veacuteriteacute nouvelle apparaicirct Notre

stœchiomeacutetrie chimique mecircme nous ramegravene jusqursquoagrave

un certain point agrave la philosophie pythagoricienne

des nombre laquo Les proprieacuteteacutes et les proportions des

nombres sont la base des proprieacuteteacutes et des

proportions des choses comme par exemple le

double quatre tiers un et demi raquo (Scholia in

Aristotelem pp 543 et 829) On sait que les

pythagoriciens ont eacuteteacute les inventeur du systegraveme de

Copernic ce systegraveme eacutetait mecircme connu de celui-ci

qui a tireacute directement son ideacutee fondamentale du

passage souvent citeacute sur Hicetas dans les

Quaestionnes academicaen (livre II chap XXXIX)

de Ciceacuteron et sur Philolaos dans Plutarque De

placitis philosophorum (livre III chap XIII) Cette

cognition importante fut rejeteacutee plus tard par

Aristote qui y substitua ses balivernes dont il sera

question plus loin (Comparer Le monde comme

volonteacute et comme repreacutesentation 2e eacutedit t Il p

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342 et 3deg eacutedit t II p 390) Mecircme les deacutecouvertes

de Fourier et de Cordier sur la chaleur agrave linteacuterieur

de la terre confirment la doctrine des anciens laquo Les

pythagoriciens disaient que lrsquoon peut trouver un feu

actif au milieu et au centre de la terre qui lui donne

chaleur et vie raquo (Scholia in Aristotelem p 504) Et

si en conseacutequence de ces deacutecouvertes lrsquoeacutecorce

terrestre est regardeacutee aujourdrsquohui comme une

couche mince entre deux meacutediums (atmosphegravere et

meacutetaux et meacutetalloiumldes chauds en fusion) dont le

contact doit occasionner une conflagration qui

aneacuteantira cette eacutecorce cela confirme lrsquoopinion

partageacutee par tous les anciens philosophes et aussi

par les Indous (Lettres eacutedifiantes eacutedit de 1819 t

VII p 114) que le monde sera finalement consumeacute

par le feu Il est inteacuteressant aussi de faire remarquer

que comme nous lrsquoapprend Aristote (Metaphysica

I 5 p 986) les pythagoriciens ont conccedilu sous le

nom de δέκα άρχαί [dix principes] le yin et yang

des Chinois

Que la meacutetaphysique de la musique telle que je lrsquoai

expliqueacutee dans mon œuvre principale (t I sect 52 et t

II chap XXXIX) puisse ecirctre regardeacutee comme un

exposeacute de la philosophie pythagoricienne des

nombres crsquoest ce que jrsquoai indiqueacute lagrave briegravevement Je

veux ici mrsquoy arrecircter davantage preacutesupposant en

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mecircme temps que le lecteur a conserveacute le souvenir

des passages en question

Conformeacutement donc agrave ce qui a eacuteteacute dit la meacutelodie

exprime tous les mouvements de la volonteacute telle

qursquoelle se manifeste dans la conscience humaine

crsquoest-agrave-dire tous les affects sentiments etc tandis

que lrsquoharmonie au contraire indique la graduation

de lrsquoobjectivation de la volonteacute dans le reste de la

nature La musique est en ce sens une seconde

reacutealiteacute qui marche tout agrave fait parallegravelement avec la

premiegravere tout en eacutetant drsquoune nature et drsquoun

caractegravere fort diffeacuterents elle a donc une complegravete

analogie avec elle mais aucune similitude La

musique nrsquoexiste drsquoailleurs comme telle que dans

un nerfs auditifs et notre cerveau en dehors de

ceux-ci ou en soi (au sens de Locke) elle consiste

en simples rapports de nombres directement au

point de vue de la quantiteacute en cadence et ensuite

au point de vue de la qualiteacute dans les degreacutes de la

gamme qui reposent sur les rapports arithmeacutetiques

des vibrations en un mot numeacuterique dans son

eacuteleacutement rythmique elle lrsquoest aussi dans son eacuteleacutement

harmonique

Lrsquoessence entiegravere du monde aussi bien comme

microcosme que comme macrocosme peut donc

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ecirctre exprimeacutee par de purs rapports de nombres et

est reacuteductible agrave ceux-ci en une certaine mesure En

ce sens Pythagore avait raison de placer dans les

nombres la veacuteritable essence des choses mdash Mais que

sont les nombres mdash Des rapports de succession

dont la possibiliteacute est baseacutee sur le temps

Lorsqursquoon lit ce qui est dit dans les Scholia in

Aristotelem (p 829) sur la philosophie

pythagoricienne des nombres on peut ecirctre induit a

supposer que lrsquousage du mot λόγος [logos] dans

lrsquointroduction de lrsquoEacutevangile attribueacute agrave Jean usage si

eacutetrange et si mysteacuterieux et touchant agrave labsurde de

mecircme que les passages anteacuterieurs et analogue de

celui-ci dans Philon ont celui-lagrave et ceux-ci leur

origine dans la philosophie pythagoricienne des

nombres drsquoapregraves la signification du mot λόγος au

sens arithmeacutetique comme rapport numeacuterique ratio

numerica Une relation semblable constitue drsquoapregraves

les pythagoriciens lessence intime et indestructible

de chaque ecirctre cest-agrave dire son principe premier et

originel άρχή de sorte qursquoon pourrait dire de

chaque chose laquo au commencement eacutetait le

Verbe raquo Il faut noter aussi qursquoAristote dit laquo les

eacutemotions sont des relations numeacuteriques

mateacuterielles raquo puis laquo car la relation numeacuterique

constitue la forme de la chose raquo (De anima I 1)

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Cela rappelle le λόγος οπερματικος [raison

seacuteminale] des stoiumlciens auquel je reviendrai bientocirct

Dapregraves Jamblique qui nous a laisseacute une biographie

de Pythagore celui-ci avait reccedilu son eacuteducation

surtout en Eacutegypte ougrave il avait seacutejourneacute de sa vingt-

deuxiegraveme agrave sa cinquante-sixiegraveme anneacutee et ses

maicirctres avaient eacuteteacute les precirctres De retour dans sa

patrie il avait conccedilu le projet de fonder une sorte

drsquoEacutetat sacerdotal agrave lrsquoimitation des hieacuterarchies

eacutegyptiennes avec les modifications neacutecessaires chez

les Grecs bien entendu et srsquoil nrsquoy reacuteussit pas dans

sa patrie Samos il y parvint en une certaine mesure

agrave Crotone Or comme la culture et la religion

eacutegyptiennes provenaient sans aucun doute de lrsquoInde

ainsi que le prouvent la sainteteacute de la vache et cent

autres choses (Heacuterodote Histoire II 41) cela

expliquerait la prescription de Pythagore relative agrave

lrsquoabstinence de la viande des animaux notamment

la deacutefense de tuer des bœufs (Jamblique Vita

Pythagoraelig chap VIII sect 150) et aussi les

recommandations de bonteacute envers tous les

animaux de mecircme sa doctrine de la meacutetempsycose

ses vecirctements blancs ses eacuteternelles et mysteacuterieuses

cachotteries qui donnegraverent naissance aux discours

symboliques et srsquoeacutetendirent jusqursquoaux theacuteoregravemes

matheacutematiques ensuite la fondation drsquoune sorte de

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caste sacerdotale avec discipline seacutevegravere et

ceacutereacutemonial imposant le culte du soleil et tout le

reste Crsquoest aussi des Eacutegyptiens qursquoil tenait ses

notions astronomiques les plus importantes Voilagrave

pourquoi la prioriteacute de la doctrine de lrsquoinclinaison

de lrsquoeacutecliptique lui fut contesteacutee par Œnopide qui

avait eacuteteacute avec lui en Eacutegypte (Voir agrave ce sujet la

conclusion du chap XXIV du livre I des Eclogaelig de

Stobeacutee avec une note de Heeren drsquoapregraves Diodore de

Sicile) Drsquoailleurs si lrsquoon examine les notions

astronomiques eacuteleacutementaires de tous les philosophes

grecs rassembleacutees par Stobeacutee (speacutecialement livre I

chap XV et suiv) on trouve qursquoils ont produit le

plus souvent des absurditeacutes agrave la seule exception des

pythagoriciens qui en regravegle geacuteneacuterale sont tregraves

exacts Que cela ne vienne pas drsquoeux-mecircmes mais

de lrsquoEacutegypte ce nest pas douteux La prohibition

bien connue de Pythagore au sujet des fegraveves est

drsquoorigine eacutegyptienne pure et uniquement une

superstition venue de lagrave puisque Heacuterodote (II 37)

relate qursquoen Eacutegypte la fegraveve est consideacutereacutee comme

impure et est abhorreacutee au point que les precirctres ni

peuvent pas mecircme supporter sa vue

Que la doctrine de Pythagore ait eacuteteacute drsquoailleurs un

pantheacuteisme deacutecideacute crsquoest ce dont teacutemoigne aussi

nettement que briegravevement une sentence

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pythagoricienne qui nous a eacuteteacute conserveacutee par

Cleacutement drsquoAlexandrie dans sa Cohortatio ad

gentes et dont le dialecte dorique nous garantit

lrsquoauthenticiteacute la voici laquo Cependant nous ne

pouvons passer sous silence les disciples de

Pythagore lorsqursquoils deacuteclarent Dieu est un mais

comme certains lrsquoimaginent il nrsquoest point en dehors

de lrsquounivers il est agrave lrsquointeacuterieur Il est la sphegravere

entiegravere souverain de toute origine reacutepandu en

toutes choses Il existe eacuteternellement il est le maicirctre

de toutes ses forces et de toutes ses œuvres lumiegravere

au sein des paradis pegravere de lrsquounivers esprit et

inspiration de lrsquoordre entiegravere du monde et du

mouvement de lrsquounivers raquo (Voir Cleacutement

drsquoAlexandrie Opera t I p 118 dans les Sanctorum

Patrum Opera polemica t IV Warzbourg 1778) Il

est bon notamment de se convaincre en toute

occasion que theacuteisme et judaiumlsme sont agrave

proprement parler des termes eacutequivalents

Selon Apuleacutee Pythagore serait mecircme alleacute jusqursquoaux

Indes et aurait eacuteteacute instruit par les brahmanes eux-

mecircmes (Florida eacutedit de Deux-Ponts p 130) Je

crois en conseacutequence que la sagesse et la science

assureacutement consideacuterables de Pythagore consistaient

moins en ce quil avait penseacute qursquoen ce qursquoil avait

appris en un mot qursquoelles lui eacutetaient plutocirct

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eacutetrangegraveres que personnelles Cela est confirmeacute par

une assertion drsquoHeacuteraclite agrave son sujet (Diogegravene

Laerce livre VIII chap I sect 5) Autrement il les

aurait coucheacutees par eacutecrit pour sauver ses ideacutees de la

destruction tandis que ce qursquoil avait appris du

dehors restait sain et sauf agrave sa source

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SECTION III SOCRATE

La sagesse de Socrate est un article de foi

philosophique Que le Socrate de Platon soit un

personnage ideacuteal par conseacutequent poeacutetique qui

exprime les ideacutees de ce philosophe cela est eacutevident

mais dans le Socrate de Xeacutenophon par contre on

ne trouve pas beaucoup de sagesse Selon Lucien

(Philopseudegraves sect24) Socrate avait un gros ventre ce

qui nrsquoappartient pas preacuteciseacutement aux signes du

geacutenie Le mecircme doute plane drsquoailleurs sur les hautes

faculteacutes intellectuelles de tous ceux qui nrsquoont pas

eacutecrit y compris Pythagore Un grand esprit doit

reconnaicirctre graduellement sa vocation et sa

situation vis-agrave-vis de lrsquohumaniteacute et arriver

conseacutequemment agrave la conviction qursquoil ne fait pas

partie du troupeau mais des bergers crsquoest-agrave-dire

des eacuteducateurs de la race humaine Alors srsquoimpose agrave

lui le devoir de ne pas limiter son action immeacutediate

et certaine au petit nombre drsquohommes que le hasard

rapproche de lui mais de lrsquoeacutetendre agrave lhumaniteacute

afin quelle puisse y atteindre les exceptions les

meilleurs les eacutelus Or lrsquounique organe par lequel on

srsquoadresse agrave lrsquohumaniteacute crsquoest lrsquoeacutecriture on ne parle

verbalement quagrave un nombre restreint drsquoindividus

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par suite ce qui est dit ainsi demeure par rapport agrave

la race humaine une affaire priveacutee Car lesdits

individus sont le plus souvent un mauvais sol pour

la noble moisson ou bien elle nrsquoy pousse pas du

tout ou bien ses produits deacutegeacutenegraverent rapidement la

moisson doit donc ecirctre preacuteserveacutee Or ceci seffectue

non par la tradition qui est falsifieacutee agrave chaque pas

mais uniquement par lrsquoeacutecriture cette seule

conservatrice fidegravele des ideacutees Ajoutez agrave cela que

chaque esprit qui pense profondeacutement eacuteprouve le

besoin neacutecessaire pour sa propre satisfaction de

retenir ses penseacutees et de les ramener agrave la plus

grande clarteacute et netteteacute possibles cest-agrave-dire agrave les

incarner dans des mots Mais ceci nrsquoest obtenu

parfaitement que par leacutecriture La parole eacutecrite est

en effet essentiellement toute diffeacuterente du la parole

verbale car elle seule permet la plus haute preacutecision

et concision la briegraveveteacute par excellence ce qui fait

drsquoelle le pur εκτυποσ [double] de la penseacutee Ce serait

donc une ideacutee bien extravagante de la part drsquoun

penseur de ne pas utiliser la plus importante

invention de lrsquoespegravece humaine Pour cette raison il

mrsquoest difficile de croire agrave lrsquointelligence vraiment

eacutetendue de ceux qui nont pas eacutecrit Je suis plutocirct

disposeacute agrave les tenir pour des heacuteros surtout pratiques

qui oui plus agi par leur caractegravere que par leur

cerveau Les sublimes auteurs de lrsquoUpanishad des

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Veacutedas ont eacutecrit Quant agrave la Sanhita du mecircme livre

qui se compose uniquement de priegraveres il se peut

qursquoau deacutebut elle nrsquoait eacuteteacute propageacutee que verbalement

Entre Socrate et Kant existent bon nombre de

ressemblance Tous deux rejettent tout dogmatisme

tous deux professent une complegravete ignorance en

matiegravere de meacutetaphysique et font leur trait distinctif

de la conscience claire de cette ignorance Tous

deux affirment que le pratique ce que lrsquohomme doit

faire et ce qursquoil doit omettre est drsquoautre part

absolument certain de lui-mecircme sans autre

fondement theacuteorique Tous deux ont eu cette

destineacutee que leurs successeurs immeacutediats et

disciples deacuteclareacutes se sont seacutepareacutes drsquoeux preacuteciseacutement

sur ces principes et eacutelaborant une meacutetaphysique

ont eacutetabli des systegravemes absolument dogmatiques et

enfin que ces systegravemes tregraves diffeacuterents les uns des

autres srsquoaccordaient tous sur un point agrave savoir

qursquoils proceacutedaient des doctrines de Socrate ou de

Kant Comme je suis moi-mecircme un kantien je veux

indiquer ici en un mot mes affiniteacutes avec lui Kant

enseigne que nous ne pouvons rien savoir en dehors

de lrsquoexpeacuterience et de sa possibiliteacute Je concegravede cela

mais en soutenant que lrsquoexpeacuterience mecircme dans sa

totaliteacute est susceptible drsquoune explication et jrsquoai

tenteacute de donner celle-ci en la deacutechiffrant comme

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une eacutecriture et non agrave lrsquoexemple de tous les

philosophes preacuteceacutedents en entreprenant de la

deacutepasser au moyen de ses pures formes mdash meacutethode

dont Kant a deacutemontreacute lrsquoilleacutegitimiteacute

Lrsquoavantage de la meacutethode socratique telle qursquoelle

nous apparaicirct chez Platon consiste en ce qursquoon

admet seacutepareacutement de la part de lrsquointerlocuteur ou

de lrsquoadversaire avant que celui-ci en ait aperccedilu les

conseacutequences les motifs des principes qursquoon se

propose de deacutemontrer tandis qursquoau contraire si

lexposeacute eacutetait didactique et le discours continu il

aurait occasion de reconnaicirctre bien vite les

conseacutequences et les motifs comme tels et il ne

manquerait pas de les attaquer srsquoils ne lui plaisaient

pas En attendant parmi les choses que Platon

voudrait nous faire croire il y a ceci crsquoest que par

lapplication de cette meacutethode les sophistes et

autres fous se seraient laisseacute en toute innocence

prouver par Socrate qursquoil srsquoagissait drsquoeux-mecircmes

Cela nrsquoest pas probable On peut plutocirct croire que

au dernier quart de la route ou bien degraves qursquoils

remarquaient ougrave les choses allaient en venir ils

gacirctaient par la deacuteneacutegation de ce qui avait eacuteteacute dit

par des malentendus intentionnels par des artifices

et des chicanes auxquels recourt instinctivement la

deacuteloyauteacute ergoteuse le jeu artificiel de Socrate et

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trouaient son filet ou encore ils devenaient si

grossiers et si agressifs que celui-ci devait trouver

sage de sauver sa peau agrave temps Pourquoi en effet

les sophistes eux aussi nrsquoauraient-ils pas connu la

meacutethode par laquelle chacun peut se rendre lrsquoeacutegal de

chacun et mecircme combler pour un moment la plus

grande ineacutegaliteacute intellectuelle mdash lrsquoinsulte Les

natures basses eacuteprouvent un penchant instinctif

pour celle-ci degraves qursquoelles commencent agrave soupccedilonner

une supeacuterioriteacute de lrsquointelligence

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SECTION IV PLATON

Chez Platon deacutejagrave nous trouvons lrsquoorigine drsquoune

certaine fausse dianœologie exposeacutee dans un

dessein meacutetaphysique secret agrave savoir une

psychologie rationnelle et une doctrine de

lrsquoimmortaliteacute qui srsquoy rattache Cette fausse

dianœologie a fait preuve drsquoune tregraves puissante

vitaliteacute puisquelle a traverseacute toute la philosophie

ancienne meacutedieacutevale et moderne jusqursquoagrave ce que

Kant le destructeur universel lui eacutecrasacirct enfin la

tecircte La doctrine viseacutee ici est le rationalisme de la

theacuteorie de la connaissance avec son aboutissement

meacutetaphysique On peut la reacutesumer briegravevement ainsi

ce qui connaicirct en nous est une substance

immateacuterielle fonciegraverement distincte du corps

nommeacutee acircme le corps au contraire est un obstacle

agrave la connaissance En conseacutequence toute

connaissance transmise par les sens est trompeuse

la seule vraie exacte et certaine est celle qui est

affranchie et eacuteloigneacutee de toute sensibiliteacute (crsquoest-agrave-

dire de toute perception) en drsquoautres termes penseacutee

pure la mise en œuvre des notions abstraites seules

Crsquoest ce que lrsquoacircme accomplit par ses propres

moyens Elle opeacuterera donc le mieux lorsqursquoelle sera

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seacutepareacutee du corps crsquoest-agrave-dire apregraves notre mort De

telle sorte que la dianœologio srsquoassocie agrave la

psychologie rationnelle au beacuteneacutefice de sa doctrine

de lrsquoimmortaliteacute Cette doctrine que je viens de

reacutesumer se trouve exposeacutee au

long et nettement dans le Pheacutedon chap X Elle a un

caractegravere un peu diffeacuterent dans le Timeacutee drsquoapregraves

lequel Sextus Empiricus la rapporte en ces termes

preacutecis et clairs laquo Une opinion ancienne a la faveur

des philosophes naturels selon laquelle lrsquohomogegravene

est connaissable par lrsquohomogegravene raquo Et plus

loin laquo Dans le Timeacutee Platon utilise cette meacutethode

pour deacutemontrer la nature incorporelle de lrsquoacircme

Car dit-il le visage est adapteacute agrave la lumiegravere parce

qursquoil est susceptible de lumiegravere lrsquoaudition est de

condition aeacuterienne puisqursquoelle perccediloit la commotion

de lrsquoair crsquoest-agrave-dire le son comme lrsquoodeur qui

perccediloit les fumeacutees et les vapeurs est configureacutee en

rapport avec ces eacutevegravenements ainsi que le goucirct

pareillement adapteacute puisqursquoil perccediloit les jus par

suite lrsquoacircme doit neacutecessairement ecirctre drsquoessence

incorporelle puisqursquoelle connait des ideacutees

incorporelles comme par exemple celles comprises

dans les nombres et celles que lrsquoon peut deacutecouvrir

dans la forme des corps raquo (Adversus

mathematicos VII 116 et 119)

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Aristote lui-mecircme admet cette argumentation du

moins comme hypothegravese dans son traiteacute De anima

(livre I chap 1) ougrave il dit que lexistence seacutepareacutee de

lrsquoacircme serait eacutetablie par lagrave si cette derniegravere

srsquoaccroissait drsquoune manifestation quelconque agrave

laquelle le corps nrsquoaurait aucune part et cette

manifestation semble devoir ecirctre avant tout la

penseacutee Mais si mecircme celle-ci nrsquoest pas possible sans

intuition ni imagination elle ne peut non plus

exister sans le corps (Lrsquointellection semble

eacuteminemment propre agrave lrsquoacircme mais si cette activiteacute

est elle-mecircme un acte de lrsquoimagination ou ne peut

srsquoexercer sans le concours de lrsquoimagination elle ne

pourra elle non plus srsquoaccomplir indeacutependamment

du corps De anima I 1) Cependant Aristote

nrsquoadmet pas mecircme la condition indiqueacutee plus haut

crsquoest-agrave-dire la preacutemisse de lrsquoargumentation

puisqursquoil enseigne ce qursquoon a formuleacute plus tard dans

la proposition nihil est in intollectu quod non

prius fuerit in sensibus (Voir agrave ce sujet le De anima

III 8) Il vit donc deacutejagrave que tout ce qui est purement

et abstraitement penseacute a emprunteacute toute sa matiegravere

et tout son contenu agrave ce qui est perccedilu Cela a troubleacute

les scolastiques Aussi sefforccedila-t-on de prouver degraves

le moyen acircge qursquoil y a de pure connaissances de

raison crsquoest-agrave-dire des ideacutees sans rapport avec une

image quelconque en un mot un penser qui tire

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toute sa matiegravere de lui-mecircme Les efforts et les

controverses sur ce point se trouvent reacuteunis dans le

livre De immortalitate animi de Pomponace qui

leur emprunte son principal argument Pour

reacutepondre aux exigences indiqueacutees les universalia et

les connaissances a priori conccedilus comme aeligternaelig

veritates devaient ecirctre mis en œuvre Quel

deacuteveloppement fut apporteacute agrave cette matiegravere par

Descartes et son eacutecole crsquoest ce que jrsquoai deacutejagrave exposeacute

dans la longue remarque ajouteacutee au paragraphe 6 de

mon Meacutemoire couronneacute sur Le fondement de la

morale ougrave jrsquoai rapporteacute aussi le texte original

inteacuteressant du carteacutesien De la Forge7 Ce sont en

effet les disciples drsquoun philosophe qui en regravegle

geacuteneacuterale expriment le plus clairement les fausses

doctrines de celui-ci car ils nont aucune raison

comme crsquoest le cas du maicirctre pour laisser le pus

possible dans lrsquoombre les cocircteacutes de son systegraveme qui

pourraient trahir sa faiblesse vu qursquoils nrsquoy voient

pas encore malice Mais Spinoza opposa agrave tout le

dualisme carteacutesien sa doctrine substantia cogitans

et substantia extensa una cademque est substantia

7 Louis de la Forge medecin du XVIIe siegravecle exerccedila on art agrave Saumur Ami de Descartes il interpreacuteta habilement les doctrinces de celui-ci dans son Traiteacute de lrsquoacircme humaine de ses faculteacutes de ses fonctions et de son union avec le corps Paris 1664

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que jam sub hoc jam sub illo attributo

comprehenditur [la substance pensante et

substance eacutetendue sont une mecircme et seule

substance conccedilue tantocirct sous un attribut tantocirct

sous un autre] et montra par lagrave sa grande

supeacuterioriteacute Leibnitz drsquoautre part resta gentiment

dans le sentier de Descartes et de lrsquoorthodoxie Mais

cela provoqua aussitocirct lrsquoeffort si salutaire agrave la

philosophie de lexcellent Locke qui finit par se

plonger dans lrsquoinvestigation de lorigine des

concepts et fit de ce principe no innate ideas [pas

drsquoideacutees inneacutees] soigneusement exposeacute la base de

son systegraveme Les Franccedilais agrave lrsquousage desquels

Condillac adapta ledit systegraveme tout en partant du

mecircme principe ne tardegraverent pas agrave aller trop loin en

affirmant que penser cest sentir Prise au pied de la

lettre cette proposition est fausse mais elle est

vraie en ce sens que chaque penser preacutesuppose

drsquoune part le sentiment comme ingreacutedient de la

perception qui lui fournit sa matiegravere et drsquoautre

part est conditionneacute aussi bien que le sentiment

par des organes corporels De mecircme que celui-ci

lrsquoest par les nerfs sensitifs celui-lagrave lrsquoest par le

cerveau et tous deux sont de lrsquoactiviteacute nerveuse

Lrsquoeacutecole franccedilaise elle-mecircme srsquoattacha toutefois

solidement agrave ce principe non pour lui-mecircme mais

dans un dessein meacutetaphysique et dans lespegravece

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mateacuterialiste absolument comme les opposants

platoniciens carteacutesiens et leibnitziens seacutetaient

attacheacutes au principe faux que lunique connaissance

exacte des choses consiste dans le penser pur crsquoest-

agrave-dire avec un dessein meacutetaphysique en vue de

prouver ainsi lrsquoimmortaliteacute de lacircme Kant seul nous

ramegravene de ces deux voies fausses agrave la veacuteriteacute et

apaise une querelle dans laquelle les deux parties agrave

vrai dire nrsquoagissent pas loyalement toutes deux

professent la dianœologie mais elles sont

preacuteoccupeacutees de la meacutetaphysique et pour cette

raison falsifient la dianœologie Kant dit

certainement il y a une pure connaissance de raison

crsquoest-agrave-dire des connaissances a priori anteacuterieures agrave

toute expeacuterience et conseacutequemment aussi un

penser qui nrsquoest pas redevable de sa matiegravere agrave une

connaissance quelconque transmise par les sens

mais preacuteciseacutement cette connaissance a priori

quoique non tireacutee de lrsquoexpeacuterience nrsquoa de valeur et de

validiteacute que par rapport agrave lrsquoexpeacuterience car elle nrsquoest

autre chose que la constatation de notre propre

appareil de connaissance et de son organisation

(fonction ceacutereacutebrale) ou selon lrsquoexpression de Kant

la forme de la conscience connaissante elle-mecircme

qui reccediloit tout drsquoabord sa matiegravere de la connaissance

empirique agrave laquelle elle est lieacutee par lrsquoimpression

sensitive et sans laquelle elle est vide et inutile

53 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Voilagrave pourquoi sa philosophie se nomme la critique

de la raison pure Sous elle succombe toute cette

psychologie meacutetaphysique et avec elle toute la pure

activiteacute de lrsquoacircme platonicienne Car nous voyons que

la connaissance sans la perception transmise par le

corps nrsquoa pas de matiegravere et que par conseacutequent le

sujet connaissant comme tel sans la preacutesupposition

du corps nrsquoest qursquoune forme vide pour ne pas

ajouter que chaque penser est une fonction

physiologique du cerveau comme la digestion en est

une de lrsquoestomac

Si donc la recommandation faite par Platon drsquoisoler

la connaissance et de la maintenir pure de toute

communauteacute avec le corps les sens et la perception

apparait contraire au but absurde et pour tout

dire impossible nous pouvons cependant regarder

ma doctrine drsquoapregraves laquelle seule la connaissance

intuitive maintenue pure de toute communauteacute avec

la volonteacute atteint la plus haute objectiviteacute et par lagrave

la perfection comme lrsquoanalogie justifieacutee de celle-ci

Je renvoie agrave ce sujet au livre III de mon œuvre

principale

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SECTION V ARISTOTE

Le caractegravere principal drsquoAristote peut ecirctre deacutefini

ainsi la plus grande perspicaciteacute unie agrave la

circonspection au don dobservation agrave la diversiteacute et

au manque de profondeur Sa conception du monde

est plate quoique ingeacutenieusement eacutelaboreacutee La

profondeur trouve sa matiegravere en nous-mecircmes la

perspicaciteacute doit recevoir celle-ci du dehors pour

avoir des donneacutees Mais agrave cette eacutepoque-lagrave les

donneacutees empiriques eacutetaient en partie pauvres en

partie fausses Pour cette raison lrsquoeacutetude dAristote

est aujourdrsquohui assez peu profitable tandis que celle

de Platon lrsquoest resteacutee au plus haut degreacute Ce manque

de profondeur releveacute chez Aristote apparaicirct

naturellement de la faccedilon la plus visible dans sa

Meacutetaphysique ougrave la simple perspicaciteacute ne suffit

pas comme ailleurs crsquoest donc en cette matiegravere

qursquoil est le moins satisfaisant Sa Meacutetaphysique est

en majeure partie une conversation sur les systegravemes

de ses preacutedeacutecesseurs quil critique et reacutefute de son

point de vue le plus souvent dapregraves des assertions

isoleacutees sans entrer dans leur sens et un peu comme

quelqursquoun qui brise les fenecirctres du dehors il

propose peu de dogmes personnels pour ne pas dire

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un seul du moins coheacuterents Si nous sommes

redevables agrave sa poleacutemique drsquoune grande partie de

nos connaissances sur la philosophie ancienne crsquoest

un service accidentel

Il est surtout hostile agrave Platon lagrave ougrave celui-ci a

entiegraverement raison Les laquo Ideacutees raquo de Platon

reviennent sans cesse dans sa bouche comme une

chose qursquoil ne peut digeacuterer il est deacutecideacute agrave ne pas les

accepter La perspicaciteacute suffit dans les sciences

expeacuterimentales aussi la tendance drsquoAristote est-elle

eacuteminemment empirique Mais aujourdhui que

depuis ce temps-lagrave lrsquoempirisme a fait de tels progregraves

qursquoil est agrave lrsquoeacutegard de cette eacutepoque ce qursquoest lacircge

adulte par rapport agrave lrsquoenfance les sciences en

question ne peuvent guegravere gagner directement agrave son

eacutetude elles ne le peuvent qursquoindirectement par la

meacutethode et le cocircteacute scientifique qui le caracteacuterisent et

qursquoil a importeacutes dans le monde En zoologie

cependant il est de nos jours encore drsquoune utiliteacute

directe au moins dans les deacutetails Sa tendance

empirique le porte drsquoailleurs agrave toujours se disperser

il abandonne si aiseacutement et si freacutequemment le fil de

lrsquoideacutee agrave laquelle il srsquoest attacheacute qursquoil est presque

incapable de le suivre dans toute son eacutetendue et

jusqursquoau bout or crsquoest preacuteciseacutement en cela que

consiste le penser profond Au contraire il soulegraveve

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

continuellement des problegravemes quil ne contente

drsquoeffleurer et passe immeacutediatement agrave autre chose

sans les avoir reacutesolus ni mecircme seulement discuteacutes agrave

fond Son lecteur se dit souvent laquo maintenant nous

y voilagrave raquo mais nous nrsquoy sommes pas et alors il

semble quand il a abordeacute un problegraveme et lrsquoa

poursuivi un instant que la veacuteriteacute plane sur ses

legravevres mais tout agrave coup il aborde un autre sujet et

nous laisse dans le doute Il ne peut srsquoarrecircter agrave rien

et passe du sujet qursquoil vient daborder agrave un autre qui

se preacutesente agrave lrsquoinstant mecircme agrave lui comme un enfant

qui laisse tomber le jouet qursquoil tient pour en saisir

un autre qursquoil aperccediloit Crsquoest lagrave le cocircteacute faible de son

esprit crsquoest la vivaciteacute de la superficialiteacute Cela

explique pourquoi le mode drsquoexposeacute drsquoAristote qui

eacutetait un cerveau vigonreusement systeacutematique

puisque crsquoest agrave lui qursquoon doit la seacuteparation et la

classification des sciences manque totalement

drsquoagencement systeacutematique et que nous nrsquoy

trouvons pas de progregraves meacutethodique crsquoest-agrave-dire la

seacuteparation du dissemblable et le groupement du

semblable Il traite les choses comme elles se

preacutesentent agrave son esprit sans y avoir reacutefleacutechi au

preacutealable et sans srsquoecirctre traceacute agrave leur sujet un plan net

Il pense la plume agrave la main ce qui est un grand

allegravegement pour lrsquoeacutecrivain mais un grand mal pour

le lecteur De lagrave le manque de plan et lrsquoinsuffisance

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de son exposeacute de lagrave ses reacutepeacutetitions innombrables

parce que des ideacutees eacutetrangegraveres agrave son sujet lui ont

passeacute par la tecircte de lagrave vient qursquoil ne peut srsquoarrecircter

sur un point et discourt agrave perte de vue qursquoil

conduit par le nez comme nous lrsquoavons dit plus

haut le lecteur anxieux de la solution des

problegravemes souleveacutes qursquoapregraves avoir consacreacute

plusieurs pages agrave une question il reprend tout agrave

coup son investigation agrave partir du commencement

avec par conseacutequent agrave ce sujet revenons agrave notre

point de deacutepart et cela six fois dans un seul traiteacute

de lagrave vient que cette eacutepigraphe Quid feret hic tento

dignum promissor hiatu [A quelle matiegravere

drsquoimportance peut-on srsquoattendre en le voyant ouvrir

la bouche ] srsquoapplique agrave tant drsquoexordes de ses livres

et de ses chapitres et pour tout dire qursquoil est si

souvent confus et insuffisant Par exception il est

vrai il srsquoest comporteacute diffeacuteremment comme dans

les trois livres de sa Rheacutetorique qui sont un modegravele

de meacutethode scientifique et preacutesentent une symeacutetrie

architectonique qui peut bien avoir eacuteteacute le prototype

de celle de Kant

Lrsquoopposeacute radical dAristote aussi bien pour la

maniegravere de penser que pour celle drsquoexposer sa

penseacutee crsquoest Platon Celui-ci maintient comme avec

une main de fer son ideacutee conductrice en suit le fil si

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teacutenu soit-il dans toutes ses ramifications agrave travers

les labyrinthes des plus longs dialogues et le

retrouve apregraves tous les eacutepisodes On voit qursquoil a

mucircrement et pleinement reacutefleacutechi sur son sujet

avant de se mettre agrave eacutecrire et ordonneacute artistement

sa faccedilon de le preacutesenter Aussi chaque Dialogue est-

il une œuvre drsquoart voulue dont toutes les parties ont

un rapport bien calculeacute quoique souvent cacheacute un

instant agrave dessein et dont les freacutequents eacutepisodes

ramegravenent souvent drsquoeux-mecircmes et drsquoune faccedilon

inattendue agrave lrsquoideacutee principale deacutesormais mise en

lumiegravere par eux Platon a toujours su au sens

complet du mot ce quil voulait et entendait faire

habituellement il nrsquoamegravene pas les problegravemes jusqursquoagrave

leur solution deacutefinitive mais se contente de les

discuter agrave fond Il ne faut donc pas nous eacutetonner si

comme on le raconte (voir surtout AEliglien Variae

Historiaelig III 19 IV 9 etc) la bonne harmonie

personnelle eacutetait bien loin de reacutegner entre Platon et

Aristote le premier parlait aussi ccedilagrave et lagrave avec peu

drsquoestime du second dont les digressions

lrsquoinconsistance et les sauts et bonds mecircme associeacutes

agrave sa polymathie lui sont des plus antipathiques La

poeacutesie de Schiller Largeur et Profondeur (Briete

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und Tiefe) peut aussi srsquoappliquer agrave lrsquoopposition

entre Aristote et Platon8

En deacutepit de cette tendance drsquoesprit empirique

Aristote nrsquoeacutetait pas cependant un empirique

conseacutequent et meacutethodique aussi devait-il ecirctre

renverseacute et deacuteposseacutedeacute par Bacon de Verulam le vrai

pegravere de lrsquoempirisme Pour bien comprendre en quel

sens et pourquoi celui-ci est lrsquoadversaire et le

vainqueur drsquoAristote et de sa meacutethode on nrsquoa qursquoagrave

lire les livres de ce dernier De generatione et

corruptione On y trouve un fidegravele raisonnemment

a priori sur la nature qui cherche agrave comprendre et agrave

expliquer ses proceacutedeacutes par de pures notions un

exemple particuliegraverement mauvais est fourni au

8 Voici la traduction de cette courte piegravece de vers qui date de 1797 laquo Beaucoup da gens brillent dans le monde ils savent parler de tout et pour trouver ce qui plaicirct et charme on na quagrave les interroger On croirait tant ils ont le verbe haut quils ont vraiment conquis la marieacutee Et cependant ils sortent du monde sans nul bruit leur vie a eacuteteacute perdue Qui veut produire quelque chose dexcellent enfanter quelque grande œuvre doit rassembler silencieusement sans se lasser la plus haute force sur le plus petit point Le tronc seacutelegraveve dans les airs avec ses branches richement eacuteclatantes les feuilles brillent et exhalent leur parfum mais elles ne peuvent produire de fruits Le noyau seul recegravele dans un eacutetroit espace lrsquoorgueil de la forecirct lrsquoarbre raquo

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livre II chap IV ougrave nous voyons une chimie

construite a priori Bacon au contraire afficha le

dessein de faire de lexpeacuterience intuitive et non de

lrsquoabstraction la source de la connaissance de la

nature Le brillant reacutesultat de cette conception est la

haute situation actuelle des sciences naturelles qui

nous fait envisager avec un sourire de pitieacute ces

misegraveres aristoteacuteliciennes Sous ce rapport il est

vraiment remarquable que les livres susmentionneacutes

drsquoAristote nous reacutevegravelent tregraves nettement mecircme

lrsquoorigine de la scolastique on y rencontre deacutejagrave la

meacutethode veacutetilleuse et le verbiage de celle-ci

Pour la mecircme raison les livres De cœlo sont aussi

tregraves utiles et dignes drsquoecirctre lus Les premiers

chapitres sont mecircme un bon exemple de la meacutethode

qui consiste agrave reconnaicirctre et agrave deacuteterminer lessence

de la nature drsquoapregraves de pures notions et lrsquoinsuccegraves

est ici eacutevident Il nous est deacutemontreacute au chapitre

VIII par de pures notions et locis communibus

qursquoil nrsquoy a pas plusieurs mondes et au chapitre XII

on trouve une speacuteculation analogue sur la course

des eacutetoiles Crsquoest un raisonnement logique dapregraves

de fausses notions une dialectique de la nature

toute speacuteciale qui entreprend de deacutecider a priori en

partant de certains axiomes universels preacutetendant

exprimer ce qui est raisonnable et seacuteant ce qursquoest la

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nature et comment elle doit agir En voyant une

intelligence si grande et mecircme stupeacutefiante malgreacute

tout ce qursquoon a pu dire si profondeacutement enfonceacutee

dans de pareilles erreurs qui eacutetaient encore en

vogue il y a quelques siegravecles agrave peine nous

comprenons bien vite combien lrsquohumaniteacute est

redevable agrave Copernic Kepler Galileacutee Bacon Robert

Hook et Newton Dans les chapitres VII et VIII du

livre II Aristote nous expose tout son agencement

absurde du ciel les eacutetoiles sont solidement fixeacutees

sur le globe creux qui tournoie le soleil et les

planegravetes sur des globes semblables plus rapprocheacutes

la terre est-il dit expresseacutement demeure tranquille

Tout cela pourrait passer si auparavant il nrsquoy avait

eu deacutejagrave mieux mais quand lui-mecircme nous preacutesente

chapitre XIII les vues tregraves justes des pythagoriciens

sur la forme la situation et le mouvement de la

terre pour les rejeter cela est fait pour provoquer

notre indignation Elle saccroicirct quand nous voyons

par sa freacutequente poleacutemique contre Empeacutedocle

Heacuteraclite et Deacutemocrite comment ceux-ci ont eu des

vues beaucoup plus exactes de la nature et ont

mieux observeacute celle-ci que le sec bavard que nous

avons devant nous Empeacutedoele avait mecircme enseigneacute

deacutejagrave une force tangentielle produite par le

mouvement de rotation et agissant en opposition agrave

la pesanteur (II 1 et 13 puis les Scholia p 491)

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Bien loin drsquoappreacutecier ces hypothegraveses agrave leur valeur

Aristote nrsquoadmet mecircme pas les vues exactes de ces

anciens sur la veacuteritable signification de haut et de

bas mais ici aussi il se range agrave lrsquoopinion vulgaire qui

suit lrsquoapparence superficielle (IV 2) Maintenant il

faut consideacuterer que ses vues furent adopteacutees et se

reacutepandirent eacutecartegraverent ce qui valait mieux

auparavant et devinrent plus tard la base du

systegraveme drsquoHipparque puis de Ptoleacutemeacutee dont

lhumaniteacute a ducirc srsquoembarrasser jusqursquoau

commencement du XVIe siegravecle au grand profit

drsquoailleurs des dogmes religieux judeacuteo-chreacutetiens qui

sont incompatibles au fond avec le systegraveme de

Copernic comment en effet y aurait-il un Dieu au

ciel si le ciel nrsquoexiste pas Le theacuteisme seacuterieusement

compris preacutesupposa neacutecessairement la division du

monde en ciel et en terre sur celle-ci srsquoagitent les

hommes dans celui-lagrave siegravege le Dieu qui les

gouverne Mais si lrsquoastronomie a supprimeacute le ciel

elle a supprimeacute Dieu avec lui elle a tellement

agrandi le monde qursquoil ne reste plus de place pour

Dieu Quant agrave un ecirctre personnel comme chaque

Dieu doit neacutecessairement en constituer un qui

nrsquohabiterait aucun lieu mais serait partout et nulle

part on peut seulement le nommer mais non

lrsquoimaginer et croire en lui A mesure donc que

lrsquoastronomie physique se popularise le theacuteisme doit

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disparaicirctre si fortement quil ait eacuteteacute inculqueacute aux

hommes par une preacutedication incessante et

solennelle Crsquoest ce que lrsquoEacuteglise catholique a reconnu

aussitocirct et pour cette raison elle a perseacutecuteacute le

systegraveme de Copernic Aussi est-il pueacuteril de

srsquoeacutetonner avec de grands cris des tribulations de

Galileacutee car omnis natura vult esse conservatrix sui

[chaque ecirctre de la nature srsquoefforce de se conserver]

Qui sait si la constatation secregravete ou tout au moins

le pressentiment de cette congeacutenialiteacute drsquoAristote

avec les doctrines de lrsquoEacuteglise et du danger deacutetourneacute

par lui nrsquoa pas contribueacute au respect deacutemesureacute dont

il a eacuteteacute lrsquoobjet au moyen acircge Qui sait si plus drsquoun

homme stimuleacute par ses assertions sur les anciens

systegravemes astronomiques na pas secregravetement

peacuteneacutetreacute ces veacuteriteacutes longtemps avant Copernic qui

apregraves beaucoup drsquoanneacutees dheacutesitation et avec

lrsquointention de se seacuteparer du monde se hasarda

finalement agrave les proclamer

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

SECTION VI STOIumlCIENS

Une tregraves belle et profonde notion chez les stoiumlciens

celle du λόγος σπερματικός [raison seacuteminale] bien

qursquoon puisse deacutesirer agrave son sujet des renseignements

plus complets que ceux qui nous sont parvenus

(Diogegravene Laerce VII 136 mdash Plutarque De placitis

philosophiaelig 1 7 mdash Stobeacutee Eclogaelig I p 372) Ce

qui toutefois est clair crsquoest qursquoon maintient par lagrave ce

qui constitue et maintient chez les individus

successifs drsquoune espegravece la forme identique de celle-

ci en passant de lrsquoun agrave lrsquoautre par conseacutequent en

quelque sorte la notion de lrsquoespegravece corporifieacutee dans

la semence Le λόγος σπερματικός est donc

leacuteleacutement indestructible dans lrsquoindividu ce qui lrsquounit

agrave lrsquoespegravece qursquoil repreacutesente et maintient Crsquoest en

vertu de lui que la mort qui aneacuteantit lrsquoindividu ne

touche pas agrave lespegravece gracircce agrave laquelle lrsquoindividu est

toujours preacutesent en deacutepit de la mort Aussi

pourrait-on traduire de la maniegravere suivante les mots

λόγος σπερματικός la formule magique qui eacutevoque

incessamment cette forme mi pheacutenomegravene Tregraves

apparenteacutee agrave lui est la notion de la forma

substantialis chez les scolastiques par laquelle le

principe inteacuterieur de lrsquoensemble de toutes les

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qualiteacutes de chaque ecirctre naturel est eacutetabli son

antithegravese est la materia prima la matiegravere pure

sans forme ni qualiteacute Lrsquoacircme de lrsquohomme est sa

forma substantialis Ce qui distingue les deux

notions crsquoest que le λόγος σπερματικός nrsquoappartient

qursquoaux ecirctres vivants qui se reproduisent tandis que

la forma substantialis appartient aussi aux ecirctres

inorganiques Celle-ci se reacutefegravere avant tout agrave

lrsquoindividu celui-lagrave agrave lrsquoespegravece en mecircme temps tous

deux sont manifestement lieacutes agrave lrsquoideacutee platonicienne

On trouve des deacuteveloppements sur la forma

substantialis dans Scot Erigegravene De divisione

naturae livre III p 139 eacutedit drsquoOxford dans

Giordano Bruno Della causa dialogue III p 252 et

suiv et tout an long dans les Dispitationes

metaphysicaelig do Suarez (XV sect 1) ce veacuteritable

compendium de toute la sagesse scolaslique ougrave il

faut eacutetudier celle-ci plutocirct que dans les bavardages

sans fin des ineptes professeurs de philosophie

allemande quintessence de la platitude et de

lrsquoennui

Une source capitale de notre connaissance de

lrsquoeacutethique stoiumlcienne est lrsquoexposeacute tregraves deacuteveloppeacute que

nous a conserveacute Stobeacutee (Eclogaelig livre II chap VII)

on peut se flatter de posseacuteder lagrave des extraits le plus

souvent textuels de Zeacutenon et de Chrysippe Srsquoils sont

66 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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exacts ils ne sont pas de nature agrave nous donner une

haute opinion de lrsquoesprit de ces philosophes Crsquoest

en effet un exposeacute peacutedantesque doctrinal deacutelayeacute agrave

lrsquoinfini et incroyablement vide plat et inintelligent

de la morale stoiumlcienne on nrsquoy trouve ni vigueur ni

vie nulle penseacutee de valeur frappante ou fine Tout y

est deacuteduit de pures notions rien nrsquoy est puiseacute dans

la reacutealiteacute et lrsquoexpeacuterience Lrsquohumaniteacute y est en

conseacutequence partageacutee en vertueux et vicieux aux

premiers est rattacheacutee toute chose bonne aux

seconds toute chose mauvaise ce qui fait tout

apparaicirctre noir et blanc comme une gueacuterite

prussienne Aussi ces plats exercices drsquoeacutecole ne

supportent-ils aucunement la comparaison avec les

eacutecrits de Seacutenegraveque si eacutenergiques si ingeacutenieux et si

profonds

Les Dissertations drsquoArrien sur la philosophie

drsquoEacutepictegravete composeacutees environ quatre cents ans

apregraves la naissance du Portique ne nous donnent pas

drsquoinformations deacutefinitives sur le veacuteritable esprit et

les principes speacuteciaux de la morale stoiumlcienne ce

livre est mecircme peu satisfaisant comme forme et

comme contenu Drsquoabord en ce qui concerne la

forme on nrsquoy trouve aucune trace de meacutethode

drsquoarrangement systeacutematique mecircme de progression

reacuteguliegravere Dans des chapitres qui se succegravedent sans

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ordre ni lien il est inlassablement reacutepeacuteteacute qursquoil ne

faut precircter aucune attention agrave tout ce qui nrsquoest pas

lexpression de notre propre volonteacute et que par

conseacutequent on ne doit pas precircter le moindre inteacuterecirct

agrave tout ce qui agite les hommes crsquoest lrsquoataraxie

stoiumlcienne Ce qui nrsquoest pas de nous ne serait pas

non plus de notre ressort Mais ce colossal paradoxe

nrsquoest pas deacuteduit de principes la plus eacutetrange

opinion sur le monde nous est tout simplement

imposeacutee sans qursquoune seule raison soit alleacutegueacutee Au

lieu de cela on trouve des deacuteclamations sans fin en

phrases et en tournures drsquoexpressions toujours les

mecircmes Car les reacutesultats de ces maximes

merveilleuses sont exposeacutes de la maniegravere la plus

deacutetailleacutee et la plus vive et lrsquoon a pu deacutecrire

freacutequemment comment les stoiumlciens font quelque

chose de rien En attendant tous ceux qui pensent

diffeacuteremment sont qualifieacutes desclaves et de fous

Mais on attend en vain une raison claire et solide agrave

lrsquoappui de cette eacutetrange maniegravere de penser cette

raison aurait plus drsquoeffet que toutes les deacuteclamations

et les gros mots de ce livre eacutepais Tel qursquoil est avec

ses descriptions hyperboliques de lrsquoeacutegaliteacute drsquoacircme

stoiumlcienne ses paneacutegyriques infatigablement

reacutepeacuteteacutes des saints patrons Cleacuteanthe Chrysippe

Zeacutenon Crategraves Diogegravene Socrate et ses injures agrave

lrsquoadresse de tous ceux qui diffegraverent drsquoavis il

68 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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constitue une veacuteritable capucinade Le manque de

plan du livre et son deacutecousu sont drsquoailleurs bien en

rapport avec celle-ci Ce que le titre drsquoun chapitre

indique crsquoest seulement le sujet de son deacutebut agrave la

premiegravere occasion se produit un eacutecart et agrave partir de

lagrave il est question suivant le nexus idearmn de mille

et mille objets

Quant au contenu il est semblable et mecircme sans

tenir compte que la base lui fait complegravetement

deacutefaut il nrsquoest en rien vraiment stoiumlcien mais est

meacutelangeacute drsquoun fort eacuteleacutement eacutetranger qui sent sa

source christiano-juive La preuve la plus indeacuteniable

en est le theacuteisme qursquoon y trouve de toutes parts et

qui est aussi le support de sa morale le cynique et

le stoiumlcien agissent ici au nom de Dieu dont la

volonteacute est leur Credo ils lui sont deacutevoueacutes

espegraverent en lui etc Le Portique primitif et

authentique est tout agrave fait eacutetranger agrave ces choses-lagrave

Dieu et le monde nrsquoy font qursquoun et lrsquoon nrsquoy sait rien

drsquoun Dieu qui pense veut commande aux hommes

et veille agrave leurs besoins Non seulement chez Arrien

drsquoailleurs mais chez la plupart des philosophes

paiumlens des premiers siegravecles chreacutetiens nous voyons

le theacuteisme juif destineacute agrave devenir bientocirct une

croyance populaire sous la forme du christianisme

deacutejagrave lancer des lueurs absolument comme

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aujourdrsquohui apparaicirct peu agrave peu dans les eacutecrits des

lettreacutes le pantheacuteisme acclimateacute dans lrsquoInde qui est

aussi destineacute agrave peacuteneacutetrer la croyance populaire Ex

oriente lux [La lumiegravere vient de lrsquoOrient]

Pour la raison indiqueacutee la morale exposeacutee ici nrsquoest

pas non plus purement stoiumlcienne Beaucoup de ses

prescriptions sont incompatibles entre elles et il

serait difficile drsquoeacutetablir agrave son sujet des principes

fondamentaux communs Le cynisme lui aussi est

complegravetement fausseacute par la doctrine que le cynique

doit ecirctre tel avant tout dans lrsquointeacuterecirct des autres

pour agir sur eux par son exemple comme un

messager de Dieu et simmiscer dans leurs affaires

pour les diriger De lagrave il est dit laquo Dans une citeacute ougrave il

nrsquoy aurait que des sages aucun cynique ne serait

neacutecessaire raquo de mecircme celui-ci doit ecirctre bien

portant vigoureux et propre pour ne pas repousser

les gens Combien cela est loin de la satisfaction

personnelle des vieux cyniques authentiques

Diogegravene et Crategraves il est vrai ont eacuteteacute les amis et les

conseillers de maintes familles mais crsquoest lagrave un fait

secondaire et accidentel et nullement le dessein du

cynisme

Arrien a donc complegravetement perdu de vue les vraies

ideacutees fondamentales du cynisme aussi bien que

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celles do lrsquoeacutethique stoiumlcienne il ne semble mecircme pas

avoir senti lutiliteacute de celle-ci Il precircche la

renonciation personnelle parce qursquoelle lui plaicirct et

elle lui plaicirct peut-ecirctre uniquement parce qursquoelle est

difficile et opposeacutee agrave la nature humaine tandis que

la preacutedication est facile Il nrsquoa pas chercheacute les

raisons de ladite renonciation aussi croit-on

entendre tantocirct un ascegravete chreacutetien tantocirct un

stoiumlcien Les maximes de tous deux concordent

souvent mais les principes sur lesquels elles

reposent sont tout diffeacuterents Je renvoie agrave ce sujet agrave

mon œuvre principale (t I sect 316 et t II chap

XVI) ougrave le veacuteritable esprit du cynisme et du

Portique est exposeacute agrave fond pour la premiegravere fois

Lrsquoinconseacutequence drsquoArrien se preacutesente mecircme dune

miniegravere ridicule en ce que deacutecrivant un nombre

incalculable de fois le stoiumlcien parfait il ne manque

jamais de dire laquo Il ne blacircme personne ne se plaint

ni des dieux ni des hommes ne reacuteprimande

personne raquo Or son livre est agrave peu pregraves tout entier

eacutecrit sur un ton de blacircme qui souvent va jusqursquoagrave

lrsquoinjure

Malgreacute tout cela on trouve ccedilagrave et lagrave dans ce livre des

ideacutees authentiquement stoiumlciennes qursquoArrien ou

Eacutepictegravete a puiseacutees chez les vieux stoiumlciens et

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semblablement le cynisme est deacutepeint en couleurs

vives et frappantes dans quelques-uns de ses traits

Il y a par endroits beaucoup de bon sens comme de

vivantes peintures de lhomme et de son activiteacute Le

style est facile et coulant mais tregraves diffus

Que lrsquoEncheiridion [Manuel] drsquoEacutepictegravete ait eacuteteacute

composeacute aussi par Arrien comme nous lrsquoassurait F-

A Wolf9 dans ses leccedilons crsquoest ce que je ne crois pas

Il renferme beaucoup plus drsquoesprit en peu de mots

que les Dissertations est marqueacute au coin du bon

sens ne contient pas de deacuteclamations vides

drsquoostentation est concis expressif et avec cela

eacutecrit sur le ton dun ami bienveillant qui donne des

conseils tandis que les Dissertations je lrsquoai dit

emploient le plus souvent le ton de la reacuteprimande et

de lrsquoinjure Le contenu des deux ouvrages est en

reacutealiteacute le mecircme agrave part cette diffeacuterence que

lrsquoEncheiridion a tregraves peu de choses du theacuteisme des

Dissertations Peut-ecirctre lrsquoEncheiridion eacutetait-il le

propre compendium drsquoEacutepictegravete qursquoil dictait agrave ses

auditeurs tandis que les Dissertations eacutetaient le

9 Le ceacutelegravebre philologue classique auteur des Proleacutegomegravenes sur Homegravere professeur agrave lrsquouniversiteacute de Berlin Neacute agrave en Saxe en 1750 Wolf mourut en 1824 agrave Marseille en se rendant dans le Midi de la France pour y soigner sa santeacute

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manuscrit copieacute drsquoapregraves ses libres discours par son

commentateur Arrien

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SECTION VII NEacuteO-PLATONICIENS

La lecture des neacuteo-platoniciens reacuteclame beaucoup

de patience car ils manquent agrave la fois de forme et de

style Le meilleur de tous et de beaucoup sous ce

rapport est Porphyre Il est le seul qui eacutecrive

clairement et logiquement de sorte qursquoon le lit sans

reacutepugnance

Le pire par contre est Jamblique dans son livre De

mysteriis AEliggyptiorum il est plein drsquoune eacutepaisse

superstition et drsquoune lourde deacutemonologie et de

plus obstineacute Il a encore il est vrai une autre vue en

quelque sorte eacutesoteacuterique sur la magie et la theacuteurgie

mais ses reacuteveacutelations agrave ce sujet sont plates et

insignifiantes En somme crsquoest un mauvais

eacutecrivailleur qui ne donne pas satisfaction borneacute

baroque grossiegraverement superstitieux confus et

obscur On voit clairement que ce qursquoil enseigne ne

provient en rien de ses reacuteflexions personnelles ce

sont des dogmes eacutetrangers souvent compris

seulement agrave moitieacute et pour cette raison affirmeacutes

avec dautant plus drsquoentecirctement aussi est-il rempli

de contradictions Aujourdrsquohui toutefois on ne veut

plus attribuer agrave Jamblique le livre susmentionneacute et

74 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

je me rangerai volontiers agrave cet avis en lisant les

longs extraits de ses œuvres perdues que Stobeacutee

nous a conserveacutes extraits infiniment supeacuterieurs agrave ce

livre De mysteriis et qui contiennent maintes

bonnes ideacutees de leacutecole neacuteoplatonicienne

Proclus lui aussi est un bavard sec prolixe fade

Son commentaire sur lrsquoAlcibiade de Platon mdash un des

plus mauvais Dialogues de celui-ci et peut-ecirctre

inauthentique mdash est le verbiage le plus deacutelayeacute et le

plus diffus du monde Chaque mot de Platon mecircme

le plus insignifiant y provoque un bavardage sans

fin et la recherche drsquoun sens profond Ce que Platon

dit au sens mythique et alleacutegorique est pris au sens

propre et seacutevegraverement dogmatique et tout est tordu

dans le sens de la superstition et de la theacuteosophie

On ne peut cependant nier que dans la premiegravere

moitieacute de ce commentaire on ne rencontre quelques

tregraves bonnes ideacutees qui appartiennent sans doute

beaucoup plus agrave lrsquoEacutecole qursquoagrave Produs mecircme Crsquoest un

principe drsquoune haute importance qui clocirct le

Fasciculum primum partis primae laquo Les deacutesirs

des acircmes (anteacuterieurement agrave leur naissance)

contribuent agrave donner forme au parcours de la vie et

nous ne semblons pas avoir eacuteteacute informeacute par eux car

crsquoest du sein de nous-mecircmes que nous deacutecouvrons

les deacutecisions eacutelectives drsquoapregraves lesquelles nous

75 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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vivons raquo (Animorum uppetilus antegrave hanc vitam

concepti plurimam vim habent in vitas eligendas

nec extrtnsecus fictif similis sumus sed nostra

sponte facimus electiones secundum quas deindegrave

vitas transigimus) Ce principe a certainement sa

racine dans Platon et se rapproche aussi de la

doctrine de Kant sur le caractegravere intelligible il

srsquoeacutelegraveve bien haut au-dessus des doctrines borneacutees et

plates de la liberteacute de la volonteacute individuelle qui

peut toujours faire ainsi et autrement et dont nous

bercent jusqursquoagrave preacutesent nos professeurs de

philosophie leur cateacutechisme constamment sous les

yeux Augustin et Luther de leur cocircteacute avaient

appeleacute agrave leur secours lrsquoeacutelection par la Gracircce Cela

eacutetait bon pour ces temps soumis aux deacutecrets de la

Providence quand lrsquoon eacutetait encore precirct srsquoil plaisait

agrave Dieu agrave aller au diable au nom de la diviniteacute mais

agrave notre eacutepoque on ne peut trouver de protection

que dans lrsquoaseacuteiteacute de la volonteacute et il faut reconnaicirctre

comme lrsquoa fait Proclus que laquo crsquoest du sein de nous-

mecircmes que nous deacutecouvrons les deacutecisions eacutelectives

drsquoapregraves lesquelles nous vivons raquo

Plotin enfin le plus important de tous est tregraves

ineacutegal et ses diverses Enneacuteades sont drsquoune valeur

extrecircmement diffeacuterente la quatriegraveme est

excellente Son mode drsquoexposer et son style sont

76 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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cependant le plus souvent mauvais ses ideacutees ne

sont ni ordonneacutees ni eacutetudieacutees agrave lrsquoavance il eacutecrit au

fur et agrave mesure qursquoelles lui viennent Porphyre nous

renseigne dans sa biographie sur sa faccedilon leacutegegravere et

neacutegligente de travailler Sa prolixiteacute infinie et

ennuyeuse sa confusion lassent souvent toute

patience au point qursquoon srsquoeacutetonne comment ce fatras

a pu parvenir agrave la posteacuteriteacute Il a drsquoordinaire le style

drsquoun preacutedicateur et de mecircme que celui-ci impose

platement lrsquoEacutevangile il expose platement les

doctrines platoniciennes En mecircme temps ce que

Platon a dit en termes mystiques mecircme agrave demi

meacutetaphoriques il le rabaisse agrave un seacuterieux prosaiumlque

intentionnel et remacircche pendant de longues heures

la mecircme ideacutee sans rien ajouter de lui-mecircme Il

procegravede en outre agrave la faccedilon drsquoun reacuteveacutelateur non

drsquoun deacutemonstrateur parlant ex tripode et raconte

les choses comme il ne les imagine sans tenter de

leur assurer une base Et cependant on trouve chez

lui des veacuteriteacutes profondes et de grande importance

qursquoil a drsquoailleurs comprises lui-mecircme car il nrsquoest

nullement deacutepourvu drsquointuition Aussi meacuterite-t-il

incontestablement drsquoecirctre lu et reacutecompense-t-il

amplement la patience exigeacutee pour cela

Lrsquoexplication de ces qualiteacutes contradictoires de

Plotin je la trouve dans le fait que ni lui ni les neacuteo-

77 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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platoniciens en geacuteneacuteral ne sont des philosophes

proprement dits des penseurs personnels ils

exposent une doctrine eacutetrangegravere traditionnelle

qursquoils ont drsquoailleurs drsquoordinaire bien comprise et

bien digeacutereacutee Crsquoest la sagesse indo-eacutegyptienne qursquoils

ont voulu incorporer agrave la philosophie grecque et ils

emploient agrave cet effet comme chaicircnon de raccord ou

mode de transition ou menstruum la philosophie

platonicienne dans celle de ses parties qui touche

au mystique De cette origine indoue transmise par

lrsquoEacutegypte des dogmes neacuteo-platoniciens teacutemoigne

directement et incontestablement la doctrine du

Tout-Un de Plotin comme nous la trouvons

admirablement preacutesenteacutee dans la quatriegraveme

Enneacuteade Le chapitre premier du livre I de celle-ci

Sur lrsquoessence de lrsquoacircme donne tregraves briegravevement la

doctrine fondamentale de toute sa philosophie celle

drsquoune acircme qui originellement est une et nrsquoest

seacutepareacutee en beaucoup drsquoacircmes que par le monde

corporel Drsquoun inteacuterecirct particulier est le livre VIII de

cette Enneacuteade qui montre comment cette acircme est

tombeacutee dans cet eacutetat de multipliciteacute agrave la suite drsquoun

effort coupable Elle est chargeacutee en conseacutequence

drsquoune double faute la premiegravere celle de sa descente

dans ce monde la seconde celle de ses actions

coupables dans ce mecircme monde Elle expie la

premiegravere par lrsquoexistence temporelle et la seconde

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qui est moindre par la migration des acircmes (chap

V) Crsquoest eacutevidemment la mecircme ideacutee que le peacutecheacute

originel et le peacutecheacute particulier chreacutetiens Mais ce

qursquoil faut lire avant tout crsquoest le chapitre III du livre

IX Que toutes les acircmes sont une ougrave sont

expliqueacutees entre autres choses par lrsquouniteacute de cette

acircme du monde les merveilles du magneacutetisme

animal speacutecialement le pheacutenomegravene actuellement

observeacute qursquoune somnambule perccediloit agrave la plus

grande distance un mot dit agrave voix basse ce qui il est

vrai exige une chaicircne de personnes en rapport avec

elle Chez Plotin apparaicirct mecircme probablement pour

la premiegravere fois dans la philosophie occidentale

lrsquoIdeacutealisme qui depuis longtemps deacutejagrave eacutetait agrave lrsquoordre

du jour en Orient puisque les Enneacuteades enseignent

(livre VII chap X) que lrsquoacircme a fait le monde en

entrant de lrsquoeacuteterniteacute dans le temps avec cette

explication car lrsquounivers sensible nrsquoa pas un autre

lieu que lrsquoacircme raquo (Neque est atter hujus universi

locus quam anima) tandis que lideacutealiteacute du temps

est exprimeacutee dans ces mots laquo Nous nrsquoallons pas

prendre le temps hors de lrsquoacircme pas plus que

lrsquoeacuteterniteacute en dehors de lrsquoecirctre raquo (Oportet autem

nequaquam extra animam tempus accipere) Cet

έκεῖ (au delagrave) est lrsquoopposeacute de ἒνθάδε (en deccedilagrave) et

une notion tregraves appareilleacutee agrave lui qursquoil explique de

plus pregraves par le monde des ideacutees et le monde des

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sens (mundus intelligibilis et sensibilis) et aussi par

lrsquoen haut et lrsquoen bas Lrsquoideacutealiteacute du temps est aussi

lrsquoobjet aux chapitres XI et XII de tregraves bonnes

eacutelucidations Elle a pour corollaire la belle

implication drsquoapregraves laquelle nous ne sommes pas

dans notre condition temporelle ce que nous

devons et devrions ecirctre voilagrave pourquoi nous

attendons toujours mieux de lrsquoavenir et escomptons

le compleacutement de ce qui nous manque deacutesir qui

donne naissance agrave lrsquoavenir et agrave sa condition le

temps (chap II et III) Une autre confirmation de

lrsquoorigine indoue signaleacutee nous est donneacutee par

Jamblique (De mysteriis section IV chap IV et V)

dans son exposeacute de la doctrine de la meacutetempsycose

ougrave lrsquoon trouve aussi (section V chap VI) la doctrine

de la libeacuteration et de la reacutedemption finales des liens

de la naissance et de la mort laquo la purification la

perfection de lrsquoacircme et la deacutelivrance de devoir ecirctre raquo

et (chap XII) laquo le feu du sacrifice nous deacutelivre des

chaines du devoir ecirctre raquo en drsquoautres termes la

promesse contenue dans tous les livres religieux de

lrsquoInde qui est deacutesigneacutee en anglais par final

eacutemancipation ou reacutedemption A ceci srsquoajoute

(section VII chap II) la mention drsquoun symbole

eacutegyptien repreacutesentant un Dieu creacuteateur assis sur h

lotus eacutevidemment le Brahma creacuteateur du monde

assis sur la fleur de lotus issue du nombril de

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Vischnou tel qursquoon le repreacutesente freacutequemment par

exemple dans Langlegraves Monuments de

lrsquoHindoustan t1 p 175 et Coleman Mythology of

the Hindus table V etc Ce symbole est

extrecircmement important comme une preuve certaine

de lrsquoorigine indoue de la religion eacutegyptienne ainsi

que sous le mecircme rapport le fait indiqueacute aussi par

Porphyre (De abstinentia livre II) qursquoen Eacutegypte la

vache eacutetait sacreacutee et ne devait pas ecirctre tueacutee Mecircme

la circonstance rapporteacutee par Porphyre dans sa Vie

de Plotin que celui-ci apregraves avoir eacuteteacute plusieurs

anneacutees eacutelegraveve drsquoAmmonius Saccas eut lrsquointention de

se rendre en Perse et dans lrsquoInde avec lrsquoarmeacutee de

Gordien ce qursquoil ne put effectuer par suite de la

deacutefaite et de la mort de ce dernier cette

circonstance indique que les doctrines drsquoAmmonius

eacutetaient drsquoorigine indoue et que Plotin se proposait

de les acqueacuterir plus purement agrave leur source Ce

mecircme Porphyre a fourni une theacuteorie complegravete de la

meacutetempsycose entiegraverement conccedilue dans le sens

indou quoique enjoliveacutee de psychologie

platonicienne Elle se trouve dans les Eacuteclogaelig de

Stobeacutee (livre I chap LII sect 84)

81 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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SECTION VIII GNOSTIQUES

Les philosophies cabalistique et gnostique chez les

creacuteateurs desquelles juifs et chreacutetiens le

monotheacuteisme srsquoaffirma immeacutediatement sont des

tentatives en vue de supprimer la flagrante

contradiction entre la production de ce monde par

un ecirctre tout-puissant infiniment bon et infiniment

sage et le caractegravere miseacuterable et deacutefectueux de ce

monde mecircme Elles introduisent en conseacutequence

entre le monde et sa cause primordiale une seacuterie

drsquoecirctres intermeacutediaires dont la faute a ameneacute un

deacuteclin qui a lui-mecircme donneacute naissance au monde

Ils deacutetournent donc en quelque sorte 1a faute du

souverain sur ses ministres Ce proceacutedeacute eacutetait

dailleurs deacutejagrave indiqueacute par le mythe de la chute qui

est point culminant du judaiumlsme Ces ecirctres sont

chez les gnostiques le πλήρωμα les eacuteons lrsquoϋλη le

demiourgos etc La seacuterie a eacuteteacute allongeacutee agrave plaisir par

chaque gnostique

Le proceacutedeacute entier est analogue agrave celui par lequel

pour atteacutenuer la contradiction impliqueacutee par le

rapport de lrsquoaction reacuteciproque drsquoune substance

mateacuterielle et immateacuterielle chez lhomme des

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philosophes physiologistes ont chercheacute agrave interposer

des essences meacutediates telles que la fluiditeacute

nerveuse lrsquoeacutether nerveux les esprits vitaux etc Les

deux choses dissimulent ce quelles ne sont pas

capables de supprimer

83 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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SECTION IX SCOT EacuteRIGEgraveNE

Cet homme admirable nous offre le spectacle

inteacuteressant de la lutte entre la veacuteriteacute reconnue et

saisie personnellement et les dogmes locaux fixeacutes

par un endoctrinement preacutecoce et qui se sont

deacuteveloppeacutes en dehors de tout doute au moins de

toute attaque directe cocircte agrave cocircte avec lrsquoeffort

proceacutedant drsquoune noble nature pour ramener agrave

lrsquoharmonie par tel ou tel moyen la dissonance ainsi

creacuteeacutee Mais ceci ne peut srsquoeffectuer que si ces

dogmes sont tourneacutes deacutenatureacutes et en cas de

besoin tordus jusqursquoagrave ce qursquoils srsquoadaptent nolentes

volentes agrave la veacuteriteacute reconnue personnellement qui

demeure le principe dominant mais est neacuteanmoins

contrainte agrave revecirctir un habit eacutetrange et mecircme

gecircnant Eacuterigegravene srsquoentend agrave mener toujours agrave bien

cette meacutethode dans son grand ouvrage De divisione

naturaelig jusqursquoagrave ce qursquoenfin il en vienne agrave aborder

lrsquoorigine du mal et du peacutecheacute avec la menace des

tortures de lrsquoenfer ici sa meacutethode eacutechoue contre

loptimisme cette conseacutequence du monotheacuteisme

juif Il enseigne dans son livre V le retour de toutes

choses agrave Dieu et lrsquouniteacute ainsi que lrsquoindivisibiliteacute

meacutetaphysique de toute lrsquohumaniteacute mecircme de toute la

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

nature Maintenant se pose la question Que

devient le peacutecheacute Il ne peut ecirctre en Dieu Ougrave est

lrsquoenfer avec lrsquoannonce de ses tortures eacuteternelles

Qui doit y aller Lrsquohumaniteacute nrsquoest-elle pas sauveacutee et

dans sa totaliteacute Le dogme reste ici inexpugnable

Eacuterigegravene se deacutebat piteusement agrave travers des

sophismes diffus pour naboutissent qursquoa des mots

et finit par tomber dans les contradictions et les

absurditeacutes surtout depuis que la question de

lrsquoorigine du peacutecheacute sest imposeacutee ineacutevitablement agrave

lui Or celle-ci ne peut reacutesider en Dieu ni dans la

volonteacute creacuteeacutee par lui puisque alors Dieu serait

lrsquoauteur du peacutecheacute chose quil aperccediloit tregraves

clairement (Voir lrsquoEditio princeps drsquoOxford 1681 p

287) Deacutesormais il est pousseacute aux absurditeacutes le

peacutecheacute ne doit avoir ni une cause ni un sujet laquo Le

peacutecheacute est sans cause il est entiegraverement sans cause

et insubstantiel raquo (malum incausale est penitus

incausale et insubstantiale est) La raison veacuteritable

de ce malaise est que la doctrine de lrsquoeacutemancipation

de lrsquohumaniteacute et du monde qui est manifestement

drsquoorigine indoue preacutesuppose la doctrine indoue en

vertu de laquelle lrsquoorigine du monde (ce sansara des

Bouddhistes) est le mal mecircme proceacutedant drsquoun acte

coupable de Brahma or ce Brahma crsquoest nous qui

le sommes en reacutealiteacute car la mythologie indoue est

partout transparente Au contraire dans le

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christianisme cette doctrine de leacutemancipation du

monde doit ecirctre greffeacutee sur leacute theacuteisme juif drsquoapregraves

lequel le Seigneur nrsquoa pas seulement fait le monde

mais lrsquoa ensuite trouveacute parfait laquo Tout eacutetait tregraves

bien Drsquoougrave ces larmes De lagrave surgissent des

difficulteacutes qursquoEacuterigegravene a tregraves bien aperccedilues quoiquil

ne pucirct oser agrave son eacutepoque attaquer le mal par la

racine Neacuteanmoins il est drsquoune douceur indoustane

Il rejette la damnation eacuteternelle et les chacirctiments

deacutecreacuteteacutes par le christianisme toute creacuteature

raisonnable et animale veacutegeacutetale et inanimeacutee doit

conformeacutement agrave son essence intime dans le cours

neacutecessaire de la nature parvenir agrave la feacuteliciteacute

eacuteternelle car elle a pris naissance de la bonteacute

eacuteternelle Mais pour les saints et les justes seuls il y

a complegravete uniteacute avec Dieu deificatio Eacuterigegravene est

dailleurs assez sincegravere pour ne pas cacher le grand

embarras dans lequel le jette lrsquoorigine du mal il

lrsquoexpose nettement dans le passage citeacute du livre V

En fait lrsquoorigine du mal est lrsquoeacutecueil contre lequel

eacutechoue le theacuteisme aussi bien que le pantheacuteisme car

tous deux impliquent lrsquooptimisme Mais le mal et le

peacutecheacute dans leur grandeur terrible ne sont pas

niables puisque les chacirctiments promis agrave celui-ci ne

font qursquoaccroicirctre celui-lagrave Et maintenant drsquoougrave vient

tout cela dans un monde qui est lui mecircme un Dieu

ou lœuvre bien intentionneacutee drsquoun Dieu Si les

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adversaires theacuteistes du pantheacuteisme opposent agrave ces

difficulteacutes laquo Quoi tous les ecirctres meacutechants

terribles abominables seraient Dieu raquo les

pantheacuteistes peuvent riposter laquo Comment tous ces

ecirctres meacutechants terribles abominables un Dieu les

aurait produits de gaieteacute de cœur 10 raquo Nous

trouvons Eacuterigegravene aux prises avec la mecircme difficulteacute

dans une autre de ses œuvres parvenue jusqursquoagrave

nous le livre De praeligdestinatione qui est toutefois

bien infeacuterieur au De divisione naturae il srsquoy

manifeste aussi drsquoailleurs non comme philosophe

mais comme theacuteologien Ici aussi il se torture

miseacuterablement avec ces contradictions dont la

raison derniegravere est que le christianisme a reccedilu

lrsquoinoculation du judaiumlsme Ses efforts ne font que

mettre celles-ci en meilleure lumiegravere Dieu a tout

fait tout est en tout cela est certain laquo

conseacutequemment aussi le peacutecheacute et le mal raquo Cette

conclusion ineacutevitable doit ecirctre eacutecarteacutee si Eacuterigegravene se

voit contraint de recourir agrave de miseacuterables

expeacutedients Alors le peacutecheacute et le mal ne doivent pas

exister et ne sont donc rien mdash Diable mdash Ou alors

le libre-arbitre en est cause cest Dieu qui lrsquoa creacuteeacute

mais librement Aussi nrsquoa-t-il pas agrave srsquooccuper de ce

10 En franccedilais dans le texte

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que celui-ci fait par la suite car il eacutetait libre crsquoest-agrave-

dire pouvait drsquoune faccedilon et aussi drsquoune autre en un

mot ecirctre aussi bien bon que meacutechant mdash Bravo mdash

Mais la veacuteriteacute est quecirctre libre et ecirctre creacuteeacute sont deux

propositions qui srsquoexcluent lrsquoune lrsquoautre par

conseacutequent contradictoires de lagrave lrsquoaffirmation que

Dieu a creacuteeacute des ecirctres auxquels il a donneacute en mecircme

temps la liberteacute de volonteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil les a agrave

la fois creacuteeacutes et non creacuteeacutes Car operari sequitur esse

ce qui signifie que les effets ou actes de nrsquoimporte

quelle chose ne peuvent jamais ecirctre autres que le

reacutesultat de sa proprieacuteteacute laquelle mecircme nrsquoest

reconnue que par eux Pour ecirctre libre dans le sens

exigeacute ici un ecirctre devrait donc nrsquoavoir aucune

proprieacuteteacute crsquoest-agrave-dire nrsquoecirctre rien agrave la fois exister et

ne pas exister Car ce qui est doit ecirctre aussi quelque

chose une existence sans essence ne se laisse

mecircme pas imaginer Mais un ecirctre est-il creacuteeacute il est

creacuteeacute comme il est creacuteeacute par conseacutequent il est mal

creacuteeacute srsquoil est mal creacuteeacute et mal creacuteeacute srsquoil agit mal si son

action est mauvaise Aussi la faute du monde

comme le mal de celui-ci aussi peu niable que celle-

lagrave retombe-t-elle toujours sur son auteur et Scot

Eacuterigegravene comme Augustin avant lui srsquoefforce

peacuteniblement de la deacutetourner de lui

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Si dautre part un ecirctre est moralement libre il ne

peut avoir eacuteteacute creacuteeacute mais doit avoir de lrsquoaseacuteiteacute crsquoest-

a-dire une existence primordiale existant en vertu

de sa force et de son omnipotence propres et qui

nrsquoest pas subordonneacutee agrave une autre Son existence est

alors son acte personnel de creacuteation qui se deacuteploie

et se deacuteveloppe dans le temps en reacuteveacutelant une fois

pour toutes le caractegravere distinct de cet ecirctre qui est

neacuteanmoins son œuvre propre et dont la

responsabiliteacute des manifestations pegravese sur lui seul

Si maintenant un ecirctre est responsable de ses actes

il doit ecirctre capable de discernement et par

conseacutequent libre Ainsi de la responsabiliteacute et de

lrsquoimputabiliteacute que notre conscience deacuteclare il

srsquoensuit tregraves sucircrement que la volonteacute est libre de

ceci dautre part qursquoelle est la chose primordiale

elle-mecircme par conseacutequent non seulement lrsquoaction

mais lexistence et lrsquoessence mecircmes de de lrsquohomme

sont son œuvre propre Je renvoie sur tous ces

points agrave mon traiteacute Du libre arbitre ougrave la question

est examineacutee agrave fond et drsquoune maniegravere irreacutefutable

aussi les professeurs de philosophie ont-ils chercheacute

agrave eacutetouffer sous le plus complot silence ce Meacutemoire

couronneacute

La faute du peacutecheacute et du mal retombe

neacutecessairement de la nature sur son auteur Mais si

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celui-ci est la Volonteacute se manifestant dans tous ses

pheacutenomegravenes cette faute est parvenue agrave la bonne

adresse Si crsquoest au contraire un Dieu lorigine du

peacutecheacute et du mal contredit sa diviniteacute

En lisant Denys lrsquoAreacuteopagite sur lequel Eacuterigegravene

srsquoappuie si freacutequemment jrsquoai trouveacute que celui-lagrave a

eacuteteacute de tout point son prototype Le pantheacuteisme

drsquoEacuterigegravene aussi bien que sa theacuteorie du peacutecheacute et du

mal existe deacutejagrave dans les grands traits chez Denys

celui-ci se contente toutefois drsquoindiquer ce que le

premier a deacuteveloppeacute exprimeacute avec hardiesse et

exposeacute avec feu Eacuterigegravene est infiniment plus

intelligent que Donys mais Denys lui a donneacute la

matiegravere et la direction de ses reacuteflexions lui

preacuteparant ainsi vigoureusement la voie Si Denys

nrsquoest pas authentique cela ne fait rien agrave lrsquoaffaire et

peu importe le nom de lrsquoauteur du livre De divinis

nominibus Comme il vivait probablement agrave

Alexandrie je crois que agrave travers une route qui

nous est inconnue il a eacuteteacute le canal par lequel une

petite goutte de sagesse indoue a pu parvenir

jusqursquoagrave Erigegravene Colebrooke a remarqueacute dans son

traiteacute Sur la philosophie des indous (Miscellaneous

Essays t I p 244) que la proposition III de la

Karika de Kapila se rencontre chez Eacuterigegravene

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SECTION X LA SCHOLASTIQUE

Le caractegravere distinctif de la scolastique serait pour

moi que son criteacuterium suprecircme de la veacuteriteacute est

lEacutecriture sainte agrave laquelle on peut en conseacutequence

toujours en appeler de chaque conclusion de la

raison Une de ses particulariteacutes crsquoest que son ton

est toujours poleacutemique Chaque investigation est

bientocirct transformeacutee en une controverse ougrave le pro et

contra engendre un nouveau pro et contra lui

fournissant ainsi la matiegravere sans laquelle elle

cesserait bientocirct Mais lrsquoultime racine secregravete de

cette particulariteacute crsquoest lrsquoantagonisme entre la

raison et la reacuteveacutelation

La justification reacuteciproque du reacutealisme et du

nominalisme et par lagrave la possibiliteacute de la lutte si

longue et si acharneacutee agrave ce sujet peuvent ecirctre

nettement expliqueacutees de la faccedilon qui va suivre

Je qualifie de rouges les choses les plus diffeacuterentes

si elles ont la couleur rouge Rouge est

manifestement un simple nom par lequel je deacutesigne

ce pheacutenomegravene peu importe ougrave il se produit De la

mecircme faccedilon toutes les notions communes sont de

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simples noms pour deacutesigner des proprieacuteteacutes

srsquoaffirmant en diffeacuterentes choses Ces choses sont

lrsquoactuel et le reacuteel Le nominalisme est donc dans le

vrai

Drsquoautre part si nous observons que toutes ces

choses reacuteelles auxquelles seules la reacutealiteacute est precircteacutee

sont temporelles et par conseacutequent passeront vite

tandis que ces proprieacuteteacutes rouge dur mou vivant

plante cheval homme que ces noms deacutesignent

continuent agrave exister indeacutependantes et en

conseacutequence existent toujours nous trouvons que

les proprieacuteteacutes que ces noms deacutesignent par des

notions communes sont conccedilues gracircce agrave leur

indestructible existence et ont beaucoup plus de

reacutealiteacute celle-ci est par suite imputable aux notions

et non aux ecirctres particuliers Le reacutealisme est donc

dans le vrai

Le nominalisme megravene en reacutealiteacute au mateacuterialisme

car apregraves la suppression de toutes les proprieacuteteacutes il

ne reste plus que la matiegravere Si les notions sont de

simples noms et les choses seacutepareacutees le reacuteel leurs

proprieacuteteacutes comme seacutepareacutees en elles sont

transitoires et il ne reste plus de durable cest-agrave-

dire de reacuteel que la matiegravere

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Toutefois strictement parlant la justification du

reacutealisme apporteacutee plus haut appartient non agrave lui

mais agrave la doctrine platonicienne des Ideacutees dont il

est lrsquoextension Les formes et les proprieacuteteacutes

eacuteternelles des choses naturelles voilagrave ce qui subsiste

agrave travers tout changement et ce agrave quoi il convient

drsquoattribuer une reacutealiteacute plus haute qursquoaux individus

dans lesquels elles se manifestent Au contraire cela

ne peut ecirctre conceacutedeacute aux pures abstractions qui ne

sont pas perceptibles Qursquoy a-t-il de reacuteel par

exemple dans des notions telles que rapport

diffeacuterence seacuteparation preacutejudice indeacutetermination

etc

Une certaine affiniteacute ou tout au moins un

paralleacutelisme de contrastes saute aux yeux si lrsquoon

oppose Platon agrave Aristote Augustin agrave Peacutelage les

reacutealistes aux nominalistes On pourrait affirmer

qursquoil se manifeste en cela une certaine reacutepulsion

polaire de la faccedilon de penser humaine reacutepulsion

qui par une coiumlncidence tout agrave fait extraordinaire

srsquoest manifesteacutee pour la premiegravere fois et drsquoune faccedilon

absolument deacutecisive chez deux tregraves grands hommes

qui eacutetaient contemporains et vivaient lun agrave cocircteacute de

lrsquoautre

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SECTION XI BACON DE VERULAM

Dans un sens autre et plus speacutecialement deacutefini que

celui qui vient drsquoecirctre indiqueacute lrsquoopposeacute veacuteritable et

intentionnel drsquoAristote fut Bacon de Verulam Celui-

lagrave avait pour la premiegravere fois exposeacute agrave fond la vraie

meacutethode permettant de parvenir agrave des veacuteriteacutes

geacuteneacuterales aux veacuteriteacutes particuliegraveres crsquoest-agrave-dire la

voie descendante crsquoest le syllogisme lrsquoOrganum

Aristotelis Bacon au contraire indiqua la voie

ascendante en pratiquant la meacutethode qui consiste agrave

parvenir des veacuteriteacutes particuliegraveres aux veacuteriteacutes

geacuteneacuterales crsquoest lrsquoinduction opposeacutee agrave la deacuteduction

et son exposeacute est le Novum Organum impression

qui choisie par opposition agrave Aristote signifie ceci

laquo crsquoest une maniegravere toute diffeacuterente drsquoattaquer le

sujet raquo Lrsquoerreur drsquoAristote et bien plus encore de

ses adeptes consistait agrave croire qursquoils posseacutedaient

deacutejagrave toute la veacuteriteacute que celle-ci par conseacutequent est

contenue dans leurs axiomes crsquoest-agrave-dire dans

certaines propositions a priori ou qui passent pour

telles et que pour obtenir les veacuteriteacutes particuliegraveres il

suffit de les deacuteduire de celles-lagrave Un exemple de ce

genre est donneacute par Aristote dans ses livres De cœlo

Bacon au contraire montra agrave juste titre que ces

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axiomes nrsquoavaient pas un tel contenu que la veacuteriteacute

ne se trouvait pas encore dans le systegraveme du savoir

humain alors en vogue mais plutocirct en dehors de lui

il srsquoagissait donc non de la tirer de celui-ci mais de

commencer par lrsquointroduire et lrsquoinduction seule

pouvait donc fournir des principes geacuteneacuteraux et

vrais riches en conseacutequences

Les scolastiques guideacutes par Aristote pensaient laquo

Nous voulons dabord eacutetablir lrsquouniversel le

particulier en deacutecoulera ou y trouvera par la suite la

place qursquoil pourra Nous voulons donc eacutetablir avant

tout ce qui concerne le ens la chose en geacuteneacuteral Ce

qui est particulier aux choses seacutepareacutees peut y ecirctre

ajouteacute ensuite successivement naturellement par

lrsquoexpeacuterience mais cela ne peut jamais rien changer agrave

lrsquouniversel raquo Bacon disait au contraire laquo Nous

voulons avant tout connaitre les choses seacutepareacutees

aussi complegravetement que possible ensuite nous

finirons par connaicirctre ce qursquoest la chose en geacuteneacuteral

raquo

Quoi qursquoil en soit Bacon est infeacuterieur agrave Aristote en

ce que sa meacutethode ascendante nrsquoest nullement

aussi reacuteguliegravere sucircre et infaillible que la meacutethode

descendante drsquoAristote Il a lui-mecircme eacutecarteacute dans

ses recherches physiques les regravegles de sa meacutethode

96 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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telles qursquoil les a consigneacutees dans le Novum

Organum

La grande preacuteoccupation de Bacon eacutetait la physique

Ce qursquoil fit pour elle commencer par le

commencement Descartes le fit immeacutediatement

apregraves pour la meacutetaphysique

97 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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SECTION XII LA PHILOSOPHIE DES

MODERNES

Dans les livres drsquoarithmeacutetique la solution exacte

drsquoun problegraveme est indiqueacutee par la balance de celui-

ci crsquoest-agrave-dire par le fait qursquoil ne reste rien Il en va agrave

peu pregraves de mecircme avec la solution de lrsquoeacutenigme du

monde Tous les systegravemes sont des sommes qui ne

se balancent pas ils laissent un reste ou si lrsquoon

preacutefegravere une comparaison chimique un deacutepocirct

insoluble Celui-ci consiste en ceci que si lrsquoon tire

une conclusion logique de leurs preacutemisses les

reacutesultats loin de srsquoaccorder avec le monde reacuteel qui

est lagrave devant nous laissent bien plutocirct maints de ses

cocircteacutes absolument inexplicables Ainsi par exemple

avec les systegravemes mateacuterialistes drsquoapregraves lesquels le

monde eacutemane drsquoune matiegravere doueacutee de proprieacuteteacutes

simplement meacutecaniques et en accord avec leurs lois

ne concordent ni la complegravete et admirable

adaptation des fins aux moyens dans la nature ni

lrsquoexistence de la connaissance dans laquelle cette

matiegravere se preacutesente en tout premier lieu Ceci est

donc leur reste Avec les systegravemes theacuteistes drsquoautre

part et non moins avec les systegravemes pantheacuteistes les

maux physiques qui lrsquoemportent dans la balance et

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la corruption morale du monde ne peuvent

srsquoharmoniser ils demeurent donc lagrave agrave lrsquoeacutetat de reste

ou de deacutepocirct insoluble Il est vrai que dans ces cas-

lagrave les sophismes et mecircme les simples mots et

phrases ne font pas deacutefaut pour couvrir ces restes

mais cela ne tient pas longtemps La somme ne se

balanccedilant point on cherche alors dans le calcul les

erreurs particuliegraveres jusqursquoagrave ce que lrsquoon soit forceacute

de srsquoavouer que le point de deacutepart mecircme eacutetait faux

Si au contraire la conseacutequence et lharmonie

accomplies de toutes les propositions drsquoun systegraveme

sont accompagneacutees agrave chaque pas par un accord

eacutegalement accompli avec le monde de lexpeacuterience

sans quune seule note finisse entre les deux se fasse

entendre crsquoest le criteacuterium de sa veacuteriteacute la balance

requise de la somme arithmeacutetique De mecircme si le

point de deacutepart a commenceacute par ecirctre faux cela veut

dire que la chose a eacuteteacute mal saisie degraves le deacutebut ce qui

a conduit ensuite drsquoerreur en erreur Car il en est de

la philosophie comme de beaucoup dautres choses

il srsquoagit de la bien saisir Le pheacutenomegravene du monde

qursquoil faut expliquer offre de nombreuses solutions

dont une seule peut ecirctre la vraie il ressemble agrave un

eacutecheveau de fil entremecircleacute avec un tas de faux bouts

qui y pendent ce nrsquoest qursquoen trouvant le bout

veacuteritable quon peut deacutevider le tout Alors lrsquoun se

deacuteroule facilement de lrsquoautre et lrsquoon reconnaicirct agrave cela

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que crsquoeacutetait le bon bout On peut comparer aussi la

chose agrave un labyrinthe qui offre cent entreacutees ouvrant

sur des corridors qui apregraves de longs deacutetours

entremecircleacutes megravenent tous agrave son extreacutemiteacute agrave

lexception drsquoun seul dont les deacutetours nous

acheminent reacuteellement vers le point central ougrave

siegravege lrsquoIdole Si lrsquoon a trouveacute cette entreacutee on ne

srsquoeacutegarera pas en route mais nulle autre ne peut

mener au but Je ne dissimulerai pas que drsquoapregraves

moi la volonteacute seule est en nous le bon bout de

lrsquoeacutecheveau de fil la veacuteritable entreacutee du labyrinthe

Descartes proceacuteda conformeacutement agrave la

meacutetaphysique drsquoAristote de la notion de substance

et nous voyons tous ses successeurs se traicircner sur

ses traces Il accepta cependant deux sortes de

substance la substance pensante et la substance

eacutetendue Elles eacutetaient supposeacutees agir lrsquoune sur

lrsquoautre par influxus physicus et celui-ci montra

bientocirct qursquoil eacutetait son reste Il prenait place non

seulement du dehors en dedans par la

repreacutesentation du monde corporel mais aussi du

dedans en dehors entre la volonteacute (assigneacutee sans

heacutesitation au penser) et les actions du corps Le

rapport direct entre ces deux sortes de substance

devint alors le problegraveme capital qui souleva tant de

difficulteacutes dont les conseacutequences engendregraverent le

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systegraveme des causes occasionnelles et de lrsquoharmonia

praeligstabilita les spiritus animales qui avaient

suffi agrave Descartes lui-mecircme ne pouvaient plus

servir 11 Malebranche notamment regardait

lrsquoinfluxus physicus comme impensable mais en

cela il ne consideacuterait pas que celui-ci est accepteacute

sans heacutesitation dans la creacuteation et la direction du

monde corporel par un Dieu qui est un esprit Il le

remplaccedila donc par les causes occasionnelles et son

nous voyons tout en Dieu crsquoest lagrave son reste

Spinoza aussi suivant les traces de son maicirctre

proceacuteda de cette notion de substance absolument

comme si crsquoeacutetait un fait donneacute Cependant il deacuteclara

que les deux sortes de substance celle qui pense et

celle qui est eacutetendue nen constituaient qursquoune seule

et la mecircme il eacutevitait ainsi la vieille difficulteacute Par lagrave

sa philosophie fut principalement neacutegative se

bornant agrave une simple neacutegation des deux grandes

oppositions carteacutesiennes car il eacutetendit sa

justification jusqursquoagrave lrsquoautre opposition dresseacutee par

11 Les spiritus animales apparaissent dailleurs deacutejagrave chez Vanini (De naturaelig areanis Dicircalogue XLIX) comme une chose connue Leur inventeur est peut-ecirctre Willisius (De anima brutorum Genegraveve 1680 pp 35 et suiv) Flourens (De la vie et de lintelligence t II p 72) les impute agrave Galien Jamblique dans Stobeacutee (Eclogaelig livre I chap LII sect 29) les cite assez clairement comme une doctrine des stoiumlciens

101 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Descartes Dieu et le monde Cette derniegravere nrsquoeacutetait

pourtant en reacutealiteacute qursquoune pure meacutethode

drsquoenseignement ou une forme de repreacutesentation Il

aurait eacuteteacute trop choquant de dire directement laquo Il

nrsquoest pas vrai qursquoun Dieu ait fait ce monde mais

celui-ci existe par sa propre puissance raquo il employa

donc une tournure indirecte et dit laquo Le monde lui-

mecircme est Dieu raquo Affirmation qui ne lui serait

jamais venue agrave lrsquoideacutee si au lieu de proceacuteder du

judaiumlsme il avait pu proceacuteder tout uniment de la

nature mecircme La tournure en question sert en

mecircme temps agrave donner agrave ses doctrines lrsquoapparence

du positivisme tandis qursquoau fond elles sont

purement neacutegatives Aussi laisse-t-il le monde sans

lrsquoexpliquer puisqursquoil aboutit agrave cette conclusion laquo le

monde est parce qursquoil est et il est comme il est

parce quil est ainsi raquo (Avec cette phrase Fichte

avait coutume de mystifier ses eacutetudiants) La

deacuteification du monde ameneacutee de cette faccedilon

nrsquoadmettait aucune eacutethique veacuteritable et eacutetait en

outre en flagrante contradiction avec les maux

physiques et la perversiteacute morale de ce monde Cest

donc ici le reste de Spinoza

Ce philosophe regarde comme un fait donneacute nous

lrsquoavons dit la notion de la substance de laquelle il

part Il la deacutefinit il est vrai conformeacutement agrave son but

102 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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mais il ne se preacuteoccupe pas de son origine Crsquoest

seulement Locke un peu apregraves lui qui posa le grand

principe qursquoun philosophe deacutesireux de deacuteduire ou de

deacutemontrer quoi que ce soit drsquoapregraves des notions doit

avant tout scruter lrsquoorigine de chacune de celles-ci

car leur contenu et ses conseacutequences sont

deacutetermineacutes entiegraverement par cette origine en tant

que source de toute connaissance accessible gracircce agrave

cette derniegravere Si Spinoza avait rechercheacute lrsquoorigine

de sa notion de substance il aurait ducirc finir par

trouver que crsquoeacutetait la matiegravere seule et qursquoen

conseacutequence le veacuteritable contenu de la notion nrsquoest

autre que les proprieacuteteacutes essentielles assignables a

priori de celle-ci En fait tout ce que Spinoza

attribue agrave sa substance trouve sa confirmation dans

la matiegravere et seulement en elle la matiegravere est

incauseacutee donc sans

cause eacuteternelle une et unique et ses modifications

sont lrsquoeacutetendue et la connaissance cette derniegravere

comme proprieacuteteacute exclusive du cerveau qui est

mateacuteriel Spinoza est par lagrave mecircme un mateacuterialiste

inconscient

Cependant la matiegravere qui si lrsquoon megravene la chose agrave

bonne fin reacutealise et confirme empiriquement sa

notion nrsquoest pas la matiegravere faussement entendue et

103 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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atomistique de Deacutemocrite et des mateacuterialistes

franccedilais nrsquoayant que les proprieacuteteacutes meacutecaniques

crsquoest la matiegravere exactement conccedilue en possession de

toutes ses qualiteacutes inexplicables (Je renvoie au

sujet de cette distinction agrave mon ouvrage principal t

II chap XXIV p 315 et suiv)

Cette meacutethode consistant agrave accepter sans examen la

notion de substance pour en faire le point de

deacutepart nous la trouvons deacutejagrave chez les eacuteleacuteates

comme le montre en particulier le livre aristoteacutelicien

De Xenophane Xeacutenophane lui aussi procegravede de lrsquo

ὂν crsquoest-agrave-dire la substance et les proprieacuteteacutes de

celle-ci sont deacutemontreacutees sans qursquoil ait eacuteteacute demandeacute

ou dit agrave lrsquoavance drsquoougrave il tient sa connaissance Si ceci

avait eu lieu on verrait clairement de quoi il parle

au juste crsquoest-agrave-dire quelle intuition sert finalement

de base agrave sa notion et lui donne de la reacutealiteacute et lrsquoon

finirait sans doute par constater que crsquoest agrave la

matiegravere seule que srsquoapplique tout ce qursquoil dit Dans

les chapitres suivants sur Zeacutenon lrsquoaccord avec

Spinoza srsquoeacutetend jusqursquoau style et aux expressions

Aussi nest-il guegravere douteux que Spinoza ait connu

et utiliseacute cet eacutecrit Quoique attaqueacute par Bacon

Aristote en ce temps-lagrave continuait agrave jouir drsquoune

grande reacuteputation et on posseacutedait de bonnes

eacuteditions de ses œuvres avec version latine En ce

104 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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cas Spinoza serait un simple reacutenovateur des eacuteleacuteates

comme Gassendi drsquoEacutepicure Mais nous voyons une

fois de plus de quelle excessive rareteacute sont dans

toutes les branches de la penseacutee et du savoir les

choses vraiment nouvelles et absolument originales

Au reste et notamment au point de vue de la forme

cette notion de la substance drsquoougrave part Spinoza

repose sur la fausse ideacutee emprunteacutee agrave son maicirctre

Descartes et par celui-ci agrave Anselme de Cantorbeacutery

qursquoexistentia peut provenir drsquoessentia crsquoest-agrave-dire

que drsquoune pure notion peut sensuivre un ecirctre qui

en conseacutequence serait neacutecessaire ou en drsquoautres

termes qursquoen vertu de la nature ou deacutefinition drsquoune

chose simplement penseacutee il devienne neacutecessaire

qursquoelle ne soit plus seulement penseacutee mais existe

reacuteellement Descartes avait appliqueacute cette fausse

ideacutee agrave la notion de lrsquoens perfectissimum mais

Spinoza prit celle de substantia ou causa sut (cette

derniegravere exprimant une contradictio in adjecto) On

peut voir sa premiegravere deacutefinition qui est son premier

faux pas dans lrsquoIntroduction de lrsquoEthique et

ensuite au livre I propos 7 La diffeacuterence entre les

notions fondamentales des deux philosophes

consiste presque entiegraverement dans lrsquoexpression

mais leur emploi comme point de deacutepart crsquoest-agrave-

dire comme fait donneacute est chez lrsquoun comme chez

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lrsquoautre fondeacute sur la sottise de deacuteriver de la

repreacutesentation abstraite la repreacutesentation intuitive

tandis que en reacutealiteacute toute repreacutesentation abstraite

naicirct de la repreacutesentation intuitive et pour cette

raison est baseacutee sur elle Nous avons donc ici un

fondamental ὒστερον πρότερον [confusion de la

cause et de la conseacutequence]

Spinoza srsquoest mis dans une difficulteacute speacuteciale en

qualifiant de Deus sa substance unique Ce nom

eacutetant deacutejagrave en usage pour deacutesigner une toute autre

notion il lui faut continuellement lutter contre les

malentendus qui en reacutesultent En effet au lieu de la

notion assigneacutee par les premiegraveres explications du

philosophe le lecteur y rattache toujours la notion

diffeacuterente Srsquoil nrsquoavait pas employeacute le mot en

question il aurait eacuteviteacute les longues et peacutenibles

explications du livre I Mais il le fit pour que sa

doctrine trouvacirct moins drsquoopposition il manqua

drsquoailleurs son but Un certain double sens peacutenegravetre

ainsi tout son mode drsquoexposeacute qursquoon pourrait pour

cette raison qualifier en quelque mesure

drsquoalleacutegorique drsquoautant plus qursquoil adopte le mecircme

plan avec quelques autres notions comme nous

lrsquoavons deacutejagrave fait remarquer Combien son Ethique

eucirct eacuteteacute plus claire par conseacutequent meilleure srsquoil

srsquoeacutetait exprimeacute nettement conformeacutement agrave ses

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ideacutees et avait nommeacute les choses par leur nom et

srsquoil avait preacutesenteacute ses ideacutees avec leur fondement

drsquoune maniegravere sincegravere et naturelle au lieu de les

comprimer dans les bottes espagnoles des

propositions deacutemonstrations scholies et

corollaires cet accoutrement emprunteacute agrave la

geacuteomeacutetrie et qui au lieu de donner agrave la philosophie

la certitude de celle-lagrave perd au contraire toute

signification degraves que la geacuteomeacutetrie avec sa

construction des notions ne se trouve pas au fond

Ici aussi lrsquoon peut dire cucullus non facit

monachum [lrsquohabit ne fait pas le moine]

Dans le livre II il explique les deux modes de sa

substance unique en tant qursquoeacutetendue et

repreacutesentation extensio et cogitatio) division

manifestement fausse puisque lrsquoeacutetendue nrsquoexiste

absolument que pour la repreacutesentation et en elle et

devait pour cette raison lui ecirctre non pas opposeacutee

mais subordonneacutee

Spinoza procircne partout bien haut la laeligtitia [joie]

dont il fait la condition et le signe de toute action

louable il rejette au contraire absolument toute

tristitia [tristitia] quoique son Ancien Testament

lui ait dit laquo II vaut mieux pleurer que rire car les

pleurs ameacuteliorent le cœur raquo (Eccleacutesiaste VII IV)

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Mais il fait tout cela uniquement par amour de la

logique car si ce monde est un Dieu il est son

propre but et doit se reacutejouir et se glorifier de son

existence Donc saute marquis semper gai

nunquam triste Le pantheacuteisme est essentiellement

et neacutecessairement loptimisme Cet optimisme

obligeacute contraint Spinoza agrave maintes autres fausses

conseacutequences parmi lesquelles les propositions

absurdes et souvent reacutevoltantes de sa philosophie

morale qui dans le chapitre XVI de son Tractatus

theologico-politicus srsquoeacutelegravevent veacuteritablement jusqursquoagrave

lrsquoinfamie Drsquoautre part il perd parfois de vue la

conseacutequence alors qursquoelle aurait meneacute agrave des ideacutees

justes par exemple dans ses propositions aussi

indignes que fausses sur les animaux (Ethique IVe

partie chap XXVI de lrsquoappendice et Scholion

propos 37) Ici il parle comme peut le faire un juif

conformeacutement aux chap I et IX de la Genegravese de

sorte que nous autres habitueacutes agrave des doctrines plus

pures et plus dignes nous sommes envahis par le

faetor judaicus Il semble nrsquoavoir pas du tout connu

les chiens A la proposition monstrueuse qui ouvre

le chapitre XXVI laquo Excepteacute lrsquohomme nous ne

connaissons dans la nature aucun ecirctre particulier

dont lrsquoesprit nous reacutejouisse et auquel lrsquoamitieacute ou

tout autre lien semblable puisse nous unir Par

conseacutequent ce qui existe dans la nature des choses

108 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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excepteacute lrsquohomme le principe de lrsquoutiliteacute ne nous

commande point de le conserver il nous enseigne

en vue drsquousages varieacutes de le conserver le deacutetruire

ou lrsquoadapter agrave notre usage de quelque faccedilon que ce

soit raquo la meilleure reacuteponse a eacuteteacute faite par un

eacutecrivain espagnol de nos jours Larra12 (connu sous

le pseudonyme de Figaro) dans son roman El

doncel de Don Enrique chap XXXIII El que non

ha tenido un perro no sabe lo que es querer y ser

querido [Celui qui nrsquoa jamais posseacutedeacute un chien ne

sait pas ce que crsquoest quaimer et ecirctre aimeacute] Les

tortures que agrave en croire Colerus Spinoza exerccedilait

habituellement pour srsquoamuser et en riant de bon

cœur contre les araigneacutees et les mouches ne

reacutepondent que trop bien aux propositions attaqueacutees

ici comme aux chapitres citeacutes de la Genegravese Tout

ceci fait que lrsquoEacutethique de Spinoza est un meacutelange de

faux et de vrai de choses admirables et de choses

mauvaises A la fin de lrsquoouvrage dans la seconde

moitieacute de la premiegravere partie nous le voyons

srsquoefforcer vainement de devenir clair pour lui-mecircme

mais il ny parvient pas Il ne lui reste donc qursquoagrave

devenir mystique comme crsquoest ici le cas Pour ne

12 Le ceacutelegravebre publiciste qui se suicida agrave Madrid sa ville natale en 1837 agrave lrsquoacircge de 28 ans Lara est avec Cervantegraves et Quevedo le plus grand satirique de lrsquoEspagne

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pas ecirctre drsquoailleurs injuste agrave lrsquoeacutegard de cet esprit

incontestablement grand on doit consideacuterer qursquoil

avait encore trop peu de preacutecurseurs tout au plus

Descartes Malebranche Hobbes Giordano Bruno

Les notions philosophiques fondamentales nrsquoeacutetaient

pas encore suffisamment eacutelaboreacutees les problegravemes

convenablement ventileacutes

Leibnitz partit eacutegalement de la notion de substance

comme un fait donneacute mais ne perdit pas de vue

avant tout qursquoelle doit ecirctre indestructible A cet effet

elle doit ecirctre simple parce que toute chose eacutetendue

serait divisible et par conseacutequent destructible elle

est donc sans extension crsquoest-agrave-dire immateacuterielle Il

ne restait alors drsquoautres attributs agrave sa substance que

les attributs intellectuels de perception de penseacutee et

de deacutesir Il prit en conseacutequence un certain nombre

de ces substances simples intellectuelles qui

quoique non eacutetendues elles-mecircmes reacutesident au

fond du pheacutenomegravene de lrsquoextension il les deacutefinit

atomes formels et substances simples (Opeacutera eacutedit

Erdmann pp 124 686) et leur donna le nom de

monades Celles-ci constituent donc le fond du

pheacutenomegravene du monde corporel pheacutenomegravene qui

nrsquoest conseacutequemment qursquoune simple apparent sans

reacutealiteacute propre ni directe et eacutecheacuteant seulement aux

monades qui se trouvent dedans et derriegravere Ce

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pheacutenomegravene du monde corporel est drsquoautre part

effectueacute dans la perception des monades (du petit

nombre de celles qui perccediloivent reacuteellement car la

plupart dorment drsquoordinaire) par la vertu de

lrsquoharmonie preacuteeacutetablie que la monade centrale

produit toute seule et agrave ses propres deacutepens Ici nous

tombons quelque peu dans lrsquoobscuriteacute Quoi quil en

soit la connexion entre les simples ideacutees de ces

substances et lrsquoeacutetendue reacuteelle et en soi est ameneacutee

par une harmonie preacuteeacutetablie de la monade centrale

Ici lrsquoon pourrait dire que tout reste Cependant il

faut rappeler pour ecirctre juste envers Leibnitz lrsquoideacutee

que Locke et Newton se faisaient alors de la matiegravere

crsquoeacutetait pour eux une chose absolument morte

purement passive et sans volonteacute doueacutee seulement

de force meacutecaniques et soumise uniquement aux

lois matheacutematiques Leibnitz de son cocircteacute rejette les

atomes et la physique purement meacutecanique pour

lui en substituer une dynamique en tout ceci il fut

le preacutecurseur de Kant (Opeacutera eacutedit citeacutee p 694) Il

rappela en premier lieu les formae substantiales des

scolastiques et arriva ensuite agrave comprendre que

mecircme les forces simplement meacutecaniques de la

matiegravere en dehors desquelles on nrsquoen connaissait

ou lrsquoon nrsquoen admettait alors guegravere drsquoautres devaient

reposer sur quelque chose drsquointellectuel Mais il ne

parvint agrave se repreacutesenter clairement cette ideacutee qursquoagrave

111 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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lrsquoaide de cette fiction des plus maladroites agrave savoir

que la matiegravere se compose de simples petites acircmes

qui sont en mecircme temps des atomes formels et se

trouvent le plus souvent en eacutetat drsquoengoursement

mais possegravedent cependant un analogon de

perceptio et de lappetitus Ceci lrsquoeacutegara de sorte

que comme tous les autres il fit de la connaissance

et non la volonteacute la base et la conditio sine qua non

de la chose intellectuelle cest moi qui le premier

ai revendiqueacute pour la volonteacute la primauteacute qui lui

appartient et ai transformeacute par lagrave tout le domaine

de la philosophie En attendant lrsquoeffort de Leibnitz

pour assigner un seul et mecircme principe agrave lrsquoesprit et

agrave la matiegravere meacuterite de la reconnaissance On

pourrait mecircme y trouver un pressentiment aussi

bien de la doctrine kantienne que de la mienne

mais quas velut trans nebulam vidit [ce qursquoil vit agrave

travers ce brouillard fut ainsi] Car lrsquoideacutee qui fait le

fond de sa Monadologie est deacutejagrave que la matiegravere nrsquoest

pas une chose on soi mais un pur pheacutenomegravene la

base derniegravere de son action mecircme meacutecanique ne

doit donc pas ecirctre chercheacutee dans ce qui est

purement geacuteomeacutetrique crsquoest-agrave-dire dans ce qui

appartient seulement au pheacutenomegravene comme

eacutetendue mouvement figure crsquoest ainsi que

lrsquoimpeacuteneacutetrabiliteacute nrsquoest pas une proprieacuteteacute seulement

neacutegative mais la manifestation dune force positive

112 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Lrsquoideacutee de Leibnitz que nous venons de louer est

exprimeacutee le plus clairement dans quelques-uns de

ses petits eacutecrits en franccedilais tels que le Systegraveme

nouveau de la mature et drsquoautres qui ont passeacute du

Journal des savants et de lrsquoeacutedition de Dutens dans

lrsquoeacutedition dErdmann ainsi que dans les Lettres

publieacutees par celui-ci pp 681-695 Il existe aussi une

collection bien choisie de passages de Leibnitz sur le

mecircme sujet pp 335 agrave 340 de ses petits eacutecrits

philosophiques traduits par Kœhler et revus par

Huth (Ieacutena 1740)

Nous voyous drsquoailleurs partout dans cet

enchaicircnement de doctrines dogmatiques eacutetranges

une fiction appuyer une autre fiction absolument

comme dans la vie pratique un mensonge en amegravene

forceacutement beaucoup drsquoautres La base en est la

division carteacutesienne de toute existence en Dieu et en

monde et de lrsquohomme en esprit et en matiegravere tout

le reste eacutecheacuteant agrave cette derniegravere A cela srsquoajoute

lrsquoerreur commune agrave ces philosophes comme agrave tous

ceux qui ont existeacute de placer la base fondamentale

de notre ecirctre dans la connaissance au lieu de la

placer dans la volonteacute crsquoest-agrave-dire de faire de celle-

ci la chose secondaire et de celle-lagrave la chose

principale Telles sont les erreurs primordiales

contre lesquelles la nature et la reacutealiteacute protestaient agrave

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chaque pas et dont le maintien neacutecessita les spiritus

animales la mateacuterialiteacute des animaux les causes

occasionnelles la vision de toutes choses en Dieu

lrsquoharmonie preacuteeacutetablie les monades lrsquooptimisme et

tout ce qui srsquoensuit Avec moi au contraire qui ai

saisi les choses par leur cocircteacute exact toutes

srsquoarrangent drsquoelles-mecircmes chacune apparaicirct sous

son vrai jour aucune fiction nrsquoest requise et

simplex sigillum veri [la simpliciteacute et la marque de

la veacuteriteacute]

Kant ne fut pas toucheacute directement par le problegraveme

de la substance il le deacutepassa Chez lui la notion de

substance est une cateacutegorie crsquoest-agrave-dire une pure

forme de penser a priori Par elle dans son

application neacutecessaire agrave lrsquointuition sensible rien

nrsquoest reconnu tel qursquoil est en soi aussi lrsquoessence qui

forme la base des corps aussi bien que des acircmes

peut-elle ecirctre en soi une et la mecircme Crsquoest lagrave sa

doctrine Elle mrsquoa frayeacute la voie vers cette ideacutee que le

corps de chacun est seulement lintuition de sa

volonteacute naissant dans son cerveau rapport qui

eacutetendu ensuite agrave tous les corps a donneacute lrsquoanalyse du

monde en volonteacute et en repreacutesentation

Cette notion de la substance dont Descartes fidegravele agrave

Aristote avait fait lrsquoideacutee fondamentale de sa

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philosophie et de la deacutefinition de laquelle part aussi

Spinoza quoique agrave la faccedilon des eacuteleacuteates apparaicirct

examineacutee de pregraves et sincegraverement comme un

abstractum plus eacuteleveacute mais injustifieacute de la notion

de matiegravere qui contient agrave cocircteacute de celle-ci aussi son

enfant supposeacute la substance nmateacuterielle crsquoest ce

que jrsquoai expliqueacute en deacutetail dans ma Critique de la

philosophie de Kant (2e eacutedit pp 550 et suiv) Mais

en dehors de ceci la notion de substance ne vaut

rien comme point de deacutepart de la philosophie parce

qursquoen tout cas elle est objective Tout ce qui est

objectif nest jamais pour nous quindirect le

subjectif seul est direct Ce dernier ne doit donc

jamais ecirctre laisseacute de cocircteacute mais il faut au contraire

absolument partir de lui Crsquoest ce qursquoa fait aussi

Descartes il fut mecircme le premier agrave se rendre

compte de la chose et crsquoest pour cela qursquoune

nouvelle grande eacutepoque philosophique srsquoest ouverte

avec lui Mais il lrsquoa fait dune faccedilon seulement

preacuteliminaire du premier bond apregraves lequel il admit

immeacutediatement la reacutealiteacute objective absolue du

monde sur le creacutedit de la veacuteraciteacute de Dieu et agrave

partir de ce moment il continua agrave philosopher drsquoune

maniegravere entiegraverement objective Il srsquoest en outre

rendu coupable ici drsquoun grave circulus vitiosus Il

deacutemontre en effet la reacutealiteacute objective des objets de

toutes nos repreacutesentations intuitives drsquoapregraves

115 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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lrsquoexistence de Dieu leur auteur dont la veacuteraciteacute ne

permet pas de supposer qursquoil nous trompe mais il

deacutemontre lrsquoexistence de Dieu mecircme drsquoapregraves la

repreacutesentation inneacutee que nous aurions soi-disant de

lui comme du plus parfait de tous les ecirctres laquo Il

commence par douter de tout et finit par tout

croire13 raquo dit de lui un de ses compatriotes

Crsquoest Berkeley qui le premier a pris tregraves au seacuterieux

le point de vue subjectif et irreacutefutablement exposeacute

sa neacutecessiteacute indispensable Il est le pegravere de

lideacutealisme base de toute vraie philosophie et qui

depuis lors a eacuteteacute universellement retenu tout au

moins comme point de deacutepart quoique chaque

philosophe successif y ait introduit des

modifications et des changements Ainsi Locke

partit lui-mecircme du subjectif en assignant une

grande partie des proprieacuteteacutes des corps agrave notre

impression sensible Il faut toutefois remarquer que

sa reacuteduction de toutes les diffeacuterences qualitatives

comme qualiteacutes secondaires agrave des diffeacuterences

purement quantitatives grandeur figure position

etc comme les seules proprieacuteteacutes primaires ou

objectives est encore au fond la doctrine de

Deacutemocrite qui ramenait eacutegalement toutes les

13 En franccedilais dans le texte

116 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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qualiteacutes agrave lrsquoaspect la composition et la position des

atomes crsquoest ce que montrent clairement la

Meacutetaphysique drsquoAristote (livre I chap IV) et le De

sensu de Theacuteophraste (chap LXI-LXV) Locke

serait dans ces conditions le reacutenovateur de la

philosophie de Deacutemocrite comme Spinoza de celle

des eacuteleacuteates Il a aussi reacuteellement frayeacute la voie au

mateacuterialisme franccedilais posteacuterieur Par cette

distinction preacuteliminaire entre les eacuteleacutements subjectif

et objectif de lrsquointuition il conduisit directement agrave

Kant qui suivant sa direction et sa trace en un sens

beaucoup plus eacuteleveacute parvint agrave seacuteparer nettement le

subjectif de lrsquoobjectif opeacuteration qui profita tant au

premier que le second ne fut plus qursquoun point

sombre un quelque chose agrave peine reconnaissable

la chose en soi Pour moi jrsquoai rameneacute ceci agrave lrsquoessence

que nous deacutecouvrons dans notre conscience

personnelle comme eacutetant la volonteacute et je suis ainsi

revenu agrave la source subjective de la connaissance Il

ne pouvait en ecirctre autrement parce que comme je

lrsquoai deacutejagrave dit lrsquoobjectif nrsquoest jamais qursquoune chose

secondaire mdashune repreacutesentation Aussi devons-

nous absolument chercher le noyau tout agrave fait

intime des ecirctres la chose en soi non en dehors de

nous mais en nous crsquoest-agrave-dire dans le subjectif la

seule chose immeacutediate A ceci srsquoajoute quavec

lrsquoobjectif nous ne pouvons jamais atteindre un point

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de repos primordial et deacutefinitif parce que nous

sommes lagrave dans domaine des repreacutesentations et

que celles-ci toutes ensemble et essentiellement ont

pour forme le principe de la raison suffisante sous

ses quatre aspects motif pour lequel chaque objet

tombe immeacutediatement sous son autoriteacute Par

exemple un absolu objectif preacutetendu entraicircne avec

lui ces questions destructives drsquoougrave pourquoi

devant lesquelles il doit ceacuteder et succomber il en est

autrement quand nous nous enfonccedilons dans la

profondeur silencieuse quoique obscure du sujet

Ici nous sommes menaceacutes de tomber dans le

mysticisme et nous ne devons donc tirer de cette

source que ce qui est effectivement vrai accessible agrave

tous et agrave chacun et par suite absolument

incontestable

La dianœologie qui comme reacutesultat des

investigations depuis Descartes a dureacute jusqursquoagrave la

venue de Kant est exposeacutee laquo en reacutesumeacute raquo et avec

une naiumlve clarteacute dans lrsquoouvrage de Muratori Della

fantasia (chap I-IV et XIII) Locke apparaicirct ici

comme un heacutereacutetique Le tout est un nid drsquoerreurs

qui permet de voir de quelle maniegravere absolument

diffeacuterente jai conccedilu et preacutesente le sujet apregraves avoir

eu Kant et Cabanis pour preacutecurseurs Toute cette

dianœologie et psychologie est appuyeacutee sur le faux

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dualisme carteacutesien Tout maintenant dans lrsquoœuvre

entiegravere doit ecirctre rameneacute per fas et nefas agrave celui-ci y

compris beaucoup de faits exacts et inteacuteressants

qursquoil fournit Le proceacutedeacute dans son ensemble est

inteacuteressant comme type

119 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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SECTION XIII ENCORE QUELQUES

EacuteCLAIRCISSEMENTS SUR LA PHILOSOPHIE DE

KANT

Il y a un passage de Pope eacutecrit environ quatre-

vingts ans avant la publication de la Critique de la

raison pure qui pourrait servir drsquoexcellente

eacutepigraphe agrave celle-ci (Popersquos works eacutedit de Bacircle t

VI p 374) laquo Since it is reason able to doubt most

things we should most of all doubt that reason of

ours which would demonstrate all things raquo

[Puisqursquoil est raisonnable de douter de la plupart

des choses nous devrions avant tout douter de

notre raison qui doit deacutemontrer toutes choses]

Le veacuteritable esprit de la philosophie kantienne son

ideacutee fondamentale et son sens exact peuvent ecirctre

conccedilus et preacutesenteacutes de diverses faccedilons Ces

diffeacuterents modes drsquoexprimer la chose sont destineacutes agrave

ouvrir agrave celui-ci ou agrave celui-lagrave suivant la diffeacuterence

des cerveaux la compreacutehension exacte de cette tregraves

profonde et par conseacutequent difficile doctrine Ce qui

va suivre est une nouvelle tentative de cette espegravece

120 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

en vue de projeter ma clarteacute dans les profondeurs de

Kant14

La matheacutematique est baseacutee sur des intuitions qui

servent de support agrave ses preuves mais ces

intuitions eacutetant a priori et non empiriques ses

doctrines sont apodictiques La philosophie a par

contre comme lrsquoeacuteleacutement donneacute duquel elle procegravede

et qui doit deacutepartir agrave ses preuves une neacutecessiteacute

(lapodicticiteacute) de pures notions Elle ne peut en

effet srsquoappuyer directement sur lrsquointuition purement

empirique car elle entreprend drsquoexpliquer les

choses en geacuteneacuteral non en particulier son objet

eacutetant de mener au delagrave de ce qui est empiriquement

donneacute Il ne lui reste donc que les notions geacuteneacuterales

agrave la condition toutefois qursquoelles ne soient ni

intuitives ni purement empiriques Ces notions

doivent donc lui fournir la base de ses doctrines et

de ses preuves et crsquoest drsquoelles qursquoil faut partir

comme drsquoune chose existante et donneacutee En

conseacutequence la philosophie est une science de

pures notions tandis que la matheacutematique est une

14 Je remarque ici une fois pour toutes que la pagination de la premiegravere eacutedition de la Critique de la raison pure dapregraves laquelle je cite habituellement est ajouteacutee aussi agrave leacutedition de Rosenkranz

121 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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science de la construction (repreacutesentation intuitive)

de ses notions A strictement parler toutefois crsquoest

seulement la deacutemonstration de la philosophie qui

procegravede de pures notions Celle-ci ne peut pas

comme la matheacutematique partir drsquoune intuition

parce que cette intuition devrait ecirctre ou purement a

priori ou empirique Celle-ci ne donne aucune

apodicticiteacute celle-lagrave ne fournit que la

matheacutematique Si elle veut donc appuyer ses

doctrines sur une deacutemonstration celle-ci doit

consister dans la conseacutequence logique exacte des

notions placeacutees agrave sa base Les choses ont doucement

marcheacute dans ce sens pendant la longue peacuteriode de la

scolastique et mecircme dans la nouvelle eacutepoque

fondeacutee par Descartes de sorte que nous voyons

Spinoza et Leibnitz suivre encore cette meacutethode

Enfin Locke eut lideacutee de rechercher lrsquoorigine des

notions et le reacutesultat fut que toutes les notions

geacuteneacuterales si eacutetendues qursquoelles puissent ecirctre sont

tireacutees do lrsquoexpeacuterience crsquoest-agrave-dire du monde

existant sensiblement perceptible empiriquement

reacuteel ou aussi de lexpeacuterience interne telle que

lrsquoobservation personnelle empirique la fournit agrave

chacun en sorte que leur contenu entier est deacuteriveacute

seulement de ces deux-lagrave et ne peut fournir plus que

ce que lexpeacuterience exteacuterieure ou inteacuterieure y a

placeacute De ceci on devrait strictement conclure

122 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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qursquoelles ne peuvent jamais deacutepasser lrsquoexpeacuterience

cest-agrave-dire mener au but mais Locke alla avec les

principes deacuteriveacute de lexpeacuterience au delagrave de

lrsquoexpeacuterience

En opposition progressive aux doctrines anteacuterieures

et pour corriger celles de Locke Kant montra qursquoil y

a il est vrai quelques notions qui font exception agrave la

regravegle preacuteceacutedente crsquoest-agrave-dire qui ne proviennent pas

de lrsquoexpeacuterience mais en mecircme temps aussi qursquoelles

sont tireacutees en partie de lrsquointuition pure crsquoest-agrave-dire

de lintuition a priori de lrsquoespace et du temps et

constituent en partie les fonctions particuliegraveres de

notre intelligence au point de vue de leur usage

dans lrsquoexpeacuterience qui se regravegle drsquoapregraves elles Leur

validiteacute srsquoeacutetend seulement agrave lexpeacuterience possible

dont les sens sont toujours le medium en ce qursquoils

nrsquoont drsquoautre but que de la produire en nous avec sa

marche reacuteguliegravere sur lincitation des sens en

dautres termes sans contenu eux-mecircmes ils

attendent leur matiegravere et leur contenu de la

sensibiliteacute seule pour engendrer par elle

lexpeacuterience mais agrave part celle-ci ils nrsquoont ni

contenu ni signification ne valant que sous la

preacutesupposition de lrsquointuition fondeacutee sur limpression

des sens et se rapportent essentiellement agrave celle-lagrave

Il srsquoensuit qursquoils ne peuvent nous fournir les guides

123 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

qui nous mettraient au-dessus de toute possibiliteacute

de lrsquoexpeacuterience et de ceci drsquoautre part que la

meacutetaphysique comme science de ce qui existe au

delagrave de la nature crsquoest-agrave-dire au-dessus de la

possibiliteacute de lrsquoexpeacuterience est impossible

Un des eacuteleacutements de lrsquoexpeacuterience lrsquoeacuteleacutement geacuteneacuteral

formel et reacutegulier eacutetant connaissable a priori

repose en conseacutequence sur les fonctions essentielles

et reacuteguliegraveres de notre propre intellect mais le

second lrsquoeacuteleacutement particulier mateacuteriel et accidentel

provenant de lrsquoimpression des sens il en reacutesulte que

tous deux sont dorigine subjective La conseacutequence

crsquoest que lrsquoexpeacuterience dans sa totaliteacute avec le

monde qui se repreacutesente en elle est un pur

pheacutenomegravene quelque chose qui nrsquoexiste directement

et immeacutediatement que pour le sujet qui la reconnaicirct

Ce pheacutenomegravene indique cependant une chose en soi

lui servant de base et qui comme telle est

absolument inconnaissable Ce sont lagrave les reacutesultats

neacutegatifs de la philosophie kantienne

Je dois rappeler agrave ce sujet que Kant parle comme si

nous eacutetions des ecirctres seulement connaissants et

nrsquoavions ainsi aucune donneacutee en dehors de la

repreacutesentation tandis que nous en posseacutedons en

tout cas une autre encore dans la volonteacute diffeacuterente

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toto genere de celle-lagrave Sans doute il a pris

eacutegalement celle-ci en consideacuteration non dans la

philosophie theacuteorique mais seulement dans 1a

philosophie pratique qui chez lui est absolument

seacutepareacutee de lrsquoautre mais il a proceacutedeacute ainsi

uniquement en vue deacutetablir le fait de la

signification purement morale de notre action et de

fonder sur lui une foi morale pour contrebalancer

notre ignorance theacuteorique et conseacutequemment

lrsquoimpossibiliteacute de toute theacuteologie que nous avons

deacutemontreacutee

La philosophie de Kant agrave la diffeacuterence et mecircme en

opposition de toutes les autres est aussi nommeacutee

philosophie transcendantale et plus justement

ideacutealisme transcendantal Lrsquoexpression laquo

transcendantraquo est drsquoorigine non matheacutematique

mais philosophique puisquelle eacutetait deacutejagrave courante

chez les scolastiques Elle fut introduite pour la

premiegravere fois en matheacutematiques par Leibnitz afin

de deacutesigner qnod algebraelig vires transcendit crsquoest-agrave-

dire toutes les opeacuterations que lrsquoarithmeacutetique

commune et lrsquoalgegravebre ne suffisent pas agrave accomplir

comme par exemple agrave trouver le logarithme drsquoun

nombre ou vice versa ou les fonctions

trigonomeacutetriques dun arc purement arithmeacutetique

ou vice versa et en geacuteneacuteral tous les problegravemes

125 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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qursquoon peut seulement reacutesoudre par un calcul eacutetendu

agrave lrsquoinfini Mais les scolastiques deacutesignaient sous le

nom de transcendant les notions les plus hautes de

toutes celles encore plus geacuteneacuterales que les dix

cateacutegories drsquoAristote Spinoza continue agrave employer

le mot dans ce sens Giovdano Bruno qualifie ainsi

(Della causa Dialogue IV) les attributs qui sont plus

geacuteneacuteraux que la diffeacuterence entre les substances

corporelle et incorporelle et qui appartiennent ainsi

agrave la substance en geacuteneacuteral Ils concernent suivant

lui cette racine commune dans laquelle le corporel

fait un avec lrsquoincorporel et qui est la vraie substance

primordiale il y voit mecircme une preuve que celle-ci

doit exister Enfin Kant entend tout drsquoabord par

transcendantal la reconnaissance de lrsquoa priori

crsquoest-agrave-dire du purement formel comme tel dans

notre connaissance en un mot la constatation

qursquoune telle connaissance est indeacutependante de

lrsquoexpeacuterience et qursquoelle prescrit mecircme agrave celle-ci la

regravegle inalteacuterable suivant laquelle elle doit proceacuteder

cette constatation est en mecircme temps lieacutee agrave la

compreacutehension de la raison drsquoecirctre et des reacutesultats

drsquoune telle connaissance Crsquoest parce qursquoelle

constitue la forme de notre intellect et est en

conseacutequence drsquoorigine subjective la critique de la

raison pure est donc en reacutealiteacute seule

transcendantale En opposition agrave ceci il nomme

126 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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transcendant lrsquoemploi ou plutocirct le mauvais usage

de cet eacuteleacutement purement formel dans notre

connaissance en dehors de la possibiliteacute de

lexpeacuterience il le qualifie aussi drsquohyperphysique

Transcendantal signifie donc en somme laquo avant

toute expeacuterience raquo transcendant laquo au delagrave de toute

expeacuterience raquo Kant nrsquoadmet donc la meacutetaphysique

que comme philosophie transcendantale crsquoest-agrave-

dire comme la doctrine de la forme contenue en

tant que telle dans notre conscience connaissante

et de la limitation ameneacutee par elle en vertu de

laquelle la connaissance des choses en elles-mecircmes

nous est impossible puisque lrsquoexpeacuterience ne peut

fournir que de simples pheacutenomegravenes Le mot

laquo meacutetaphysique raquo nest cependant pas chez lui tout

agrave fait synonyme de laquo transcendantal raquo Toute chose

certaine a priori mais concernant lexpeacuterience se

nomme chez lui laquo meacutetaphysique raquo tandis que la

doctrine drsquoapregraves laquelle crsquoest seulement en vertu de

son origine subjective et comme purement

formelle qursquoelle est certaine a priori est seule

nommeacutee transcendantale Transcendantale est la

philosophie qui prend conscience que les lois

premiegraveres et les plus essentielles de ce monde qui se

repreacutesente devant nous ont leurs racines dans notre

cerveau et sont pour ce motif reconnues a priori

Elle se nomme transcendantale parce qursquoelle srsquoeacutelegraveve

127 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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au-dessus de toute la fantasmagorie donneacutee agrave son

origine Dans ces conditions comme nous lrsquoavons

dit la critique de la raison pure la philosophie

critique (celle de Kant) est seule transcendantale15

meacutetaphysiques par contre sont les laquo fon-deacutements

de la science naturelle raquo ceux de la laquo doctrine

morale raquo etc

La notion drsquoune philosophie transcendantale peut

ecirctre encore conccedilue dans un sens plus profond si

lrsquoon entreprend dy concentrer lrsquoesprit tout agrave fait

intime de la philosophie kantienne mdash agrave peu pregraves de

la faccedilon suivante Que le monde entier nous soit

seulement donneacute drsquoune maniegravere secondaire comme

repreacutesentation image dans notre tecircte pheacutenomegravene

ceacutereacutebral tandis que notre propre volonteacute nous est

donneacutee directement dans la conscience et que de lagrave

une seacuteparation et mecircme une opposition existe en

notre propre existence et celle du monde cela est

une pure conseacutequence de notre vie individuelle et

animale avec la cessation de laquelle cette

opposition disparait Mais jusque-lagrave il nous est

impossible de supprimer par la penseacutee cette forme

fondamentale et primordiale de notre conscience

15 La critique de la raison pure a transformeacute lrsquoontologie en dianœologie

128 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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qui est ce qursquoon nomme la division en sujet et en

objet Tout penser et toute repreacutesentation la

preacutesupposent en effet aussi la regardons-nous

comme la proprieacuteteacute originellement essentielle et

fondamentale du monde tandis qursquoelle nrsquoest en

reacutealiteacute que la forme de notre conscience animale et

des pheacutenomegravenes ameneacutes par celle-ci De lagrave reacutesultent

toutes ces questions sur le commencement la fin

les bornes et lrsquoorigine du monde notre propre

existence apregraves la mort etc Elles reposent donc

toutes sur une fausse preacutesupposition qui attribue agrave

la chose en soi ce qui nrsquoest que des repreacutesentations

ameneacutees par une conscience ceacutereacutebrale animale et la

prend pour la proprieacuteteacute primordiale et

fondamentale du monde Tel est le sens de

lrsquoexpression kantienne toutes les questions de cet

ordre sont transcendantes Elles ne sont donc pas

en conseacutequence susceptibles drsquoune reacuteponse non

seulement subjective mais en elles-mecircmes ou

objective Car elles sont des problegravemes qui

disparaissent complegravetement en mecircme temps que

notre conscience ceacutereacutebrale et lrsquoopposition reposant

sur elle et sont neacuteanmoins poseacutes comme srsquoils

eacutetaient indeacutependants drsquoelle

Celui qui demande par exemple srsquoil continuera agrave

exister apregraves sa mort supprime in hypothesi sa

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conscience ceacutereacutebrale animale il srsquoinforme

neacuteanmoins drsquoune chose qui nrsquoexiste qursquoen la

preacutesupposant elle-mecircme en ce qursquoelle repose sur sa

propre forme sujet et objet espace et temps en un

mot sur son existence individuelle Une philosophie

qui amegravene agrave la conscience claire toutes ces

conditions et limites comme telles est

transcendante et en tant qursquoelle revendique pour

le sujet les deacuteterminations geacuteneacuterales du monde

objectif elle est un ideacutealisme transcendantal On

comprendra peu agrave peu que les problegravemes de la

meacutetaphysique ne sont insolubles qursquoautant que les

questions elles-mecircmes renferment deacutejagrave une

contradiction

Lrsquoideacutealisme transcendantal ne conteste nullement

au monde existant sa reacutealiteacute empirique mais dit

seulement qursquoil nrsquoest pas inconditionneacute puisqursquoil a

pour condition nos fonctions ceacutereacutebrales drsquoougrave

naissent les formes de lrsquointuition crsquoest-agrave-dire temps

espace et causaliteacute et que cette reacutealiteacute empirique

elle-mecircme nrsquoest en conseacutequence que la reacutealiteacute drsquoune

apparence Srsquoil se manifeste en elle une multitude

drsquoecirctres dont lun disparaicirct et dont lrsquoautre naicirct

constamment nous savons que la pluraliteacute nrsquoest

possible qursquoau moyen de la forme intuitive de

lrsquoespace et la disparition et la naissance qursquoau

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moyen de celle du temps Nous reconnaissons alors

qursquoun tel fait nrsquoa pas de reacutealiteacute absolue crsquoest-agrave-dire

qursquoil nrsquoappartient pas agrave lrsquoecirctre en soi qui se manifeste

dans cette apparence Si nous pouvions retirer ces

formes de connaissance comme le verre du

kaleacuteidoscope nous aurions devant nous a notre

eacutetonnement un ecirctre unique et permanent

impeacuterissable invariable et parmi toutes les

modifications apparentes identique peut-ecirctre

mecircme jusqursquoagrave ses deacuteterminations les plus

individuelles Conformeacutement agrave cette maniegravere de

voir on peut eacutetablir ces trois propositions

1o La forme unique de la reacutealiteacute est le preacutesent en

elle seule on trouve directement le reacuteel qui y est

toujours et entiegraverement contenu

2deg Le reacuteel veacuteritable est indeacutependant du temps crsquoest-

agrave-dire un et le mecircme en chaque point du temps

3deg Le temps est la forme intuitive de notre intellect

et par conseacutequent eacutetranger agrave la chose en soi

Ces trois propositions sont au fond identiques Celui

qui reconnaicirct clairement leur identiteacute aussi bien que

leur veacuteriteacute a fait un grand progregraves en philosophie

car il a saisi lrsquoesprit de lrsquoideacutealisme transcendantal

131 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Combien riche en conseacutequences est la doctrine de

Kant sur lrsquoideacutealiteacute de lrsquoespace et du temps exposeacutee

par lui drsquoune faccedilon si segraveche et si deacutenueacutee drsquoornements

Au contraire rien ne reacutesulte du bavardage

pompeux preacutetentieux et sciemment

incompreacutehensible des trois sophistes connus qui ont

deacutetourneacute de Kant sur eux-mecircmes lrsquoattention dun

public indigne de celui-lagrave Avant Kant peut-on dire

nous eacutetions dans le temps maintenant le temps est

en nous Dans le premier cas le temps est reacuteel et

nous sommes comme tout ce qui y tombe deacutevoreacutes

par lui Dans le second cas le temps est ideacuteal il

existe en nous Alors la question relative agrave lrsquoavenir

apregraves la mort disparaicirct par lagrave mecircme car si je

nrsquoexiste pas le temps lui aussi nrsquoexiste plus Crsquoest

seulement une trompeuse illusion qui me montre un

temps continuant sans moi apregraves ma mort Les

trois divisions du temps passeacute preacutesent et futur

sont semblablement mon produit mrsquoappartiennent

mais moi je nrsquoappartiens pas plus agrave lrsquoune qursquoagrave

lrsquoautre Il y aurait une autre conseacutequence agrave tirer de

la proposition que le temps nrsquoappartient pas agrave

lrsquoessence en soi des choses cest que en nrsquoimporte

quel sens le passeacute nrsquoest pas passeacute mais que tout ce

qui a existeacute en reacutealiteacute doit au fond exister encore

Le temps en effet ressemble seulement agrave une

cascade de theacuteacirctre qui semble jaillir en bas mais

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qui nrsquoeacutetant qursquoune roue ne bouge pas de place Jrsquoai

deacutejagrave compareacute dune faccedilon analogue dans mon

ouvrage principal lrsquoespace agrave un verre tailleacute agrave

facettes qui nous montre en reproductions

innombrables ce qui existe simplement Si mecircme

au risque de tomber dans la fantaisie nous

approfondissons plus encore la chose il peut nous

sembler que par une tregraves vive repreacutesentation de

notre propre passeacute lointain nous recevons une

confirmation directe du fait que le temps ne touche

pas la veacuteritable essence des choses mais est

seulement intercaleacute entre celle-ci et nous comme un

simple medium de perception apregraves la suppression

duquel tout existerait de nouveau comme aussi

drsquoautre part notre faculteacute fidegravele et si vivante de

meacutemoire dans laquelle ce long passeacute maintient une

existence toujours jeune porte teacutemoignage qursquoil y a

seulement en nous quelque chose qui ne vieillit pas

avec nous et qui nrsquoest pas par conseacutequent dans le

domaine du temps

La tendance principale de la philosophie kantienne

est de preacutesenter toute la diversiteacute du reacuteel et de

lrsquoideacuteal apregraves que Locke eacutetait deacutejagrave entreacute dans cette

voie On peut dire en deux mots que lrsquoideacuteal est la

forme intuitive se repreacutesentant dans lrsquoespace avec

toutes les qualiteacutes perceptibles en elle tandis que le

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reacuteel est la chose en soi et pour soi indeacutependante de

sa repreacutesentation dans le cerveau drsquoun autre ou le

sien propre Mais la frontiegravere entre les deux est

difficile agrave tracer et cest preacuteciseacutement de cela qursquoil

srsquoagit Locke a montreacute que tout ce qui dans cette

forme est couleur son poli rudesse dureteacute

moelleur froid chaleur etc (proprieacuteteacutes

secondaires) est purement ideacuteal et nrsquoappartient

conseacutequemment pas agrave la chose en soi parce que ce

qui nous y est donneacute ce nrsquoest pas lrsquoecirctre et lrsquoessence

mais seulement lrsquoaction de la chose et une action

deacutefinie tregraves speacuteciale srsquoexerccedilant sur la reacuteceptiviteacute

speacutecifiquement deacutetermineacutee de nos cinq organes des

sens en vertu de laquelle par exemple le son nrsquoagit

pas sur lrsquoœil ni la lumiegravere sur lrsquooreille Lrsquoaction des

corps sur les organes des sens consiste simplement

agrave transporter ceux-ci dans lrsquoeacutetat drsquoactiviteacute qui leur

est particulier agrave peu pregraves comme quand je tire le fil

qui met une boicircte agrave musique en mouvement

Comme reacuteel au contraire qui appartiendrait agrave la

chose en soi Locke laissa subsister lrsquoeacutetendue la

forme lrsquoimpeacuteneacutetrabiliteacute le mouvement ou le repos

et le nombre qursquoil nomma pour cette raison

proprieacuteteacutes primaires Plus lard Kant montra avec

une profondeur desprit infiniment supeacuterieure que

ces proprieacuteteacutes non plus nappartiennent pas agrave

lrsquoessence purement objective des choses ou agrave la

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chose en soi et ne peuvent donc nullement ecirctre

reacuteelles puisqursquoelles sont conditionneacutees par lrsquoespace

le temps et la causaliteacute tandis que ceux-ci drsquoapregraves

leur loi et leur nature nous sont donneacutes avant toute

expeacuterience et exactement connus ils doivent donc

exister en nous preacuteformeacutes comme lrsquoespegravece

speacutecifique de la reacuteceptibiliteacute et de lrsquoactiviteacute de

chacun de nos sens Jrsquoai en conseacutequence nettement

dit que ces formes sont la part du cerveau dans

lrsquointuition comme les impressions sensibles

speacutecifiques sont celles des organes des sens

respectifs 16 Ainsi pour Kant deacutejagrave le purement

objectif lrsquoessence des choses indeacutependante de notre

repreacutesentation et de son appareil se nomme la

chose en soi est proprement le reacuteel par opposition agrave

lrsquoideacuteal quelque chose de tout diffeacuterent de la forme

qui se preacutesente agrave nous intuitivement et agrave laquelle

indeacutependante qursquoelle est de lrsquoespace et du temps on

ne peut en reacutealiteacute attribuer ni eacutetendue ni dureacutee

quoiqursquoelle deacuteparte la force drsquoexister agrave tout ce qui a

eacutetendue et dureacutee Spinoza aussi a compris cela dans

ses grandes lignes comme on peut le voir dans son

16 De mecircme que cest notre œil qui produit le vert le rouge le bleu cest notre cerveau qui produit le temps lespace et la causaliteacute (dont labstraction objectiveacutee est la mature) Mon intuition dun corps dans lrsquoespace est le produit de ma fonction sensorielle et ceacutereacutebrale avec x

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Eacutethique partie II propos 16 avec le second

corollaire et aussi propos 18 scholie

Le reacuteel de Locke en opposition agrave lideacuteal est au fond

la matiegravere mais deacutepouilleacutee de toutes les qualiteacutes

quil eacutecarte comme secondaires crsquoest-agrave-dire comme

conditionneacutees par nos organes des sens il est

toutefois une chose existant en soi et pour soi

comme eacutetendue etc dont la repreacutesentation en nous

est le simple reacuteflexe ou copie Je rappelle agrave ce sujet

que jrsquoai expliqueacute (Quadruple racine de la raison

suffisante 2e eacutedit p 77 avec moins de deacutetails dans

Le monde comme volonteacute et comme repreacutesentation

t I p 9 et t II p 48 3e eacutedit t I p 10 et t II p

52) que lrsquoessence de la matiegravere ne consiste

absolument que dans son action que la matiegravere

nrsquoest donc rien que causaliteacute et que conccedilue comme

telle chaque qualiteacute speacuteciale crsquoest-agrave-dire chaque

espegravece speacutecifique drsquoaction est abstraite drsquoelle de

sorte qursquoelle demeure action ou pure causaliteacute

deacutepourvue de toute autre deacutefinition causaliteacute in

abstracto je renvoie pour lrsquoapprofondissement de

cette question aux endroits indiqueacutes plus haut

Kant avait dailleurs deacutejagrave enseigneacute quoique jrsquoaie eacuteteacute

le premier agrave le deacutemontrer exactement que toute

causaliteacute est seulement une forme de notre

136 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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entendement et nrsquoexiste en conseacutequence que pour

lrsquoentendement et en lui Nous voyons alors le reacuteel

supposeacute de Locke la matiegravere retomber ainsi

complegravetement dans lrsquoideacuteal en mecircme temps que dans

le sujet crsquoest-agrave-dire nrsquoexister que dans la

repreacutesentation et pour la repreacutesentation Kant par

sa doctrine a sans nul doute deacutepouilleacute le reacuteel ou la

chose en soi de sa mateacuterialiteacute mais il nrsquoest resteacute

pour lui qursquoune x complegravetement inconnue Jrsquoai

deacutemontreacute finalement que le vrai reacuteel ou la chose en

soi qui seule a une existence veacuteritable

indeacutependante de la repreacutesentation et de ses formes

est la volonteacute en nous rangeacutee inconsideacutereacutement

jusqursquoici dans lrsquoideacuteal On voit par lagrave que Locke Kant

et moi sommes en parfait accord en ce que nous

repreacutesentons dans lrsquoespace de pregraves de deux siegravecles

le deacuteveloppement graduel dun processus coheacuterent

et unifieacute de la penseacutee David Hume aussi peut ecirctre

consideacutereacute comme un anneau de cette chaicircne bien

que seulement au point de vue de la loi de la

causaliteacute Son influence me fait une neacutecessiteacute de

compleacuteter ici ce que jrsquoai dit plus haut

Locke comme aussi Condillac et les disciples qui

suivirent ses traces montre qursquoagrave lrsquoimpression

entrant dans un organe des sens doit reacutepondre une

cause de celle-ci en dehors de notre corps et que les

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diffeacuterences cette action (impression sensible)

preacutesupposent aussi des diffeacuterences dans la cause

quelles qursquoelles puissent ecirctre de lagrave procegravede la

distinction indiqueacutee entre les proprieacuteteacutes primaires

et secondaires Elles finissent lagrave maintenant srsquoouvre

pour elles dans lrsquoespace un monde objectif de

simples choses en soi deacutepourvues de couleurs

drsquoodeur de reacutesonance ni chaudes ni froides ect

mais eacutetendues figureacutees impeacuteneacutetrables mobiles et

calculables Quant agrave lrsquoaxiome mecircme en vertu

duquel se sont effectueacutes ce passage de lrsquointeacuterieur agrave

lexteacuterieur et toute cette deacuterivation et installation

des choses en soi crsquoest-agrave-dire la loi de la causaliteacute

ils lrsquoont agrave lrsquoinstar de tous les anciens philosophes

admis de lui-mecircme comme eacutevident sans en

rechercher la validiteacute Crsquoest sur ce point que Hume

dirigea son attaque sceptique en mettant en doute

la validiteacute de cette loi Car lrsquoexpeacuterience de laquelle

suivant cette philosophie sont deacuteriveacutees toutes nos

connaissances ne peut jamais fournir

lenchaicircnement causal mais seulement la pure

succession deacutetats dans le temps jamais une

conseacutequence mais une simple suite qui comme

telle srsquoaffirme toujours accidentelle jamais

neacutecessaire Cet argument si opposeacute au bon sens

mais difficile agrave reacutefuter incita Kant agrave rechercher la

veacuteritable origine de la notion de causaliteacute Il la

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trouva dans la forme essentielle et inneacutee de notre

intelligence par conseacutequent dans le sujet et non

dans lobjet puisqursquoelle ne nous a pas eacuteteacute dabord

donneacutee du dehors Or ceci ramena tout le monde

objectif de Locke et de Condillac au sujet Kant

ayant deacutemontreacute que son accegraves est drsquoorigine

subjective Car agrave la subjectiviteacute de lrsquoimpression

sensible reacutepond maintenant aussi la subjectiviteacute de

la regravegle en vertu de laquelle on doit la concevoir

comme lrsquoeffet drsquoune cause cette cause est seulement

ce qui est perccedilu comme monde objectif Le sujet en

effet accepte un objet du dehors uniquement par

suite du caractegravere de son intellect qui preacutesuppose

une cause agrave tout changement et le projette donc

seulement hors de lui dans un espace preacutepareacute agrave ce

dessein et qui est de mecircme un produit de sa propre

nature aussi bien que lrsquoimpression speacutecifique sur

les organes des sens qui deacuteterminent tout le

processus Le monde objectif des choses en soi de

Locke a donc eacuteteacute transformeacute par Kant en un monde

de purs pheacutenomegravenes srsquoeffectuant dans lrsquoappareil de

notre connaissance et ceci drsquoautant plus

complegravetement que lrsquoespace dans lequel ils se

repreacutesentent comme le temps dans lequel ils

passent ont eacuteteacute prouveacutes par lui ecirctre dorigine

subjective

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Mais avec tout cela Kant non moins que Locke

laissa subsister la chose en soi crsquoest-agrave-dire quelque

chose drsquoindeacutependant de nos repreacutesentations qui ne

nous fournissent que de purs pheacutenomegravenes et qui

reacutesiderait au fond de ceux-ci Quelque bien fondeacutee

que fucirct eacutegalement cette affirmation de Kant ce

nrsquoeacutetait pas des principes poseacutes par lui qursquoil fallait

tirer leur justification Crsquoeacutetait le talon dAchille de sa

philosophie qui a ducirc expier par la deacutemonstration

de cette inconseacutequence lrsquohommage deacutejagrave accordeacute agrave

sa valeur et agrave sa veacuteriteacute incontestables mais en

dernier ressort elle fut injustement traiteacutee Car

certainement lrsquoadmission drsquoune chose en soi

derriegravere les pheacutenomegravenes drsquoun noyau reacuteel sous tant

drsquoenveloppes nrsquoa rien drsquoinacceptable le nier serait

absurde Crsquoest seulement la faccedilon dont Kant

introduisit cette chose en soi et chercha agrave lallier

avec ses principes qui fut deacutefectueuse Au fond

crsquoest donc seulement son exposeacute (ce mot pris dans le

sens le plus large) de la chose non la chose mecircme

qui fut combattu et lrsquoon pourrait soutenir que

largumentation souleveacutee contre lui eacutetait

simplement ad hominem non ad rem En tout cas

le proverbe indou trouve ici son application pas de

lotus sans tige Kant eacutetait guideacute par lrsquointime veacuteriteacute

que derriegravere chaque pheacutenomegravene il y a un ecirctre en soi

duquel celui-lagrave reccediloit sa subsistance en dautres

140 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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mots que derriegravere la repreacutesentation il y a quelque

chose de repreacutesenteacute Mais il entreprit de deacuteduire

ceci de la repreacutesentation donneacutee mecircme en y

ajoutant ses lois connues de nous a priori et qui

justement parce qursquoelles sont a priori ne peuvent

ecirctre deacuteduites de quoique chose dindeacutependant et de

distinct du pheacutenomegravene ou repreacutesentation aussi

faut-il prendre a cet effet une toute autre voie Les

inconseacutequences dans lesquelles srsquoeacutetait engageacute Kant

agrave la suite de ce deacutepart deacutefectueux lui furent

deacutemontreacutees par G-E Schulze17 qui a exposeacute les

faits dans sa maniegravere lourde et diffuse drsquoabord

anonymement dans son Aeneacutesidegraveme (voir surtout

les pages 374-381) puis plus tard dans sa Critique

de sa philosophie theacuteorique de Kant mais sans

succegraves particulier de sorte qursquoon peut appliquer ici

le haec potuisse dici et non potuisse refelli [cela put

ecirctre affirmeacute mais cela ne put ecirctre reacutefuteacute]

Je veux mettre ici une fois pour toutes clairement en

eacutevidence agrave ma faccedilon ce qui constitue le fond

17 Crsquoest ce Schulze (1781-1833) qui professeur de philosophie agrave Goumlttingen ougrave eacutetudiait Schopenhauer stimula chez celui-ci le goucirct des speacuteculations philosophiques en lui recommandant par-dessus tout de srsquoidentifier avec Platon et avec Kant avant drsquoaborder aucun autre penseur agrave commencer par Aristote et Spinoza

141 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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essentiel de la chose indeacutependamment de lrsquoideacutee que

srsquoen est faite Schulze Kant nrsquoa jamais donneacute une

stricte deacuteduction de la chose en soi mais il la reccedilue

de ses preacutedeacutecesseurs notamment de Locke et lrsquoa

retenue comme quelque chose dont lrsquoexistence ne

peut ecirctre mise en doute puisquelle est eacutevidente par

elle-mecircme et il avait jusqursquoagrave un certain point le

droit drsquoagir ainsi Drsquoapregraves les deacutecouvertes de Kant

notre connaissance empirique contient un eacuteleacutement

dont on peut deacutemontrer lrsquoorigine subjective et un

autre dont ce nrsquoest pas le cas ce dernier reste donc

objectif car il nrsquoy a pas de raison pour le regarder

comme subjectif Lideacutealisme transcendantal de

Kant nie donc lessence objective des choses ou leur

reacutealiteacute indeacutependante de notre conception aussi loin

que lrsquoa priori srsquoeacutetend dans notre connaissance

mais pas plus loin parce que la raison de nier ne va

pas au delagrave Il laisse donc subsister ce qui gicirct au

delagrave cest-agrave-dire toutes les proprieacuteteacutes des choses qui

ne peuvent ecirctre construites a priori Car lessence

entiegravere des pheacutenomegravenes donneacutes cest-agrave-dire du

monde corporel nrsquoest nullement deacuteterminable par

nous a priori mais est seulement la forme geacuteneacuterale

de son apparence et celle-ci se ramegravene agrave lrsquoespace au

temps et agrave la causaliteacute avec la totaliteacute des lois de ces

trois formes Drsquoautre part le reacutesidu indeacutetermineacute

preacutesent dans ces trois formes a priori ce qui se

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reacutefegravere agrave laccidentel est preacuteciseacutement la

manifestation de la chose en soi Maintenant le

contenu empirique des pheacutenomegravenes crsquoest-agrave-dire

chaque deacutetermination plus eacutetroite de ceux-ci

chaque qualiteacute physique qui apparaicirct en eux ne

peut ecirctre reconnu autrement qursquoa posteriori Ces

proprieacuteteacutes empiriques mdash ou plutocirct leur source

commune mdash demeurent donc la chose en soi

comme la manifestation de sa nature speacuteciale par le

medium de toutes formes a priori Cet a posteriori

qui apparaicirct dans chaque pheacutenomegravene comme

enveloppeacute dans lrsquoa priori mais imprime agrave chaque

ecirctre son caractegravere speacutecial et individuel est en

conseacutequence la matiegravere du monde pheacutenomeacutenal par

opposition agrave sa forme Cette matiegravere ne peut donc

nullement ecirctre tireacutee des formes du pheacutenomegravene

inheacuterentes au sujet si soigneusement rechercheacutees

par Kant et si sucircrement deacutemontreacutees par le signe de

lrsquoaprioriteacute elle subsiste plutocirct apregraves qursquoon en a tireacute

tout ce qui en deacutecoule crsquoest-agrave-dire quelle s affirme

comme un second eacuteleacutement parfaitement distinct du

pheacutenomegravene empirique et une addition eacutetrangegravere agrave

ces formes Drsquoautre part elle ne procegravede pas du

caprice du sujet connaissant mais est plutocirct en

opposition freacutequente avec lui Pour ces raisons Kant

nrsquoheacutesita pas agrave laisser cette matiegravere du pheacutenomegravene agrave

la chose en soi et agrave la regarder par conseacutequent

143 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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comme venant entiegraverement du dehors elle doit en

effet venir de quelque part ou selon lrsquoexpression de

Kant avoir une base Mais comme nous ne pouvons

pas isoler ces proprieacuteteacutes connaissables seulement a

posteriori ni les concevoir seacutepareacutees et purifieacutees de

celles qui sont certaines a priori enveloppeacutees

toujours dans ces derniegraveres Kant enseigne que nous

pouvons connaicirctre lrsquoexistence des choses en soi

mais rien drsquoautre agrave leur sujet savoir qursquoelles sont

mais non ce qursquoelles sont Lrsquoessence des choses en

soi demeure donc pour lui une grande inconnue

une x Car la forme du pheacutenomegravene recouvre et

dissimule de toutes parts lrsquoessence des choses en soi

Nous pouvons ajouter tout au plus encore puisque

ces formes aprioristiques neacutees de notre intellect

eacutecheacuteent sans distinction agrave toutes les choses en tant

que pheacutenomegravenes que les choses elles accusent des

distinctions tregraves importantes ce qui deacutetermine

celle-ci crsquoest-agrave-dire la diversiteacute speacutecifique des

choses crsquoest la chose en soi

Ce point ainsi envisageacute lrsquoadmission et la

preacutesupposition des choses en soi par Kant semblent

malgreacute la subjectiviteacute de toutes nos formes de

connaissance parfaitement fondeacutees Elles semblent

neacuteanmoins insoutenables quand on examine de

pregraves et qursquoon suit jusquagrave son origine leur unique

144 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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argument le contenu empirique de tous les

pheacutenomegravenes Il est certain qursquoil y a dans la

connaissance empirique et dans sa source la

repreacutesentation intuitive une matiegravere indeacutependante

de sa forme et connue de nous a priori La question

suivante est de savoir si cette matiegravere est drsquoorigine

objective ou subjective puisque seulement dans le

premier cas elle peut garantir la chose en soi Si

nous remontons jusqursquoagrave son origine nous ne la

trouvons nulle part ailleurs que dans lrsquoimpression

de nos sens Car crsquoest une modification srsquoeffectuant

dans la reacutetine de lrsquoœil dans les nerfs de lrsquoouiumle dans

les extreacutemiteacutes des doigts qui preacutepare la

repreacutesentation intuitive crsquoest-agrave-dire met en jeu

pour amener la perception drsquoun objet exteacuterieur

lrsquoappareil entier de nos formes de connaissance

existant deacutejagrave a priori A cette modification ressentie

dans lrsquoorgane des sens est tout drsquoabord appliqueacutee la

loi de causaliteacute par le moyen drsquoune fonction

neacutecessaire et indispensable de lrsquoesprit a priori Cette

loi megravene avec sa sucircreteacute et sa certitude a priori agrave

une cause de cette modification qui nrsquoeacutetant pas au

pouvoir arbitraire du sujet apparaicirct maintenant

comme quelque chose drsquoexteacuterieur agrave lui Cette

proprieacuteteacute reccediloit sa signification seulement par le

moyen de la forme de lrsquoespace que lintellect lui-

mecircme ajoute dans ce dessein et alors cette cause

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neacutecessairement preacutesupposable apparaicirct aussitocirct

intuitivement comme un objet dans lrsquoespace qui

porte en soi en qualiteacute de proprieacuteteacutes les

modifications opeacutereacutee par elle dans nos organes des

sens Jrsquoai exposeacute tout cela en deacutetail et agrave fond dans la

seconde eacutedition de mon Principe de la raison

suffisante sect 21 Mais lrsquoimpression des sens qui

constitue le point de deacutepart de tout ce processus et

fournit incontestablement toute la matiegravere de

lrsquointuition empirique est quelque chose de tout agrave

fait subjectif et comme toutes les formes de

connaissance au moyen desquelles cette matiegravere

produit la repreacutesentation intuititive objective et est

projeteacutee au dehors sont suivant la deacutemonstration

tregraves exacte de Kant eacutegalement drsquoorigine subjective

il est clair que la matiegravere aussi bien que la forme de

la repreacutesentation intuitive naissent du sujet Toute

notre connaissance empirique se reacutesout alors en

deux eacuteleacutements qui ont tous deux leur origine en

nous-mecircmes les impressions des sens et les

impressions donneacutees a priori crsquoest-agrave-dire dans les

formes impliquant les fonctions de notre intellect

ou cerveau temps espace et causaliteacute auxquelles

Kant en avait ajouteacute onze encore cateacutegories de

lrsquoesprit que jrsquoai deacutemontreacutees ecirctre insuffisantes et

inadmissibles En conseacutequence la repreacutesentation

intuitive et notre connaissance empirique fondeacutee

146 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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sur elle ne fournissent agrave la veacuteriteacute aucune donneacutee

sur la conclusion des choses en soi et les principes

de Kant ne lrsquoautorisaient pas agrave les admettre La

philosophie de Locke avait comme toutes les

philosophies anteacuterieures pris a loi de causaliteacute agrave un

point de vue absolu et eacutetait ainsi en droit de

conclure de lrsquoimpression des sens agrave lrsquoexistence de

choses exteacuterieures indeacutependantes de nous Ce

passage de lrsquoeffet agrave la cause est cependant la voie

unique pour parvenir directement de lrsquointeacuterieur et

de ce qui est subjectivement donneacute agrave lrsquoexteacuterieur et agrave

ce qui existe objectivement Kant apregraves avoir

revendiqueacute la loi de causaliteacute pour la forme de

connaissance du sujet ne trouva plus cette voie

ouverte devant lui Il nous a mecircme souvent mis en

garde de faire usage de la cateacutegorie de causaliteacute

transcendante crsquoest-agrave-dire de deacutepasser lrsquoexpeacuterience

et sa possibiliteacute

En reacutealiteacute on nrsquoatteindra jamais la chose en soi par

cette voie non plus que par celle de la connaissance

purement objective celle-ci en effet demeure

toujours repreacutesentation mais comme telle a sa

racine dans le sujet et ne peut jamais rien fournir

qui diffegravere vraiment de la repreacutesentation On ne

peut arriver agrave la chose en soi qursquoen changeant le

point de vue au lieu de partir comme on lrsquoa fait

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jusqursquoici de ce qui repreacutesente il faut partir de ce

qui est repreacutesenteacute Or ceci nrsquoest possible que pour

une seule chose qui peut srsquoeffectuer aussi par le

dedans et qui pour cette raison nous est donneacutee

drsquoune double maniegravere crsquoest notre propre corps qui

dans le monde objectif existe aussi comme

repreacutesentation dans lrsquoespace et se proclame en

mecircme temps dans notre conscience comme volonteacute

Il fournit par lagrave la clef pour la compreacutehension de

toutes ses actions et de tous ses mouvements

produits par des causes exteacuterieures (ici motifs) qui

sans cette inspection inteacuterieure et directe de leur

essence nous resteraient aussi incompreacutehensibles

et inexplicables que les modifications qui

srsquoaccomplissent selon les lois naturelles et comme

manifestations des forces naturelles dans les autres

corps qui nous sont seulement donneacutes dans une

intuition objective et il nous fournit ensuite la clef

pour la compreacutehension du substratum restant de

toutes ces actions dans lequel les forces pour celles-

ci ont leur racine mdash le corps lui-mecircme Cette

connaissance directe que chacun a de lrsquoessence de

son propre pheacutenomegravene qui ne lui est eacutegalement

donneacute comme tous les autres que dans lrsquointuition

objective doit ensuite ecirctre transfeacutereacutee

analogiquement aux autres pheacutenomegravenes les seuls

en derniegravere analyse qui soient donneacutes et devient

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finalement la clef qui permet de connaicirctre lrsquoessence

intime des choses cest-agrave-dire les choses en soi On

ne peut donc y arriver que par une voie toute

diffeacuterente de la connaissance purement objective

qui reste une simple repreacutesentation en appelant a

lrsquoaide la conscience du sujet de la connaissance qui

apparaicirct toujours comme un animal individuel et

en faisant de lui lrsquointerpregravete de la conscience des

autres choses crsquoest-agrave-dire de lrsquointellect intuitif Crsquoest

la voie que jrsquoai suivie et cest la seule bonne la porte

eacutetroite conduisant agrave la veacuteriteacute

Au lieu de suivre cette voie on confondit lexposeacute de

Kant avec lrsquoessence du sujet on crut en reacutefutant

celui-ci avoir reacutefuteacute aussi celle-ci ce qui nrsquoeacutetait au

fond que des argumenta ad hominem on le prit

pour des argumenta ad rem et agrave la suite des

attaques de Schulze la philosophie de Kant fut

deacuteclareacutee sans valeur Le champ eacutetait deacutesormais

ouvert aux sophistes et aux charlatans Le premier

de cette espegravece fut Fichte qui la chose en soi eacutetant

tombeacutee en discreacutedit bacirccle au pied leveacute un systegraveme

sans aucune chose en soi rejeta donc lrsquoideacutee drsquoun

nrsquoimporte quoi qui ne serait pas uniquement notre

repreacutesentation faisant du sujet connaissant tout en

tout ou du moins le producteur de tout par ses

propres ressources Dans ce dessein il supprima

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lessentiel et le meilleur de la doctrine de Kant la

distinction entre lrsquoa priori et lrsquoa posteriori et par lagrave

celle entre le pheacutenomegravene et la chose en soi en

deacuteclarant que tout est a priori mdash naturellement

sans alleacuteguer de preuves agrave lrsquoappui de cette

monstrueuse affirmation Il les remplaccedila par des

deacutemonstrations en partie sophistiques en partie

extravagantes dont labsurditeacute se cachait sous le

masque de la profondeur et de lrsquoincompreacutehensibiliteacute

qui en reacutesultait Il invoquait ouvertement et

audacieusement lrsquointuition intellectuelle crsquoest-agrave-

dire lrsquoinspiration Pour un public deacutepourvu de toute

force de jugement un public indigne de Kant cela

suffisait Celui-ci prit la surenchegravere pour la

supeacuterioriteacute et deacuteclara que Fichte eacutetait un plus grand

philosophe encore que Kant Il ne manque pas

mecircme de nos jours drsquoeacutecrivains philosophiques qui

prennent la tacircche drsquoimposer agrave la geacuteneacuteration nouvelle

la fausse renommeacutee de Fichte devenue

traditionnelle et assurent tregraves seacuterieusement que ce

que Kant agrave simplement tenteacute Fichte lrsquoa accompli et

que crsquoest lui en reacutealiteacute le grand homme Ces

messieurs trahissent par ce jugement de Midas

leur complegravete incapaciteacute de comprendre Kant et

eacutetalent dune faccedilon si palpable leur deacuteplorable

inintelligence que la geacuteneacuteration nouvelle enfin

deacutesillusionneacutee se gardera bien espeacuterons-le de

150 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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perdre son temps et de gacircter son cerveau agrave lire

toutes leurs Histoires de la philosophie et leurs

autres eacutecrivailleries Je saisis cette occasion de

rappeler un petit livre montrant quelle impression

la personne et lrsquoattitude de Fichte produisaient sur

les contemporains impartiaux il est intituleacute

Cabinet de caractegraveres berlinois et a eacuteteacute publieacute en

1808 sans indication de lieu drsquoimpression il doit

ecirctre de Buchholz18 mais je nrsquoen suis pas certain On

peut le rapprocher de ce que le juriste Anselme von

Feuerbach dit de Fichte dans ses Lettres publieacutees

en 1832 par son fils ainsi que de la Correspondance

entre Schiller et Fichte (1847) et lrsquoon se fera une

ideacutee exacte de ce soi-disant philosophe

Schelling digne pendant de Fichte suivit bientocirct la

voie de son preacutedeacutecesseur qursquoil quitta cependant

pour proclamer sa propre deacutecouverte lrsquoidentiteacute

absolue du sujet et de lrsquoobjectif ou lrsquoideacuteal et le reacuteel

18 On connaicirct plusieurs eacutecrivains de ce nom en Allemagne Il srsquoagit agrave peu pregraves certainement ici de Ferdinand-Paul-Friedrich Buchhulz feacutecond polygraphe neacute en 1843 agrave Ait-Ruppin mort agrave Berlin en 1843 Outre son Histoire des Etats europeacuteens depuis la paix de Vienne (22 vol 1814-1837) ouvrage tregraves utile au point vue documentaire il a public des travaux sur la Reacutevolution franccedilise et une Histoire de Napoleacuteon Bonaparte (3 vol 1827-1830 Il a aussi eacutecrit des romans (Le trad)

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impliquant que tout ce qui avait eacuteteacute seacutepareacute avec un

deacuteploiement incroyable de perspicaciteacute et de

reacuteflexion par des esprits rares comme Locke et

Kant devait ecirctre fondu de nouveau dans la masse

pacircteuse de cette identiteacute absolue Car la doctrine de

ces deux penseurs peut tregraves bien ecirctre qualifieacutee celle

de la diversiteacute absolue de lrsquoideacuteal et du reacuteel ou

subjectif et objectif Mais deacutesormais on srsquoeacutegara de

fourvoiements en fourvoiements Fichte avait

substitueacute lrsquoincompreacutehensibiliteacute de la parole et

lrsquoapparence de la profondeur agrave la penseacutee Il reacutepandit

ainsi la semence qui devait produire corruption sur

corruption et amener finalement la deacutemoralisation

complegravete de la philosophie telle quelle srsquoaffirme de

nos jours et par elle celle de toute la litteacuterature

Degraves ce moment Schelling traicircnait derriegravere lui une

creacuteature philosophique ministeacuterielle Hegel

estampeacute drsquoen haut grand philosophe dans un but

politique dailleurs mal calculeacute charlatan plat sans

esprit reacutepugnant ignorant qui avec une

effronterie une deacuteraison et une extravagance sans

exemple compila un systegraveme qui fut trompetteacute par

ses veacutenals adeptes comme eacutetant la sagesse

immortelle et fut pris reacuteellement pour telle par les

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imbeacuteciles ce qui provoqua un chœur admiratif tel

quon nrsquoen avait pas encore entendu 19 La vaste

influence intellectuelle ainsi violemment acquise par

un tel homme a eu pour reacutesultat la ruine de toute

une geacuteneacuteration de lettreacutes Lrsquoadmirateur de cette

pseudo-philosophie a pour lui en perspective les

railleries de la posteacuteriteacute auxquelles preacuteludent deacutejagrave

celles des voisins douces agrave loreille Ne doivent-elles

pas en effet reacutesonner harmonieusement agrave la mienne

quand la nation dont la caste cultiveacutee nrsquoa pas

daigneacute pendant trente ans honorer du moindre

regard mes travaux obtient la reacuteputation parmi ses

voisines drsquoavoir reacuteveacutereacute mecircme adoreacute pendant trente

ans comme le comble de la sagesse une chose

complegravetement mauvaise absurde extravagante et

servant en outre agrave des fins mateacuterielles Il me faut

sans doute en bon patriote entonner lrsquoeacuteloge des

Allemands et du germanisme et me reacutejouir drsquoavoir

appartenu agrave lrsquoAllemagne et non agrave une autre nation

Seulement il en est comme dit le proverbe espagnol

Cada uno cuenta de la feria como le va en ella

(Chacun raconte de la foire selon ce qui lui y est

arriveacute) Allez trouver les deacutemocolaques et faites-

vous louer par eux Des charlatans ruseacutes lourds

19 Voir la preacuteface de mon Problegraveme fondamental de lrsquoEacutethique

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gonfleacutes par des ministres gribouillant bravement

des extravagances deacutepourvus drsquoesprit et de meacuterite

voilagrave ce qursquoil faut aux Allemands mais non des

hommes tels que moi Crsquoest lagrave le teacutemoignage que je

dois leur donner en prenant congeacute drsquoeux Wieland

regarde comme un malheur de naicirctre Allemand

(Lettres agrave Merck p 239) Burger Mozart

Beethoven et drsquoautres auraient eacuteteacute de son avis pour

moi je le partage Ma raison crsquoest qursquoil faut ecirctre un

sage pour reconnaicirctre un sage ou laquo il nrsquoy a que

lrsquoesprit qui sente lrsquoesprit20 raquo

Aux parties les plus brillantes et les plus meacuteritoires

de la philosophie de Kant appartient

incontestablement la dialectique transcendantale

par laquelle il a si radicalement sapeacute les fondements

de la theacuteologie et de la psychologie speacuteculatives

que depuis lrsquoon a plus eacuteteacute en eacutetat mecircme avec la

meilleure volonteacute de les reacutetablir Quel bienfait pour

lrsquoesprit humain Car ne voyons-no us pas pendant

20 De nos jours lrsquoeacutetude de la philosophie de Kant a lrsquoavantage particulier de nous apprendre combien bas est tombeacutee depuis la Critique de la raison pure la litteacuterature philosophique de lrsquoAllemagne Il y a en effet un abicircme entre les profondes recherches de celui-lagrave et le grossier bavardage actuel qui rappelle drsquoune part celui de candidats pleins drsquoespeacuterance et de lrsquoautre celui de garccedilons perruquiers

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toute la peacuteriode qui srsquoeacutetend de la renaissance des

sciences agrave Kant les penseacutees des plus grands

hommes eux-mecircmes prendre une fausse direction

se distordre mecircme souvent par suite de ces deux

preacutesuppositions absolument intangibles paralysant

tout lrsquointellect deacuterobeacutees agrave toute investigation et en

conseacutequence mortes pour celle-ci Nos premiers et

plus essentielles ideacutees fondamentales sur nous-

mecircmes et sur toutes choses ne sont-elles pas

inverties et fausseacutees si nous partons de la

preacutesupposition que chaque chose est produite et

arrangeacutee du dehors selon les notions et les desseins

preacuteconccedilus drsquoun ecirctre personnel cest-agrave-dire

individuel De mecircme si lessence fondamentale des

hommes eacutetait pensante et srsquoils se composaient de

deux parties absolument heacuteteacuterogegravenes venues et

soudeacutees ensemble sans savoir comment et devant

srsquoaccommoder entre elles aussi bien que possible

pour se seacuteparer bientocirct agrave jamais nolentes volantes

Avec quelle force la critique de Kant au sujet de ces

repreacutesentations et de leurs fondements a agi sur

toutes les sciences on le voit par ce fait que depuis

lors au moins dans la litteacuterature allemande eacuteleveacutee

ces preacutesuppositions nrsquoapparaissent plus que dans un

sens figureacute et ne sont plus prises au seacuterieux on les

laisse agrave la litteacuterature populaire et aux professeurs de

philosophie auxquels elles servent de gagne-pain

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Nos livres sur les sciences naturelles srsquoen

affranchissent tandis qursquoau contraire les Anglais

par des discours et des diatribes ou des apologies

en leur faveur srsquoabaissent agrave nos yeux 21

Immeacutediatement avant Kant il est vrai il en eacutetait

tout autrement sous ce rapport Nous voyons par

exemple lrsquoeacuteminent Lichtenberg lui-mecircme dont

lrsquoeacuteducation eacutetait preacutekantienne admettre

seacuterieusement et avec conviction dans son traiteacute De

la physionomie cette distinction de lrsquoacircme et du

corps et gacircter ainsi son affaire

Ceux qui ont estimeacute la haute valeur de la dialectique

transcendantale ne trouveront pas superflu que je

21 Depuis que ceci a eacuteteacute eacutecrit les choses ont changeacute chez nous Par suite de la reacutesurrection de lrsquoantique mateacuterialisme qui a deacutejagrave fait dix fois explosion des philosophes sont sortis de la boutique de pharmacie et de la clinique des gens qui nrsquoont rien appris sinon ce qui se reacutefegravere agrave leur profession et qui preacutesentent en toute innocence et en tout honneur comme si Kant eacutetait encore agrave naicirctre leur speacuteculation de vieilles femmes sur laquo le corps et lacircme raquo en mecircme temps que le rapport de lun avec lrsquoautre disputent agrave ce sujet et (credilite posteri ) deacutemontrent que le siegravege de ladite acircme est le cerveau Il convient de riposter agrave leur impudence qursquoil faut avoir appris quelque chose pour oser intervenir dans une discussion et ils feraient mieux de ne pas sexposer a de deacutesagreacuteables allusions aux cataplasmes et au cateacutechisme

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

parle de celle-ci un peu en deacutetail Je preacutesente donc

en premier lieu aux connaisseurs et amateurs de la

Critique de la raison pure lrsquoessai suivant sur la

critique de la psychologie rationnelle telle qursquoon la

trouve au complet dans sa premiegravere eacutedition car

dans les suivantes elle a eacuteteacute chacirctreacutee Lrsquoargument qui

y est critiqueacute (pp 361 et suiv) sous la rubrique laquo

Paralogisme de la personnaliteacute raquo doit ecirctre compris

et par conseacutequent critiqueacute autrement Car lrsquoexposeacute

profond de Kant agrave ce sujet nrsquoest pas seulement tregraves

subtil et difficilement compreacutehensible mais on peut

lui reprocher de prendre lrsquoobjet de la conscience

personnelle ou dans le langage de Kant du sens

interne soudainement et sans autre justification

comme lrsquoobjet drsquoune conscience eacutetrangegravere mecircme

drsquoune intuition exteacuterieure pour le juger ensuite

drsquoapregraves les lois et les analogies du monde corporel

et aussi drsquoadmettre deux temps diffeacuterents lrsquoun dans

la conscience du sujet jugeacute lrsquoautre dans celle du

sujet jugeant temps qui ne coiumlncident pas Je

donnerais donc pour ma part une toute autre

tournure agrave lrsquoargument en question de la

personnaliteacute et je le preacutesenterais dans les deux

propositions suivantes

1deg On peut eacutetablir a priori au sujet de tout

mouvement en geacuteneacuteral de quelque nature qursquoil soit

157 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

qursquoil ne revient perceptible que par comparaison

avec une chose au repos drsquoougrave il srsquoensuit que le cours

du temps avec tout ce qui est en lui ne pourrait ecirctre

perccedilu srsquoil srsquoy avait quelque chose qui nrsquoy participe

pas et au repos de laquelle nous comparons le

mouvement de celui-lagrave Il est vrai que nous jugeons

ici drsquoapregraves lrsquoanalogie du mouvement dans lrsquoespace

mais espace et temps doivent toujours servir agrave

sexpliquer mutuellement Aussi devons-nous nous

repreacutesenter le temps sous la figure dune ligne

droite pour le saisir intuitivement et le construire a

priori Nous ne pouvons donc nous imaginer que si

chaque chose dans notre conscience eacutetait emporteacutee

agrave la fois par le flot du temps ce mouvement en avant

pourrait toutefois ecirctre perceptible mais nous

devons preacutesupposer agrave ce sujet une chose fixe devant

laquelle le temps srsquoeacutecoulerait avec son contenu Pour

lrsquointuition du sens exteacuterieur ceci est accompli par la

matiegravere substance permanente agrave travers le

changement des accidences comme Kant lrsquoexpose

dans la deacutemonstration de sa Premiegravere analogie de

lexpeacuterience page 183 de la 1re eacutedition A cet endroit

mecircme malheureusement il commet la faute

impardonnable et contredisant ses propres

doctrines que jrsquoai deacutejagrave seacutevegraverement releveacutee de dire

que ce qui srsquoeacutecoule ce nrsquoest pas le temps lui-mecircme

mais seulement ses pheacutenomegravenes Que ceci soit

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radicalement faux nous en avons la preuve dans la

ferme certitude implanteacutee en chacun de nous que

si tout au ciel et sur la terre venait subitement agrave

srsquoarrecircter le temps sans srsquoeacutemouvoir continuerait sa

course de sorte que si la nature se remettait plus

tard en marche la question de la longueur de la

pause intervenue serait susceptible en elle-mecircme

drsquoune reacuteponse tout agrave fait exacte Srsquoil en eacutetait

autrement le temps devrait srsquoarrecircter aussi avec la

montre ou si celle-ci avanccedilait avancer avec elle

Mais preacuteciseacutement cette circonstance avec notre

certitude a priori agrave ce sujet deacutemontre

incontestablement que le temps a son cours et par

conseacutequent son essence dans notre tecircte et non en

dehors de nous Dans le domaine de lrsquointuition

exteacuterieure ai-je dit le permanent est la matiegravere

avec notre argument de la personnaliteacute au

contraire il srsquoagit seulement de la perception du

sens inteacuterieur dans laquelle est accueillie de

nouveau celle du sens exteacuterieur Jrsquoai dit en

conseacutequence que si notre conscience avec tout son

contenu srsquoavanccedilait uniformeacutement dans le torrent

du temps nous ne pourrions nous apercevoir de ce

mouvement Il faut donc qursquoil y ait dans la

conscience mecircme quelque chose drsquoimmobile Mais

ceci ne peut ecirctre rien dautre que le sujet

connaissant lui-mecircme qui contemple immobile et

159 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

inalteacutereacute la course du temps et le changement de son

contenu Devant son regard la vie achegraveve sa course

comme un spectacle Nous sentons mecircme combien

elle a peu de part elle-mecircme agrave cette course quand

dans la vieillesse nous nous repreacutesentons vivement

les scegravenes de la jeunesse et de lrsquoenfance

2deg Inteacuterieurement dans la conscience personnelle

ou pour parler avec Kant par le sens interne je me

reconnais seul dans le temps Or au point de vue

objectif il ne peut rien exister dans le temps seul

de permanent car la permanence implique la

dureacutee le sens intime la simultaneacuteiteacute et la

conscience personnelle lespace (La justification de

cette proposition se trouve dans mon Principe de la

raison suffisante 2e eacutedit sect 18 puis dans Le monde

comme volonteacute et comme repreacutesentation t I sect 4

pp- 10-11 531 3e eacutedit pp 10-12 560) Neacuteanmoins

je me trouve en reacutealiteacute le substratum toujours

permanent de mes repreacutesentations en deacutepit de tous

les changements de celles-ci substratum qui se

comportant agrave lrsquoeacutegard de ces repreacutesentations comme

la matiegravere agrave lrsquoeacutegard de ses accidences variables ne

meacuterite donc pas moins que celle-ci le nom de

substance et eacutetant deacutepourvue drsquoespace par

conseacutequent ineacutetendue celui de substance simple

Or maintenant comme il a eacuteteacute dit rien de

160 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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permanent ne pouvant prendre place dans le simple

temps par lui-mecircme et la substance en question

nrsquoeacutetant pas drsquoautre part perccedilue par le sens externe

crsquoest-agrave-dire dans lrsquoespace nous devons pour nous la

repreacutesenter cependant comme permanente agrave

lrsquoencontre de la course du temps admettre qursquoelle

est situeacutee en dehors du temps et dire en

conseacutequence chaque objet est situeacute dans le temps

mais le sujet connaissant proprement dit ne lrsquoest

pas Et comme en dehors du temps il nrsquoy a ni

cessation ni fin nous aurions dans le sujet

connaissant en nous une substance permanente

quoique ni spacieuse n temporelle par conseacutequent

indestructible

Pour deacutemontrer maintenant que cet argument de la

personnaliteacute ainsi eacutetabli est un paralogisme on

devrait dire que la seconde proposition de celui-ci

appelle agrave son secours un fait empirique auquel il

peut ecirctre opposeacute que le sujet connaissant est lieacute agrave

la vie et mecircme agrave lrsquoeacutetat de veille et que sa persistance

durant les deux eacutetats ne prouve donc en rien qursquoelle

pourrait exister en dehors drsquoeux Car cette

persistance de fait durant la peacuteriode de lrsquoeacutetat

conscient est encore tregraves eacuteloigneacutee mecircme diffeacuterente

toto genere de la persistance de la matiegravere (cette

origine et cette unique reacutealisation de la notion de

161 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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substance) que nous connaissons dans lrsquointuition

et dont nous comprenons a priori non seulement la

dureacutee de fait mais lrsquoindestructibiliteacute neacutecessaire et

lrsquoimpossibiliteacute de la suppression Crsquoest drsquoapregraves

lrsquoanalogie de cette substance vraiment indestructible

que nous voudrions assumer en nous-mecircme une

substance pensante qui serait ensuite certaine drsquoune

continuiteacute sans fin Toutefois en dehors du fait que

ceci serait une analogie avec un pur pheacutenomegravene (la

maniegravere) lrsquoerreur que commet la raison dialectique

dans la preuve preacuteceacutedente consiste en ce qursquoelle

traite la persistance du sujet agrave travers le

changement de toutes ses repreacutesentations dans le

temps comme la persistance de la matiegravere qui nous

est donneacutee dans lrsquointuition et implique en

conseacutequence lrsquoune et lrsquoautre sous la notion de

substance Tout ce qursquoelle peut dire a priori sur la

matiegravere mdash bien qursquoelle soit soumise agrave lrsquointuition mdash

notamment continuiteacute agrave travers le temps peut ecirctre

attribueacute agrave la substance soi-disant immateacuterielle

quoique la persistance de celle-ci repose seulement

sur le fait quelle est supposeacutee nrsquoexister en aucun

temps agrave plus forte raison dans tous les temps et le

reacutesultat en est que les conditions de lintuition en

conseacutequence desquelles lrsquoindestructibiliteacute de la

matiegravere est qualifieacutee a priori sont expresseacutement

supprimeacutees ici agrave commencer par lespace Or crsquoest

162 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

sur celui-ci que repose preacuteciseacutement la persistance de

celui-lagrave comme lrsquoindiquent les passages de mes

eacutecrits citeacutes plus haut

Quant aux preuves de limmortaliteacute de lrsquoacircme drsquoapregraves

sa soi-disant simpliciteacute et lindissolubiliteacute qui en est

la le conseacutequence et qui exclut la seule faccedilon

possible de destruction la dissolution des parties

on peut dire drsquoune maniegravere geacuteneacuterale que toutes les

lois relatives agrave lrsquoorigine la disparition le

changement la persistance etc que nous

connaissons a priori ou a posteriori valent que

pour le monde corporel qui nous est objectivement

donneacute et qui est conditionneacute en nous par notre

intellect Aussi degraves que nous nous deacutetournons de

celui-ci et parlons decirctres immateacuteriels nous ne

sommes plus autoriseacutes agrave appliquer ces lois et ces

regravegles en vue de soutenir si la naissance et la

disparition de ces ecirctres sont possibles ou non ici

toute direction nous fait deacutefaut Toutes ces

preacutetendues preuves de lrsquoimmortaliteacute par la

simpliciteacute de la substance pensante nrsquoont ainsi

aucune valeur Car lrsquoamphibologie consiste en ce

que lrsquoon parle drsquoune substance immateacuterielle tandis

qursquoon y interpole ensuite les lois de la substance

mateacuterielle pour appliquer celles-ci agrave celles-lagrave

163 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

En attendant le paralogisme de la personnaliteacute tel

que je lrsquoai compris donne dans son premier

argument la deacutemonstration a priori qursquoil doit y

avoir dans notre conscience quelque chose de

persistant et dans son second argument il prouve

la chose a posteriori En reacutesumeacute il semble que la

veacuteriteacute qui conformeacutement agrave la regravegle constitue le

fond de toute erreur aussi bien que celui de la

psychologie rationnelle a ici sa racine Cette veacuteriteacute

est que mecircme dans notre conscience empirique un

point eacuteternel peut sans doute ecirctre montreacute mais

seulement un point et seulement ecirctre montreacute sans

qursquoon puisse en tirer la matiegravere drsquoune deacutemonstration

ulteacuterieure Je renvoie ici agrave ma propre doctrine

drsquoapregraves laquelle le sujet connaissant est tout ce qui

connaicirct mais nrsquoest pas connu cependant nous le

concevons comme le point fixe devant lequel

srsquoeacutecoule le temps avec toutes ses repreacutesentations

tandis que la course de celui-ci ne peut ecirctre connue

que par opposition agrave quelque chose de permanent

Jrsquoai nommeacute ceci le point de contact de lrsquoobjet avec le

sujet Le sujet de la connaissance est chez moi

comme le corps dont la fonction ceacutereacutebrale se

repreacutesente objectivement un pheacutenomegravene de la

volonteacute qui en sa qualiteacute de seule chose en soi est

ici le substratum du correacutelat de tous les

164 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

pheacutenomegravenes crsquoest-agrave-dire du sujet de la

connaissance

Si maintenant nous en venons agrave la cosmogonie

rationnelle nous trouvons dans ses antinomies des

expressions significatives de la perplexiteacute neacutee du

principe de la raison suffisante et qui a pousseacute de

tout temps les hommes agrave philosopher Mettre celle-

ci en relief drsquoune autre maniegravere plus claire et moins

complexe que celle de Kant tel est le but de lrsquoexposeacute

suivant qui nrsquoopegravere pas seulement comme chez ce

philosophe drsquoune faccedilon dialectique avec des notions

abstraites mais srsquoadresse directement agrave la

conscience intuitive

Le temps ne peut avoir aucun commencement et

aucune cause ne peut ecirctre la premiegravere Tous deux

sont certains a priori par conseacutequent

incontestables tout commencement est dans le

temps et le preacutesuppose et chaque cause doit avoir

derriegravere elle une cause anteacuterieure dont elle est

lrsquoeffet Autrement comment aurait-il pu y avoir

jamais un premier commencement du monde et des

choses (Le premier verset du Pentateuque apparaicirct

comme une petitio principii [peacutetition de principe]

au sens le plus litteacuteral du terme) Mais drsquoautre part

srsquoil ny avait pas eu un premier commencement le

165 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

preacutesent actuel ne serait pas maintenant mais aurait

deacutejagrave eacuteteacute depuis longtemps car nous devons

admettre entre lui et le premier commencement un

laps de temps quelconque deacutetermineacute et limiteacute qui

si nous nions le commencement crsquoest-agrave-dire si nous

le poussons dans lrsquoinfiniteacute y est pousseacute avec lui

Mais mecircme si nous supposons un premier

commencement cela au fond ne nous sert agrave rien car

si nous avons par lagrave coupeacute arbitrairement la chaicircne

causale le simple temps nous apparaicirctra comme

une difficulteacute La question toujours renouveleacutee laquo

Pourquoi ce premier commencement nrsquoa-t-il pas

pris place deacutejagrave plus tocirct raquo le poussera toujours plus

en avant dans le temps priveacute de commencement ce

qui fera monter si haut la chaicircne des causes qui

nous unit agrave lui quelle ne sera jamais assez longue

pour atteindre jusqursquoau preacutesent actuel et en

conseacutequence elle nrsquoaurait pas encore atteint jusqursquoagrave

celui-ci Mais ceci est contredit par le fait qursquoil est

reacuteellement et constitue mecircme notre unique donneacutee

pour le calcul La justification de lrsquoincommode

question souleveacutee naicirct du fait que le premier

commencement comme tel nimplique pas de

cause qui lui soit anteacuterieure et aurait aussi bien pu

pour cette raison avoir lieu trois trillions danneacutees

plus tocirct Si en effet il nrsquoa pas eu besoin de cause

pour apparaicirctre il nrsquoavait pas agrave en attendre une et

166 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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aurait ducirc en conseacutequence apparaicirctre infiniment plus

tocirct car rien nrsquoeacutetait lagrave pour lrsquoen empecirccher Rien ne

pouvant preacuteceacuteder le premier commencement

comme eacutetant sa cause rien non plus ne peut le

preacuteceacuteder comme eacutetant son obstacle il na donc

absolument rien agrave attendre et ne vient jamais assez

tocirct A quelque point du temps qursquoon puisse le fixer

on ne comprend jamais pourquoi il nrsquoaurait pas

existeacute beaucoup plus tocirct Ceci donc le pousse

toujours plus en avant car le temps lui-mecircme ne

pouvant avoir de commencement il y a toujours un

temps infini mdash une eacuteterniteacute mdash qui srsquoest eacutecouleacute

jusqursquoau moment preacutesent la pousseacutee en avant du

commencement du monde est ainsi sans fin ce qui

rend trop courte toute chaicircne causale de lui agrave nous

et nous empecircche drsquoatteindre de lui jusqursquoau preacutesent

La raison en est quen lrsquoabsence drsquoun laquo point

drsquoattache raquo fixe donneacute nous prenons celui-ci

nrsquoimporte ougrave mais qursquoil se deacuterobe constamment agrave

nous en remontant dans lrsquoinfiniteacute Et voilagrave

comment il arrive que quand nous posons un

premier commencement et partons de lui nous ne

parvenons jamais agrave parvenir de lui jusqursquoau preacutesent

Si drsquoautre part nous partons du preacutesent reacuteellement

donneacute nous nrsquoatteignons jamais comme il a eacuteteacute

deacutejagrave dit le premier commencement car chaque

167 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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cause vers laquelle nous nous acheminons doit avoir

toujours eacuteteacute effet drsquoune cause preacuteceacutedente qui se

trouve ensuite dans le mecircme cas et ceci ne peut

finir Le monde est donc maintenant sans

commencement comme le temps infini lui-mecircme

ideacutee qui fatigue notre imagination et dont notre

intelligence ne reccediloit aucune satisfaction

Ces deux vues opposeacutees peuvent ecirctre compareacutees agrave

un bacircton dont lrsquoun des bouts est facilement

saisissable tandis que lrsquoautre srsquoeacuteloigne toujours agrave

linfini Lrsquoessentiel de la chose peut se reacutesumer dans

cette proposition que le temps comme absolument

infini srsquoaffirme toujours trop grand pour un monde

quil conccediloit comme fini Mais au fond la veacuteriteacute de

lrsquolaquo anthegravese raquo de lantinomie kantienne est confirmeacutee

ici de nouveau Si en effet nous proceacutedons de ce qui

est seul certain et vraiment donneacute le preacutesent reacuteel

lrsquoabsence de commencement du temps en reacutesulte

au contraire le premier commencement est

purement une hypothegravese arbitraire qui ne peut

srsquoaccorder comme telle avec ce que nous avons dit

agrave savoir que la seule chose certaine et reacuteelle est le

preacutesent Nous devons drsquoailleurs envisager ces

consideacuterations comme de nature agrave reacuteveacuteler les

absurditeacutes qui sont la conseacutequence de lrsquohypothegravese

168 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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de la reacutealiteacute absolue du temps et partant agrave

confirmer la doctrine de Kant

La question si le monde est limiteacute ou non par

lrsquoespace est en soi moins transcendante

qursquoempirique puisqursquoelle continue agrave ecirctre du

domaine de lexpeacuterience possible dont la reacuteduction

agrave la reacutealiteacute nous est seulement interdite par notre

conformation physique A priori il nrsquoy a pas ici

drsquoargument certainement deacutemontrable en faveur de

lrsquoune ou lrsquoautre alternative de sorte que la chose

ressemble de fort pregraves agrave une antinomie les deux

hypothegraveses preacutesentant chacune des difficulteacutes

consideacuterables Un monde limiteacute dans lrsquoespace infini

srsquoeacutevanouit si grand soit-il jusqursquoagrave devenir

infiniment petit et lrsquoon demande agrave quoi sert le reste

de lrsquoespace Drsquoautre part on ne peut comprendre

qursquoune eacutetoile fixe ne soit pas la plus extrecircme de

lrsquoespace Soit dit en passant les planegravetes drsquoun tel

espace nrsquoauraient un ciel eacutetoileacute la nuit que pendant

une moitieacute de lrsquoanneacutee tandis que ce ciel resterait

sans eacutetoiles lrsquoautre moitieacute ce qui produirait sur les

habitants une tregraves lugubre impression Aussi la

question se laisse-t-elle encore poser de cette sorte

laquo Y a-t-il une eacutetoile fixe dont les planegravetes tombent

ou non sous cette supposition raquo Cette question est

ici manifestement empirique

169 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Jai deacutemontreacute dans ma Critique de la philosophie

de Kant que lrsquoadmission entiegravere des antinomies est

fausse et illusoire Chacun reconnaicirctra aussi comme

imposable en y reacutefleacutechissant bien que des notions

qui devraient ecirctre exactement tireacutees des

pheacutenomegravenes des lois certaines a priori de ceux-ci

puissent combineacutees suivant les lois de la logique en

jugements et en conclusions conduire agrave des

contradictions En cas des contradictions devraient

se trouver dans le pheacutenomegravene mecircme donneacute

intuitivement ou dans la connexion reacuteguliegravere de ses

membres hypothegravese impossible Car lrsquointuitif

comme tel ne connaicirct pas de contradiction celle-ci

nrsquoa par rapport agrave celui-lagrave ni sens ni signification

Elle existe seulement dans la connaissance abstraite

de la reacuteflexion On peut tregraves bien ouvertement ou

en secret poser agrave la fois et ne pas poser quelque

chose crsquoest-agrave-dire se contredire mais quelque

chose ne peut ecirctre agrave la fois reacuteel et non reacuteel Zeacutenon

lrsquoeacuteleacuteatique avec ses sophismes connus et Kant avec

ses antinomies ont tenteacute de faire le contraire Aussi

je renvoie le lecteur agrave ma critique du dernier

Le service rendu par Kant en matiegravere de theacuteologie

speacuteculative a deacutejagrave eacuteteacute signaleacute par moi en termes

geacuteneacuteraux Pour le mettre davantage en relief je vais

170 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

tenter de faire comprendre le plus clairement

possible agrave ma maniegravere tregraves briegravevement lrsquoessentiel

de la chose

Dans la religion chreacutetienne lrsquoexistence de Dieu est

une affaire entendue et au-dessus de

toute discussion La chose est juste car ici elle est

essentielle et baseacutee sur la reacuteveacutelation Je regarde

donc comme une beacutevue de la part des rationalistes

de preacutetendre deacutemontrer dans leurs dogmatiques

lexistence de Dieu par drsquoautres preuves que par

lrsquoEacutecriture Ils ne savent pas dans leur innocence

combien cet amusement est dangereux La

philosophie par contre est une science et comme

telle nrsquoa pas drsquoarticles de foi Rien ne peut donc y

ecirctre admis comme existant excepteacute ce qui est

directement donneacute par lrsquoexpeacuterience ou ce qui est

deacutemontreacute par dincontestables reacutesultats On croyait

posseacuteder ceux-ci depuis bien longtemps lorsque

Kant vint deacutesillusionner le monde agrave cet eacutegard et

mecircme agrave deacutemontrer si nettement lrsquoimpossibiliteacute de

telles preuves que depuis lors nul philosophe

allemand nrsquoa tenteacute de les ressusciter En cela Kant

eacutetait parfaitement justifieacute et il a rendu le plus grand

des services car un dogme theacuteorique qui pousse

lrsquoaudace jusqursquoagrave voir des coquins dans tous ceux qui

171 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

ne lrsquoadmettent pas meacuterite qursquoon lui tacircte une fois

pour toutes seacuterieusement le pouls

Voici ce qursquoil en est de ces soi-disant preuves La

reacutealiteacute de lrsquoexistence de Dieu ne pouvant ecirctre

deacutemontreacute par le raisonnement empirique le second

pas aurait ducirc ecirctre drsquoeacutetablir la possibiliteacute de celle-lagrave

ce qui aurait souleveacute suffisamment de difficulteacutes

deacutejagrave Mais on entreprit au lieu de cela de prouver

sa neacutecessiteacute crsquoest-agrave-dire de faire de Dieu un ecirctre

neacutecessaire

Or la neacutecessiteacute comme je lrsquoai souvent deacutemontreacute

nrsquoest autre chose que la deacutependance drsquoune

conseacutequence avec sa cause cest-agrave-dire lrsquoapparition

ou la preacutesence des conseacutequences parce que la cause

est donneacutee A cet effet on avait donc le choix entre

les quatre formes du principe de la raison suffisante

deacutemontreacutees par moi et dont les deux premiegraveres

seules eacutetaient utilisables Il srsquoensuivit donc deux

preuves theacuteologiques la cosmologique et

lrsquoontologique lrsquoune drsquoapregraves le principe de la raison

suffisante du devenir (cause) lrsquoautre drsquoapregraves celui

du connaicirctre Le premier veut eacutetablir drsquoapregraves la de

la causaliteacute cette neacutecessiteacute comme physique en

concevant le monde ainsi qursquoun effet qui doit avoir

une cause A cette preuve cosmologique on ajoute

172 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

ensuite le secours de la preuve physico-theacuteologique

Cest dans lrsquointerpreacutetation de Wolf que lrsquoargument

cosmologique est exposeacute de la faccedilon la plus

vigoureuse en ces termes laquo Si une chose

quelconque existe il existe aussi un Ecirctre

absolument neacutecessaire raquo mdash en comprenant par

cette formule ou ce qui est donneacute lui-mecircme ou la

premiegravere des causes par lesquelles cela est parvenu

agrave lrsquoexistence Ce second point est alors admis Cette

preuve a le deacutefaut avant tout de conclure de la

conseacutequence agrave la cause forme de conclusion agrave

laquelle la logique refuse tout droit agrave la certitude

Elle ignore de plus que ainsi que je lrsquoai souvent

montreacute nous ne pouvons penser une chose comme

neacutecessaire qursquoautant qursquoelle est lrsquoeffet et non la

cause drsquoune autre chose donneacutee En outre la loi de

la causaliteacute appliqueacutee de cette faccedilon prouve trop

car si elle doit nous mener du monde agrave sa cause elle

ne nous permet pas drsquoen rester agrave celle-ci mais nous

megravene jusqursquoagrave la cause de la cause et toujours ainsi

impitoyablement en avant in infinitum Ceci est

impliqueacute par sa nature Nous sommes dans la

situation de lrsquoapprenti du magicien de Goethe dont

le lutin se met agrave travailler au commandement mais

ne srsquoarrecircte plus Ajoutez agrave cela que la force et la

validiteacute de la loi de causaliteacute srsquoeacutetendent seulement agrave

la forme des choses et non agrave leur matiegravere Crsquoest le

173 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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guide du changement des formes rien de plus la

matiegravere nrsquoest en rien atteinte par leur apparition et

leur disparition fait que nous comprenons avant

toute expeacuterience et dont nous sommes

conseacutequemment sucircrs Finalement la preuve

cosmologique est renverseacutee par la preuve

transcendantale que la loi de causaliteacute peut ecirctre

deacutemontreacutee dorigine subjective et par conseacutequent

simplement applicable pour notre intellect aux

pheacutenomegravenes non agrave lrsquoessence des choses en soi22

22 En regardant les choses drsquoun point de vue tout agrave fait reacutealiste et objectif il est clair comme le jour que le monde se maintient lui-mecircme Les ecirctres organiques subsistent et se propagent par la vertu de leur propre force vitale interne les corps inorganiques portent en eux-mecircmes les forces dont la physique et la chimie ne sont que la description et les planegravetes poursuivent leur course en vertu de forces inteacuterieures de par leur inertie et leur gravitation Le monde nrsquoa donc besoin de personne en dehors de lui pour leur existence car il est Vishnou Dire toutefois que ce monde dans le temps avec toutes forces inheacuterentes na pas toujours existeacute mais a eacuteteacute produit du neacuteant par une force eacutetrangegravere situeacutee en dehors de lui crsquoest lagrave une ideacutee toute gratuite que rien ne confirme drsquoautant plus que toutes ses forces sont lieacutees agrave matiegravere dont nous ne pouvons mecircme pas nous imaginer lapparition ou la destruction Cette conception du monde seacutetend jusquau spinozisme Que des hommes dans le besoin de leur cœur aient imagineacute partout des ecirctres qui gouvernent les forces de la nature et leur cours pour pouvoir leur faire appel cela est tout naturel Les Grecs et les Romains cependant laissaient

174 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Comme il a deacutejagrave eacuteteacute dit la preuve physico-

theacuteologique est ajouteacutee subsidiairement agrave la preuve

cosmologique pour apporter confirmation

plausibiliteacute couleur et forme agrave lhypothegravese

introduite par celle-ci Mais elle ne peut jamais se

produire qursquoen preacutesupposant cette premiegravere preuve

dont elle est lrsquoexplication et lrsquoamplification Son

proceacutedeacute consiste agrave agrandir cette premiegravere cause

preacutesupposeacutee du monde en un ecirctre connaissant

voulant en cherchant par induction des

nombreuses conseacutequences qui pourraient expliquer

cette raison agrave eacutetablir celle-ci Mais lrsquoinduction peut

donner au plus une forte probabiliteacute jamais la

certitude En outre comme il a eacuteteacute dit toute cette

preuve est conditionneacutee par la preacuteceacutedente Mais si

lrsquoon examine de plus pregraves et seacuterieusement cette

physico-theacuteologie et qursquoensuite on lrsquoeacuteprouve a la

lumiegravere de ma philosophie elle se reacutevegravele comme la

reacutealisation drsquoune fausse vue de la nature qui

rabaisse le pheacutenomegravene immeacutediat de la volonteacute ou

objectivation agrave un pheacutenomegravene meacutediat crsquoest-agrave-dire

que au lieu de reconnaicirctre dans les ecirctres naturels

lrsquoaction originelle primordialement puissante

chaque diviniteacute gouverner son propre domaine et il ne leur vint jamais agrave lideacutee drsquoaffirmer que lrsquoune dentre elles avait creacuteeacute le monde et les forces de la nature

175 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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deacutepourvue de connaissance et par conseacutequent

infailliblement sucircre de la volonteacute elle lexplique

comme une chose simplement secondaire qui srsquoest

deacuteveloppeacutee agrave la lumiegravere de lexpeacuterience et

conformeacutement aux motifs elle conccediloit donc ce qui

est pousseacute du dedans comme quelque chose de

charpenteacute modeleacute et mouleacute du dehors Car si la

volonteacute comme la chose en soi qui nrsquoest nullement

repreacutesentation passe dans lrsquoacte de son

objectivation de sa spontaneacuteiteacute dans la

repreacutesentation et que lrsquoon preacutesuppose que ce qui se

deacuteploie dans celle-ci est quelque chose dameneacute

dans le monde de la repreacutesentation crsquoest agrave-dire par

suite de la connaissance cela nrsquoapparait

certainement possible que par le moyen dune

connaissance incommensurablement parfaite qui

envisage drsquoun seul coup dœil tous les objets et leur

enchaicircnement mdash Comme une œuvre de la sagesse

suprecircme Je renvoie sur ce point agrave mon livre De La

volonteacute dans la nature rubrique laquo Anatomie

compareacutee raquo et agrave mon œuvre principale (t II chap

XXVI au commencement)

La seconde preuve theacuteologique lrsquoontologie prend

pour fil conducteur comme il a eacuteteacute dit non la loi de

causaliteacute mais le principe de la raison suffisante de

la connaissance ce qui rend logique la neacutecessiteacute de

176 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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lrsquoexistence de Dieu Il srsquoagit ici de deacuteduire lrsquoexistence

de Dieu de sa notion par un jugement purement

analytique de sorte qursquoon ne puisse faire de cette

notion le sujet drsquoune proposition lui refusant

lrsquoexistence ce qui contredirait le sujet de la

proposition Ceci est logiquement correct mais

aussi tregraves naturel et un tour de prestidigitateur

facile agrave percer Apregraves avoir introduit agrave lrsquoaide de la

notion laquo perfection raquo ou laquo reacutealiteacute raquo employeacutee

comme terminus medicus lrsquoattribut de lexistence

dans le sujet on ne peut manquer de lrsquoy retrouver

par la suite en lexposant par un jugement

analytique Mais ceci ne justifie en rien

lrsquoeacutetablissement de la notion entiegravere Au contraire

elle a eacuteteacute ou conccedilue arbitrairement ou introduite

par la preuve cosmologique qui ramegravene tout agrave la

neacutecessiteacute physique Christian Wolf semble bien

avoir compris ceci car il fait seulement usage dans

sa Meacutetaphysique de lrsquoargument cosmologique ce

quil note lui-mecircme expresseacutement La preuve

ontologique a eacuteteacute exactement eacutetudieacutee et appreacutecieacutee

par moi dans ma Quadruple racine du principe de

la raison suffisante 2e eacutedit sect 7 agrave laquelle je

renvoie

Les deux preuves theacuteologiques sappuient

mutuellement mais ne peuvent pour cette raison

177 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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mecircme tenir ni lune ni lautre La preuve

cosmologique a lrsquoavantage de rendre compte de la

maniegravere dont elle est parvenue agrave la notion drsquoun

Dieu et par son adjointe la preuve physico-

theacuteologique rend ce Dieu plausible La preuve

ontologique par contre ne peut pas prouver

comment elle est parvenue agrave sa notion du plus reacuteel

des ecirctres allegravegue en conseacutequence ou qursquoil est inneacute

ou bien elle lrsquoemprunte agrave la preuve cosmologique et

cherche ensuite agrave le maintenir par la deacutefinition

eacuteleveacutee et sonore drsquoecirctre qursquoon ne peut srsquoimaginer

autrement qursquoexistant dont lrsquoexistence git deacutejagrave dans

sa notion etc

En attendant nous ne refuserons pas agrave lrsquoinvention

de la preuve ontologique le meacuterite de la subtiliteacute si

nous consideacuterons ce qui suit Pour expliquer une

existence donneacutee nous indiquons sa cause par

rapport agrave laquelle cette existence apparaicirct alors

comme neacutecessaire et ceci lui sert drsquoexplication

Seulement cette voie conduit comme nous lrsquoavons

suffisamment montre un regressus in infinitum et

ne peut en conseacutequence jamais atteindre le point

final quelconque qui fournirait une base

fondamentale drsquoexplication Il en serait autrement

si lrsquoexistence drsquoun ecirctre pouvait se deacuteduire reacuteellement

de son essence crsquoest-agrave-dire de sa pure notion ou de

sa deacutefinition Car elle serait reconnue une chose

178 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

neacutecessaire mdash ce qui signifie simplement ici comme

partout laquo une chose reacutesultant de sa cause raquo mdash sans

ecirctre pour cela lieacutee agrave rien drsquoautre qursquoagrave sa propre

notion en drsquoautres termes sans que sa neacutecessiteacute

soit simplement passagegravere et momentaneacutee de

nouveau conditionneacutee elle-mecircme et menant agrave des

seacuteries infinie comme crsquoest toujours le cas avec la

neacutecessiteacute causale La base pure de la connaissance

se serait alors transformeacutee en une base reacuteelle crsquoest-

agrave-dire en une cause et se precircterait excellemment

alors agrave fournir le point final et fixe drsquoattache pour

toutes les seacuteries causales on obtiendrait en ce cas

ce que lrsquoon cherche

Mais nous lrsquoavons vu plus haut tout est illusoire et

Aristote semble vraiment avoir voulu eacuteviter une telle

sophistication lorsqursquoil dit laquo lrsquoexistence

nrsquoappartient agrave lrsquoessence drsquoaucune chose raquo (Analylica

posteriora II 7) Sans ecirctre arrecircteacute par cela

Descartes suivant Anselme de Cantorbeacutery qui avait

ouvert la voie agrave un courant drsquoideacutee semblable posa la

notion de Dieu comme de celles remplissant les

exigences mais Spinoza posa celle du monde

comme la seule substance existante qui pucirct ecirctre

cause de soi crsquoest-agrave-dire qui existe par et agrave travers

lui-mecircme est conccedilu de lui-mecircme et ne requiert

rien drsquoautre pour exister il confegravere de la sorte agrave ce

179 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

monde ainsi eacutetabli honoris causa le titre Dieu

pour satisfaire chacun Crsquoest toujours le mecircme laquo

tour de passe-passe raquo qui srsquoefforce de nous faire

prendre le logiquement neacutecessaire pour le

reacuteellement neacutecessaire et qui agrave cocircteacute drsquoautres

deacutesillusions analogues finit par inciter Locke agrave ses

grandes recherches sur lrsquoorigine des notions qui

posegraverent la base de la philosophie critique Ma

Quadruple racine (2e eacutedit sectsect 7 et 8) renferme un

exposeacute explicite du proceacutedeacute de ces deux

dogmatistes

Apregraves que Kant eut porteacute par sa critique de la

theacuteologie speacuteculative le coup de mort agrave celle-ci il

dut chercher agrave adoucir lrsquoimpression produite en y

appliquant un calmant Crsquoest de la mecircme faccedilon que

proceacuteda Hume qui dans le dernier de ses

Dialogues on Natural Religion aussi remarquables

qursquoirreacutefutables nous reacutevegravele que le tout nrsquoagrave eacuteteacute de sa

part qursquoune plaisanterie un simple exercitium

logicum De la mecircme faccedilon Kant nous donna

comme succeacutedaneacute des preuves de lexistence de

Dieu son postulat de la raison pratique et la

theacuteologie morale en deacutecoulant qui sans droit agrave la

validiteacute objective pour le savoir ou la raison

theacuteorique aurait une validiteacute complegravete agrave lrsquoeacutegard de

la conduite ou de la raison pratique et ainsi fut

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fondeacutee une foi sans connaissance afin qursquoagrave tout

eacuteveacutenement les gens eussent quelque chose en main

Son exposeacute bien compris ne dit rien autre chose

sinon que lrsquohypothegravese drsquoun Dieu juste

reacutecompensant et punissant apregraves la mort est un

scheacutema reacutegulateur utilisable et suffisant pour

lrsquoexplication de la seacuterieuse importance eacutethique de

notre conduite comme aussi de la direction de

celle-ci Crsquoest donc a quelque sorte une alleacutegorie de

la veacuteriteacute de sorte que sous ce rapport qui seul a

une importance finale cette hypothegravese pourrait

prendre la place de la veacuteriteacute mecircme non justifieacutee

theacuteoriquement ou objectivement Un scheacutema

analogue de tendance similaire mais renfermant

infiniment plus de veacuteriteacute et de plausibiliteacute par

conseacutequent drsquoune valeur directe est le dogme du

brahmanisme sur la meacutetempsycose qui reacutecompense

et punit et dapregraves lequel nous devons renaicirctre un

jour sous la forme de chaque ecirctre auquel nous avons

fait tort pour subir agrave notre tour le mecircme traitement

Il faut donc prendre la theacuteologie morale de Kant

dans le sens indiqueacute en tenant compte en mecircme

temps que lui-mecircme ne pouvait pas srsquoexprimer aussi

ouvertement que nous le faisons ici sur lrsquoeacutetat reacuteel

des choses et quen eacutedifiant le monstre drsquoune

doctrine theacuteorique nrsquoayant qursquoune validiteacute pratique

il comptait sur le granum salis des gens plus aviseacutes

181 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Les eacutecrivains theacuteologiques et philosophiques de

notre eacutepoque eacutetrangegravere agrave la doctrine de Kant ont

presque tous chercheacute agrave faire passer sa theacuteologie

morale pour un theacuteisme dogmatique reacuteel une

nouvelle preuve de lrsquoexistence de Dieu Mais elle

nest absolument rien de tout cela Elle nrsquoest valable

que dans le domaine de la morale uniquement pour

celle-ci et srsquoarrecircte net lagrave

Les professeurs de philosophie eux-mecircmes ne

furent pas longtemps satisfaits quoique mis dans

un grand embarras par la critique de la theacuteologie

speacuteculative de Kant Ils avaient reconnu depuis

beaux jours qursquoelle leur venait tout speacutecialement en

aide pour exposer lexistence et les proprieacuteteacutes de

Dieu et faire de celui-ci lrsquoobjet principal de leur

philosophisme en conseacutequence si lrsquoEacutecriture

enseigne que Dieu nourrit les corbeaux dans les

champs il me faut ajouter et les professeurs de

philosophie dans leur chaire Aujourdhui encore

mecircme ils assurent effronteacutement que lrsquoAbsolu (titre agrave

la mode du bon Dieu) et le rapport de celui-ci avec

le monde sont le thegraveme propre de la philosophie et

ils sont occupeacutes aujourdrsquohui comme jadis agrave le

deacutefinir agrave le deacutepeindre agrave le fantasmagoriser en

deacutetail Car les gouvernements qui deacutepensent de

lrsquoargent pour une philosophie de cet acabit

182 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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voudraient aussi voir sortir des salles de cours de

bons chreacutetiens et des paroissiens zeacuteleacutes Quelle

peacutenible impression ces messieurs de la philosophie

lucrative nrsquoont-ils donc pas ducirc eacuteprouver lorsque

Kant leur gacircta agrave ce point leur concept par la preuve

que toutes les deacutemonstrations de la theacuteologie

speacuteculative sont insoutenables et que toutes les

connaissances concernant leur thegraveme de

preacutedilection sont absolument inaccessibles agrave notre

intellect Ils avaient essayeacute de se tirer drsquoaffaire au

deacutebut par leur meacutethode bien connue lrsquoignorance

puis par la contestation mais cela ne tint pas bon

longtemps Ils se reacutefugiegraverent ensuite dans

lrsquoaffirmation que si lrsquoexistence de Dieu nrsquoeacutetait

susceptible drsquoaucune preuve elle nrsquoen avait pas non

plus besoin Car il sautait aux yeux que si crsquoeacutetait la

chose la mieux eacutetablie du monde nous ne pourrions

en douter nous aurions une laquo conscience de Dieu raquo

notre conscience serait lrsquoorgane des connaissances

immeacutediates des choses supra-terrestres notre

instruction sur celles-ci serait directement perccedilue

par elle et crsquoest pour cette raison qursquoelle se

nommerait Raison (Je prie amicalement le lecteur

de se reacutefeacuterer agrave ce point agrave mon Principe de la raison

suffisante 2deg eacutedit sect 34 agrave mes Problegravemes

fondamentaux de leacutethique pp 148-154 et enfin agrave

183 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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ma Critique de la philosophie de Kant pp 584-585

3e eacutedit pp 617-618)

Quant agrave la genegravese de cette conscience de Dieu nous

avons reccedilu reacutecemment agrave ce sujet une curieuse

illustration plastique une eau-forte qui nous

montre une megravere dressant agrave la priegravere son enfant de

trois ans agenouilleacute sur son lit les mains eacutetendues

un fait certainement freacutequent qui constitue la

genegravese de la conscience de Dieu car on ne peut

douter qursquoapregraves que degraves lacircge le plus tendre un

cerveau a eacuteteacute ainsi mouleacute dans sa premiegravere

croissance la conscience de Dieu est ancreacutee aussi

profondeacutement en lui que si elle y eacutetait veacuteritablement

inneacutee23

A en croire daucuns la raison ne fournit que de

purs pressentiments Drsquoautres par contre ont eu

mecircme des intuitions intellectuelles Drsquoautres encore

ont imagineacute le penser absolu crsquoest-agrave-dire un penser

nrsquoexigeant pas des hommes qursquoils regardent les

choses autour deux mais qui deacutecide dans

23 Un fait de ce genre quel que soit lobjet auquel on lapplique doit toujours ecirctre consideacutereacute comme linoculation dune ideacutee fixe quelle quelle soit aussi et fucirct-elle des plus folles Elle subsistera aussi longtemps que le fait et le fera passer pour inneacute pour une reacuteveacutelation directe et Dieu sait encore quoi

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lrsquoomnisagesse divine comment elles sont une fois

pour toutes Crsquoest incontestablement la plus

commode de toutes ces inventions-lagrave Mais toutes se

sont accrocheacutees au mot laquo absolu raquo qui nest autre

chose que la preuve cosmologique in nuce ou plutocirct

si fortement comprimeacutee que devenue

microscopique elle se deacuterobe aux yeux se glisse

sans ecirctre reconnue puis passe pour une chose allant

de soi car sous sa vraie forme elle nrsquoose plus se

montrer depuis lrsquoexamen rigorosum de Kant

comme je lai deacutejagrave exposeacute plus longuement dans le

Principe de la raison suffisante 2e eacutedit pp 36 et

suiv et dans ma Critique de la philosophie de Kant

p 544 Quel finaud a eu le premier lrsquoideacutee voilagrave une

cinquantaine drsquoanneacutees drsquointroduire en contrebande

sous cet unique mot absolu la preuve cosmologique

exploseacutee et proscrite je ne me le rappelle plus mais

le truc eacutetait exactement agrave la porteacute des capaciteacutes du

public car jusqursquoau jour actuel lrsquoabsolu circule

comme une monnaie courante

Bref en deacutepit de la Critique de la raison et de ses

preuves les professeurs de philosophie nrsquoont jamais

manqueacute de nouvelles authentiques sur lrsquoexistence de

Dieu et ses relations avec le monde et crsquoest agrave

commenter ces nouvelles que consiste tout

particuliegraverement selon eux la philosophie Mais

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suivant le proverbe laquo monnaie de cuivre

marchandise de cuivre raquo ce Dieu qui nrsquoa pas besoin

dexplication est aussi chez eux du mecircme acabit il

nrsquoa ni mains ni pieds et pour cette raison ils le

tiennent cacheacute derriegravere une montagne ou plutocirct un

eacutedifice bruyant de mots de sorte qursquoon le voit agrave

peine faire un signe Que ne peut-on les forcer agrave

deacuteclarer nettement ce qursquoil faut entendre par le mot

laquo Dieu raquo Alors nous verrions si ce dernier se

comprend de lui-mecircme Pas mecircme une natura

naturans dans laquelle leur Dieu menace souvent

de passer ne se comprend drsquoelle-mecircme puisque

nous voyons Leucippe Deacutemocrite Eacutepicure et

Lucregravece construire le monde sans elle et ces

hommes avec toutes leurs erreurs valaient

pourtant mieux qursquoune leacutegion de girouettes dont la

philosophie commerciale tourne avec le vent Mais

une natura naturans serait encore loin drsquoecirctre Dieu

Sa notion implique simplement lrsquoideacutee que derriegravere

les pheacutenomegravenes si passagers et si rapidement

variables de la natura naturata doit se cacher une

force impeacuterissable et infatigable gracircce agrave laquelle

ceux-lagrave se renouvellent sans cesse tandis qursquoelle-

mecircme nrsquoest pas atteinte par leur destruction De

mecircme que la natura

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naturata est lrsquoobjet de la physique la natura

naturans est lrsquoobjet de la meacutetaphysique Celle-ci

nous montre finalement que nous appartenions

nous-mecircmes agrave la nature et que nous posseacutedons

conseacutequemment en nous aussi bien de la natura

naturata que de la natura naturans le speacutecimen

non seulement le plus proche et le plus clair mais le

seul accessible du dedans Comme ensuite une

seacuterieuse et exacte reacuteflexion sur nous-mecircmes nous

fait voir dans la volonteacute le noyau de notre ecirctre nous

avons lagrave une reacuteveacutelation directe de la natura

naturans que nous sommes autoriseacutes agrave transmettre

agrave tous les autres ecirctres qui ne nous sont connus que

par un cocircteacute Nous arrivons ainsi agrave cette grande

veacuteriteacute que la natura naturans ou la volonteacute en soi

est la volonteacute dans notre cœur tandis que la natura

naturata ou le pheacutenomegravene est la repreacutesentation

dans notre cerveau Ce reacutesultat mis agrave part il est de

toute eacutevidence que la pure distinction drsquoune natura

naturans et naturata est encore loin decirctre le

theacuteisme et mecircme le pantheacuteisme Ce dernier en effet

mdash sil nest pas une simple maniegravere de dire mdash exige

lrsquoadjonction de certaines qualiteacutes morales qui font

manifestement deacutefaut au monde bonteacute sagesse

feacuteliciteacute etc

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Au reste le pantheacuteisme est une notion qui se

supprime elle-mecircme car la notion drsquoun Dieu

preacutesuppose comme corollaire essentiel un monde

diffeacuterent de lui Si drsquoautre part le monde lui-mecircme

doit prendre son rocircle il reste un monde absolu sans

Dieu et alors le pantheacuteisme nrsquoest qursquoun

eupheacutemisme aux lieu et place drsquoatheacuteisme

Mais cette derniegravere expression contient agrave son tour

une subreption en ce qursquoelle admet par avance que

le theacuteisme se comprend de lui-mecircme ce qui lui fait

eacuteviter habilement le affirmanti incumbit probatio

tandis que crsquoest plutocirct le soi-disant atheacuteisme qui a le

jus primi occupantis et doit en conseacutequence ceacuteder

le champ au theacuteisme Je me permets ici de

remarquer que les hommes viennent au monde

incirconcis par conseacutequent non juifs Mais mecircme

lrsquoadmission drsquoune cause diffeacuterente du monde nrsquoest

pas encore le theacuteisme Celui-ci exige non seulement

une cause intelligente qui reconnaicirct et veut crsquoest-agrave-

dire personnelle et bref individuelle crsquoest

seulement une seule cause que le mot laquo Dieu raquo

deacutesigne

Un Dieu impersonnel nrsquoest pas un Dieu mais

simplement un mot mal employeacute une fausse notion

une contradictio in adjecto [contradiction dans les

188 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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termes] un schibboleth agrave lrsquousage des professeurs de

philosophie qui apregraves avoir ducirc renoncer agrave la chose

sefforcent de ruser avec le mot La personnaliteacute

dautre part crsquoest-agrave-dire lrsquoindividualiteacute auto-

consciente qui drsquoabord connaicirct puis veut

conformeacutement agrave ce qursquoelle connaicirct est un

pheacutenomegravene qui ne nous touche que par la nature

animale preacutesente sur notre petite planegravete et est si

intimement lieacute agrave celle-ci qursquoil ne nous est pas plus

permis que possible de nous lrsquoimaginer seacutepareacute et

indeacutependant drsquoelle Admettre maintenant un ecirctre de

cette espegravece comme lrsquoorigine de la nature et mecircme

de toute existence crsquoest une ideacutee colossale et des

plus audacieuses qui nous eacutetonnerait si nous

lrsquoentendions exprimer pour la premiegravere fois et si

elle nrsquoeacutetait pas devenue pour nous par lrsquoempreinte

de la toute premiegravere eacuteducation et par la reacutepeacutetition

constante familiegravere et comme une seconde nature

je dirais une ideacutee fixe Le fait suivant je le note en

passant agrave ce sujet mrsquoa confirmeacute mieux que tout le

reste lrsquoauthenticiteacute de Kaspar Hauser24 la theacuteologie

24 Lrsquoenfant mysteacuterieux dont les aventures eacutetranges soulevegraverent au plus haut degreacute agrave partir de 1828 la curiositeacute et leacutemotion de Allemagne et de lEurope tout entiegravere et qui mourut tragiquement agrave Anspach le 14 deacutecembre 1833 agrave vingt et un ans assassineacute preacutetendent les uns de sa propre main affirment les autres sans quon ait encore apporteacute une preuve deacutefinitive

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naturelle qursquoon lui exposait ne parvint pas agrave

lrsquoeacuteclairer aussi complegravetement qursquoon lrsquoavait attendu

ajoutez agrave cela que drsquoapregraves la lettre du comte

Stanhope au maicirctre drsquoeacutecole Meyer il teacutemoignait

drsquoun respect extraordinaire pour le soleil Mais

enseigner en philosophie que cette ideacutee

theacuteologique se comprend drsquoelle-mecircme et que la

raison serait simplement lrsquoaptitude agrave la saisir

directement et agrave la reconnaicirctre comme vraie crsquoest lagrave

un proceacutedeacute honteux Non seulement la philosophie

nrsquoa pas le droit drsquoaccepter une telle ideacutee sans la

preuve la plus valable mais elle nrsquoest pas mecircme

essentielle agrave la religion Ceci est attesteacute par le culte

qui compte le plus grand nombre drsquoadheacuterents sur la

a lrsquoeacutegard de lrsquoune de ces deux assertions Le comte Fleury qui a eacutecrit une eacutetude deacutetailleacutee sur Kaspar Hauser (voir les Drames de lrsquohistoire 1905 pp 183-324) et qui croit agrave lassassinat reacutesume ainsi la destineacutee du jeune homme Hauser changeacute contre un autre enfant donneacute pour mort eacutetait lrsquoheacuteritier leacutegitime de Bade le fils aicircneacute du grand-duc Charles et de la grande duchesse Steacutephanie niegravece de limpeacuteratrice Joseacutephine Pour faire place aux heacuteritiers de la comtesse Hochberg dame dhonneur que le grand-duc Charles avait eacutepouseacute morganatiquement apregraves la mort de sa femme il fut eacuteloigneacute du palais eacuteleveacute dans une sorte de caverne soumis agrave un systegraveme dabecirctissement etc Mais si les uns sont persuadeacutes de la reacutealiteacute de cette histoire les autres regardent Hauser comme un aventurier et un imposteur Les peacuteripeacuteties de sa courte existence ont donneacute lieu agrave toute une laquo litteacuterature raquo mais il est probable que lrsquoeacutenigme ne sera jamais reacutesolue (Le trad)

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terre actuellement 370 millions et qui renferme

aussi le plus grand nombre de precirctres le

bouddhisme cette doctrine antique si hautement

morale et mecircme asceacutetique loin drsquoadmettre une telle

ideacutee il la stigmatise et est atheacutee ex professo selon

notre expression25

25 laquo Le zaradobura le grand-precirctre des bouddhistes en Ava dans un traiteacute sur sa religion quil donna agrave un eacutevecircque catholique range parmi les six heacutereacutesies condamnables la doctrine drsquoapregraves laquelle existe un ecirctre qui a creacuteeacute le monde et toute chose dans le monde et qui meacuterite seul decirctre adoreacute raquo (Francis Buchanan On the Religion of the Burmas dans les Asiatic Researches t VI p 268) Il convient aussi de rapporter ce fait mentionneacute dans le mecircme recueil t XV p 148 les bouddhistes ne fleacutechissent la tecircte devant aucune idole alleacuteguant pour raison que lrsquoEcirctre primordial peacutenegravetre toute la nature et par conseacutequent aussi leur tecircte De mecircme le savant orientaliste et acadeacutemicien de Saint-Peacutetersbourg J-J Schmidt dit dans ses Recherches sur lhistoire de lrsquoancienne civilisation de lrsquoAsie centrale (Saint-Peacutetersbourg 1824 p 180) laquo Le systegraveme du bouddhisme ne connaicirct pas drsquoecirctre divin eacuteternel increacuteeacute unique qui existait avant tous les temps et a creacuteeacute tout ce qui est visible et invisible Cette ideacutee lui est tout agrave fait eacutetrangegravere et lon nrsquoen trouve pas la moindre trace dans les livres bouddhistes Il nrsquoy a pas davantage de creacuteation etc raquo Que devient maintenant la laquo conscience de Dieu raquo des professeurs de philosophie obseacutedeacutes par Kant et par la veacuteriteacute Comment la concilier avec ce fait que le langage des Chinois qui constituent environ les deux cinquiegravemes de lhumaniteacute entiegravere nrsquoa aucune expression pour laquo Dieu raquo et laquo creacuteation raquo Aussi ne peut-on traduire en chinois le premier verset mecircme

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Conformeacutement agrave ceci lanthropomorphisme est une

proprieacuteteacute absolument essentielle au theacuteisme mais il

ne consiste pas uniquement dans la forme humaine

ni dans les effets et les passions des hommes il

consiste dans le pheacutenomegravene fondamental mecircme

celui dune volonteacute doueacutee drsquoun intellect pour se

diriger pheacutenomegravene qui nous est connu nous

lrsquoavons dit par la nature animale de la faccedilon la plus

parfaite par la nature humaine qui se laisse

seulement penser comme individualiteacute et si celle-ci

est raisonnable se nomme personnaliteacute Cest ce

que confirme cette expression laquo aussi vrai que

Dieu vit raquo Il est en reacutealiteacute un ecirctre vivant qui veut

avec connaissance A ce Dieu il faut neacutecessairement

un ciel ougrave il trocircne et gouverne Bien plus pour cette

raison qursquoen vertu du passage du livre de Josueacute le

systegraveme de Copernic provoqua aussitocirct la fureur de

lrsquoEacuteglise et nous voyons cent ans plus tard en

conformiteacute de ceci Giordano Bruno combattre agrave la

fois ce systegraveme et le pantheacuteisme Les tentatives en

vue de purifier le theacuteisme de lrsquoanthropomorphisme

tout en simaginant ne toucher quagrave lrsquoenveloppe

du Pentateuque agrave la grande perplexiteacute des missionnaires au secours desquels sir George Staunton a essayeacute de venir avec son livre An Inquiry into the proper Mode of rendering the word God in traslating the Sacred Scriptures into the chinese language (Londres 1848)

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peacutenegravetrent directement jusqursquoagrave son essence la plus

intime En srsquoefforccedilant de saisir son objet

abstraitement elles le subliment en une forme

nuageuse indistincte dont les contours disparaissent

peu agrave peu dans leffort pour eacuteviter la figure humaine

de sorte que toute lrsquoideacutee enfantine finit par

srsquoeacutevaporer elle-mecircme dans le neacuteant Mais on peut

reprocher en outre aux theacuteologiens rationalistes

auxquels des tentatives de ce genre sont familiegraveres

de contredire directement la Sainte Eacutecriture qui dit

laquo Dieu creacutea lrsquohomme agrave son image agrave lrsquoimage de

Dieu il le creacutea raquo Donc au diable le jargon des

professeurs de philosophie Il nrsquoy a pas drsquoautre Dieu

que Dieu et lrsquoAncien Testament est sa reacuteveacutelation mdash

surtout dans le livre de Josueacute26

On pourrait drsquoailleurs dans un certain sens

nommer avec Kant le theacuteisme un postulat pratique

mais dans un sens tout diffeacuterent du sien Le theacuteisme

est en reacutealiteacute le produit non de la connaissance

mais de la volonteacute Si originellement il eacutetait

theacuteorique comment toutes ses preuves pourraient-

elles alors ecirctre si insoutenables Mais il naicirct de la

26 Les philosophes et les theacuteologiens ont deacutepouilleacute dune de ses enveloppes lune apregraves lautre le Dieu qui eacutetait primitivement Jeacutehovah tant quagrave la fin le nom seul est resteacute

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volonteacute de la faccedilon suivante le besoin continuel qui

tantocirct angoisse peacuteniblement le cœur (volonteacute) de

lrsquohomme tantocirct lrsquoeacutemeut violemment et le maintient

constamment dans un eacutetat de crainte et drsquoespeacuterance

tandis que les choses lesquelles il espegravere et craint ne

sont pas en son pouvoir la connexion des chaicircnes

causales qui les produit nrsquoeacutetant accessible agrave son

intelligence qursquoagrave une courte distance mdash ce besoin

cette crainte et cet espoir consolants lrsquoamegravenent a

hypostasier les ecirctres personnels dont toute choses

deacutepend

On preacutesuppose que ceux-ci comme les autres

personnes sont accessibles agrave la priegravere et agrave la

flatterie aux hommages et aux preacutesents crsquoest-agrave-dire

seront plus traitables que la neacutecessiteacute de fer les

impitoyables et insensibles forces de la nature et les

mysteacuterieuses puissances de lrsquoordre cosmique Si au

commencement comme il est naturel et comme les

anciens lrsquoont tregraves logiquement eacutetabli ces dieux

eacutetaient nombreux suivant la diversiteacute des

circonstances ils furent plus tard vu le besoin de

mettre de la suite de lrsquoordre et de lrsquouniteacute dans la

connaissance soumis agrave un seul ou mecircme reacuteduits agrave

un dieu unique qui agrave la veacuteriteacute comme Goethe me le

faisait remarquer un jour est tregraves antidramatique

puisque avec une seule personne il nrsquoy a rien agrave

194 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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faire Lrsquoessentiel cependant est limpulsion de

lrsquohomme angoisseacute agrave se jeter agrave genoux et agrave implorer

du secours dans sa grande deacutetresse freacutequente et

lamentable et aussi dans son aspiration agrave lrsquoeacuteternelle

feacuteliciteacute Lrsquohomme compte plutocirct sur la gracircce du

dehors que sur son propre meacuterite crsquoest lagrave un des

principaux supports du theacuteisme Pour que son cœur

(volonteacute) ait donc le soulagement de la priegravere et la

consolation de lrsquoespoir son intellect doit bien creacuteer

un Dieu mais au rebours ce nrsquoest pas parce que

son intellect a conclu logiquement agrave un Dieu qursquoil

prie Laissez-le sans deacutetresse sans deacutesirs ni besoins

Faites de lui un ecirctre simplement intellectuel sans

volonteacute alors un Dieu lui est inutile et il nrsquoen creacutee

pas Le cœur crsquoest-agrave-dire la volonteacute eacuteprouve le

besoin dans son deacutesespoir drsquoimplorer une aide

toute-puissante par suite surnaturelle et comme il

faut prier ainsi on hypostase un Dieu mais le

contraire nrsquoa pas lieu

Voilagrave pourquoi la partie theacuteorique de la theacuteologie de

tous les peuples est tregraves diffeacuterente quant au nombre

des dieux et agrave leur caractegravere mais qursquoils puissent

venir en aide et qursquoils le fassent lorsqursquoon les sert et

les adore crsquoest un point qui leur est commun agrave tous

parce que crsquoest un point capital Crsquoest en mecircme

temps la marque de naissance agrave laquelle on

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reconnaicirct lrsquoorigine de toute mythologie crsquoest-agrave-dire

qursquoelle est neacutee de la volonteacute du cœur et non du

cerveau ou de la connaissance comme on le

preacutetend La veacuteritable raison pour laquelle

Constantin le Grand et aussi Clovis le roi des francs

changegraverent de religion crsquoest qursquoils espeacuteraient de leur

nouveau Dieu un meilleur appui dans la guerre Il y

a un petit nombre de races qui preacutefeacuterant en quelque

sorte le ton mineur au ton majeur possegravedent a la

place de dieux des esprits malins quils cherchent agrave

apaiser par des sacrifices et des priegraveres Au fond le

reacutesultat noffre pas grande diffeacuterence Les habitants

primitifs de la peacuteninsule de lrsquoInde et de Ceylan

avant lrsquointroduction du brahmanisme et du

bouddhisme semblent avoir eacuteteacute des races de ce

genre et leurs descendants dit-on ont encore en

partie une semblable religion cacodeacutemonologique

il en est drsquoailleurs de mecircme de maintes tribus

sauvages A cette source remonte aussi le

cappuisme qui est meacutelangeacute avec le bouddhisme

cingalais Les adorateurs du deacutemon en

Meacutesopotamie visiteacutes par Layard appartiennent

eacutegalement agrave cette cateacutegorie Cette origine veacuteritable

de tout theacuteisme telle que nous venons de lrsquoexposer

a pour corollaire exact lrsquoimpulsion naturelle

qursquoeacuteprouve lrsquohomme agrave sacrifier agrave ses dieux pour

acheter leur faveur ou srsquoils lrsquoont deacutejagrave teacutemoigneacutee

196 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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assurer la dureacutee de celle-ci et deacutetourner de lui les

maux (Voir Sanchoniathon Fragmenta eacutedit

Orelli Leipzig 1826 p 42) Tel est le sens de

chaque sacrifice et par lagrave lrsquoorigine et le support de

lrsquoexistence de tous les dieux de sorte que lrsquoon peut

dire avec veacuteriteacute que les dieux vivent de sacrifices

Oui crsquoest parce que lrsquoimpulsion agrave invoquer et agrave

acheter lrsquoassistance decirctres surnaturels quoique fille

de la deacutetresse et de la limitation intellectuelle est

naturelle agrave lrsquohomme et qursquoil lui faut la satisfaire que

celui-ci se creacutee des dieux De lagrave lrsquouniversaliteacute du

sacrifice dans tous les acircges et chez les peuples les

plus divers et lrsquoidentiteacute de la chose en deacutepit de la

plus grande diffeacuterence de circonstances et de

deacuteveloppement intellectuel Ainsi Heacuterodote raconte

par exemple qursquoun vaisseau de Samos ayant

reacutealiseacute par la vente excessivement avantageuse de

son chargement agrave Tartessos un gain sans preacuteceacutedent

ces Samiens en envoyegraverent la dixiegraveme partie six

talents dans un grand vase drsquoairain drsquoun travail tregraves

artistique au temple de la deacuteesse Heacutereacutes Et comme

pendant agrave ces Grecs nous voyons de nos jours le

miseacuterable Lapon possesseur de rennes au corps

ratatineacute jusqursquoagrave la taille drsquoun nain cacher lrsquoargent

qursquoil a eacutepargneacute en diffeacuterents endroits secrets des

rochers et des ravins qursquoil ne laisse connaicirctre agrave

personne drsquoautre qursquoagrave son heacuteritier agrave lrsquoheure de la

197 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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mort sauf un endroit qursquoil cache aussi agrave celui-ci

parce qursquoil y a dissimuleacute le treacutesor reacuteserveacute en sacrifice

au genius loci au dieu protecteur de son domaine

(Albrecht Pancritius Haumlgringar Voyage en Suegravede

Laponie Norvegravege et Danemark en lrsquoanneacutee 1850

Kœnigsberg 1852 p 162)

Crsquoest ainsi que la croyance en Dieu a sa racine dans

lrsquoeacutegoiumlsme Le christianisme seul a vu disparaicirctre le

sacrifice proprement dit bien que celui-ci existe

toujours sous la forme de messes pour les acircmes des

morts de construction drsquoeacuteglises de cloicirctres et de

chapelles Pour le reste et surtout chez les

protestants le sacrifice est remplaceacute par la louange

et les remerciements qui sont pousseacutes jusqursquoau

superlatif le plus extrecircme mecircme en des occasions

qui pour lrsquohomme impartial semblent mal srsquoy

precircter crsquoest drsquoailleurs un proceacutedeacute analogue agrave celui

de lEacutetat qui au lieu de reacutecompenser toujours le

meacuterite par des preacutesents se borne souvent a lui

deacutecerner de purs teacutemoignages honorifiques et

maintient ainsi son influence Ce que le grand David

Hume dit agrave ce sujet meacuterite drsquoecirctre rappeleacute laquo Si ce

Dieu en conseacutequence est consideacutereacute comme leur

patron particulier ou comme le souverain geacuteneacuteral

des cieux ses partisans srsquoefforceront par tous les

moyens de srsquoinsinuer dans sa faveur et en

198 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

supposant qursquoil se plait comme eux agrave la louange et

agrave la flatterie il nest eacuteloge ni exageacuteration qursquoils lui

eacutepargneront en srsquoadressant agrave lui En proportion de

laccroissement des craintes ou des misegraveres des

hommes ils inventent toujours de nouveaux modes

drsquoadulation et mecircme celui qui surpasse ses

preacutedeacutecesseurs en enflant les titres de sa diviniteacute est

sucircr decirctre surpasseacute par ses successeurs en eacutepithegravetes

louangeuses plus nouvelles et plus pompeuse Crsquoest

ainsi qursquoils procegravedent jusqursquoagrave ce quils finissent par

arriver agrave lrsquoinfiniteacute elle mecircme au delagrave de laquelle il

nrsquoy a plus rien raquo (Essays and Treatises on several

Subjects Londres 1777 t II p 429) Et plus loin

laquo Il paraicirct certain que quoique les notions

primordiales du vulgaire repreacutesentent la diviniteacute

comme une chose limiteacutee et la considegraverent

seulement comme la cause particuliegravere de la santeacute

ou de la maladie de la richesse ou de la pauvreteacute de

la prospeacuteriteacute ou du malheur cependant quand on

lui impose des ideacutees plus magnifiques il estime

dangereux dy refuser son assentiment Voulez-vous

dire que votre deacuteiteacute est finie et limiteacutee dans ses

perfections Qursquoelle peut ecirctre vaincue par une force

supeacuterieure Qursquoelle est sujette aux passions aux

douleurs et aux infirmiteacutes humaines Quelle a un

commencement et peut avoir une fin Ils nrsquoosent

pas lrsquoaffirmer mais regardant comme plus sucircr de

199 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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plier aux plus hauts eacuteloges ils srsquoefforcent par un

ravissement et une deacutevotion affecteacutes de se concilier

sa faveur Comme confirmation de ceci nous

pouvons observer que lrsquoassentiment du vulgaire est

dans ce cas purement verbal et qursquoils sont

incapables de concevoir ces qualiteacutes sublimes qursquoils

attribuent en apparence agrave la deacuteiteacute Lrsquoideacutee reacuteelle

qursquoils srsquoen font nonobstant leur pompeux langage

est toujours aussi pauvre et frivole qursquoauparavant raquo

(Ibid p 432)

Pour adoucir le cocircteacute facirccheux de sa critique de toute

theacuteologie speacuteculative Kant ajouta agrave celle-ci non

seulement la theacuteologie morale mais aussi

lrsquoassurance que mecircme si lrsquoexistence de Dieu devait

rester non prouveacutee il serait tout aussi impossible de

prouver le contraire assurance qui a tranquilliseacute

beaucoup de gens sans qursquoils aient remarqueacute que

Kant avec une affectation de simpliciteacute ignorait le

affirmanti incumbit probatio [la preuve incombe agrave

celui qui eacutemet une affirmation] comme aussi le

nombre infini des choses dont la non-existence ne

peut ecirctre prouveacutee II a naturellement pris plus

grand soin encore de mettre en avant les arguments

dont on pourrait reacuteellement se servir pour une

contre-deacutemonstration apagogique si lrsquoon venait un

jour agrave substituer a lrsquoattitude purement deacutefensive

200 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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lrsquoattitude agressive Les proceacutedeacutes seraient agrave peu pregraves

les vivants

1deg Avant tout la triste condition dun monde dont

les ecirctres vivants subsistent en se deacutevorant les uns les

autres la misegravere et lrsquoangoisse correspondantes de

tout ce qui a vie la quantiteacute et lrsquoeacutetendue colossale

des maux la diversiteacute et lrsquoineacutevitabiliteacute des

souffrances porteacutees souvent jusqursquoagrave lrsquohorreur le

poids de la vie elle-mecircme se preacutecipitant vers la

cruelle mort toutes ces choses ne sont pas

honnecirctement conciliables avec lrsquoideacutee qursquoelles

puissent ecirctre lrsquoœuvre de lrsquoomnibonteacute de

lrsquoomnisagesse de lrsquoomnipuissance reacuteunies Au

contraire il est tout aussi aiseacute drsquoeacutelever un cri contre

cet eacutetat de choses qursquoil est difficile de le juger par

des raisons concluantes

2deg Il y a deux points qui non seulement occupent

chaque homme pensant mais qui tiennent aussi le

plus en cœur des partisans de chaque religion et sur

lesquelles reacutesident la force et le maintien de celle-lagrave

en premier lieu la signification morale

transcendante de notre conduite en second lieu

notre continuiteacute apregraves la mort Quand une religion a

bien pris souci de ces deux points le reste est

201 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

accessoire Jrsquoexaminerai donc le theacuteisme sous le

rapport du premier point puis sous celui du second

Avec la moraliteacute de notre conduite le theacuteisme a

donc une double connexion une a parte ante et

une a parti post cest-agrave-dire par rapport aux causes

et par rapport aux conseacutequences de nos actions

Pour prendre drsquoabord le second point il est entendu

que le theacuteisme donne un appui agrave la morale mais un

appui des plus grossier qui supprime

fondamentalement la vraie et pure moraliteacute de la

conduite en ce que chaque acte deacutesinteacuteresseacute srsquoy

transforme aussitocirct en un acte inteacuteresseacute au moyen

drsquoune lettre de change agrave longue eacutecheacuteance mais sucircre

qursquoon reccediloit agrave la place en paiement Le Dieu qui au

commencement eacutetait le creacuteateur apparaicirct agrave la fin

comme un vengeur et un reacutemuneacuterateur La prise en

consideacuteration drsquoun pareil Dieu peut drsquoailleurs

provoquer des actions vertueuses mais celles-ci ne

sont pas purement morales puisqursquoelles ont pour

motif la crainte du chacirctiment ou lrsquoespoir drsquoune

reacutecompense vertu reacuteductible au fond agrave un eacutegoiumlsme

prudent et bien raisonneacute En derniegravere instance il srsquoy

agit seulement de la fermeteacute de la foi dans les choses

indeacutemontrables Si celle-ci existe on nrsquoheacutesitera pas

agrave accepter une courte peacuteriode de souffrance en

eacutechange drsquoune eacuteterniteacute de joies et le principe

202 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

dirigeant de la morale sera laquo Nous pouvons

attendre raquo Mais celui qui cherche une reacutecompense

de ses actions soit en ce monde soit dans un monde

agrave venir est un eacutegoiumlste Si la reacutecompense espeacutereacutee lui

eacutechappe peu importe que cela arrive par le hasard

qui gouverne ce monde ou par la vaniteacute de lrsquoillusion

qui lui bacirctissait le monde agrave venir Pour ces raisons

la theacuteologie morale de Kant mine en reacutealiteacute la

morale

A parte ante drsquoautre part le theacuteisme est eacutegalement

en contradiction avec la morale parce qursquoil

supprime la liberteacute et la responsabiliteacute Car avec un

ecirctre qui par son existentia et son essentia est

lrsquoœuvre drsquoun autre ni faute ni meacuterite ne sont

concevables Vauvenargues agrave deacutejagrave dit tregraves justement

laquo Un ecirctre qui a tout reccedilu ne peut agir que par ce

qui lui a eacuteteacute donneacute et toute la puissance divine qui

est infinie ne saurait le rendra indeacutependant raquo

(Œuvres complegravetes Paris 1823 t II p 331

Discours sur la liberteacute) Il ne peut donc comme

chaque ecirctre simplement imaginable agir que

conformeacutement agrave sa nature et manifester ainsi celle-

ci telle cette nature telle cette manifestation Srsquoil

agit mal cela vient de ce qursquoil est mauvais et alors la

faute nrsquoest pas agrave lui mais agrave celui qui lrsquoa fait Lauteur

de son existence et de sa nature en y ajoutant les

203 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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circonstances dans lesquelles il a eacuteteacute placeacute est

ineacutevitablement aussi lrsquoauteur de ses actions et de sa

conduite qui sont aussi sucircrement deacutetermineacutees par

celles-lagrave que le triangle lrsquoest par deux angles et un

cocircteacute Lrsquoexactitude de cette argumentation a eacuteteacute tregraves

bien reconnue et admise par saint Augustin Hume

et Kant tandis que les autres lrsquoont malignement et

lacircchement ignoreacutee comme je lrsquoai montreacute au long

dans mon Meacutemoire couronneacute sur La liberteacute de la

volonteacute page 67 et suivantes Pour eacuteluder cette

difficulteacute terrible et exterminatrice on a imagineacute la

liberteacute de la volonteacute le liberum arbitrium

indifferentaelig qui renferme une fiction monstrueuse

et a toujours eacuteteacute combattu et depuis longtemps

rejeteacute par tous les cerveaux pensants mais nrsquoa

jamais peut-ecirctre eacuteteacute reacutefuteacute si systeacutematiquement et agrave

fond que dans le Meacutemoire indiqueacute Si le vulgaire

continue agrave se contenter de la liberteacute de la volonteacute et

srsquoil en est mecircme ainsi du vulgaire litteacuteraire et

philosophique que nous importe Lrsquoaffirmation

qursquoun ecirctre donneacute est libre crsquoest-a-dire que dans

telles circonstances il peut agir de telle maniegravere et

aussi drsquoune autre implique qursquoil est une existentia

sans essentia crsquoest-agrave-dire qursquoil est sans ecirctre quelque

chose en un mot qursquoil nrsquoest rien tout en eacutetant par

conseacutequent qursquoil est en mecircme temps et nrsquoest pas

204 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Crsquoest donc le comble de lrsquoabsurditeacute Cela toutefois

nen est pas moins bon pour les gens qui aspirent

non agrave la veacuteriteacute mais au pain quotidien et

nrsquoadmettront en conseacutequence jamais rien qui ne

srsquoaccorde avec leur meacutetier avec la laquo fable convenue

raquo qui les fait vivre leur impuissance se trouve mieux

drsquoignorer que de reacutefuter Et il faudrait attacher du

poids agrave de tels βοσκηματα [bestiaux] qui srsquoincline

vers la terre et se remplisse le ventre Tout ce qui

est est aussi quelque chose a une essence une

nature un caractegravere crsquoest conformeacutement agrave eux que

cela doit agir se conduire (crsquoest-agrave-dire agir en vertu

de motifs) quand se preacutesentent les occasions

exteacuterieures qui provoquent ses manifestations

particuliegraveres Drsquoougrave il tire lrsquoexistentia de lagrave aussi il

tire le comment la nature lrsquoessentia car si toutes

deux diffegraverent par la notion elles ne sont pas

seacuteparables dans la reacutealiteacute Ce qui a une essentia

crsquoest-agrave-dire une nature un caractegravere une maniegravere

drsquoecirctre ne peut jamais agir que conformeacutement agrave elle

et non autrement seuls le moment ainsi que la

forme et la nature speacuteciales des actions particuliegraveres

sont deacutetermineacutes par les motifs qui interviennent

Que le creacuteateur ait creacuteeacute lhomme libre qursquoil lui ait

precircteacute une existentia sans essentia crsquoest-agrave-dire

donneacute lrsquoexistence seulement in abstracto en la lui

laissant ecirctre ce qursquoil veut crsquoest lagrave une impossibiliteacute

205 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Je prie le lecteur de se reacutefeacuterer agrave ce propos agrave mon

traiteacute Sur le fondement de la morale sect 20 La

liberteacute et la responsabiliteacute morales ou discernement

des actes preacutesupposent absolument lrsquoaseacuteiteacute Les

actes reacutesulteront toujours neacutecessairement du

caractegravere crsquoest-agrave-dire de la nature particuliegravere et

partant immuable drsquoun ecirctre sous lrsquoinfluence et selon

la mesure des motifs donc cet ecirctre srsquoil est

responsable doit exister originellement et en vertu

de sa toute-puissance Il doit drsquoapregraves son existentia

et son essentia ecirctre lui-mecircme sa propre œuvre et

son propre creacuteateur srsquoil veut ecirctre le veacuteritable

creacuteateur de ses actes Ou comme je lrsquoai exprimeacute

dans mes deux Meacutemoires couronneacutes la liberteacute ne

pouvant exister dans loperari doit exister dans le

esse car elle existe certainement

Tout ceci nrsquoest pas seulement deacutemontrable a priori

nais lrsquoexpeacuterience quotidienne elle-mecircme nous

enseigne clairement que chacun apporte avec lui au

monde son caractegravere moral deacutejagrave complet et lui reste

irreacutevocablement fidegravele jusqursquoagrave la fin Cette veacuteriteacute est

preacutesupposeacutee tacitement mais sucircrement dans la vie

reacuteelle et pratique puisque chacun base sa confiance

ou sa meacutefiance envers un autre drsquoapregraves les traits de

caractegravere manifesteacutes par celui-ci Aussi pourrait-on

srsquoeacutetonner que depuis environ seize cents ans le

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

contraire est affirmeacute en theacuteorie et quil est enseigneacute

que tous les hommes sont sous le rapport moral

originellement les mecircmes et que la grande diversiteacute

de leurs actes reacutesulte non de la diversiteacute inneacutee de

leurs dispositions et de leur caractegravere non

davantage des circonstances et des occasions mais

en reacutealiteacute de rien lequel rien prend ensuite le nom

de laquo volonteacute libre raquo Cette doctrine absurde est

dailleurs neacutecessairement reacuteduite aussi agrave lrsquoeacutetat de

pure theacuteorie par une autre avec laquelle elle

concorde exactement celle qui affirme que la

naissance de lhomme est le commencement absolu

de son existence celui-ci ayant eacuteteacute creacuteeacute de rien (un

terminus ad hoc) Si maintenant sous cette

preacutesupposition la vie doit continuer agrave avoir une

signification et une tendance morales celles-ci

trouvent certainement leur origine dans le cours de

celle-lagrave et venant de rien juste comme lrsquohomme

ainsi imagineacute est venu de rien car tout rapport avec

une condition anteacuterieure une existence preacuteceacutedente

ou un acte hors du temps qursquoindique clairement

cependant la diversiteacute incommensurable

primordiale et inneacutee des caractegraveres moraux reste ici

exclu une fois pour toutes De la lrsquoabsurde fiction

drsquoune volonteacute libre Toutes les veacuteriteacutes on le sait se

tiennent mutuellement mais les erreurs aussi sont

neacutecessaires lrsquoune agrave lrsquoautre comme un premier

207 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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mensonge en exige un second ou comme deux

cartes appuyeacutees lrsquoune contre lrsquoautre se precirctent un

appui mutuel tant que rien ne les renverse toutes

deux

3degAvec le theacuteisme notre continuiteacute apregraves la mort

nrsquoest pas en posture beaucoup meilleur que la

liberteacute de la volonteacute Ce qui est creacuteeacute par un autre a

eu un commencement drsquoexistence Que maintenant

celle-ci qui nrsquoa pas eacuteteacute pendant un temps infini

doive deacutesormais durer toute lrsquoeacuteterniteacute crsquoest lagrave une

assertion drsquoune audace sans bornes Si agrave ma

naissance je suis venu et ai eacuteteacute creacuteeacute de rien il est de

la plus haute vraisemblance que dans la mort je

serai de nouveau rien Dureacutee infinie a parte post et

rien a parte ante cela ne va pas ensemble Seul ce

qui est primordial eacuteternel inncreacuteeacute peut ecirctre

indestructible (Voir Aristote De Coelo I 12 282 a

25 ff et Priestley On Matter and Spirit

Birmingham 1782 11 p 234)

En tout cas ils peuvent deacutesespeacuterer agrave lrsquoheure de la

mort ceux qui croient avoir eacuteteacute il y a trente ou

soixante ans un pur neacuteant duquel ils sont sortis

comme lrsquoœuvre drsquoun autre neacuteant car ils ont

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maintenant la tacircche difficile drsquoadmettre qursquoune

existence ainsi produite nonobstant son tardif

commencement qui nrsquoa eu lieu qursquoau bout drsquoun laps

de temps infini sera neacuteanmoins dune dureacutee sans

fin Drsquoautre part comment craindrait-il la mort

celui qui se reconnaicirct comme lrsquoessence primordiale

et eacuteternelle la source de toute existence mecircme et

sait qursquoen dehors de lui rien nexiste reacuteellement qui

termine son existence individuelle avec la parole du

saint Upanishad dans la bouche ou du moins dans le

cœur Hae omnes creaturae in totum ego sum et

praeter me aliud ens non est [Je suis toutes ces

creacuteatures chacune drsquoelles et en dehors de moi nul

autre ecirctre nrsquoexiste] Il ne peut donc si sa penseacutee

procegravede logiquement que mourir tranquille Car

nous lrsquoavons dit lrsquoaseacuteiteacute qui est la condition de la

responsabiliteacute est aussi celle de lrsquoimmortaliteacute Voilagrave

pourquoi dans lrsquoInde le meacutepris de la mort et la plus

complegravete indiffeacuterence agrave ce sujet mecircme la joie de

mourir sont chose habituelle Le judaiumlsme par

contre originellement la seule et unique religion

purement monotheacuteiste enseignant un Dieu creacuteateur

reacuteel du ciel et de la terre na pas avec une logique

parfaite de doctrine drsquoimmortaliteacute par conseacutequent

de sanctions apregraves la mort mais seulement des

chacirctiments et des reacutecompenses temporels il se

distingue ainsi de toutes les autres religions

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quoique pas agrave son avantage27 Les deux religions

sorties du judaiumlsme en empruntant agrave des doctrines

27 La veacuteritable religion juive telle quelle est preacutesenteacutee et enseigneacutee dans la Genegravese et tous les livres historiques jusqursquoa la fin de la Chronique est la plus grossiegravere de toutes les religions parce quelle est la seule qui nrsquoait absolument ni doctrine drsquoimmortaliteacute ni mortaliteacute ni mecircme une trace de celle-ci Chaque roi heacuteros ou prophegravete est enterreacute lorsqursquoil meurt agrave cocircteacute de ses pegraveres et alors tout est dit Nulle trace dune existence quelconque apregraves la mort toute ideacutee de ce genre semble mecircme eacutecarteacutee agrave dessein Par exemple Jeacutehovah adresse au roi Josias un long paneacutegyrique quil termine par cette promesse de reacutecompense laquo crsquoest pourquoi je vous ferai reposer aupregraves de vos pegraveres Vous serez mis en paix dans votre tombeau et vous ne verrez point les maux que je dois faire tomber sur cette ville et sur ses habitants raquo (Chronique II XXXIV 28) Il ne verra donc pas Nabuchodonosor Mais il nrsquoy a pas drsquoideacutee dune autre existence apregraves la mort et drsquoune reacutecompense positive il nrsquoy a qursquoune ideacutee purement neacutegative mourir et ne plus souffrir Quand le Seigneur Jeacutehovah a suffisamment utiliseacute et tourmenteacute son œuvre qui est son jouet il la jette au loin sur le fumier cest la reacutecompense de celle-lagrave La religion juive ne connaissant pas limmortaliteacute ni par suite les chacirctiments apregraves la mort Jeacutehovah ne peut quadresser une seule menace au peacutecheur qui prospegravere sur la terre crsquoest que ses meacutefaits seront chacirctieacutes dans la personne de ses enfants et de ses petits-enfants jusquagrave la quatriegraveme geacuteneacuteration comme en teacutemoignent lrsquoExode chap XXXIV verset 7 et les Nombres chap XIV verset 18 Ceci prouve labsence de toute doctrine sur limmortaliteacute De mecircme un passage de Tobie chap III verset 6 ougrave le patriarche implore de Jeacutehovah la mort laquo Commandez que mon acircme soit reccedilue en paix car il mrsquoest plus avantageux de mourir que de vivre plus longtemps raquo rien de plus aucune ideacutee dune existence apregraves

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la mort Dans lrsquoAncien Testament la reacutecompense promise agrave la vertu est de vivre tregraves longtemps sur la terre par exemple voir le Deuteacuteronome chap V versets 16 et 33) dans le Veacuteda au contraire cest de ne pas renaicirctre Le meacutepris dont les juifs furent constamment lobjet parmi les peuples contemporains peut ecirctre ducirc en partie au pitoyable caractegravere de leur religion Le Koheleth [lrsquoEccleacutesiaste] exprime fidegravelement (chap III versets 19-20) le veacuteritable sentiment de la religion juive Si parfois comme dans Daniel (chap XII verset 2) il est fait allusion agrave une immortaliteacute crsquoest une doctrine importeacutee du dehors comme lindique ce mecircme livre (chap I versets 4 et 6) Dans les Macchabeacutees (livre II chap VII) la doctrine de lrsquoimmortaliteacute apparaicirct nettement comme dorigine babylonienne Toutes les autres religions celles des Indous qursquoelles soient brahmaniques ou bouddhistes des Eacutegyptiens des Perses mecircme des druides enseignent limmortaliteacute et agrave lexception du Zend Aventa persan la meacutetempsycose D-G von Ekendahl dans son compte rendu de la Svenka Siare och Skalder drsquoAtterbom (Blaumltter fuumlr litterarische Unterhaltung 25 aoucirct 1843) prouve que lrsquoEdda notamment la Voluspa enseigne la migration des acircmes Mecircme les Grecs et les Romains avaient quelque chose post letum le Tartare et lrsquoEacutelyseacutee et disaient Sunt aliquid manes letum non omnia finit Luridaque evictos effugit umbra rogos [Les ombres des disparus sont encore quelque chose la mort ne conclut pas tout lrsquoombre macabre surgit triomphante des flammes ardentes] (Properce Eacuteleacutegies livre IV I Lrsquoeacuteleacutement essentiel dune religion comme telle consiste dans lrsquoassurance qursquoelle nous donne que notre existence proprement dite nest pas limiteacutee agrave notre vie mais est infinie La miseacuterable religion juive non seulement ne le fait pas mais ne le tente mecircme pas Aussi est-elle la plus grossiegravere et la plus mauvaise de toutes les religions elle consiste seulement dans un theacuteisme absurde et reacutevoltant dont lrsquoaboutissement est que le Seigneur qui a creacuteeacute le monde veut ecirctre adoreacute Voilagrave pourquoi il est avant

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meilleures venues drsquoautres sources le principe de

limmortaliteacute et en conservant en mecircme temps le

Dieu creacuteateur ont agi illogiquement

Que le judaiumlsme comme il a eacuteteacute dit soit la seule

religion purement monotheacuteiste crsquoest-agrave-dire

enseignant qursquoun Dieu creacuteateur est lrsquoorigine de

tout jaloux de ses camarades les autres dieux si on leur sacrifie il srsquoirrite et ses juifs srsquoen ressentent Toutes les autres religions et leurs dieux sont outrageacutes dans la Septuaginte comme eacutetant des abominations mais le grossier judaiumlsme deacutepourvu de la notion drsquoimmortaliteacute meacuterite lui mecircme ce nom Qursquoil soit devenu le fondement des religions reacutegnant en Europe cela est tout agrave fait regrettable car crsquoest une religion sans aucune tendance meacutetaphysique Tandis que toutes les autres religions cherchent agrave preacutesenter au peuple la signification meacutetaphysique de la vie en symbole et en parabole la religion juive est entiegraverement immanente et ne fournit qursquoun simple cri de guerre en combattant les autres peuples LrsquoEacuteducation du genre humain de Lessing devrait srsquoappeler lrsquoEacuteducation de la race juive car tout le genre humain eacutetait convaincu de cette veacuteriteacute sauf ces eacutelus du Seigneur Les juifs ne sont-ils pas le peuple eacutelu de leur Dieu et celui-ci nrsquoest-il pas le Dieu eacutelu de son peuple Et cela ne doit gecircner personne laquo Je serai leur dieu et ils seront mon peuple raquo crsquoest lagrave un passage drsquoun prophegravete drsquoapregraves Cleacutement dAlexandrie Quand jrsquoobserve toutefois que les peuples europeacuteens actuels se regardent en quelque sorte comme les heacuteritiers de ce peuple choisi de Dieu je ne puis dissimuler mon chagrin Par contre on ne peut refuser au judaiumlsme la gloire drsquoecirctre la seule religion vraiment monotheacuteiste sur la terre aucune autre ne peut montrer un Dieu objectif creacuteateur du ciel et de la terre

212 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

toutes choses crsquoest lagrave un service qursquoon sest efforceacute

de dissimuler drsquoune maniegravere incompreacutehensible en

soutenant et en reacutepandant lrsquoideacutee que tous les

peuples adoraient le vrai Dieu quoique sous

drsquoautres noms Cette assertion est plus qursquoinexacte

elle est entiegraverement fausse Que le bouddhisme

crsquoest-agrave-dire la religion qui par le nombre

preacutepondeacuterant de ses adheacuterents est la plus

importante de la terre soit complegravetement et

expresseacutement atheacutee crsquoest ce qui est mis hors de

doute par tous les teacutemoignas et les documents

authentiques Les Veacutedas non plus nrsquoenseignent pas

un Dieu creacuteateur mais une acircme du monde nommeacutee

Brahm (au neutre) dont le Brahma sorti du nombril

de Vischnou avec ses quatre visages et comme

partie de la trimourti nrsquoest qursquoune personnification

populaire dans la mythologie indoue si

transparente Il repreacutesente manifestement la

geacuteneacuteration la naissance des ecirctres comme Vischnou

leur point culminant et Shiva leur destruction Son

enfantement du monde est aussi un acte coupable

de mecircme que lrsquoincarnation dans le monde du

Brahm LOrmadz du Zend Avesta est comme nous

le savons lrsquoeacutegal drsquoAhriman et tous deux sont sortis

du temps incommensurable laquo zer-vane akerene raquo

mdash si ceci est exact De mecircme dans la tregraves belle et

tregraves inteacuteressante Cosmogonie des Pheacuteniciens eacutecrite

213 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

par Sanchoniathon qui nous a eacuteteacute conserveacutee par

Philon Byblius et qui est peut-ecirctre le modegravele de la

cosmogonie de Moiumlse nous ne trouvons aucune

trace de theacuteisme ou de creacuteation du monde par un

ecirctre personnel Nous voyons lagrave aussi comme dans la

Genegravese mosaiumlque le chaos primitif plongeacute dans la

nuit mais nul Dieu nrsquoapparait ordonnant laquo Que

la lumiegravere soit Que ceci soit Que cela soit raquo Oh

non mais laquo Lrsquoesprit tomba amoureux de sa propre

origine raquo Lrsquoesprit fermentant dans la masse

srsquoeacuteprend drsquoamour pour lui-mecircme dougrave naicirct un

meacutelange de parties constitutives du monde et de ce

monde se deacuteveloppe drsquoune faccedilon tout agrave fait

significative en conseacutequence de laspiration qui

suivant la remarque exacte du commentateur est

lrsquoEros des Grecs le limon primitif duquel procegravedent

agrave leur tour drsquoabord les plantes puis finalement les

ecirctres connaissants crsquoest-agrave-dire les animaux Jusqursquoagrave

ce temps comme cela est expresseacutement indiqueacute

chaque chose se deacuteveloppa sans connaissance

laquo Mais il ne reconnut pas lui-mecircme sa propre

creacuteation raquo Ainsi est-il dit ajoute Sanchoniathon

dans la Cosmogonie eacutecrite par Taaut lrsquoEgyptien Sa

cosmogonie est suivie drsquoune zoogonie plus deacutetailleacutee

Certains faits atmospheacuteriques et terrestres qursquoon y

trouve deacutecrits rappellent reacuteellement les hypothegraveses

logiques de notre geacuteologie actuelle une pluie

214 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

torrentielle violente est suivie drsquoeacuteclairs et de coups

de tonnerre dont les eacuteclairs effraient les animaux

intelligents qui eacuteveillent agrave lrsquoexistence laquo et

maintenant srsquoagitent sur la terre et dans la mer le

macircle et la femelle raquo Eusegravebe auquel nous sommes

redevables de ces fragments de Philon Byblius (voir

Praeligparatio evangelica livre II chap x) accuse agrave

juste titre cette cosmogonie drsquoatheacuteisme et elle est

incontestablement atheacutee comme toute doctrine de

lrsquoorigine du monde agrave la seule exception de la

doctrine juive

Dans la mythologie des Grecs et des Romains nous

trouvons agrave la veacuteriteacute des dieux pegraveres de dieux et

parfois aussi drsquohommes (quoique ceux-ci soient

primitivement le travail de potier de Promeacutetheacutee)

mais pas de Dieu creacuteateur Que plus tard en effet

quelques philosophes au courant du judaiumlsme aient

voulu transformer Pegravere Zeus en un tel Dieu ce nrsquoest

pas laffaire de celui-ci pas plus qursquoil ne se soucie

que Dante dans son Enfer lrsquoait identifieacute sans lui en

demander la permission avec Domeneddio dont la

soif de vengeance et la cruauteacute inouiumles y sont

ceacuteleacutebreacutees et deacutepeintes (par exemple chant XIV vers

70 et chant XXXI vers 92) Enfin mdash car on srsquoest

servi de tout mdash la nouvelle mille fois reacutepeacuteteacutee que les

sauvages de lrsquoAmeacuterique du Nord adorent sous le

215 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

nom du laquo Grand Esprit raquo Dieu le creacuteateur du ciel et

de la terre et sont en conseacutequence de purs theacuteistes

cette nouvelle est absolument fausse Cette erreur a

eacuteteacute reacutecemment reacutefuteacutee dans un Meacutemoire sur lesdits

sauvages lu par John Scouler en 1846 dans une

seacuteance de 1a Socieacuteteacute ethnographique de Londres et

dont LrsquoInstitut journal des Socieacuteteacutes savantes

donne un extra (section II juillet 1847) Voici ce

qursquoil dit laquo Quand on nous parle dans les rapports

sur les superstitions des Indiens du Grand Esprit

nous sommes enclins agrave admettre que cette

expression deacutesigne une ideacutee qui concorde avec celle

que nous y relions et que leur foi est un simple

theacuteisme naturel Mais cette explication est tregraves

eacuteloigneacutee de la veacuteritable La religion de ces Indiens

est plutocirct un pur feacutetichisme consistant en sortilegraveges

et en enchantements Dans le rapport de Tanner

qui degraves son enfance a veacutecu parmi eux les deacutetails

sont fidegraveles et curieux mais tregraves eacuteloigneacutes des

deacutecouvertes de certains eacutecrivains il en reacutesulte

notamment que la religion de ces Indiens nrsquoest

reacuteellement qursquoun feacutetichisme semblable agrave celui qursquoon

trouvait jadis chez les Finnois et qursquoon trouve

aujourdrsquohui encore chez les peuplades sibeacuteriennes

Chez les Indiens demeurant agrave lrsquoest de la montagne

le feacutetiche consiste dans le premier objet venu

216 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

auquel on attribue des proprieacuteteacutes mysteacuterieuses raquo

etc

Par suite de tout ceci lrsquoopinion que nous venons

drsquoexposer doit faire place agrave lrsquoopinion contraire agrave

savoir que seul un tregraves petit peuple insignifiant

meacutepriseacute de tous les peuples ses contemporains et

vivant isoleacute parmi tous les autres sans la moindre

foi en la continuation de lrsquoexistence apregraves la mort

mais neacuteanmoins eacutelu dans ce dessein a posseacutedeacute un

pur monotheacuteisme ou la connaissance du vrai Dieu

et cela non par la philosophie mais seulement par la

reacuteveacutelation comme il convenait car quelle valeur

aurait une reacuteveacutelation qui enseignerait que ce que

lrsquoon sait aussi sans elle Nul autre peuple nrsquoa jamais

conccedilu une telle ideacutee et cela doit contribuer agrave notre

estime de la reacuteveacutelation

217 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

SECTION XIV QUELQUES REMARQUES SUR

MA PROPRE PHILOSOPHIE

Il nrsquoy a guegravere de systegraveme philosophique aussi simple

et construit avec aussi peu drsquoeacuteleacutements que le mien

aussi lrsquoembrasse-t-on et le comprend-on agrave premiegravere

vue Ceci reacutesulte de lrsquouniteacute et de la concordance

complegravetes de ses ideacutees fondamentales et milite

certainement en faveur de sa veacuteriteacute qui est parente

de la simpliciteacute laquo Celui qui doit dire la veacuteriteacute

srsquoexprime simplement raquo Simplex sigillum veri [la

simpliciteacute eacutetant le sceau de la veacuteriteacute] On pourrait

qualifier mon systegraveme un dogmatisme immanent

car ses doctrines quoique dogmatiques ne

deacutepassent pas le monde donneacute de lrsquoexpeacuterience et

expliquent simplement ce qursquoil est en analysant

dans ses ultimes eacuteleacutements Le vieux dogmatisme

renverseacute par Kant et aussi les gasconnades des trois

sophistes universitaires modernes cela est

transcendant en ce sens que cela deacutepasse le monde

pour expliquer par autre chose ce dogmatisme fait

du monde le reacutesultat drsquoune cause qui est induite par

lui Ma philosophie au contraire deacutebute par la

proposition que cause et effet ont seulement une

signification dans le monde et que celui-ci nexiste

218 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

qursquoen preacutesupposant ceux-lagrave Car le principe de la

raison suffisante sous ses quatre aspects est

seulement la forme la plus geacuteneacuterale de lrsquointellect et

crsquoest uniquement en ce dernier comme le vrai locus

mundi que le monde objectif existe

Dans drsquoautres systegravemes philosophiques la

conseacutequence est obtenue par un enchaicircnement de

propositions Mais ceci demande neacutecessairement

que le contenu proprement dit du systegraveme soit

preacutesent degraves les premiegraveres propositions aussi le

reste comme deacuteriveacute drsquoelles ne peut-il guegravere ecirctre

que monotone pauvre vide et ennuyeux parce qursquoil

ne fait que deacutevelopper et reacutepeacuteter ce qui eacutetait deacutejagrave

renfermeacute dans les preacutemisses Ce triste reacutesultat de la

deacuteduction deacutemonstrative est surtout sensible chez

Christian Wolf mais mecircme Spinoza qui suivit

strictement cette meacutethode nrsquoa pu eacutechapper

complegravetement agrave cet inconveacutenient quoique son riche

esprit ait su trouver une compensation Mes

doctrines au contraire ne reposent pas en geacuteneacuteral

sur une chaine de syllogismes mais directement sur

le monde intuitif mecircme et leur seacutevegravere conseacutequence

aussi visible dans mon systegraveme que dans tout autre

nrsquoen deacutecoule pas par une voie simplement logique

mais est plutocirct cette concordance naturelle des

propositions reacutesultant de ce qursquoelles sont baseacutees

219 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

dans leur totaliteacute sur la cognition intuitive crsquoest-agrave-

dire sur la perception sensible du mecircme objet

successivement consideacutereacute sous des aspects divers

en drsquoautres mots sur le monde reacuteel qui dans tous

ses pheacutenomegravenes est soumis agrave la conscience dans

laquelle il se preacutesente lui-mecircme

Pour cette raison jrsquoai toujours eacuteteacute rassureacute sur la

consistance de mes doctrines mecircme lorsque

certaines drsquoentre elles comme ce fut le cas pendant

quelque temps me parurent inconciliables car la

concordance exacte srsquoeacutetablit ensuite drsquoelle-mecircme agrave

mesure qursquoelles se compleacutetaient numeacuteriquement

Chez moi en effet cette concordance est tout

simplement celle de la reacutealiteacute avec elle-mecircme qui

ne peut jamais faillir Crsquoest ainsi que lorsque nous

regardons une construction pour la premiegravere fois et

drsquoun seul cocircteacute nous ne comprenons pas encore la

symeacutetrie de ses parties mais sommes certains que

celle-ci nrsquoest pas absente et apparaicirctra degraves que nous

aurons fait le tour de lrsquoeacutedifice Une concordance de

cette espegravece est parfaitement certaine par suite de

son caractegravere primordial et parce qursquoelle est soumise

agrave un controcircle perpeacutetuel de lrsquoexpeacuterience Au

contraire celle qui est deacuteduite et dont la validiteacute

deacutepend du syllogisme peut aiseacutement ecirctre trouveacutee

fausse un anneau de sa longue chaicircne pourrait par

220 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

exemple ne pas lui appartenir ecirctre trop lacircche mal

assujetti Ma philosophie a en conseacutequence une

large base sur laquelle tout sappuie directement et

sucircrement les autres systegravemes au contraire

ressemblent agrave de hautes tours qursquoun seul support

cegravede et tout lrsquoeacutedifice srsquoeacutecroule Ce que je dis ici peut

se reacutesumer dans cette proposition que ma

philosophie est neacutee et exposeacutee par voie analytique

et non syntheacutetique

Je puis ajouter comme eacutetant son caractegravere speacutecial

que je cherche partout agrave arriver au fondement des

choses et que je ne suis pas satisfait tant que je nrsquoai

pas atteint la suprecircme reacutealiteacute donneacutee Cela provient

drsquoun instinct naturel qui me met agrave peu pregraves dans

lrsquoimpossibiliteacute de me contenter dune connaissance

geacuteneacuterale et abstraite par conseacutequent indeacutetermineacutee

de me satisfaire avec de simples notions agrave plus forte

raison avec de simples mots il me pousse en avant

jusqursquoagrave ce que jrsquoaie devant moi dans sa nuditeacute la

base finale toujours intuitive de toutes les notions et

propositions Je dois alors ou la laisser subsister

comme pheacutenomegravene primordial ou srsquoil est possible

la reacutesoudre en ses eacuteleacutements poursuivant en tout cas

son essence jusqursquoagrave son extrecircme limite A ce point

de vue on reconnaicirctra un jour mais pas de mon

vivant naturellement que la faccedilon dont les

221 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

philosophes anteacuterieurs ont traiteacute ce sujet est plate

aupregraves de la mienne Lrsquohumaniteacute a appris de moi

beaucoup des choses qursquoelle nrsquooubliera jamais et

mes eacutecrits ne mourront point

Le theacuteisme aussi fait naicirctre le monde drsquoune volonteacute

crsquoest une volonteacute qui guide les planegravetes dans leurs

orbites et eacutevoque une nature sur leur surface Mais

le theacuteisme dune faccedilon enfantine place cette

volonteacute au dehors et ne la fait agir sur les choses

indirectement par lrsquointervention de la connaissance

et de la matiegravere suivant le mode de proceacuteder

humain Chez moi au contraire la volonteacute agit

moins sur les choses qursquoen elles celles-ci mecircme ne

sont rien drsquoautre que sa manifestation visible

Cette concordance prouve cependant qursquoil nous est

impossible de nous imaginer la primordialiteacute des

choses autrement que comme volonteacute Le

pantheacuteisme nomme laquo Dieu raquo la volonteacute agissant

dans les choses mdash une absurditeacute que jrsquoai assez

souvent et vigoureusement releveacutee moi je la

nomme la laquo volonteacute de vivre raquo parce que ceci

exprime la finaliteacute de notre connaissance par

rapport au sujet Cette relation du meacutediat agrave

lrsquoimmeacutediat se preacutesente aussi dans la morale Les

theacuteistes veulent une compensation entre les actions

222 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

et les souffrances drsquoun ecirctre humain et je la veux

aussi Mais ils ladmettent seulement par le moyen

du temps et drsquoun juge reacutemuneacuterateur moi au

contraire je lrsquoadmets directement en deacutemontrant

que lrsquoauteur de lrsquoacte et celui qui souffre est le

mecircme ecirctre Les reacutesultats moraux du christianisme

jusqursquoagrave lrsquoasceacutetisme suprecircme se trouvent chez moi

baseacutes sur la raison et sur la connexion des choses

tandis que dans le christianisme ils le sont sur de

pures fables La foi en celles-ci disparait toujours

davantage aussi devra-t-on se tourner vers ma

philosophie Les pantheacuteistes ne peuvent avoir de

morale seacuterieuse puisque chez eux tout est divin et

excellent On mrsquoa beaucoup blacircmeacute drsquoavoir en

philosophant est-agrave-dire en theacuteorie repreacutesenteacute la vie

comme douloureuse et nullement deacutesirable

Pourtant on loue et lrsquoon admire mecircme celui qui

teacutemoigne en pratique le meacutepris le plus avoueacute pour

elle tandis qursquoon meacuteprise celui qui se preacuteoccupe

trop de sa conservation

A peine mes eacutecrits avaient-ils eacuteveilleacute lrsquoattention de

quelques personnes qursquoon souleva deacutejagrave la question

de prioriteacute au sujet de mon ideacutee fondamentale et

qursquoon rappela que Schelling avait dit une fois laquo

Vouloir crsquoest exister primordialement raquo ainsi que

beaucoup drsquoautres choses semblables Il faut dire agrave

223 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

ce sujet mecircme que les racines de ma philosophie se

trouvent deacutejagrave dans celle de Kant speacutecialement dans

sa doctrine du caractegravere empirique et intelligible

mais avant tout dans le fait que chaque fois qursquoil

examine de plus pregraves la chose en soit elle apparaicirct

toujours agrave travers son voile sous forme de volonteacute

Crsquoest un point sur lequel jai expresseacutement attireacute

lrsquoattention dans ma Critique de la philosophie de

Kant et jrsquoai dit en conseacutequence que ma philosophie

nrsquoest que lrsquoachegravevement de la penseacutee de la sienne Il

nrsquoy a donc pas lieu de srsquoeacutetonner si les philosophegravemes

de Fichte et de Schelling qui deacuterivaient eacutegalement

de Kant offrent aussi des traces de la mecircme ideacutee

fondamentale il est vrai que chez eux ils

apparaissent sans suite sans lien ni deacuteveloppement

et ne peuvent donc ecirctre regardeacutes que comme un

preacutelude fantastique de ma doctrine Il faut dailleurs

dire en geacuteneacuteral sur ce point que chaque grande

veacuteriteacute avant drsquoecirctre trouveacutee srsquoannonce par un

pressentiment un instinct une image indeacutecise

comme dans un brouillard un effort vain pour la

saisir parce que le progregraves du temps lrsquoa tout

simplement preacutepareacutee Il y est en conseacutequent preacuteludeacute

par des assertions isoleacutees Mais celui-lagrave seul qui a

deacutegageacute une veacuteriteacute de ses causes et lrsquoa peacuteneacutetreacutee

jusque dans ses conseacutequences qui a deacuteveloppeacute tout

son contenu envisageacute lrsquoeacutetendue de son domaine et

224 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

lrsquoa ensuite exposeacutee clairement et logiquement avec

la pleine conscience de sa valeur et de son

importance celui-lagrave seul en est lrsquoauteur Si par

contre dans les temps anciens ou modernes il

arrive qursquoelle ait eacuteteacute exprimeacutee une fois par hasard

dans une demi-conscience presque comme des

mots balbutieacutes dans le sommeil et ne se laisse

trouver que si on la recherche seacuterieusement il

nrsquoimporte guegravere plus qursquoelle existe lagrave totidem verbis

ou totidem litteris Crsquoest ainsi que le trouveur drsquoune

chose est celui qui reconnaissant sa valeur lrsquoa

ramasseacutee et conserveacutee non celui qui lrsquoa prise par

hasard dans sa main et ensuite rejeteacutee crsquoest ainsi

eacutegalement que lrsquoAmeacuterique a eacuteteacute deacutecouverte par

Colomb et non par le premier naufrageacute deacuteposeacute par

les flots sur son rivage Crsquoest exactement le sens de

ladage de Donat pereant qui ante nos nostra

dixerunt [A bas ceux qui avant nous ont exprimeacute

nos ideacutees] Si lrsquoon voulait faire valoir contre moi la

prioriteacute de pareilles assertions accidentelles on

aurait pu remonter beaucoup plus en arriegravere et citer

par exemple cette phrase de Cleacutement dAlexandrie

(Stromates livre II chap XVII) Velle ergo omnia

antecedit rationales enim facultates sunt

voluntatis ministraelig [Donc le vouloir preacutecegravede tout

car les forces de la raison sont les services du

vouloir](Voir Sanctorum Patrum Opera polemica

225 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

eacutedit citeacutee t V Clementis Alexandrini Opeacutera t II

p 304) Spinoza a dit aussi (Eacutethique partie III

propos 57) Cupiditas est ipsa unius cujusque

natura seu essentia [le deacutesir est la nature mecircme ou

lrsquoessence de chaque individu] et plus haut (partie

III propos 9 scholie et finalement mecircme partie

deacutefinit 1 explic) Hic conatus cum ad mentem

solam refertur Voluntas appellatur sed cum ad

mentem et corpus simul refertur vocatur

Appetitus qui proindegrave nihil aliud est quam ipsa

hominis essentiel [Cet effort quand il se rapporte

exclusivement agrave lrsquoesprit srsquoappelle volonteacute mais

quand il se rapporte agrave lrsquoesprit et au corps tout

ensemble il se nomme appeacutetit qui nrsquoest rien drsquoautre

que lrsquoessence mecircme de lrsquohomme] Helveacutetius a dit

avec beaucoup de raison laquo Il nrsquoest point de moyens

que lrsquoenvieux sous lapparence de la justice

nrsquoemploie pour deacutegrader le meacuterite Crsquoest lrsquoenvie

seule qui nous fait trouver dans les anciens toutes

les deacutecouvertes modernes Une phrase vide de sens

ou du moins inintelligible avant ces deacutecouvertes

suffit pour faire crier au plagiat raquo (De lrsquoesprit IV 7)

Et je demande au lecteur qursquoil me permette de citer

encore agrave ce sujet un autre passage du mecircme auteur

non par vaniteacute ni par arrogance mais simplement

pour qursquoil se rappelle la justesse de lrsquoideacutee qui y est

exprimeacutee et considegravere si quelque chose peut ou non

226 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

sy appliquer agrave moi laquo Quiconque se plaicirct agrave

consideacuterer lrsquoesprit humain voit dans chaque siegravecle

cinq ou six hommes drsquoesprit tourner autour de la

deacutecouverte que fait lrsquohomme de geacutenie Si lrsquohonneur

en reste agrave ce dernier crsquoest que cette deacutecouverte est

entre ses mains plus feacuteconde que dans les mains de

tout autre crsquoest qursquoil rend ses ideacutees avec plus de

force et de netteteacute et qursquoenfin on voit toujours agrave la

maniegravere diffeacuterente dont les hommes tirent parti

drsquoun principe ou drsquoune deacutecouverte agrave qui ce principe

ou cette deacutecouverte appartient raquo (Ouvrage citeacute IV

I)

Par suite de la vieille guerre irreacuteconciliable que

partout et de tout temps lrsquoincapaciteacute et la sottise ont

meneacutee contre lrsquoesprit et lrsquointelligence mdash des leacutegions

contre quelques individus mdash celui qui apporte une

chose de valeur doit soutenir une peacutenible lutte

contre lrsquoinintelligence la veulerie le mauvais goucirct

les inteacuterecircts priveacutes et lrsquoenvie tous formant la belle

alliance de laquelle Chamfort a dit laquo En examinant

la ligue des sots contre les gens desprit on croirait

voir une conjuration de valets pour eacutecarter les

maicirctres raquo Dans mon cas il y avait en outre en jeu

un ennemi peu ordinaire Un grand nombre de ceux

auxquels aurait incombeacute la tacircche de guider le

jugement du public dans ma speacutecialiteacute eacutetaient

227 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

appointeacutes et payeacutes pour propager vanter exalter

jusqursquoau ciel la machine heacutegeacutelienne la pire de toutes

les inventions Mais ce sont lagrave des choses qui ne

peuvent reacuteussir si lrsquoon veut en mecircme temps

accorder ses droits agrave ce qui est bon ne fucirct-ce qursquoen

une certaine mesure Ceci eacuteclaircira pour mes futurs

lecteurs le fait sans cela eacutenigmatique que je suis

resteacute aussi eacutetranger agrave mes propres contemporains

que lrsquohomme dans la lune Il faut reconnaicirctre

cependant qursquoun systegraveme drsquoideacutees qui mecircme en

lrsquoabsence de toute participation de la part drsquoautrui

est capable drsquooccuper sans relacircche et ardemment

son auteur pendant une longue vie et de lrsquoeacuteperonner

agrave un travail persistant et sans reacutecompense possegravede

en lui-mecircme un teacutemoignage de sa valeur et de sa

veacuteriteacute Priveacute de tout encouragement du dehors

lrsquoamour seul de mon œuvre a maintenu mes efforts

pendant les nombreux jours de mon existence et ne

mrsquoa pas permis de me fatiguer jrsquoai pu envisager

alors avec meacutepris la gloire bruyante acquise par ce

qui ne vaut rien Car agrave mon entreacutee dans la vie mon

geacutenie mrsquoavait laisseacute le choix ou reconnaicirctre la

veacuteriteacute mais ne plaire ainsi agrave personne ou comme

les autres enseigner le faux aux applaudissements

de la coterie qui vous entourer Le choix ne me fut

pas difficile En conseacutequence la fortune de ma

philosophie fut le contraire de celle des heacutegeacuteliens et

228 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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tellement le contraire qursquoon peut les regarder lrsquoune

et lrsquoautre comme le cocircteacute opposeacute de la mecircme feuille

vu la diffeacuterence de leur nature La machine

heacutegeacutelienne deacutepourvue de veacuteriteacute de clarteacute drsquoesprit

mecircme de bon sens srsquoenveloppant en outre dans le

plus reacutepugnant galimatias qursquoon ait jamais entendu

fut une philosophie universitaire octroyeacutee et

privileacutegieacutee par suite un non-sens qui nourrissait

son homme Ma philosophie apparaissant en mecircme

temps qursquoelle avait toutes les qualiteacutes manquant agrave

celle-ci mais elle nrsquoeacutetait pas faccedilonneacutee en vue de fins

supeacuterieures elle ne convenait nullement en ce

temps-lagrave agrave la chaire et comme lrsquoon dit elle nrsquoeacutetait

bonne agrave rien Il srsquoensuivit alors comme le jour suit

la nuit que la machine heacutegeacutelienne fut le drapeau

auquel tout le monde courut tandis que ma

philosophie ne trouva ni applaudissements ni

adheacuterents elle fut mecircme de propos deacutelibeacutereacute

complegravetement ignoreacutee et passeacutee sous silence voire

mecircme eacutetouffeacutee quand la chose eacutetait possible car sa

preacutesence aurait troubleacute le miseacuterable jeu en question

comme la lumiegravere du jour vient troubler les ombres

sur le mur Je devins en conseacutequence le masque de

fer ou comme dit le noble Dorguth28 le Kaspar

28 Conseiller de justice agrave Magdebourg philosophe plutocirct amateur Dorguth srsquoeacuteprit avant tout autre des ideacutees de

229 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Hauser des professeurs de philosophie on

mrsquointerdit lrsquoair et la lumiegravere afin que personne ne

me vicirct et que mes aspirations inneacutees ne pussent se

faire jour Mais maintenant lrsquohomme que les

professeurs de philosophie ont tueacute par le silence est

ressusciteacute agrave la grande consternation desdits

professeur qui ne savent deacutesormais quelle figure

prendre

Schopenhauer Degraves 1843 il le proclamait laquo le premier penseur systeacutematique reacuteel dans toute lhistoire litteacuteraire raquo et lui marqua degraves lors le deacutevouement dun apocirctre Schopenhauer lui sut constamment greacute de son zegravele agrave toute eacutepreuve laquo LrsquoEacutecole a subi une perte douloureuse eacutecrivait-il agrave un ami en novembre 1854 notre premier eacutevangeacuteliste Dorguth est mort du choleacutera agrave soixante-dix-sept ans La derniegravere lettre que jrsquoai reccedilue de lui six jours avant sa mort mannonce quil a conquis agrave ma cause un privat-docent de Gœttingue Ainsi fidegravele jusquau tombeau raquo (Le trad)

230 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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LA LITTEacuteRATURE SANSCRITE

Si je veacutenegravere agrave un tregraves haut degreacute les œuvres

religieuses et philosophiques de lrsquoInde je nrsquoai trouveacute

que rarement quelque plaisir agrave ses œuvres

poeacutetiques il mrsquoa mecircme sembleacute parfois qursquoelles sont

aussi deacutepourvues de goucirct et aussi monstrueuses que

la sculpture de ce pays Jrsquoestime mecircme avant tout

ses œuvres dramatiques pour les renseignements

tregraves instructifs et les documents sur la croyance

religieuse et sur les mœurs qursquoelles nous

fournissent Mon jugement peut provenir de ce que

la poeacutesie par sa nature est intraduisible Les ideacutees

et les mots y sont aussi intimement et solidement

entremecircleacutes que pars uterina et pars fœtalis

placentaelig de sorte qursquoon ne peut sans nuire agrave

celles-lagrave en substituer drsquoeacutetrangers agrave ceux-ci Tout ce

qui est meacutetrique et rimeacute est en reacutealiteacute un compromis

entre lrsquoideacutee et le langage mais ceci par sa nature

ne peut ecirctre accompli que sur le terrain indigegravene de

lrsquoideacutee non sur un terrain eacutetranger ougrave il faudrait le

transplanter et sur un terrain aussi infertile que le

sont en geacuteneacuteral les cerveaux des traducteurs Quoi

de plus opposeacute en effet que le libre eacutepanchement

231 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

de lrsquoenthousiasme drsquoun poegravete qui se manifeste

spontaneacutement et par instinct deacutejagrave revecirctu de la

mesure et de la rime et la douloureuse torture

calculatrice et froide du traducteur qui compte les

syllabes et cherche les rimes Comme ce qui nous

fait deacutefaut en Europe ce ne sont nullement les

œuvres poeacutetiques qui srsquoadressent directement agrave

nous mais les vues meacutetaphysiques exactes je suis

drsquoavis que les traducteurs du sanscrit devraient

consacrer leur labeur bien moins agrave la poeacutesie qursquoaux

Veacutedas aux Upanishads et aux œuvres

philosophiques

Il est bien difficile mecircme avec lrsquoaide des meilleurs

maicirctres soigneusement formeacutes en vue de cette

tacircche et celle des excellentes ressources

philologique creacuteeacutees au cours des siegravecles de parvenir

agrave la compreacutehension juste exacte et vivante des

auteurs grecs et romains dont les langues sont

pourtant celles de nos preacutedeacutecesseurs en Europe et

les megraveres des langues actuelles Or le sanscrit lui

est une langue qursquoon parlait dans lrsquoInde lointaine il y

a des milliers drsquoanneacutees et les moyens de lrsquoapprendre

sont relativement encore tregraves imparfaits Quand

pour ma part je songe agrave lrsquoimpression que les

traductions du sanscrit par des lettreacutes europeacuteens mdash

tregraves peu excepteacutees mdash font sur moi il me vient le

232 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

soupccedilon que ces lettreacutes ne peuvent pas comprendre

beaucoup mieux leurs textes que les eacutelegraveves de

seconde de nos eacutecoles ne comprennent les textes

grecs Seulement comme ces lettreacutes ne sont pas des

enfants mais des hommes instruits et intelligents

ils donnent agrave peu pregraves le sens geacuteneacuteral de ce qursquoils

comprennent travail dans lequel beaucoup de

choses peuvent se glisser ex ingenio Il en va

beaucoup plus mal encore du chinois des sinologues

europeacuteens qui tacirctonnent souvent dans lobscuriteacute

On en est convaincu lorsque lrsquoon constate comment

mecircme les plus savants drsquoentre eux se rectifient les

uns les autres et se deacutemontrent des erreurs

colossales On trouve de freacutequents exemples de ce

genre dans le Foe-Kue-ki dAbel Reacutemusat

Si je considegravere drsquoautre part que le sultan

Mohammed Daraschakoh le fregravere drsquoAureng-Zeb neacute

et eacuteleveacute dans lrsquoInde instruit penseur et avide de

savoir devait par conseacutequent connaicirctre son sanscrit

agrave peu pregraves aussi bien que nous notre latin sans

parler quil avait pour collaborateurs un certain

nombre des pundits les plus lettreacutes tout cela me

donne deacutejagrave par avance une haute opinion de sa

traduction des Upanishads du Veacuteda en persan Si je

considegravere ensuite avec quel profond respect tel qursquoil

convient agrave la matiegravere Anquetil Duperron a traiteacute

233 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

cette traduction persane en la rendant mot agrave mot en

latin en conservant de plus exactement la syntaxe

persane nonobstant la grammaire latine ainsi que

les mots sanscrits non traduits par le sultan pour ne

les expliquer que dans le glossaire alors je lis cette

traduction avec une pleine confiance qui se

confirme bientocirct agrave ma grande satisfaction Combien

lrsquoOupnekhat respire en effet lesprit saint des

Veacutedas Combien celui qui par une lecture attentive

a fini par srsquoassimiler le latin-persan de ce livre

incomparable nrsquoest-il pas saisi par cet esprit au plus

profond de lui-mecircme Comme chaque ligne est

remplie drsquoune signification ferme deacutetermineacutee

habituellement coheacuterente Et de chaque page se

preacutesentent agrave nous des penseacutees profondes originales

sublimes tandis qursquoun seacuterieux sacreacute plane sur

lensemble Tout respire ici lrsquoair indou et lrsquoexistence

primordiale apparenteacutee agrave la nature Et comme

lrsquoesprit est ici purifieacute de toute la superstition juive

qui lui a eacuteteacute inoculeacutee de bonne heure et de toute la

philosophie deacutevoueacutee agrave celle-ci Crsquoest la lecture du

monde la plus sublime et la plus feacuteconde en

reacutesultats Elle a eacuteteacute la consolation de ma vie et sera

celle de ma derniegravere heure En ce qui concerne

234 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

certains doutes eacuteleveacutes contre lrsquoauthenticiteacute de

lrsquoOupnekhat je renvoie agrave mon Eacutethique note de la

page 27129

Si maintenant je compare agrave ce livre les traductions

europeacuteennes de textes sacreacutes de lrsquoInde ou de

philosophes de cette nation celles-ci produisent sur

moi agrave part quelques tregraves rares exceptions telles que

le Bhagavat Gicircta de Schlegel et quelques passages

de la traduction des Veacutedas par Colebrooke

lrsquoimpression tout opposeacutee Elles mrsquooffrent des

peacuteriodes dont le sens geacuteneacuteral et abstrait est

souvent indeacutecis et indeacutetermineacute et dont le lien est

lacircche je ne perccedilois que des contours des ideacutees du

texte original avec des remplissages dont je

remarque le caractegravere eacutetranger des contradictions

apparaissent aussi tout est moderne vide fade

plat pauvre de sens et occidental crsquoest

europeacuteaniseacute angliciseacute franciseacute ou mecircme ce qui est

29 Voici cette note laquo On a contesteacute lrsquoauthenticiteacute de lrsquoOupnekhat en ce fondant sur certaines gloses marginales ajouteacutees par des copistes musulmans puis introduites dans le texte Mais cette authenticiteacute a eacuteteacute parfaitement eacutetablie par les indianistes F-H-F Windischmann (le fils) dans son Sancare sive de theologumenis Vedanticorum 1833 p XIX et Bochinger De la vie contemplative chez les Indous 1831 p12 raquo

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

le pire sublimeacute et embrouillardeacute agrave la maniegravere

allemande crsquoest-agrave-dire qursquoau lieu drsquoun sens clair et

net on ne trouve que des mots mais longuement

deacutelayeacutes Telle est par exemple la plus reacutecente de

ces traductions publieacutee par Rœr dans la Bibliotheca

Indica Calcutta 1853 numeacutero 41 on y reconnaicirct

tout aussitocirct lrsquoAllemand deacutejagrave habitueacute comme tel agrave

coucher sur le papier des peacuteriodes dans lesquelles il

laisse agrave drsquoautres le soin de trouver quelque chose de

clair et de preacutecis On nrsquoy sent aussi que trop souvent

quelque chose du fœtor judaiumlcus Tout cela diminue

ma confiance en de telles traductions surtout quand

je pense en outre que leurs auteurs pratiquent ce

travail pour gagner leur pain Le noble Anquetil

Duperron au contraire nrsquoa pas eacuteteacute pousseacute vers ces

eacutetudes par la neacutecessiteacute de vivre mais uniquement

par lrsquoamour de la science et la reacutecompense du

sultan Daraschakoh fut que sa tecircte tomba agrave ses

pieds par ordre de son fregravere impeacuterial Aureng-Zeb

mdashin majorem Dei gloriam Crsquoest ma ferme

conviction qursquoon ne peut obtenir jusquagrave preacutesent que

par lrsquoOupnekhat la veacuteritable connaissance des

Upanishads et par suite de la dogmatique

eacutesoteacuterique reacuteelle des Veacutedas on peut avoir parcouru

les autres traductions et lrsquoon na aucune ideacutee de la

chose Le sultan Daraschakoh semble aussi avoir eu

sous les yeux des manuscrits sanscrits beaucoup

236 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

meilleurs et plus complets que Ceux des lettreacutes

anglais

La Sanhita du Veacuteda ne peut ecirctre des mecircmes auteurs

ni du mecircme temps que lrsquoUpanishad on srsquoen

convainc pleinement en lisant le livre Ier de la

Sanhita du Rig-Veacuteda traduit par Rosen et la

traduction lu Sama-Veacuteda par Stevensen Tous deux

se composent de priegraveres et de rituels qui respirent

un sabaiumlsme passablement grossier Indra y est le

Dieu suprecircme invoqueacute et avec lui le soleil la lune

les vents et le feu Ceux-ci sont lrsquoobjet dans tous les

hymnes des plus serviles flagorneries avec des

priegraveres pour obtenir des vaches des aliments de la

boisson la victoire et des sacrifices Les sacrifices et

les cadeaux faits aux precirctres sont les uniques vertus

qui soient loueacutees Ormazd drsquoougrave est sorti plus tard

Jeacutehovah eacutetant en reacutealiteacute Indra (drsquoapregraves J-J

Schmidt) et aussi Mithra le soleil le culte du feu

srsquoest sans doute introduit chez les Guecircbres avec

Indra LUpanishad est comme je lrsquoai dit le produit

de la sagesse suprecircme humaine il nrsquoest destineacute

ainsi qursquoaux brahmanes instruits voilagrave pourquoi

Anquetil traduit ce nom par secretum tegendum La

Sanhita par contre est eacutesoteacuterique elle est quoique

indirectement destineacutee au peuple puisqursquoelle a

pour contenu la liturgie crsquoest-agrave-dire des priegraveres

237 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

publiques et des rites sacrificatoires aussi sa lecture

est-elle des plus insipides agrave en juger par les

eacutechantillons citeacutes Car Colebrooke a traduit dans

son traiteacute Sur les ceacutereacutemonies religieuses des Indous

des hymnes drsquoautres livres de la Sanhita qui

respirent un esprit apparenteacute agrave celui de

lrsquoUpanishad tel par exemple le bel hymne du

second Essai laquo The embodied spirit raquo etc dont

jrsquoai donneacute ailleurs une traduction30

A lrsquoeacutepoque ougrave les grands temples de lrsquoInde furent

tailleacutes dans les rochers lrsquoart drsquoeacutecrire nrsquoeacutetait peut-

ecirctre pas encore inventeacute et les nombreuses troupes

de precirctres qui habitaient ces temples eacutetaient les

30 Dans le chapitre des Parerga consacreacute agrave lrsquo laquo Eacutethique raquo On trouve cet hymne traduit dans notre volume Eacutethique droit et politique p 31 et nous le reproduisons ici laquo Lrsquoesprit incarneacute qui a mille tecirctes mille yeux mille pieds a sa racine dans la poitrine humaine et peacutenegravetre agrave la fois toute la terre Cet ecirctre est le monde et tout ce qui a eacuteteacute et sera Crsquoest ce qui srsquoaccroicirct par la nourriture et confegravere lrsquoimmortaliteacute Crsquoest lagrave sa grandeur et pour cela il est lrsquoesprit incarneacute le plus noble Les eacuteleacutements de ce monde constituent une part de son ecirctre et trois parts sont lrsquoimmortaliteacute dans le ciel Ces trois parts se sont eacuteleveacutes du monde mais lrsquoautre part est resteacute en arriegravere et est ce qui (par la migration des acircmes) jouit et ne jouit pas des fruits des bonnes et des mauvaises actions etc raquo (Le trad)

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reacuteservoirs vivants des Veacutedas dont chaque precirctre ou

chaque eacutecole savait par cœur et propageait une

partie Crsquoest ce qursquoont fait aussi les druides Crsquoest

sans doute plus tard que dans ces temples crsquoest-agrave-

dire dans le plus digne entourage ont eacuteteacute composeacutes

les Upanishads

La philosophie Sankhya consideacutereacutee comme

lrsquoanteacuteceacutedente du bouddhisme telle qursquoelle nous

apparaicirct in extenso dans la Karika de lrsquoIswara

Krischna traduite par Wilson mdash quoique toujours

comme agrave travers un brouillard par suite de

lrsquoinsuffisance de cette traductionmdash est inteacuteressante

et instructive en ce qursquoelle nous expose les dogmes

principaux de la philosophie indoue la neacutecessiteacute de

la deacutelivrance drsquoune existence peacutenible la

transmigration suivant les actes la connaissance

comme condition fondamentale de la deacutelivrance

etc avec lrsquoabondance et le haut seacuterieux dont ils sont

lobjet dans lrsquoInde depuis des milliers drsquoanneacutees

En attendant nous voyons toute cette philosophie

gacircteacutee par une ideacutee fondamentale fausse le dualisme

absolu entre Prakriti et Pourouscha Cest justement

le point ougrave la Sankhya srsquoeacutecarte des Veacutedas Prakriti

est manifestement la natura naturans et en mecircme

temps la matiegravere en soi crsquoest-agrave-dire sans aucune

239 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

forme seulement penseacutee et non perccedilue celle-ci

ainsi conccedilue peut toute chose naissant drsquoelle ecirctre

reacuteellement regardeacutee comme identique avec la

natura naturans Mais Pourouscha est le sujet de la

connaissance car elle est perceptible inactive

simple spectatrice Cependant tous deux sont

envisageacutes comme absolument diffeacuterents et

indeacutependants lrsquoun de lrsquoautre aussi lrsquoexplication

pourquoi Prakriti se torture pour deacutelivrer

Pourouscha est-elle insuffisante (verset 60)

Lrsquoouvrage entier enseigne ensuite que la deacutelivrance

de Pourouscha est le but final au contraire crsquoest

tout agrave coup Prakriti qui doit ecirctre deacutelivreacutee Toutes ces

antinomies disparaicirctraient si lrsquoon avait pour

Prakriti et Pourouscha une racine commune que

tout indique mecircme contre la volonteacute de Kapila ou

Pourouscha serait une modification de Prakriti et le

dualisme se romprait en tout cas Pour introduire de

La raison dans cela il mrsquoest impossible de voir en

Prakriti autre chose que la volonteacute et en

Pourouscha autre chose que le sujet de la

connaissance

Un trait de petitesse et de peacutedantisme propre agrave la

Sankhya crsquoest sa meacutethode du calcul son

deacutenombrement et son eacutenumeacuteration de toutes les

qualiteacutes etc Ce trait semble drsquoailleurs ecirctre

240 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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particulier au pays puisque les eacutecrits bouddhistes

procegravedent de la mecircme faccedilon

Le sens moral de la meacutetempsycose dans toutes les

religions indoues nest pas seulement que nous

expiions dans une seconde naissance toute

injustice commis par nous mais aussi que nous

regardions toute injustice dont nous sommes la

victime comme bien meacuteriteacutee par nos meacutefaits dans

une existence anteacuterieure

Lrsquoappellation de laquo reacutegeacuteneacutereacutes raquo donneacutee aux

membres des trois castes supeacuterieures peut

srsquoexpliquer comme cela a lieu habituellement par le

fait que lrsquoinvestiture du saint cordon qui met les

jeunes gens hors de tutelle est pour eux comme une

seconde naissance Mais la veacuteritable raison crsquoest

que par suite seulement de remarquables meacuterites

dans une vie anteacuterieure on prend naissance dans

ces castes et qursquoon doit en conseacutequence avoir deacutejagrave

existeacute dans cette vie en tant qursquoecirctre humain tandis

que lrsquoecirctre neacute dans la derniegravere caste ou une plus

infime encore peut avoir eacuteteacute auparavant un animal

Parmi les indices qui reacutevegravelent que les Eacutegyptiens

(Eacutethiopiens) ou du moins leurs precirctres sont venus

de lrsquoInde on peut lire aussi dans la Vie drsquoApollonius

241 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

de Thyane les passages des livres III chap xx et

livre VI chap II

Vous raillez les eacuteons et les kalpas du bouddhisme

Le christianisme lui a pris une position de laquelle

il embrasse un court espace de temps Le

bouddhisme en a pris une drsquoougrave lrsquoinfiniteacute lui apparaicirct

dans le temps et dans lrsquoespace et qui devient son

thegraveme

De mecircme que la Lalitavistara assez simple et

naturelle au deacutebut est devenue plus compliqueacutee et

plus merveilleuse dans chaque nouvelle reacutedaction

qursquoelle a subie de la part de chaque concile successif

ainsi le dogme lui-mecircme a vu ses quelques doctrines

simples et grandioses se compliquer confuseacutement

peu agrave peu de commentaires deacutetailleacutes dexposeacutes de

temps et drsquoespace de personnifications de

localisations empiriques etc Crsquoest la faute de la

tournure drsquoesprit de la multitude qui veut occuper

son imagination et ne trouve pas de plaisir agrave ce qui

est simple et abstrait

Les dogmes brahmaniques et les distinctions de

Brahm et Brahma de Paramatma et de Djiwatma

242 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

de Hiranya-Garbha Pradjapati Pourouscha

Prakriti etc 31 ne sont au fond que des fictions

mythologiques imagineacutees en vue de faire apparaicirctre

comme objectif ce qui nrsquoa essentiellement qursquoune

existence subjective aussi Bouddha y a-t-il renonceacute

et ne connaicirct-il que le sansara et le nirvana Plus en

effet les dogmes sont devenu confus bigarreacutes et

compliqueacutes et plus ils ont revecirctu drsquoun aspect

mythologique Crsquoest ce que comprend mieux le

yogui ou saniassi qui prenant sa position

concentre tous ses sens en lui-mecircme puis oublie

tout le monde et sa propre personnaliteacute Une seule

chose reste encore dans sa conscience lrsquoessence

primordiale Seulement la chose est plus facile agrave dire

qursquoagrave faire

Leacutetat de deacutegradation des Indous autrefois si

hautement cultiveacutes est le reacutesultat de lrsquoeacutepouvantable

oppression que pendant sept cents ans ils ont subie

de la part des mahomeacutetans qui voulaient les

convertir par la violence agrave lrsquoislamisme Aujourdrsquohui

il nrsquoy a de mahomeacutetans qursquoun huitiegraveme de la

population de lrsquoInde (Edinburgh Review janvier

1858)

31 On les trouvera tregraves bien reacutesumeacutes dans lrsquoexcellent livre de J -B Obry Du Nirvana indien 1856

243 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Il est vraisemblable que la mythologie des Grecs et

des Romains est apparenteacutee juste daussi loin agrave celle

des Indous que le grec et le latin le sont au sanscrit

et la mythologie eacutegyptienne agrave toutes deux Zeus

Poseacuteidon et Hadegraves sont peut-ecirctre brahma Vischnou

et Schiva ce dernier a un trident dont le sens est

inexpliqueacute chez Poseacuteidon La clef du Nil crux

ansata symbole de la Veacutenus est exactement le

Lingam et le yoni des schivaiumltes Osiris ou Isiris est

peut-ecirctre Isvara Seigneur et Dieu Les Eacutegyptiens et

les Indous adoraient le lotus

Janus signifierait laquo le chaos comme uniteacute

primordiale raquo (Explication de Janus par Schelling agrave

lrsquoAcadeacutemie de Berlin) Walz De religione

Romanorum antiquissima (Programme de

lrsquoUniversiteacute de Tubingue 1845) donne une

explication beaucoup plus profonde Janus serait

Yama le dieu de la mort qui a deux visages et

parfois quatre En temps de guerre les portes de la

mort sont ouvertes Et Pradjavati ne serait-il pas par

hasard Japet

La deacuteesse Anna Pourna des Indous (Langlegraves

Monuments de lrsquoInde t II p 107) est certainement

lAnna Perenna des Romain Ce point a eacuteteacute depuis

longtemps constateacute et eacutelucideacute (Asiatic Researches t

244 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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VIII pp 69-73) Baghis un surnom de Schiva

rappel le voyant Bakis (Ibid t I p 178) Dans

Sakontala (acte VI agrave la fin) Indra est surnommeacute

Divespetir eacutevidemment Diespiter

Un point qui parle fort en faveur de lrsquoidentiteacute du

Bouddha avec le Wodan crsquoest que drsquoapregraves Langlegraves

(ouvrage citeacute t II) le mercredi (Wodan-day) est

sacreacute pour le (Mercure) et le Bouddha mdash Le mot

laquo korban raquo que lrsquoOupnekhat traduit par

sacrificium apparaicirct chez lrsquoeacutevangeacuteliste Marc (7 II)

laquo Tout don que je fais agrave Dieu vous soit utile il

satisfait agrave la loi raquo en latin corban crsquoest-agrave-dire

munus Den dicatum Mais le plus important est ce

qui suit la planegravete Mercure est sacreacutee pour le

Bouddha est identifieacutee en une certaine mesure avec

lui et le mercredi est le jour de Bouddha Mercure

est le fils de Maia et Bouddha le fils le la reine Maiumla

Cela ne peut ecirctre un hasard laquo Ici disent les

Souabes est enterreacute un minnesinger raquo (Voir

cependant Manual of Buddhisrn p 354 note et

Asiatic Researches t I p 162)

Spence Hardy raconte (On Eastern Monachism p

122) que talars agrave offrir aux precirctres dans une certaine

solenniteacute doivent ecirctre tisseacutes et termineacutes en un seul

jour Crsquoest ce que dit eacutegalement Heacuterodote (Histoire

245 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

chap CXXI) au sujet drsquoun vecirctement offert agrave un

precirctre en une occasion solennelle)

Lrsquoautochtone des Allemands est Mannus son fils est

Thuiskon Dans lrsquoOupnekhat (t II p 347 et t 1 p

96) le premier homme srsquoappelle Man

On sait que Satyavatri est identique agrave Menou ou

Manou comme drsquoautre part agrave Noeacute Or le pegravere de

Samson se nomme Manoeacute (Les Juges chap XIII)

donc Manou Manoeacute Noeacute La Vulgate eacutecrit Μανωέ

et Νωέ Noeacute ne serait-il pas justement Manoeacute en

omettant la premiegravere syllabe

Chez les Eacutetruriens Jupiter se nommait Tina

(Moreau de Jonnegraves seacuteance de lrsquoAcadeacutemie des

sciences morales et politiques deacutecembre 1850) Y

aurait-il lagrave un rapport avec le chinois Tien En tout

cas les Etruriens avaient lAnna Perenna des

Indous

Toutes ces analogies sont eacutetudieacutees dune faccedilon tregraves

approfondie par Wilford et Burr dans les Asiatic

Researches

246 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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QUELQUES CONSIDEacuteRATIONS

ARCHEacuteOLOGIQUES

Le nom de Peacutelasges apparenteacute sans aucun doute agrave

celui de Pelagus est la deacutesignation geacuteneacuterale des

petites tribus asiatiques isoleacutees disperseacutees eacutegareacutees

qui arrivegraverent les premiegraveres en Europe ougrave elles ne

tardegraverent pas agrave oublier complegravetement la tradition la

religion et la civilisation de leur patrie Favoriseacutees

par lrsquoinfluence du beau climat tempeacutereacute et du bon sol

comme par celle des cocirctes de la Gregravece et de lrsquoAsie-

Mineure elles acquirent drsquoelles-mecircmes sous le nom

drsquoHellegravenes un deacuteveloppement tout naturel et une

culture purement humaine comme on nrsquoen avait vu

nulle part avant elles En accord avec ceci elles

nrsquoavaient non plus qursquoune religion enfantine agrave

moitieacute plaisante le seacuterieux se reacutefugiait dans les

mystegraveres et la trageacutedie A cette nation grecque toute

seule nous devons la conception exacte et la

repreacutesentation naturelle du visage et de lrsquoexteacuterieur

humain la deacutecouverte des rapports architecturaux

seuls reacuteguliers et agrave jamais eacutetablis par elle le

deacuteveloppement de toutes les formes veacuteritables de

poeacutesie avec lrsquoinvention de la mesure meacutetrique

vraiment belle lrsquoexposition de systegravemes

247 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

philosophiques drsquoapregraves toutes les directions

fondamentales de la penseacutee humaine les eacuteleacutements

des matheacutematiques les bases drsquoune leacutegislation

raisonnable et dune maniegravere geacuteneacuterale la

conception normale drsquoune existence humaine

reacuteellement belle et noble Car ce petit peuple choisi

des Muses et des Gracircces eacutetait doueacute on peut le dire

de lrsquoinstinct de la beauteacute Cet instinct srsquoeacutetendait agrave

tout aux visages aux formes corporelles aux

postures aux vecirctements aux armes aux bacirctiments

aux vases aux ustensiles agrave tout et ne lrsquoabandonna

jamais Aussi nous eacuteloignerons-nous toujours

drsquoautant plus du bon goucirct et de la beauteacute que nous

nous eacuteloignons des Grecs surtout en sculpture et en

architecture et les anciens ne vieilliront jamais Ils

sont et restent lrsquoeacutetoile polaire qui doit guider tous

nos efforts en litteacuterature dans les arts plastiques et

qursquoil ne nous faut jamais perdre des yeux Honte agrave

lrsquoeacutepoque qui aurait lrsquoaudace de laisser les anciens de

cocircteacute Si un laquo temps preacutesent raquo corrompu miseacuterable

et purement mateacuteriel se risquait agrave quitter leur eacutecole

pour se sentir plus agrave lrsquoaise dans sa propre

preacutesomption il segravemerait la honte et le

deacuteshonneur32

32 Les Grecs eacutetaient comme les Germains une tribu mdash ou

248 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Par contre dans les arts meacutecaniques et techniques

les Grecs sont tregraves en arriegravere de nous crsquoest que ces

choses-lagrave exigent plus de temps de patience de

meacutethode et drsquoexpeacuterience que de hautes forces

intellectuelles Aussi la plupart des œuvres

scientifiques des anciens ne peuvent-elles guegravere

nous renseigner que sur ce que ceux-ci nrsquoont pas su

Pour se rendre compte jusqursquoagrave quel point les

horde mdash eacutemigreacutee drsquoAsie et ces deux peuples eacuteloigneacutes de leur pairie se sont tireacutes drsquoaffaire uniquement par leurs propres ressources Mais que devinrent dune part les Grecs de lautre les Germains Il suffit de comparer la mythologie des uns et des autres Car Crsquoest sur celle-ci que les Grecs fondegraverent plus tard leur poeacutesie et leur philosophie leurs premiers eacuteducateurs furent les anciens chanteurs Orpheacutee Museacutee Amphion Linus finalement Homegravere Ils furent suivis par les sept sages puis par les philosophes Ainsi les Grecs traversegraverent en quelque sorte les trois classes de leur eacutecole chose dont il nest nullement question chez les Germains avant la migration des peuples Dans les lyceacutees on ne devrait pas enseigner lancienne litteacuterature germanique telle que les Nibelunyen et autres poegravetes du moyen acircge Ces productions-lagrave sont a la veacuteriteacute excessivement curieuses et meacuteritent drsquoecirctre lues mais elles ne contribuent pas agrave la formation du goucirct et prennent le temps qui appartient agrave la vieille litteacuterature vraiment classique Si vous substituez nobles germains et patriotes allemands de meacutechants vieux vers allemands aux classiques grecs et romains vous nrsquoeacutelegraveverez que des porteurs de peaux drsquoours Comparer mecircme lesdits Nibelungen agrave lrsquoIliade cest lagrave un veacuteritable blasphegraveme qursquoil convient deacutepargner aux oreilles de la jeunesse avant tout

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anciens ont pousseacute lrsquoignorance en physique et en

physiologie on nrsquoa qursquoagrave lire les Problegravemes drsquoAristote

crsquoest lagrave un vrai speacutecimen ignorantiaelig veterum Les

problegravemes eux-mecircmes sont le plus souvent exacts et

en partie bien conccedilus mais les solutions en sont en

geacuteneacuteral pitoyables parce que lrsquoauteur ne connaicirct pas

drsquoautres eacuteleacutements drsquoexplication que le perpeacutetuel

chaud et froid sec et humide

Lrsquoode dOrpheacutee dans le livre I des Eclogaelig de

Stobeacutee est du pantheacuteisme indou embelli par le sens

plastique des Grecs Elle nrsquoest certainement pas

drsquoOrpheacutee mais est pourtant vieille puisqursquoun

passage en est deacutejagrave citeacute dans le pseudo-Arislote De

mundo livre qursquoon a voulu reacutecemment attribuer agrave

Chrysippe Une inspiration vraiment orphique

pourrait tregraves bien en faire le fond on se sent en

reacutealiteacute tenteacute de la regarder comme un document sur

le passage de la religion indoue au polytheacuteisme

helleacutenique En tout cas on peut la prendre comme

le contre-poison de lrsquohymne de Cleacuteanthe agrave Zeus que

nous a conserveacute le mecircme livre et qui vu son odeur

juive meacuteconnaissable plaicirct tellement aux gens Il

mrsquoest impossible de croire que Cleacuteanthe le stoiumlcien

conseacutequemment pantheacuteiste ait eacutecrit cette

flagornerie reacutepugnante agrave mon avis lrsquoauteur en est

250 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

un juif drsquoAlexandrie Quoi quil en soit il ne

convient pas de profaner ainsi le nom du Kronide

Clothon Lacheacutesis et Atropos expriment la mecircme

ideacutee que Brahma Vischnou et Schiva mais cette

ideacutee est trop naturelle pour que nous puissions en

conclure agrave une parenteacute historique

Dans Homegravere les phrases tropes images et

tournures revenant indeacutefiniment sont si raides si

rigides drsquoallure si meacutecanique qursquoon les croirait

tailleacutes sur des patrons

La poeacutesie est plus ancienne que la prose puisque

Pheacutereacutecyde et Heacutecateacutee de Milet ont eacuteteacute les premiers agrave

eacutecrire en prose lrsquoun la philosophie lrsquoautre lhistoire

fait qui a eacuteteacute noteacute par les anciens comme une

curiositeacute En voici lrsquoexplication Avant lrsquoexistence de

lrsquoeacutecriture on cherchait agrave perpeacutetuer dans leur

authenticiteacute les faits et les ideacutees dignes drsquoattention

en les fixant en vers Lorsque lrsquoeacutecriture fut connue il

devint naturel qursquoon eacutecrivicirct tout en vers puisque

tout ce que lrsquoon savait crsquoest que les choses

meacutemorables eacutetaient conserveacutees en vers Crsquoest de lagrave

que naquirent ces premiers prosateurs qui

rompirent ainsi avec une forme devenue superflue

251 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Tout ce qui reste des mystegraveres des Grecs ou plutocirct

leur seule analogie crsquoest la franc-maccedilonnerie La

reacuteception dans celle-ci est le laquo celui qui est initieacute raquo et

lrsquo laquo initiation raquo les enseignements ce sont les

laquo mystegraveres raquo et les diffeacuterents degreacutes sont les laquo les

petits les grands et les plus grands mystegraveres raquo Une

telle analogie nrsquoest ni accidentelle ni traditionnelle

mais vient de ce que la chose a sa racine dans la

nature humaine Chez les mahomeacutetans le soufisme

rappelle les mystegraveres Les Romains nrsquoayant pas de

mystegraveres agrave eux eacutetaient initieacutes agrave ceux des dieux

eacutetrangers particuliegraverement dIsis dont le culte agrave

Rome remonte aux premiers temps

Notre vecirctement a une certaine influence presque sur

toutes nos postures et nos gestes Il nrsquoen eacutetait pas

ainsi de ceux des anciens que leur goucirct estheacutetique

preacutemunit peut-ecirctre contre un tel mal et qui

gardegraverent leur ample vecirctement non ajusteacute Voilagrave

pourquoi un acteur revecirctu du costume antique doit

eacuteviter tous les mouvements et toutes les postures

ameneacutes par notre vecirctement moderne et qui sont

passeacutes agrave leacutetat drsquohabitude Ce nrsquoest pas une raison

pour qursquoil se carre et se boursoufle comme un

polichinelle franccedilais qui deacuteclame son Racine en toge

et en tunique

252 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Il conviendrait peut-ecirctre de caracteacuteriser lrsquoesprit des

anciens en disant qursquoils srsquoefforccedilaient en geacuteneacuteral et

en toutes choses de rester aussi pregraves que possible de

la nature et au contraire lrsquoesprit de la geacuteneacuteration

nouvelle en disant qursquoil srsquoefforce de srsquoeacuteloigner le

plus possible de celle-ci Comparez simplement le

vecirctement les mœurs les ustensiles lrsquohabitation les

vases lrsquoart la religion la maniegravere de vivre des

anciens et des modernes

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CONSIDEacuteRATIONS MYTHOLOGIQUES

Crsquoest peut-ecirctre une conseacutequence de la parenteacute

originelle de tous les ecirctres de ce monde de

pheacutenomegravenes par suite de son uniteacute dans la chose en

soi mais ce qui est incontestable crsquoest que tous

dans leur ensemble ont un type semblable et que

certaines lois quoique assez geacuteneacuterales se

manifestent les mecircmes chez tous Cela explique

qursquoon peut rapprocher les unes des autres ou rendre

sensibles non seulement les choses les plus

opposeacutees mais que lon trouve aussi des alleacutegories

frappantes mecircme dans des sujets qui ne les

recherchaient pas Le conte incomparablement beau

de Goethe sur le laquo serpent vert raquo et autres

personnages en donne une preuve exquise Chaque

lecteur se sent presque contraint agrave y chercher un

sens alleacutegorique et crsquoest ce que firent aussitocirct

beaucoup de gens avec un grand deacuteploiement de

zegravele et de seacuterieux de la faccedilon la plus diverse au

grand amusement du poegravete qui nrsquoy avait poursuivi

aucune alleacutegorie Les Eudes sur les œuvres de

Goethe de Duntzer 1849 relatent cette histoire

Pour ma part je la connaissais depuis longtemps

Goethe lui-mecircme mrsquoen ayant longuement entretenu

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Crsquoest agrave cette analogie universelle et agrave cette identiteacute

typique des choses que la fable eacutesopique doit son

origine et crsquoest en vertu drsquoelles que lrsquohistoire peut

devenir alleacutegorie et lrsquoalleacutegorie histoire

Plus que tout le reste cependant la mythologie des

Grecs a fourni de tout temps matiegravere agrave des

interpreacutetations alleacutegoriques Elle y invite parce

qursquoelle offre des scheacutemas pour lrsquointuition de presque

chaque ideacutee fondamentale renferme en quelque

sorte les types primordiaux de toutes les choses et

de toutes les circonstances types qui comme tels

sont toujours et partout transparents et nrsquoest-elle

pas issue en reacutealiteacute de lrsquoinstinct qui pousse les

Grecs agrave tout personnifier Aussi degraves les temps les

plus anciens avant Heacutesiode ces mythes revecirctirent-

ils une forme alleacutegorique Crsquoest par exemple une

alleacutegorie morale que nous preacutesente ce poegravete quand

il eacutenumegravere les enfants de la Nuit puis les enfants

drsquoEris qui sont le Travail la Peine33 La Faim la

Douleur la Lutte le Meurtre la Discorde le

Mensonge lrsquoInjustice le Mal et le Serment

(Theacuteogonie vers 211 et suiv) Comme alleacutegorie

33 Je lis pour ma part drsquoapregraves ma conjecture personnelle non λήθην mais λώβην

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physique il faut citer sa description de la Nuit et du

Jour du Sommeil et de la Mort tous personnifieacutes

(Ibib ver 746-765)

Chaque systegraveme cosmologique et mecircme

meacutetaphysique receacutelera pour la raison alleacutegueacutee une

alleacutegorie existant dans la mythologie Drsquoailleurs la

plupart des mythes expriment plutocirct des veacuteriteacutes

simplement soupccedilonneacutees que nettement conccedilues

Car ces Grecs primitifs eacutetaient comme Goethe dans

sa jeunesse il leur eacutetait impossible drsquoexprimer leurs

ideacutees autrement qursquoen images et en symboles Par

contre pour ce qui est des seacuterieux et peacutenibles

commentaires de Creutzer sur la mythologie dans

laquelle il voit le deacutepositoire de veacuteriteacutes physiques et

meacutetaphysiques qui lui ont et confieacutees agrave dessein mdash

thegravese qursquoil deacuteveloppe avec un verbiage qui nrsquoen finit

pas et une prolixiteacute accablante mdash je les expeacutedierai

par cette phrase drsquoAristote (Meacutetaphysique II 4 )

Sed ea quaelig mythice blaterantur non est operaelig

pretium serio et accurate considerare [Pour ce qui

est du radotage mythologique cela ne vaut pas la

peine de le prendre au seacuterieusement en

consideacuteration] En cela aussi drsquoailleurs Aristote se

montre lrsquoantipode de Platon qui srsquointeacuteresse

volontiers aux mythes mais par voie alleacutegorique

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Les significations alleacutegoriques suivantes de quelques

mythes grecs tenteacutees par moi peuvent donc ecirctre

prises dans le sens que je viens drsquoindiquer

Dans les premiers grands traits fondamentaux du

systegraveme mythologique on peut voir une alleacutegorie

des principes ontologiques et cosmologiques

supeacuterieurs Ouranos est lrsquoespace la condition

premiegravere de toute lrsquoexistence crsquoest-agrave-dire le premier

geacuteniteur avec Geacutea la deacuteesse qui renferme les

choses Kronos est le temps Il chacirctre le principe

engendrant le temps aneacuteantit toute force geacutenitrice

ou plus exactement la faculteacute drsquoengendrer de

nouvelles formes la procreacuteation primitive des sexes

vivants cesse apregraves la premiegravere peacuteriode du monde

Zeus qui est deacuterobeacute agrave la voraciteacute de son pegravere est la

matiegravere elle seule eacutechappe agrave la puissance du temps

qui aneacuteantit tout le reste elle persiste Cest drsquoelle

que procegravedent toutes les choses Zeus est le pegravere

des dieux et des hommes

Examinons les choses de plus pregraves Ouranos ne

laisse pas voir le jour aux enfants qursquoil a engendreacutes

avec la Terre mais les cache dans les profondeurs

de celle-ci (Heacutesiode Theacuteogonie vers 156 et suiv)

Ceci peut srsquoappliquer aux premiers produits

zoologiques de la nature qui ne nous apparaissent

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qursquoagrave lrsquoeacutetat fossile Mais on peut aussi bien voir dans

les os des meacutegatheacuterions et des mastodontes les

geacuteants preacutecipiteacutes par Zeus dans les enfers N-a-t-on

pas preacutetendu mecircme au siegravecle dernier y reconnaicirctre

les ossements des anges deacutechus En reacutealiteacute la

theacuteogonie drsquoHeacutesiode semble receacuteler agrave sa base une

obscure notion des premiegraveres transformations du

globe terrestre et de la lutte entre la surface oxydeacutee

susceptible de vie et les forces naturelles

indomptables et dominant les matiegraveres oxydables

bannies par elle agrave lrsquointeacuterieur

Kronos le ruseacute chacirctre donc Ouranos par ruse Ceci

peut srsquointerpreacuteter ainsi le Temps qui srsquoavance agrave pas

de loup qui vient agrave bout de tout qui nous enlegraveve

secregravetement une chose apregraves lrsquoautre finit aussi par

ravir au Ciel qui engendra avec la Terre crsquoest-agrave-dire

agrave la Nature 1a force de produire de nouvelles

formes originelles mais celles deacutejagrave produites

persistent dans le temps comme espegravece Kronos

cependant deacutevore ses propres enfants le Temps

qui ne produit plus de familles mais seulement des

individus nrsquoengendre que des ecirctres mortels Zeus

seul eacutechappe agrave ce destin comme lui eacutegalement les

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heacuteros et les sages sont immortels Entrons dans les

deacutetails

Apregraves que le Ciel et la Terre cest-agrave-dire la Nature

ont perdu leur force reproductive qui fournissait de

nouvelles formes cette force se transforme en

Aphrodite qui naicirct de lrsquoeacutecume des parties geacutenitales

drsquoOuranos coupeacutees et tombeacutees dans la mer et qui

est la procreacuteation sexuelle des individus isoleacutes en

vue du maintien de lrsquoespegravece existante puisque de

nouvelles espegraveces ne peuvent plus apparaicirctre Eacuteros

et Himeros accompagnent Aphrodite et lui viennent

en aide dans ce but (Heacutesiode Theacuteogonie vers 173-

201)

Le lien et lrsquouniteacute de la nature humaine avec la nature

animale et le reste de la nature par conseacutequent du

microcosme avec le macrocosme parle par le sphinx

mysteacuterieux au sein gros drsquoeacutenigmes par les

centaures par lrsquoArteacutemise drsquoEacutephegravese aux formes

animales varieacutees sous ses nombreuses mamelles

comme par les corps humains eacutegyptiens agrave tecirctes

drsquoanimaux et au ganesa indou enfin par les

taureaux et les lions ninivites agrave tecirctes drsquohommes qui

nous rappellent lrsquoavatar du lion-homme

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Les japeacutetides repreacutesentent quatre proprieacuteteacutes

fondamentales du caractegravere humain avec les

souffrances qui y sont attacheacutees Atlas le patient

doit porter Menœtius le vaillant est dompteacute et

preacutecipiteacute dans lrsquoabicircme Promeacutetheacutee le prudent et

lrsquoaviseacute est enchaicircneacute crsquoest-agrave-dire entraveacute dans son

activiteacute et le Vautour crsquoest-agrave-dire le souci lui ronge

le cœur Eacutepimeacutetheacutee le cerveau vide lrsquoeacutetourdi est

puni par sa propre folie

Promeacutetheacutee personnifie tout particuliegraverement la

preacutevision humaine la penseacutee du lendemain

supeacuterioriteacute que possegravede lrsquohomme sur lrsquoanimal Voilagrave

pourquoi il a le don de propheacutetie celui-ci indique le

pouvoir de la preacutevision reacutefleacutechie Voilagrave pourquoi

aussi il procure agrave lrsquohomme lrsquousage du feu que

lrsquoanimal ne connaicirct pas et jette la base des arts de la

vie Mais ce privilegravege de la preacutevision lrsquohomme doit

lrsquoexpier par la torture incessante du souci que

lanimal ne connaicirct pas non plus crsquoest le vautour qui

deacutevore le foie de Promeacutetheacutee enchaicircneacute Eacutepimeacutetheacutee

qui sera imagineacute ulteacuterieurement comme corollaire

repreacutesente la preacutevision trop tardive la reacutecompense

de la leacutegegravereteacute et de lrsquoeacutetourderie

Plotin donne (Enneacuteades livre IV I chap XIV) une

interpreacutetation toute diffeacuterente meacutetaphysique et

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drsquoailleurs suggestive de Promeacutetheacutee Il est agrave ses

yeux lrsquoacircme du monde creacutee les hommes est pour

cela enlaceacute dans les chaicircnes qursquoun Hercule seul peut

briser etc

Lrsquointerpreacutetation suivante serait du goucirct des ennemis

actuels de lrsquoEacuteglise le Promeacutetheacutee enchaicircneacute est la

raison enchaicircneacutee par les dieux (la religion) seule la

chute de Zeus peut la deacutelivrer

La fable de Pandore nrsquoa jamais eacuteteacute claire pour moi

elle nous est certainement parvenue sous une forme

incoheacuterente et travestie Je soupccedilonne qursquoHeacutesiode

lui-mecircme lrsquoa deacutejagrave mal comprise et mal interpreacuteteacutee

Ce ne sont pas tous les maux du monde mais tous

ses biens que Pandore comme son nom seul

lrsquoindique deacutetient dans sa boicircte Lorsque Eacutepimeacutetheacutee

ouvre celle-ci intempestivement les biens srsquoenvolent

dans tous les sens lrsquoespeacuterance seule demeure sauve

et reste agrave lrsquohomme Jrsquoai fini par avoir la satisfaction

de trouver chez les anciens quelques passages qui

confirment ma maniegravere de voir notamment une

eacutepigramme de lAnthologie (Delectus

epigrammatum graeligcorum eacutedit Jacobs chap VII

eacutepigr 84) et un passage de Babrios citeacute lagrave mecircme et

qui commence ainsi laquo Zeus rassemblant en un vase

toutes les bonnes choses raquo (Fable 57)

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Lrsquoeacutepithegravete speacuteciale λιγύφωνοι [voix claires]

qursquoHeacutesiode applique aux Hespeacuterides en deux

endroits de sa Theacuteogonie (vers 275 et 518) a eacuteveilleacute

en moi lrsquoideacutee drsquoailleurs eacutetrange eacutetant donneacute leur

nom et leur seacutejour releacutegueacute si loin vers lrsquoOccident si

par les Hespeacuterides il ne fallait pas entendre des

chauve-souris Cette eacutepithegravete reacutepond tregraves bien au

ton bref et sifflant de ces animaux34 qui seraient du

reste plus justement deacutenommeacutes έσπέριδες [filles du

soir hespeacuterideacutes] que νυκτεριδες [filles de la nuit

nycteacuterides] vu qursquoils volent beaucoup plus le soir

que la nuit pour capturer les insectes et que le mot

έσπέριδες a preacuteciseacutement le mecircme sens que le

vespertiliones latin Je ne veux donc pas celer mon

ideacutee puisqursquoil pourrait se faire que quelqursquoun dont

elle eacuteveillerait lrsquoattention trouvacirct drsquoautres appuis de

sa confirmation Si les cheacuterubins sont des bœufs

aileacutes pourquoi les Hespeacuterides ne seraient-elles pas

des chauve-souris Peut-ecirctre srsquoagit-il drsquoAlcithoeacute et

de ses sœurs qui dans les Meacutetamorphoses dOvide

(livre VI vers 391 et suiv) sont changeacutees en

chauve-souris

34 Piauler elles piaulent comme des chauves-souris (Heacuterodote IV 183)

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Si le hibou est lrsquooiseau de Minerve la raison peut

srsquoen trouver dans les eacutetudes nocturnes des lettreacutes

Ce nrsquoest ni sans motif ni sans signification que le

mythe fait avaler et digeacuterer des pierres par Kronos

Car tout ce qui ne peut ecirctre digeacutereacute chagrins ennuis

pertes mortifications le temps seul le digegravere

La chute des geacuteants que Zeus foudroie et preacutecipite

dans les enfers semble ecirctre la mecircme histoire que la

chute des anges reacutevolteacutes contre Jeacutehovah

Lrsquohistoire drsquoIdomeacuteneacutee qui sacrifie son fils ex voto

et celle de Jephteacute sont au fond la mecircme histoire

De mecircme que la racine de la langue gothique

comme celle de la langue grecque se trouve dans le

sanscrit nrsquoy a-t-il pas une mythologie plus ancienne

drsquoougrave sont sorties les mythologies grecque et juive

On pourrait mecircme preacutetendre si lrsquoon voulait faire de

lrsquoesprit que la longue nuit jumelle dans laquelle

Zeus engendra Heacuteraclegraves avec Alemegravene vint de ce

que plus agrave lrsquoest devant Jeacutericho Josueacute arrecircta le

soleil Zeus et Jeacutehovah jouaient ainsi ensemble agrave

cache-cache car les dieux du ciel comme ceux de la

terre sont toujours secregravetement amis Mais

combien innocents eacutetaient les amusements de Pegravere

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Zeus en comparaison des meneacutees sanglantes de

Jeacutehovah et de son peuple eacutelu de brigands

Pour finir je donnerai encore mon interpreacutetation

alleacutegorique tregraves subtile et tregraves eacutetrange drsquoun mythe

connu mis en valeur surtout par Apuleacutee cette

interpreacutetation toutefois vu la matiegravere du sujet est

exposeacutee agrave la raillerie de tous ceux qui voudront

prendre avantage de ce mot laquo Du sublime au

ridicule il nrsquoy a qursquoun pas raquo

Du point culminant de ma philosophie qui est on le

sait le point de vue asceacutetique lrsquoaffirmation de la

volonteacute de vivre se concentre dans lrsquoacte de la

geacuteneacuteration et celui-ci en est lrsquoexpression la plus

complegravete Quant a la signification de cette

affirmation crsquoest que la volonteacute qui est

originairement deacutepourvue de connaissance cest-agrave-

dire qui est un instinct aveugle une fois qursquoelle a

pris conscience gracircce au monde comme

repreacutesentation de son propre ecirctre ne se laisse ni

troubler ni entraver dans ses exigences et ses

appeacutetits mais veut deacutesormais au contraire de parti

deacutelibeacutereacute preacuteciseacutement ce qursquoelle a voulu jusque-lagrave

sous forme drsquoinstinct et drsquoimpulsion deacutepourvus de

connaissance (Voir Le monde comme volonteacute et

comme repreacutesentation livre IV sect 54) En

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conseacutequence nous trouvons que celui qui par

chasteteacute volontaire nie asceacutetiquement la vie diffegravere

empiriquement de celui qui lrsquoaffirme par lrsquoacte de la

geacuteneacuteration en ce que les faits qui srsquoeffectuent chez

celui-lagrave sans connaissance et comme fonction

physiologique aveugle notamment dans le sommeil

srsquoaccomplissent chez celui-ci avec conscience et

reacuteflexion crsquoest-agrave-dire agrave la lumiegravere de la

connaissance Or crsquoest chose tregraves curieuse que ce

philosophegraveme abstrait qui ne reacutepond en aucune

faccedilon agrave lrsquoesprit des Grecs soit exposeacute avec le

processus empirique qui le revecirct drsquoune maniegravere

alleacutegorique exacte dans la belle fable de Psycheacute Elle

devait connaicirctre lrsquoAmour sans le voir mais en deacutepit

de tous les avertissements elle voulut absolument le

voir Apregraves cela agrave la suite drsquoun arrecirct inexorable des

puissances mysteacuterieuses elle tomba dans des

calamiteacutes sans bornes auxquelles seul put mettre

fin son seacutejour aux enfers avec les peacutenibles

tribulations qui lrsquoaccompagnegraverent

FIN

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wwwschopenhauerfr

  • PREacuteFACE
  • SECTION I SUR CELLE-CI
  • SECTION II PHILOSOPHIE PREacuteSOCRATIQUE
  • SECTION III SOCRATE
  • SECTION IV PLATON
  • SECTION V ARISTOTE
  • SECTION VI STOIumlCIENS
  • SECTION VII NEacuteO-PLATONICIENS
  • SECTION VIII GNOSTIQUES
  • SECTION IX SCOT EacuteRIGEgraveNE
  • SECTION X LA SCHOLASTIQUE
  • SECTION XI BACON DE VERULAM
  • SECTION XII LA PHILOSOPHIE DES MODERNES
  • SECTION XIII ENCORE QUELQUES EacuteCLAIRCISSEMENTS SUR LA PHILOSOPHIE DE KANT
  • SECTION XIV QUELQUES REMARQUES SUR MA PROPRE PHILOSOPHIE
  • LA LITTEacuteRATURE SANSCRITE
  • QUELQUES CONSIDEacuteRATIONS ARCHEacuteOLOGIQUES
  • CONSIDEacuteRATIONS MYTHOLOGIQUES
Page 5: Numérisé par Guy Heff -

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dessus de toute discussion Aussi est-ce une beacutevue

de la part des rationalistes de preacutetendre deacutemontrer

lexistence de Dieu par dautres preuves que par la

Bible Ils se livrent lagrave agrave un amusement dangereux

La philosophie par contre est une science et

comme telle nrsquoa pas drsquoarticle de foi Rien ne peut

donc y ecirctre admis comme existant excepteacute ce qui

est directement donneacute par lrsquoexpeacuterience ou ce qui est

deacutemontreacute par dincontestables reacutesultats On croyait

posseacuteder ceux-ci de tout temps lorsque Kant vint

deacutesillusionner le monde agrave cet eacutegard et deacutemontrer

nettement lrsquoimpossibiliteacute de telles preuves Crsquoest

dire que toutes les deacutemonstrations de lrsquoexistence de

Dieu tireacutees du spectacle de lrsquounivers de lrsquoordre et de

lrsquoharmonie qui y regravegnent du dessein intelligent qui

srsquoy manifeste en y ajoutant les deacutemonstrations dites

meacutetaphysiques deacuteduisant la reacutealiteacute de lrsquoecirctre divin

de lrsquoideacutee mecircme que la raison possegravede de ses

attributs telles que les ont donneacutees Bossuet

Feacutenelon Clarke Pluche Chateaubriand et tutti

quanti ne sont aux yeux du philosophe allemand

que des effusions lyriques et des pueacuteriliteacutes

sentimentales deacutenueacutees de toute valeur

Et se demande-t-il ougrave logerait ce Dieu sil existait

Copernic renversant au XVIe siegravecle lrsquoantique

systegraveme drsquoHipparque preacutecurseur de celui de

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Ptoleacutemeacutee fondeacutes lrsquoun comme lautre sur

lrsquoagencement absurde de lrsquounivers imagineacute par

Aristote a deacutemontreacute en mecircme temps lrsquoimpossibiliteacute

absolue de lrsquoexistence du ciel Or si le ciel nrsquoexiste

pas comment pourrait-il ecirctre le seacutejour drsquoun Dieu

Lrsquoastronomie moderne en supprimant le ciel a par

le fait mecircme supprimeacute Dieu elle a tellement agrandi

et dilateacute le monde qursquoil ne reste plus de place pour

un ecirctre en dehors de lui Crsquoest ce qursquoa aussitocirct

reconnu lrsquoEacuteglise catholique qui a condamneacute le

systegraveme de Copernic en attendant qursquoelle

condamnacirct celui de Galileacutee afin de ne pas infliger

un deacutementi au reacutecit de la Bible nous montrant Josueacute

arrecirctant le soleil laquo au risque de casser le grand

ressort tout net raquo ajoute ironiquement Victor Hugo

Toute largumentation de Schopenhauer contre

lexistence de Dieu pourrait se reacutesumer par le vers

fameux de Cyrano do Bergerac sur

Ces dieux que lhomme a faits et qui nrsquoont point fait

lhomme

Voilagrave son fait dit au theacuteisme lui-mecircme Le

christianisme lun des deux ou trois avatars des

plus consideacuterables de celui-lagrave nobtient pas

meilleure mesure Rencontrant sur son chemin Scot

Eacuterigegravene cet laquo homme admirable raquo du IXe siegravecle qui

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nous offre le spectacle inteacuteressant de la lutte entre la

veacuteriteacute reconnue et saisie personnellement et les

dogmes locaux fixeacutes par un endoctrinement preacutecoce

et qui se sont deacuteveloppeacutes en dehors de tout doute raquo

Schopenhauer a loccasion dexaminer sur ses

traces la question du peacutecheacute originel des

chatoiements eacuteternels promis agrave lhumaniteacute Il

souligne malignement les difficulteacutes inextricables et

les contradictions irreacuteductibles avec lesquelles se

trouve aux prises le pauvre grand homme beaucoup

plus theacuteologien que philosophe conformeacutement agrave

lesprit de son temps La faute du peacutecheacute et du mal

conclut-il retombe neacutecessairement de la nature sur

son auteur Mais si celui-ci est la Volonteacute se

manifestant dans tous ses pheacutenomegravenes cette faute

est parvenue agrave la bonne adresse Si crsquoest au contraire

un Dieu lrsquoorigine du peacutecheacute et du mal contredit sa

diviniteacute

Crsquoest lagrave en effet le dilemme inexorable duquel ne

peuvent sortir les croyants cest la pierre

drsquoachoppement agrave laquelle se heurtent tous ceux qui

se trouvent en preacutesence de ce formidable problegraveme

de la Gracircce qui fait le fond de la doctrine

deacutesespeacutereacutee de saint Augustin

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On pourrait deacuteduire drsquoapregraves ce rapide exposeacute des

ideacutees de Schopenhauer au sujet de Dieu et du

dogme chreacutetien que notre philosophe est

absolument deacutepourvu du sens religieux qursquoil est un

atheacutee sec deacutesabuseacute insensible agrave toutes les beauteacutes

naturelles et morales que lrsquohumaniteacute dans sa grosse

masse regarde comme lœuvre drsquoun ecirctre parfait

qursquoelle deacutenomme Dieu et vers lequel elle eacutelegraveve sa

voix reconnaissante Sans vouloir deacutecider pour

notre part si lrsquooctroi de lrsquoexistence humaine qui

finit par la mort teacuteneacutebreuse est un don si preacutecieux

qui meacuterite un tel gaspillage de priegraveres drsquohymnes et

drsquoencens nous reconnaissons volontiers que lrsquoideacutee

drsquoun ecirctre supeacuterieur agrave nous que lrsquohomme appelle

plus ou moins vaguement agrave son aide comme

pouvant guider ses actes et qui constitue pour lui

un ideacuteal neacutecessaire est une force pour sa faiblesse

Crsquoest toujours le mythe drsquoAnteacutee qui en enlaccedilant la

Terre sa megravere retrouve momentaneacutement sa

vigueur Aussi Schopenhauer lui-mecircme avait-il

conscience de la grandeur de lrsquounivers et inclinait-il

plein de respect devant la manifestation

majestueuse et inflexible de ses lois Si sa raison lui

deacutefendait drsquoadmettre un Dieu personnel releacutegueacute

derriegravere les nuages opaques de la scolastique et de la

meacutetaphysique intervenant dans les moindres actes

humains il portait dans son admiration de la

9 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Nature lrsquoenthousiasme eacutemu drsquoun poegravete mondes

inexploreacutes et eacutenigmatiques gravitant dans le

firmament faune et flore peuplant cette terre

montagnes qui deacutetient les nues vastes mers tour agrave

tour paisibles et furieuses ces spectacles varieacutes

parlaient agrave son cœur Crsquoest lhomme son laquo fregravere en

Adam raquo qursquoil aimait le moins il faut bien le

reconnaicirctre et il ressentait pour la femme on le

sait un eacuteloignement analogue Il disait avec Hamlet

laquo Lrsquohomme nrsquoa pus de charme pour moi ni la

femme non plus quoique semble dire votre

sourire raquo Crsquoest qursquoil navait pas eu beaucoup agrave se

louer comme crsquoest notre lot agrave presque tous de lrsquoun

ni de lautre sexe Les hommes seacutetaient montreacutes

envieux de sa supeacuterioriteacute et les femmes avaient

deacuteployeacute agrave son encontre les ruses perfides dont elles

sont coutumiegraveres envers lrsquohomme et qui sont

lessence constitutive de leur ecirctre

Ainsi il avait pour les merveilles de la Nature une

acircme et des yeux largement ouverts Mais il srsquoeacutetait

deacutebarrasseacute de bonne heure de toute entrave

alourdissante et ne srsquoeacutetait pas laisseacute emprisonner

dans un dogme Il pensait qursquoecirctre de la religion

drsquoAristote de Lucregravece de Seacutenegraveque de Spinoza et de

Goethe crsquoest apregraves tout se trouver en assez bonne

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compagnie Nous ajouterions agrave cette liste le nom de

Renan si celui-ci nrsquoeacutetait pas venu apregraves lui

On peut reacutesumer lrsquoattitude de Schopenhauer vis-agrave-

vis la religion en disant que celle-ci a autant

dimportance agrave ses yeux que lart et la morale Ces

trois facteurs repreacutesentent le mecircme violent effort de

son esprit pour briser les limites de la volonteacute et de

lrsquointellect finis pour mettre en fuite lillusion

peacutenible et deacutecevante qui est la compagne de la vie

humaine Lrsquoeffort en chaque cas se reacuteduit

simplement agrave chasser de sa penseacutee et de son

sentiment toute foi agrave la reacutealiteacute seacutepareacutee ou

individuelle des choses et des ecirctres humains et a en

arriver agrave envisager toute individualiteacute apparente

comme une pure manifestation de la volonteacute

conditionneacutee par le temps et par lrsquoespace Le seul

point qui inteacuteresse Schopenhauer dans un systegraveme

religieux crsquoest de savoir srsquoil affecte ou nrsquoaffecte pas

la volonteacute humaine Il le perccediloit purement par son

cocircteacute formel et subjectif et sa philosophie va donner

ainsi la main agrave lrsquoeacutethique de Goethe pour lequel lrsquoart

et la religion eacutetaient deux termes parallegraveles Celui

qui est en possession de lart reacuteel et de la science

reacuteelle celui qui voit les Ideacutees et connaicirct les limites

du savoir ordinaire qui sait comment ce savoir ne

srsquoapplique quaux choses conditionneacutees par notre

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intellect celui-lagrave a de la religion Seul lrsquoindividu

auquel lart et la science font deacutefaut doit recourir agrave

la religion positive Le philosophe exprime sa

penseacutee derniegravere par cette proposition laquoLa religion

est la meacutetaphysique du peuple raquo Il ressort de tout

cela de toutes ces ideacutees qui se heurtent parfois un

peu que la religion eacutetait pour Schopenhauer un des

facteurs les plus importants de lrsquohumaniteacute et

quoiquil reacutepegravete agrave qui veut lrsquoentendre que laquo le

philosophe doit ecirctre avant tout un increacutedule raquo qursquolaquo

aucun philosophe veacuteritable nrsquoest religieux raquo et force

assertions semblables il est incontestable qursquoil

prenait la question religieuse tout agrave fait au seacuterieux

La maniegravere dont Schopenhauer traite les problegravemes

que soulegraveve cet ordre de speacuteculations rappelle au

demeurant bien plus celle de Voltaire que celle de

lauteur des Origines du christianisme et de

lrsquoHistoire du peuple dIsraeumll Il a recours plus

souvent agrave lrsquoironie mordante jusquau cynisme qursquoagrave

lrsquoexposeacute seacuterieux calme et objectif Quoique

contemporain de David Strauss et ayant vu paraicirctre

la Vie de Jeacutesus de celui-ci10 il nrsquoa que faiblement

10 Les Schopenhauerrsquos Gespraumlch publieacutes par Ed Grisebach (1898) contiennent sur le livre de Strauss un jugement succinct Schopenhauer dit agrave un visiteur Hubert von

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subi linfluence du grave theacuteologien

wurtembergeois En un mot il procegravede bien plus en

pamphleacutetaire quen exeacutegegravete et en historien et

ajoutons-le en philosophe

Un cocircteacute piquant de la maniegravere de Schopenhauer

crsquoest la succession assez souvent impreacutevue du

seacuterieux et de la plaisanterie de lrsquoinvective

personnelle agrave outrance et de lagitation des ideacutees les

plus rares et les plus hautes Les XIIe XIIIe et XIVe

sections des laquo Fragments sur lhistoire de la

philosophie raquo en sont des exemples caracteacuteristiques

Il y passe en revue la philosophie des modernes

tout particuliegraverement celle de Kant fait des

Hornstein laquo Jai fait saluer Strauss pur un Ameacutericain Jrsquoestime lhomme sa critique a des meacuterites mais il aurait pu alleacuteguer plus de raisons encore contre le cocircteacute historique des Eacutevangiles Par exemple une de Voltaire le Christ a chasseacute les esprits des posseacutedeacutes et les a fait entrer dans un troupeau de cinq cents truies Comment peut-il y avoir cinq cents truies dans un pays ougrave la chair de porc est deacutefendue Cest lomniscience poeacutetique Plus loin le Christ eacutemet agrave haute voix sur le Mont des Oliviers une priegravere qui est reproduite Dougrave savons-nous cela Les disciples dormaient et aussitocirct apregraves le Christ fut arrecircteacute raquo Sur la reacuteponse que Strauss avait sans doute trouveacute trop frivole lhistoire des cinq cents truies Schopenhauer riposta laquo En tout cas elle est frappante Eacutetant donneacute le grand succegraves du livre de Strauss ce que je ne comprends pas cest que les gens auparavant aient vraiment pu croire agrave toutes ces histoires-lagrave raquo

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remarques sur sa propre philosophie et crsquoest avant

tout un plaidoyer pro domo Il recommence son jeu

de massacre cela est agrave peine neacutecessaire agrave dire

contre ses trois tecirctes de Turcs Fichte Schelling et

Hegel lance de fortes ruades aux Allemands en

deacuteclarant agrave la suite de Wieland que crsquoest un laquo

malheur raquo de naicirctre parmi eux puis

immeacutediatement a cocircteacute de ces boutades brutales

passant agrave lrsquoexamen de la laquo dialectique

transcendantale raquo de Kant il se livre agrave des

consideacuterations meacutetaphysiques tellement eacuteperdues

qursquoelles en sont passablement abstruses et qursquoon a

parfois peine agrave suivre son deacuteploiement drsquoailes

laquo Des charlatans ruseacutes lourds gonfles par des

ministres gribouillant bravement des

extravagances deacutepourvus drsquoesprit et de meacuterite

(allusion agrave Hegel) voilagrave ce qursquoil faut aux Allemands

mais non des hommes tels que moi raquo crsquoest en ces

termes quil srsquoexprime en un endroit Nous savons

de longue date que la modestie nrsquoeacutetait pas son fait il

se rappelait agrave ce sujet le mot de son vieil ami

Goethe et nrsquoavait nullement envie de passer pour

un laquo gueux raquo Il est drsquoailleurs assez probable qursquoil se

serait un peu moins loueacute lui-mecircme si ses

contemporains lui avaient rendu un peu plus

largement justice Quoi qursquoil en soit il pousse plus

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loin encore dans ce mecircme chapitre lrsquoaffirmation de

sa propre valeur et on y lit vers la fin cette phrase

lapidaire laquo Lrsquohumaniteacute a appris de moi beaucoup

de choses qursquoelle nrsquooubliera jamais et mes eacutecrits ne

mourront point raquo

Crsquoest lrsquoExegit monumentum drsquoHorace Mais apregraves

tout pourquoi les philosophes ne jouiraient-ils pas

en cela des mecircmes droits que les poegravetes Si leur

œuvre est de nature diffeacuterente elle nrsquoest pas de

qualiteacute moindre mdash et Schopenhauer lrsquoaffirme mecircme

supeacuterieure En ce cas agrave qui ces droits

appartiendraient-ils plus entiegraverement qursquoau

puissant constructeur du Monde comme volonteacute et

comme repreacutesentation Il restera grand devant la

posteacuteriteacute ne surveacutecucirct-il de lui que quelques lignes

comme celles-ci sur lesquelles le hasard drsquoune

lecture vient de nous faire tomber laquo Sitocirct

qursquoapparaicirct dans le monde une veacuteriteacute nouvelle on

srsquooppose agrave elle le plus longtemps possible et on

reacutesiste mecircme quand on est agrave peu pregraves convaincu En

attendant cette veacuteriteacute travaille en silence et se

reacutepand comme un acide jusqursquoagrave ce qursquoelle ait tout

rongeacute alors on entend ccedilagrave et lagrave des craquements

lrsquoancienne erreur srsquoeacutecroule et soudainement

apparaicirct comme un monument dont on enlegraveve le

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voile lrsquoeacutedifice de la nouvelle ideacutee universellement

approuveacutee et admireacutee raquo

laquo Je suis convaincu que Schopenhauer est le plus

geacutenial des hommes eacutecrivait Tolstoiuml agrave son ami le

poegravete Fegravete Chenchine le 30 aoucirct 1869) Crsquoest tout

lrsquounivers refleacuteteacute avec une netteteacute et une beauteacute

extraordinaires raquo Des passages comme celui qui

vient decirctre citeacute justifient une pareille assertion

Voilagrave pour le cocircteacute intellectuel voyons maintenant le

cocircteacute moral un critique franccedilais lisant une

traduction du Monde comme volonteacute et comme

repreacutesentation en deacutetache cette page que nous

reproduisons agrave notre tour laquo De mecircme que des

torches et des feux drsquoartifices pacirclissent et seacuteclipsent

agrave lapparition du soleil ainsi lesprit comme le

geacutenie et comme la beauteacute mecircme sont rejeteacutes dans

lrsquoombre et eacuteclipseacutes par la bonteacute du cœur

Lrsquointelligence la plus borneacutee ou la laideur la plus

grotesque degraves que la bonteacute les accompagne et parle

en elles en sont transfigureacutees le rayonnement

dune beauteacute de nature plus eacuteleveacutee les enveloppe et

elles expriment une sagesse devant laquelle toute

autre sagesse doit se taire Car la bonteacute du cœur est

une proprieacuteteacute transcendante elle appartient agrave un

ordre de choses qui aboutit plus loin que cette vie

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et elle est incommensurable par rapport agrave

nrsquoimporte quelle perfection Quand elle habile un

cœur elle lrsquoouvre si largement qursquoil embrasse le

monde tout y peacutenegravetre et rien nen est exclu car il

identifie tous les ecirctres avec le sien et il communique

envers les autres cette indulgence intime dont

chacun nrsquouse habituellement quen vers soi-mecircme

Aupregraves de cela que pegravesent esprit et geacutenie que vaut

un Bacon de Verulam raquo

Cette citation faite le critique la commente ainsi laquo

Quil y ait un autre Schopenhauer je le veux bien

mordant et cynique jrsquoy consens bien encore mais

celui-ci aussi existe qui a eacutecrit cette page et pour

nrsquoecirctre pas le Schopenhauer de tous les jours il nen

est pas cependant moins vrai Car je me suis efforceacute

de le montrer un peu plus haut comme cette belle

page reacutesume lrsquoenseignement moral de tout

pessimisme de mecircme elle est la conclusion

neacutecessaire du systegraveme de Schopenhauer Et je ne

disconviens pas qursquoil y manque peut-ecirctre quelques

traits de lhomme et des plus accentueacutes mais le

philosophe y est assureacutement tout entier En

connaissez-vous beaucoup dont la morale soit plus

pure et qui sur une vue plus originale du monde

ait fondeacute un plus seacutevegravere et pour tout dire un plus

noble enseignement raquo

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Ce critique si admiratif nous donnerions en cent

son nom agrave deviner si nous ne le nommions sans

plus de faccedilons Crsquoest Ferdinand Brunetiegravere le sage

acadeacutemicien le disciple fervent du XVIIe siegravecle le

pieux visiteur du pape Leacuteon XIII lrsquoacircpre deacutefenseur

des ideacutees conservatrices qursquoon nrsquoa jamais taxeacute dun

excegraves de tendresse ni mecircme drsquoindulgence pour les

opinions morales et religieuses avanceacutees et avant

tout pour les philosophies sans Dieu1

Un eacuteminent professeur de philosophie anglais

William Galdwell que nous avons deacutejagrave citeacute dans les

volumes preacuteceacutedents est alleacute plus loin encore et a dit

que laquo comme on le sait tregraves bien il y a en

Schopenhauer quelque chose drsquoeacutequivalent agrave la

contemplation drsquoAristote agrave la raison de Spinoza agrave

la sagesse de Renan agrave la culture de Matthew

Arnold agrave la droiture drsquoun saint2 raquo

Les lecteurs des Parerga et Paralipomena ont pu

constater degraves le premier jour combien

Schopenhauer use et abuse des citations en toute

langue particuliegraverement des mots grecs et latins

1Questions de critiques pp 158-159 2 Schopenhauerrsquos System in its Philosophical Significance p231

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isoleacutes quil est si simple de vulgariser Crsquoest lagrave un

proceacutedeacute et une manie que lui reprochait deacutejagrave

Goethe et qui ne laissent pas que de devenir agrave la fin

un peu agaccedilants Pour traduire fidegravelement en

franccedilais notre philosophe il faut proceacuteder outre

lrsquoallemand le grec et le latin lrsquoanglais lrsquoitalien et

lrsquoespagnol voire un peu de sanscrit puisque son

texte est constamment eacutemaille de phrases et de

mots emprunteacutes agrave ces divers idiomes Ce qui peut

jusquagrave un certain point justifier chez lui cette

maniegravere de faire ce sont ses connaissances

linguistiques profondes ses inlassables et vastes

lectures des chefs-drsquoœuvre de la litteacuterature

universelle Srsquoil se contente souvent comme dans le

preacutesent volume de donner ses textes grecs et latins

sans les traduire crsquoest qursquoil avait au plus haut degreacute

le meacutepris des ignorants de ceux qui ne connaissent

pas au moins les deux vieilles langues classiques

qursquoil regardait agrave lrsquoinstar des humanistes de la

Renaissance comme la base de toute culture digne

de ce nom il refusait A ces gens-lagrave le nom

drsquohommes vraiment instruits eussent-ils fait leurs

preuves sur drsquoautres terrains intellectuels Sans

doute depuis le temps de Schopenhauer le point de

vue a changeacute et lesprit utilitaire actuel qui emporte

les activiteacutes vers le commerce lrsquoindustrie les

professions nouvelles creacuteeacutees par les progregraves de la

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science et les inventions stupeacutefiantes de chaque

jour menace de faire rentrer de plus en plus dans

lombre les eacutetudes deacutesinteacuteresseacutees mais celles-ci

seront toujours le lien qui rattachera eacutetroitement le

preacutesent au passeacute Les eacutetudes classiques ont eacuteteacute le

fond solidement cimenteacute ougrave puisa durant plusieurs

siegravecles la bourgeoisie franccedilaise qui plus que le

peuple proprement dit fit la Reacutevolution et eacutedifia la

socieacuteteacute moderne et nos grands reacutevolutionnaires

personne ne lrsquoignore eacutetaient satureacutes jusquagrave la

moelle de la tradition grecque et latine comme de

celle de notre XVIIe siegravecle Crsquoest qursquoen effet lhistoire

et la poeacutesie des anciens eacutetudieacutees dans les textes

mecircmes nous apportent des enseignements de

sagesse pratique et de beauteacute des exemples

incessants dheacuteroiumlsme de deacutevoilement agrave la patrie

La litteacuterature ancienne est on peut le soutenir la

source des ideacutees geacuteneacuterales et nous nous rappelons

avoir entendu un jour Berthelot agrave la Sorbonne

affirmer que la haute eacuteducation de lesprit due agrave la

culture classique eacutetait neacutecessaire agrave la poursuite de

travaux tels que les siens et ceux de ses illustres

confregraveres Claude Bernard et Pasteur elle eacutetablit

lrsquoharmonie parmi les innombrables mateacuteriaux eacutepars

qui servent de base aux recherches La deacutemocratie

plus que toute autre forme gouvernementale a

besoin dune eacutelite et pour obtenir celle-ci il faut de

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toute neacutecessiteacute maintenir lideacutealisme de notre

culture Il y aura toujours une diffeacuterence

intellectuelle et mentale profonde entre lhomme

nourri des eacutecrivains grecs et latins et celui qui les

ignore Humaniores litteraelig mdash les lettres qui

rendent plus humain les laquo humaniteacutes raquo mdash crsquoest lagrave

un terme gros de choses Schopenhauer agrave la suite

de tant drsquoautres est dans le vrai sous ce rapport

Sans doute les profanes les gens sans eacutetudes les

petits messieurs preacutetentieux qui srsquoimaginent

niaisement que la lecture superficielle drsquoun numeacutero

de Revue suppleacutee a toute discipline intellectuelle

seacuterieuse peacuteniblement acquise srsquoinscriront

veacuteheacutementement en faux contre cette maniegravere de

voir du droit mecircme de leur sacro-sainte ignorance

Crsquoest lrsquohistoire eacuteternelle de M Josse Leur

protestation est trop inteacuteresseacutee et a trop peu de

valeur pour nrsquoecirctre pas neacutegligeable Comme le dit le

picaro espagnol Guzman drsquoAlfarache qui pour ecirctre

assez coquin ne manque pas de bon sens laquo Quoi

quil arrive mieux vaut savoir qursquoavoir car si la

fortune vous abandonne la science reste Les

affaires se gacirctent la science srsquoaccroicirct et le peu que

sait le sage a plus de prix que tout ce que possegravede le

riche raquo Et nous conclurons avec le Fabuliste en

appliquant son vers si souvent citeacute agrave notre cas

speacutecial

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Laissons dire les sots le savoir a son prix

AUGUSTE DIETRICH

31 deacutecembre 1911

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SECTION I SUR CELLE-CI

Lire au lieu des œuvres originales des philosophes

toutes sortes drsquoexposeacutes de leurs doctrines ou

lrsquohistoire geacuteneacuterale de la philosophie crsquoest comme si

lrsquoon se faisait macirccher sa nourriture par un tiers

Lirait-on lhistoire universelle si chacun eacutetait agrave

mecircme de contempler de ses propres yeux les

eacuteveacutenements inteacuteressants du monde primitif Mais

en ce qui concerne lhistoire de la philosophie une

pareille autopsie du sujet est reacuteellement possible

on la trouve dans les eacutecrits originaux des

philosophes Drsquoautant plus quon peut toujours en

vue drsquoabreacuteger se limiter aux chapitres principaux

bien choisis puisqursquoils abondent tous en reacutepeacutetitions

qursquoil vaut mieux srsquoeacutepargner De cette faccedilon on

connaicirctra lessentiel de leurs doctrines sous une

forme authentique et non falsifieacutee tandis que des

Histoires de la philosophie publieacutees maintenant

chaque anneacutee par demi-douzaines on reccediloit

seulement ce qui en est entreacute dans la tecircte drsquoun

professeur et comme la chose lui apparaicirct Or il va

de soi que les ideacutees drsquoun grand esprit doivent

consideacuterablement se ratatiner pour trouver place

dans le cerveau du poids de trois livres drsquoun tel

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parasite de la philosophie drsquoougrave elles eacutemergent de

nouveau travesties dans le jargon du jour et

accompagneacutees de ses sagaces jugements Outre cela

il faut consideacuterer qursquoun homme de cette espegravece qui

eacutecrit sur la philosophie pour gagner de lrsquoargent peut

avoir lu agrave peine la dixiegraveme partie des ouvrages dont

il parle Leur eacutetude reacuteelle exige toute une longue vie

de travail telle que lrsquoa meneacutee jadis dans les temps

drsquoapplication le vaillant Brucker 3 Mais ces petits

messieurs empecirccheacutes par leurs cours continuels

leurs emplois officiels leurs voyages de vacances et

leurs distractions et qui pour la plupart publient

des Histoires de la philosophie dans leur jeunesse

que peuvent-ils avoir rechercheacute agrave fond Ajoutez agrave

cela qursquoils preacutetendent de plus ecirctre pragmatiques

avoir approfondi et exposer la neacutecessiteacute de lrsquoorigine

et de la suite des systegravemes et mecircme juger redresser

et traiter en petits garccedilons les vieux philosophes

seacuterieux et veacuteritables Que peuvent-ils faire drsquoautre

sinon copier les anciens philosophes et se copier les

3 Brucker (Jean-Jacques) neacute agrave Augsbourg en 1696 et mort dans cette ville en 1770 peut-ecirctre consideacutereacute comme le creacuteateur de lrsquohistoire de la philosophie que lrsquoun des premiers il a soumise agrave un plan reacutegulier et agrave une meacutethode exacte Son principal ouvrage sur cette matiegravere est son Historia critica philosophiae a mundi incunabilis ad nostram usque aetatem deducta Leipzig 1741-1767 6 volumes in-4deg (Le trad)

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uns les autres puis pour cacher leurs plagiats gacircter

de plus en plus les choses en srsquoefforccedilant de leur

donner la tournure du quinquennium courant et en

les jugeant conformeacutement agrave lrsquoesprit de celui-ci Au

contraire une collection des passages importants et

des chapitres essentiels des principaux philosophes

faite consciencieusement et en commun par

drsquohonnecirctes et intelligents lettreacutes arrangeacutee dans

lrsquoordre chronologico-pragmatique serait tregraves utile

Elle devrait rappeler drsquoassez pregraves ce que Gedicke4

drsquoabord plus tard Ritter5 et Preller6 ont fait pour la

philosophie de lrsquoantiquiteacute mais il faudrait qursquoelle fucirct

beaucoup plus complegravete en un mot une

4 Gedicke (Freacutedeacuteric) peacutedagogue directeur du lyceacutee Freacutedeacuteric de Berlin a publieacute des manuels drsquoextraits grecs latins franccedilais la traduction de quelques dialogues de Platon et en latin une Histoire de la philosophie ancienne drsquoapregraves divers eacutecrits de Ciceacuteron Berlin 1781 (Le trad) 5Ritter (Henri) neacute agrave Hambourg en 1809 agrave Gottingue agrave lrsquoacircge de soixante dix ans auteur drsquoune Histoire de la philosophie ancienne (taduite en franccedilais par Tissot 1836 4 vol in-8deg) qursquoil a fait entrer plus tard dans sa monumentale Histoire geacuteneacuterale de la philsophie 6Peller (Louis) neacute agrave Hambourg en 1809 professeur agrave Dorpat puis agrave Ieacutena mort en 1861 agrave Weimar ougrave il eacutetait directeur de la Bibliothegraveque Il a publieacute de fort bons manuels de psychologie classique et composeacute en collaboration avec H Ritter une Historia philosophiae grecae et romanae 1838 (Le trad)

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chrestomathie universelle reacutedigeacutee avec soin et avec

la connaissance du sujet

Les fragments que je donne ici ne sont pas du moins

traditionnels crsquoest-agrave-dire copieacutes Ce sont au

contraire des ideacutees qui mrsquoont eacuteteacute suggeacutereacutees par ma

propre eacutetude des œuvres originales

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SECTION II PHILOSOPHIE PREacuteSOCRATIQUE

Les philosophes eacuteleacuteates sont les premiers sans doute

qui eurent conscience de lopposition entre lintuitif

et le penseacute φαινόμενα et νοούμενα Ce dernier seul

eacutetait pour eux ce qui existait veacuteritablement le őντως

őν [ce qui est] Ils affirmaient agrave son eacutegard qursquoil est

un invariable et immuable mais ils nrsquoaffirmaient

pas cela des φαινόμενα crsquoest-agrave-dire de lrsquointuitif de

ce qui apparaicirct est empiriquement donneacute car il eucirct

eacuteteacute ridicule de soutenir agrave leur sujet une pareille

proposition de lagrave le principe si mal compris et

reacutefuteacute par Diogegravene dans sa maniegravere bien connue Ils

distinguaient donc deacutejagrave entre lrsquoapparence

φαινόμενον et la chose en soi Cette derniegravere ne

pouvait ecirctre perccedilue par les sens mais seulement

saisie par la penseacutee et eacutetait en conseacutequence le

νοούμενον [noumegravene] (Aristote Metaphysica I 5

p 986 et Scholia eacutedit de Berlin pp 429-430 et

509) Dans les scholies drsquoAristote (pp 460 536 544

et 798) lrsquoeacutecrit de Parmeacutenide τά κατά δόζαν

[Doctrine du sens de la vie] est mentionneacute Crsquoeacutetait

donc la doctrine du pheacutenomegravene la physique qui

impliquait certainement une autre œuvre τα χατrsquo

αλήθειαν la doctrine de la chose en soi crsquoest-agrave-dire

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la meacutetaphysique Une scholie de Philoponos dit au

sujet de Melissos έν τοίς πρός άλςειαν ἒν ἒίναι

λέγων τό ὂν έν τοις πρός δόζαν δύο (il faudrait dire

πολλὰ) φησὶν εἶαι [Tandis que dans sa doctrine de la

veacuteriteacute Melissus deacuteclare que ce qui existe est un

dans sa doctrine de la signification il affirme que ce

qui existe est double] Lrsquoopposition aux eacuteleacuteates

probablement provoqueacutee par eux-mecircmes srsquoaffirme

par Heacuteraclite qui enseigna le mouvement incessant

de toutes choses comme eux enseignaient

lrsquoimmobiliteacute absolue il prit en conseacutequence position

dans le φαινόμενον (Aristote De cœloIII lp 298

eacutedit de Berlin) Il provoqua agrave son tour une

opposition la doctrine des Ideacutees de Platon ainsi

que cela reacutesulte de lrsquoexposeacute drsquoAristote (Metaphysica

p 1078) Il est remarquable que nous trouvions

nombre de fois reacutepeacuteteacutes dans les eacutecrits des anciens

les enseignements principaux des philosophes

preacutesocratiques qui nous sont parvenus si

clairsemeacutes mais nous les rencontrons tregraves peu agrave

partir drsquoeux Ainsi les doctrines dAnaxagore sur le

νοὖς [lrsquoesprit] et le όμοιομέρενον [eacuteleacutements

homogegravenes des choses] celle drsquoEmpeacutedocle sur le

φιλία καί νεῖκος [lrsquoamour et la haine] et les quatre

eacuteleacutements celle de Deacutemocrite et de Leucippe sur les

atomes et les εϊδωλα [doubles] celle drsquoHeacuteraclite sur

lrsquoeacutecoulement continuel des choses celle des eacuteleacuteates

28 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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exposeacutee plus haut celle des pythagoriciens sur les

nombres la meacutetempsycose etc Il se peut bien que

ceci ait eacuteteacute la somme de toute leur philosophie car

nous trouvons aussi dans les œuvres des modernes

Descartes Spinoza Leibnitz et mecircme Kant les

quelques principes fondamentaux de leur doctrine

reacutepeacuteteacutes un nombre incalculable de fois de sorte que

tous ces philosophes semblent avoir adopteacute la

formule drsquoEmpeacutedocle qui peut bien avoir eacuteteacute

amateur lui aussi du signe de la reacutepeacutetition δίς καί

τρίς τά καλά [ce qui est bon peut ecirctre dit deux fois

et mecircme trois] (Voir Sturz Empedocles A

grigentinus p 504)

Les deux dogmes drsquoAnaxagore sont drsquoailleurs en

liaison intime πάντα έν πασιν [tout est dans tout]

notamment est une deacutesignation symbolique du

dogme de lrsquohomoiomeroi Dans la masse chaotique

primitive conseacutequemment les partes similares (au

sens physiologique) de toutes choses existaient au

complet Pour les diffeacuterencier et les combiner en

choses speacutecifiquement distinctes (partes

dissimilares) pour leur donner arrangement et

forme il fallut un νοũς qui par une seacutelection des

parties constitutives ramena la confusion agrave lrsquoordre

car le chaos contenait le meacutelange le plus complet de

toutes les substances (Scholia in Aristotelem p

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337) Cependant le νοũς nrsquoavait pas porteacute cette

premiegravere seacuteparation agrave sa perfection complegravete et

pour cette raison chaque chose continuait agrave

renfermer les parties constitutives de toutes les

autres bien qursquoagrave un moindre degreacute tout est bien

sucircr mecircleacute agrave tout (Ibid)

Empeacutedocle drsquoautre part au lieu dhomoiomeroi

sans nombre avait seulement quatre eacuteleacutements dougrave

les choses devaient proceacuteder comme produits et

non ainsi que chez Anaxagore comme deacuteduits Le

rocircle de neacutegation et de seacutelection crsquoest-agrave-dire

drsquoorganisation du νοũς est suivant lui joueacute par le

φιλία καί νεῖκος lrsquoamour et la haine Ces deux-ci

valent beaucoup mieux Car ici ce nrsquoest pas lrsquointellect

(νοũς ) mais la volonteacute (φιλία καί νεῖκος) qui prend

le gouvernement des choses et les substances

varieacutees ne sont pas comme chez Anaxagore de

simples deacuteduits mais de reacuteels produits Tandis

qursquoAnaxagore les fait reacutealiser par une intelligence

seacutelective Empeacutedocle croit agrave un instinct aveugle

crsquoest-agrave-dire agrave une volonteacute deacutepourvue de

connaissance

Empeacutedocle est drsquoailleurs un homme complet et son

φιλία καί νεῖκος a pour base un profond et veacuteritable

aperccedilu Mecircme dans la nature inorganique nous

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voyons les eacuteleacutements se rechercher ou se fuir srsquounir

ou se seacuteparer suivant les lois de lrsquoaffiniteacute eacutelective

Mais ceux qui montrent la plus forte disposition agrave

srsquounir chimiquement ce qui ne peut seffectuer qursquoagrave

lrsquoeacutetat de fluiditeacute prennent une attitude

drsquoantagonisme eacutelectrique des plus deacutecideacutees quand

ils entrent agrave lrsquoeacutetat solide en contact les uns avec les

autres tantocirct ils se seacuteparent en polariteacutes opposeacutees

et mutuellement hostiles tantocirct ils se recherchent et

srsquoembrassent de nouveau Et qursquoest-ce je le

demande que cet antagonisme polaire qui apparaicirct

dans toute la nature sous les formes les plus

diverses sinon une querelle sans cesse renouveleacutee

que suit toujours la reacuteconciliation ardemment

souhaiteacutee Ainsi φιλία καί νεῖκος est partout

preacutesent et selon les circonstances lrsquoun ou lrsquoautre

apparaicirct agrave son tour Aussi pouvons-nous ecirctre

affecteacutes immeacutediatement nous-mecircmes dans un sens

amical ou hostile par tout ecirctre humain qui

srsquoapproche de nous cette double disposition existe

et attend les circonstances Seule la prudence nous

avertit de nous en tenir au point drsquoindiffeacuterence de

limpartialiteacute bien qursquoil soit en mecircme temps le point

de congeacutelation De mecircme le chien eacutetranger duquel

nous nous approchons est immeacutediatement precirct agrave

adopter le ton amical ou hostile et passe aiseacutement

des aboiements et des grondements au freacutetillement

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

de la queue et vice versa Ce qui reacuteside au fond de

ce pheacutenomegravene universel du φιλία καί νεῖκος crsquoest en

reacutealiteacute la grande opposition primitive entre lrsquouniteacute

de tous les ecirctres drsquoapregraves leur essence en soi et leur

diffeacuterence complegravete dans le pheacutenomegravene qui a pour

forme le principium individuationis [principe

drsquoindividuation] Semblablement Empeacutedocle a

reconnu fausse la doctrine des atomes qursquoil

connaissait deacutejagrave et enseigneacute au contraire la

divisibiliteacute infinie des corps comme nous le dit

Lucregravece (De naturacirc rerum livre I vers 747 et suiv)

Ce qui meacuterite le plus drsquoattention dans les doctrines

drsquoEmpeacutedocle crsquoest son pessimisme deacutecideacute Il a

pleinement reconnu la misegravere de notre existence et

le monde est pour lui aussi bien que pour les vrais

chreacutetiens une valleacutee de larmes Aτης λειμων II le

compare comme le fera plus tard Platon agrave une

caverne sombre dans laquelle nous sommes

enfermeacutes Dans notre existence terrestre il voit un

eacutetat drsquoexil et de misegravere et le corps est la prison de

lrsquoacircme Ces acircmes se sont trouveacutees un jour dans un

eacutetat infiniment heureux et sont tombeacutees par leur

propre faute et leurs peacutecheacutes dans leur misegravere

actuelle ougrave elles senlisent de plus en plus et sont

enveloppeacutees dans le cercle de la meacutetempsycose

tandis que au contraire par la vertu et la pureteacute

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morale dont fait aussi partie lrsquoabstinence de la chair

des animaux et par la renonciation aux jouissances

et aux deacutesirs terrestres elles peuvent reconqueacuterir

leur situation anteacuterieure Ainsi la mecircme sagesse

primitive qui constitue lrsquoideacutee fondamentale du

brahmanisme et du bouddhisme et mecircme du vrai

christianisme (par lequel il ne faut pas entendre le

rationalisme optimiste judeacuteo-protestant) a eacuteteacute aussi

reacuteveacuteleacutee par cet ancien Grec qui complegravete le

consensus gentium sur ce point QursquoEmpeacutedocle que

les anciens regardent drsquoordinaire comme un

pythagoricien ait reccedilu cette vue de Pythagore cela

est vraisemblable drsquoautant plus qursquoelle est partageacutee

au fond par Platon qui eacutetait eacutegalement sous

lrsquoinfluence de ce philosophe Empeacutedocle se range de

la faccedilon la plus deacutecideacutee agrave la doctrine de la

meacutetempsycose qui est lieacutee agrave cette vue sur le monde

Les passages des anciens qui attestent avec ses

propres vers cette conception drsquoEmpeacutedocle ont eacuteteacute

reacuteunis avec beaucoup do soin par Sturz Empedocles

Agrigentinus deacutejagrave citeacute pp 448-458 Lrsquoopinion que

le corps est une prison la vie un eacutetat de souffrance

et de purification dont nous deacutelivre la mort si nous

sommes exempts de la migration de lrsquoacircme est

partageacutee par les Eacutegyptiens les pythagoriciens et

Empeacutedocle en mecircme temps que par les Indous et

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les bouddhistes A lrsquoexception de la meacutetempsycose

elle est contenue aussi dans le christianisme

Diodore de Sicile et Ciceacuteron confirment cette vue

des anciens (Voir Wernsdorf De metempsychosi

veterum p 31 et Ciceacuteron Fragmenta eacutedit de

Deux-Ponts pp 299 316 319) Ciceacuteron nrsquoindique

pas dans ces passages agrave quelle eacutecole philosophique

ils appartiennent mais ils semblent ecirctre des restes

de la sagesse pythagoricienne

Dans les autres doctrines de ces philosophes

preacutesocratiques il y a aussi beaucoup de choses

vraies dont je veux mettre quelques-unes en relief

Selon la cosmogonie de Kant et de Laplace qui a

reccedilu gracircce aux observations drsquoHerschel une

confirmation agrave posteriori que lord Rosse srsquoefforce

en ce moment de rendre douteuse agrave lrsquoaide de son

reacuteflecteur geacuteant pour la consolation du clergeacute

anglais le systegraveme planeacutetaire se forme par la

condensation de brouillards lumineux qui se

coagulent lentement et ensuite tournent en cercle

et cette theacuteorie apregraves des milliers drsquoanneacutees justifie

ainsi Anaximegravene qui deacuteclarait que lrsquoair et la vapeur

sont les eacuteleacutements fondamentaux de toutes choses

(Scholia in Aristotelem p 514) En mecircme temps les

vues drsquoEmpeacutedocle et de Deacutemocrite reccediloivent

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confirmation car ils expliquaient deacutejagrave comme

Laplace lrsquoorigine et lrsquoexistence du monde par un

tourbillon (Aristote Opeacutera eacutedit de Berlin p 295

et Scholia p 351) ideacutee qursquoAristophane raille comme

un blasphegraveme (Nubes vers 820) juste comme la

theacuteorie de Laplace provoque aujourdrsquohui les

railleries des precirctres anglais qui craignent pour

leurs beacuteneacutefices ainsi que crsquoest leur cas chaque fois

quune veacuteriteacute nouvelle apparaicirct Notre

stœchiomeacutetrie chimique mecircme nous ramegravene jusqursquoagrave

un certain point agrave la philosophie pythagoricienne

des nombre laquo Les proprieacuteteacutes et les proportions des

nombres sont la base des proprieacuteteacutes et des

proportions des choses comme par exemple le

double quatre tiers un et demi raquo (Scholia in

Aristotelem pp 543 et 829) On sait que les

pythagoriciens ont eacuteteacute les inventeur du systegraveme de

Copernic ce systegraveme eacutetait mecircme connu de celui-ci

qui a tireacute directement son ideacutee fondamentale du

passage souvent citeacute sur Hicetas dans les

Quaestionnes academicaen (livre II chap XXXIX)

de Ciceacuteron et sur Philolaos dans Plutarque De

placitis philosophorum (livre III chap XIII) Cette

cognition importante fut rejeteacutee plus tard par

Aristote qui y substitua ses balivernes dont il sera

question plus loin (Comparer Le monde comme

volonteacute et comme repreacutesentation 2e eacutedit t Il p

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342 et 3deg eacutedit t II p 390) Mecircme les deacutecouvertes

de Fourier et de Cordier sur la chaleur agrave linteacuterieur

de la terre confirment la doctrine des anciens laquo Les

pythagoriciens disaient que lrsquoon peut trouver un feu

actif au milieu et au centre de la terre qui lui donne

chaleur et vie raquo (Scholia in Aristotelem p 504) Et

si en conseacutequence de ces deacutecouvertes lrsquoeacutecorce

terrestre est regardeacutee aujourdrsquohui comme une

couche mince entre deux meacutediums (atmosphegravere et

meacutetaux et meacutetalloiumldes chauds en fusion) dont le

contact doit occasionner une conflagration qui

aneacuteantira cette eacutecorce cela confirme lrsquoopinion

partageacutee par tous les anciens philosophes et aussi

par les Indous (Lettres eacutedifiantes eacutedit de 1819 t

VII p 114) que le monde sera finalement consumeacute

par le feu Il est inteacuteressant aussi de faire remarquer

que comme nous lrsquoapprend Aristote (Metaphysica

I 5 p 986) les pythagoriciens ont conccedilu sous le

nom de δέκα άρχαί [dix principes] le yin et yang

des Chinois

Que la meacutetaphysique de la musique telle que je lrsquoai

expliqueacutee dans mon œuvre principale (t I sect 52 et t

II chap XXXIX) puisse ecirctre regardeacutee comme un

exposeacute de la philosophie pythagoricienne des

nombres crsquoest ce que jrsquoai indiqueacute lagrave briegravevement Je

veux ici mrsquoy arrecircter davantage preacutesupposant en

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mecircme temps que le lecteur a conserveacute le souvenir

des passages en question

Conformeacutement donc agrave ce qui a eacuteteacute dit la meacutelodie

exprime tous les mouvements de la volonteacute telle

qursquoelle se manifeste dans la conscience humaine

crsquoest-agrave-dire tous les affects sentiments etc tandis

que lrsquoharmonie au contraire indique la graduation

de lrsquoobjectivation de la volonteacute dans le reste de la

nature La musique est en ce sens une seconde

reacutealiteacute qui marche tout agrave fait parallegravelement avec la

premiegravere tout en eacutetant drsquoune nature et drsquoun

caractegravere fort diffeacuterents elle a donc une complegravete

analogie avec elle mais aucune similitude La

musique nrsquoexiste drsquoailleurs comme telle que dans

un nerfs auditifs et notre cerveau en dehors de

ceux-ci ou en soi (au sens de Locke) elle consiste

en simples rapports de nombres directement au

point de vue de la quantiteacute en cadence et ensuite

au point de vue de la qualiteacute dans les degreacutes de la

gamme qui reposent sur les rapports arithmeacutetiques

des vibrations en un mot numeacuterique dans son

eacuteleacutement rythmique elle lrsquoest aussi dans son eacuteleacutement

harmonique

Lrsquoessence entiegravere du monde aussi bien comme

microcosme que comme macrocosme peut donc

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ecirctre exprimeacutee par de purs rapports de nombres et

est reacuteductible agrave ceux-ci en une certaine mesure En

ce sens Pythagore avait raison de placer dans les

nombres la veacuteritable essence des choses mdash Mais que

sont les nombres mdash Des rapports de succession

dont la possibiliteacute est baseacutee sur le temps

Lorsqursquoon lit ce qui est dit dans les Scholia in

Aristotelem (p 829) sur la philosophie

pythagoricienne des nombres on peut ecirctre induit a

supposer que lrsquousage du mot λόγος [logos] dans

lrsquointroduction de lrsquoEacutevangile attribueacute agrave Jean usage si

eacutetrange et si mysteacuterieux et touchant agrave labsurde de

mecircme que les passages anteacuterieurs et analogue de

celui-ci dans Philon ont celui-lagrave et ceux-ci leur

origine dans la philosophie pythagoricienne des

nombres drsquoapregraves la signification du mot λόγος au

sens arithmeacutetique comme rapport numeacuterique ratio

numerica Une relation semblable constitue drsquoapregraves

les pythagoriciens lessence intime et indestructible

de chaque ecirctre cest-agrave dire son principe premier et

originel άρχή de sorte qursquoon pourrait dire de

chaque chose laquo au commencement eacutetait le

Verbe raquo Il faut noter aussi qursquoAristote dit laquo les

eacutemotions sont des relations numeacuteriques

mateacuterielles raquo puis laquo car la relation numeacuterique

constitue la forme de la chose raquo (De anima I 1)

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Cela rappelle le λόγος οπερματικος [raison

seacuteminale] des stoiumlciens auquel je reviendrai bientocirct

Dapregraves Jamblique qui nous a laisseacute une biographie

de Pythagore celui-ci avait reccedilu son eacuteducation

surtout en Eacutegypte ougrave il avait seacutejourneacute de sa vingt-

deuxiegraveme agrave sa cinquante-sixiegraveme anneacutee et ses

maicirctres avaient eacuteteacute les precirctres De retour dans sa

patrie il avait conccedilu le projet de fonder une sorte

drsquoEacutetat sacerdotal agrave lrsquoimitation des hieacuterarchies

eacutegyptiennes avec les modifications neacutecessaires chez

les Grecs bien entendu et srsquoil nrsquoy reacuteussit pas dans

sa patrie Samos il y parvint en une certaine mesure

agrave Crotone Or comme la culture et la religion

eacutegyptiennes provenaient sans aucun doute de lrsquoInde

ainsi que le prouvent la sainteteacute de la vache et cent

autres choses (Heacuterodote Histoire II 41) cela

expliquerait la prescription de Pythagore relative agrave

lrsquoabstinence de la viande des animaux notamment

la deacutefense de tuer des bœufs (Jamblique Vita

Pythagoraelig chap VIII sect 150) et aussi les

recommandations de bonteacute envers tous les

animaux de mecircme sa doctrine de la meacutetempsycose

ses vecirctements blancs ses eacuteternelles et mysteacuterieuses

cachotteries qui donnegraverent naissance aux discours

symboliques et srsquoeacutetendirent jusqursquoaux theacuteoregravemes

matheacutematiques ensuite la fondation drsquoune sorte de

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caste sacerdotale avec discipline seacutevegravere et

ceacutereacutemonial imposant le culte du soleil et tout le

reste Crsquoest aussi des Eacutegyptiens qursquoil tenait ses

notions astronomiques les plus importantes Voilagrave

pourquoi la prioriteacute de la doctrine de lrsquoinclinaison

de lrsquoeacutecliptique lui fut contesteacutee par Œnopide qui

avait eacuteteacute avec lui en Eacutegypte (Voir agrave ce sujet la

conclusion du chap XXIV du livre I des Eclogaelig de

Stobeacutee avec une note de Heeren drsquoapregraves Diodore de

Sicile) Drsquoailleurs si lrsquoon examine les notions

astronomiques eacuteleacutementaires de tous les philosophes

grecs rassembleacutees par Stobeacutee (speacutecialement livre I

chap XV et suiv) on trouve qursquoils ont produit le

plus souvent des absurditeacutes agrave la seule exception des

pythagoriciens qui en regravegle geacuteneacuterale sont tregraves

exacts Que cela ne vienne pas drsquoeux-mecircmes mais

de lrsquoEacutegypte ce nest pas douteux La prohibition

bien connue de Pythagore au sujet des fegraveves est

drsquoorigine eacutegyptienne pure et uniquement une

superstition venue de lagrave puisque Heacuterodote (II 37)

relate qursquoen Eacutegypte la fegraveve est consideacutereacutee comme

impure et est abhorreacutee au point que les precirctres ni

peuvent pas mecircme supporter sa vue

Que la doctrine de Pythagore ait eacuteteacute drsquoailleurs un

pantheacuteisme deacutecideacute crsquoest ce dont teacutemoigne aussi

nettement que briegravevement une sentence

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pythagoricienne qui nous a eacuteteacute conserveacutee par

Cleacutement drsquoAlexandrie dans sa Cohortatio ad

gentes et dont le dialecte dorique nous garantit

lrsquoauthenticiteacute la voici laquo Cependant nous ne

pouvons passer sous silence les disciples de

Pythagore lorsqursquoils deacuteclarent Dieu est un mais

comme certains lrsquoimaginent il nrsquoest point en dehors

de lrsquounivers il est agrave lrsquointeacuterieur Il est la sphegravere

entiegravere souverain de toute origine reacutepandu en

toutes choses Il existe eacuteternellement il est le maicirctre

de toutes ses forces et de toutes ses œuvres lumiegravere

au sein des paradis pegravere de lrsquounivers esprit et

inspiration de lrsquoordre entiegravere du monde et du

mouvement de lrsquounivers raquo (Voir Cleacutement

drsquoAlexandrie Opera t I p 118 dans les Sanctorum

Patrum Opera polemica t IV Warzbourg 1778) Il

est bon notamment de se convaincre en toute

occasion que theacuteisme et judaiumlsme sont agrave

proprement parler des termes eacutequivalents

Selon Apuleacutee Pythagore serait mecircme alleacute jusqursquoaux

Indes et aurait eacuteteacute instruit par les brahmanes eux-

mecircmes (Florida eacutedit de Deux-Ponts p 130) Je

crois en conseacutequence que la sagesse et la science

assureacutement consideacuterables de Pythagore consistaient

moins en ce quil avait penseacute qursquoen ce qursquoil avait

appris en un mot qursquoelles lui eacutetaient plutocirct

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eacutetrangegraveres que personnelles Cela est confirmeacute par

une assertion drsquoHeacuteraclite agrave son sujet (Diogegravene

Laerce livre VIII chap I sect 5) Autrement il les

aurait coucheacutees par eacutecrit pour sauver ses ideacutees de la

destruction tandis que ce qursquoil avait appris du

dehors restait sain et sauf agrave sa source

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SECTION III SOCRATE

La sagesse de Socrate est un article de foi

philosophique Que le Socrate de Platon soit un

personnage ideacuteal par conseacutequent poeacutetique qui

exprime les ideacutees de ce philosophe cela est eacutevident

mais dans le Socrate de Xeacutenophon par contre on

ne trouve pas beaucoup de sagesse Selon Lucien

(Philopseudegraves sect24) Socrate avait un gros ventre ce

qui nrsquoappartient pas preacuteciseacutement aux signes du

geacutenie Le mecircme doute plane drsquoailleurs sur les hautes

faculteacutes intellectuelles de tous ceux qui nrsquoont pas

eacutecrit y compris Pythagore Un grand esprit doit

reconnaicirctre graduellement sa vocation et sa

situation vis-agrave-vis de lrsquohumaniteacute et arriver

conseacutequemment agrave la conviction qursquoil ne fait pas

partie du troupeau mais des bergers crsquoest-agrave-dire

des eacuteducateurs de la race humaine Alors srsquoimpose agrave

lui le devoir de ne pas limiter son action immeacutediate

et certaine au petit nombre drsquohommes que le hasard

rapproche de lui mais de lrsquoeacutetendre agrave lhumaniteacute

afin quelle puisse y atteindre les exceptions les

meilleurs les eacutelus Or lrsquounique organe par lequel on

srsquoadresse agrave lrsquohumaniteacute crsquoest lrsquoeacutecriture on ne parle

verbalement quagrave un nombre restreint drsquoindividus

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par suite ce qui est dit ainsi demeure par rapport agrave

la race humaine une affaire priveacutee Car lesdits

individus sont le plus souvent un mauvais sol pour

la noble moisson ou bien elle nrsquoy pousse pas du

tout ou bien ses produits deacutegeacutenegraverent rapidement la

moisson doit donc ecirctre preacuteserveacutee Or ceci seffectue

non par la tradition qui est falsifieacutee agrave chaque pas

mais uniquement par lrsquoeacutecriture cette seule

conservatrice fidegravele des ideacutees Ajoutez agrave cela que

chaque esprit qui pense profondeacutement eacuteprouve le

besoin neacutecessaire pour sa propre satisfaction de

retenir ses penseacutees et de les ramener agrave la plus

grande clarteacute et netteteacute possibles cest-agrave-dire agrave les

incarner dans des mots Mais ceci nrsquoest obtenu

parfaitement que par leacutecriture La parole eacutecrite est

en effet essentiellement toute diffeacuterente du la parole

verbale car elle seule permet la plus haute preacutecision

et concision la briegraveveteacute par excellence ce qui fait

drsquoelle le pur εκτυποσ [double] de la penseacutee Ce serait

donc une ideacutee bien extravagante de la part drsquoun

penseur de ne pas utiliser la plus importante

invention de lrsquoespegravece humaine Pour cette raison il

mrsquoest difficile de croire agrave lrsquointelligence vraiment

eacutetendue de ceux qui nont pas eacutecrit Je suis plutocirct

disposeacute agrave les tenir pour des heacuteros surtout pratiques

qui oui plus agi par leur caractegravere que par leur

cerveau Les sublimes auteurs de lrsquoUpanishad des

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Veacutedas ont eacutecrit Quant agrave la Sanhita du mecircme livre

qui se compose uniquement de priegraveres il se peut

qursquoau deacutebut elle nrsquoait eacuteteacute propageacutee que verbalement

Entre Socrate et Kant existent bon nombre de

ressemblance Tous deux rejettent tout dogmatisme

tous deux professent une complegravete ignorance en

matiegravere de meacutetaphysique et font leur trait distinctif

de la conscience claire de cette ignorance Tous

deux affirment que le pratique ce que lrsquohomme doit

faire et ce qursquoil doit omettre est drsquoautre part

absolument certain de lui-mecircme sans autre

fondement theacuteorique Tous deux ont eu cette

destineacutee que leurs successeurs immeacutediats et

disciples deacuteclareacutes se sont seacutepareacutes drsquoeux preacuteciseacutement

sur ces principes et eacutelaborant une meacutetaphysique

ont eacutetabli des systegravemes absolument dogmatiques et

enfin que ces systegravemes tregraves diffeacuterents les uns des

autres srsquoaccordaient tous sur un point agrave savoir

qursquoils proceacutedaient des doctrines de Socrate ou de

Kant Comme je suis moi-mecircme un kantien je veux

indiquer ici en un mot mes affiniteacutes avec lui Kant

enseigne que nous ne pouvons rien savoir en dehors

de lrsquoexpeacuterience et de sa possibiliteacute Je concegravede cela

mais en soutenant que lrsquoexpeacuterience mecircme dans sa

totaliteacute est susceptible drsquoune explication et jrsquoai

tenteacute de donner celle-ci en la deacutechiffrant comme

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une eacutecriture et non agrave lrsquoexemple de tous les

philosophes preacuteceacutedents en entreprenant de la

deacutepasser au moyen de ses pures formes mdash meacutethode

dont Kant a deacutemontreacute lrsquoilleacutegitimiteacute

Lrsquoavantage de la meacutethode socratique telle qursquoelle

nous apparaicirct chez Platon consiste en ce qursquoon

admet seacutepareacutement de la part de lrsquointerlocuteur ou

de lrsquoadversaire avant que celui-ci en ait aperccedilu les

conseacutequences les motifs des principes qursquoon se

propose de deacutemontrer tandis qursquoau contraire si

lexposeacute eacutetait didactique et le discours continu il

aurait occasion de reconnaicirctre bien vite les

conseacutequences et les motifs comme tels et il ne

manquerait pas de les attaquer srsquoils ne lui plaisaient

pas En attendant parmi les choses que Platon

voudrait nous faire croire il y a ceci crsquoest que par

lapplication de cette meacutethode les sophistes et

autres fous se seraient laisseacute en toute innocence

prouver par Socrate qursquoil srsquoagissait drsquoeux-mecircmes

Cela nrsquoest pas probable On peut plutocirct croire que

au dernier quart de la route ou bien degraves qursquoils

remarquaient ougrave les choses allaient en venir ils

gacirctaient par la deacuteneacutegation de ce qui avait eacuteteacute dit

par des malentendus intentionnels par des artifices

et des chicanes auxquels recourt instinctivement la

deacuteloyauteacute ergoteuse le jeu artificiel de Socrate et

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trouaient son filet ou encore ils devenaient si

grossiers et si agressifs que celui-ci devait trouver

sage de sauver sa peau agrave temps Pourquoi en effet

les sophistes eux aussi nrsquoauraient-ils pas connu la

meacutethode par laquelle chacun peut se rendre lrsquoeacutegal de

chacun et mecircme combler pour un moment la plus

grande ineacutegaliteacute intellectuelle mdash lrsquoinsulte Les

natures basses eacuteprouvent un penchant instinctif

pour celle-ci degraves qursquoelles commencent agrave soupccedilonner

une supeacuterioriteacute de lrsquointelligence

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SECTION IV PLATON

Chez Platon deacutejagrave nous trouvons lrsquoorigine drsquoune

certaine fausse dianœologie exposeacutee dans un

dessein meacutetaphysique secret agrave savoir une

psychologie rationnelle et une doctrine de

lrsquoimmortaliteacute qui srsquoy rattache Cette fausse

dianœologie a fait preuve drsquoune tregraves puissante

vitaliteacute puisquelle a traverseacute toute la philosophie

ancienne meacutedieacutevale et moderne jusqursquoagrave ce que

Kant le destructeur universel lui eacutecrasacirct enfin la

tecircte La doctrine viseacutee ici est le rationalisme de la

theacuteorie de la connaissance avec son aboutissement

meacutetaphysique On peut la reacutesumer briegravevement ainsi

ce qui connaicirct en nous est une substance

immateacuterielle fonciegraverement distincte du corps

nommeacutee acircme le corps au contraire est un obstacle

agrave la connaissance En conseacutequence toute

connaissance transmise par les sens est trompeuse

la seule vraie exacte et certaine est celle qui est

affranchie et eacuteloigneacutee de toute sensibiliteacute (crsquoest-agrave-

dire de toute perception) en drsquoautres termes penseacutee

pure la mise en œuvre des notions abstraites seules

Crsquoest ce que lrsquoacircme accomplit par ses propres

moyens Elle opeacuterera donc le mieux lorsqursquoelle sera

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seacutepareacutee du corps crsquoest-agrave-dire apregraves notre mort De

telle sorte que la dianœologio srsquoassocie agrave la

psychologie rationnelle au beacuteneacutefice de sa doctrine

de lrsquoimmortaliteacute Cette doctrine que je viens de

reacutesumer se trouve exposeacutee au

long et nettement dans le Pheacutedon chap X Elle a un

caractegravere un peu diffeacuterent dans le Timeacutee drsquoapregraves

lequel Sextus Empiricus la rapporte en ces termes

preacutecis et clairs laquo Une opinion ancienne a la faveur

des philosophes naturels selon laquelle lrsquohomogegravene

est connaissable par lrsquohomogegravene raquo Et plus

loin laquo Dans le Timeacutee Platon utilise cette meacutethode

pour deacutemontrer la nature incorporelle de lrsquoacircme

Car dit-il le visage est adapteacute agrave la lumiegravere parce

qursquoil est susceptible de lumiegravere lrsquoaudition est de

condition aeacuterienne puisqursquoelle perccediloit la commotion

de lrsquoair crsquoest-agrave-dire le son comme lrsquoodeur qui

perccediloit les fumeacutees et les vapeurs est configureacutee en

rapport avec ces eacutevegravenements ainsi que le goucirct

pareillement adapteacute puisqursquoil perccediloit les jus par

suite lrsquoacircme doit neacutecessairement ecirctre drsquoessence

incorporelle puisqursquoelle connait des ideacutees

incorporelles comme par exemple celles comprises

dans les nombres et celles que lrsquoon peut deacutecouvrir

dans la forme des corps raquo (Adversus

mathematicos VII 116 et 119)

49 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Aristote lui-mecircme admet cette argumentation du

moins comme hypothegravese dans son traiteacute De anima

(livre I chap 1) ougrave il dit que lexistence seacutepareacutee de

lrsquoacircme serait eacutetablie par lagrave si cette derniegravere

srsquoaccroissait drsquoune manifestation quelconque agrave

laquelle le corps nrsquoaurait aucune part et cette

manifestation semble devoir ecirctre avant tout la

penseacutee Mais si mecircme celle-ci nrsquoest pas possible sans

intuition ni imagination elle ne peut non plus

exister sans le corps (Lrsquointellection semble

eacuteminemment propre agrave lrsquoacircme mais si cette activiteacute

est elle-mecircme un acte de lrsquoimagination ou ne peut

srsquoexercer sans le concours de lrsquoimagination elle ne

pourra elle non plus srsquoaccomplir indeacutependamment

du corps De anima I 1) Cependant Aristote

nrsquoadmet pas mecircme la condition indiqueacutee plus haut

crsquoest-agrave-dire la preacutemisse de lrsquoargumentation

puisqursquoil enseigne ce qursquoon a formuleacute plus tard dans

la proposition nihil est in intollectu quod non

prius fuerit in sensibus (Voir agrave ce sujet le De anima

III 8) Il vit donc deacutejagrave que tout ce qui est purement

et abstraitement penseacute a emprunteacute toute sa matiegravere

et tout son contenu agrave ce qui est perccedilu Cela a troubleacute

les scolastiques Aussi sefforccedila-t-on de prouver degraves

le moyen acircge qursquoil y a de pure connaissances de

raison crsquoest-agrave-dire des ideacutees sans rapport avec une

image quelconque en un mot un penser qui tire

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toute sa matiegravere de lui-mecircme Les efforts et les

controverses sur ce point se trouvent reacuteunis dans le

livre De immortalitate animi de Pomponace qui

leur emprunte son principal argument Pour

reacutepondre aux exigences indiqueacutees les universalia et

les connaissances a priori conccedilus comme aeligternaelig

veritates devaient ecirctre mis en œuvre Quel

deacuteveloppement fut apporteacute agrave cette matiegravere par

Descartes et son eacutecole crsquoest ce que jrsquoai deacutejagrave exposeacute

dans la longue remarque ajouteacutee au paragraphe 6 de

mon Meacutemoire couronneacute sur Le fondement de la

morale ougrave jrsquoai rapporteacute aussi le texte original

inteacuteressant du carteacutesien De la Forge7 Ce sont en

effet les disciples drsquoun philosophe qui en regravegle

geacuteneacuterale expriment le plus clairement les fausses

doctrines de celui-ci car ils nont aucune raison

comme crsquoest le cas du maicirctre pour laisser le pus

possible dans lrsquoombre les cocircteacutes de son systegraveme qui

pourraient trahir sa faiblesse vu qursquoils nrsquoy voient

pas encore malice Mais Spinoza opposa agrave tout le

dualisme carteacutesien sa doctrine substantia cogitans

et substantia extensa una cademque est substantia

7 Louis de la Forge medecin du XVIIe siegravecle exerccedila on art agrave Saumur Ami de Descartes il interpreacuteta habilement les doctrinces de celui-ci dans son Traiteacute de lrsquoacircme humaine de ses faculteacutes de ses fonctions et de son union avec le corps Paris 1664

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que jam sub hoc jam sub illo attributo

comprehenditur [la substance pensante et

substance eacutetendue sont une mecircme et seule

substance conccedilue tantocirct sous un attribut tantocirct

sous un autre] et montra par lagrave sa grande

supeacuterioriteacute Leibnitz drsquoautre part resta gentiment

dans le sentier de Descartes et de lrsquoorthodoxie Mais

cela provoqua aussitocirct lrsquoeffort si salutaire agrave la

philosophie de lexcellent Locke qui finit par se

plonger dans lrsquoinvestigation de lorigine des

concepts et fit de ce principe no innate ideas [pas

drsquoideacutees inneacutees] soigneusement exposeacute la base de

son systegraveme Les Franccedilais agrave lrsquousage desquels

Condillac adapta ledit systegraveme tout en partant du

mecircme principe ne tardegraverent pas agrave aller trop loin en

affirmant que penser cest sentir Prise au pied de la

lettre cette proposition est fausse mais elle est

vraie en ce sens que chaque penser preacutesuppose

drsquoune part le sentiment comme ingreacutedient de la

perception qui lui fournit sa matiegravere et drsquoautre

part est conditionneacute aussi bien que le sentiment

par des organes corporels De mecircme que celui-ci

lrsquoest par les nerfs sensitifs celui-lagrave lrsquoest par le

cerveau et tous deux sont de lrsquoactiviteacute nerveuse

Lrsquoeacutecole franccedilaise elle-mecircme srsquoattacha toutefois

solidement agrave ce principe non pour lui-mecircme mais

dans un dessein meacutetaphysique et dans lespegravece

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mateacuterialiste absolument comme les opposants

platoniciens carteacutesiens et leibnitziens seacutetaient

attacheacutes au principe faux que lunique connaissance

exacte des choses consiste dans le penser pur crsquoest-

agrave-dire avec un dessein meacutetaphysique en vue de

prouver ainsi lrsquoimmortaliteacute de lacircme Kant seul nous

ramegravene de ces deux voies fausses agrave la veacuteriteacute et

apaise une querelle dans laquelle les deux parties agrave

vrai dire nrsquoagissent pas loyalement toutes deux

professent la dianœologie mais elles sont

preacuteoccupeacutees de la meacutetaphysique et pour cette

raison falsifient la dianœologie Kant dit

certainement il y a une pure connaissance de raison

crsquoest-agrave-dire des connaissances a priori anteacuterieures agrave

toute expeacuterience et conseacutequemment aussi un

penser qui nrsquoest pas redevable de sa matiegravere agrave une

connaissance quelconque transmise par les sens

mais preacuteciseacutement cette connaissance a priori

quoique non tireacutee de lrsquoexpeacuterience nrsquoa de valeur et de

validiteacute que par rapport agrave lrsquoexpeacuterience car elle nrsquoest

autre chose que la constatation de notre propre

appareil de connaissance et de son organisation

(fonction ceacutereacutebrale) ou selon lrsquoexpression de Kant

la forme de la conscience connaissante elle-mecircme

qui reccediloit tout drsquoabord sa matiegravere de la connaissance

empirique agrave laquelle elle est lieacutee par lrsquoimpression

sensitive et sans laquelle elle est vide et inutile

53 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Voilagrave pourquoi sa philosophie se nomme la critique

de la raison pure Sous elle succombe toute cette

psychologie meacutetaphysique et avec elle toute la pure

activiteacute de lrsquoacircme platonicienne Car nous voyons que

la connaissance sans la perception transmise par le

corps nrsquoa pas de matiegravere et que par conseacutequent le

sujet connaissant comme tel sans la preacutesupposition

du corps nrsquoest qursquoune forme vide pour ne pas

ajouter que chaque penser est une fonction

physiologique du cerveau comme la digestion en est

une de lrsquoestomac

Si donc la recommandation faite par Platon drsquoisoler

la connaissance et de la maintenir pure de toute

communauteacute avec le corps les sens et la perception

apparait contraire au but absurde et pour tout

dire impossible nous pouvons cependant regarder

ma doctrine drsquoapregraves laquelle seule la connaissance

intuitive maintenue pure de toute communauteacute avec

la volonteacute atteint la plus haute objectiviteacute et par lagrave

la perfection comme lrsquoanalogie justifieacutee de celle-ci

Je renvoie agrave ce sujet au livre III de mon œuvre

principale

54 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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SECTION V ARISTOTE

Le caractegravere principal drsquoAristote peut ecirctre deacutefini

ainsi la plus grande perspicaciteacute unie agrave la

circonspection au don dobservation agrave la diversiteacute et

au manque de profondeur Sa conception du monde

est plate quoique ingeacutenieusement eacutelaboreacutee La

profondeur trouve sa matiegravere en nous-mecircmes la

perspicaciteacute doit recevoir celle-ci du dehors pour

avoir des donneacutees Mais agrave cette eacutepoque-lagrave les

donneacutees empiriques eacutetaient en partie pauvres en

partie fausses Pour cette raison lrsquoeacutetude dAristote

est aujourdrsquohui assez peu profitable tandis que celle

de Platon lrsquoest resteacutee au plus haut degreacute Ce manque

de profondeur releveacute chez Aristote apparaicirct

naturellement de la faccedilon la plus visible dans sa

Meacutetaphysique ougrave la simple perspicaciteacute ne suffit

pas comme ailleurs crsquoest donc en cette matiegravere

qursquoil est le moins satisfaisant Sa Meacutetaphysique est

en majeure partie une conversation sur les systegravemes

de ses preacutedeacutecesseurs quil critique et reacutefute de son

point de vue le plus souvent dapregraves des assertions

isoleacutees sans entrer dans leur sens et un peu comme

quelqursquoun qui brise les fenecirctres du dehors il

propose peu de dogmes personnels pour ne pas dire

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un seul du moins coheacuterents Si nous sommes

redevables agrave sa poleacutemique drsquoune grande partie de

nos connaissances sur la philosophie ancienne crsquoest

un service accidentel

Il est surtout hostile agrave Platon lagrave ougrave celui-ci a

entiegraverement raison Les laquo Ideacutees raquo de Platon

reviennent sans cesse dans sa bouche comme une

chose qursquoil ne peut digeacuterer il est deacutecideacute agrave ne pas les

accepter La perspicaciteacute suffit dans les sciences

expeacuterimentales aussi la tendance drsquoAristote est-elle

eacuteminemment empirique Mais aujourdhui que

depuis ce temps-lagrave lrsquoempirisme a fait de tels progregraves

qursquoil est agrave lrsquoeacutegard de cette eacutepoque ce qursquoest lacircge

adulte par rapport agrave lrsquoenfance les sciences en

question ne peuvent guegravere gagner directement agrave son

eacutetude elles ne le peuvent qursquoindirectement par la

meacutethode et le cocircteacute scientifique qui le caracteacuterisent et

qursquoil a importeacutes dans le monde En zoologie

cependant il est de nos jours encore drsquoune utiliteacute

directe au moins dans les deacutetails Sa tendance

empirique le porte drsquoailleurs agrave toujours se disperser

il abandonne si aiseacutement et si freacutequemment le fil de

lrsquoideacutee agrave laquelle il srsquoest attacheacute qursquoil est presque

incapable de le suivre dans toute son eacutetendue et

jusqursquoau bout or crsquoest preacuteciseacutement en cela que

consiste le penser profond Au contraire il soulegraveve

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

continuellement des problegravemes quil ne contente

drsquoeffleurer et passe immeacutediatement agrave autre chose

sans les avoir reacutesolus ni mecircme seulement discuteacutes agrave

fond Son lecteur se dit souvent laquo maintenant nous

y voilagrave raquo mais nous nrsquoy sommes pas et alors il

semble quand il a abordeacute un problegraveme et lrsquoa

poursuivi un instant que la veacuteriteacute plane sur ses

legravevres mais tout agrave coup il aborde un autre sujet et

nous laisse dans le doute Il ne peut srsquoarrecircter agrave rien

et passe du sujet qursquoil vient daborder agrave un autre qui

se preacutesente agrave lrsquoinstant mecircme agrave lui comme un enfant

qui laisse tomber le jouet qursquoil tient pour en saisir

un autre qursquoil aperccediloit Crsquoest lagrave le cocircteacute faible de son

esprit crsquoest la vivaciteacute de la superficialiteacute Cela

explique pourquoi le mode drsquoexposeacute drsquoAristote qui

eacutetait un cerveau vigonreusement systeacutematique

puisque crsquoest agrave lui qursquoon doit la seacuteparation et la

classification des sciences manque totalement

drsquoagencement systeacutematique et que nous nrsquoy

trouvons pas de progregraves meacutethodique crsquoest-agrave-dire la

seacuteparation du dissemblable et le groupement du

semblable Il traite les choses comme elles se

preacutesentent agrave son esprit sans y avoir reacutefleacutechi au

preacutealable et sans srsquoecirctre traceacute agrave leur sujet un plan net

Il pense la plume agrave la main ce qui est un grand

allegravegement pour lrsquoeacutecrivain mais un grand mal pour

le lecteur De lagrave le manque de plan et lrsquoinsuffisance

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de son exposeacute de lagrave ses reacutepeacutetitions innombrables

parce que des ideacutees eacutetrangegraveres agrave son sujet lui ont

passeacute par la tecircte de lagrave vient qursquoil ne peut srsquoarrecircter

sur un point et discourt agrave perte de vue qursquoil

conduit par le nez comme nous lrsquoavons dit plus

haut le lecteur anxieux de la solution des

problegravemes souleveacutes qursquoapregraves avoir consacreacute

plusieurs pages agrave une question il reprend tout agrave

coup son investigation agrave partir du commencement

avec par conseacutequent agrave ce sujet revenons agrave notre

point de deacutepart et cela six fois dans un seul traiteacute

de lagrave vient que cette eacutepigraphe Quid feret hic tento

dignum promissor hiatu [A quelle matiegravere

drsquoimportance peut-on srsquoattendre en le voyant ouvrir

la bouche ] srsquoapplique agrave tant drsquoexordes de ses livres

et de ses chapitres et pour tout dire qursquoil est si

souvent confus et insuffisant Par exception il est

vrai il srsquoest comporteacute diffeacuteremment comme dans

les trois livres de sa Rheacutetorique qui sont un modegravele

de meacutethode scientifique et preacutesentent une symeacutetrie

architectonique qui peut bien avoir eacuteteacute le prototype

de celle de Kant

Lrsquoopposeacute radical dAristote aussi bien pour la

maniegravere de penser que pour celle drsquoexposer sa

penseacutee crsquoest Platon Celui-ci maintient comme avec

une main de fer son ideacutee conductrice en suit le fil si

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teacutenu soit-il dans toutes ses ramifications agrave travers

les labyrinthes des plus longs dialogues et le

retrouve apregraves tous les eacutepisodes On voit qursquoil a

mucircrement et pleinement reacutefleacutechi sur son sujet

avant de se mettre agrave eacutecrire et ordonneacute artistement

sa faccedilon de le preacutesenter Aussi chaque Dialogue est-

il une œuvre drsquoart voulue dont toutes les parties ont

un rapport bien calculeacute quoique souvent cacheacute un

instant agrave dessein et dont les freacutequents eacutepisodes

ramegravenent souvent drsquoeux-mecircmes et drsquoune faccedilon

inattendue agrave lrsquoideacutee principale deacutesormais mise en

lumiegravere par eux Platon a toujours su au sens

complet du mot ce quil voulait et entendait faire

habituellement il nrsquoamegravene pas les problegravemes jusqursquoagrave

leur solution deacutefinitive mais se contente de les

discuter agrave fond Il ne faut donc pas nous eacutetonner si

comme on le raconte (voir surtout AEliglien Variae

Historiaelig III 19 IV 9 etc) la bonne harmonie

personnelle eacutetait bien loin de reacutegner entre Platon et

Aristote le premier parlait aussi ccedilagrave et lagrave avec peu

drsquoestime du second dont les digressions

lrsquoinconsistance et les sauts et bonds mecircme associeacutes

agrave sa polymathie lui sont des plus antipathiques La

poeacutesie de Schiller Largeur et Profondeur (Briete

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und Tiefe) peut aussi srsquoappliquer agrave lrsquoopposition

entre Aristote et Platon8

En deacutepit de cette tendance drsquoesprit empirique

Aristote nrsquoeacutetait pas cependant un empirique

conseacutequent et meacutethodique aussi devait-il ecirctre

renverseacute et deacuteposseacutedeacute par Bacon de Verulam le vrai

pegravere de lrsquoempirisme Pour bien comprendre en quel

sens et pourquoi celui-ci est lrsquoadversaire et le

vainqueur drsquoAristote et de sa meacutethode on nrsquoa qursquoagrave

lire les livres de ce dernier De generatione et

corruptione On y trouve un fidegravele raisonnemment

a priori sur la nature qui cherche agrave comprendre et agrave

expliquer ses proceacutedeacutes par de pures notions un

exemple particuliegraverement mauvais est fourni au

8 Voici la traduction de cette courte piegravece de vers qui date de 1797 laquo Beaucoup da gens brillent dans le monde ils savent parler de tout et pour trouver ce qui plaicirct et charme on na quagrave les interroger On croirait tant ils ont le verbe haut quils ont vraiment conquis la marieacutee Et cependant ils sortent du monde sans nul bruit leur vie a eacuteteacute perdue Qui veut produire quelque chose dexcellent enfanter quelque grande œuvre doit rassembler silencieusement sans se lasser la plus haute force sur le plus petit point Le tronc seacutelegraveve dans les airs avec ses branches richement eacuteclatantes les feuilles brillent et exhalent leur parfum mais elles ne peuvent produire de fruits Le noyau seul recegravele dans un eacutetroit espace lrsquoorgueil de la forecirct lrsquoarbre raquo

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livre II chap IV ougrave nous voyons une chimie

construite a priori Bacon au contraire afficha le

dessein de faire de lexpeacuterience intuitive et non de

lrsquoabstraction la source de la connaissance de la

nature Le brillant reacutesultat de cette conception est la

haute situation actuelle des sciences naturelles qui

nous fait envisager avec un sourire de pitieacute ces

misegraveres aristoteacuteliciennes Sous ce rapport il est

vraiment remarquable que les livres susmentionneacutes

drsquoAristote nous reacutevegravelent tregraves nettement mecircme

lrsquoorigine de la scolastique on y rencontre deacutejagrave la

meacutethode veacutetilleuse et le verbiage de celle-ci

Pour la mecircme raison les livres De cœlo sont aussi

tregraves utiles et dignes drsquoecirctre lus Les premiers

chapitres sont mecircme un bon exemple de la meacutethode

qui consiste agrave reconnaicirctre et agrave deacuteterminer lessence

de la nature drsquoapregraves de pures notions et lrsquoinsuccegraves

est ici eacutevident Il nous est deacutemontreacute au chapitre

VIII par de pures notions et locis communibus

qursquoil nrsquoy a pas plusieurs mondes et au chapitre XII

on trouve une speacuteculation analogue sur la course

des eacutetoiles Crsquoest un raisonnement logique dapregraves

de fausses notions une dialectique de la nature

toute speacuteciale qui entreprend de deacutecider a priori en

partant de certains axiomes universels preacutetendant

exprimer ce qui est raisonnable et seacuteant ce qursquoest la

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nature et comment elle doit agir En voyant une

intelligence si grande et mecircme stupeacutefiante malgreacute

tout ce qursquoon a pu dire si profondeacutement enfonceacutee

dans de pareilles erreurs qui eacutetaient encore en

vogue il y a quelques siegravecles agrave peine nous

comprenons bien vite combien lrsquohumaniteacute est

redevable agrave Copernic Kepler Galileacutee Bacon Robert

Hook et Newton Dans les chapitres VII et VIII du

livre II Aristote nous expose tout son agencement

absurde du ciel les eacutetoiles sont solidement fixeacutees

sur le globe creux qui tournoie le soleil et les

planegravetes sur des globes semblables plus rapprocheacutes

la terre est-il dit expresseacutement demeure tranquille

Tout cela pourrait passer si auparavant il nrsquoy avait

eu deacutejagrave mieux mais quand lui-mecircme nous preacutesente

chapitre XIII les vues tregraves justes des pythagoriciens

sur la forme la situation et le mouvement de la

terre pour les rejeter cela est fait pour provoquer

notre indignation Elle saccroicirct quand nous voyons

par sa freacutequente poleacutemique contre Empeacutedocle

Heacuteraclite et Deacutemocrite comment ceux-ci ont eu des

vues beaucoup plus exactes de la nature et ont

mieux observeacute celle-ci que le sec bavard que nous

avons devant nous Empeacutedoele avait mecircme enseigneacute

deacutejagrave une force tangentielle produite par le

mouvement de rotation et agissant en opposition agrave

la pesanteur (II 1 et 13 puis les Scholia p 491)

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Bien loin drsquoappreacutecier ces hypothegraveses agrave leur valeur

Aristote nrsquoadmet mecircme pas les vues exactes de ces

anciens sur la veacuteritable signification de haut et de

bas mais ici aussi il se range agrave lrsquoopinion vulgaire qui

suit lrsquoapparence superficielle (IV 2) Maintenant il

faut consideacuterer que ses vues furent adopteacutees et se

reacutepandirent eacutecartegraverent ce qui valait mieux

auparavant et devinrent plus tard la base du

systegraveme drsquoHipparque puis de Ptoleacutemeacutee dont

lhumaniteacute a ducirc srsquoembarrasser jusqursquoau

commencement du XVIe siegravecle au grand profit

drsquoailleurs des dogmes religieux judeacuteo-chreacutetiens qui

sont incompatibles au fond avec le systegraveme de

Copernic comment en effet y aurait-il un Dieu au

ciel si le ciel nrsquoexiste pas Le theacuteisme seacuterieusement

compris preacutesupposa neacutecessairement la division du

monde en ciel et en terre sur celle-ci srsquoagitent les

hommes dans celui-lagrave siegravege le Dieu qui les

gouverne Mais si lrsquoastronomie a supprimeacute le ciel

elle a supprimeacute Dieu avec lui elle a tellement

agrandi le monde qursquoil ne reste plus de place pour

Dieu Quant agrave un ecirctre personnel comme chaque

Dieu doit neacutecessairement en constituer un qui

nrsquohabiterait aucun lieu mais serait partout et nulle

part on peut seulement le nommer mais non

lrsquoimaginer et croire en lui A mesure donc que

lrsquoastronomie physique se popularise le theacuteisme doit

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disparaicirctre si fortement quil ait eacuteteacute inculqueacute aux

hommes par une preacutedication incessante et

solennelle Crsquoest ce que lrsquoEacuteglise catholique a reconnu

aussitocirct et pour cette raison elle a perseacutecuteacute le

systegraveme de Copernic Aussi est-il pueacuteril de

srsquoeacutetonner avec de grands cris des tribulations de

Galileacutee car omnis natura vult esse conservatrix sui

[chaque ecirctre de la nature srsquoefforce de se conserver]

Qui sait si la constatation secregravete ou tout au moins

le pressentiment de cette congeacutenialiteacute drsquoAristote

avec les doctrines de lrsquoEacuteglise et du danger deacutetourneacute

par lui nrsquoa pas contribueacute au respect deacutemesureacute dont

il a eacuteteacute lrsquoobjet au moyen acircge Qui sait si plus drsquoun

homme stimuleacute par ses assertions sur les anciens

systegravemes astronomiques na pas secregravetement

peacuteneacutetreacute ces veacuteriteacutes longtemps avant Copernic qui

apregraves beaucoup drsquoanneacutees dheacutesitation et avec

lrsquointention de se seacuteparer du monde se hasarda

finalement agrave les proclamer

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SECTION VI STOIumlCIENS

Une tregraves belle et profonde notion chez les stoiumlciens

celle du λόγος σπερματικός [raison seacuteminale] bien

qursquoon puisse deacutesirer agrave son sujet des renseignements

plus complets que ceux qui nous sont parvenus

(Diogegravene Laerce VII 136 mdash Plutarque De placitis

philosophiaelig 1 7 mdash Stobeacutee Eclogaelig I p 372) Ce

qui toutefois est clair crsquoest qursquoon maintient par lagrave ce

qui constitue et maintient chez les individus

successifs drsquoune espegravece la forme identique de celle-

ci en passant de lrsquoun agrave lrsquoautre par conseacutequent en

quelque sorte la notion de lrsquoespegravece corporifieacutee dans

la semence Le λόγος σπερματικός est donc

leacuteleacutement indestructible dans lrsquoindividu ce qui lrsquounit

agrave lrsquoespegravece qursquoil repreacutesente et maintient Crsquoest en

vertu de lui que la mort qui aneacuteantit lrsquoindividu ne

touche pas agrave lespegravece gracircce agrave laquelle lrsquoindividu est

toujours preacutesent en deacutepit de la mort Aussi

pourrait-on traduire de la maniegravere suivante les mots

λόγος σπερματικός la formule magique qui eacutevoque

incessamment cette forme mi pheacutenomegravene Tregraves

apparenteacutee agrave lui est la notion de la forma

substantialis chez les scolastiques par laquelle le

principe inteacuterieur de lrsquoensemble de toutes les

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qualiteacutes de chaque ecirctre naturel est eacutetabli son

antithegravese est la materia prima la matiegravere pure

sans forme ni qualiteacute Lrsquoacircme de lrsquohomme est sa

forma substantialis Ce qui distingue les deux

notions crsquoest que le λόγος σπερματικός nrsquoappartient

qursquoaux ecirctres vivants qui se reproduisent tandis que

la forma substantialis appartient aussi aux ecirctres

inorganiques Celle-ci se reacutefegravere avant tout agrave

lrsquoindividu celui-lagrave agrave lrsquoespegravece en mecircme temps tous

deux sont manifestement lieacutes agrave lrsquoideacutee platonicienne

On trouve des deacuteveloppements sur la forma

substantialis dans Scot Erigegravene De divisione

naturae livre III p 139 eacutedit drsquoOxford dans

Giordano Bruno Della causa dialogue III p 252 et

suiv et tout an long dans les Dispitationes

metaphysicaelig do Suarez (XV sect 1) ce veacuteritable

compendium de toute la sagesse scolaslique ougrave il

faut eacutetudier celle-ci plutocirct que dans les bavardages

sans fin des ineptes professeurs de philosophie

allemande quintessence de la platitude et de

lrsquoennui

Une source capitale de notre connaissance de

lrsquoeacutethique stoiumlcienne est lrsquoexposeacute tregraves deacuteveloppeacute que

nous a conserveacute Stobeacutee (Eclogaelig livre II chap VII)

on peut se flatter de posseacuteder lagrave des extraits le plus

souvent textuels de Zeacutenon et de Chrysippe Srsquoils sont

66 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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exacts ils ne sont pas de nature agrave nous donner une

haute opinion de lrsquoesprit de ces philosophes Crsquoest

en effet un exposeacute peacutedantesque doctrinal deacutelayeacute agrave

lrsquoinfini et incroyablement vide plat et inintelligent

de la morale stoiumlcienne on nrsquoy trouve ni vigueur ni

vie nulle penseacutee de valeur frappante ou fine Tout y

est deacuteduit de pures notions rien nrsquoy est puiseacute dans

la reacutealiteacute et lrsquoexpeacuterience Lrsquohumaniteacute y est en

conseacutequence partageacutee en vertueux et vicieux aux

premiers est rattacheacutee toute chose bonne aux

seconds toute chose mauvaise ce qui fait tout

apparaicirctre noir et blanc comme une gueacuterite

prussienne Aussi ces plats exercices drsquoeacutecole ne

supportent-ils aucunement la comparaison avec les

eacutecrits de Seacutenegraveque si eacutenergiques si ingeacutenieux et si

profonds

Les Dissertations drsquoArrien sur la philosophie

drsquoEacutepictegravete composeacutees environ quatre cents ans

apregraves la naissance du Portique ne nous donnent pas

drsquoinformations deacutefinitives sur le veacuteritable esprit et

les principes speacuteciaux de la morale stoiumlcienne ce

livre est mecircme peu satisfaisant comme forme et

comme contenu Drsquoabord en ce qui concerne la

forme on nrsquoy trouve aucune trace de meacutethode

drsquoarrangement systeacutematique mecircme de progression

reacuteguliegravere Dans des chapitres qui se succegravedent sans

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ordre ni lien il est inlassablement reacutepeacuteteacute qursquoil ne

faut precircter aucune attention agrave tout ce qui nrsquoest pas

lexpression de notre propre volonteacute et que par

conseacutequent on ne doit pas precircter le moindre inteacuterecirct

agrave tout ce qui agite les hommes crsquoest lrsquoataraxie

stoiumlcienne Ce qui nrsquoest pas de nous ne serait pas

non plus de notre ressort Mais ce colossal paradoxe

nrsquoest pas deacuteduit de principes la plus eacutetrange

opinion sur le monde nous est tout simplement

imposeacutee sans qursquoune seule raison soit alleacutegueacutee Au

lieu de cela on trouve des deacuteclamations sans fin en

phrases et en tournures drsquoexpressions toujours les

mecircmes Car les reacutesultats de ces maximes

merveilleuses sont exposeacutes de la maniegravere la plus

deacutetailleacutee et la plus vive et lrsquoon a pu deacutecrire

freacutequemment comment les stoiumlciens font quelque

chose de rien En attendant tous ceux qui pensent

diffeacuteremment sont qualifieacutes desclaves et de fous

Mais on attend en vain une raison claire et solide agrave

lrsquoappui de cette eacutetrange maniegravere de penser cette

raison aurait plus drsquoeffet que toutes les deacuteclamations

et les gros mots de ce livre eacutepais Tel qursquoil est avec

ses descriptions hyperboliques de lrsquoeacutegaliteacute drsquoacircme

stoiumlcienne ses paneacutegyriques infatigablement

reacutepeacuteteacutes des saints patrons Cleacuteanthe Chrysippe

Zeacutenon Crategraves Diogegravene Socrate et ses injures agrave

lrsquoadresse de tous ceux qui diffegraverent drsquoavis il

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constitue une veacuteritable capucinade Le manque de

plan du livre et son deacutecousu sont drsquoailleurs bien en

rapport avec celle-ci Ce que le titre drsquoun chapitre

indique crsquoest seulement le sujet de son deacutebut agrave la

premiegravere occasion se produit un eacutecart et agrave partir de

lagrave il est question suivant le nexus idearmn de mille

et mille objets

Quant au contenu il est semblable et mecircme sans

tenir compte que la base lui fait complegravetement

deacutefaut il nrsquoest en rien vraiment stoiumlcien mais est

meacutelangeacute drsquoun fort eacuteleacutement eacutetranger qui sent sa

source christiano-juive La preuve la plus indeacuteniable

en est le theacuteisme qursquoon y trouve de toutes parts et

qui est aussi le support de sa morale le cynique et

le stoiumlcien agissent ici au nom de Dieu dont la

volonteacute est leur Credo ils lui sont deacutevoueacutes

espegraverent en lui etc Le Portique primitif et

authentique est tout agrave fait eacutetranger agrave ces choses-lagrave

Dieu et le monde nrsquoy font qursquoun et lrsquoon nrsquoy sait rien

drsquoun Dieu qui pense veut commande aux hommes

et veille agrave leurs besoins Non seulement chez Arrien

drsquoailleurs mais chez la plupart des philosophes

paiumlens des premiers siegravecles chreacutetiens nous voyons

le theacuteisme juif destineacute agrave devenir bientocirct une

croyance populaire sous la forme du christianisme

deacutejagrave lancer des lueurs absolument comme

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aujourdrsquohui apparaicirct peu agrave peu dans les eacutecrits des

lettreacutes le pantheacuteisme acclimateacute dans lrsquoInde qui est

aussi destineacute agrave peacuteneacutetrer la croyance populaire Ex

oriente lux [La lumiegravere vient de lrsquoOrient]

Pour la raison indiqueacutee la morale exposeacutee ici nrsquoest

pas non plus purement stoiumlcienne Beaucoup de ses

prescriptions sont incompatibles entre elles et il

serait difficile drsquoeacutetablir agrave son sujet des principes

fondamentaux communs Le cynisme lui aussi est

complegravetement fausseacute par la doctrine que le cynique

doit ecirctre tel avant tout dans lrsquointeacuterecirct des autres

pour agir sur eux par son exemple comme un

messager de Dieu et simmiscer dans leurs affaires

pour les diriger De lagrave il est dit laquo Dans une citeacute ougrave il

nrsquoy aurait que des sages aucun cynique ne serait

neacutecessaire raquo de mecircme celui-ci doit ecirctre bien

portant vigoureux et propre pour ne pas repousser

les gens Combien cela est loin de la satisfaction

personnelle des vieux cyniques authentiques

Diogegravene et Crategraves il est vrai ont eacuteteacute les amis et les

conseillers de maintes familles mais crsquoest lagrave un fait

secondaire et accidentel et nullement le dessein du

cynisme

Arrien a donc complegravetement perdu de vue les vraies

ideacutees fondamentales du cynisme aussi bien que

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celles do lrsquoeacutethique stoiumlcienne il ne semble mecircme pas

avoir senti lutiliteacute de celle-ci Il precircche la

renonciation personnelle parce qursquoelle lui plaicirct et

elle lui plaicirct peut-ecirctre uniquement parce qursquoelle est

difficile et opposeacutee agrave la nature humaine tandis que

la preacutedication est facile Il nrsquoa pas chercheacute les

raisons de ladite renonciation aussi croit-on

entendre tantocirct un ascegravete chreacutetien tantocirct un

stoiumlcien Les maximes de tous deux concordent

souvent mais les principes sur lesquels elles

reposent sont tout diffeacuterents Je renvoie agrave ce sujet agrave

mon œuvre principale (t I sect 316 et t II chap

XVI) ougrave le veacuteritable esprit du cynisme et du

Portique est exposeacute agrave fond pour la premiegravere fois

Lrsquoinconseacutequence drsquoArrien se preacutesente mecircme dune

miniegravere ridicule en ce que deacutecrivant un nombre

incalculable de fois le stoiumlcien parfait il ne manque

jamais de dire laquo Il ne blacircme personne ne se plaint

ni des dieux ni des hommes ne reacuteprimande

personne raquo Or son livre est agrave peu pregraves tout entier

eacutecrit sur un ton de blacircme qui souvent va jusqursquoagrave

lrsquoinjure

Malgreacute tout cela on trouve ccedilagrave et lagrave dans ce livre des

ideacutees authentiquement stoiumlciennes qursquoArrien ou

Eacutepictegravete a puiseacutees chez les vieux stoiumlciens et

71 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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semblablement le cynisme est deacutepeint en couleurs

vives et frappantes dans quelques-uns de ses traits

Il y a par endroits beaucoup de bon sens comme de

vivantes peintures de lhomme et de son activiteacute Le

style est facile et coulant mais tregraves diffus

Que lrsquoEncheiridion [Manuel] drsquoEacutepictegravete ait eacuteteacute

composeacute aussi par Arrien comme nous lrsquoassurait F-

A Wolf9 dans ses leccedilons crsquoest ce que je ne crois pas

Il renferme beaucoup plus drsquoesprit en peu de mots

que les Dissertations est marqueacute au coin du bon

sens ne contient pas de deacuteclamations vides

drsquoostentation est concis expressif et avec cela

eacutecrit sur le ton dun ami bienveillant qui donne des

conseils tandis que les Dissertations je lrsquoai dit

emploient le plus souvent le ton de la reacuteprimande et

de lrsquoinjure Le contenu des deux ouvrages est en

reacutealiteacute le mecircme agrave part cette diffeacuterence que

lrsquoEncheiridion a tregraves peu de choses du theacuteisme des

Dissertations Peut-ecirctre lrsquoEncheiridion eacutetait-il le

propre compendium drsquoEacutepictegravete qursquoil dictait agrave ses

auditeurs tandis que les Dissertations eacutetaient le

9 Le ceacutelegravebre philologue classique auteur des Proleacutegomegravenes sur Homegravere professeur agrave lrsquouniversiteacute de Berlin Neacute agrave en Saxe en 1750 Wolf mourut en 1824 agrave Marseille en se rendant dans le Midi de la France pour y soigner sa santeacute

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manuscrit copieacute drsquoapregraves ses libres discours par son

commentateur Arrien

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SECTION VII NEacuteO-PLATONICIENS

La lecture des neacuteo-platoniciens reacuteclame beaucoup

de patience car ils manquent agrave la fois de forme et de

style Le meilleur de tous et de beaucoup sous ce

rapport est Porphyre Il est le seul qui eacutecrive

clairement et logiquement de sorte qursquoon le lit sans

reacutepugnance

Le pire par contre est Jamblique dans son livre De

mysteriis AEliggyptiorum il est plein drsquoune eacutepaisse

superstition et drsquoune lourde deacutemonologie et de

plus obstineacute Il a encore il est vrai une autre vue en

quelque sorte eacutesoteacuterique sur la magie et la theacuteurgie

mais ses reacuteveacutelations agrave ce sujet sont plates et

insignifiantes En somme crsquoest un mauvais

eacutecrivailleur qui ne donne pas satisfaction borneacute

baroque grossiegraverement superstitieux confus et

obscur On voit clairement que ce qursquoil enseigne ne

provient en rien de ses reacuteflexions personnelles ce

sont des dogmes eacutetrangers souvent compris

seulement agrave moitieacute et pour cette raison affirmeacutes

avec dautant plus drsquoentecirctement aussi est-il rempli

de contradictions Aujourdrsquohui toutefois on ne veut

plus attribuer agrave Jamblique le livre susmentionneacute et

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je me rangerai volontiers agrave cet avis en lisant les

longs extraits de ses œuvres perdues que Stobeacutee

nous a conserveacutes extraits infiniment supeacuterieurs agrave ce

livre De mysteriis et qui contiennent maintes

bonnes ideacutees de leacutecole neacuteoplatonicienne

Proclus lui aussi est un bavard sec prolixe fade

Son commentaire sur lrsquoAlcibiade de Platon mdash un des

plus mauvais Dialogues de celui-ci et peut-ecirctre

inauthentique mdash est le verbiage le plus deacutelayeacute et le

plus diffus du monde Chaque mot de Platon mecircme

le plus insignifiant y provoque un bavardage sans

fin et la recherche drsquoun sens profond Ce que Platon

dit au sens mythique et alleacutegorique est pris au sens

propre et seacutevegraverement dogmatique et tout est tordu

dans le sens de la superstition et de la theacuteosophie

On ne peut cependant nier que dans la premiegravere

moitieacute de ce commentaire on ne rencontre quelques

tregraves bonnes ideacutees qui appartiennent sans doute

beaucoup plus agrave lrsquoEacutecole qursquoagrave Produs mecircme Crsquoest un

principe drsquoune haute importance qui clocirct le

Fasciculum primum partis primae laquo Les deacutesirs

des acircmes (anteacuterieurement agrave leur naissance)

contribuent agrave donner forme au parcours de la vie et

nous ne semblons pas avoir eacuteteacute informeacute par eux car

crsquoest du sein de nous-mecircmes que nous deacutecouvrons

les deacutecisions eacutelectives drsquoapregraves lesquelles nous

75 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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vivons raquo (Animorum uppetilus antegrave hanc vitam

concepti plurimam vim habent in vitas eligendas

nec extrtnsecus fictif similis sumus sed nostra

sponte facimus electiones secundum quas deindegrave

vitas transigimus) Ce principe a certainement sa

racine dans Platon et se rapproche aussi de la

doctrine de Kant sur le caractegravere intelligible il

srsquoeacutelegraveve bien haut au-dessus des doctrines borneacutees et

plates de la liberteacute de la volonteacute individuelle qui

peut toujours faire ainsi et autrement et dont nous

bercent jusqursquoagrave preacutesent nos professeurs de

philosophie leur cateacutechisme constamment sous les

yeux Augustin et Luther de leur cocircteacute avaient

appeleacute agrave leur secours lrsquoeacutelection par la Gracircce Cela

eacutetait bon pour ces temps soumis aux deacutecrets de la

Providence quand lrsquoon eacutetait encore precirct srsquoil plaisait

agrave Dieu agrave aller au diable au nom de la diviniteacute mais

agrave notre eacutepoque on ne peut trouver de protection

que dans lrsquoaseacuteiteacute de la volonteacute et il faut reconnaicirctre

comme lrsquoa fait Proclus que laquo crsquoest du sein de nous-

mecircmes que nous deacutecouvrons les deacutecisions eacutelectives

drsquoapregraves lesquelles nous vivons raquo

Plotin enfin le plus important de tous est tregraves

ineacutegal et ses diverses Enneacuteades sont drsquoune valeur

extrecircmement diffeacuterente la quatriegraveme est

excellente Son mode drsquoexposer et son style sont

76 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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cependant le plus souvent mauvais ses ideacutees ne

sont ni ordonneacutees ni eacutetudieacutees agrave lrsquoavance il eacutecrit au

fur et agrave mesure qursquoelles lui viennent Porphyre nous

renseigne dans sa biographie sur sa faccedilon leacutegegravere et

neacutegligente de travailler Sa prolixiteacute infinie et

ennuyeuse sa confusion lassent souvent toute

patience au point qursquoon srsquoeacutetonne comment ce fatras

a pu parvenir agrave la posteacuteriteacute Il a drsquoordinaire le style

drsquoun preacutedicateur et de mecircme que celui-ci impose

platement lrsquoEacutevangile il expose platement les

doctrines platoniciennes En mecircme temps ce que

Platon a dit en termes mystiques mecircme agrave demi

meacutetaphoriques il le rabaisse agrave un seacuterieux prosaiumlque

intentionnel et remacircche pendant de longues heures

la mecircme ideacutee sans rien ajouter de lui-mecircme Il

procegravede en outre agrave la faccedilon drsquoun reacuteveacutelateur non

drsquoun deacutemonstrateur parlant ex tripode et raconte

les choses comme il ne les imagine sans tenter de

leur assurer une base Et cependant on trouve chez

lui des veacuteriteacutes profondes et de grande importance

qursquoil a drsquoailleurs comprises lui-mecircme car il nrsquoest

nullement deacutepourvu drsquointuition Aussi meacuterite-t-il

incontestablement drsquoecirctre lu et reacutecompense-t-il

amplement la patience exigeacutee pour cela

Lrsquoexplication de ces qualiteacutes contradictoires de

Plotin je la trouve dans le fait que ni lui ni les neacuteo-

77 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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platoniciens en geacuteneacuteral ne sont des philosophes

proprement dits des penseurs personnels ils

exposent une doctrine eacutetrangegravere traditionnelle

qursquoils ont drsquoailleurs drsquoordinaire bien comprise et

bien digeacutereacutee Crsquoest la sagesse indo-eacutegyptienne qursquoils

ont voulu incorporer agrave la philosophie grecque et ils

emploient agrave cet effet comme chaicircnon de raccord ou

mode de transition ou menstruum la philosophie

platonicienne dans celle de ses parties qui touche

au mystique De cette origine indoue transmise par

lrsquoEacutegypte des dogmes neacuteo-platoniciens teacutemoigne

directement et incontestablement la doctrine du

Tout-Un de Plotin comme nous la trouvons

admirablement preacutesenteacutee dans la quatriegraveme

Enneacuteade Le chapitre premier du livre I de celle-ci

Sur lrsquoessence de lrsquoacircme donne tregraves briegravevement la

doctrine fondamentale de toute sa philosophie celle

drsquoune acircme qui originellement est une et nrsquoest

seacutepareacutee en beaucoup drsquoacircmes que par le monde

corporel Drsquoun inteacuterecirct particulier est le livre VIII de

cette Enneacuteade qui montre comment cette acircme est

tombeacutee dans cet eacutetat de multipliciteacute agrave la suite drsquoun

effort coupable Elle est chargeacutee en conseacutequence

drsquoune double faute la premiegravere celle de sa descente

dans ce monde la seconde celle de ses actions

coupables dans ce mecircme monde Elle expie la

premiegravere par lrsquoexistence temporelle et la seconde

78 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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qui est moindre par la migration des acircmes (chap

V) Crsquoest eacutevidemment la mecircme ideacutee que le peacutecheacute

originel et le peacutecheacute particulier chreacutetiens Mais ce

qursquoil faut lire avant tout crsquoest le chapitre III du livre

IX Que toutes les acircmes sont une ougrave sont

expliqueacutees entre autres choses par lrsquouniteacute de cette

acircme du monde les merveilles du magneacutetisme

animal speacutecialement le pheacutenomegravene actuellement

observeacute qursquoune somnambule perccediloit agrave la plus

grande distance un mot dit agrave voix basse ce qui il est

vrai exige une chaicircne de personnes en rapport avec

elle Chez Plotin apparaicirct mecircme probablement pour

la premiegravere fois dans la philosophie occidentale

lrsquoIdeacutealisme qui depuis longtemps deacutejagrave eacutetait agrave lrsquoordre

du jour en Orient puisque les Enneacuteades enseignent

(livre VII chap X) que lrsquoacircme a fait le monde en

entrant de lrsquoeacuteterniteacute dans le temps avec cette

explication car lrsquounivers sensible nrsquoa pas un autre

lieu que lrsquoacircme raquo (Neque est atter hujus universi

locus quam anima) tandis que lideacutealiteacute du temps

est exprimeacutee dans ces mots laquo Nous nrsquoallons pas

prendre le temps hors de lrsquoacircme pas plus que

lrsquoeacuteterniteacute en dehors de lrsquoecirctre raquo (Oportet autem

nequaquam extra animam tempus accipere) Cet

έκεῖ (au delagrave) est lrsquoopposeacute de ἒνθάδε (en deccedilagrave) et

une notion tregraves appareilleacutee agrave lui qursquoil explique de

plus pregraves par le monde des ideacutees et le monde des

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sens (mundus intelligibilis et sensibilis) et aussi par

lrsquoen haut et lrsquoen bas Lrsquoideacutealiteacute du temps est aussi

lrsquoobjet aux chapitres XI et XII de tregraves bonnes

eacutelucidations Elle a pour corollaire la belle

implication drsquoapregraves laquelle nous ne sommes pas

dans notre condition temporelle ce que nous

devons et devrions ecirctre voilagrave pourquoi nous

attendons toujours mieux de lrsquoavenir et escomptons

le compleacutement de ce qui nous manque deacutesir qui

donne naissance agrave lrsquoavenir et agrave sa condition le

temps (chap II et III) Une autre confirmation de

lrsquoorigine indoue signaleacutee nous est donneacutee par

Jamblique (De mysteriis section IV chap IV et V)

dans son exposeacute de la doctrine de la meacutetempsycose

ougrave lrsquoon trouve aussi (section V chap VI) la doctrine

de la libeacuteration et de la reacutedemption finales des liens

de la naissance et de la mort laquo la purification la

perfection de lrsquoacircme et la deacutelivrance de devoir ecirctre raquo

et (chap XII) laquo le feu du sacrifice nous deacutelivre des

chaines du devoir ecirctre raquo en drsquoautres termes la

promesse contenue dans tous les livres religieux de

lrsquoInde qui est deacutesigneacutee en anglais par final

eacutemancipation ou reacutedemption A ceci srsquoajoute

(section VII chap II) la mention drsquoun symbole

eacutegyptien repreacutesentant un Dieu creacuteateur assis sur h

lotus eacutevidemment le Brahma creacuteateur du monde

assis sur la fleur de lotus issue du nombril de

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Vischnou tel qursquoon le repreacutesente freacutequemment par

exemple dans Langlegraves Monuments de

lrsquoHindoustan t1 p 175 et Coleman Mythology of

the Hindus table V etc Ce symbole est

extrecircmement important comme une preuve certaine

de lrsquoorigine indoue de la religion eacutegyptienne ainsi

que sous le mecircme rapport le fait indiqueacute aussi par

Porphyre (De abstinentia livre II) qursquoen Eacutegypte la

vache eacutetait sacreacutee et ne devait pas ecirctre tueacutee Mecircme

la circonstance rapporteacutee par Porphyre dans sa Vie

de Plotin que celui-ci apregraves avoir eacuteteacute plusieurs

anneacutees eacutelegraveve drsquoAmmonius Saccas eut lrsquointention de

se rendre en Perse et dans lrsquoInde avec lrsquoarmeacutee de

Gordien ce qursquoil ne put effectuer par suite de la

deacutefaite et de la mort de ce dernier cette

circonstance indique que les doctrines drsquoAmmonius

eacutetaient drsquoorigine indoue et que Plotin se proposait

de les acqueacuterir plus purement agrave leur source Ce

mecircme Porphyre a fourni une theacuteorie complegravete de la

meacutetempsycose entiegraverement conccedilue dans le sens

indou quoique enjoliveacutee de psychologie

platonicienne Elle se trouve dans les Eacuteclogaelig de

Stobeacutee (livre I chap LII sect 84)

81 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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SECTION VIII GNOSTIQUES

Les philosophies cabalistique et gnostique chez les

creacuteateurs desquelles juifs et chreacutetiens le

monotheacuteisme srsquoaffirma immeacutediatement sont des

tentatives en vue de supprimer la flagrante

contradiction entre la production de ce monde par

un ecirctre tout-puissant infiniment bon et infiniment

sage et le caractegravere miseacuterable et deacutefectueux de ce

monde mecircme Elles introduisent en conseacutequence

entre le monde et sa cause primordiale une seacuterie

drsquoecirctres intermeacutediaires dont la faute a ameneacute un

deacuteclin qui a lui-mecircme donneacute naissance au monde

Ils deacutetournent donc en quelque sorte 1a faute du

souverain sur ses ministres Ce proceacutedeacute eacutetait

dailleurs deacutejagrave indiqueacute par le mythe de la chute qui

est point culminant du judaiumlsme Ces ecirctres sont

chez les gnostiques le πλήρωμα les eacuteons lrsquoϋλη le

demiourgos etc La seacuterie a eacuteteacute allongeacutee agrave plaisir par

chaque gnostique

Le proceacutedeacute entier est analogue agrave celui par lequel

pour atteacutenuer la contradiction impliqueacutee par le

rapport de lrsquoaction reacuteciproque drsquoune substance

mateacuterielle et immateacuterielle chez lhomme des

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philosophes physiologistes ont chercheacute agrave interposer

des essences meacutediates telles que la fluiditeacute

nerveuse lrsquoeacutether nerveux les esprits vitaux etc Les

deux choses dissimulent ce quelles ne sont pas

capables de supprimer

83 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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SECTION IX SCOT EacuteRIGEgraveNE

Cet homme admirable nous offre le spectacle

inteacuteressant de la lutte entre la veacuteriteacute reconnue et

saisie personnellement et les dogmes locaux fixeacutes

par un endoctrinement preacutecoce et qui se sont

deacuteveloppeacutes en dehors de tout doute au moins de

toute attaque directe cocircte agrave cocircte avec lrsquoeffort

proceacutedant drsquoune noble nature pour ramener agrave

lrsquoharmonie par tel ou tel moyen la dissonance ainsi

creacuteeacutee Mais ceci ne peut srsquoeffectuer que si ces

dogmes sont tourneacutes deacutenatureacutes et en cas de

besoin tordus jusqursquoagrave ce qursquoils srsquoadaptent nolentes

volentes agrave la veacuteriteacute reconnue personnellement qui

demeure le principe dominant mais est neacuteanmoins

contrainte agrave revecirctir un habit eacutetrange et mecircme

gecircnant Eacuterigegravene srsquoentend agrave mener toujours agrave bien

cette meacutethode dans son grand ouvrage De divisione

naturaelig jusqursquoagrave ce qursquoenfin il en vienne agrave aborder

lrsquoorigine du mal et du peacutecheacute avec la menace des

tortures de lrsquoenfer ici sa meacutethode eacutechoue contre

loptimisme cette conseacutequence du monotheacuteisme

juif Il enseigne dans son livre V le retour de toutes

choses agrave Dieu et lrsquouniteacute ainsi que lrsquoindivisibiliteacute

meacutetaphysique de toute lrsquohumaniteacute mecircme de toute la

84 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

nature Maintenant se pose la question Que

devient le peacutecheacute Il ne peut ecirctre en Dieu Ougrave est

lrsquoenfer avec lrsquoannonce de ses tortures eacuteternelles

Qui doit y aller Lrsquohumaniteacute nrsquoest-elle pas sauveacutee et

dans sa totaliteacute Le dogme reste ici inexpugnable

Eacuterigegravene se deacutebat piteusement agrave travers des

sophismes diffus pour naboutissent qursquoa des mots

et finit par tomber dans les contradictions et les

absurditeacutes surtout depuis que la question de

lrsquoorigine du peacutecheacute sest imposeacutee ineacutevitablement agrave

lui Or celle-ci ne peut reacutesider en Dieu ni dans la

volonteacute creacuteeacutee par lui puisque alors Dieu serait

lrsquoauteur du peacutecheacute chose quil aperccediloit tregraves

clairement (Voir lrsquoEditio princeps drsquoOxford 1681 p

287) Deacutesormais il est pousseacute aux absurditeacutes le

peacutecheacute ne doit avoir ni une cause ni un sujet laquo Le

peacutecheacute est sans cause il est entiegraverement sans cause

et insubstantiel raquo (malum incausale est penitus

incausale et insubstantiale est) La raison veacuteritable

de ce malaise est que la doctrine de lrsquoeacutemancipation

de lrsquohumaniteacute et du monde qui est manifestement

drsquoorigine indoue preacutesuppose la doctrine indoue en

vertu de laquelle lrsquoorigine du monde (ce sansara des

Bouddhistes) est le mal mecircme proceacutedant drsquoun acte

coupable de Brahma or ce Brahma crsquoest nous qui

le sommes en reacutealiteacute car la mythologie indoue est

partout transparente Au contraire dans le

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christianisme cette doctrine de leacutemancipation du

monde doit ecirctre greffeacutee sur leacute theacuteisme juif drsquoapregraves

lequel le Seigneur nrsquoa pas seulement fait le monde

mais lrsquoa ensuite trouveacute parfait laquo Tout eacutetait tregraves

bien Drsquoougrave ces larmes De lagrave surgissent des

difficulteacutes qursquoEacuterigegravene a tregraves bien aperccedilues quoiquil

ne pucirct oser agrave son eacutepoque attaquer le mal par la

racine Neacuteanmoins il est drsquoune douceur indoustane

Il rejette la damnation eacuteternelle et les chacirctiments

deacutecreacuteteacutes par le christianisme toute creacuteature

raisonnable et animale veacutegeacutetale et inanimeacutee doit

conformeacutement agrave son essence intime dans le cours

neacutecessaire de la nature parvenir agrave la feacuteliciteacute

eacuteternelle car elle a pris naissance de la bonteacute

eacuteternelle Mais pour les saints et les justes seuls il y

a complegravete uniteacute avec Dieu deificatio Eacuterigegravene est

dailleurs assez sincegravere pour ne pas cacher le grand

embarras dans lequel le jette lrsquoorigine du mal il

lrsquoexpose nettement dans le passage citeacute du livre V

En fait lrsquoorigine du mal est lrsquoeacutecueil contre lequel

eacutechoue le theacuteisme aussi bien que le pantheacuteisme car

tous deux impliquent lrsquooptimisme Mais le mal et le

peacutecheacute dans leur grandeur terrible ne sont pas

niables puisque les chacirctiments promis agrave celui-ci ne

font qursquoaccroicirctre celui-lagrave Et maintenant drsquoougrave vient

tout cela dans un monde qui est lui mecircme un Dieu

ou lœuvre bien intentionneacutee drsquoun Dieu Si les

86 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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adversaires theacuteistes du pantheacuteisme opposent agrave ces

difficulteacutes laquo Quoi tous les ecirctres meacutechants

terribles abominables seraient Dieu raquo les

pantheacuteistes peuvent riposter laquo Comment tous ces

ecirctres meacutechants terribles abominables un Dieu les

aurait produits de gaieteacute de cœur 10 raquo Nous

trouvons Eacuterigegravene aux prises avec la mecircme difficulteacute

dans une autre de ses œuvres parvenue jusqursquoagrave

nous le livre De praeligdestinatione qui est toutefois

bien infeacuterieur au De divisione naturae il srsquoy

manifeste aussi drsquoailleurs non comme philosophe

mais comme theacuteologien Ici aussi il se torture

miseacuterablement avec ces contradictions dont la

raison derniegravere est que le christianisme a reccedilu

lrsquoinoculation du judaiumlsme Ses efforts ne font que

mettre celles-ci en meilleure lumiegravere Dieu a tout

fait tout est en tout cela est certain laquo

conseacutequemment aussi le peacutecheacute et le mal raquo Cette

conclusion ineacutevitable doit ecirctre eacutecarteacutee si Eacuterigegravene se

voit contraint de recourir agrave de miseacuterables

expeacutedients Alors le peacutecheacute et le mal ne doivent pas

exister et ne sont donc rien mdash Diable mdash Ou alors

le libre-arbitre en est cause cest Dieu qui lrsquoa creacuteeacute

mais librement Aussi nrsquoa-t-il pas agrave srsquooccuper de ce

10 En franccedilais dans le texte

87 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

que celui-ci fait par la suite car il eacutetait libre crsquoest-agrave-

dire pouvait drsquoune faccedilon et aussi drsquoune autre en un

mot ecirctre aussi bien bon que meacutechant mdash Bravo mdash

Mais la veacuteriteacute est quecirctre libre et ecirctre creacuteeacute sont deux

propositions qui srsquoexcluent lrsquoune lrsquoautre par

conseacutequent contradictoires de lagrave lrsquoaffirmation que

Dieu a creacuteeacute des ecirctres auxquels il a donneacute en mecircme

temps la liberteacute de volonteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil les a agrave

la fois creacuteeacutes et non creacuteeacutes Car operari sequitur esse

ce qui signifie que les effets ou actes de nrsquoimporte

quelle chose ne peuvent jamais ecirctre autres que le

reacutesultat de sa proprieacuteteacute laquelle mecircme nrsquoest

reconnue que par eux Pour ecirctre libre dans le sens

exigeacute ici un ecirctre devrait donc nrsquoavoir aucune

proprieacuteteacute crsquoest-agrave-dire nrsquoecirctre rien agrave la fois exister et

ne pas exister Car ce qui est doit ecirctre aussi quelque

chose une existence sans essence ne se laisse

mecircme pas imaginer Mais un ecirctre est-il creacuteeacute il est

creacuteeacute comme il est creacuteeacute par conseacutequent il est mal

creacuteeacute srsquoil est mal creacuteeacute et mal creacuteeacute srsquoil agit mal si son

action est mauvaise Aussi la faute du monde

comme le mal de celui-ci aussi peu niable que celle-

lagrave retombe-t-elle toujours sur son auteur et Scot

Eacuterigegravene comme Augustin avant lui srsquoefforce

peacuteniblement de la deacutetourner de lui

88 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Si dautre part un ecirctre est moralement libre il ne

peut avoir eacuteteacute creacuteeacute mais doit avoir de lrsquoaseacuteiteacute crsquoest-

a-dire une existence primordiale existant en vertu

de sa force et de son omnipotence propres et qui

nrsquoest pas subordonneacutee agrave une autre Son existence est

alors son acte personnel de creacuteation qui se deacuteploie

et se deacuteveloppe dans le temps en reacuteveacutelant une fois

pour toutes le caractegravere distinct de cet ecirctre qui est

neacuteanmoins son œuvre propre et dont la

responsabiliteacute des manifestations pegravese sur lui seul

Si maintenant un ecirctre est responsable de ses actes

il doit ecirctre capable de discernement et par

conseacutequent libre Ainsi de la responsabiliteacute et de

lrsquoimputabiliteacute que notre conscience deacuteclare il

srsquoensuit tregraves sucircrement que la volonteacute est libre de

ceci dautre part qursquoelle est la chose primordiale

elle-mecircme par conseacutequent non seulement lrsquoaction

mais lexistence et lrsquoessence mecircmes de de lrsquohomme

sont son œuvre propre Je renvoie sur tous ces

points agrave mon traiteacute Du libre arbitre ougrave la question

est examineacutee agrave fond et drsquoune maniegravere irreacutefutable

aussi les professeurs de philosophie ont-ils chercheacute

agrave eacutetouffer sous le plus complot silence ce Meacutemoire

couronneacute

La faute du peacutecheacute et du mal retombe

neacutecessairement de la nature sur son auteur Mais si

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

celui-ci est la Volonteacute se manifestant dans tous ses

pheacutenomegravenes cette faute est parvenue agrave la bonne

adresse Si crsquoest au contraire un Dieu lorigine du

peacutecheacute et du mal contredit sa diviniteacute

En lisant Denys lrsquoAreacuteopagite sur lequel Eacuterigegravene

srsquoappuie si freacutequemment jrsquoai trouveacute que celui-lagrave a

eacuteteacute de tout point son prototype Le pantheacuteisme

drsquoEacuterigegravene aussi bien que sa theacuteorie du peacutecheacute et du

mal existe deacutejagrave dans les grands traits chez Denys

celui-ci se contente toutefois drsquoindiquer ce que le

premier a deacuteveloppeacute exprimeacute avec hardiesse et

exposeacute avec feu Eacuterigegravene est infiniment plus

intelligent que Donys mais Denys lui a donneacute la

matiegravere et la direction de ses reacuteflexions lui

preacuteparant ainsi vigoureusement la voie Si Denys

nrsquoest pas authentique cela ne fait rien agrave lrsquoaffaire et

peu importe le nom de lrsquoauteur du livre De divinis

nominibus Comme il vivait probablement agrave

Alexandrie je crois que agrave travers une route qui

nous est inconnue il a eacuteteacute le canal par lequel une

petite goutte de sagesse indoue a pu parvenir

jusqursquoagrave Erigegravene Colebrooke a remarqueacute dans son

traiteacute Sur la philosophie des indous (Miscellaneous

Essays t I p 244) que la proposition III de la

Karika de Kapila se rencontre chez Eacuterigegravene

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91 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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SECTION X LA SCHOLASTIQUE

Le caractegravere distinctif de la scolastique serait pour

moi que son criteacuterium suprecircme de la veacuteriteacute est

lEacutecriture sainte agrave laquelle on peut en conseacutequence

toujours en appeler de chaque conclusion de la

raison Une de ses particulariteacutes crsquoest que son ton

est toujours poleacutemique Chaque investigation est

bientocirct transformeacutee en une controverse ougrave le pro et

contra engendre un nouveau pro et contra lui

fournissant ainsi la matiegravere sans laquelle elle

cesserait bientocirct Mais lrsquoultime racine secregravete de

cette particulariteacute crsquoest lrsquoantagonisme entre la

raison et la reacuteveacutelation

La justification reacuteciproque du reacutealisme et du

nominalisme et par lagrave la possibiliteacute de la lutte si

longue et si acharneacutee agrave ce sujet peuvent ecirctre

nettement expliqueacutees de la faccedilon qui va suivre

Je qualifie de rouges les choses les plus diffeacuterentes

si elles ont la couleur rouge Rouge est

manifestement un simple nom par lequel je deacutesigne

ce pheacutenomegravene peu importe ougrave il se produit De la

mecircme faccedilon toutes les notions communes sont de

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simples noms pour deacutesigner des proprieacuteteacutes

srsquoaffirmant en diffeacuterentes choses Ces choses sont

lrsquoactuel et le reacuteel Le nominalisme est donc dans le

vrai

Drsquoautre part si nous observons que toutes ces

choses reacuteelles auxquelles seules la reacutealiteacute est precircteacutee

sont temporelles et par conseacutequent passeront vite

tandis que ces proprieacuteteacutes rouge dur mou vivant

plante cheval homme que ces noms deacutesignent

continuent agrave exister indeacutependantes et en

conseacutequence existent toujours nous trouvons que

les proprieacuteteacutes que ces noms deacutesignent par des

notions communes sont conccedilues gracircce agrave leur

indestructible existence et ont beaucoup plus de

reacutealiteacute celle-ci est par suite imputable aux notions

et non aux ecirctres particuliers Le reacutealisme est donc

dans le vrai

Le nominalisme megravene en reacutealiteacute au mateacuterialisme

car apregraves la suppression de toutes les proprieacuteteacutes il

ne reste plus que la matiegravere Si les notions sont de

simples noms et les choses seacutepareacutees le reacuteel leurs

proprieacuteteacutes comme seacutepareacutees en elles sont

transitoires et il ne reste plus de durable cest-agrave-

dire de reacuteel que la matiegravere

93 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Toutefois strictement parlant la justification du

reacutealisme apporteacutee plus haut appartient non agrave lui

mais agrave la doctrine platonicienne des Ideacutees dont il

est lrsquoextension Les formes et les proprieacuteteacutes

eacuteternelles des choses naturelles voilagrave ce qui subsiste

agrave travers tout changement et ce agrave quoi il convient

drsquoattribuer une reacutealiteacute plus haute qursquoaux individus

dans lesquels elles se manifestent Au contraire cela

ne peut ecirctre conceacutedeacute aux pures abstractions qui ne

sont pas perceptibles Qursquoy a-t-il de reacuteel par

exemple dans des notions telles que rapport

diffeacuterence seacuteparation preacutejudice indeacutetermination

etc

Une certaine affiniteacute ou tout au moins un

paralleacutelisme de contrastes saute aux yeux si lrsquoon

oppose Platon agrave Aristote Augustin agrave Peacutelage les

reacutealistes aux nominalistes On pourrait affirmer

qursquoil se manifeste en cela une certaine reacutepulsion

polaire de la faccedilon de penser humaine reacutepulsion

qui par une coiumlncidence tout agrave fait extraordinaire

srsquoest manifesteacutee pour la premiegravere fois et drsquoune faccedilon

absolument deacutecisive chez deux tregraves grands hommes

qui eacutetaient contemporains et vivaient lun agrave cocircteacute de

lrsquoautre

94 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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SECTION XI BACON DE VERULAM

Dans un sens autre et plus speacutecialement deacutefini que

celui qui vient drsquoecirctre indiqueacute lrsquoopposeacute veacuteritable et

intentionnel drsquoAristote fut Bacon de Verulam Celui-

lagrave avait pour la premiegravere fois exposeacute agrave fond la vraie

meacutethode permettant de parvenir agrave des veacuteriteacutes

geacuteneacuterales aux veacuteriteacutes particuliegraveres crsquoest-agrave-dire la

voie descendante crsquoest le syllogisme lrsquoOrganum

Aristotelis Bacon au contraire indiqua la voie

ascendante en pratiquant la meacutethode qui consiste agrave

parvenir des veacuteriteacutes particuliegraveres aux veacuteriteacutes

geacuteneacuterales crsquoest lrsquoinduction opposeacutee agrave la deacuteduction

et son exposeacute est le Novum Organum impression

qui choisie par opposition agrave Aristote signifie ceci

laquo crsquoest une maniegravere toute diffeacuterente drsquoattaquer le

sujet raquo Lrsquoerreur drsquoAristote et bien plus encore de

ses adeptes consistait agrave croire qursquoils posseacutedaient

deacutejagrave toute la veacuteriteacute que celle-ci par conseacutequent est

contenue dans leurs axiomes crsquoest-agrave-dire dans

certaines propositions a priori ou qui passent pour

telles et que pour obtenir les veacuteriteacutes particuliegraveres il

suffit de les deacuteduire de celles-lagrave Un exemple de ce

genre est donneacute par Aristote dans ses livres De cœlo

Bacon au contraire montra agrave juste titre que ces

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axiomes nrsquoavaient pas un tel contenu que la veacuteriteacute

ne se trouvait pas encore dans le systegraveme du savoir

humain alors en vogue mais plutocirct en dehors de lui

il srsquoagissait donc non de la tirer de celui-ci mais de

commencer par lrsquointroduire et lrsquoinduction seule

pouvait donc fournir des principes geacuteneacuteraux et

vrais riches en conseacutequences

Les scolastiques guideacutes par Aristote pensaient laquo

Nous voulons dabord eacutetablir lrsquouniversel le

particulier en deacutecoulera ou y trouvera par la suite la

place qursquoil pourra Nous voulons donc eacutetablir avant

tout ce qui concerne le ens la chose en geacuteneacuteral Ce

qui est particulier aux choses seacutepareacutees peut y ecirctre

ajouteacute ensuite successivement naturellement par

lrsquoexpeacuterience mais cela ne peut jamais rien changer agrave

lrsquouniversel raquo Bacon disait au contraire laquo Nous

voulons avant tout connaitre les choses seacutepareacutees

aussi complegravetement que possible ensuite nous

finirons par connaicirctre ce qursquoest la chose en geacuteneacuteral

raquo

Quoi qursquoil en soit Bacon est infeacuterieur agrave Aristote en

ce que sa meacutethode ascendante nrsquoest nullement

aussi reacuteguliegravere sucircre et infaillible que la meacutethode

descendante drsquoAristote Il a lui-mecircme eacutecarteacute dans

ses recherches physiques les regravegles de sa meacutethode

96 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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telles qursquoil les a consigneacutees dans le Novum

Organum

La grande preacuteoccupation de Bacon eacutetait la physique

Ce qursquoil fit pour elle commencer par le

commencement Descartes le fit immeacutediatement

apregraves pour la meacutetaphysique

97 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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SECTION XII LA PHILOSOPHIE DES

MODERNES

Dans les livres drsquoarithmeacutetique la solution exacte

drsquoun problegraveme est indiqueacutee par la balance de celui-

ci crsquoest-agrave-dire par le fait qursquoil ne reste rien Il en va agrave

peu pregraves de mecircme avec la solution de lrsquoeacutenigme du

monde Tous les systegravemes sont des sommes qui ne

se balancent pas ils laissent un reste ou si lrsquoon

preacutefegravere une comparaison chimique un deacutepocirct

insoluble Celui-ci consiste en ceci que si lrsquoon tire

une conclusion logique de leurs preacutemisses les

reacutesultats loin de srsquoaccorder avec le monde reacuteel qui

est lagrave devant nous laissent bien plutocirct maints de ses

cocircteacutes absolument inexplicables Ainsi par exemple

avec les systegravemes mateacuterialistes drsquoapregraves lesquels le

monde eacutemane drsquoune matiegravere doueacutee de proprieacuteteacutes

simplement meacutecaniques et en accord avec leurs lois

ne concordent ni la complegravete et admirable

adaptation des fins aux moyens dans la nature ni

lrsquoexistence de la connaissance dans laquelle cette

matiegravere se preacutesente en tout premier lieu Ceci est

donc leur reste Avec les systegravemes theacuteistes drsquoautre

part et non moins avec les systegravemes pantheacuteistes les

maux physiques qui lrsquoemportent dans la balance et

98 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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la corruption morale du monde ne peuvent

srsquoharmoniser ils demeurent donc lagrave agrave lrsquoeacutetat de reste

ou de deacutepocirct insoluble Il est vrai que dans ces cas-

lagrave les sophismes et mecircme les simples mots et

phrases ne font pas deacutefaut pour couvrir ces restes

mais cela ne tient pas longtemps La somme ne se

balanccedilant point on cherche alors dans le calcul les

erreurs particuliegraveres jusqursquoagrave ce que lrsquoon soit forceacute

de srsquoavouer que le point de deacutepart mecircme eacutetait faux

Si au contraire la conseacutequence et lharmonie

accomplies de toutes les propositions drsquoun systegraveme

sont accompagneacutees agrave chaque pas par un accord

eacutegalement accompli avec le monde de lexpeacuterience

sans quune seule note finisse entre les deux se fasse

entendre crsquoest le criteacuterium de sa veacuteriteacute la balance

requise de la somme arithmeacutetique De mecircme si le

point de deacutepart a commenceacute par ecirctre faux cela veut

dire que la chose a eacuteteacute mal saisie degraves le deacutebut ce qui

a conduit ensuite drsquoerreur en erreur Car il en est de

la philosophie comme de beaucoup dautres choses

il srsquoagit de la bien saisir Le pheacutenomegravene du monde

qursquoil faut expliquer offre de nombreuses solutions

dont une seule peut ecirctre la vraie il ressemble agrave un

eacutecheveau de fil entremecircleacute avec un tas de faux bouts

qui y pendent ce nrsquoest qursquoen trouvant le bout

veacuteritable quon peut deacutevider le tout Alors lrsquoun se

deacuteroule facilement de lrsquoautre et lrsquoon reconnaicirct agrave cela

99 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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que crsquoeacutetait le bon bout On peut comparer aussi la

chose agrave un labyrinthe qui offre cent entreacutees ouvrant

sur des corridors qui apregraves de longs deacutetours

entremecircleacutes megravenent tous agrave son extreacutemiteacute agrave

lexception drsquoun seul dont les deacutetours nous

acheminent reacuteellement vers le point central ougrave

siegravege lrsquoIdole Si lrsquoon a trouveacute cette entreacutee on ne

srsquoeacutegarera pas en route mais nulle autre ne peut

mener au but Je ne dissimulerai pas que drsquoapregraves

moi la volonteacute seule est en nous le bon bout de

lrsquoeacutecheveau de fil la veacuteritable entreacutee du labyrinthe

Descartes proceacuteda conformeacutement agrave la

meacutetaphysique drsquoAristote de la notion de substance

et nous voyons tous ses successeurs se traicircner sur

ses traces Il accepta cependant deux sortes de

substance la substance pensante et la substance

eacutetendue Elles eacutetaient supposeacutees agir lrsquoune sur

lrsquoautre par influxus physicus et celui-ci montra

bientocirct qursquoil eacutetait son reste Il prenait place non

seulement du dehors en dedans par la

repreacutesentation du monde corporel mais aussi du

dedans en dehors entre la volonteacute (assigneacutee sans

heacutesitation au penser) et les actions du corps Le

rapport direct entre ces deux sortes de substance

devint alors le problegraveme capital qui souleva tant de

difficulteacutes dont les conseacutequences engendregraverent le

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systegraveme des causes occasionnelles et de lrsquoharmonia

praeligstabilita les spiritus animales qui avaient

suffi agrave Descartes lui-mecircme ne pouvaient plus

servir 11 Malebranche notamment regardait

lrsquoinfluxus physicus comme impensable mais en

cela il ne consideacuterait pas que celui-ci est accepteacute

sans heacutesitation dans la creacuteation et la direction du

monde corporel par un Dieu qui est un esprit Il le

remplaccedila donc par les causes occasionnelles et son

nous voyons tout en Dieu crsquoest lagrave son reste

Spinoza aussi suivant les traces de son maicirctre

proceacuteda de cette notion de substance absolument

comme si crsquoeacutetait un fait donneacute Cependant il deacuteclara

que les deux sortes de substance celle qui pense et

celle qui est eacutetendue nen constituaient qursquoune seule

et la mecircme il eacutevitait ainsi la vieille difficulteacute Par lagrave

sa philosophie fut principalement neacutegative se

bornant agrave une simple neacutegation des deux grandes

oppositions carteacutesiennes car il eacutetendit sa

justification jusqursquoagrave lrsquoautre opposition dresseacutee par

11 Les spiritus animales apparaissent dailleurs deacutejagrave chez Vanini (De naturaelig areanis Dicircalogue XLIX) comme une chose connue Leur inventeur est peut-ecirctre Willisius (De anima brutorum Genegraveve 1680 pp 35 et suiv) Flourens (De la vie et de lintelligence t II p 72) les impute agrave Galien Jamblique dans Stobeacutee (Eclogaelig livre I chap LII sect 29) les cite assez clairement comme une doctrine des stoiumlciens

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Descartes Dieu et le monde Cette derniegravere nrsquoeacutetait

pourtant en reacutealiteacute qursquoune pure meacutethode

drsquoenseignement ou une forme de repreacutesentation Il

aurait eacuteteacute trop choquant de dire directement laquo Il

nrsquoest pas vrai qursquoun Dieu ait fait ce monde mais

celui-ci existe par sa propre puissance raquo il employa

donc une tournure indirecte et dit laquo Le monde lui-

mecircme est Dieu raquo Affirmation qui ne lui serait

jamais venue agrave lrsquoideacutee si au lieu de proceacuteder du

judaiumlsme il avait pu proceacuteder tout uniment de la

nature mecircme La tournure en question sert en

mecircme temps agrave donner agrave ses doctrines lrsquoapparence

du positivisme tandis qursquoau fond elles sont

purement neacutegatives Aussi laisse-t-il le monde sans

lrsquoexpliquer puisqursquoil aboutit agrave cette conclusion laquo le

monde est parce qursquoil est et il est comme il est

parce quil est ainsi raquo (Avec cette phrase Fichte

avait coutume de mystifier ses eacutetudiants) La

deacuteification du monde ameneacutee de cette faccedilon

nrsquoadmettait aucune eacutethique veacuteritable et eacutetait en

outre en flagrante contradiction avec les maux

physiques et la perversiteacute morale de ce monde Cest

donc ici le reste de Spinoza

Ce philosophe regarde comme un fait donneacute nous

lrsquoavons dit la notion de la substance de laquelle il

part Il la deacutefinit il est vrai conformeacutement agrave son but

102 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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mais il ne se preacuteoccupe pas de son origine Crsquoest

seulement Locke un peu apregraves lui qui posa le grand

principe qursquoun philosophe deacutesireux de deacuteduire ou de

deacutemontrer quoi que ce soit drsquoapregraves des notions doit

avant tout scruter lrsquoorigine de chacune de celles-ci

car leur contenu et ses conseacutequences sont

deacutetermineacutes entiegraverement par cette origine en tant

que source de toute connaissance accessible gracircce agrave

cette derniegravere Si Spinoza avait rechercheacute lrsquoorigine

de sa notion de substance il aurait ducirc finir par

trouver que crsquoeacutetait la matiegravere seule et qursquoen

conseacutequence le veacuteritable contenu de la notion nrsquoest

autre que les proprieacuteteacutes essentielles assignables a

priori de celle-ci En fait tout ce que Spinoza

attribue agrave sa substance trouve sa confirmation dans

la matiegravere et seulement en elle la matiegravere est

incauseacutee donc sans

cause eacuteternelle une et unique et ses modifications

sont lrsquoeacutetendue et la connaissance cette derniegravere

comme proprieacuteteacute exclusive du cerveau qui est

mateacuteriel Spinoza est par lagrave mecircme un mateacuterialiste

inconscient

Cependant la matiegravere qui si lrsquoon megravene la chose agrave

bonne fin reacutealise et confirme empiriquement sa

notion nrsquoest pas la matiegravere faussement entendue et

103 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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atomistique de Deacutemocrite et des mateacuterialistes

franccedilais nrsquoayant que les proprieacuteteacutes meacutecaniques

crsquoest la matiegravere exactement conccedilue en possession de

toutes ses qualiteacutes inexplicables (Je renvoie au

sujet de cette distinction agrave mon ouvrage principal t

II chap XXIV p 315 et suiv)

Cette meacutethode consistant agrave accepter sans examen la

notion de substance pour en faire le point de

deacutepart nous la trouvons deacutejagrave chez les eacuteleacuteates

comme le montre en particulier le livre aristoteacutelicien

De Xenophane Xeacutenophane lui aussi procegravede de lrsquo

ὂν crsquoest-agrave-dire la substance et les proprieacuteteacutes de

celle-ci sont deacutemontreacutees sans qursquoil ait eacuteteacute demandeacute

ou dit agrave lrsquoavance drsquoougrave il tient sa connaissance Si ceci

avait eu lieu on verrait clairement de quoi il parle

au juste crsquoest-agrave-dire quelle intuition sert finalement

de base agrave sa notion et lui donne de la reacutealiteacute et lrsquoon

finirait sans doute par constater que crsquoest agrave la

matiegravere seule que srsquoapplique tout ce qursquoil dit Dans

les chapitres suivants sur Zeacutenon lrsquoaccord avec

Spinoza srsquoeacutetend jusqursquoau style et aux expressions

Aussi nest-il guegravere douteux que Spinoza ait connu

et utiliseacute cet eacutecrit Quoique attaqueacute par Bacon

Aristote en ce temps-lagrave continuait agrave jouir drsquoune

grande reacuteputation et on posseacutedait de bonnes

eacuteditions de ses œuvres avec version latine En ce

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cas Spinoza serait un simple reacutenovateur des eacuteleacuteates

comme Gassendi drsquoEacutepicure Mais nous voyons une

fois de plus de quelle excessive rareteacute sont dans

toutes les branches de la penseacutee et du savoir les

choses vraiment nouvelles et absolument originales

Au reste et notamment au point de vue de la forme

cette notion de la substance drsquoougrave part Spinoza

repose sur la fausse ideacutee emprunteacutee agrave son maicirctre

Descartes et par celui-ci agrave Anselme de Cantorbeacutery

qursquoexistentia peut provenir drsquoessentia crsquoest-agrave-dire

que drsquoune pure notion peut sensuivre un ecirctre qui

en conseacutequence serait neacutecessaire ou en drsquoautres

termes qursquoen vertu de la nature ou deacutefinition drsquoune

chose simplement penseacutee il devienne neacutecessaire

qursquoelle ne soit plus seulement penseacutee mais existe

reacuteellement Descartes avait appliqueacute cette fausse

ideacutee agrave la notion de lrsquoens perfectissimum mais

Spinoza prit celle de substantia ou causa sut (cette

derniegravere exprimant une contradictio in adjecto) On

peut voir sa premiegravere deacutefinition qui est son premier

faux pas dans lrsquoIntroduction de lrsquoEthique et

ensuite au livre I propos 7 La diffeacuterence entre les

notions fondamentales des deux philosophes

consiste presque entiegraverement dans lrsquoexpression

mais leur emploi comme point de deacutepart crsquoest-agrave-

dire comme fait donneacute est chez lrsquoun comme chez

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lrsquoautre fondeacute sur la sottise de deacuteriver de la

repreacutesentation abstraite la repreacutesentation intuitive

tandis que en reacutealiteacute toute repreacutesentation abstraite

naicirct de la repreacutesentation intuitive et pour cette

raison est baseacutee sur elle Nous avons donc ici un

fondamental ὒστερον πρότερον [confusion de la

cause et de la conseacutequence]

Spinoza srsquoest mis dans une difficulteacute speacuteciale en

qualifiant de Deus sa substance unique Ce nom

eacutetant deacutejagrave en usage pour deacutesigner une toute autre

notion il lui faut continuellement lutter contre les

malentendus qui en reacutesultent En effet au lieu de la

notion assigneacutee par les premiegraveres explications du

philosophe le lecteur y rattache toujours la notion

diffeacuterente Srsquoil nrsquoavait pas employeacute le mot en

question il aurait eacuteviteacute les longues et peacutenibles

explications du livre I Mais il le fit pour que sa

doctrine trouvacirct moins drsquoopposition il manqua

drsquoailleurs son but Un certain double sens peacutenegravetre

ainsi tout son mode drsquoexposeacute qursquoon pourrait pour

cette raison qualifier en quelque mesure

drsquoalleacutegorique drsquoautant plus qursquoil adopte le mecircme

plan avec quelques autres notions comme nous

lrsquoavons deacutejagrave fait remarquer Combien son Ethique

eucirct eacuteteacute plus claire par conseacutequent meilleure srsquoil

srsquoeacutetait exprimeacute nettement conformeacutement agrave ses

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ideacutees et avait nommeacute les choses par leur nom et

srsquoil avait preacutesenteacute ses ideacutees avec leur fondement

drsquoune maniegravere sincegravere et naturelle au lieu de les

comprimer dans les bottes espagnoles des

propositions deacutemonstrations scholies et

corollaires cet accoutrement emprunteacute agrave la

geacuteomeacutetrie et qui au lieu de donner agrave la philosophie

la certitude de celle-lagrave perd au contraire toute

signification degraves que la geacuteomeacutetrie avec sa

construction des notions ne se trouve pas au fond

Ici aussi lrsquoon peut dire cucullus non facit

monachum [lrsquohabit ne fait pas le moine]

Dans le livre II il explique les deux modes de sa

substance unique en tant qursquoeacutetendue et

repreacutesentation extensio et cogitatio) division

manifestement fausse puisque lrsquoeacutetendue nrsquoexiste

absolument que pour la repreacutesentation et en elle et

devait pour cette raison lui ecirctre non pas opposeacutee

mais subordonneacutee

Spinoza procircne partout bien haut la laeligtitia [joie]

dont il fait la condition et le signe de toute action

louable il rejette au contraire absolument toute

tristitia [tristitia] quoique son Ancien Testament

lui ait dit laquo II vaut mieux pleurer que rire car les

pleurs ameacuteliorent le cœur raquo (Eccleacutesiaste VII IV)

107 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Mais il fait tout cela uniquement par amour de la

logique car si ce monde est un Dieu il est son

propre but et doit se reacutejouir et se glorifier de son

existence Donc saute marquis semper gai

nunquam triste Le pantheacuteisme est essentiellement

et neacutecessairement loptimisme Cet optimisme

obligeacute contraint Spinoza agrave maintes autres fausses

conseacutequences parmi lesquelles les propositions

absurdes et souvent reacutevoltantes de sa philosophie

morale qui dans le chapitre XVI de son Tractatus

theologico-politicus srsquoeacutelegravevent veacuteritablement jusqursquoagrave

lrsquoinfamie Drsquoautre part il perd parfois de vue la

conseacutequence alors qursquoelle aurait meneacute agrave des ideacutees

justes par exemple dans ses propositions aussi

indignes que fausses sur les animaux (Ethique IVe

partie chap XXVI de lrsquoappendice et Scholion

propos 37) Ici il parle comme peut le faire un juif

conformeacutement aux chap I et IX de la Genegravese de

sorte que nous autres habitueacutes agrave des doctrines plus

pures et plus dignes nous sommes envahis par le

faetor judaicus Il semble nrsquoavoir pas du tout connu

les chiens A la proposition monstrueuse qui ouvre

le chapitre XXVI laquo Excepteacute lrsquohomme nous ne

connaissons dans la nature aucun ecirctre particulier

dont lrsquoesprit nous reacutejouisse et auquel lrsquoamitieacute ou

tout autre lien semblable puisse nous unir Par

conseacutequent ce qui existe dans la nature des choses

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excepteacute lrsquohomme le principe de lrsquoutiliteacute ne nous

commande point de le conserver il nous enseigne

en vue drsquousages varieacutes de le conserver le deacutetruire

ou lrsquoadapter agrave notre usage de quelque faccedilon que ce

soit raquo la meilleure reacuteponse a eacuteteacute faite par un

eacutecrivain espagnol de nos jours Larra12 (connu sous

le pseudonyme de Figaro) dans son roman El

doncel de Don Enrique chap XXXIII El que non

ha tenido un perro no sabe lo que es querer y ser

querido [Celui qui nrsquoa jamais posseacutedeacute un chien ne

sait pas ce que crsquoest quaimer et ecirctre aimeacute] Les

tortures que agrave en croire Colerus Spinoza exerccedilait

habituellement pour srsquoamuser et en riant de bon

cœur contre les araigneacutees et les mouches ne

reacutepondent que trop bien aux propositions attaqueacutees

ici comme aux chapitres citeacutes de la Genegravese Tout

ceci fait que lrsquoEacutethique de Spinoza est un meacutelange de

faux et de vrai de choses admirables et de choses

mauvaises A la fin de lrsquoouvrage dans la seconde

moitieacute de la premiegravere partie nous le voyons

srsquoefforcer vainement de devenir clair pour lui-mecircme

mais il ny parvient pas Il ne lui reste donc qursquoagrave

devenir mystique comme crsquoest ici le cas Pour ne

12 Le ceacutelegravebre publiciste qui se suicida agrave Madrid sa ville natale en 1837 agrave lrsquoacircge de 28 ans Lara est avec Cervantegraves et Quevedo le plus grand satirique de lrsquoEspagne

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pas ecirctre drsquoailleurs injuste agrave lrsquoeacutegard de cet esprit

incontestablement grand on doit consideacuterer qursquoil

avait encore trop peu de preacutecurseurs tout au plus

Descartes Malebranche Hobbes Giordano Bruno

Les notions philosophiques fondamentales nrsquoeacutetaient

pas encore suffisamment eacutelaboreacutees les problegravemes

convenablement ventileacutes

Leibnitz partit eacutegalement de la notion de substance

comme un fait donneacute mais ne perdit pas de vue

avant tout qursquoelle doit ecirctre indestructible A cet effet

elle doit ecirctre simple parce que toute chose eacutetendue

serait divisible et par conseacutequent destructible elle

est donc sans extension crsquoest-agrave-dire immateacuterielle Il

ne restait alors drsquoautres attributs agrave sa substance que

les attributs intellectuels de perception de penseacutee et

de deacutesir Il prit en conseacutequence un certain nombre

de ces substances simples intellectuelles qui

quoique non eacutetendues elles-mecircmes reacutesident au

fond du pheacutenomegravene de lrsquoextension il les deacutefinit

atomes formels et substances simples (Opeacutera eacutedit

Erdmann pp 124 686) et leur donna le nom de

monades Celles-ci constituent donc le fond du

pheacutenomegravene du monde corporel pheacutenomegravene qui

nrsquoest conseacutequemment qursquoune simple apparent sans

reacutealiteacute propre ni directe et eacutecheacuteant seulement aux

monades qui se trouvent dedans et derriegravere Ce

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pheacutenomegravene du monde corporel est drsquoautre part

effectueacute dans la perception des monades (du petit

nombre de celles qui perccediloivent reacuteellement car la

plupart dorment drsquoordinaire) par la vertu de

lrsquoharmonie preacuteeacutetablie que la monade centrale

produit toute seule et agrave ses propres deacutepens Ici nous

tombons quelque peu dans lrsquoobscuriteacute Quoi quil en

soit la connexion entre les simples ideacutees de ces

substances et lrsquoeacutetendue reacuteelle et en soi est ameneacutee

par une harmonie preacuteeacutetablie de la monade centrale

Ici lrsquoon pourrait dire que tout reste Cependant il

faut rappeler pour ecirctre juste envers Leibnitz lrsquoideacutee

que Locke et Newton se faisaient alors de la matiegravere

crsquoeacutetait pour eux une chose absolument morte

purement passive et sans volonteacute doueacutee seulement

de force meacutecaniques et soumise uniquement aux

lois matheacutematiques Leibnitz de son cocircteacute rejette les

atomes et la physique purement meacutecanique pour

lui en substituer une dynamique en tout ceci il fut

le preacutecurseur de Kant (Opeacutera eacutedit citeacutee p 694) Il

rappela en premier lieu les formae substantiales des

scolastiques et arriva ensuite agrave comprendre que

mecircme les forces simplement meacutecaniques de la

matiegravere en dehors desquelles on nrsquoen connaissait

ou lrsquoon nrsquoen admettait alors guegravere drsquoautres devaient

reposer sur quelque chose drsquointellectuel Mais il ne

parvint agrave se repreacutesenter clairement cette ideacutee qursquoagrave

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lrsquoaide de cette fiction des plus maladroites agrave savoir

que la matiegravere se compose de simples petites acircmes

qui sont en mecircme temps des atomes formels et se

trouvent le plus souvent en eacutetat drsquoengoursement

mais possegravedent cependant un analogon de

perceptio et de lappetitus Ceci lrsquoeacutegara de sorte

que comme tous les autres il fit de la connaissance

et non la volonteacute la base et la conditio sine qua non

de la chose intellectuelle cest moi qui le premier

ai revendiqueacute pour la volonteacute la primauteacute qui lui

appartient et ai transformeacute par lagrave tout le domaine

de la philosophie En attendant lrsquoeffort de Leibnitz

pour assigner un seul et mecircme principe agrave lrsquoesprit et

agrave la matiegravere meacuterite de la reconnaissance On

pourrait mecircme y trouver un pressentiment aussi

bien de la doctrine kantienne que de la mienne

mais quas velut trans nebulam vidit [ce qursquoil vit agrave

travers ce brouillard fut ainsi] Car lrsquoideacutee qui fait le

fond de sa Monadologie est deacutejagrave que la matiegravere nrsquoest

pas une chose on soi mais un pur pheacutenomegravene la

base derniegravere de son action mecircme meacutecanique ne

doit donc pas ecirctre chercheacutee dans ce qui est

purement geacuteomeacutetrique crsquoest-agrave-dire dans ce qui

appartient seulement au pheacutenomegravene comme

eacutetendue mouvement figure crsquoest ainsi que

lrsquoimpeacuteneacutetrabiliteacute nrsquoest pas une proprieacuteteacute seulement

neacutegative mais la manifestation dune force positive

112 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Lrsquoideacutee de Leibnitz que nous venons de louer est

exprimeacutee le plus clairement dans quelques-uns de

ses petits eacutecrits en franccedilais tels que le Systegraveme

nouveau de la mature et drsquoautres qui ont passeacute du

Journal des savants et de lrsquoeacutedition de Dutens dans

lrsquoeacutedition dErdmann ainsi que dans les Lettres

publieacutees par celui-ci pp 681-695 Il existe aussi une

collection bien choisie de passages de Leibnitz sur le

mecircme sujet pp 335 agrave 340 de ses petits eacutecrits

philosophiques traduits par Kœhler et revus par

Huth (Ieacutena 1740)

Nous voyous drsquoailleurs partout dans cet

enchaicircnement de doctrines dogmatiques eacutetranges

une fiction appuyer une autre fiction absolument

comme dans la vie pratique un mensonge en amegravene

forceacutement beaucoup drsquoautres La base en est la

division carteacutesienne de toute existence en Dieu et en

monde et de lrsquohomme en esprit et en matiegravere tout

le reste eacutecheacuteant agrave cette derniegravere A cela srsquoajoute

lrsquoerreur commune agrave ces philosophes comme agrave tous

ceux qui ont existeacute de placer la base fondamentale

de notre ecirctre dans la connaissance au lieu de la

placer dans la volonteacute crsquoest-agrave-dire de faire de celle-

ci la chose secondaire et de celle-lagrave la chose

principale Telles sont les erreurs primordiales

contre lesquelles la nature et la reacutealiteacute protestaient agrave

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chaque pas et dont le maintien neacutecessita les spiritus

animales la mateacuterialiteacute des animaux les causes

occasionnelles la vision de toutes choses en Dieu

lrsquoharmonie preacuteeacutetablie les monades lrsquooptimisme et

tout ce qui srsquoensuit Avec moi au contraire qui ai

saisi les choses par leur cocircteacute exact toutes

srsquoarrangent drsquoelles-mecircmes chacune apparaicirct sous

son vrai jour aucune fiction nrsquoest requise et

simplex sigillum veri [la simpliciteacute et la marque de

la veacuteriteacute]

Kant ne fut pas toucheacute directement par le problegraveme

de la substance il le deacutepassa Chez lui la notion de

substance est une cateacutegorie crsquoest-agrave-dire une pure

forme de penser a priori Par elle dans son

application neacutecessaire agrave lrsquointuition sensible rien

nrsquoest reconnu tel qursquoil est en soi aussi lrsquoessence qui

forme la base des corps aussi bien que des acircmes

peut-elle ecirctre en soi une et la mecircme Crsquoest lagrave sa

doctrine Elle mrsquoa frayeacute la voie vers cette ideacutee que le

corps de chacun est seulement lintuition de sa

volonteacute naissant dans son cerveau rapport qui

eacutetendu ensuite agrave tous les corps a donneacute lrsquoanalyse du

monde en volonteacute et en repreacutesentation

Cette notion de la substance dont Descartes fidegravele agrave

Aristote avait fait lrsquoideacutee fondamentale de sa

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philosophie et de la deacutefinition de laquelle part aussi

Spinoza quoique agrave la faccedilon des eacuteleacuteates apparaicirct

examineacutee de pregraves et sincegraverement comme un

abstractum plus eacuteleveacute mais injustifieacute de la notion

de matiegravere qui contient agrave cocircteacute de celle-ci aussi son

enfant supposeacute la substance nmateacuterielle crsquoest ce

que jrsquoai expliqueacute en deacutetail dans ma Critique de la

philosophie de Kant (2e eacutedit pp 550 et suiv) Mais

en dehors de ceci la notion de substance ne vaut

rien comme point de deacutepart de la philosophie parce

qursquoen tout cas elle est objective Tout ce qui est

objectif nest jamais pour nous quindirect le

subjectif seul est direct Ce dernier ne doit donc

jamais ecirctre laisseacute de cocircteacute mais il faut au contraire

absolument partir de lui Crsquoest ce qursquoa fait aussi

Descartes il fut mecircme le premier agrave se rendre

compte de la chose et crsquoest pour cela qursquoune

nouvelle grande eacutepoque philosophique srsquoest ouverte

avec lui Mais il lrsquoa fait dune faccedilon seulement

preacuteliminaire du premier bond apregraves lequel il admit

immeacutediatement la reacutealiteacute objective absolue du

monde sur le creacutedit de la veacuteraciteacute de Dieu et agrave

partir de ce moment il continua agrave philosopher drsquoune

maniegravere entiegraverement objective Il srsquoest en outre

rendu coupable ici drsquoun grave circulus vitiosus Il

deacutemontre en effet la reacutealiteacute objective des objets de

toutes nos repreacutesentations intuitives drsquoapregraves

115 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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lrsquoexistence de Dieu leur auteur dont la veacuteraciteacute ne

permet pas de supposer qursquoil nous trompe mais il

deacutemontre lrsquoexistence de Dieu mecircme drsquoapregraves la

repreacutesentation inneacutee que nous aurions soi-disant de

lui comme du plus parfait de tous les ecirctres laquo Il

commence par douter de tout et finit par tout

croire13 raquo dit de lui un de ses compatriotes

Crsquoest Berkeley qui le premier a pris tregraves au seacuterieux

le point de vue subjectif et irreacutefutablement exposeacute

sa neacutecessiteacute indispensable Il est le pegravere de

lideacutealisme base de toute vraie philosophie et qui

depuis lors a eacuteteacute universellement retenu tout au

moins comme point de deacutepart quoique chaque

philosophe successif y ait introduit des

modifications et des changements Ainsi Locke

partit lui-mecircme du subjectif en assignant une

grande partie des proprieacuteteacutes des corps agrave notre

impression sensible Il faut toutefois remarquer que

sa reacuteduction de toutes les diffeacuterences qualitatives

comme qualiteacutes secondaires agrave des diffeacuterences

purement quantitatives grandeur figure position

etc comme les seules proprieacuteteacutes primaires ou

objectives est encore au fond la doctrine de

Deacutemocrite qui ramenait eacutegalement toutes les

13 En franccedilais dans le texte

116 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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qualiteacutes agrave lrsquoaspect la composition et la position des

atomes crsquoest ce que montrent clairement la

Meacutetaphysique drsquoAristote (livre I chap IV) et le De

sensu de Theacuteophraste (chap LXI-LXV) Locke

serait dans ces conditions le reacutenovateur de la

philosophie de Deacutemocrite comme Spinoza de celle

des eacuteleacuteates Il a aussi reacuteellement frayeacute la voie au

mateacuterialisme franccedilais posteacuterieur Par cette

distinction preacuteliminaire entre les eacuteleacutements subjectif

et objectif de lrsquointuition il conduisit directement agrave

Kant qui suivant sa direction et sa trace en un sens

beaucoup plus eacuteleveacute parvint agrave seacuteparer nettement le

subjectif de lrsquoobjectif opeacuteration qui profita tant au

premier que le second ne fut plus qursquoun point

sombre un quelque chose agrave peine reconnaissable

la chose en soi Pour moi jrsquoai rameneacute ceci agrave lrsquoessence

que nous deacutecouvrons dans notre conscience

personnelle comme eacutetant la volonteacute et je suis ainsi

revenu agrave la source subjective de la connaissance Il

ne pouvait en ecirctre autrement parce que comme je

lrsquoai deacutejagrave dit lrsquoobjectif nrsquoest jamais qursquoune chose

secondaire mdashune repreacutesentation Aussi devons-

nous absolument chercher le noyau tout agrave fait

intime des ecirctres la chose en soi non en dehors de

nous mais en nous crsquoest-agrave-dire dans le subjectif la

seule chose immeacutediate A ceci srsquoajoute quavec

lrsquoobjectif nous ne pouvons jamais atteindre un point

117 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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de repos primordial et deacutefinitif parce que nous

sommes lagrave dans domaine des repreacutesentations et

que celles-ci toutes ensemble et essentiellement ont

pour forme le principe de la raison suffisante sous

ses quatre aspects motif pour lequel chaque objet

tombe immeacutediatement sous son autoriteacute Par

exemple un absolu objectif preacutetendu entraicircne avec

lui ces questions destructives drsquoougrave pourquoi

devant lesquelles il doit ceacuteder et succomber il en est

autrement quand nous nous enfonccedilons dans la

profondeur silencieuse quoique obscure du sujet

Ici nous sommes menaceacutes de tomber dans le

mysticisme et nous ne devons donc tirer de cette

source que ce qui est effectivement vrai accessible agrave

tous et agrave chacun et par suite absolument

incontestable

La dianœologie qui comme reacutesultat des

investigations depuis Descartes a dureacute jusqursquoagrave la

venue de Kant est exposeacutee laquo en reacutesumeacute raquo et avec

une naiumlve clarteacute dans lrsquoouvrage de Muratori Della

fantasia (chap I-IV et XIII) Locke apparaicirct ici

comme un heacutereacutetique Le tout est un nid drsquoerreurs

qui permet de voir de quelle maniegravere absolument

diffeacuterente jai conccedilu et preacutesente le sujet apregraves avoir

eu Kant et Cabanis pour preacutecurseurs Toute cette

dianœologie et psychologie est appuyeacutee sur le faux

118 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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dualisme carteacutesien Tout maintenant dans lrsquoœuvre

entiegravere doit ecirctre rameneacute per fas et nefas agrave celui-ci y

compris beaucoup de faits exacts et inteacuteressants

qursquoil fournit Le proceacutedeacute dans son ensemble est

inteacuteressant comme type

119 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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SECTION XIII ENCORE QUELQUES

EacuteCLAIRCISSEMENTS SUR LA PHILOSOPHIE DE

KANT

Il y a un passage de Pope eacutecrit environ quatre-

vingts ans avant la publication de la Critique de la

raison pure qui pourrait servir drsquoexcellente

eacutepigraphe agrave celle-ci (Popersquos works eacutedit de Bacircle t

VI p 374) laquo Since it is reason able to doubt most

things we should most of all doubt that reason of

ours which would demonstrate all things raquo

[Puisqursquoil est raisonnable de douter de la plupart

des choses nous devrions avant tout douter de

notre raison qui doit deacutemontrer toutes choses]

Le veacuteritable esprit de la philosophie kantienne son

ideacutee fondamentale et son sens exact peuvent ecirctre

conccedilus et preacutesenteacutes de diverses faccedilons Ces

diffeacuterents modes drsquoexprimer la chose sont destineacutes agrave

ouvrir agrave celui-ci ou agrave celui-lagrave suivant la diffeacuterence

des cerveaux la compreacutehension exacte de cette tregraves

profonde et par conseacutequent difficile doctrine Ce qui

va suivre est une nouvelle tentative de cette espegravece

120 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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en vue de projeter ma clarteacute dans les profondeurs de

Kant14

La matheacutematique est baseacutee sur des intuitions qui

servent de support agrave ses preuves mais ces

intuitions eacutetant a priori et non empiriques ses

doctrines sont apodictiques La philosophie a par

contre comme lrsquoeacuteleacutement donneacute duquel elle procegravede

et qui doit deacutepartir agrave ses preuves une neacutecessiteacute

(lapodicticiteacute) de pures notions Elle ne peut en

effet srsquoappuyer directement sur lrsquointuition purement

empirique car elle entreprend drsquoexpliquer les

choses en geacuteneacuteral non en particulier son objet

eacutetant de mener au delagrave de ce qui est empiriquement

donneacute Il ne lui reste donc que les notions geacuteneacuterales

agrave la condition toutefois qursquoelles ne soient ni

intuitives ni purement empiriques Ces notions

doivent donc lui fournir la base de ses doctrines et

de ses preuves et crsquoest drsquoelles qursquoil faut partir

comme drsquoune chose existante et donneacutee En

conseacutequence la philosophie est une science de

pures notions tandis que la matheacutematique est une

14 Je remarque ici une fois pour toutes que la pagination de la premiegravere eacutedition de la Critique de la raison pure dapregraves laquelle je cite habituellement est ajouteacutee aussi agrave leacutedition de Rosenkranz

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science de la construction (repreacutesentation intuitive)

de ses notions A strictement parler toutefois crsquoest

seulement la deacutemonstration de la philosophie qui

procegravede de pures notions Celle-ci ne peut pas

comme la matheacutematique partir drsquoune intuition

parce que cette intuition devrait ecirctre ou purement a

priori ou empirique Celle-ci ne donne aucune

apodicticiteacute celle-lagrave ne fournit que la

matheacutematique Si elle veut donc appuyer ses

doctrines sur une deacutemonstration celle-ci doit

consister dans la conseacutequence logique exacte des

notions placeacutees agrave sa base Les choses ont doucement

marcheacute dans ce sens pendant la longue peacuteriode de la

scolastique et mecircme dans la nouvelle eacutepoque

fondeacutee par Descartes de sorte que nous voyons

Spinoza et Leibnitz suivre encore cette meacutethode

Enfin Locke eut lideacutee de rechercher lrsquoorigine des

notions et le reacutesultat fut que toutes les notions

geacuteneacuterales si eacutetendues qursquoelles puissent ecirctre sont

tireacutees do lrsquoexpeacuterience crsquoest-agrave-dire du monde

existant sensiblement perceptible empiriquement

reacuteel ou aussi de lexpeacuterience interne telle que

lrsquoobservation personnelle empirique la fournit agrave

chacun en sorte que leur contenu entier est deacuteriveacute

seulement de ces deux-lagrave et ne peut fournir plus que

ce que lexpeacuterience exteacuterieure ou inteacuterieure y a

placeacute De ceci on devrait strictement conclure

122 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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qursquoelles ne peuvent jamais deacutepasser lrsquoexpeacuterience

cest-agrave-dire mener au but mais Locke alla avec les

principes deacuteriveacute de lexpeacuterience au delagrave de

lrsquoexpeacuterience

En opposition progressive aux doctrines anteacuterieures

et pour corriger celles de Locke Kant montra qursquoil y

a il est vrai quelques notions qui font exception agrave la

regravegle preacuteceacutedente crsquoest-agrave-dire qui ne proviennent pas

de lrsquoexpeacuterience mais en mecircme temps aussi qursquoelles

sont tireacutees en partie de lrsquointuition pure crsquoest-agrave-dire

de lintuition a priori de lrsquoespace et du temps et

constituent en partie les fonctions particuliegraveres de

notre intelligence au point de vue de leur usage

dans lrsquoexpeacuterience qui se regravegle drsquoapregraves elles Leur

validiteacute srsquoeacutetend seulement agrave lexpeacuterience possible

dont les sens sont toujours le medium en ce qursquoils

nrsquoont drsquoautre but que de la produire en nous avec sa

marche reacuteguliegravere sur lincitation des sens en

dautres termes sans contenu eux-mecircmes ils

attendent leur matiegravere et leur contenu de la

sensibiliteacute seule pour engendrer par elle

lexpeacuterience mais agrave part celle-ci ils nrsquoont ni

contenu ni signification ne valant que sous la

preacutesupposition de lrsquointuition fondeacutee sur limpression

des sens et se rapportent essentiellement agrave celle-lagrave

Il srsquoensuit qursquoils ne peuvent nous fournir les guides

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qui nous mettraient au-dessus de toute possibiliteacute

de lrsquoexpeacuterience et de ceci drsquoautre part que la

meacutetaphysique comme science de ce qui existe au

delagrave de la nature crsquoest-agrave-dire au-dessus de la

possibiliteacute de lrsquoexpeacuterience est impossible

Un des eacuteleacutements de lrsquoexpeacuterience lrsquoeacuteleacutement geacuteneacuteral

formel et reacutegulier eacutetant connaissable a priori

repose en conseacutequence sur les fonctions essentielles

et reacuteguliegraveres de notre propre intellect mais le

second lrsquoeacuteleacutement particulier mateacuteriel et accidentel

provenant de lrsquoimpression des sens il en reacutesulte que

tous deux sont dorigine subjective La conseacutequence

crsquoest que lrsquoexpeacuterience dans sa totaliteacute avec le

monde qui se repreacutesente en elle est un pur

pheacutenomegravene quelque chose qui nrsquoexiste directement

et immeacutediatement que pour le sujet qui la reconnaicirct

Ce pheacutenomegravene indique cependant une chose en soi

lui servant de base et qui comme telle est

absolument inconnaissable Ce sont lagrave les reacutesultats

neacutegatifs de la philosophie kantienne

Je dois rappeler agrave ce sujet que Kant parle comme si

nous eacutetions des ecirctres seulement connaissants et

nrsquoavions ainsi aucune donneacutee en dehors de la

repreacutesentation tandis que nous en posseacutedons en

tout cas une autre encore dans la volonteacute diffeacuterente

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toto genere de celle-lagrave Sans doute il a pris

eacutegalement celle-ci en consideacuteration non dans la

philosophie theacuteorique mais seulement dans 1a

philosophie pratique qui chez lui est absolument

seacutepareacutee de lrsquoautre mais il a proceacutedeacute ainsi

uniquement en vue deacutetablir le fait de la

signification purement morale de notre action et de

fonder sur lui une foi morale pour contrebalancer

notre ignorance theacuteorique et conseacutequemment

lrsquoimpossibiliteacute de toute theacuteologie que nous avons

deacutemontreacutee

La philosophie de Kant agrave la diffeacuterence et mecircme en

opposition de toutes les autres est aussi nommeacutee

philosophie transcendantale et plus justement

ideacutealisme transcendantal Lrsquoexpression laquo

transcendantraquo est drsquoorigine non matheacutematique

mais philosophique puisquelle eacutetait deacutejagrave courante

chez les scolastiques Elle fut introduite pour la

premiegravere fois en matheacutematiques par Leibnitz afin

de deacutesigner qnod algebraelig vires transcendit crsquoest-agrave-

dire toutes les opeacuterations que lrsquoarithmeacutetique

commune et lrsquoalgegravebre ne suffisent pas agrave accomplir

comme par exemple agrave trouver le logarithme drsquoun

nombre ou vice versa ou les fonctions

trigonomeacutetriques dun arc purement arithmeacutetique

ou vice versa et en geacuteneacuteral tous les problegravemes

125 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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qursquoon peut seulement reacutesoudre par un calcul eacutetendu

agrave lrsquoinfini Mais les scolastiques deacutesignaient sous le

nom de transcendant les notions les plus hautes de

toutes celles encore plus geacuteneacuterales que les dix

cateacutegories drsquoAristote Spinoza continue agrave employer

le mot dans ce sens Giovdano Bruno qualifie ainsi

(Della causa Dialogue IV) les attributs qui sont plus

geacuteneacuteraux que la diffeacuterence entre les substances

corporelle et incorporelle et qui appartiennent ainsi

agrave la substance en geacuteneacuteral Ils concernent suivant

lui cette racine commune dans laquelle le corporel

fait un avec lrsquoincorporel et qui est la vraie substance

primordiale il y voit mecircme une preuve que celle-ci

doit exister Enfin Kant entend tout drsquoabord par

transcendantal la reconnaissance de lrsquoa priori

crsquoest-agrave-dire du purement formel comme tel dans

notre connaissance en un mot la constatation

qursquoune telle connaissance est indeacutependante de

lrsquoexpeacuterience et qursquoelle prescrit mecircme agrave celle-ci la

regravegle inalteacuterable suivant laquelle elle doit proceacuteder

cette constatation est en mecircme temps lieacutee agrave la

compreacutehension de la raison drsquoecirctre et des reacutesultats

drsquoune telle connaissance Crsquoest parce qursquoelle

constitue la forme de notre intellect et est en

conseacutequence drsquoorigine subjective la critique de la

raison pure est donc en reacutealiteacute seule

transcendantale En opposition agrave ceci il nomme

126 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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transcendant lrsquoemploi ou plutocirct le mauvais usage

de cet eacuteleacutement purement formel dans notre

connaissance en dehors de la possibiliteacute de

lexpeacuterience il le qualifie aussi drsquohyperphysique

Transcendantal signifie donc en somme laquo avant

toute expeacuterience raquo transcendant laquo au delagrave de toute

expeacuterience raquo Kant nrsquoadmet donc la meacutetaphysique

que comme philosophie transcendantale crsquoest-agrave-

dire comme la doctrine de la forme contenue en

tant que telle dans notre conscience connaissante

et de la limitation ameneacutee par elle en vertu de

laquelle la connaissance des choses en elles-mecircmes

nous est impossible puisque lrsquoexpeacuterience ne peut

fournir que de simples pheacutenomegravenes Le mot

laquo meacutetaphysique raquo nest cependant pas chez lui tout

agrave fait synonyme de laquo transcendantal raquo Toute chose

certaine a priori mais concernant lexpeacuterience se

nomme chez lui laquo meacutetaphysique raquo tandis que la

doctrine drsquoapregraves laquelle crsquoest seulement en vertu de

son origine subjective et comme purement

formelle qursquoelle est certaine a priori est seule

nommeacutee transcendantale Transcendantale est la

philosophie qui prend conscience que les lois

premiegraveres et les plus essentielles de ce monde qui se

repreacutesente devant nous ont leurs racines dans notre

cerveau et sont pour ce motif reconnues a priori

Elle se nomme transcendantale parce qursquoelle srsquoeacutelegraveve

127 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

au-dessus de toute la fantasmagorie donneacutee agrave son

origine Dans ces conditions comme nous lrsquoavons

dit la critique de la raison pure la philosophie

critique (celle de Kant) est seule transcendantale15

meacutetaphysiques par contre sont les laquo fon-deacutements

de la science naturelle raquo ceux de la laquo doctrine

morale raquo etc

La notion drsquoune philosophie transcendantale peut

ecirctre encore conccedilue dans un sens plus profond si

lrsquoon entreprend dy concentrer lrsquoesprit tout agrave fait

intime de la philosophie kantienne mdash agrave peu pregraves de

la faccedilon suivante Que le monde entier nous soit

seulement donneacute drsquoune maniegravere secondaire comme

repreacutesentation image dans notre tecircte pheacutenomegravene

ceacutereacutebral tandis que notre propre volonteacute nous est

donneacutee directement dans la conscience et que de lagrave

une seacuteparation et mecircme une opposition existe en

notre propre existence et celle du monde cela est

une pure conseacutequence de notre vie individuelle et

animale avec la cessation de laquelle cette

opposition disparait Mais jusque-lagrave il nous est

impossible de supprimer par la penseacutee cette forme

fondamentale et primordiale de notre conscience

15 La critique de la raison pure a transformeacute lrsquoontologie en dianœologie

128 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

qui est ce qursquoon nomme la division en sujet et en

objet Tout penser et toute repreacutesentation la

preacutesupposent en effet aussi la regardons-nous

comme la proprieacuteteacute originellement essentielle et

fondamentale du monde tandis qursquoelle nrsquoest en

reacutealiteacute que la forme de notre conscience animale et

des pheacutenomegravenes ameneacutes par celle-ci De lagrave reacutesultent

toutes ces questions sur le commencement la fin

les bornes et lrsquoorigine du monde notre propre

existence apregraves la mort etc Elles reposent donc

toutes sur une fausse preacutesupposition qui attribue agrave

la chose en soi ce qui nrsquoest que des repreacutesentations

ameneacutees par une conscience ceacutereacutebrale animale et la

prend pour la proprieacuteteacute primordiale et

fondamentale du monde Tel est le sens de

lrsquoexpression kantienne toutes les questions de cet

ordre sont transcendantes Elles ne sont donc pas

en conseacutequence susceptibles drsquoune reacuteponse non

seulement subjective mais en elles-mecircmes ou

objective Car elles sont des problegravemes qui

disparaissent complegravetement en mecircme temps que

notre conscience ceacutereacutebrale et lrsquoopposition reposant

sur elle et sont neacuteanmoins poseacutes comme srsquoils

eacutetaient indeacutependants drsquoelle

Celui qui demande par exemple srsquoil continuera agrave

exister apregraves sa mort supprime in hypothesi sa

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conscience ceacutereacutebrale animale il srsquoinforme

neacuteanmoins drsquoune chose qui nrsquoexiste qursquoen la

preacutesupposant elle-mecircme en ce qursquoelle repose sur sa

propre forme sujet et objet espace et temps en un

mot sur son existence individuelle Une philosophie

qui amegravene agrave la conscience claire toutes ces

conditions et limites comme telles est

transcendante et en tant qursquoelle revendique pour

le sujet les deacuteterminations geacuteneacuterales du monde

objectif elle est un ideacutealisme transcendantal On

comprendra peu agrave peu que les problegravemes de la

meacutetaphysique ne sont insolubles qursquoautant que les

questions elles-mecircmes renferment deacutejagrave une

contradiction

Lrsquoideacutealisme transcendantal ne conteste nullement

au monde existant sa reacutealiteacute empirique mais dit

seulement qursquoil nrsquoest pas inconditionneacute puisqursquoil a

pour condition nos fonctions ceacutereacutebrales drsquoougrave

naissent les formes de lrsquointuition crsquoest-agrave-dire temps

espace et causaliteacute et que cette reacutealiteacute empirique

elle-mecircme nrsquoest en conseacutequence que la reacutealiteacute drsquoune

apparence Srsquoil se manifeste en elle une multitude

drsquoecirctres dont lun disparaicirct et dont lrsquoautre naicirct

constamment nous savons que la pluraliteacute nrsquoest

possible qursquoau moyen de la forme intuitive de

lrsquoespace et la disparition et la naissance qursquoau

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moyen de celle du temps Nous reconnaissons alors

qursquoun tel fait nrsquoa pas de reacutealiteacute absolue crsquoest-agrave-dire

qursquoil nrsquoappartient pas agrave lrsquoecirctre en soi qui se manifeste

dans cette apparence Si nous pouvions retirer ces

formes de connaissance comme le verre du

kaleacuteidoscope nous aurions devant nous a notre

eacutetonnement un ecirctre unique et permanent

impeacuterissable invariable et parmi toutes les

modifications apparentes identique peut-ecirctre

mecircme jusqursquoagrave ses deacuteterminations les plus

individuelles Conformeacutement agrave cette maniegravere de

voir on peut eacutetablir ces trois propositions

1o La forme unique de la reacutealiteacute est le preacutesent en

elle seule on trouve directement le reacuteel qui y est

toujours et entiegraverement contenu

2deg Le reacuteel veacuteritable est indeacutependant du temps crsquoest-

agrave-dire un et le mecircme en chaque point du temps

3deg Le temps est la forme intuitive de notre intellect

et par conseacutequent eacutetranger agrave la chose en soi

Ces trois propositions sont au fond identiques Celui

qui reconnaicirct clairement leur identiteacute aussi bien que

leur veacuteriteacute a fait un grand progregraves en philosophie

car il a saisi lrsquoesprit de lrsquoideacutealisme transcendantal

131 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Combien riche en conseacutequences est la doctrine de

Kant sur lrsquoideacutealiteacute de lrsquoespace et du temps exposeacutee

par lui drsquoune faccedilon si segraveche et si deacutenueacutee drsquoornements

Au contraire rien ne reacutesulte du bavardage

pompeux preacutetentieux et sciemment

incompreacutehensible des trois sophistes connus qui ont

deacutetourneacute de Kant sur eux-mecircmes lrsquoattention dun

public indigne de celui-lagrave Avant Kant peut-on dire

nous eacutetions dans le temps maintenant le temps est

en nous Dans le premier cas le temps est reacuteel et

nous sommes comme tout ce qui y tombe deacutevoreacutes

par lui Dans le second cas le temps est ideacuteal il

existe en nous Alors la question relative agrave lrsquoavenir

apregraves la mort disparaicirct par lagrave mecircme car si je

nrsquoexiste pas le temps lui aussi nrsquoexiste plus Crsquoest

seulement une trompeuse illusion qui me montre un

temps continuant sans moi apregraves ma mort Les

trois divisions du temps passeacute preacutesent et futur

sont semblablement mon produit mrsquoappartiennent

mais moi je nrsquoappartiens pas plus agrave lrsquoune qursquoagrave

lrsquoautre Il y aurait une autre conseacutequence agrave tirer de

la proposition que le temps nrsquoappartient pas agrave

lrsquoessence en soi des choses cest que en nrsquoimporte

quel sens le passeacute nrsquoest pas passeacute mais que tout ce

qui a existeacute en reacutealiteacute doit au fond exister encore

Le temps en effet ressemble seulement agrave une

cascade de theacuteacirctre qui semble jaillir en bas mais

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qui nrsquoeacutetant qursquoune roue ne bouge pas de place Jrsquoai

deacutejagrave compareacute dune faccedilon analogue dans mon

ouvrage principal lrsquoespace agrave un verre tailleacute agrave

facettes qui nous montre en reproductions

innombrables ce qui existe simplement Si mecircme

au risque de tomber dans la fantaisie nous

approfondissons plus encore la chose il peut nous

sembler que par une tregraves vive repreacutesentation de

notre propre passeacute lointain nous recevons une

confirmation directe du fait que le temps ne touche

pas la veacuteritable essence des choses mais est

seulement intercaleacute entre celle-ci et nous comme un

simple medium de perception apregraves la suppression

duquel tout existerait de nouveau comme aussi

drsquoautre part notre faculteacute fidegravele et si vivante de

meacutemoire dans laquelle ce long passeacute maintient une

existence toujours jeune porte teacutemoignage qursquoil y a

seulement en nous quelque chose qui ne vieillit pas

avec nous et qui nrsquoest pas par conseacutequent dans le

domaine du temps

La tendance principale de la philosophie kantienne

est de preacutesenter toute la diversiteacute du reacuteel et de

lrsquoideacuteal apregraves que Locke eacutetait deacutejagrave entreacute dans cette

voie On peut dire en deux mots que lrsquoideacuteal est la

forme intuitive se repreacutesentant dans lrsquoespace avec

toutes les qualiteacutes perceptibles en elle tandis que le

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reacuteel est la chose en soi et pour soi indeacutependante de

sa repreacutesentation dans le cerveau drsquoun autre ou le

sien propre Mais la frontiegravere entre les deux est

difficile agrave tracer et cest preacuteciseacutement de cela qursquoil

srsquoagit Locke a montreacute que tout ce qui dans cette

forme est couleur son poli rudesse dureteacute

moelleur froid chaleur etc (proprieacuteteacutes

secondaires) est purement ideacuteal et nrsquoappartient

conseacutequemment pas agrave la chose en soi parce que ce

qui nous y est donneacute ce nrsquoest pas lrsquoecirctre et lrsquoessence

mais seulement lrsquoaction de la chose et une action

deacutefinie tregraves speacuteciale srsquoexerccedilant sur la reacuteceptiviteacute

speacutecifiquement deacutetermineacutee de nos cinq organes des

sens en vertu de laquelle par exemple le son nrsquoagit

pas sur lrsquoœil ni la lumiegravere sur lrsquooreille Lrsquoaction des

corps sur les organes des sens consiste simplement

agrave transporter ceux-ci dans lrsquoeacutetat drsquoactiviteacute qui leur

est particulier agrave peu pregraves comme quand je tire le fil

qui met une boicircte agrave musique en mouvement

Comme reacuteel au contraire qui appartiendrait agrave la

chose en soi Locke laissa subsister lrsquoeacutetendue la

forme lrsquoimpeacuteneacutetrabiliteacute le mouvement ou le repos

et le nombre qursquoil nomma pour cette raison

proprieacuteteacutes primaires Plus lard Kant montra avec

une profondeur desprit infiniment supeacuterieure que

ces proprieacuteteacutes non plus nappartiennent pas agrave

lrsquoessence purement objective des choses ou agrave la

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chose en soi et ne peuvent donc nullement ecirctre

reacuteelles puisqursquoelles sont conditionneacutees par lrsquoespace

le temps et la causaliteacute tandis que ceux-ci drsquoapregraves

leur loi et leur nature nous sont donneacutes avant toute

expeacuterience et exactement connus ils doivent donc

exister en nous preacuteformeacutes comme lrsquoespegravece

speacutecifique de la reacuteceptibiliteacute et de lrsquoactiviteacute de

chacun de nos sens Jrsquoai en conseacutequence nettement

dit que ces formes sont la part du cerveau dans

lrsquointuition comme les impressions sensibles

speacutecifiques sont celles des organes des sens

respectifs 16 Ainsi pour Kant deacutejagrave le purement

objectif lrsquoessence des choses indeacutependante de notre

repreacutesentation et de son appareil se nomme la

chose en soi est proprement le reacuteel par opposition agrave

lrsquoideacuteal quelque chose de tout diffeacuterent de la forme

qui se preacutesente agrave nous intuitivement et agrave laquelle

indeacutependante qursquoelle est de lrsquoespace et du temps on

ne peut en reacutealiteacute attribuer ni eacutetendue ni dureacutee

quoiqursquoelle deacuteparte la force drsquoexister agrave tout ce qui a

eacutetendue et dureacutee Spinoza aussi a compris cela dans

ses grandes lignes comme on peut le voir dans son

16 De mecircme que cest notre œil qui produit le vert le rouge le bleu cest notre cerveau qui produit le temps lespace et la causaliteacute (dont labstraction objectiveacutee est la mature) Mon intuition dun corps dans lrsquoespace est le produit de ma fonction sensorielle et ceacutereacutebrale avec x

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Eacutethique partie II propos 16 avec le second

corollaire et aussi propos 18 scholie

Le reacuteel de Locke en opposition agrave lideacuteal est au fond

la matiegravere mais deacutepouilleacutee de toutes les qualiteacutes

quil eacutecarte comme secondaires crsquoest-agrave-dire comme

conditionneacutees par nos organes des sens il est

toutefois une chose existant en soi et pour soi

comme eacutetendue etc dont la repreacutesentation en nous

est le simple reacuteflexe ou copie Je rappelle agrave ce sujet

que jrsquoai expliqueacute (Quadruple racine de la raison

suffisante 2e eacutedit p 77 avec moins de deacutetails dans

Le monde comme volonteacute et comme repreacutesentation

t I p 9 et t II p 48 3e eacutedit t I p 10 et t II p

52) que lrsquoessence de la matiegravere ne consiste

absolument que dans son action que la matiegravere

nrsquoest donc rien que causaliteacute et que conccedilue comme

telle chaque qualiteacute speacuteciale crsquoest-agrave-dire chaque

espegravece speacutecifique drsquoaction est abstraite drsquoelle de

sorte qursquoelle demeure action ou pure causaliteacute

deacutepourvue de toute autre deacutefinition causaliteacute in

abstracto je renvoie pour lrsquoapprofondissement de

cette question aux endroits indiqueacutes plus haut

Kant avait dailleurs deacutejagrave enseigneacute quoique jrsquoaie eacuteteacute

le premier agrave le deacutemontrer exactement que toute

causaliteacute est seulement une forme de notre

136 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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entendement et nrsquoexiste en conseacutequence que pour

lrsquoentendement et en lui Nous voyons alors le reacuteel

supposeacute de Locke la matiegravere retomber ainsi

complegravetement dans lrsquoideacuteal en mecircme temps que dans

le sujet crsquoest-agrave-dire nrsquoexister que dans la

repreacutesentation et pour la repreacutesentation Kant par

sa doctrine a sans nul doute deacutepouilleacute le reacuteel ou la

chose en soi de sa mateacuterialiteacute mais il nrsquoest resteacute

pour lui qursquoune x complegravetement inconnue Jrsquoai

deacutemontreacute finalement que le vrai reacuteel ou la chose en

soi qui seule a une existence veacuteritable

indeacutependante de la repreacutesentation et de ses formes

est la volonteacute en nous rangeacutee inconsideacutereacutement

jusqursquoici dans lrsquoideacuteal On voit par lagrave que Locke Kant

et moi sommes en parfait accord en ce que nous

repreacutesentons dans lrsquoespace de pregraves de deux siegravecles

le deacuteveloppement graduel dun processus coheacuterent

et unifieacute de la penseacutee David Hume aussi peut ecirctre

consideacutereacute comme un anneau de cette chaicircne bien

que seulement au point de vue de la loi de la

causaliteacute Son influence me fait une neacutecessiteacute de

compleacuteter ici ce que jrsquoai dit plus haut

Locke comme aussi Condillac et les disciples qui

suivirent ses traces montre qursquoagrave lrsquoimpression

entrant dans un organe des sens doit reacutepondre une

cause de celle-ci en dehors de notre corps et que les

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diffeacuterences cette action (impression sensible)

preacutesupposent aussi des diffeacuterences dans la cause

quelles qursquoelles puissent ecirctre de lagrave procegravede la

distinction indiqueacutee entre les proprieacuteteacutes primaires

et secondaires Elles finissent lagrave maintenant srsquoouvre

pour elles dans lrsquoespace un monde objectif de

simples choses en soi deacutepourvues de couleurs

drsquoodeur de reacutesonance ni chaudes ni froides ect

mais eacutetendues figureacutees impeacuteneacutetrables mobiles et

calculables Quant agrave lrsquoaxiome mecircme en vertu

duquel se sont effectueacutes ce passage de lrsquointeacuterieur agrave

lexteacuterieur et toute cette deacuterivation et installation

des choses en soi crsquoest-agrave-dire la loi de la causaliteacute

ils lrsquoont agrave lrsquoinstar de tous les anciens philosophes

admis de lui-mecircme comme eacutevident sans en

rechercher la validiteacute Crsquoest sur ce point que Hume

dirigea son attaque sceptique en mettant en doute

la validiteacute de cette loi Car lrsquoexpeacuterience de laquelle

suivant cette philosophie sont deacuteriveacutees toutes nos

connaissances ne peut jamais fournir

lenchaicircnement causal mais seulement la pure

succession deacutetats dans le temps jamais une

conseacutequence mais une simple suite qui comme

telle srsquoaffirme toujours accidentelle jamais

neacutecessaire Cet argument si opposeacute au bon sens

mais difficile agrave reacutefuter incita Kant agrave rechercher la

veacuteritable origine de la notion de causaliteacute Il la

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trouva dans la forme essentielle et inneacutee de notre

intelligence par conseacutequent dans le sujet et non

dans lobjet puisqursquoelle ne nous a pas eacuteteacute dabord

donneacutee du dehors Or ceci ramena tout le monde

objectif de Locke et de Condillac au sujet Kant

ayant deacutemontreacute que son accegraves est drsquoorigine

subjective Car agrave la subjectiviteacute de lrsquoimpression

sensible reacutepond maintenant aussi la subjectiviteacute de

la regravegle en vertu de laquelle on doit la concevoir

comme lrsquoeffet drsquoune cause cette cause est seulement

ce qui est perccedilu comme monde objectif Le sujet en

effet accepte un objet du dehors uniquement par

suite du caractegravere de son intellect qui preacutesuppose

une cause agrave tout changement et le projette donc

seulement hors de lui dans un espace preacutepareacute agrave ce

dessein et qui est de mecircme un produit de sa propre

nature aussi bien que lrsquoimpression speacutecifique sur

les organes des sens qui deacuteterminent tout le

processus Le monde objectif des choses en soi de

Locke a donc eacuteteacute transformeacute par Kant en un monde

de purs pheacutenomegravenes srsquoeffectuant dans lrsquoappareil de

notre connaissance et ceci drsquoautant plus

complegravetement que lrsquoespace dans lequel ils se

repreacutesentent comme le temps dans lequel ils

passent ont eacuteteacute prouveacutes par lui ecirctre dorigine

subjective

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Mais avec tout cela Kant non moins que Locke

laissa subsister la chose en soi crsquoest-agrave-dire quelque

chose drsquoindeacutependant de nos repreacutesentations qui ne

nous fournissent que de purs pheacutenomegravenes et qui

reacutesiderait au fond de ceux-ci Quelque bien fondeacutee

que fucirct eacutegalement cette affirmation de Kant ce

nrsquoeacutetait pas des principes poseacutes par lui qursquoil fallait

tirer leur justification Crsquoeacutetait le talon dAchille de sa

philosophie qui a ducirc expier par la deacutemonstration

de cette inconseacutequence lrsquohommage deacutejagrave accordeacute agrave

sa valeur et agrave sa veacuteriteacute incontestables mais en

dernier ressort elle fut injustement traiteacutee Car

certainement lrsquoadmission drsquoune chose en soi

derriegravere les pheacutenomegravenes drsquoun noyau reacuteel sous tant

drsquoenveloppes nrsquoa rien drsquoinacceptable le nier serait

absurde Crsquoest seulement la faccedilon dont Kant

introduisit cette chose en soi et chercha agrave lallier

avec ses principes qui fut deacutefectueuse Au fond

crsquoest donc seulement son exposeacute (ce mot pris dans le

sens le plus large) de la chose non la chose mecircme

qui fut combattu et lrsquoon pourrait soutenir que

largumentation souleveacutee contre lui eacutetait

simplement ad hominem non ad rem En tout cas

le proverbe indou trouve ici son application pas de

lotus sans tige Kant eacutetait guideacute par lrsquointime veacuteriteacute

que derriegravere chaque pheacutenomegravene il y a un ecirctre en soi

duquel celui-lagrave reccediloit sa subsistance en dautres

140 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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mots que derriegravere la repreacutesentation il y a quelque

chose de repreacutesenteacute Mais il entreprit de deacuteduire

ceci de la repreacutesentation donneacutee mecircme en y

ajoutant ses lois connues de nous a priori et qui

justement parce qursquoelles sont a priori ne peuvent

ecirctre deacuteduites de quoique chose dindeacutependant et de

distinct du pheacutenomegravene ou repreacutesentation aussi

faut-il prendre a cet effet une toute autre voie Les

inconseacutequences dans lesquelles srsquoeacutetait engageacute Kant

agrave la suite de ce deacutepart deacutefectueux lui furent

deacutemontreacutees par G-E Schulze17 qui a exposeacute les

faits dans sa maniegravere lourde et diffuse drsquoabord

anonymement dans son Aeneacutesidegraveme (voir surtout

les pages 374-381) puis plus tard dans sa Critique

de sa philosophie theacuteorique de Kant mais sans

succegraves particulier de sorte qursquoon peut appliquer ici

le haec potuisse dici et non potuisse refelli [cela put

ecirctre affirmeacute mais cela ne put ecirctre reacutefuteacute]

Je veux mettre ici une fois pour toutes clairement en

eacutevidence agrave ma faccedilon ce qui constitue le fond

17 Crsquoest ce Schulze (1781-1833) qui professeur de philosophie agrave Goumlttingen ougrave eacutetudiait Schopenhauer stimula chez celui-ci le goucirct des speacuteculations philosophiques en lui recommandant par-dessus tout de srsquoidentifier avec Platon et avec Kant avant drsquoaborder aucun autre penseur agrave commencer par Aristote et Spinoza

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essentiel de la chose indeacutependamment de lrsquoideacutee que

srsquoen est faite Schulze Kant nrsquoa jamais donneacute une

stricte deacuteduction de la chose en soi mais il la reccedilue

de ses preacutedeacutecesseurs notamment de Locke et lrsquoa

retenue comme quelque chose dont lrsquoexistence ne

peut ecirctre mise en doute puisquelle est eacutevidente par

elle-mecircme et il avait jusqursquoagrave un certain point le

droit drsquoagir ainsi Drsquoapregraves les deacutecouvertes de Kant

notre connaissance empirique contient un eacuteleacutement

dont on peut deacutemontrer lrsquoorigine subjective et un

autre dont ce nrsquoest pas le cas ce dernier reste donc

objectif car il nrsquoy a pas de raison pour le regarder

comme subjectif Lideacutealisme transcendantal de

Kant nie donc lessence objective des choses ou leur

reacutealiteacute indeacutependante de notre conception aussi loin

que lrsquoa priori srsquoeacutetend dans notre connaissance

mais pas plus loin parce que la raison de nier ne va

pas au delagrave Il laisse donc subsister ce qui gicirct au

delagrave cest-agrave-dire toutes les proprieacuteteacutes des choses qui

ne peuvent ecirctre construites a priori Car lessence

entiegravere des pheacutenomegravenes donneacutes cest-agrave-dire du

monde corporel nrsquoest nullement deacuteterminable par

nous a priori mais est seulement la forme geacuteneacuterale

de son apparence et celle-ci se ramegravene agrave lrsquoespace au

temps et agrave la causaliteacute avec la totaliteacute des lois de ces

trois formes Drsquoautre part le reacutesidu indeacutetermineacute

preacutesent dans ces trois formes a priori ce qui se

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reacutefegravere agrave laccidentel est preacuteciseacutement la

manifestation de la chose en soi Maintenant le

contenu empirique des pheacutenomegravenes crsquoest-agrave-dire

chaque deacutetermination plus eacutetroite de ceux-ci

chaque qualiteacute physique qui apparaicirct en eux ne

peut ecirctre reconnu autrement qursquoa posteriori Ces

proprieacuteteacutes empiriques mdash ou plutocirct leur source

commune mdash demeurent donc la chose en soi

comme la manifestation de sa nature speacuteciale par le

medium de toutes formes a priori Cet a posteriori

qui apparaicirct dans chaque pheacutenomegravene comme

enveloppeacute dans lrsquoa priori mais imprime agrave chaque

ecirctre son caractegravere speacutecial et individuel est en

conseacutequence la matiegravere du monde pheacutenomeacutenal par

opposition agrave sa forme Cette matiegravere ne peut donc

nullement ecirctre tireacutee des formes du pheacutenomegravene

inheacuterentes au sujet si soigneusement rechercheacutees

par Kant et si sucircrement deacutemontreacutees par le signe de

lrsquoaprioriteacute elle subsiste plutocirct apregraves qursquoon en a tireacute

tout ce qui en deacutecoule crsquoest-agrave-dire quelle s affirme

comme un second eacuteleacutement parfaitement distinct du

pheacutenomegravene empirique et une addition eacutetrangegravere agrave

ces formes Drsquoautre part elle ne procegravede pas du

caprice du sujet connaissant mais est plutocirct en

opposition freacutequente avec lui Pour ces raisons Kant

nrsquoheacutesita pas agrave laisser cette matiegravere du pheacutenomegravene agrave

la chose en soi et agrave la regarder par conseacutequent

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comme venant entiegraverement du dehors elle doit en

effet venir de quelque part ou selon lrsquoexpression de

Kant avoir une base Mais comme nous ne pouvons

pas isoler ces proprieacuteteacutes connaissables seulement a

posteriori ni les concevoir seacutepareacutees et purifieacutees de

celles qui sont certaines a priori enveloppeacutees

toujours dans ces derniegraveres Kant enseigne que nous

pouvons connaicirctre lrsquoexistence des choses en soi

mais rien drsquoautre agrave leur sujet savoir qursquoelles sont

mais non ce qursquoelles sont Lrsquoessence des choses en

soi demeure donc pour lui une grande inconnue

une x Car la forme du pheacutenomegravene recouvre et

dissimule de toutes parts lrsquoessence des choses en soi

Nous pouvons ajouter tout au plus encore puisque

ces formes aprioristiques neacutees de notre intellect

eacutecheacuteent sans distinction agrave toutes les choses en tant

que pheacutenomegravenes que les choses elles accusent des

distinctions tregraves importantes ce qui deacutetermine

celle-ci crsquoest-agrave-dire la diversiteacute speacutecifique des

choses crsquoest la chose en soi

Ce point ainsi envisageacute lrsquoadmission et la

preacutesupposition des choses en soi par Kant semblent

malgreacute la subjectiviteacute de toutes nos formes de

connaissance parfaitement fondeacutees Elles semblent

neacuteanmoins insoutenables quand on examine de

pregraves et qursquoon suit jusquagrave son origine leur unique

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argument le contenu empirique de tous les

pheacutenomegravenes Il est certain qursquoil y a dans la

connaissance empirique et dans sa source la

repreacutesentation intuitive une matiegravere indeacutependante

de sa forme et connue de nous a priori La question

suivante est de savoir si cette matiegravere est drsquoorigine

objective ou subjective puisque seulement dans le

premier cas elle peut garantir la chose en soi Si

nous remontons jusqursquoagrave son origine nous ne la

trouvons nulle part ailleurs que dans lrsquoimpression

de nos sens Car crsquoest une modification srsquoeffectuant

dans la reacutetine de lrsquoœil dans les nerfs de lrsquoouiumle dans

les extreacutemiteacutes des doigts qui preacutepare la

repreacutesentation intuitive crsquoest-agrave-dire met en jeu

pour amener la perception drsquoun objet exteacuterieur

lrsquoappareil entier de nos formes de connaissance

existant deacutejagrave a priori A cette modification ressentie

dans lrsquoorgane des sens est tout drsquoabord appliqueacutee la

loi de causaliteacute par le moyen drsquoune fonction

neacutecessaire et indispensable de lrsquoesprit a priori Cette

loi megravene avec sa sucircreteacute et sa certitude a priori agrave

une cause de cette modification qui nrsquoeacutetant pas au

pouvoir arbitraire du sujet apparaicirct maintenant

comme quelque chose drsquoexteacuterieur agrave lui Cette

proprieacuteteacute reccediloit sa signification seulement par le

moyen de la forme de lrsquoespace que lintellect lui-

mecircme ajoute dans ce dessein et alors cette cause

145 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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neacutecessairement preacutesupposable apparaicirct aussitocirct

intuitivement comme un objet dans lrsquoespace qui

porte en soi en qualiteacute de proprieacuteteacutes les

modifications opeacutereacutee par elle dans nos organes des

sens Jrsquoai exposeacute tout cela en deacutetail et agrave fond dans la

seconde eacutedition de mon Principe de la raison

suffisante sect 21 Mais lrsquoimpression des sens qui

constitue le point de deacutepart de tout ce processus et

fournit incontestablement toute la matiegravere de

lrsquointuition empirique est quelque chose de tout agrave

fait subjectif et comme toutes les formes de

connaissance au moyen desquelles cette matiegravere

produit la repreacutesentation intuititive objective et est

projeteacutee au dehors sont suivant la deacutemonstration

tregraves exacte de Kant eacutegalement drsquoorigine subjective

il est clair que la matiegravere aussi bien que la forme de

la repreacutesentation intuitive naissent du sujet Toute

notre connaissance empirique se reacutesout alors en

deux eacuteleacutements qui ont tous deux leur origine en

nous-mecircmes les impressions des sens et les

impressions donneacutees a priori crsquoest-agrave-dire dans les

formes impliquant les fonctions de notre intellect

ou cerveau temps espace et causaliteacute auxquelles

Kant en avait ajouteacute onze encore cateacutegories de

lrsquoesprit que jrsquoai deacutemontreacutees ecirctre insuffisantes et

inadmissibles En conseacutequence la repreacutesentation

intuitive et notre connaissance empirique fondeacutee

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

sur elle ne fournissent agrave la veacuteriteacute aucune donneacutee

sur la conclusion des choses en soi et les principes

de Kant ne lrsquoautorisaient pas agrave les admettre La

philosophie de Locke avait comme toutes les

philosophies anteacuterieures pris a loi de causaliteacute agrave un

point de vue absolu et eacutetait ainsi en droit de

conclure de lrsquoimpression des sens agrave lrsquoexistence de

choses exteacuterieures indeacutependantes de nous Ce

passage de lrsquoeffet agrave la cause est cependant la voie

unique pour parvenir directement de lrsquointeacuterieur et

de ce qui est subjectivement donneacute agrave lrsquoexteacuterieur et agrave

ce qui existe objectivement Kant apregraves avoir

revendiqueacute la loi de causaliteacute pour la forme de

connaissance du sujet ne trouva plus cette voie

ouverte devant lui Il nous a mecircme souvent mis en

garde de faire usage de la cateacutegorie de causaliteacute

transcendante crsquoest-agrave-dire de deacutepasser lrsquoexpeacuterience

et sa possibiliteacute

En reacutealiteacute on nrsquoatteindra jamais la chose en soi par

cette voie non plus que par celle de la connaissance

purement objective celle-ci en effet demeure

toujours repreacutesentation mais comme telle a sa

racine dans le sujet et ne peut jamais rien fournir

qui diffegravere vraiment de la repreacutesentation On ne

peut arriver agrave la chose en soi qursquoen changeant le

point de vue au lieu de partir comme on lrsquoa fait

147 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

jusqursquoici de ce qui repreacutesente il faut partir de ce

qui est repreacutesenteacute Or ceci nrsquoest possible que pour

une seule chose qui peut srsquoeffectuer aussi par le

dedans et qui pour cette raison nous est donneacutee

drsquoune double maniegravere crsquoest notre propre corps qui

dans le monde objectif existe aussi comme

repreacutesentation dans lrsquoespace et se proclame en

mecircme temps dans notre conscience comme volonteacute

Il fournit par lagrave la clef pour la compreacutehension de

toutes ses actions et de tous ses mouvements

produits par des causes exteacuterieures (ici motifs) qui

sans cette inspection inteacuterieure et directe de leur

essence nous resteraient aussi incompreacutehensibles

et inexplicables que les modifications qui

srsquoaccomplissent selon les lois naturelles et comme

manifestations des forces naturelles dans les autres

corps qui nous sont seulement donneacutes dans une

intuition objective et il nous fournit ensuite la clef

pour la compreacutehension du substratum restant de

toutes ces actions dans lequel les forces pour celles-

ci ont leur racine mdash le corps lui-mecircme Cette

connaissance directe que chacun a de lrsquoessence de

son propre pheacutenomegravene qui ne lui est eacutegalement

donneacute comme tous les autres que dans lrsquointuition

objective doit ensuite ecirctre transfeacutereacutee

analogiquement aux autres pheacutenomegravenes les seuls

en derniegravere analyse qui soient donneacutes et devient

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

finalement la clef qui permet de connaicirctre lrsquoessence

intime des choses cest-agrave-dire les choses en soi On

ne peut donc y arriver que par une voie toute

diffeacuterente de la connaissance purement objective

qui reste une simple repreacutesentation en appelant a

lrsquoaide la conscience du sujet de la connaissance qui

apparaicirct toujours comme un animal individuel et

en faisant de lui lrsquointerpregravete de la conscience des

autres choses crsquoest-agrave-dire de lrsquointellect intuitif Crsquoest

la voie que jrsquoai suivie et cest la seule bonne la porte

eacutetroite conduisant agrave la veacuteriteacute

Au lieu de suivre cette voie on confondit lexposeacute de

Kant avec lrsquoessence du sujet on crut en reacutefutant

celui-ci avoir reacutefuteacute aussi celle-ci ce qui nrsquoeacutetait au

fond que des argumenta ad hominem on le prit

pour des argumenta ad rem et agrave la suite des

attaques de Schulze la philosophie de Kant fut

deacuteclareacutee sans valeur Le champ eacutetait deacutesormais

ouvert aux sophistes et aux charlatans Le premier

de cette espegravece fut Fichte qui la chose en soi eacutetant

tombeacutee en discreacutedit bacirccle au pied leveacute un systegraveme

sans aucune chose en soi rejeta donc lrsquoideacutee drsquoun

nrsquoimporte quoi qui ne serait pas uniquement notre

repreacutesentation faisant du sujet connaissant tout en

tout ou du moins le producteur de tout par ses

propres ressources Dans ce dessein il supprima

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lessentiel et le meilleur de la doctrine de Kant la

distinction entre lrsquoa priori et lrsquoa posteriori et par lagrave

celle entre le pheacutenomegravene et la chose en soi en

deacuteclarant que tout est a priori mdash naturellement

sans alleacuteguer de preuves agrave lrsquoappui de cette

monstrueuse affirmation Il les remplaccedila par des

deacutemonstrations en partie sophistiques en partie

extravagantes dont labsurditeacute se cachait sous le

masque de la profondeur et de lrsquoincompreacutehensibiliteacute

qui en reacutesultait Il invoquait ouvertement et

audacieusement lrsquointuition intellectuelle crsquoest-agrave-

dire lrsquoinspiration Pour un public deacutepourvu de toute

force de jugement un public indigne de Kant cela

suffisait Celui-ci prit la surenchegravere pour la

supeacuterioriteacute et deacuteclara que Fichte eacutetait un plus grand

philosophe encore que Kant Il ne manque pas

mecircme de nos jours drsquoeacutecrivains philosophiques qui

prennent la tacircche drsquoimposer agrave la geacuteneacuteration nouvelle

la fausse renommeacutee de Fichte devenue

traditionnelle et assurent tregraves seacuterieusement que ce

que Kant agrave simplement tenteacute Fichte lrsquoa accompli et

que crsquoest lui en reacutealiteacute le grand homme Ces

messieurs trahissent par ce jugement de Midas

leur complegravete incapaciteacute de comprendre Kant et

eacutetalent dune faccedilon si palpable leur deacuteplorable

inintelligence que la geacuteneacuteration nouvelle enfin

deacutesillusionneacutee se gardera bien espeacuterons-le de

150 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

perdre son temps et de gacircter son cerveau agrave lire

toutes leurs Histoires de la philosophie et leurs

autres eacutecrivailleries Je saisis cette occasion de

rappeler un petit livre montrant quelle impression

la personne et lrsquoattitude de Fichte produisaient sur

les contemporains impartiaux il est intituleacute

Cabinet de caractegraveres berlinois et a eacuteteacute publieacute en

1808 sans indication de lieu drsquoimpression il doit

ecirctre de Buchholz18 mais je nrsquoen suis pas certain On

peut le rapprocher de ce que le juriste Anselme von

Feuerbach dit de Fichte dans ses Lettres publieacutees

en 1832 par son fils ainsi que de la Correspondance

entre Schiller et Fichte (1847) et lrsquoon se fera une

ideacutee exacte de ce soi-disant philosophe

Schelling digne pendant de Fichte suivit bientocirct la

voie de son preacutedeacutecesseur qursquoil quitta cependant

pour proclamer sa propre deacutecouverte lrsquoidentiteacute

absolue du sujet et de lrsquoobjectif ou lrsquoideacuteal et le reacuteel

18 On connaicirct plusieurs eacutecrivains de ce nom en Allemagne Il srsquoagit agrave peu pregraves certainement ici de Ferdinand-Paul-Friedrich Buchhulz feacutecond polygraphe neacute en 1843 agrave Ait-Ruppin mort agrave Berlin en 1843 Outre son Histoire des Etats europeacuteens depuis la paix de Vienne (22 vol 1814-1837) ouvrage tregraves utile au point vue documentaire il a public des travaux sur la Reacutevolution franccedilise et une Histoire de Napoleacuteon Bonaparte (3 vol 1827-1830 Il a aussi eacutecrit des romans (Le trad)

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impliquant que tout ce qui avait eacuteteacute seacutepareacute avec un

deacuteploiement incroyable de perspicaciteacute et de

reacuteflexion par des esprits rares comme Locke et

Kant devait ecirctre fondu de nouveau dans la masse

pacircteuse de cette identiteacute absolue Car la doctrine de

ces deux penseurs peut tregraves bien ecirctre qualifieacutee celle

de la diversiteacute absolue de lrsquoideacuteal et du reacuteel ou

subjectif et objectif Mais deacutesormais on srsquoeacutegara de

fourvoiements en fourvoiements Fichte avait

substitueacute lrsquoincompreacutehensibiliteacute de la parole et

lrsquoapparence de la profondeur agrave la penseacutee Il reacutepandit

ainsi la semence qui devait produire corruption sur

corruption et amener finalement la deacutemoralisation

complegravete de la philosophie telle quelle srsquoaffirme de

nos jours et par elle celle de toute la litteacuterature

Degraves ce moment Schelling traicircnait derriegravere lui une

creacuteature philosophique ministeacuterielle Hegel

estampeacute drsquoen haut grand philosophe dans un but

politique dailleurs mal calculeacute charlatan plat sans

esprit reacutepugnant ignorant qui avec une

effronterie une deacuteraison et une extravagance sans

exemple compila un systegraveme qui fut trompetteacute par

ses veacutenals adeptes comme eacutetant la sagesse

immortelle et fut pris reacuteellement pour telle par les

152 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

imbeacuteciles ce qui provoqua un chœur admiratif tel

quon nrsquoen avait pas encore entendu 19 La vaste

influence intellectuelle ainsi violemment acquise par

un tel homme a eu pour reacutesultat la ruine de toute

une geacuteneacuteration de lettreacutes Lrsquoadmirateur de cette

pseudo-philosophie a pour lui en perspective les

railleries de la posteacuteriteacute auxquelles preacuteludent deacutejagrave

celles des voisins douces agrave loreille Ne doivent-elles

pas en effet reacutesonner harmonieusement agrave la mienne

quand la nation dont la caste cultiveacutee nrsquoa pas

daigneacute pendant trente ans honorer du moindre

regard mes travaux obtient la reacuteputation parmi ses

voisines drsquoavoir reacuteveacutereacute mecircme adoreacute pendant trente

ans comme le comble de la sagesse une chose

complegravetement mauvaise absurde extravagante et

servant en outre agrave des fins mateacuterielles Il me faut

sans doute en bon patriote entonner lrsquoeacuteloge des

Allemands et du germanisme et me reacutejouir drsquoavoir

appartenu agrave lrsquoAllemagne et non agrave une autre nation

Seulement il en est comme dit le proverbe espagnol

Cada uno cuenta de la feria como le va en ella

(Chacun raconte de la foire selon ce qui lui y est

arriveacute) Allez trouver les deacutemocolaques et faites-

vous louer par eux Des charlatans ruseacutes lourds

19 Voir la preacuteface de mon Problegraveme fondamental de lrsquoEacutethique

153 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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gonfleacutes par des ministres gribouillant bravement

des extravagances deacutepourvus drsquoesprit et de meacuterite

voilagrave ce qursquoil faut aux Allemands mais non des

hommes tels que moi Crsquoest lagrave le teacutemoignage que je

dois leur donner en prenant congeacute drsquoeux Wieland

regarde comme un malheur de naicirctre Allemand

(Lettres agrave Merck p 239) Burger Mozart

Beethoven et drsquoautres auraient eacuteteacute de son avis pour

moi je le partage Ma raison crsquoest qursquoil faut ecirctre un

sage pour reconnaicirctre un sage ou laquo il nrsquoy a que

lrsquoesprit qui sente lrsquoesprit20 raquo

Aux parties les plus brillantes et les plus meacuteritoires

de la philosophie de Kant appartient

incontestablement la dialectique transcendantale

par laquelle il a si radicalement sapeacute les fondements

de la theacuteologie et de la psychologie speacuteculatives

que depuis lrsquoon a plus eacuteteacute en eacutetat mecircme avec la

meilleure volonteacute de les reacutetablir Quel bienfait pour

lrsquoesprit humain Car ne voyons-no us pas pendant

20 De nos jours lrsquoeacutetude de la philosophie de Kant a lrsquoavantage particulier de nous apprendre combien bas est tombeacutee depuis la Critique de la raison pure la litteacuterature philosophique de lrsquoAllemagne Il y a en effet un abicircme entre les profondes recherches de celui-lagrave et le grossier bavardage actuel qui rappelle drsquoune part celui de candidats pleins drsquoespeacuterance et de lrsquoautre celui de garccedilons perruquiers

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toute la peacuteriode qui srsquoeacutetend de la renaissance des

sciences agrave Kant les penseacutees des plus grands

hommes eux-mecircmes prendre une fausse direction

se distordre mecircme souvent par suite de ces deux

preacutesuppositions absolument intangibles paralysant

tout lrsquointellect deacuterobeacutees agrave toute investigation et en

conseacutequence mortes pour celle-ci Nos premiers et

plus essentielles ideacutees fondamentales sur nous-

mecircmes et sur toutes choses ne sont-elles pas

inverties et fausseacutees si nous partons de la

preacutesupposition que chaque chose est produite et

arrangeacutee du dehors selon les notions et les desseins

preacuteconccedilus drsquoun ecirctre personnel cest-agrave-dire

individuel De mecircme si lessence fondamentale des

hommes eacutetait pensante et srsquoils se composaient de

deux parties absolument heacuteteacuterogegravenes venues et

soudeacutees ensemble sans savoir comment et devant

srsquoaccommoder entre elles aussi bien que possible

pour se seacuteparer bientocirct agrave jamais nolentes volantes

Avec quelle force la critique de Kant au sujet de ces

repreacutesentations et de leurs fondements a agi sur

toutes les sciences on le voit par ce fait que depuis

lors au moins dans la litteacuterature allemande eacuteleveacutee

ces preacutesuppositions nrsquoapparaissent plus que dans un

sens figureacute et ne sont plus prises au seacuterieux on les

laisse agrave la litteacuterature populaire et aux professeurs de

philosophie auxquels elles servent de gagne-pain

155 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Nos livres sur les sciences naturelles srsquoen

affranchissent tandis qursquoau contraire les Anglais

par des discours et des diatribes ou des apologies

en leur faveur srsquoabaissent agrave nos yeux 21

Immeacutediatement avant Kant il est vrai il en eacutetait

tout autrement sous ce rapport Nous voyons par

exemple lrsquoeacuteminent Lichtenberg lui-mecircme dont

lrsquoeacuteducation eacutetait preacutekantienne admettre

seacuterieusement et avec conviction dans son traiteacute De

la physionomie cette distinction de lrsquoacircme et du

corps et gacircter ainsi son affaire

Ceux qui ont estimeacute la haute valeur de la dialectique

transcendantale ne trouveront pas superflu que je

21 Depuis que ceci a eacuteteacute eacutecrit les choses ont changeacute chez nous Par suite de la reacutesurrection de lrsquoantique mateacuterialisme qui a deacutejagrave fait dix fois explosion des philosophes sont sortis de la boutique de pharmacie et de la clinique des gens qui nrsquoont rien appris sinon ce qui se reacutefegravere agrave leur profession et qui preacutesentent en toute innocence et en tout honneur comme si Kant eacutetait encore agrave naicirctre leur speacuteculation de vieilles femmes sur laquo le corps et lacircme raquo en mecircme temps que le rapport de lun avec lrsquoautre disputent agrave ce sujet et (credilite posteri ) deacutemontrent que le siegravege de ladite acircme est le cerveau Il convient de riposter agrave leur impudence qursquoil faut avoir appris quelque chose pour oser intervenir dans une discussion et ils feraient mieux de ne pas sexposer a de deacutesagreacuteables allusions aux cataplasmes et au cateacutechisme

156 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

parle de celle-ci un peu en deacutetail Je preacutesente donc

en premier lieu aux connaisseurs et amateurs de la

Critique de la raison pure lrsquoessai suivant sur la

critique de la psychologie rationnelle telle qursquoon la

trouve au complet dans sa premiegravere eacutedition car

dans les suivantes elle a eacuteteacute chacirctreacutee Lrsquoargument qui

y est critiqueacute (pp 361 et suiv) sous la rubrique laquo

Paralogisme de la personnaliteacute raquo doit ecirctre compris

et par conseacutequent critiqueacute autrement Car lrsquoexposeacute

profond de Kant agrave ce sujet nrsquoest pas seulement tregraves

subtil et difficilement compreacutehensible mais on peut

lui reprocher de prendre lrsquoobjet de la conscience

personnelle ou dans le langage de Kant du sens

interne soudainement et sans autre justification

comme lrsquoobjet drsquoune conscience eacutetrangegravere mecircme

drsquoune intuition exteacuterieure pour le juger ensuite

drsquoapregraves les lois et les analogies du monde corporel

et aussi drsquoadmettre deux temps diffeacuterents lrsquoun dans

la conscience du sujet jugeacute lrsquoautre dans celle du

sujet jugeant temps qui ne coiumlncident pas Je

donnerais donc pour ma part une toute autre

tournure agrave lrsquoargument en question de la

personnaliteacute et je le preacutesenterais dans les deux

propositions suivantes

1deg On peut eacutetablir a priori au sujet de tout

mouvement en geacuteneacuteral de quelque nature qursquoil soit

157 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

qursquoil ne revient perceptible que par comparaison

avec une chose au repos drsquoougrave il srsquoensuit que le cours

du temps avec tout ce qui est en lui ne pourrait ecirctre

perccedilu srsquoil srsquoy avait quelque chose qui nrsquoy participe

pas et au repos de laquelle nous comparons le

mouvement de celui-lagrave Il est vrai que nous jugeons

ici drsquoapregraves lrsquoanalogie du mouvement dans lrsquoespace

mais espace et temps doivent toujours servir agrave

sexpliquer mutuellement Aussi devons-nous nous

repreacutesenter le temps sous la figure dune ligne

droite pour le saisir intuitivement et le construire a

priori Nous ne pouvons donc nous imaginer que si

chaque chose dans notre conscience eacutetait emporteacutee

agrave la fois par le flot du temps ce mouvement en avant

pourrait toutefois ecirctre perceptible mais nous

devons preacutesupposer agrave ce sujet une chose fixe devant

laquelle le temps srsquoeacutecoulerait avec son contenu Pour

lrsquointuition du sens exteacuterieur ceci est accompli par la

matiegravere substance permanente agrave travers le

changement des accidences comme Kant lrsquoexpose

dans la deacutemonstration de sa Premiegravere analogie de

lexpeacuterience page 183 de la 1re eacutedition A cet endroit

mecircme malheureusement il commet la faute

impardonnable et contredisant ses propres

doctrines que jrsquoai deacutejagrave seacutevegraverement releveacutee de dire

que ce qui srsquoeacutecoule ce nrsquoest pas le temps lui-mecircme

mais seulement ses pheacutenomegravenes Que ceci soit

158 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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radicalement faux nous en avons la preuve dans la

ferme certitude implanteacutee en chacun de nous que

si tout au ciel et sur la terre venait subitement agrave

srsquoarrecircter le temps sans srsquoeacutemouvoir continuerait sa

course de sorte que si la nature se remettait plus

tard en marche la question de la longueur de la

pause intervenue serait susceptible en elle-mecircme

drsquoune reacuteponse tout agrave fait exacte Srsquoil en eacutetait

autrement le temps devrait srsquoarrecircter aussi avec la

montre ou si celle-ci avanccedilait avancer avec elle

Mais preacuteciseacutement cette circonstance avec notre

certitude a priori agrave ce sujet deacutemontre

incontestablement que le temps a son cours et par

conseacutequent son essence dans notre tecircte et non en

dehors de nous Dans le domaine de lrsquointuition

exteacuterieure ai-je dit le permanent est la matiegravere

avec notre argument de la personnaliteacute au

contraire il srsquoagit seulement de la perception du

sens inteacuterieur dans laquelle est accueillie de

nouveau celle du sens exteacuterieur Jrsquoai dit en

conseacutequence que si notre conscience avec tout son

contenu srsquoavanccedilait uniformeacutement dans le torrent

du temps nous ne pourrions nous apercevoir de ce

mouvement Il faut donc qursquoil y ait dans la

conscience mecircme quelque chose drsquoimmobile Mais

ceci ne peut ecirctre rien dautre que le sujet

connaissant lui-mecircme qui contemple immobile et

159 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

inalteacutereacute la course du temps et le changement de son

contenu Devant son regard la vie achegraveve sa course

comme un spectacle Nous sentons mecircme combien

elle a peu de part elle-mecircme agrave cette course quand

dans la vieillesse nous nous repreacutesentons vivement

les scegravenes de la jeunesse et de lrsquoenfance

2deg Inteacuterieurement dans la conscience personnelle

ou pour parler avec Kant par le sens interne je me

reconnais seul dans le temps Or au point de vue

objectif il ne peut rien exister dans le temps seul

de permanent car la permanence implique la

dureacutee le sens intime la simultaneacuteiteacute et la

conscience personnelle lespace (La justification de

cette proposition se trouve dans mon Principe de la

raison suffisante 2e eacutedit sect 18 puis dans Le monde

comme volonteacute et comme repreacutesentation t I sect 4

pp- 10-11 531 3e eacutedit pp 10-12 560) Neacuteanmoins

je me trouve en reacutealiteacute le substratum toujours

permanent de mes repreacutesentations en deacutepit de tous

les changements de celles-ci substratum qui se

comportant agrave lrsquoeacutegard de ces repreacutesentations comme

la matiegravere agrave lrsquoeacutegard de ses accidences variables ne

meacuterite donc pas moins que celle-ci le nom de

substance et eacutetant deacutepourvue drsquoespace par

conseacutequent ineacutetendue celui de substance simple

Or maintenant comme il a eacuteteacute dit rien de

160 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

permanent ne pouvant prendre place dans le simple

temps par lui-mecircme et la substance en question

nrsquoeacutetant pas drsquoautre part perccedilue par le sens externe

crsquoest-agrave-dire dans lrsquoespace nous devons pour nous la

repreacutesenter cependant comme permanente agrave

lrsquoencontre de la course du temps admettre qursquoelle

est situeacutee en dehors du temps et dire en

conseacutequence chaque objet est situeacute dans le temps

mais le sujet connaissant proprement dit ne lrsquoest

pas Et comme en dehors du temps il nrsquoy a ni

cessation ni fin nous aurions dans le sujet

connaissant en nous une substance permanente

quoique ni spacieuse n temporelle par conseacutequent

indestructible

Pour deacutemontrer maintenant que cet argument de la

personnaliteacute ainsi eacutetabli est un paralogisme on

devrait dire que la seconde proposition de celui-ci

appelle agrave son secours un fait empirique auquel il

peut ecirctre opposeacute que le sujet connaissant est lieacute agrave

la vie et mecircme agrave lrsquoeacutetat de veille et que sa persistance

durant les deux eacutetats ne prouve donc en rien qursquoelle

pourrait exister en dehors drsquoeux Car cette

persistance de fait durant la peacuteriode de lrsquoeacutetat

conscient est encore tregraves eacuteloigneacutee mecircme diffeacuterente

toto genere de la persistance de la matiegravere (cette

origine et cette unique reacutealisation de la notion de

161 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

substance) que nous connaissons dans lrsquointuition

et dont nous comprenons a priori non seulement la

dureacutee de fait mais lrsquoindestructibiliteacute neacutecessaire et

lrsquoimpossibiliteacute de la suppression Crsquoest drsquoapregraves

lrsquoanalogie de cette substance vraiment indestructible

que nous voudrions assumer en nous-mecircme une

substance pensante qui serait ensuite certaine drsquoune

continuiteacute sans fin Toutefois en dehors du fait que

ceci serait une analogie avec un pur pheacutenomegravene (la

maniegravere) lrsquoerreur que commet la raison dialectique

dans la preuve preacuteceacutedente consiste en ce qursquoelle

traite la persistance du sujet agrave travers le

changement de toutes ses repreacutesentations dans le

temps comme la persistance de la matiegravere qui nous

est donneacutee dans lrsquointuition et implique en

conseacutequence lrsquoune et lrsquoautre sous la notion de

substance Tout ce qursquoelle peut dire a priori sur la

matiegravere mdash bien qursquoelle soit soumise agrave lrsquointuition mdash

notamment continuiteacute agrave travers le temps peut ecirctre

attribueacute agrave la substance soi-disant immateacuterielle

quoique la persistance de celle-ci repose seulement

sur le fait quelle est supposeacutee nrsquoexister en aucun

temps agrave plus forte raison dans tous les temps et le

reacutesultat en est que les conditions de lintuition en

conseacutequence desquelles lrsquoindestructibiliteacute de la

matiegravere est qualifieacutee a priori sont expresseacutement

supprimeacutees ici agrave commencer par lespace Or crsquoest

162 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

sur celui-ci que repose preacuteciseacutement la persistance de

celui-lagrave comme lrsquoindiquent les passages de mes

eacutecrits citeacutes plus haut

Quant aux preuves de limmortaliteacute de lrsquoacircme drsquoapregraves

sa soi-disant simpliciteacute et lindissolubiliteacute qui en est

la le conseacutequence et qui exclut la seule faccedilon

possible de destruction la dissolution des parties

on peut dire drsquoune maniegravere geacuteneacuterale que toutes les

lois relatives agrave lrsquoorigine la disparition le

changement la persistance etc que nous

connaissons a priori ou a posteriori valent que

pour le monde corporel qui nous est objectivement

donneacute et qui est conditionneacute en nous par notre

intellect Aussi degraves que nous nous deacutetournons de

celui-ci et parlons decirctres immateacuteriels nous ne

sommes plus autoriseacutes agrave appliquer ces lois et ces

regravegles en vue de soutenir si la naissance et la

disparition de ces ecirctres sont possibles ou non ici

toute direction nous fait deacutefaut Toutes ces

preacutetendues preuves de lrsquoimmortaliteacute par la

simpliciteacute de la substance pensante nrsquoont ainsi

aucune valeur Car lrsquoamphibologie consiste en ce

que lrsquoon parle drsquoune substance immateacuterielle tandis

qursquoon y interpole ensuite les lois de la substance

mateacuterielle pour appliquer celles-ci agrave celles-lagrave

163 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

En attendant le paralogisme de la personnaliteacute tel

que je lrsquoai compris donne dans son premier

argument la deacutemonstration a priori qursquoil doit y

avoir dans notre conscience quelque chose de

persistant et dans son second argument il prouve

la chose a posteriori En reacutesumeacute il semble que la

veacuteriteacute qui conformeacutement agrave la regravegle constitue le

fond de toute erreur aussi bien que celui de la

psychologie rationnelle a ici sa racine Cette veacuteriteacute

est que mecircme dans notre conscience empirique un

point eacuteternel peut sans doute ecirctre montreacute mais

seulement un point et seulement ecirctre montreacute sans

qursquoon puisse en tirer la matiegravere drsquoune deacutemonstration

ulteacuterieure Je renvoie ici agrave ma propre doctrine

drsquoapregraves laquelle le sujet connaissant est tout ce qui

connaicirct mais nrsquoest pas connu cependant nous le

concevons comme le point fixe devant lequel

srsquoeacutecoule le temps avec toutes ses repreacutesentations

tandis que la course de celui-ci ne peut ecirctre connue

que par opposition agrave quelque chose de permanent

Jrsquoai nommeacute ceci le point de contact de lrsquoobjet avec le

sujet Le sujet de la connaissance est chez moi

comme le corps dont la fonction ceacutereacutebrale se

repreacutesente objectivement un pheacutenomegravene de la

volonteacute qui en sa qualiteacute de seule chose en soi est

ici le substratum du correacutelat de tous les

164 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

pheacutenomegravenes crsquoest-agrave-dire du sujet de la

connaissance

Si maintenant nous en venons agrave la cosmogonie

rationnelle nous trouvons dans ses antinomies des

expressions significatives de la perplexiteacute neacutee du

principe de la raison suffisante et qui a pousseacute de

tout temps les hommes agrave philosopher Mettre celle-

ci en relief drsquoune autre maniegravere plus claire et moins

complexe que celle de Kant tel est le but de lrsquoexposeacute

suivant qui nrsquoopegravere pas seulement comme chez ce

philosophe drsquoune faccedilon dialectique avec des notions

abstraites mais srsquoadresse directement agrave la

conscience intuitive

Le temps ne peut avoir aucun commencement et

aucune cause ne peut ecirctre la premiegravere Tous deux

sont certains a priori par conseacutequent

incontestables tout commencement est dans le

temps et le preacutesuppose et chaque cause doit avoir

derriegravere elle une cause anteacuterieure dont elle est

lrsquoeffet Autrement comment aurait-il pu y avoir

jamais un premier commencement du monde et des

choses (Le premier verset du Pentateuque apparaicirct

comme une petitio principii [peacutetition de principe]

au sens le plus litteacuteral du terme) Mais drsquoautre part

srsquoil ny avait pas eu un premier commencement le

165 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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preacutesent actuel ne serait pas maintenant mais aurait

deacutejagrave eacuteteacute depuis longtemps car nous devons

admettre entre lui et le premier commencement un

laps de temps quelconque deacutetermineacute et limiteacute qui

si nous nions le commencement crsquoest-agrave-dire si nous

le poussons dans lrsquoinfiniteacute y est pousseacute avec lui

Mais mecircme si nous supposons un premier

commencement cela au fond ne nous sert agrave rien car

si nous avons par lagrave coupeacute arbitrairement la chaicircne

causale le simple temps nous apparaicirctra comme

une difficulteacute La question toujours renouveleacutee laquo

Pourquoi ce premier commencement nrsquoa-t-il pas

pris place deacutejagrave plus tocirct raquo le poussera toujours plus

en avant dans le temps priveacute de commencement ce

qui fera monter si haut la chaicircne des causes qui

nous unit agrave lui quelle ne sera jamais assez longue

pour atteindre jusqursquoau preacutesent actuel et en

conseacutequence elle nrsquoaurait pas encore atteint jusqursquoagrave

celui-ci Mais ceci est contredit par le fait qursquoil est

reacuteellement et constitue mecircme notre unique donneacutee

pour le calcul La justification de lrsquoincommode

question souleveacutee naicirct du fait que le premier

commencement comme tel nimplique pas de

cause qui lui soit anteacuterieure et aurait aussi bien pu

pour cette raison avoir lieu trois trillions danneacutees

plus tocirct Si en effet il nrsquoa pas eu besoin de cause

pour apparaicirctre il nrsquoavait pas agrave en attendre une et

166 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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aurait ducirc en conseacutequence apparaicirctre infiniment plus

tocirct car rien nrsquoeacutetait lagrave pour lrsquoen empecirccher Rien ne

pouvant preacuteceacuteder le premier commencement

comme eacutetant sa cause rien non plus ne peut le

preacuteceacuteder comme eacutetant son obstacle il na donc

absolument rien agrave attendre et ne vient jamais assez

tocirct A quelque point du temps qursquoon puisse le fixer

on ne comprend jamais pourquoi il nrsquoaurait pas

existeacute beaucoup plus tocirct Ceci donc le pousse

toujours plus en avant car le temps lui-mecircme ne

pouvant avoir de commencement il y a toujours un

temps infini mdash une eacuteterniteacute mdash qui srsquoest eacutecouleacute

jusqursquoau moment preacutesent la pousseacutee en avant du

commencement du monde est ainsi sans fin ce qui

rend trop courte toute chaicircne causale de lui agrave nous

et nous empecircche drsquoatteindre de lui jusqursquoau preacutesent

La raison en est quen lrsquoabsence drsquoun laquo point

drsquoattache raquo fixe donneacute nous prenons celui-ci

nrsquoimporte ougrave mais qursquoil se deacuterobe constamment agrave

nous en remontant dans lrsquoinfiniteacute Et voilagrave

comment il arrive que quand nous posons un

premier commencement et partons de lui nous ne

parvenons jamais agrave parvenir de lui jusqursquoau preacutesent

Si drsquoautre part nous partons du preacutesent reacuteellement

donneacute nous nrsquoatteignons jamais comme il a eacuteteacute

deacutejagrave dit le premier commencement car chaque

167 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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cause vers laquelle nous nous acheminons doit avoir

toujours eacuteteacute effet drsquoune cause preacuteceacutedente qui se

trouve ensuite dans le mecircme cas et ceci ne peut

finir Le monde est donc maintenant sans

commencement comme le temps infini lui-mecircme

ideacutee qui fatigue notre imagination et dont notre

intelligence ne reccediloit aucune satisfaction

Ces deux vues opposeacutees peuvent ecirctre compareacutees agrave

un bacircton dont lrsquoun des bouts est facilement

saisissable tandis que lrsquoautre srsquoeacuteloigne toujours agrave

linfini Lrsquoessentiel de la chose peut se reacutesumer dans

cette proposition que le temps comme absolument

infini srsquoaffirme toujours trop grand pour un monde

quil conccediloit comme fini Mais au fond la veacuteriteacute de

lrsquolaquo anthegravese raquo de lantinomie kantienne est confirmeacutee

ici de nouveau Si en effet nous proceacutedons de ce qui

est seul certain et vraiment donneacute le preacutesent reacuteel

lrsquoabsence de commencement du temps en reacutesulte

au contraire le premier commencement est

purement une hypothegravese arbitraire qui ne peut

srsquoaccorder comme telle avec ce que nous avons dit

agrave savoir que la seule chose certaine et reacuteelle est le

preacutesent Nous devons drsquoailleurs envisager ces

consideacuterations comme de nature agrave reacuteveacuteler les

absurditeacutes qui sont la conseacutequence de lrsquohypothegravese

168 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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de la reacutealiteacute absolue du temps et partant agrave

confirmer la doctrine de Kant

La question si le monde est limiteacute ou non par

lrsquoespace est en soi moins transcendante

qursquoempirique puisqursquoelle continue agrave ecirctre du

domaine de lexpeacuterience possible dont la reacuteduction

agrave la reacutealiteacute nous est seulement interdite par notre

conformation physique A priori il nrsquoy a pas ici

drsquoargument certainement deacutemontrable en faveur de

lrsquoune ou lrsquoautre alternative de sorte que la chose

ressemble de fort pregraves agrave une antinomie les deux

hypothegraveses preacutesentant chacune des difficulteacutes

consideacuterables Un monde limiteacute dans lrsquoespace infini

srsquoeacutevanouit si grand soit-il jusqursquoagrave devenir

infiniment petit et lrsquoon demande agrave quoi sert le reste

de lrsquoespace Drsquoautre part on ne peut comprendre

qursquoune eacutetoile fixe ne soit pas la plus extrecircme de

lrsquoespace Soit dit en passant les planegravetes drsquoun tel

espace nrsquoauraient un ciel eacutetoileacute la nuit que pendant

une moitieacute de lrsquoanneacutee tandis que ce ciel resterait

sans eacutetoiles lrsquoautre moitieacute ce qui produirait sur les

habitants une tregraves lugubre impression Aussi la

question se laisse-t-elle encore poser de cette sorte

laquo Y a-t-il une eacutetoile fixe dont les planegravetes tombent

ou non sous cette supposition raquo Cette question est

ici manifestement empirique

169 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Jai deacutemontreacute dans ma Critique de la philosophie

de Kant que lrsquoadmission entiegravere des antinomies est

fausse et illusoire Chacun reconnaicirctra aussi comme

imposable en y reacutefleacutechissant bien que des notions

qui devraient ecirctre exactement tireacutees des

pheacutenomegravenes des lois certaines a priori de ceux-ci

puissent combineacutees suivant les lois de la logique en

jugements et en conclusions conduire agrave des

contradictions En cas des contradictions devraient

se trouver dans le pheacutenomegravene mecircme donneacute

intuitivement ou dans la connexion reacuteguliegravere de ses

membres hypothegravese impossible Car lrsquointuitif

comme tel ne connaicirct pas de contradiction celle-ci

nrsquoa par rapport agrave celui-lagrave ni sens ni signification

Elle existe seulement dans la connaissance abstraite

de la reacuteflexion On peut tregraves bien ouvertement ou

en secret poser agrave la fois et ne pas poser quelque

chose crsquoest-agrave-dire se contredire mais quelque

chose ne peut ecirctre agrave la fois reacuteel et non reacuteel Zeacutenon

lrsquoeacuteleacuteatique avec ses sophismes connus et Kant avec

ses antinomies ont tenteacute de faire le contraire Aussi

je renvoie le lecteur agrave ma critique du dernier

Le service rendu par Kant en matiegravere de theacuteologie

speacuteculative a deacutejagrave eacuteteacute signaleacute par moi en termes

geacuteneacuteraux Pour le mettre davantage en relief je vais

170 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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tenter de faire comprendre le plus clairement

possible agrave ma maniegravere tregraves briegravevement lrsquoessentiel

de la chose

Dans la religion chreacutetienne lrsquoexistence de Dieu est

une affaire entendue et au-dessus de

toute discussion La chose est juste car ici elle est

essentielle et baseacutee sur la reacuteveacutelation Je regarde

donc comme une beacutevue de la part des rationalistes

de preacutetendre deacutemontrer dans leurs dogmatiques

lexistence de Dieu par drsquoautres preuves que par

lrsquoEacutecriture Ils ne savent pas dans leur innocence

combien cet amusement est dangereux La

philosophie par contre est une science et comme

telle nrsquoa pas drsquoarticles de foi Rien ne peut donc y

ecirctre admis comme existant excepteacute ce qui est

directement donneacute par lrsquoexpeacuterience ou ce qui est

deacutemontreacute par dincontestables reacutesultats On croyait

posseacuteder ceux-ci depuis bien longtemps lorsque

Kant vint deacutesillusionner le monde agrave cet eacutegard et

mecircme agrave deacutemontrer si nettement lrsquoimpossibiliteacute de

telles preuves que depuis lors nul philosophe

allemand nrsquoa tenteacute de les ressusciter En cela Kant

eacutetait parfaitement justifieacute et il a rendu le plus grand

des services car un dogme theacuteorique qui pousse

lrsquoaudace jusqursquoagrave voir des coquins dans tous ceux qui

171 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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ne lrsquoadmettent pas meacuterite qursquoon lui tacircte une fois

pour toutes seacuterieusement le pouls

Voici ce qursquoil en est de ces soi-disant preuves La

reacutealiteacute de lrsquoexistence de Dieu ne pouvant ecirctre

deacutemontreacute par le raisonnement empirique le second

pas aurait ducirc ecirctre drsquoeacutetablir la possibiliteacute de celle-lagrave

ce qui aurait souleveacute suffisamment de difficulteacutes

deacutejagrave Mais on entreprit au lieu de cela de prouver

sa neacutecessiteacute crsquoest-agrave-dire de faire de Dieu un ecirctre

neacutecessaire

Or la neacutecessiteacute comme je lrsquoai souvent deacutemontreacute

nrsquoest autre chose que la deacutependance drsquoune

conseacutequence avec sa cause cest-agrave-dire lrsquoapparition

ou la preacutesence des conseacutequences parce que la cause

est donneacutee A cet effet on avait donc le choix entre

les quatre formes du principe de la raison suffisante

deacutemontreacutees par moi et dont les deux premiegraveres

seules eacutetaient utilisables Il srsquoensuivit donc deux

preuves theacuteologiques la cosmologique et

lrsquoontologique lrsquoune drsquoapregraves le principe de la raison

suffisante du devenir (cause) lrsquoautre drsquoapregraves celui

du connaicirctre Le premier veut eacutetablir drsquoapregraves la de

la causaliteacute cette neacutecessiteacute comme physique en

concevant le monde ainsi qursquoun effet qui doit avoir

une cause A cette preuve cosmologique on ajoute

172 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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ensuite le secours de la preuve physico-theacuteologique

Cest dans lrsquointerpreacutetation de Wolf que lrsquoargument

cosmologique est exposeacute de la faccedilon la plus

vigoureuse en ces termes laquo Si une chose

quelconque existe il existe aussi un Ecirctre

absolument neacutecessaire raquo mdash en comprenant par

cette formule ou ce qui est donneacute lui-mecircme ou la

premiegravere des causes par lesquelles cela est parvenu

agrave lrsquoexistence Ce second point est alors admis Cette

preuve a le deacutefaut avant tout de conclure de la

conseacutequence agrave la cause forme de conclusion agrave

laquelle la logique refuse tout droit agrave la certitude

Elle ignore de plus que ainsi que je lrsquoai souvent

montreacute nous ne pouvons penser une chose comme

neacutecessaire qursquoautant qursquoelle est lrsquoeffet et non la

cause drsquoune autre chose donneacutee En outre la loi de

la causaliteacute appliqueacutee de cette faccedilon prouve trop

car si elle doit nous mener du monde agrave sa cause elle

ne nous permet pas drsquoen rester agrave celle-ci mais nous

megravene jusqursquoagrave la cause de la cause et toujours ainsi

impitoyablement en avant in infinitum Ceci est

impliqueacute par sa nature Nous sommes dans la

situation de lrsquoapprenti du magicien de Goethe dont

le lutin se met agrave travailler au commandement mais

ne srsquoarrecircte plus Ajoutez agrave cela que la force et la

validiteacute de la loi de causaliteacute srsquoeacutetendent seulement agrave

la forme des choses et non agrave leur matiegravere Crsquoest le

173 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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guide du changement des formes rien de plus la

matiegravere nrsquoest en rien atteinte par leur apparition et

leur disparition fait que nous comprenons avant

toute expeacuterience et dont nous sommes

conseacutequemment sucircrs Finalement la preuve

cosmologique est renverseacutee par la preuve

transcendantale que la loi de causaliteacute peut ecirctre

deacutemontreacutee dorigine subjective et par conseacutequent

simplement applicable pour notre intellect aux

pheacutenomegravenes non agrave lrsquoessence des choses en soi22

22 En regardant les choses drsquoun point de vue tout agrave fait reacutealiste et objectif il est clair comme le jour que le monde se maintient lui-mecircme Les ecirctres organiques subsistent et se propagent par la vertu de leur propre force vitale interne les corps inorganiques portent en eux-mecircmes les forces dont la physique et la chimie ne sont que la description et les planegravetes poursuivent leur course en vertu de forces inteacuterieures de par leur inertie et leur gravitation Le monde nrsquoa donc besoin de personne en dehors de lui pour leur existence car il est Vishnou Dire toutefois que ce monde dans le temps avec toutes forces inheacuterentes na pas toujours existeacute mais a eacuteteacute produit du neacuteant par une force eacutetrangegravere situeacutee en dehors de lui crsquoest lagrave une ideacutee toute gratuite que rien ne confirme drsquoautant plus que toutes ses forces sont lieacutees agrave matiegravere dont nous ne pouvons mecircme pas nous imaginer lapparition ou la destruction Cette conception du monde seacutetend jusquau spinozisme Que des hommes dans le besoin de leur cœur aient imagineacute partout des ecirctres qui gouvernent les forces de la nature et leur cours pour pouvoir leur faire appel cela est tout naturel Les Grecs et les Romains cependant laissaient

174 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Comme il a deacutejagrave eacuteteacute dit la preuve physico-

theacuteologique est ajouteacutee subsidiairement agrave la preuve

cosmologique pour apporter confirmation

plausibiliteacute couleur et forme agrave lhypothegravese

introduite par celle-ci Mais elle ne peut jamais se

produire qursquoen preacutesupposant cette premiegravere preuve

dont elle est lrsquoexplication et lrsquoamplification Son

proceacutedeacute consiste agrave agrandir cette premiegravere cause

preacutesupposeacutee du monde en un ecirctre connaissant

voulant en cherchant par induction des

nombreuses conseacutequences qui pourraient expliquer

cette raison agrave eacutetablir celle-ci Mais lrsquoinduction peut

donner au plus une forte probabiliteacute jamais la

certitude En outre comme il a eacuteteacute dit toute cette

preuve est conditionneacutee par la preacuteceacutedente Mais si

lrsquoon examine de plus pregraves et seacuterieusement cette

physico-theacuteologie et qursquoensuite on lrsquoeacuteprouve a la

lumiegravere de ma philosophie elle se reacutevegravele comme la

reacutealisation drsquoune fausse vue de la nature qui

rabaisse le pheacutenomegravene immeacutediat de la volonteacute ou

objectivation agrave un pheacutenomegravene meacutediat crsquoest-agrave-dire

que au lieu de reconnaicirctre dans les ecirctres naturels

lrsquoaction originelle primordialement puissante

chaque diviniteacute gouverner son propre domaine et il ne leur vint jamais agrave lideacutee drsquoaffirmer que lrsquoune dentre elles avait creacuteeacute le monde et les forces de la nature

175 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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deacutepourvue de connaissance et par conseacutequent

infailliblement sucircre de la volonteacute elle lexplique

comme une chose simplement secondaire qui srsquoest

deacuteveloppeacutee agrave la lumiegravere de lexpeacuterience et

conformeacutement aux motifs elle conccediloit donc ce qui

est pousseacute du dedans comme quelque chose de

charpenteacute modeleacute et mouleacute du dehors Car si la

volonteacute comme la chose en soi qui nrsquoest nullement

repreacutesentation passe dans lrsquoacte de son

objectivation de sa spontaneacuteiteacute dans la

repreacutesentation et que lrsquoon preacutesuppose que ce qui se

deacuteploie dans celle-ci est quelque chose dameneacute

dans le monde de la repreacutesentation crsquoest agrave-dire par

suite de la connaissance cela nrsquoapparait

certainement possible que par le moyen dune

connaissance incommensurablement parfaite qui

envisage drsquoun seul coup dœil tous les objets et leur

enchaicircnement mdash Comme une œuvre de la sagesse

suprecircme Je renvoie sur ce point agrave mon livre De La

volonteacute dans la nature rubrique laquo Anatomie

compareacutee raquo et agrave mon œuvre principale (t II chap

XXVI au commencement)

La seconde preuve theacuteologique lrsquoontologie prend

pour fil conducteur comme il a eacuteteacute dit non la loi de

causaliteacute mais le principe de la raison suffisante de

la connaissance ce qui rend logique la neacutecessiteacute de

176 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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lrsquoexistence de Dieu Il srsquoagit ici de deacuteduire lrsquoexistence

de Dieu de sa notion par un jugement purement

analytique de sorte qursquoon ne puisse faire de cette

notion le sujet drsquoune proposition lui refusant

lrsquoexistence ce qui contredirait le sujet de la

proposition Ceci est logiquement correct mais

aussi tregraves naturel et un tour de prestidigitateur

facile agrave percer Apregraves avoir introduit agrave lrsquoaide de la

notion laquo perfection raquo ou laquo reacutealiteacute raquo employeacutee

comme terminus medicus lrsquoattribut de lexistence

dans le sujet on ne peut manquer de lrsquoy retrouver

par la suite en lexposant par un jugement

analytique Mais ceci ne justifie en rien

lrsquoeacutetablissement de la notion entiegravere Au contraire

elle a eacuteteacute ou conccedilue arbitrairement ou introduite

par la preuve cosmologique qui ramegravene tout agrave la

neacutecessiteacute physique Christian Wolf semble bien

avoir compris ceci car il fait seulement usage dans

sa Meacutetaphysique de lrsquoargument cosmologique ce

quil note lui-mecircme expresseacutement La preuve

ontologique a eacuteteacute exactement eacutetudieacutee et appreacutecieacutee

par moi dans ma Quadruple racine du principe de

la raison suffisante 2e eacutedit sect 7 agrave laquelle je

renvoie

Les deux preuves theacuteologiques sappuient

mutuellement mais ne peuvent pour cette raison

177 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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mecircme tenir ni lune ni lautre La preuve

cosmologique a lrsquoavantage de rendre compte de la

maniegravere dont elle est parvenue agrave la notion drsquoun

Dieu et par son adjointe la preuve physico-

theacuteologique rend ce Dieu plausible La preuve

ontologique par contre ne peut pas prouver

comment elle est parvenue agrave sa notion du plus reacuteel

des ecirctres allegravegue en conseacutequence ou qursquoil est inneacute

ou bien elle lrsquoemprunte agrave la preuve cosmologique et

cherche ensuite agrave le maintenir par la deacutefinition

eacuteleveacutee et sonore drsquoecirctre qursquoon ne peut srsquoimaginer

autrement qursquoexistant dont lrsquoexistence git deacutejagrave dans

sa notion etc

En attendant nous ne refuserons pas agrave lrsquoinvention

de la preuve ontologique le meacuterite de la subtiliteacute si

nous consideacuterons ce qui suit Pour expliquer une

existence donneacutee nous indiquons sa cause par

rapport agrave laquelle cette existence apparaicirct alors

comme neacutecessaire et ceci lui sert drsquoexplication

Seulement cette voie conduit comme nous lrsquoavons

suffisamment montre un regressus in infinitum et

ne peut en conseacutequence jamais atteindre le point

final quelconque qui fournirait une base

fondamentale drsquoexplication Il en serait autrement

si lrsquoexistence drsquoun ecirctre pouvait se deacuteduire reacuteellement

de son essence crsquoest-agrave-dire de sa pure notion ou de

sa deacutefinition Car elle serait reconnue une chose

178 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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neacutecessaire mdash ce qui signifie simplement ici comme

partout laquo une chose reacutesultant de sa cause raquo mdash sans

ecirctre pour cela lieacutee agrave rien drsquoautre qursquoagrave sa propre

notion en drsquoautres termes sans que sa neacutecessiteacute

soit simplement passagegravere et momentaneacutee de

nouveau conditionneacutee elle-mecircme et menant agrave des

seacuteries infinie comme crsquoest toujours le cas avec la

neacutecessiteacute causale La base pure de la connaissance

se serait alors transformeacutee en une base reacuteelle crsquoest-

agrave-dire en une cause et se precircterait excellemment

alors agrave fournir le point final et fixe drsquoattache pour

toutes les seacuteries causales on obtiendrait en ce cas

ce que lrsquoon cherche

Mais nous lrsquoavons vu plus haut tout est illusoire et

Aristote semble vraiment avoir voulu eacuteviter une telle

sophistication lorsqursquoil dit laquo lrsquoexistence

nrsquoappartient agrave lrsquoessence drsquoaucune chose raquo (Analylica

posteriora II 7) Sans ecirctre arrecircteacute par cela

Descartes suivant Anselme de Cantorbeacutery qui avait

ouvert la voie agrave un courant drsquoideacutee semblable posa la

notion de Dieu comme de celles remplissant les

exigences mais Spinoza posa celle du monde

comme la seule substance existante qui pucirct ecirctre

cause de soi crsquoest-agrave-dire qui existe par et agrave travers

lui-mecircme est conccedilu de lui-mecircme et ne requiert

rien drsquoautre pour exister il confegravere de la sorte agrave ce

179 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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monde ainsi eacutetabli honoris causa le titre Dieu

pour satisfaire chacun Crsquoest toujours le mecircme laquo

tour de passe-passe raquo qui srsquoefforce de nous faire

prendre le logiquement neacutecessaire pour le

reacuteellement neacutecessaire et qui agrave cocircteacute drsquoautres

deacutesillusions analogues finit par inciter Locke agrave ses

grandes recherches sur lrsquoorigine des notions qui

posegraverent la base de la philosophie critique Ma

Quadruple racine (2e eacutedit sectsect 7 et 8) renferme un

exposeacute explicite du proceacutedeacute de ces deux

dogmatistes

Apregraves que Kant eut porteacute par sa critique de la

theacuteologie speacuteculative le coup de mort agrave celle-ci il

dut chercher agrave adoucir lrsquoimpression produite en y

appliquant un calmant Crsquoest de la mecircme faccedilon que

proceacuteda Hume qui dans le dernier de ses

Dialogues on Natural Religion aussi remarquables

qursquoirreacutefutables nous reacutevegravele que le tout nrsquoagrave eacuteteacute de sa

part qursquoune plaisanterie un simple exercitium

logicum De la mecircme faccedilon Kant nous donna

comme succeacutedaneacute des preuves de lexistence de

Dieu son postulat de la raison pratique et la

theacuteologie morale en deacutecoulant qui sans droit agrave la

validiteacute objective pour le savoir ou la raison

theacuteorique aurait une validiteacute complegravete agrave lrsquoeacutegard de

la conduite ou de la raison pratique et ainsi fut

180 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

fondeacutee une foi sans connaissance afin qursquoagrave tout

eacuteveacutenement les gens eussent quelque chose en main

Son exposeacute bien compris ne dit rien autre chose

sinon que lrsquohypothegravese drsquoun Dieu juste

reacutecompensant et punissant apregraves la mort est un

scheacutema reacutegulateur utilisable et suffisant pour

lrsquoexplication de la seacuterieuse importance eacutethique de

notre conduite comme aussi de la direction de

celle-ci Crsquoest donc a quelque sorte une alleacutegorie de

la veacuteriteacute de sorte que sous ce rapport qui seul a

une importance finale cette hypothegravese pourrait

prendre la place de la veacuteriteacute mecircme non justifieacutee

theacuteoriquement ou objectivement Un scheacutema

analogue de tendance similaire mais renfermant

infiniment plus de veacuteriteacute et de plausibiliteacute par

conseacutequent drsquoune valeur directe est le dogme du

brahmanisme sur la meacutetempsycose qui reacutecompense

et punit et dapregraves lequel nous devons renaicirctre un

jour sous la forme de chaque ecirctre auquel nous avons

fait tort pour subir agrave notre tour le mecircme traitement

Il faut donc prendre la theacuteologie morale de Kant

dans le sens indiqueacute en tenant compte en mecircme

temps que lui-mecircme ne pouvait pas srsquoexprimer aussi

ouvertement que nous le faisons ici sur lrsquoeacutetat reacuteel

des choses et quen eacutedifiant le monstre drsquoune

doctrine theacuteorique nrsquoayant qursquoune validiteacute pratique

il comptait sur le granum salis des gens plus aviseacutes

181 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Les eacutecrivains theacuteologiques et philosophiques de

notre eacutepoque eacutetrangegravere agrave la doctrine de Kant ont

presque tous chercheacute agrave faire passer sa theacuteologie

morale pour un theacuteisme dogmatique reacuteel une

nouvelle preuve de lrsquoexistence de Dieu Mais elle

nest absolument rien de tout cela Elle nrsquoest valable

que dans le domaine de la morale uniquement pour

celle-ci et srsquoarrecircte net lagrave

Les professeurs de philosophie eux-mecircmes ne

furent pas longtemps satisfaits quoique mis dans

un grand embarras par la critique de la theacuteologie

speacuteculative de Kant Ils avaient reconnu depuis

beaux jours qursquoelle leur venait tout speacutecialement en

aide pour exposer lexistence et les proprieacuteteacutes de

Dieu et faire de celui-ci lrsquoobjet principal de leur

philosophisme en conseacutequence si lrsquoEacutecriture

enseigne que Dieu nourrit les corbeaux dans les

champs il me faut ajouter et les professeurs de

philosophie dans leur chaire Aujourdhui encore

mecircme ils assurent effronteacutement que lrsquoAbsolu (titre agrave

la mode du bon Dieu) et le rapport de celui-ci avec

le monde sont le thegraveme propre de la philosophie et

ils sont occupeacutes aujourdrsquohui comme jadis agrave le

deacutefinir agrave le deacutepeindre agrave le fantasmagoriser en

deacutetail Car les gouvernements qui deacutepensent de

lrsquoargent pour une philosophie de cet acabit

182 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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voudraient aussi voir sortir des salles de cours de

bons chreacutetiens et des paroissiens zeacuteleacutes Quelle

peacutenible impression ces messieurs de la philosophie

lucrative nrsquoont-ils donc pas ducirc eacuteprouver lorsque

Kant leur gacircta agrave ce point leur concept par la preuve

que toutes les deacutemonstrations de la theacuteologie

speacuteculative sont insoutenables et que toutes les

connaissances concernant leur thegraveme de

preacutedilection sont absolument inaccessibles agrave notre

intellect Ils avaient essayeacute de se tirer drsquoaffaire au

deacutebut par leur meacutethode bien connue lrsquoignorance

puis par la contestation mais cela ne tint pas bon

longtemps Ils se reacutefugiegraverent ensuite dans

lrsquoaffirmation que si lrsquoexistence de Dieu nrsquoeacutetait

susceptible drsquoaucune preuve elle nrsquoen avait pas non

plus besoin Car il sautait aux yeux que si crsquoeacutetait la

chose la mieux eacutetablie du monde nous ne pourrions

en douter nous aurions une laquo conscience de Dieu raquo

notre conscience serait lrsquoorgane des connaissances

immeacutediates des choses supra-terrestres notre

instruction sur celles-ci serait directement perccedilue

par elle et crsquoest pour cette raison qursquoelle se

nommerait Raison (Je prie amicalement le lecteur

de se reacutefeacuterer agrave ce point agrave mon Principe de la raison

suffisante 2deg eacutedit sect 34 agrave mes Problegravemes

fondamentaux de leacutethique pp 148-154 et enfin agrave

183 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

ma Critique de la philosophie de Kant pp 584-585

3e eacutedit pp 617-618)

Quant agrave la genegravese de cette conscience de Dieu nous

avons reccedilu reacutecemment agrave ce sujet une curieuse

illustration plastique une eau-forte qui nous

montre une megravere dressant agrave la priegravere son enfant de

trois ans agenouilleacute sur son lit les mains eacutetendues

un fait certainement freacutequent qui constitue la

genegravese de la conscience de Dieu car on ne peut

douter qursquoapregraves que degraves lacircge le plus tendre un

cerveau a eacuteteacute ainsi mouleacute dans sa premiegravere

croissance la conscience de Dieu est ancreacutee aussi

profondeacutement en lui que si elle y eacutetait veacuteritablement

inneacutee23

A en croire daucuns la raison ne fournit que de

purs pressentiments Drsquoautres par contre ont eu

mecircme des intuitions intellectuelles Drsquoautres encore

ont imagineacute le penser absolu crsquoest-agrave-dire un penser

nrsquoexigeant pas des hommes qursquoils regardent les

choses autour deux mais qui deacutecide dans

23 Un fait de ce genre quel que soit lobjet auquel on lapplique doit toujours ecirctre consideacutereacute comme linoculation dune ideacutee fixe quelle quelle soit aussi et fucirct-elle des plus folles Elle subsistera aussi longtemps que le fait et le fera passer pour inneacute pour une reacuteveacutelation directe et Dieu sait encore quoi

184 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

lrsquoomnisagesse divine comment elles sont une fois

pour toutes Crsquoest incontestablement la plus

commode de toutes ces inventions-lagrave Mais toutes se

sont accrocheacutees au mot laquo absolu raquo qui nest autre

chose que la preuve cosmologique in nuce ou plutocirct

si fortement comprimeacutee que devenue

microscopique elle se deacuterobe aux yeux se glisse

sans ecirctre reconnue puis passe pour une chose allant

de soi car sous sa vraie forme elle nrsquoose plus se

montrer depuis lrsquoexamen rigorosum de Kant

comme je lai deacutejagrave exposeacute plus longuement dans le

Principe de la raison suffisante 2e eacutedit pp 36 et

suiv et dans ma Critique de la philosophie de Kant

p 544 Quel finaud a eu le premier lrsquoideacutee voilagrave une

cinquantaine drsquoanneacutees drsquointroduire en contrebande

sous cet unique mot absolu la preuve cosmologique

exploseacutee et proscrite je ne me le rappelle plus mais

le truc eacutetait exactement agrave la porteacute des capaciteacutes du

public car jusqursquoau jour actuel lrsquoabsolu circule

comme une monnaie courante

Bref en deacutepit de la Critique de la raison et de ses

preuves les professeurs de philosophie nrsquoont jamais

manqueacute de nouvelles authentiques sur lrsquoexistence de

Dieu et ses relations avec le monde et crsquoest agrave

commenter ces nouvelles que consiste tout

particuliegraverement selon eux la philosophie Mais

185 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

suivant le proverbe laquo monnaie de cuivre

marchandise de cuivre raquo ce Dieu qui nrsquoa pas besoin

dexplication est aussi chez eux du mecircme acabit il

nrsquoa ni mains ni pieds et pour cette raison ils le

tiennent cacheacute derriegravere une montagne ou plutocirct un

eacutedifice bruyant de mots de sorte qursquoon le voit agrave

peine faire un signe Que ne peut-on les forcer agrave

deacuteclarer nettement ce qursquoil faut entendre par le mot

laquo Dieu raquo Alors nous verrions si ce dernier se

comprend de lui-mecircme Pas mecircme une natura

naturans dans laquelle leur Dieu menace souvent

de passer ne se comprend drsquoelle-mecircme puisque

nous voyons Leucippe Deacutemocrite Eacutepicure et

Lucregravece construire le monde sans elle et ces

hommes avec toutes leurs erreurs valaient

pourtant mieux qursquoune leacutegion de girouettes dont la

philosophie commerciale tourne avec le vent Mais

une natura naturans serait encore loin drsquoecirctre Dieu

Sa notion implique simplement lrsquoideacutee que derriegravere

les pheacutenomegravenes si passagers et si rapidement

variables de la natura naturata doit se cacher une

force impeacuterissable et infatigable gracircce agrave laquelle

ceux-lagrave se renouvellent sans cesse tandis qursquoelle-

mecircme nrsquoest pas atteinte par leur destruction De

mecircme que la natura

186 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

naturata est lrsquoobjet de la physique la natura

naturans est lrsquoobjet de la meacutetaphysique Celle-ci

nous montre finalement que nous appartenions

nous-mecircmes agrave la nature et que nous posseacutedons

conseacutequemment en nous aussi bien de la natura

naturata que de la natura naturans le speacutecimen

non seulement le plus proche et le plus clair mais le

seul accessible du dedans Comme ensuite une

seacuterieuse et exacte reacuteflexion sur nous-mecircmes nous

fait voir dans la volonteacute le noyau de notre ecirctre nous

avons lagrave une reacuteveacutelation directe de la natura

naturans que nous sommes autoriseacutes agrave transmettre

agrave tous les autres ecirctres qui ne nous sont connus que

par un cocircteacute Nous arrivons ainsi agrave cette grande

veacuteriteacute que la natura naturans ou la volonteacute en soi

est la volonteacute dans notre cœur tandis que la natura

naturata ou le pheacutenomegravene est la repreacutesentation

dans notre cerveau Ce reacutesultat mis agrave part il est de

toute eacutevidence que la pure distinction drsquoune natura

naturans et naturata est encore loin decirctre le

theacuteisme et mecircme le pantheacuteisme Ce dernier en effet

mdash sil nest pas une simple maniegravere de dire mdash exige

lrsquoadjonction de certaines qualiteacutes morales qui font

manifestement deacutefaut au monde bonteacute sagesse

feacuteliciteacute etc

187 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Au reste le pantheacuteisme est une notion qui se

supprime elle-mecircme car la notion drsquoun Dieu

preacutesuppose comme corollaire essentiel un monde

diffeacuterent de lui Si drsquoautre part le monde lui-mecircme

doit prendre son rocircle il reste un monde absolu sans

Dieu et alors le pantheacuteisme nrsquoest qursquoun

eupheacutemisme aux lieu et place drsquoatheacuteisme

Mais cette derniegravere expression contient agrave son tour

une subreption en ce qursquoelle admet par avance que

le theacuteisme se comprend de lui-mecircme ce qui lui fait

eacuteviter habilement le affirmanti incumbit probatio

tandis que crsquoest plutocirct le soi-disant atheacuteisme qui a le

jus primi occupantis et doit en conseacutequence ceacuteder

le champ au theacuteisme Je me permets ici de

remarquer que les hommes viennent au monde

incirconcis par conseacutequent non juifs Mais mecircme

lrsquoadmission drsquoune cause diffeacuterente du monde nrsquoest

pas encore le theacuteisme Celui-ci exige non seulement

une cause intelligente qui reconnaicirct et veut crsquoest-agrave-

dire personnelle et bref individuelle crsquoest

seulement une seule cause que le mot laquo Dieu raquo

deacutesigne

Un Dieu impersonnel nrsquoest pas un Dieu mais

simplement un mot mal employeacute une fausse notion

une contradictio in adjecto [contradiction dans les

188 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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termes] un schibboleth agrave lrsquousage des professeurs de

philosophie qui apregraves avoir ducirc renoncer agrave la chose

sefforcent de ruser avec le mot La personnaliteacute

dautre part crsquoest-agrave-dire lrsquoindividualiteacute auto-

consciente qui drsquoabord connaicirct puis veut

conformeacutement agrave ce qursquoelle connaicirct est un

pheacutenomegravene qui ne nous touche que par la nature

animale preacutesente sur notre petite planegravete et est si

intimement lieacute agrave celle-ci qursquoil ne nous est pas plus

permis que possible de nous lrsquoimaginer seacutepareacute et

indeacutependant drsquoelle Admettre maintenant un ecirctre de

cette espegravece comme lrsquoorigine de la nature et mecircme

de toute existence crsquoest une ideacutee colossale et des

plus audacieuses qui nous eacutetonnerait si nous

lrsquoentendions exprimer pour la premiegravere fois et si

elle nrsquoeacutetait pas devenue pour nous par lrsquoempreinte

de la toute premiegravere eacuteducation et par la reacutepeacutetition

constante familiegravere et comme une seconde nature

je dirais une ideacutee fixe Le fait suivant je le note en

passant agrave ce sujet mrsquoa confirmeacute mieux que tout le

reste lrsquoauthenticiteacute de Kaspar Hauser24 la theacuteologie

24 Lrsquoenfant mysteacuterieux dont les aventures eacutetranges soulevegraverent au plus haut degreacute agrave partir de 1828 la curiositeacute et leacutemotion de Allemagne et de lEurope tout entiegravere et qui mourut tragiquement agrave Anspach le 14 deacutecembre 1833 agrave vingt et un ans assassineacute preacutetendent les uns de sa propre main affirment les autres sans quon ait encore apporteacute une preuve deacutefinitive

189 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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naturelle qursquoon lui exposait ne parvint pas agrave

lrsquoeacuteclairer aussi complegravetement qursquoon lrsquoavait attendu

ajoutez agrave cela que drsquoapregraves la lettre du comte

Stanhope au maicirctre drsquoeacutecole Meyer il teacutemoignait

drsquoun respect extraordinaire pour le soleil Mais

enseigner en philosophie que cette ideacutee

theacuteologique se comprend drsquoelle-mecircme et que la

raison serait simplement lrsquoaptitude agrave la saisir

directement et agrave la reconnaicirctre comme vraie crsquoest lagrave

un proceacutedeacute honteux Non seulement la philosophie

nrsquoa pas le droit drsquoaccepter une telle ideacutee sans la

preuve la plus valable mais elle nrsquoest pas mecircme

essentielle agrave la religion Ceci est attesteacute par le culte

qui compte le plus grand nombre drsquoadheacuterents sur la

a lrsquoeacutegard de lrsquoune de ces deux assertions Le comte Fleury qui a eacutecrit une eacutetude deacutetailleacutee sur Kaspar Hauser (voir les Drames de lrsquohistoire 1905 pp 183-324) et qui croit agrave lassassinat reacutesume ainsi la destineacutee du jeune homme Hauser changeacute contre un autre enfant donneacute pour mort eacutetait lrsquoheacuteritier leacutegitime de Bade le fils aicircneacute du grand-duc Charles et de la grande duchesse Steacutephanie niegravece de limpeacuteratrice Joseacutephine Pour faire place aux heacuteritiers de la comtesse Hochberg dame dhonneur que le grand-duc Charles avait eacutepouseacute morganatiquement apregraves la mort de sa femme il fut eacuteloigneacute du palais eacuteleveacute dans une sorte de caverne soumis agrave un systegraveme dabecirctissement etc Mais si les uns sont persuadeacutes de la reacutealiteacute de cette histoire les autres regardent Hauser comme un aventurier et un imposteur Les peacuteripeacuteties de sa courte existence ont donneacute lieu agrave toute une laquo litteacuterature raquo mais il est probable que lrsquoeacutenigme ne sera jamais reacutesolue (Le trad)

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terre actuellement 370 millions et qui renferme

aussi le plus grand nombre de precirctres le

bouddhisme cette doctrine antique si hautement

morale et mecircme asceacutetique loin drsquoadmettre une telle

ideacutee il la stigmatise et est atheacutee ex professo selon

notre expression25

25 laquo Le zaradobura le grand-precirctre des bouddhistes en Ava dans un traiteacute sur sa religion quil donna agrave un eacutevecircque catholique range parmi les six heacutereacutesies condamnables la doctrine drsquoapregraves laquelle existe un ecirctre qui a creacuteeacute le monde et toute chose dans le monde et qui meacuterite seul decirctre adoreacute raquo (Francis Buchanan On the Religion of the Burmas dans les Asiatic Researches t VI p 268) Il convient aussi de rapporter ce fait mentionneacute dans le mecircme recueil t XV p 148 les bouddhistes ne fleacutechissent la tecircte devant aucune idole alleacuteguant pour raison que lrsquoEcirctre primordial peacutenegravetre toute la nature et par conseacutequent aussi leur tecircte De mecircme le savant orientaliste et acadeacutemicien de Saint-Peacutetersbourg J-J Schmidt dit dans ses Recherches sur lhistoire de lrsquoancienne civilisation de lrsquoAsie centrale (Saint-Peacutetersbourg 1824 p 180) laquo Le systegraveme du bouddhisme ne connaicirct pas drsquoecirctre divin eacuteternel increacuteeacute unique qui existait avant tous les temps et a creacuteeacute tout ce qui est visible et invisible Cette ideacutee lui est tout agrave fait eacutetrangegravere et lon nrsquoen trouve pas la moindre trace dans les livres bouddhistes Il nrsquoy a pas davantage de creacuteation etc raquo Que devient maintenant la laquo conscience de Dieu raquo des professeurs de philosophie obseacutedeacutes par Kant et par la veacuteriteacute Comment la concilier avec ce fait que le langage des Chinois qui constituent environ les deux cinquiegravemes de lhumaniteacute entiegravere nrsquoa aucune expression pour laquo Dieu raquo et laquo creacuteation raquo Aussi ne peut-on traduire en chinois le premier verset mecircme

191 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Conformeacutement agrave ceci lanthropomorphisme est une

proprieacuteteacute absolument essentielle au theacuteisme mais il

ne consiste pas uniquement dans la forme humaine

ni dans les effets et les passions des hommes il

consiste dans le pheacutenomegravene fondamental mecircme

celui dune volonteacute doueacutee drsquoun intellect pour se

diriger pheacutenomegravene qui nous est connu nous

lrsquoavons dit par la nature animale de la faccedilon la plus

parfaite par la nature humaine qui se laisse

seulement penser comme individualiteacute et si celle-ci

est raisonnable se nomme personnaliteacute Cest ce

que confirme cette expression laquo aussi vrai que

Dieu vit raquo Il est en reacutealiteacute un ecirctre vivant qui veut

avec connaissance A ce Dieu il faut neacutecessairement

un ciel ougrave il trocircne et gouverne Bien plus pour cette

raison qursquoen vertu du passage du livre de Josueacute le

systegraveme de Copernic provoqua aussitocirct la fureur de

lrsquoEacuteglise et nous voyons cent ans plus tard en

conformiteacute de ceci Giordano Bruno combattre agrave la

fois ce systegraveme et le pantheacuteisme Les tentatives en

vue de purifier le theacuteisme de lrsquoanthropomorphisme

tout en simaginant ne toucher quagrave lrsquoenveloppe

du Pentateuque agrave la grande perplexiteacute des missionnaires au secours desquels sir George Staunton a essayeacute de venir avec son livre An Inquiry into the proper Mode of rendering the word God in traslating the Sacred Scriptures into the chinese language (Londres 1848)

192 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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peacutenegravetrent directement jusqursquoagrave son essence la plus

intime En srsquoefforccedilant de saisir son objet

abstraitement elles le subliment en une forme

nuageuse indistincte dont les contours disparaissent

peu agrave peu dans leffort pour eacuteviter la figure humaine

de sorte que toute lrsquoideacutee enfantine finit par

srsquoeacutevaporer elle-mecircme dans le neacuteant Mais on peut

reprocher en outre aux theacuteologiens rationalistes

auxquels des tentatives de ce genre sont familiegraveres

de contredire directement la Sainte Eacutecriture qui dit

laquo Dieu creacutea lrsquohomme agrave son image agrave lrsquoimage de

Dieu il le creacutea raquo Donc au diable le jargon des

professeurs de philosophie Il nrsquoy a pas drsquoautre Dieu

que Dieu et lrsquoAncien Testament est sa reacuteveacutelation mdash

surtout dans le livre de Josueacute26

On pourrait drsquoailleurs dans un certain sens

nommer avec Kant le theacuteisme un postulat pratique

mais dans un sens tout diffeacuterent du sien Le theacuteisme

est en reacutealiteacute le produit non de la connaissance

mais de la volonteacute Si originellement il eacutetait

theacuteorique comment toutes ses preuves pourraient-

elles alors ecirctre si insoutenables Mais il naicirct de la

26 Les philosophes et les theacuteologiens ont deacutepouilleacute dune de ses enveloppes lune apregraves lautre le Dieu qui eacutetait primitivement Jeacutehovah tant quagrave la fin le nom seul est resteacute

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volonteacute de la faccedilon suivante le besoin continuel qui

tantocirct angoisse peacuteniblement le cœur (volonteacute) de

lrsquohomme tantocirct lrsquoeacutemeut violemment et le maintient

constamment dans un eacutetat de crainte et drsquoespeacuterance

tandis que les choses lesquelles il espegravere et craint ne

sont pas en son pouvoir la connexion des chaicircnes

causales qui les produit nrsquoeacutetant accessible agrave son

intelligence qursquoagrave une courte distance mdash ce besoin

cette crainte et cet espoir consolants lrsquoamegravenent a

hypostasier les ecirctres personnels dont toute choses

deacutepend

On preacutesuppose que ceux-ci comme les autres

personnes sont accessibles agrave la priegravere et agrave la

flatterie aux hommages et aux preacutesents crsquoest-agrave-dire

seront plus traitables que la neacutecessiteacute de fer les

impitoyables et insensibles forces de la nature et les

mysteacuterieuses puissances de lrsquoordre cosmique Si au

commencement comme il est naturel et comme les

anciens lrsquoont tregraves logiquement eacutetabli ces dieux

eacutetaient nombreux suivant la diversiteacute des

circonstances ils furent plus tard vu le besoin de

mettre de la suite de lrsquoordre et de lrsquouniteacute dans la

connaissance soumis agrave un seul ou mecircme reacuteduits agrave

un dieu unique qui agrave la veacuteriteacute comme Goethe me le

faisait remarquer un jour est tregraves antidramatique

puisque avec une seule personne il nrsquoy a rien agrave

194 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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faire Lrsquoessentiel cependant est limpulsion de

lrsquohomme angoisseacute agrave se jeter agrave genoux et agrave implorer

du secours dans sa grande deacutetresse freacutequente et

lamentable et aussi dans son aspiration agrave lrsquoeacuteternelle

feacuteliciteacute Lrsquohomme compte plutocirct sur la gracircce du

dehors que sur son propre meacuterite crsquoest lagrave un des

principaux supports du theacuteisme Pour que son cœur

(volonteacute) ait donc le soulagement de la priegravere et la

consolation de lrsquoespoir son intellect doit bien creacuteer

un Dieu mais au rebours ce nrsquoest pas parce que

son intellect a conclu logiquement agrave un Dieu qursquoil

prie Laissez-le sans deacutetresse sans deacutesirs ni besoins

Faites de lui un ecirctre simplement intellectuel sans

volonteacute alors un Dieu lui est inutile et il nrsquoen creacutee

pas Le cœur crsquoest-agrave-dire la volonteacute eacuteprouve le

besoin dans son deacutesespoir drsquoimplorer une aide

toute-puissante par suite surnaturelle et comme il

faut prier ainsi on hypostase un Dieu mais le

contraire nrsquoa pas lieu

Voilagrave pourquoi la partie theacuteorique de la theacuteologie de

tous les peuples est tregraves diffeacuterente quant au nombre

des dieux et agrave leur caractegravere mais qursquoils puissent

venir en aide et qursquoils le fassent lorsqursquoon les sert et

les adore crsquoest un point qui leur est commun agrave tous

parce que crsquoest un point capital Crsquoest en mecircme

temps la marque de naissance agrave laquelle on

195 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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reconnaicirct lrsquoorigine de toute mythologie crsquoest-agrave-dire

qursquoelle est neacutee de la volonteacute du cœur et non du

cerveau ou de la connaissance comme on le

preacutetend La veacuteritable raison pour laquelle

Constantin le Grand et aussi Clovis le roi des francs

changegraverent de religion crsquoest qursquoils espeacuteraient de leur

nouveau Dieu un meilleur appui dans la guerre Il y

a un petit nombre de races qui preacutefeacuterant en quelque

sorte le ton mineur au ton majeur possegravedent a la

place de dieux des esprits malins quils cherchent agrave

apaiser par des sacrifices et des priegraveres Au fond le

reacutesultat noffre pas grande diffeacuterence Les habitants

primitifs de la peacuteninsule de lrsquoInde et de Ceylan

avant lrsquointroduction du brahmanisme et du

bouddhisme semblent avoir eacuteteacute des races de ce

genre et leurs descendants dit-on ont encore en

partie une semblable religion cacodeacutemonologique

il en est drsquoailleurs de mecircme de maintes tribus

sauvages A cette source remonte aussi le

cappuisme qui est meacutelangeacute avec le bouddhisme

cingalais Les adorateurs du deacutemon en

Meacutesopotamie visiteacutes par Layard appartiennent

eacutegalement agrave cette cateacutegorie Cette origine veacuteritable

de tout theacuteisme telle que nous venons de lrsquoexposer

a pour corollaire exact lrsquoimpulsion naturelle

qursquoeacuteprouve lrsquohomme agrave sacrifier agrave ses dieux pour

acheter leur faveur ou srsquoils lrsquoont deacutejagrave teacutemoigneacutee

196 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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assurer la dureacutee de celle-ci et deacutetourner de lui les

maux (Voir Sanchoniathon Fragmenta eacutedit

Orelli Leipzig 1826 p 42) Tel est le sens de

chaque sacrifice et par lagrave lrsquoorigine et le support de

lrsquoexistence de tous les dieux de sorte que lrsquoon peut

dire avec veacuteriteacute que les dieux vivent de sacrifices

Oui crsquoest parce que lrsquoimpulsion agrave invoquer et agrave

acheter lrsquoassistance decirctres surnaturels quoique fille

de la deacutetresse et de la limitation intellectuelle est

naturelle agrave lrsquohomme et qursquoil lui faut la satisfaire que

celui-ci se creacutee des dieux De lagrave lrsquouniversaliteacute du

sacrifice dans tous les acircges et chez les peuples les

plus divers et lrsquoidentiteacute de la chose en deacutepit de la

plus grande diffeacuterence de circonstances et de

deacuteveloppement intellectuel Ainsi Heacuterodote raconte

par exemple qursquoun vaisseau de Samos ayant

reacutealiseacute par la vente excessivement avantageuse de

son chargement agrave Tartessos un gain sans preacuteceacutedent

ces Samiens en envoyegraverent la dixiegraveme partie six

talents dans un grand vase drsquoairain drsquoun travail tregraves

artistique au temple de la deacuteesse Heacutereacutes Et comme

pendant agrave ces Grecs nous voyons de nos jours le

miseacuterable Lapon possesseur de rennes au corps

ratatineacute jusqursquoagrave la taille drsquoun nain cacher lrsquoargent

qursquoil a eacutepargneacute en diffeacuterents endroits secrets des

rochers et des ravins qursquoil ne laisse connaicirctre agrave

personne drsquoautre qursquoagrave son heacuteritier agrave lrsquoheure de la

197 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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mort sauf un endroit qursquoil cache aussi agrave celui-ci

parce qursquoil y a dissimuleacute le treacutesor reacuteserveacute en sacrifice

au genius loci au dieu protecteur de son domaine

(Albrecht Pancritius Haumlgringar Voyage en Suegravede

Laponie Norvegravege et Danemark en lrsquoanneacutee 1850

Kœnigsberg 1852 p 162)

Crsquoest ainsi que la croyance en Dieu a sa racine dans

lrsquoeacutegoiumlsme Le christianisme seul a vu disparaicirctre le

sacrifice proprement dit bien que celui-ci existe

toujours sous la forme de messes pour les acircmes des

morts de construction drsquoeacuteglises de cloicirctres et de

chapelles Pour le reste et surtout chez les

protestants le sacrifice est remplaceacute par la louange

et les remerciements qui sont pousseacutes jusqursquoau

superlatif le plus extrecircme mecircme en des occasions

qui pour lrsquohomme impartial semblent mal srsquoy

precircter crsquoest drsquoailleurs un proceacutedeacute analogue agrave celui

de lEacutetat qui au lieu de reacutecompenser toujours le

meacuterite par des preacutesents se borne souvent a lui

deacutecerner de purs teacutemoignages honorifiques et

maintient ainsi son influence Ce que le grand David

Hume dit agrave ce sujet meacuterite drsquoecirctre rappeleacute laquo Si ce

Dieu en conseacutequence est consideacutereacute comme leur

patron particulier ou comme le souverain geacuteneacuteral

des cieux ses partisans srsquoefforceront par tous les

moyens de srsquoinsinuer dans sa faveur et en

198 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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supposant qursquoil se plait comme eux agrave la louange et

agrave la flatterie il nest eacuteloge ni exageacuteration qursquoils lui

eacutepargneront en srsquoadressant agrave lui En proportion de

laccroissement des craintes ou des misegraveres des

hommes ils inventent toujours de nouveaux modes

drsquoadulation et mecircme celui qui surpasse ses

preacutedeacutecesseurs en enflant les titres de sa diviniteacute est

sucircr decirctre surpasseacute par ses successeurs en eacutepithegravetes

louangeuses plus nouvelles et plus pompeuse Crsquoest

ainsi qursquoils procegravedent jusqursquoagrave ce quils finissent par

arriver agrave lrsquoinfiniteacute elle mecircme au delagrave de laquelle il

nrsquoy a plus rien raquo (Essays and Treatises on several

Subjects Londres 1777 t II p 429) Et plus loin

laquo Il paraicirct certain que quoique les notions

primordiales du vulgaire repreacutesentent la diviniteacute

comme une chose limiteacutee et la considegraverent

seulement comme la cause particuliegravere de la santeacute

ou de la maladie de la richesse ou de la pauvreteacute de

la prospeacuteriteacute ou du malheur cependant quand on

lui impose des ideacutees plus magnifiques il estime

dangereux dy refuser son assentiment Voulez-vous

dire que votre deacuteiteacute est finie et limiteacutee dans ses

perfections Qursquoelle peut ecirctre vaincue par une force

supeacuterieure Qursquoelle est sujette aux passions aux

douleurs et aux infirmiteacutes humaines Quelle a un

commencement et peut avoir une fin Ils nrsquoosent

pas lrsquoaffirmer mais regardant comme plus sucircr de

199 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

plier aux plus hauts eacuteloges ils srsquoefforcent par un

ravissement et une deacutevotion affecteacutes de se concilier

sa faveur Comme confirmation de ceci nous

pouvons observer que lrsquoassentiment du vulgaire est

dans ce cas purement verbal et qursquoils sont

incapables de concevoir ces qualiteacutes sublimes qursquoils

attribuent en apparence agrave la deacuteiteacute Lrsquoideacutee reacuteelle

qursquoils srsquoen font nonobstant leur pompeux langage

est toujours aussi pauvre et frivole qursquoauparavant raquo

(Ibid p 432)

Pour adoucir le cocircteacute facirccheux de sa critique de toute

theacuteologie speacuteculative Kant ajouta agrave celle-ci non

seulement la theacuteologie morale mais aussi

lrsquoassurance que mecircme si lrsquoexistence de Dieu devait

rester non prouveacutee il serait tout aussi impossible de

prouver le contraire assurance qui a tranquilliseacute

beaucoup de gens sans qursquoils aient remarqueacute que

Kant avec une affectation de simpliciteacute ignorait le

affirmanti incumbit probatio [la preuve incombe agrave

celui qui eacutemet une affirmation] comme aussi le

nombre infini des choses dont la non-existence ne

peut ecirctre prouveacutee II a naturellement pris plus

grand soin encore de mettre en avant les arguments

dont on pourrait reacuteellement se servir pour une

contre-deacutemonstration apagogique si lrsquoon venait un

jour agrave substituer a lrsquoattitude purement deacutefensive

200 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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lrsquoattitude agressive Les proceacutedeacutes seraient agrave peu pregraves

les vivants

1deg Avant tout la triste condition dun monde dont

les ecirctres vivants subsistent en se deacutevorant les uns les

autres la misegravere et lrsquoangoisse correspondantes de

tout ce qui a vie la quantiteacute et lrsquoeacutetendue colossale

des maux la diversiteacute et lrsquoineacutevitabiliteacute des

souffrances porteacutees souvent jusqursquoagrave lrsquohorreur le

poids de la vie elle-mecircme se preacutecipitant vers la

cruelle mort toutes ces choses ne sont pas

honnecirctement conciliables avec lrsquoideacutee qursquoelles

puissent ecirctre lrsquoœuvre de lrsquoomnibonteacute de

lrsquoomnisagesse de lrsquoomnipuissance reacuteunies Au

contraire il est tout aussi aiseacute drsquoeacutelever un cri contre

cet eacutetat de choses qursquoil est difficile de le juger par

des raisons concluantes

2deg Il y a deux points qui non seulement occupent

chaque homme pensant mais qui tiennent aussi le

plus en cœur des partisans de chaque religion et sur

lesquelles reacutesident la force et le maintien de celle-lagrave

en premier lieu la signification morale

transcendante de notre conduite en second lieu

notre continuiteacute apregraves la mort Quand une religion a

bien pris souci de ces deux points le reste est

201 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

accessoire Jrsquoexaminerai donc le theacuteisme sous le

rapport du premier point puis sous celui du second

Avec la moraliteacute de notre conduite le theacuteisme a

donc une double connexion une a parte ante et

une a parti post cest-agrave-dire par rapport aux causes

et par rapport aux conseacutequences de nos actions

Pour prendre drsquoabord le second point il est entendu

que le theacuteisme donne un appui agrave la morale mais un

appui des plus grossier qui supprime

fondamentalement la vraie et pure moraliteacute de la

conduite en ce que chaque acte deacutesinteacuteresseacute srsquoy

transforme aussitocirct en un acte inteacuteresseacute au moyen

drsquoune lettre de change agrave longue eacutecheacuteance mais sucircre

qursquoon reccediloit agrave la place en paiement Le Dieu qui au

commencement eacutetait le creacuteateur apparaicirct agrave la fin

comme un vengeur et un reacutemuneacuterateur La prise en

consideacuteration drsquoun pareil Dieu peut drsquoailleurs

provoquer des actions vertueuses mais celles-ci ne

sont pas purement morales puisqursquoelles ont pour

motif la crainte du chacirctiment ou lrsquoespoir drsquoune

reacutecompense vertu reacuteductible au fond agrave un eacutegoiumlsme

prudent et bien raisonneacute En derniegravere instance il srsquoy

agit seulement de la fermeteacute de la foi dans les choses

indeacutemontrables Si celle-ci existe on nrsquoheacutesitera pas

agrave accepter une courte peacuteriode de souffrance en

eacutechange drsquoune eacuteterniteacute de joies et le principe

202 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

dirigeant de la morale sera laquo Nous pouvons

attendre raquo Mais celui qui cherche une reacutecompense

de ses actions soit en ce monde soit dans un monde

agrave venir est un eacutegoiumlste Si la reacutecompense espeacutereacutee lui

eacutechappe peu importe que cela arrive par le hasard

qui gouverne ce monde ou par la vaniteacute de lrsquoillusion

qui lui bacirctissait le monde agrave venir Pour ces raisons

la theacuteologie morale de Kant mine en reacutealiteacute la

morale

A parte ante drsquoautre part le theacuteisme est eacutegalement

en contradiction avec la morale parce qursquoil

supprime la liberteacute et la responsabiliteacute Car avec un

ecirctre qui par son existentia et son essentia est

lrsquoœuvre drsquoun autre ni faute ni meacuterite ne sont

concevables Vauvenargues agrave deacutejagrave dit tregraves justement

laquo Un ecirctre qui a tout reccedilu ne peut agir que par ce

qui lui a eacuteteacute donneacute et toute la puissance divine qui

est infinie ne saurait le rendra indeacutependant raquo

(Œuvres complegravetes Paris 1823 t II p 331

Discours sur la liberteacute) Il ne peut donc comme

chaque ecirctre simplement imaginable agir que

conformeacutement agrave sa nature et manifester ainsi celle-

ci telle cette nature telle cette manifestation Srsquoil

agit mal cela vient de ce qursquoil est mauvais et alors la

faute nrsquoest pas agrave lui mais agrave celui qui lrsquoa fait Lauteur

de son existence et de sa nature en y ajoutant les

203 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

circonstances dans lesquelles il a eacuteteacute placeacute est

ineacutevitablement aussi lrsquoauteur de ses actions et de sa

conduite qui sont aussi sucircrement deacutetermineacutees par

celles-lagrave que le triangle lrsquoest par deux angles et un

cocircteacute Lrsquoexactitude de cette argumentation a eacuteteacute tregraves

bien reconnue et admise par saint Augustin Hume

et Kant tandis que les autres lrsquoont malignement et

lacircchement ignoreacutee comme je lrsquoai montreacute au long

dans mon Meacutemoire couronneacute sur La liberteacute de la

volonteacute page 67 et suivantes Pour eacuteluder cette

difficulteacute terrible et exterminatrice on a imagineacute la

liberteacute de la volonteacute le liberum arbitrium

indifferentaelig qui renferme une fiction monstrueuse

et a toujours eacuteteacute combattu et depuis longtemps

rejeteacute par tous les cerveaux pensants mais nrsquoa

jamais peut-ecirctre eacuteteacute reacutefuteacute si systeacutematiquement et agrave

fond que dans le Meacutemoire indiqueacute Si le vulgaire

continue agrave se contenter de la liberteacute de la volonteacute et

srsquoil en est mecircme ainsi du vulgaire litteacuteraire et

philosophique que nous importe Lrsquoaffirmation

qursquoun ecirctre donneacute est libre crsquoest-a-dire que dans

telles circonstances il peut agir de telle maniegravere et

aussi drsquoune autre implique qursquoil est une existentia

sans essentia crsquoest-agrave-dire qursquoil est sans ecirctre quelque

chose en un mot qursquoil nrsquoest rien tout en eacutetant par

conseacutequent qursquoil est en mecircme temps et nrsquoest pas

204 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Crsquoest donc le comble de lrsquoabsurditeacute Cela toutefois

nen est pas moins bon pour les gens qui aspirent

non agrave la veacuteriteacute mais au pain quotidien et

nrsquoadmettront en conseacutequence jamais rien qui ne

srsquoaccorde avec leur meacutetier avec la laquo fable convenue

raquo qui les fait vivre leur impuissance se trouve mieux

drsquoignorer que de reacutefuter Et il faudrait attacher du

poids agrave de tels βοσκηματα [bestiaux] qui srsquoincline

vers la terre et se remplisse le ventre Tout ce qui

est est aussi quelque chose a une essence une

nature un caractegravere crsquoest conformeacutement agrave eux que

cela doit agir se conduire (crsquoest-agrave-dire agir en vertu

de motifs) quand se preacutesentent les occasions

exteacuterieures qui provoquent ses manifestations

particuliegraveres Drsquoougrave il tire lrsquoexistentia de lagrave aussi il

tire le comment la nature lrsquoessentia car si toutes

deux diffegraverent par la notion elles ne sont pas

seacuteparables dans la reacutealiteacute Ce qui a une essentia

crsquoest-agrave-dire une nature un caractegravere une maniegravere

drsquoecirctre ne peut jamais agir que conformeacutement agrave elle

et non autrement seuls le moment ainsi que la

forme et la nature speacuteciales des actions particuliegraveres

sont deacutetermineacutes par les motifs qui interviennent

Que le creacuteateur ait creacuteeacute lhomme libre qursquoil lui ait

precircteacute une existentia sans essentia crsquoest-agrave-dire

donneacute lrsquoexistence seulement in abstracto en la lui

laissant ecirctre ce qursquoil veut crsquoest lagrave une impossibiliteacute

205 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Je prie le lecteur de se reacutefeacuterer agrave ce propos agrave mon

traiteacute Sur le fondement de la morale sect 20 La

liberteacute et la responsabiliteacute morales ou discernement

des actes preacutesupposent absolument lrsquoaseacuteiteacute Les

actes reacutesulteront toujours neacutecessairement du

caractegravere crsquoest-agrave-dire de la nature particuliegravere et

partant immuable drsquoun ecirctre sous lrsquoinfluence et selon

la mesure des motifs donc cet ecirctre srsquoil est

responsable doit exister originellement et en vertu

de sa toute-puissance Il doit drsquoapregraves son existentia

et son essentia ecirctre lui-mecircme sa propre œuvre et

son propre creacuteateur srsquoil veut ecirctre le veacuteritable

creacuteateur de ses actes Ou comme je lrsquoai exprimeacute

dans mes deux Meacutemoires couronneacutes la liberteacute ne

pouvant exister dans loperari doit exister dans le

esse car elle existe certainement

Tout ceci nrsquoest pas seulement deacutemontrable a priori

nais lrsquoexpeacuterience quotidienne elle-mecircme nous

enseigne clairement que chacun apporte avec lui au

monde son caractegravere moral deacutejagrave complet et lui reste

irreacutevocablement fidegravele jusqursquoagrave la fin Cette veacuteriteacute est

preacutesupposeacutee tacitement mais sucircrement dans la vie

reacuteelle et pratique puisque chacun base sa confiance

ou sa meacutefiance envers un autre drsquoapregraves les traits de

caractegravere manifesteacutes par celui-ci Aussi pourrait-on

srsquoeacutetonner que depuis environ seize cents ans le

206 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

contraire est affirmeacute en theacuteorie et quil est enseigneacute

que tous les hommes sont sous le rapport moral

originellement les mecircmes et que la grande diversiteacute

de leurs actes reacutesulte non de la diversiteacute inneacutee de

leurs dispositions et de leur caractegravere non

davantage des circonstances et des occasions mais

en reacutealiteacute de rien lequel rien prend ensuite le nom

de laquo volonteacute libre raquo Cette doctrine absurde est

dailleurs neacutecessairement reacuteduite aussi agrave lrsquoeacutetat de

pure theacuteorie par une autre avec laquelle elle

concorde exactement celle qui affirme que la

naissance de lhomme est le commencement absolu

de son existence celui-ci ayant eacuteteacute creacuteeacute de rien (un

terminus ad hoc) Si maintenant sous cette

preacutesupposition la vie doit continuer agrave avoir une

signification et une tendance morales celles-ci

trouvent certainement leur origine dans le cours de

celle-lagrave et venant de rien juste comme lrsquohomme

ainsi imagineacute est venu de rien car tout rapport avec

une condition anteacuterieure une existence preacuteceacutedente

ou un acte hors du temps qursquoindique clairement

cependant la diversiteacute incommensurable

primordiale et inneacutee des caractegraveres moraux reste ici

exclu une fois pour toutes De la lrsquoabsurde fiction

drsquoune volonteacute libre Toutes les veacuteriteacutes on le sait se

tiennent mutuellement mais les erreurs aussi sont

neacutecessaires lrsquoune agrave lrsquoautre comme un premier

207 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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mensonge en exige un second ou comme deux

cartes appuyeacutees lrsquoune contre lrsquoautre se precirctent un

appui mutuel tant que rien ne les renverse toutes

deux

3degAvec le theacuteisme notre continuiteacute apregraves la mort

nrsquoest pas en posture beaucoup meilleur que la

liberteacute de la volonteacute Ce qui est creacuteeacute par un autre a

eu un commencement drsquoexistence Que maintenant

celle-ci qui nrsquoa pas eacuteteacute pendant un temps infini

doive deacutesormais durer toute lrsquoeacuteterniteacute crsquoest lagrave une

assertion drsquoune audace sans bornes Si agrave ma

naissance je suis venu et ai eacuteteacute creacuteeacute de rien il est de

la plus haute vraisemblance que dans la mort je

serai de nouveau rien Dureacutee infinie a parte post et

rien a parte ante cela ne va pas ensemble Seul ce

qui est primordial eacuteternel inncreacuteeacute peut ecirctre

indestructible (Voir Aristote De Coelo I 12 282 a

25 ff et Priestley On Matter and Spirit

Birmingham 1782 11 p 234)

En tout cas ils peuvent deacutesespeacuterer agrave lrsquoheure de la

mort ceux qui croient avoir eacuteteacute il y a trente ou

soixante ans un pur neacuteant duquel ils sont sortis

comme lrsquoœuvre drsquoun autre neacuteant car ils ont

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maintenant la tacircche difficile drsquoadmettre qursquoune

existence ainsi produite nonobstant son tardif

commencement qui nrsquoa eu lieu qursquoau bout drsquoun laps

de temps infini sera neacuteanmoins dune dureacutee sans

fin Drsquoautre part comment craindrait-il la mort

celui qui se reconnaicirct comme lrsquoessence primordiale

et eacuteternelle la source de toute existence mecircme et

sait qursquoen dehors de lui rien nexiste reacuteellement qui

termine son existence individuelle avec la parole du

saint Upanishad dans la bouche ou du moins dans le

cœur Hae omnes creaturae in totum ego sum et

praeter me aliud ens non est [Je suis toutes ces

creacuteatures chacune drsquoelles et en dehors de moi nul

autre ecirctre nrsquoexiste] Il ne peut donc si sa penseacutee

procegravede logiquement que mourir tranquille Car

nous lrsquoavons dit lrsquoaseacuteiteacute qui est la condition de la

responsabiliteacute est aussi celle de lrsquoimmortaliteacute Voilagrave

pourquoi dans lrsquoInde le meacutepris de la mort et la plus

complegravete indiffeacuterence agrave ce sujet mecircme la joie de

mourir sont chose habituelle Le judaiumlsme par

contre originellement la seule et unique religion

purement monotheacuteiste enseignant un Dieu creacuteateur

reacuteel du ciel et de la terre na pas avec une logique

parfaite de doctrine drsquoimmortaliteacute par conseacutequent

de sanctions apregraves la mort mais seulement des

chacirctiments et des reacutecompenses temporels il se

distingue ainsi de toutes les autres religions

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quoique pas agrave son avantage27 Les deux religions

sorties du judaiumlsme en empruntant agrave des doctrines

27 La veacuteritable religion juive telle quelle est preacutesenteacutee et enseigneacutee dans la Genegravese et tous les livres historiques jusqursquoa la fin de la Chronique est la plus grossiegravere de toutes les religions parce quelle est la seule qui nrsquoait absolument ni doctrine drsquoimmortaliteacute ni mortaliteacute ni mecircme une trace de celle-ci Chaque roi heacuteros ou prophegravete est enterreacute lorsqursquoil meurt agrave cocircteacute de ses pegraveres et alors tout est dit Nulle trace dune existence quelconque apregraves la mort toute ideacutee de ce genre semble mecircme eacutecarteacutee agrave dessein Par exemple Jeacutehovah adresse au roi Josias un long paneacutegyrique quil termine par cette promesse de reacutecompense laquo crsquoest pourquoi je vous ferai reposer aupregraves de vos pegraveres Vous serez mis en paix dans votre tombeau et vous ne verrez point les maux que je dois faire tomber sur cette ville et sur ses habitants raquo (Chronique II XXXIV 28) Il ne verra donc pas Nabuchodonosor Mais il nrsquoy a pas drsquoideacutee dune autre existence apregraves la mort et drsquoune reacutecompense positive il nrsquoy a qursquoune ideacutee purement neacutegative mourir et ne plus souffrir Quand le Seigneur Jeacutehovah a suffisamment utiliseacute et tourmenteacute son œuvre qui est son jouet il la jette au loin sur le fumier cest la reacutecompense de celle-lagrave La religion juive ne connaissant pas limmortaliteacute ni par suite les chacirctiments apregraves la mort Jeacutehovah ne peut quadresser une seule menace au peacutecheur qui prospegravere sur la terre crsquoest que ses meacutefaits seront chacirctieacutes dans la personne de ses enfants et de ses petits-enfants jusquagrave la quatriegraveme geacuteneacuteration comme en teacutemoignent lrsquoExode chap XXXIV verset 7 et les Nombres chap XIV verset 18 Ceci prouve labsence de toute doctrine sur limmortaliteacute De mecircme un passage de Tobie chap III verset 6 ougrave le patriarche implore de Jeacutehovah la mort laquo Commandez que mon acircme soit reccedilue en paix car il mrsquoest plus avantageux de mourir que de vivre plus longtemps raquo rien de plus aucune ideacutee dune existence apregraves

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la mort Dans lrsquoAncien Testament la reacutecompense promise agrave la vertu est de vivre tregraves longtemps sur la terre par exemple voir le Deuteacuteronome chap V versets 16 et 33) dans le Veacuteda au contraire cest de ne pas renaicirctre Le meacutepris dont les juifs furent constamment lobjet parmi les peuples contemporains peut ecirctre ducirc en partie au pitoyable caractegravere de leur religion Le Koheleth [lrsquoEccleacutesiaste] exprime fidegravelement (chap III versets 19-20) le veacuteritable sentiment de la religion juive Si parfois comme dans Daniel (chap XII verset 2) il est fait allusion agrave une immortaliteacute crsquoest une doctrine importeacutee du dehors comme lindique ce mecircme livre (chap I versets 4 et 6) Dans les Macchabeacutees (livre II chap VII) la doctrine de lrsquoimmortaliteacute apparaicirct nettement comme dorigine babylonienne Toutes les autres religions celles des Indous qursquoelles soient brahmaniques ou bouddhistes des Eacutegyptiens des Perses mecircme des druides enseignent limmortaliteacute et agrave lexception du Zend Aventa persan la meacutetempsycose D-G von Ekendahl dans son compte rendu de la Svenka Siare och Skalder drsquoAtterbom (Blaumltter fuumlr litterarische Unterhaltung 25 aoucirct 1843) prouve que lrsquoEdda notamment la Voluspa enseigne la migration des acircmes Mecircme les Grecs et les Romains avaient quelque chose post letum le Tartare et lrsquoEacutelyseacutee et disaient Sunt aliquid manes letum non omnia finit Luridaque evictos effugit umbra rogos [Les ombres des disparus sont encore quelque chose la mort ne conclut pas tout lrsquoombre macabre surgit triomphante des flammes ardentes] (Properce Eacuteleacutegies livre IV I Lrsquoeacuteleacutement essentiel dune religion comme telle consiste dans lrsquoassurance qursquoelle nous donne que notre existence proprement dite nest pas limiteacutee agrave notre vie mais est infinie La miseacuterable religion juive non seulement ne le fait pas mais ne le tente mecircme pas Aussi est-elle la plus grossiegravere et la plus mauvaise de toutes les religions elle consiste seulement dans un theacuteisme absurde et reacutevoltant dont lrsquoaboutissement est que le Seigneur qui a creacuteeacute le monde veut ecirctre adoreacute Voilagrave pourquoi il est avant

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meilleures venues drsquoautres sources le principe de

limmortaliteacute et en conservant en mecircme temps le

Dieu creacuteateur ont agi illogiquement

Que le judaiumlsme comme il a eacuteteacute dit soit la seule

religion purement monotheacuteiste crsquoest-agrave-dire

enseignant qursquoun Dieu creacuteateur est lrsquoorigine de

tout jaloux de ses camarades les autres dieux si on leur sacrifie il srsquoirrite et ses juifs srsquoen ressentent Toutes les autres religions et leurs dieux sont outrageacutes dans la Septuaginte comme eacutetant des abominations mais le grossier judaiumlsme deacutepourvu de la notion drsquoimmortaliteacute meacuterite lui mecircme ce nom Qursquoil soit devenu le fondement des religions reacutegnant en Europe cela est tout agrave fait regrettable car crsquoest une religion sans aucune tendance meacutetaphysique Tandis que toutes les autres religions cherchent agrave preacutesenter au peuple la signification meacutetaphysique de la vie en symbole et en parabole la religion juive est entiegraverement immanente et ne fournit qursquoun simple cri de guerre en combattant les autres peuples LrsquoEacuteducation du genre humain de Lessing devrait srsquoappeler lrsquoEacuteducation de la race juive car tout le genre humain eacutetait convaincu de cette veacuteriteacute sauf ces eacutelus du Seigneur Les juifs ne sont-ils pas le peuple eacutelu de leur Dieu et celui-ci nrsquoest-il pas le Dieu eacutelu de son peuple Et cela ne doit gecircner personne laquo Je serai leur dieu et ils seront mon peuple raquo crsquoest lagrave un passage drsquoun prophegravete drsquoapregraves Cleacutement dAlexandrie Quand jrsquoobserve toutefois que les peuples europeacuteens actuels se regardent en quelque sorte comme les heacuteritiers de ce peuple choisi de Dieu je ne puis dissimuler mon chagrin Par contre on ne peut refuser au judaiumlsme la gloire drsquoecirctre la seule religion vraiment monotheacuteiste sur la terre aucune autre ne peut montrer un Dieu objectif creacuteateur du ciel et de la terre

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toutes choses crsquoest lagrave un service qursquoon sest efforceacute

de dissimuler drsquoune maniegravere incompreacutehensible en

soutenant et en reacutepandant lrsquoideacutee que tous les

peuples adoraient le vrai Dieu quoique sous

drsquoautres noms Cette assertion est plus qursquoinexacte

elle est entiegraverement fausse Que le bouddhisme

crsquoest-agrave-dire la religion qui par le nombre

preacutepondeacuterant de ses adheacuterents est la plus

importante de la terre soit complegravetement et

expresseacutement atheacutee crsquoest ce qui est mis hors de

doute par tous les teacutemoignas et les documents

authentiques Les Veacutedas non plus nrsquoenseignent pas

un Dieu creacuteateur mais une acircme du monde nommeacutee

Brahm (au neutre) dont le Brahma sorti du nombril

de Vischnou avec ses quatre visages et comme

partie de la trimourti nrsquoest qursquoune personnification

populaire dans la mythologie indoue si

transparente Il repreacutesente manifestement la

geacuteneacuteration la naissance des ecirctres comme Vischnou

leur point culminant et Shiva leur destruction Son

enfantement du monde est aussi un acte coupable

de mecircme que lrsquoincarnation dans le monde du

Brahm LOrmadz du Zend Avesta est comme nous

le savons lrsquoeacutegal drsquoAhriman et tous deux sont sortis

du temps incommensurable laquo zer-vane akerene raquo

mdash si ceci est exact De mecircme dans la tregraves belle et

tregraves inteacuteressante Cosmogonie des Pheacuteniciens eacutecrite

213 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

par Sanchoniathon qui nous a eacuteteacute conserveacutee par

Philon Byblius et qui est peut-ecirctre le modegravele de la

cosmogonie de Moiumlse nous ne trouvons aucune

trace de theacuteisme ou de creacuteation du monde par un

ecirctre personnel Nous voyons lagrave aussi comme dans la

Genegravese mosaiumlque le chaos primitif plongeacute dans la

nuit mais nul Dieu nrsquoapparait ordonnant laquo Que

la lumiegravere soit Que ceci soit Que cela soit raquo Oh

non mais laquo Lrsquoesprit tomba amoureux de sa propre

origine raquo Lrsquoesprit fermentant dans la masse

srsquoeacuteprend drsquoamour pour lui-mecircme dougrave naicirct un

meacutelange de parties constitutives du monde et de ce

monde se deacuteveloppe drsquoune faccedilon tout agrave fait

significative en conseacutequence de laspiration qui

suivant la remarque exacte du commentateur est

lrsquoEros des Grecs le limon primitif duquel procegravedent

agrave leur tour drsquoabord les plantes puis finalement les

ecirctres connaissants crsquoest-agrave-dire les animaux Jusqursquoagrave

ce temps comme cela est expresseacutement indiqueacute

chaque chose se deacuteveloppa sans connaissance

laquo Mais il ne reconnut pas lui-mecircme sa propre

creacuteation raquo Ainsi est-il dit ajoute Sanchoniathon

dans la Cosmogonie eacutecrite par Taaut lrsquoEgyptien Sa

cosmogonie est suivie drsquoune zoogonie plus deacutetailleacutee

Certains faits atmospheacuteriques et terrestres qursquoon y

trouve deacutecrits rappellent reacuteellement les hypothegraveses

logiques de notre geacuteologie actuelle une pluie

214 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

torrentielle violente est suivie drsquoeacuteclairs et de coups

de tonnerre dont les eacuteclairs effraient les animaux

intelligents qui eacuteveillent agrave lrsquoexistence laquo et

maintenant srsquoagitent sur la terre et dans la mer le

macircle et la femelle raquo Eusegravebe auquel nous sommes

redevables de ces fragments de Philon Byblius (voir

Praeligparatio evangelica livre II chap x) accuse agrave

juste titre cette cosmogonie drsquoatheacuteisme et elle est

incontestablement atheacutee comme toute doctrine de

lrsquoorigine du monde agrave la seule exception de la

doctrine juive

Dans la mythologie des Grecs et des Romains nous

trouvons agrave la veacuteriteacute des dieux pegraveres de dieux et

parfois aussi drsquohommes (quoique ceux-ci soient

primitivement le travail de potier de Promeacutetheacutee)

mais pas de Dieu creacuteateur Que plus tard en effet

quelques philosophes au courant du judaiumlsme aient

voulu transformer Pegravere Zeus en un tel Dieu ce nrsquoest

pas laffaire de celui-ci pas plus qursquoil ne se soucie

que Dante dans son Enfer lrsquoait identifieacute sans lui en

demander la permission avec Domeneddio dont la

soif de vengeance et la cruauteacute inouiumles y sont

ceacuteleacutebreacutees et deacutepeintes (par exemple chant XIV vers

70 et chant XXXI vers 92) Enfin mdash car on srsquoest

servi de tout mdash la nouvelle mille fois reacutepeacuteteacutee que les

sauvages de lrsquoAmeacuterique du Nord adorent sous le

215 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

nom du laquo Grand Esprit raquo Dieu le creacuteateur du ciel et

de la terre et sont en conseacutequence de purs theacuteistes

cette nouvelle est absolument fausse Cette erreur a

eacuteteacute reacutecemment reacutefuteacutee dans un Meacutemoire sur lesdits

sauvages lu par John Scouler en 1846 dans une

seacuteance de 1a Socieacuteteacute ethnographique de Londres et

dont LrsquoInstitut journal des Socieacuteteacutes savantes

donne un extra (section II juillet 1847) Voici ce

qursquoil dit laquo Quand on nous parle dans les rapports

sur les superstitions des Indiens du Grand Esprit

nous sommes enclins agrave admettre que cette

expression deacutesigne une ideacutee qui concorde avec celle

que nous y relions et que leur foi est un simple

theacuteisme naturel Mais cette explication est tregraves

eacuteloigneacutee de la veacuteritable La religion de ces Indiens

est plutocirct un pur feacutetichisme consistant en sortilegraveges

et en enchantements Dans le rapport de Tanner

qui degraves son enfance a veacutecu parmi eux les deacutetails

sont fidegraveles et curieux mais tregraves eacuteloigneacutes des

deacutecouvertes de certains eacutecrivains il en reacutesulte

notamment que la religion de ces Indiens nrsquoest

reacuteellement qursquoun feacutetichisme semblable agrave celui qursquoon

trouvait jadis chez les Finnois et qursquoon trouve

aujourdrsquohui encore chez les peuplades sibeacuteriennes

Chez les Indiens demeurant agrave lrsquoest de la montagne

le feacutetiche consiste dans le premier objet venu

216 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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auquel on attribue des proprieacuteteacutes mysteacuterieuses raquo

etc

Par suite de tout ceci lrsquoopinion que nous venons

drsquoexposer doit faire place agrave lrsquoopinion contraire agrave

savoir que seul un tregraves petit peuple insignifiant

meacutepriseacute de tous les peuples ses contemporains et

vivant isoleacute parmi tous les autres sans la moindre

foi en la continuation de lrsquoexistence apregraves la mort

mais neacuteanmoins eacutelu dans ce dessein a posseacutedeacute un

pur monotheacuteisme ou la connaissance du vrai Dieu

et cela non par la philosophie mais seulement par la

reacuteveacutelation comme il convenait car quelle valeur

aurait une reacuteveacutelation qui enseignerait que ce que

lrsquoon sait aussi sans elle Nul autre peuple nrsquoa jamais

conccedilu une telle ideacutee et cela doit contribuer agrave notre

estime de la reacuteveacutelation

217 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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SECTION XIV QUELQUES REMARQUES SUR

MA PROPRE PHILOSOPHIE

Il nrsquoy a guegravere de systegraveme philosophique aussi simple

et construit avec aussi peu drsquoeacuteleacutements que le mien

aussi lrsquoembrasse-t-on et le comprend-on agrave premiegravere

vue Ceci reacutesulte de lrsquouniteacute et de la concordance

complegravetes de ses ideacutees fondamentales et milite

certainement en faveur de sa veacuteriteacute qui est parente

de la simpliciteacute laquo Celui qui doit dire la veacuteriteacute

srsquoexprime simplement raquo Simplex sigillum veri [la

simpliciteacute eacutetant le sceau de la veacuteriteacute] On pourrait

qualifier mon systegraveme un dogmatisme immanent

car ses doctrines quoique dogmatiques ne

deacutepassent pas le monde donneacute de lrsquoexpeacuterience et

expliquent simplement ce qursquoil est en analysant

dans ses ultimes eacuteleacutements Le vieux dogmatisme

renverseacute par Kant et aussi les gasconnades des trois

sophistes universitaires modernes cela est

transcendant en ce sens que cela deacutepasse le monde

pour expliquer par autre chose ce dogmatisme fait

du monde le reacutesultat drsquoune cause qui est induite par

lui Ma philosophie au contraire deacutebute par la

proposition que cause et effet ont seulement une

signification dans le monde et que celui-ci nexiste

218 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

qursquoen preacutesupposant ceux-lagrave Car le principe de la

raison suffisante sous ses quatre aspects est

seulement la forme la plus geacuteneacuterale de lrsquointellect et

crsquoest uniquement en ce dernier comme le vrai locus

mundi que le monde objectif existe

Dans drsquoautres systegravemes philosophiques la

conseacutequence est obtenue par un enchaicircnement de

propositions Mais ceci demande neacutecessairement

que le contenu proprement dit du systegraveme soit

preacutesent degraves les premiegraveres propositions aussi le

reste comme deacuteriveacute drsquoelles ne peut-il guegravere ecirctre

que monotone pauvre vide et ennuyeux parce qursquoil

ne fait que deacutevelopper et reacutepeacuteter ce qui eacutetait deacutejagrave

renfermeacute dans les preacutemisses Ce triste reacutesultat de la

deacuteduction deacutemonstrative est surtout sensible chez

Christian Wolf mais mecircme Spinoza qui suivit

strictement cette meacutethode nrsquoa pu eacutechapper

complegravetement agrave cet inconveacutenient quoique son riche

esprit ait su trouver une compensation Mes

doctrines au contraire ne reposent pas en geacuteneacuteral

sur une chaine de syllogismes mais directement sur

le monde intuitif mecircme et leur seacutevegravere conseacutequence

aussi visible dans mon systegraveme que dans tout autre

nrsquoen deacutecoule pas par une voie simplement logique

mais est plutocirct cette concordance naturelle des

propositions reacutesultant de ce qursquoelles sont baseacutees

219 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

dans leur totaliteacute sur la cognition intuitive crsquoest-agrave-

dire sur la perception sensible du mecircme objet

successivement consideacutereacute sous des aspects divers

en drsquoautres mots sur le monde reacuteel qui dans tous

ses pheacutenomegravenes est soumis agrave la conscience dans

laquelle il se preacutesente lui-mecircme

Pour cette raison jrsquoai toujours eacuteteacute rassureacute sur la

consistance de mes doctrines mecircme lorsque

certaines drsquoentre elles comme ce fut le cas pendant

quelque temps me parurent inconciliables car la

concordance exacte srsquoeacutetablit ensuite drsquoelle-mecircme agrave

mesure qursquoelles se compleacutetaient numeacuteriquement

Chez moi en effet cette concordance est tout

simplement celle de la reacutealiteacute avec elle-mecircme qui

ne peut jamais faillir Crsquoest ainsi que lorsque nous

regardons une construction pour la premiegravere fois et

drsquoun seul cocircteacute nous ne comprenons pas encore la

symeacutetrie de ses parties mais sommes certains que

celle-ci nrsquoest pas absente et apparaicirctra degraves que nous

aurons fait le tour de lrsquoeacutedifice Une concordance de

cette espegravece est parfaitement certaine par suite de

son caractegravere primordial et parce qursquoelle est soumise

agrave un controcircle perpeacutetuel de lrsquoexpeacuterience Au

contraire celle qui est deacuteduite et dont la validiteacute

deacutepend du syllogisme peut aiseacutement ecirctre trouveacutee

fausse un anneau de sa longue chaicircne pourrait par

220 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

exemple ne pas lui appartenir ecirctre trop lacircche mal

assujetti Ma philosophie a en conseacutequence une

large base sur laquelle tout sappuie directement et

sucircrement les autres systegravemes au contraire

ressemblent agrave de hautes tours qursquoun seul support

cegravede et tout lrsquoeacutedifice srsquoeacutecroule Ce que je dis ici peut

se reacutesumer dans cette proposition que ma

philosophie est neacutee et exposeacutee par voie analytique

et non syntheacutetique

Je puis ajouter comme eacutetant son caractegravere speacutecial

que je cherche partout agrave arriver au fondement des

choses et que je ne suis pas satisfait tant que je nrsquoai

pas atteint la suprecircme reacutealiteacute donneacutee Cela provient

drsquoun instinct naturel qui me met agrave peu pregraves dans

lrsquoimpossibiliteacute de me contenter dune connaissance

geacuteneacuterale et abstraite par conseacutequent indeacutetermineacutee

de me satisfaire avec de simples notions agrave plus forte

raison avec de simples mots il me pousse en avant

jusqursquoagrave ce que jrsquoaie devant moi dans sa nuditeacute la

base finale toujours intuitive de toutes les notions et

propositions Je dois alors ou la laisser subsister

comme pheacutenomegravene primordial ou srsquoil est possible

la reacutesoudre en ses eacuteleacutements poursuivant en tout cas

son essence jusqursquoagrave son extrecircme limite A ce point

de vue on reconnaicirctra un jour mais pas de mon

vivant naturellement que la faccedilon dont les

221 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

philosophes anteacuterieurs ont traiteacute ce sujet est plate

aupregraves de la mienne Lrsquohumaniteacute a appris de moi

beaucoup des choses qursquoelle nrsquooubliera jamais et

mes eacutecrits ne mourront point

Le theacuteisme aussi fait naicirctre le monde drsquoune volonteacute

crsquoest une volonteacute qui guide les planegravetes dans leurs

orbites et eacutevoque une nature sur leur surface Mais

le theacuteisme dune faccedilon enfantine place cette

volonteacute au dehors et ne la fait agir sur les choses

indirectement par lrsquointervention de la connaissance

et de la matiegravere suivant le mode de proceacuteder

humain Chez moi au contraire la volonteacute agit

moins sur les choses qursquoen elles celles-ci mecircme ne

sont rien drsquoautre que sa manifestation visible

Cette concordance prouve cependant qursquoil nous est

impossible de nous imaginer la primordialiteacute des

choses autrement que comme volonteacute Le

pantheacuteisme nomme laquo Dieu raquo la volonteacute agissant

dans les choses mdash une absurditeacute que jrsquoai assez

souvent et vigoureusement releveacutee moi je la

nomme la laquo volonteacute de vivre raquo parce que ceci

exprime la finaliteacute de notre connaissance par

rapport au sujet Cette relation du meacutediat agrave

lrsquoimmeacutediat se preacutesente aussi dans la morale Les

theacuteistes veulent une compensation entre les actions

222 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

et les souffrances drsquoun ecirctre humain et je la veux

aussi Mais ils ladmettent seulement par le moyen

du temps et drsquoun juge reacutemuneacuterateur moi au

contraire je lrsquoadmets directement en deacutemontrant

que lrsquoauteur de lrsquoacte et celui qui souffre est le

mecircme ecirctre Les reacutesultats moraux du christianisme

jusqursquoagrave lrsquoasceacutetisme suprecircme se trouvent chez moi

baseacutes sur la raison et sur la connexion des choses

tandis que dans le christianisme ils le sont sur de

pures fables La foi en celles-ci disparait toujours

davantage aussi devra-t-on se tourner vers ma

philosophie Les pantheacuteistes ne peuvent avoir de

morale seacuterieuse puisque chez eux tout est divin et

excellent On mrsquoa beaucoup blacircmeacute drsquoavoir en

philosophant est-agrave-dire en theacuteorie repreacutesenteacute la vie

comme douloureuse et nullement deacutesirable

Pourtant on loue et lrsquoon admire mecircme celui qui

teacutemoigne en pratique le meacutepris le plus avoueacute pour

elle tandis qursquoon meacuteprise celui qui se preacuteoccupe

trop de sa conservation

A peine mes eacutecrits avaient-ils eacuteveilleacute lrsquoattention de

quelques personnes qursquoon souleva deacutejagrave la question

de prioriteacute au sujet de mon ideacutee fondamentale et

qursquoon rappela que Schelling avait dit une fois laquo

Vouloir crsquoest exister primordialement raquo ainsi que

beaucoup drsquoautres choses semblables Il faut dire agrave

223 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

ce sujet mecircme que les racines de ma philosophie se

trouvent deacutejagrave dans celle de Kant speacutecialement dans

sa doctrine du caractegravere empirique et intelligible

mais avant tout dans le fait que chaque fois qursquoil

examine de plus pregraves la chose en soit elle apparaicirct

toujours agrave travers son voile sous forme de volonteacute

Crsquoest un point sur lequel jai expresseacutement attireacute

lrsquoattention dans ma Critique de la philosophie de

Kant et jrsquoai dit en conseacutequence que ma philosophie

nrsquoest que lrsquoachegravevement de la penseacutee de la sienne Il

nrsquoy a donc pas lieu de srsquoeacutetonner si les philosophegravemes

de Fichte et de Schelling qui deacuterivaient eacutegalement

de Kant offrent aussi des traces de la mecircme ideacutee

fondamentale il est vrai que chez eux ils

apparaissent sans suite sans lien ni deacuteveloppement

et ne peuvent donc ecirctre regardeacutes que comme un

preacutelude fantastique de ma doctrine Il faut dailleurs

dire en geacuteneacuteral sur ce point que chaque grande

veacuteriteacute avant drsquoecirctre trouveacutee srsquoannonce par un

pressentiment un instinct une image indeacutecise

comme dans un brouillard un effort vain pour la

saisir parce que le progregraves du temps lrsquoa tout

simplement preacutepareacutee Il y est en conseacutequent preacuteludeacute

par des assertions isoleacutees Mais celui-lagrave seul qui a

deacutegageacute une veacuteriteacute de ses causes et lrsquoa peacuteneacutetreacutee

jusque dans ses conseacutequences qui a deacuteveloppeacute tout

son contenu envisageacute lrsquoeacutetendue de son domaine et

224 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

lrsquoa ensuite exposeacutee clairement et logiquement avec

la pleine conscience de sa valeur et de son

importance celui-lagrave seul en est lrsquoauteur Si par

contre dans les temps anciens ou modernes il

arrive qursquoelle ait eacuteteacute exprimeacutee une fois par hasard

dans une demi-conscience presque comme des

mots balbutieacutes dans le sommeil et ne se laisse

trouver que si on la recherche seacuterieusement il

nrsquoimporte guegravere plus qursquoelle existe lagrave totidem verbis

ou totidem litteris Crsquoest ainsi que le trouveur drsquoune

chose est celui qui reconnaissant sa valeur lrsquoa

ramasseacutee et conserveacutee non celui qui lrsquoa prise par

hasard dans sa main et ensuite rejeteacutee crsquoest ainsi

eacutegalement que lrsquoAmeacuterique a eacuteteacute deacutecouverte par

Colomb et non par le premier naufrageacute deacuteposeacute par

les flots sur son rivage Crsquoest exactement le sens de

ladage de Donat pereant qui ante nos nostra

dixerunt [A bas ceux qui avant nous ont exprimeacute

nos ideacutees] Si lrsquoon voulait faire valoir contre moi la

prioriteacute de pareilles assertions accidentelles on

aurait pu remonter beaucoup plus en arriegravere et citer

par exemple cette phrase de Cleacutement dAlexandrie

(Stromates livre II chap XVII) Velle ergo omnia

antecedit rationales enim facultates sunt

voluntatis ministraelig [Donc le vouloir preacutecegravede tout

car les forces de la raison sont les services du

vouloir](Voir Sanctorum Patrum Opera polemica

225 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

eacutedit citeacutee t V Clementis Alexandrini Opeacutera t II

p 304) Spinoza a dit aussi (Eacutethique partie III

propos 57) Cupiditas est ipsa unius cujusque

natura seu essentia [le deacutesir est la nature mecircme ou

lrsquoessence de chaque individu] et plus haut (partie

III propos 9 scholie et finalement mecircme partie

deacutefinit 1 explic) Hic conatus cum ad mentem

solam refertur Voluntas appellatur sed cum ad

mentem et corpus simul refertur vocatur

Appetitus qui proindegrave nihil aliud est quam ipsa

hominis essentiel [Cet effort quand il se rapporte

exclusivement agrave lrsquoesprit srsquoappelle volonteacute mais

quand il se rapporte agrave lrsquoesprit et au corps tout

ensemble il se nomme appeacutetit qui nrsquoest rien drsquoautre

que lrsquoessence mecircme de lrsquohomme] Helveacutetius a dit

avec beaucoup de raison laquo Il nrsquoest point de moyens

que lrsquoenvieux sous lapparence de la justice

nrsquoemploie pour deacutegrader le meacuterite Crsquoest lrsquoenvie

seule qui nous fait trouver dans les anciens toutes

les deacutecouvertes modernes Une phrase vide de sens

ou du moins inintelligible avant ces deacutecouvertes

suffit pour faire crier au plagiat raquo (De lrsquoesprit IV 7)

Et je demande au lecteur qursquoil me permette de citer

encore agrave ce sujet un autre passage du mecircme auteur

non par vaniteacute ni par arrogance mais simplement

pour qursquoil se rappelle la justesse de lrsquoideacutee qui y est

exprimeacutee et considegravere si quelque chose peut ou non

226 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

sy appliquer agrave moi laquo Quiconque se plaicirct agrave

consideacuterer lrsquoesprit humain voit dans chaque siegravecle

cinq ou six hommes drsquoesprit tourner autour de la

deacutecouverte que fait lrsquohomme de geacutenie Si lrsquohonneur

en reste agrave ce dernier crsquoest que cette deacutecouverte est

entre ses mains plus feacuteconde que dans les mains de

tout autre crsquoest qursquoil rend ses ideacutees avec plus de

force et de netteteacute et qursquoenfin on voit toujours agrave la

maniegravere diffeacuterente dont les hommes tirent parti

drsquoun principe ou drsquoune deacutecouverte agrave qui ce principe

ou cette deacutecouverte appartient raquo (Ouvrage citeacute IV

I)

Par suite de la vieille guerre irreacuteconciliable que

partout et de tout temps lrsquoincapaciteacute et la sottise ont

meneacutee contre lrsquoesprit et lrsquointelligence mdash des leacutegions

contre quelques individus mdash celui qui apporte une

chose de valeur doit soutenir une peacutenible lutte

contre lrsquoinintelligence la veulerie le mauvais goucirct

les inteacuterecircts priveacutes et lrsquoenvie tous formant la belle

alliance de laquelle Chamfort a dit laquo En examinant

la ligue des sots contre les gens desprit on croirait

voir une conjuration de valets pour eacutecarter les

maicirctres raquo Dans mon cas il y avait en outre en jeu

un ennemi peu ordinaire Un grand nombre de ceux

auxquels aurait incombeacute la tacircche de guider le

jugement du public dans ma speacutecialiteacute eacutetaient

227 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

appointeacutes et payeacutes pour propager vanter exalter

jusqursquoau ciel la machine heacutegeacutelienne la pire de toutes

les inventions Mais ce sont lagrave des choses qui ne

peuvent reacuteussir si lrsquoon veut en mecircme temps

accorder ses droits agrave ce qui est bon ne fucirct-ce qursquoen

une certaine mesure Ceci eacuteclaircira pour mes futurs

lecteurs le fait sans cela eacutenigmatique que je suis

resteacute aussi eacutetranger agrave mes propres contemporains

que lrsquohomme dans la lune Il faut reconnaicirctre

cependant qursquoun systegraveme drsquoideacutees qui mecircme en

lrsquoabsence de toute participation de la part drsquoautrui

est capable drsquooccuper sans relacircche et ardemment

son auteur pendant une longue vie et de lrsquoeacuteperonner

agrave un travail persistant et sans reacutecompense possegravede

en lui-mecircme un teacutemoignage de sa valeur et de sa

veacuteriteacute Priveacute de tout encouragement du dehors

lrsquoamour seul de mon œuvre a maintenu mes efforts

pendant les nombreux jours de mon existence et ne

mrsquoa pas permis de me fatiguer jrsquoai pu envisager

alors avec meacutepris la gloire bruyante acquise par ce

qui ne vaut rien Car agrave mon entreacutee dans la vie mon

geacutenie mrsquoavait laisseacute le choix ou reconnaicirctre la

veacuteriteacute mais ne plaire ainsi agrave personne ou comme

les autres enseigner le faux aux applaudissements

de la coterie qui vous entourer Le choix ne me fut

pas difficile En conseacutequence la fortune de ma

philosophie fut le contraire de celle des heacutegeacuteliens et

228 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

tellement le contraire qursquoon peut les regarder lrsquoune

et lrsquoautre comme le cocircteacute opposeacute de la mecircme feuille

vu la diffeacuterence de leur nature La machine

heacutegeacutelienne deacutepourvue de veacuteriteacute de clarteacute drsquoesprit

mecircme de bon sens srsquoenveloppant en outre dans le

plus reacutepugnant galimatias qursquoon ait jamais entendu

fut une philosophie universitaire octroyeacutee et

privileacutegieacutee par suite un non-sens qui nourrissait

son homme Ma philosophie apparaissant en mecircme

temps qursquoelle avait toutes les qualiteacutes manquant agrave

celle-ci mais elle nrsquoeacutetait pas faccedilonneacutee en vue de fins

supeacuterieures elle ne convenait nullement en ce

temps-lagrave agrave la chaire et comme lrsquoon dit elle nrsquoeacutetait

bonne agrave rien Il srsquoensuivit alors comme le jour suit

la nuit que la machine heacutegeacutelienne fut le drapeau

auquel tout le monde courut tandis que ma

philosophie ne trouva ni applaudissements ni

adheacuterents elle fut mecircme de propos deacutelibeacutereacute

complegravetement ignoreacutee et passeacutee sous silence voire

mecircme eacutetouffeacutee quand la chose eacutetait possible car sa

preacutesence aurait troubleacute le miseacuterable jeu en question

comme la lumiegravere du jour vient troubler les ombres

sur le mur Je devins en conseacutequence le masque de

fer ou comme dit le noble Dorguth28 le Kaspar

28 Conseiller de justice agrave Magdebourg philosophe plutocirct amateur Dorguth srsquoeacuteprit avant tout autre des ideacutees de

229 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Hauser des professeurs de philosophie on

mrsquointerdit lrsquoair et la lumiegravere afin que personne ne

me vicirct et que mes aspirations inneacutees ne pussent se

faire jour Mais maintenant lrsquohomme que les

professeurs de philosophie ont tueacute par le silence est

ressusciteacute agrave la grande consternation desdits

professeur qui ne savent deacutesormais quelle figure

prendre

Schopenhauer Degraves 1843 il le proclamait laquo le premier penseur systeacutematique reacuteel dans toute lhistoire litteacuteraire raquo et lui marqua degraves lors le deacutevouement dun apocirctre Schopenhauer lui sut constamment greacute de son zegravele agrave toute eacutepreuve laquo LrsquoEacutecole a subi une perte douloureuse eacutecrivait-il agrave un ami en novembre 1854 notre premier eacutevangeacuteliste Dorguth est mort du choleacutera agrave soixante-dix-sept ans La derniegravere lettre que jrsquoai reccedilue de lui six jours avant sa mort mannonce quil a conquis agrave ma cause un privat-docent de Gœttingue Ainsi fidegravele jusquau tombeau raquo (Le trad)

230 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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LA LITTEacuteRATURE SANSCRITE

Si je veacutenegravere agrave un tregraves haut degreacute les œuvres

religieuses et philosophiques de lrsquoInde je nrsquoai trouveacute

que rarement quelque plaisir agrave ses œuvres

poeacutetiques il mrsquoa mecircme sembleacute parfois qursquoelles sont

aussi deacutepourvues de goucirct et aussi monstrueuses que

la sculpture de ce pays Jrsquoestime mecircme avant tout

ses œuvres dramatiques pour les renseignements

tregraves instructifs et les documents sur la croyance

religieuse et sur les mœurs qursquoelles nous

fournissent Mon jugement peut provenir de ce que

la poeacutesie par sa nature est intraduisible Les ideacutees

et les mots y sont aussi intimement et solidement

entremecircleacutes que pars uterina et pars fœtalis

placentaelig de sorte qursquoon ne peut sans nuire agrave

celles-lagrave en substituer drsquoeacutetrangers agrave ceux-ci Tout ce

qui est meacutetrique et rimeacute est en reacutealiteacute un compromis

entre lrsquoideacutee et le langage mais ceci par sa nature

ne peut ecirctre accompli que sur le terrain indigegravene de

lrsquoideacutee non sur un terrain eacutetranger ougrave il faudrait le

transplanter et sur un terrain aussi infertile que le

sont en geacuteneacuteral les cerveaux des traducteurs Quoi

de plus opposeacute en effet que le libre eacutepanchement

231 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

de lrsquoenthousiasme drsquoun poegravete qui se manifeste

spontaneacutement et par instinct deacutejagrave revecirctu de la

mesure et de la rime et la douloureuse torture

calculatrice et froide du traducteur qui compte les

syllabes et cherche les rimes Comme ce qui nous

fait deacutefaut en Europe ce ne sont nullement les

œuvres poeacutetiques qui srsquoadressent directement agrave

nous mais les vues meacutetaphysiques exactes je suis

drsquoavis que les traducteurs du sanscrit devraient

consacrer leur labeur bien moins agrave la poeacutesie qursquoaux

Veacutedas aux Upanishads et aux œuvres

philosophiques

Il est bien difficile mecircme avec lrsquoaide des meilleurs

maicirctres soigneusement formeacutes en vue de cette

tacircche et celle des excellentes ressources

philologique creacuteeacutees au cours des siegravecles de parvenir

agrave la compreacutehension juste exacte et vivante des

auteurs grecs et romains dont les langues sont

pourtant celles de nos preacutedeacutecesseurs en Europe et

les megraveres des langues actuelles Or le sanscrit lui

est une langue qursquoon parlait dans lrsquoInde lointaine il y

a des milliers drsquoanneacutees et les moyens de lrsquoapprendre

sont relativement encore tregraves imparfaits Quand

pour ma part je songe agrave lrsquoimpression que les

traductions du sanscrit par des lettreacutes europeacuteens mdash

tregraves peu excepteacutees mdash font sur moi il me vient le

232 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

soupccedilon que ces lettreacutes ne peuvent pas comprendre

beaucoup mieux leurs textes que les eacutelegraveves de

seconde de nos eacutecoles ne comprennent les textes

grecs Seulement comme ces lettreacutes ne sont pas des

enfants mais des hommes instruits et intelligents

ils donnent agrave peu pregraves le sens geacuteneacuteral de ce qursquoils

comprennent travail dans lequel beaucoup de

choses peuvent se glisser ex ingenio Il en va

beaucoup plus mal encore du chinois des sinologues

europeacuteens qui tacirctonnent souvent dans lobscuriteacute

On en est convaincu lorsque lrsquoon constate comment

mecircme les plus savants drsquoentre eux se rectifient les

uns les autres et se deacutemontrent des erreurs

colossales On trouve de freacutequents exemples de ce

genre dans le Foe-Kue-ki dAbel Reacutemusat

Si je considegravere drsquoautre part que le sultan

Mohammed Daraschakoh le fregravere drsquoAureng-Zeb neacute

et eacuteleveacute dans lrsquoInde instruit penseur et avide de

savoir devait par conseacutequent connaicirctre son sanscrit

agrave peu pregraves aussi bien que nous notre latin sans

parler quil avait pour collaborateurs un certain

nombre des pundits les plus lettreacutes tout cela me

donne deacutejagrave par avance une haute opinion de sa

traduction des Upanishads du Veacuteda en persan Si je

considegravere ensuite avec quel profond respect tel qursquoil

convient agrave la matiegravere Anquetil Duperron a traiteacute

233 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

cette traduction persane en la rendant mot agrave mot en

latin en conservant de plus exactement la syntaxe

persane nonobstant la grammaire latine ainsi que

les mots sanscrits non traduits par le sultan pour ne

les expliquer que dans le glossaire alors je lis cette

traduction avec une pleine confiance qui se

confirme bientocirct agrave ma grande satisfaction Combien

lrsquoOupnekhat respire en effet lesprit saint des

Veacutedas Combien celui qui par une lecture attentive

a fini par srsquoassimiler le latin-persan de ce livre

incomparable nrsquoest-il pas saisi par cet esprit au plus

profond de lui-mecircme Comme chaque ligne est

remplie drsquoune signification ferme deacutetermineacutee

habituellement coheacuterente Et de chaque page se

preacutesentent agrave nous des penseacutees profondes originales

sublimes tandis qursquoun seacuterieux sacreacute plane sur

lensemble Tout respire ici lrsquoair indou et lrsquoexistence

primordiale apparenteacutee agrave la nature Et comme

lrsquoesprit est ici purifieacute de toute la superstition juive

qui lui a eacuteteacute inoculeacutee de bonne heure et de toute la

philosophie deacutevoueacutee agrave celle-ci Crsquoest la lecture du

monde la plus sublime et la plus feacuteconde en

reacutesultats Elle a eacuteteacute la consolation de ma vie et sera

celle de ma derniegravere heure En ce qui concerne

234 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

certains doutes eacuteleveacutes contre lrsquoauthenticiteacute de

lrsquoOupnekhat je renvoie agrave mon Eacutethique note de la

page 27129

Si maintenant je compare agrave ce livre les traductions

europeacuteennes de textes sacreacutes de lrsquoInde ou de

philosophes de cette nation celles-ci produisent sur

moi agrave part quelques tregraves rares exceptions telles que

le Bhagavat Gicircta de Schlegel et quelques passages

de la traduction des Veacutedas par Colebrooke

lrsquoimpression tout opposeacutee Elles mrsquooffrent des

peacuteriodes dont le sens geacuteneacuteral et abstrait est

souvent indeacutecis et indeacutetermineacute et dont le lien est

lacircche je ne perccedilois que des contours des ideacutees du

texte original avec des remplissages dont je

remarque le caractegravere eacutetranger des contradictions

apparaissent aussi tout est moderne vide fade

plat pauvre de sens et occidental crsquoest

europeacuteaniseacute angliciseacute franciseacute ou mecircme ce qui est

29 Voici cette note laquo On a contesteacute lrsquoauthenticiteacute de lrsquoOupnekhat en ce fondant sur certaines gloses marginales ajouteacutees par des copistes musulmans puis introduites dans le texte Mais cette authenticiteacute a eacuteteacute parfaitement eacutetablie par les indianistes F-H-F Windischmann (le fils) dans son Sancare sive de theologumenis Vedanticorum 1833 p XIX et Bochinger De la vie contemplative chez les Indous 1831 p12 raquo

235 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

le pire sublimeacute et embrouillardeacute agrave la maniegravere

allemande crsquoest-agrave-dire qursquoau lieu drsquoun sens clair et

net on ne trouve que des mots mais longuement

deacutelayeacutes Telle est par exemple la plus reacutecente de

ces traductions publieacutee par Rœr dans la Bibliotheca

Indica Calcutta 1853 numeacutero 41 on y reconnaicirct

tout aussitocirct lrsquoAllemand deacutejagrave habitueacute comme tel agrave

coucher sur le papier des peacuteriodes dans lesquelles il

laisse agrave drsquoautres le soin de trouver quelque chose de

clair et de preacutecis On nrsquoy sent aussi que trop souvent

quelque chose du fœtor judaiumlcus Tout cela diminue

ma confiance en de telles traductions surtout quand

je pense en outre que leurs auteurs pratiquent ce

travail pour gagner leur pain Le noble Anquetil

Duperron au contraire nrsquoa pas eacuteteacute pousseacute vers ces

eacutetudes par la neacutecessiteacute de vivre mais uniquement

par lrsquoamour de la science et la reacutecompense du

sultan Daraschakoh fut que sa tecircte tomba agrave ses

pieds par ordre de son fregravere impeacuterial Aureng-Zeb

mdashin majorem Dei gloriam Crsquoest ma ferme

conviction qursquoon ne peut obtenir jusquagrave preacutesent que

par lrsquoOupnekhat la veacuteritable connaissance des

Upanishads et par suite de la dogmatique

eacutesoteacuterique reacuteelle des Veacutedas on peut avoir parcouru

les autres traductions et lrsquoon na aucune ideacutee de la

chose Le sultan Daraschakoh semble aussi avoir eu

sous les yeux des manuscrits sanscrits beaucoup

236 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

meilleurs et plus complets que Ceux des lettreacutes

anglais

La Sanhita du Veacuteda ne peut ecirctre des mecircmes auteurs

ni du mecircme temps que lrsquoUpanishad on srsquoen

convainc pleinement en lisant le livre Ier de la

Sanhita du Rig-Veacuteda traduit par Rosen et la

traduction lu Sama-Veacuteda par Stevensen Tous deux

se composent de priegraveres et de rituels qui respirent

un sabaiumlsme passablement grossier Indra y est le

Dieu suprecircme invoqueacute et avec lui le soleil la lune

les vents et le feu Ceux-ci sont lrsquoobjet dans tous les

hymnes des plus serviles flagorneries avec des

priegraveres pour obtenir des vaches des aliments de la

boisson la victoire et des sacrifices Les sacrifices et

les cadeaux faits aux precirctres sont les uniques vertus

qui soient loueacutees Ormazd drsquoougrave est sorti plus tard

Jeacutehovah eacutetant en reacutealiteacute Indra (drsquoapregraves J-J

Schmidt) et aussi Mithra le soleil le culte du feu

srsquoest sans doute introduit chez les Guecircbres avec

Indra LUpanishad est comme je lrsquoai dit le produit

de la sagesse suprecircme humaine il nrsquoest destineacute

ainsi qursquoaux brahmanes instruits voilagrave pourquoi

Anquetil traduit ce nom par secretum tegendum La

Sanhita par contre est eacutesoteacuterique elle est quoique

indirectement destineacutee au peuple puisqursquoelle a

pour contenu la liturgie crsquoest-agrave-dire des priegraveres

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publiques et des rites sacrificatoires aussi sa lecture

est-elle des plus insipides agrave en juger par les

eacutechantillons citeacutes Car Colebrooke a traduit dans

son traiteacute Sur les ceacutereacutemonies religieuses des Indous

des hymnes drsquoautres livres de la Sanhita qui

respirent un esprit apparenteacute agrave celui de

lrsquoUpanishad tel par exemple le bel hymne du

second Essai laquo The embodied spirit raquo etc dont

jrsquoai donneacute ailleurs une traduction30

A lrsquoeacutepoque ougrave les grands temples de lrsquoInde furent

tailleacutes dans les rochers lrsquoart drsquoeacutecrire nrsquoeacutetait peut-

ecirctre pas encore inventeacute et les nombreuses troupes

de precirctres qui habitaient ces temples eacutetaient les

30 Dans le chapitre des Parerga consacreacute agrave lrsquo laquo Eacutethique raquo On trouve cet hymne traduit dans notre volume Eacutethique droit et politique p 31 et nous le reproduisons ici laquo Lrsquoesprit incarneacute qui a mille tecirctes mille yeux mille pieds a sa racine dans la poitrine humaine et peacutenegravetre agrave la fois toute la terre Cet ecirctre est le monde et tout ce qui a eacuteteacute et sera Crsquoest ce qui srsquoaccroicirct par la nourriture et confegravere lrsquoimmortaliteacute Crsquoest lagrave sa grandeur et pour cela il est lrsquoesprit incarneacute le plus noble Les eacuteleacutements de ce monde constituent une part de son ecirctre et trois parts sont lrsquoimmortaliteacute dans le ciel Ces trois parts se sont eacuteleveacutes du monde mais lrsquoautre part est resteacute en arriegravere et est ce qui (par la migration des acircmes) jouit et ne jouit pas des fruits des bonnes et des mauvaises actions etc raquo (Le trad)

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reacuteservoirs vivants des Veacutedas dont chaque precirctre ou

chaque eacutecole savait par cœur et propageait une

partie Crsquoest ce qursquoont fait aussi les druides Crsquoest

sans doute plus tard que dans ces temples crsquoest-agrave-

dire dans le plus digne entourage ont eacuteteacute composeacutes

les Upanishads

La philosophie Sankhya consideacutereacutee comme

lrsquoanteacuteceacutedente du bouddhisme telle qursquoelle nous

apparaicirct in extenso dans la Karika de lrsquoIswara

Krischna traduite par Wilson mdash quoique toujours

comme agrave travers un brouillard par suite de

lrsquoinsuffisance de cette traductionmdash est inteacuteressante

et instructive en ce qursquoelle nous expose les dogmes

principaux de la philosophie indoue la neacutecessiteacute de

la deacutelivrance drsquoune existence peacutenible la

transmigration suivant les actes la connaissance

comme condition fondamentale de la deacutelivrance

etc avec lrsquoabondance et le haut seacuterieux dont ils sont

lobjet dans lrsquoInde depuis des milliers drsquoanneacutees

En attendant nous voyons toute cette philosophie

gacircteacutee par une ideacutee fondamentale fausse le dualisme

absolu entre Prakriti et Pourouscha Cest justement

le point ougrave la Sankhya srsquoeacutecarte des Veacutedas Prakriti

est manifestement la natura naturans et en mecircme

temps la matiegravere en soi crsquoest-agrave-dire sans aucune

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forme seulement penseacutee et non perccedilue celle-ci

ainsi conccedilue peut toute chose naissant drsquoelle ecirctre

reacuteellement regardeacutee comme identique avec la

natura naturans Mais Pourouscha est le sujet de la

connaissance car elle est perceptible inactive

simple spectatrice Cependant tous deux sont

envisageacutes comme absolument diffeacuterents et

indeacutependants lrsquoun de lrsquoautre aussi lrsquoexplication

pourquoi Prakriti se torture pour deacutelivrer

Pourouscha est-elle insuffisante (verset 60)

Lrsquoouvrage entier enseigne ensuite que la deacutelivrance

de Pourouscha est le but final au contraire crsquoest

tout agrave coup Prakriti qui doit ecirctre deacutelivreacutee Toutes ces

antinomies disparaicirctraient si lrsquoon avait pour

Prakriti et Pourouscha une racine commune que

tout indique mecircme contre la volonteacute de Kapila ou

Pourouscha serait une modification de Prakriti et le

dualisme se romprait en tout cas Pour introduire de

La raison dans cela il mrsquoest impossible de voir en

Prakriti autre chose que la volonteacute et en

Pourouscha autre chose que le sujet de la

connaissance

Un trait de petitesse et de peacutedantisme propre agrave la

Sankhya crsquoest sa meacutethode du calcul son

deacutenombrement et son eacutenumeacuteration de toutes les

qualiteacutes etc Ce trait semble drsquoailleurs ecirctre

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particulier au pays puisque les eacutecrits bouddhistes

procegravedent de la mecircme faccedilon

Le sens moral de la meacutetempsycose dans toutes les

religions indoues nest pas seulement que nous

expiions dans une seconde naissance toute

injustice commis par nous mais aussi que nous

regardions toute injustice dont nous sommes la

victime comme bien meacuteriteacutee par nos meacutefaits dans

une existence anteacuterieure

Lrsquoappellation de laquo reacutegeacuteneacutereacutes raquo donneacutee aux

membres des trois castes supeacuterieures peut

srsquoexpliquer comme cela a lieu habituellement par le

fait que lrsquoinvestiture du saint cordon qui met les

jeunes gens hors de tutelle est pour eux comme une

seconde naissance Mais la veacuteritable raison crsquoest

que par suite seulement de remarquables meacuterites

dans une vie anteacuterieure on prend naissance dans

ces castes et qursquoon doit en conseacutequence avoir deacutejagrave

existeacute dans cette vie en tant qursquoecirctre humain tandis

que lrsquoecirctre neacute dans la derniegravere caste ou une plus

infime encore peut avoir eacuteteacute auparavant un animal

Parmi les indices qui reacutevegravelent que les Eacutegyptiens

(Eacutethiopiens) ou du moins leurs precirctres sont venus

de lrsquoInde on peut lire aussi dans la Vie drsquoApollonius

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de Thyane les passages des livres III chap xx et

livre VI chap II

Vous raillez les eacuteons et les kalpas du bouddhisme

Le christianisme lui a pris une position de laquelle

il embrasse un court espace de temps Le

bouddhisme en a pris une drsquoougrave lrsquoinfiniteacute lui apparaicirct

dans le temps et dans lrsquoespace et qui devient son

thegraveme

De mecircme que la Lalitavistara assez simple et

naturelle au deacutebut est devenue plus compliqueacutee et

plus merveilleuse dans chaque nouvelle reacutedaction

qursquoelle a subie de la part de chaque concile successif

ainsi le dogme lui-mecircme a vu ses quelques doctrines

simples et grandioses se compliquer confuseacutement

peu agrave peu de commentaires deacutetailleacutes dexposeacutes de

temps et drsquoespace de personnifications de

localisations empiriques etc Crsquoest la faute de la

tournure drsquoesprit de la multitude qui veut occuper

son imagination et ne trouve pas de plaisir agrave ce qui

est simple et abstrait

Les dogmes brahmaniques et les distinctions de

Brahm et Brahma de Paramatma et de Djiwatma

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de Hiranya-Garbha Pradjapati Pourouscha

Prakriti etc 31 ne sont au fond que des fictions

mythologiques imagineacutees en vue de faire apparaicirctre

comme objectif ce qui nrsquoa essentiellement qursquoune

existence subjective aussi Bouddha y a-t-il renonceacute

et ne connaicirct-il que le sansara et le nirvana Plus en

effet les dogmes sont devenu confus bigarreacutes et

compliqueacutes et plus ils ont revecirctu drsquoun aspect

mythologique Crsquoest ce que comprend mieux le

yogui ou saniassi qui prenant sa position

concentre tous ses sens en lui-mecircme puis oublie

tout le monde et sa propre personnaliteacute Une seule

chose reste encore dans sa conscience lrsquoessence

primordiale Seulement la chose est plus facile agrave dire

qursquoagrave faire

Leacutetat de deacutegradation des Indous autrefois si

hautement cultiveacutes est le reacutesultat de lrsquoeacutepouvantable

oppression que pendant sept cents ans ils ont subie

de la part des mahomeacutetans qui voulaient les

convertir par la violence agrave lrsquoislamisme Aujourdrsquohui

il nrsquoy a de mahomeacutetans qursquoun huitiegraveme de la

population de lrsquoInde (Edinburgh Review janvier

1858)

31 On les trouvera tregraves bien reacutesumeacutes dans lrsquoexcellent livre de J -B Obry Du Nirvana indien 1856

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Il est vraisemblable que la mythologie des Grecs et

des Romains est apparenteacutee juste daussi loin agrave celle

des Indous que le grec et le latin le sont au sanscrit

et la mythologie eacutegyptienne agrave toutes deux Zeus

Poseacuteidon et Hadegraves sont peut-ecirctre brahma Vischnou

et Schiva ce dernier a un trident dont le sens est

inexpliqueacute chez Poseacuteidon La clef du Nil crux

ansata symbole de la Veacutenus est exactement le

Lingam et le yoni des schivaiumltes Osiris ou Isiris est

peut-ecirctre Isvara Seigneur et Dieu Les Eacutegyptiens et

les Indous adoraient le lotus

Janus signifierait laquo le chaos comme uniteacute

primordiale raquo (Explication de Janus par Schelling agrave

lrsquoAcadeacutemie de Berlin) Walz De religione

Romanorum antiquissima (Programme de

lrsquoUniversiteacute de Tubingue 1845) donne une

explication beaucoup plus profonde Janus serait

Yama le dieu de la mort qui a deux visages et

parfois quatre En temps de guerre les portes de la

mort sont ouvertes Et Pradjavati ne serait-il pas par

hasard Japet

La deacuteesse Anna Pourna des Indous (Langlegraves

Monuments de lrsquoInde t II p 107) est certainement

lAnna Perenna des Romain Ce point a eacuteteacute depuis

longtemps constateacute et eacutelucideacute (Asiatic Researches t

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VIII pp 69-73) Baghis un surnom de Schiva

rappel le voyant Bakis (Ibid t I p 178) Dans

Sakontala (acte VI agrave la fin) Indra est surnommeacute

Divespetir eacutevidemment Diespiter

Un point qui parle fort en faveur de lrsquoidentiteacute du

Bouddha avec le Wodan crsquoest que drsquoapregraves Langlegraves

(ouvrage citeacute t II) le mercredi (Wodan-day) est

sacreacute pour le (Mercure) et le Bouddha mdash Le mot

laquo korban raquo que lrsquoOupnekhat traduit par

sacrificium apparaicirct chez lrsquoeacutevangeacuteliste Marc (7 II)

laquo Tout don que je fais agrave Dieu vous soit utile il

satisfait agrave la loi raquo en latin corban crsquoest-agrave-dire

munus Den dicatum Mais le plus important est ce

qui suit la planegravete Mercure est sacreacutee pour le

Bouddha est identifieacutee en une certaine mesure avec

lui et le mercredi est le jour de Bouddha Mercure

est le fils de Maia et Bouddha le fils le la reine Maiumla

Cela ne peut ecirctre un hasard laquo Ici disent les

Souabes est enterreacute un minnesinger raquo (Voir

cependant Manual of Buddhisrn p 354 note et

Asiatic Researches t I p 162)

Spence Hardy raconte (On Eastern Monachism p

122) que talars agrave offrir aux precirctres dans une certaine

solenniteacute doivent ecirctre tisseacutes et termineacutes en un seul

jour Crsquoest ce que dit eacutegalement Heacuterodote (Histoire

245 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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chap CXXI) au sujet drsquoun vecirctement offert agrave un

precirctre en une occasion solennelle)

Lrsquoautochtone des Allemands est Mannus son fils est

Thuiskon Dans lrsquoOupnekhat (t II p 347 et t 1 p

96) le premier homme srsquoappelle Man

On sait que Satyavatri est identique agrave Menou ou

Manou comme drsquoautre part agrave Noeacute Or le pegravere de

Samson se nomme Manoeacute (Les Juges chap XIII)

donc Manou Manoeacute Noeacute La Vulgate eacutecrit Μανωέ

et Νωέ Noeacute ne serait-il pas justement Manoeacute en

omettant la premiegravere syllabe

Chez les Eacutetruriens Jupiter se nommait Tina

(Moreau de Jonnegraves seacuteance de lrsquoAcadeacutemie des

sciences morales et politiques deacutecembre 1850) Y

aurait-il lagrave un rapport avec le chinois Tien En tout

cas les Etruriens avaient lAnna Perenna des

Indous

Toutes ces analogies sont eacutetudieacutees dune faccedilon tregraves

approfondie par Wilford et Burr dans les Asiatic

Researches

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QUELQUES CONSIDEacuteRATIONS

ARCHEacuteOLOGIQUES

Le nom de Peacutelasges apparenteacute sans aucun doute agrave

celui de Pelagus est la deacutesignation geacuteneacuterale des

petites tribus asiatiques isoleacutees disperseacutees eacutegareacutees

qui arrivegraverent les premiegraveres en Europe ougrave elles ne

tardegraverent pas agrave oublier complegravetement la tradition la

religion et la civilisation de leur patrie Favoriseacutees

par lrsquoinfluence du beau climat tempeacutereacute et du bon sol

comme par celle des cocirctes de la Gregravece et de lrsquoAsie-

Mineure elles acquirent drsquoelles-mecircmes sous le nom

drsquoHellegravenes un deacuteveloppement tout naturel et une

culture purement humaine comme on nrsquoen avait vu

nulle part avant elles En accord avec ceci elles

nrsquoavaient non plus qursquoune religion enfantine agrave

moitieacute plaisante le seacuterieux se reacutefugiait dans les

mystegraveres et la trageacutedie A cette nation grecque toute

seule nous devons la conception exacte et la

repreacutesentation naturelle du visage et de lrsquoexteacuterieur

humain la deacutecouverte des rapports architecturaux

seuls reacuteguliers et agrave jamais eacutetablis par elle le

deacuteveloppement de toutes les formes veacuteritables de

poeacutesie avec lrsquoinvention de la mesure meacutetrique

vraiment belle lrsquoexposition de systegravemes

247 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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philosophiques drsquoapregraves toutes les directions

fondamentales de la penseacutee humaine les eacuteleacutements

des matheacutematiques les bases drsquoune leacutegislation

raisonnable et dune maniegravere geacuteneacuterale la

conception normale drsquoune existence humaine

reacuteellement belle et noble Car ce petit peuple choisi

des Muses et des Gracircces eacutetait doueacute on peut le dire

de lrsquoinstinct de la beauteacute Cet instinct srsquoeacutetendait agrave

tout aux visages aux formes corporelles aux

postures aux vecirctements aux armes aux bacirctiments

aux vases aux ustensiles agrave tout et ne lrsquoabandonna

jamais Aussi nous eacuteloignerons-nous toujours

drsquoautant plus du bon goucirct et de la beauteacute que nous

nous eacuteloignons des Grecs surtout en sculpture et en

architecture et les anciens ne vieilliront jamais Ils

sont et restent lrsquoeacutetoile polaire qui doit guider tous

nos efforts en litteacuterature dans les arts plastiques et

qursquoil ne nous faut jamais perdre des yeux Honte agrave

lrsquoeacutepoque qui aurait lrsquoaudace de laisser les anciens de

cocircteacute Si un laquo temps preacutesent raquo corrompu miseacuterable

et purement mateacuteriel se risquait agrave quitter leur eacutecole

pour se sentir plus agrave lrsquoaise dans sa propre

preacutesomption il segravemerait la honte et le

deacuteshonneur32

32 Les Grecs eacutetaient comme les Germains une tribu mdash ou

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Par contre dans les arts meacutecaniques et techniques

les Grecs sont tregraves en arriegravere de nous crsquoest que ces

choses-lagrave exigent plus de temps de patience de

meacutethode et drsquoexpeacuterience que de hautes forces

intellectuelles Aussi la plupart des œuvres

scientifiques des anciens ne peuvent-elles guegravere

nous renseigner que sur ce que ceux-ci nrsquoont pas su

Pour se rendre compte jusqursquoagrave quel point les

horde mdash eacutemigreacutee drsquoAsie et ces deux peuples eacuteloigneacutes de leur pairie se sont tireacutes drsquoaffaire uniquement par leurs propres ressources Mais que devinrent dune part les Grecs de lautre les Germains Il suffit de comparer la mythologie des uns et des autres Car Crsquoest sur celle-ci que les Grecs fondegraverent plus tard leur poeacutesie et leur philosophie leurs premiers eacuteducateurs furent les anciens chanteurs Orpheacutee Museacutee Amphion Linus finalement Homegravere Ils furent suivis par les sept sages puis par les philosophes Ainsi les Grecs traversegraverent en quelque sorte les trois classes de leur eacutecole chose dont il nest nullement question chez les Germains avant la migration des peuples Dans les lyceacutees on ne devrait pas enseigner lancienne litteacuterature germanique telle que les Nibelunyen et autres poegravetes du moyen acircge Ces productions-lagrave sont a la veacuteriteacute excessivement curieuses et meacuteritent drsquoecirctre lues mais elles ne contribuent pas agrave la formation du goucirct et prennent le temps qui appartient agrave la vieille litteacuterature vraiment classique Si vous substituez nobles germains et patriotes allemands de meacutechants vieux vers allemands aux classiques grecs et romains vous nrsquoeacutelegraveverez que des porteurs de peaux drsquoours Comparer mecircme lesdits Nibelungen agrave lrsquoIliade cest lagrave un veacuteritable blasphegraveme qursquoil convient deacutepargner aux oreilles de la jeunesse avant tout

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anciens ont pousseacute lrsquoignorance en physique et en

physiologie on nrsquoa qursquoagrave lire les Problegravemes drsquoAristote

crsquoest lagrave un vrai speacutecimen ignorantiaelig veterum Les

problegravemes eux-mecircmes sont le plus souvent exacts et

en partie bien conccedilus mais les solutions en sont en

geacuteneacuteral pitoyables parce que lrsquoauteur ne connaicirct pas

drsquoautres eacuteleacutements drsquoexplication que le perpeacutetuel

chaud et froid sec et humide

Lrsquoode dOrpheacutee dans le livre I des Eclogaelig de

Stobeacutee est du pantheacuteisme indou embelli par le sens

plastique des Grecs Elle nrsquoest certainement pas

drsquoOrpheacutee mais est pourtant vieille puisqursquoun

passage en est deacutejagrave citeacute dans le pseudo-Arislote De

mundo livre qursquoon a voulu reacutecemment attribuer agrave

Chrysippe Une inspiration vraiment orphique

pourrait tregraves bien en faire le fond on se sent en

reacutealiteacute tenteacute de la regarder comme un document sur

le passage de la religion indoue au polytheacuteisme

helleacutenique En tout cas on peut la prendre comme

le contre-poison de lrsquohymne de Cleacuteanthe agrave Zeus que

nous a conserveacute le mecircme livre et qui vu son odeur

juive meacuteconnaissable plaicirct tellement aux gens Il

mrsquoest impossible de croire que Cleacuteanthe le stoiumlcien

conseacutequemment pantheacuteiste ait eacutecrit cette

flagornerie reacutepugnante agrave mon avis lrsquoauteur en est

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un juif drsquoAlexandrie Quoi quil en soit il ne

convient pas de profaner ainsi le nom du Kronide

Clothon Lacheacutesis et Atropos expriment la mecircme

ideacutee que Brahma Vischnou et Schiva mais cette

ideacutee est trop naturelle pour que nous puissions en

conclure agrave une parenteacute historique

Dans Homegravere les phrases tropes images et

tournures revenant indeacutefiniment sont si raides si

rigides drsquoallure si meacutecanique qursquoon les croirait

tailleacutes sur des patrons

La poeacutesie est plus ancienne que la prose puisque

Pheacutereacutecyde et Heacutecateacutee de Milet ont eacuteteacute les premiers agrave

eacutecrire en prose lrsquoun la philosophie lrsquoautre lhistoire

fait qui a eacuteteacute noteacute par les anciens comme une

curiositeacute En voici lrsquoexplication Avant lrsquoexistence de

lrsquoeacutecriture on cherchait agrave perpeacutetuer dans leur

authenticiteacute les faits et les ideacutees dignes drsquoattention

en les fixant en vers Lorsque lrsquoeacutecriture fut connue il

devint naturel qursquoon eacutecrivicirct tout en vers puisque

tout ce que lrsquoon savait crsquoest que les choses

meacutemorables eacutetaient conserveacutees en vers Crsquoest de lagrave

que naquirent ces premiers prosateurs qui

rompirent ainsi avec une forme devenue superflue

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Tout ce qui reste des mystegraveres des Grecs ou plutocirct

leur seule analogie crsquoest la franc-maccedilonnerie La

reacuteception dans celle-ci est le laquo celui qui est initieacute raquo et

lrsquo laquo initiation raquo les enseignements ce sont les

laquo mystegraveres raquo et les diffeacuterents degreacutes sont les laquo les

petits les grands et les plus grands mystegraveres raquo Une

telle analogie nrsquoest ni accidentelle ni traditionnelle

mais vient de ce que la chose a sa racine dans la

nature humaine Chez les mahomeacutetans le soufisme

rappelle les mystegraveres Les Romains nrsquoayant pas de

mystegraveres agrave eux eacutetaient initieacutes agrave ceux des dieux

eacutetrangers particuliegraverement dIsis dont le culte agrave

Rome remonte aux premiers temps

Notre vecirctement a une certaine influence presque sur

toutes nos postures et nos gestes Il nrsquoen eacutetait pas

ainsi de ceux des anciens que leur goucirct estheacutetique

preacutemunit peut-ecirctre contre un tel mal et qui

gardegraverent leur ample vecirctement non ajusteacute Voilagrave

pourquoi un acteur revecirctu du costume antique doit

eacuteviter tous les mouvements et toutes les postures

ameneacutes par notre vecirctement moderne et qui sont

passeacutes agrave leacutetat drsquohabitude Ce nrsquoest pas une raison

pour qursquoil se carre et se boursoufle comme un

polichinelle franccedilais qui deacuteclame son Racine en toge

et en tunique

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Il conviendrait peut-ecirctre de caracteacuteriser lrsquoesprit des

anciens en disant qursquoils srsquoefforccedilaient en geacuteneacuteral et

en toutes choses de rester aussi pregraves que possible de

la nature et au contraire lrsquoesprit de la geacuteneacuteration

nouvelle en disant qursquoil srsquoefforce de srsquoeacuteloigner le

plus possible de celle-ci Comparez simplement le

vecirctement les mœurs les ustensiles lrsquohabitation les

vases lrsquoart la religion la maniegravere de vivre des

anciens et des modernes

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CONSIDEacuteRATIONS MYTHOLOGIQUES

Crsquoest peut-ecirctre une conseacutequence de la parenteacute

originelle de tous les ecirctres de ce monde de

pheacutenomegravenes par suite de son uniteacute dans la chose en

soi mais ce qui est incontestable crsquoest que tous

dans leur ensemble ont un type semblable et que

certaines lois quoique assez geacuteneacuterales se

manifestent les mecircmes chez tous Cela explique

qursquoon peut rapprocher les unes des autres ou rendre

sensibles non seulement les choses les plus

opposeacutees mais que lon trouve aussi des alleacutegories

frappantes mecircme dans des sujets qui ne les

recherchaient pas Le conte incomparablement beau

de Goethe sur le laquo serpent vert raquo et autres

personnages en donne une preuve exquise Chaque

lecteur se sent presque contraint agrave y chercher un

sens alleacutegorique et crsquoest ce que firent aussitocirct

beaucoup de gens avec un grand deacuteploiement de

zegravele et de seacuterieux de la faccedilon la plus diverse au

grand amusement du poegravete qui nrsquoy avait poursuivi

aucune alleacutegorie Les Eudes sur les œuvres de

Goethe de Duntzer 1849 relatent cette histoire

Pour ma part je la connaissais depuis longtemps

Goethe lui-mecircme mrsquoen ayant longuement entretenu

254 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Crsquoest agrave cette analogie universelle et agrave cette identiteacute

typique des choses que la fable eacutesopique doit son

origine et crsquoest en vertu drsquoelles que lrsquohistoire peut

devenir alleacutegorie et lrsquoalleacutegorie histoire

Plus que tout le reste cependant la mythologie des

Grecs a fourni de tout temps matiegravere agrave des

interpreacutetations alleacutegoriques Elle y invite parce

qursquoelle offre des scheacutemas pour lrsquointuition de presque

chaque ideacutee fondamentale renferme en quelque

sorte les types primordiaux de toutes les choses et

de toutes les circonstances types qui comme tels

sont toujours et partout transparents et nrsquoest-elle

pas issue en reacutealiteacute de lrsquoinstinct qui pousse les

Grecs agrave tout personnifier Aussi degraves les temps les

plus anciens avant Heacutesiode ces mythes revecirctirent-

ils une forme alleacutegorique Crsquoest par exemple une

alleacutegorie morale que nous preacutesente ce poegravete quand

il eacutenumegravere les enfants de la Nuit puis les enfants

drsquoEris qui sont le Travail la Peine33 La Faim la

Douleur la Lutte le Meurtre la Discorde le

Mensonge lrsquoInjustice le Mal et le Serment

(Theacuteogonie vers 211 et suiv) Comme alleacutegorie

33 Je lis pour ma part drsquoapregraves ma conjecture personnelle non λήθην mais λώβην

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physique il faut citer sa description de la Nuit et du

Jour du Sommeil et de la Mort tous personnifieacutes

(Ibib ver 746-765)

Chaque systegraveme cosmologique et mecircme

meacutetaphysique receacutelera pour la raison alleacutegueacutee une

alleacutegorie existant dans la mythologie Drsquoailleurs la

plupart des mythes expriment plutocirct des veacuteriteacutes

simplement soupccedilonneacutees que nettement conccedilues

Car ces Grecs primitifs eacutetaient comme Goethe dans

sa jeunesse il leur eacutetait impossible drsquoexprimer leurs

ideacutees autrement qursquoen images et en symboles Par

contre pour ce qui est des seacuterieux et peacutenibles

commentaires de Creutzer sur la mythologie dans

laquelle il voit le deacutepositoire de veacuteriteacutes physiques et

meacutetaphysiques qui lui ont et confieacutees agrave dessein mdash

thegravese qursquoil deacuteveloppe avec un verbiage qui nrsquoen finit

pas et une prolixiteacute accablante mdash je les expeacutedierai

par cette phrase drsquoAristote (Meacutetaphysique II 4 )

Sed ea quaelig mythice blaterantur non est operaelig

pretium serio et accurate considerare [Pour ce qui

est du radotage mythologique cela ne vaut pas la

peine de le prendre au seacuterieusement en

consideacuteration] En cela aussi drsquoailleurs Aristote se

montre lrsquoantipode de Platon qui srsquointeacuteresse

volontiers aux mythes mais par voie alleacutegorique

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

Les significations alleacutegoriques suivantes de quelques

mythes grecs tenteacutees par moi peuvent donc ecirctre

prises dans le sens que je viens drsquoindiquer

Dans les premiers grands traits fondamentaux du

systegraveme mythologique on peut voir une alleacutegorie

des principes ontologiques et cosmologiques

supeacuterieurs Ouranos est lrsquoespace la condition

premiegravere de toute lrsquoexistence crsquoest-agrave-dire le premier

geacuteniteur avec Geacutea la deacuteesse qui renferme les

choses Kronos est le temps Il chacirctre le principe

engendrant le temps aneacuteantit toute force geacutenitrice

ou plus exactement la faculteacute drsquoengendrer de

nouvelles formes la procreacuteation primitive des sexes

vivants cesse apregraves la premiegravere peacuteriode du monde

Zeus qui est deacuterobeacute agrave la voraciteacute de son pegravere est la

matiegravere elle seule eacutechappe agrave la puissance du temps

qui aneacuteantit tout le reste elle persiste Cest drsquoelle

que procegravedent toutes les choses Zeus est le pegravere

des dieux et des hommes

Examinons les choses de plus pregraves Ouranos ne

laisse pas voir le jour aux enfants qursquoil a engendreacutes

avec la Terre mais les cache dans les profondeurs

de celle-ci (Heacutesiode Theacuteogonie vers 156 et suiv)

Ceci peut srsquoappliquer aux premiers produits

zoologiques de la nature qui ne nous apparaissent

257 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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qursquoagrave lrsquoeacutetat fossile Mais on peut aussi bien voir dans

les os des meacutegatheacuterions et des mastodontes les

geacuteants preacutecipiteacutes par Zeus dans les enfers N-a-t-on

pas preacutetendu mecircme au siegravecle dernier y reconnaicirctre

les ossements des anges deacutechus En reacutealiteacute la

theacuteogonie drsquoHeacutesiode semble receacuteler agrave sa base une

obscure notion des premiegraveres transformations du

globe terrestre et de la lutte entre la surface oxydeacutee

susceptible de vie et les forces naturelles

indomptables et dominant les matiegraveres oxydables

bannies par elle agrave lrsquointeacuterieur

Kronos le ruseacute chacirctre donc Ouranos par ruse Ceci

peut srsquointerpreacuteter ainsi le Temps qui srsquoavance agrave pas

de loup qui vient agrave bout de tout qui nous enlegraveve

secregravetement une chose apregraves lrsquoautre finit aussi par

ravir au Ciel qui engendra avec la Terre crsquoest-agrave-dire

agrave la Nature 1a force de produire de nouvelles

formes originelles mais celles deacutejagrave produites

persistent dans le temps comme espegravece Kronos

cependant deacutevore ses propres enfants le Temps

qui ne produit plus de familles mais seulement des

individus nrsquoengendre que des ecirctres mortels Zeus

seul eacutechappe agrave ce destin comme lui eacutegalement les

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Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

heacuteros et les sages sont immortels Entrons dans les

deacutetails

Apregraves que le Ciel et la Terre cest-agrave-dire la Nature

ont perdu leur force reproductive qui fournissait de

nouvelles formes cette force se transforme en

Aphrodite qui naicirct de lrsquoeacutecume des parties geacutenitales

drsquoOuranos coupeacutees et tombeacutees dans la mer et qui

est la procreacuteation sexuelle des individus isoleacutes en

vue du maintien de lrsquoespegravece existante puisque de

nouvelles espegraveces ne peuvent plus apparaicirctre Eacuteros

et Himeros accompagnent Aphrodite et lui viennent

en aide dans ce but (Heacutesiode Theacuteogonie vers 173-

201)

Le lien et lrsquouniteacute de la nature humaine avec la nature

animale et le reste de la nature par conseacutequent du

microcosme avec le macrocosme parle par le sphinx

mysteacuterieux au sein gros drsquoeacutenigmes par les

centaures par lrsquoArteacutemise drsquoEacutephegravese aux formes

animales varieacutees sous ses nombreuses mamelles

comme par les corps humains eacutegyptiens agrave tecirctes

drsquoanimaux et au ganesa indou enfin par les

taureaux et les lions ninivites agrave tecirctes drsquohommes qui

nous rappellent lrsquoavatar du lion-homme

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Les japeacutetides repreacutesentent quatre proprieacuteteacutes

fondamentales du caractegravere humain avec les

souffrances qui y sont attacheacutees Atlas le patient

doit porter Menœtius le vaillant est dompteacute et

preacutecipiteacute dans lrsquoabicircme Promeacutetheacutee le prudent et

lrsquoaviseacute est enchaicircneacute crsquoest-agrave-dire entraveacute dans son

activiteacute et le Vautour crsquoest-agrave-dire le souci lui ronge

le cœur Eacutepimeacutetheacutee le cerveau vide lrsquoeacutetourdi est

puni par sa propre folie

Promeacutetheacutee personnifie tout particuliegraverement la

preacutevision humaine la penseacutee du lendemain

supeacuterioriteacute que possegravede lrsquohomme sur lrsquoanimal Voilagrave

pourquoi il a le don de propheacutetie celui-ci indique le

pouvoir de la preacutevision reacutefleacutechie Voilagrave pourquoi

aussi il procure agrave lrsquohomme lrsquousage du feu que

lrsquoanimal ne connaicirct pas et jette la base des arts de la

vie Mais ce privilegravege de la preacutevision lrsquohomme doit

lrsquoexpier par la torture incessante du souci que

lanimal ne connaicirct pas non plus crsquoest le vautour qui

deacutevore le foie de Promeacutetheacutee enchaicircneacute Eacutepimeacutetheacutee

qui sera imagineacute ulteacuterieurement comme corollaire

repreacutesente la preacutevision trop tardive la reacutecompense

de la leacutegegravereteacute et de lrsquoeacutetourderie

Plotin donne (Enneacuteades livre IV I chap XIV) une

interpreacutetation toute diffeacuterente meacutetaphysique et

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drsquoailleurs suggestive de Promeacutetheacutee Il est agrave ses

yeux lrsquoacircme du monde creacutee les hommes est pour

cela enlaceacute dans les chaicircnes qursquoun Hercule seul peut

briser etc

Lrsquointerpreacutetation suivante serait du goucirct des ennemis

actuels de lrsquoEacuteglise le Promeacutetheacutee enchaicircneacute est la

raison enchaicircneacutee par les dieux (la religion) seule la

chute de Zeus peut la deacutelivrer

La fable de Pandore nrsquoa jamais eacuteteacute claire pour moi

elle nous est certainement parvenue sous une forme

incoheacuterente et travestie Je soupccedilonne qursquoHeacutesiode

lui-mecircme lrsquoa deacutejagrave mal comprise et mal interpreacuteteacutee

Ce ne sont pas tous les maux du monde mais tous

ses biens que Pandore comme son nom seul

lrsquoindique deacutetient dans sa boicircte Lorsque Eacutepimeacutetheacutee

ouvre celle-ci intempestivement les biens srsquoenvolent

dans tous les sens lrsquoespeacuterance seule demeure sauve

et reste agrave lrsquohomme Jrsquoai fini par avoir la satisfaction

de trouver chez les anciens quelques passages qui

confirment ma maniegravere de voir notamment une

eacutepigramme de lAnthologie (Delectus

epigrammatum graeligcorum eacutedit Jacobs chap VII

eacutepigr 84) et un passage de Babrios citeacute lagrave mecircme et

qui commence ainsi laquo Zeus rassemblant en un vase

toutes les bonnes choses raquo (Fable 57)

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Lrsquoeacutepithegravete speacuteciale λιγύφωνοι [voix claires]

qursquoHeacutesiode applique aux Hespeacuterides en deux

endroits de sa Theacuteogonie (vers 275 et 518) a eacuteveilleacute

en moi lrsquoideacutee drsquoailleurs eacutetrange eacutetant donneacute leur

nom et leur seacutejour releacutegueacute si loin vers lrsquoOccident si

par les Hespeacuterides il ne fallait pas entendre des

chauve-souris Cette eacutepithegravete reacutepond tregraves bien au

ton bref et sifflant de ces animaux34 qui seraient du

reste plus justement deacutenommeacutes έσπέριδες [filles du

soir hespeacuterideacutes] que νυκτεριδες [filles de la nuit

nycteacuterides] vu qursquoils volent beaucoup plus le soir

que la nuit pour capturer les insectes et que le mot

έσπέριδες a preacuteciseacutement le mecircme sens que le

vespertiliones latin Je ne veux donc pas celer mon

ideacutee puisqursquoil pourrait se faire que quelqursquoun dont

elle eacuteveillerait lrsquoattention trouvacirct drsquoautres appuis de

sa confirmation Si les cheacuterubins sont des bœufs

aileacutes pourquoi les Hespeacuterides ne seraient-elles pas

des chauve-souris Peut-ecirctre srsquoagit-il drsquoAlcithoeacute et

de ses sœurs qui dans les Meacutetamorphoses dOvide

(livre VI vers 391 et suiv) sont changeacutees en

chauve-souris

34 Piauler elles piaulent comme des chauves-souris (Heacuterodote IV 183)

262 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Si le hibou est lrsquooiseau de Minerve la raison peut

srsquoen trouver dans les eacutetudes nocturnes des lettreacutes

Ce nrsquoest ni sans motif ni sans signification que le

mythe fait avaler et digeacuterer des pierres par Kronos

Car tout ce qui ne peut ecirctre digeacutereacute chagrins ennuis

pertes mortifications le temps seul le digegravere

La chute des geacuteants que Zeus foudroie et preacutecipite

dans les enfers semble ecirctre la mecircme histoire que la

chute des anges reacutevolteacutes contre Jeacutehovah

Lrsquohistoire drsquoIdomeacuteneacutee qui sacrifie son fils ex voto

et celle de Jephteacute sont au fond la mecircme histoire

De mecircme que la racine de la langue gothique

comme celle de la langue grecque se trouve dans le

sanscrit nrsquoy a-t-il pas une mythologie plus ancienne

drsquoougrave sont sorties les mythologies grecque et juive

On pourrait mecircme preacutetendre si lrsquoon voulait faire de

lrsquoesprit que la longue nuit jumelle dans laquelle

Zeus engendra Heacuteraclegraves avec Alemegravene vint de ce

que plus agrave lrsquoest devant Jeacutericho Josueacute arrecircta le

soleil Zeus et Jeacutehovah jouaient ainsi ensemble agrave

cache-cache car les dieux du ciel comme ceux de la

terre sont toujours secregravetement amis Mais

combien innocents eacutetaient les amusements de Pegravere

263 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

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Zeus en comparaison des meneacutees sanglantes de

Jeacutehovah et de son peuple eacutelu de brigands

Pour finir je donnerai encore mon interpreacutetation

alleacutegorique tregraves subtile et tregraves eacutetrange drsquoun mythe

connu mis en valeur surtout par Apuleacutee cette

interpreacutetation toutefois vu la matiegravere du sujet est

exposeacutee agrave la raillerie de tous ceux qui voudront

prendre avantage de ce mot laquo Du sublime au

ridicule il nrsquoy a qursquoun pas raquo

Du point culminant de ma philosophie qui est on le

sait le point de vue asceacutetique lrsquoaffirmation de la

volonteacute de vivre se concentre dans lrsquoacte de la

geacuteneacuteration et celui-ci en est lrsquoexpression la plus

complegravete Quant a la signification de cette

affirmation crsquoest que la volonteacute qui est

originairement deacutepourvue de connaissance cest-agrave-

dire qui est un instinct aveugle une fois qursquoelle a

pris conscience gracircce au monde comme

repreacutesentation de son propre ecirctre ne se laisse ni

troubler ni entraver dans ses exigences et ses

appeacutetits mais veut deacutesormais au contraire de parti

deacutelibeacutereacute preacuteciseacutement ce qursquoelle a voulu jusque-lagrave

sous forme drsquoinstinct et drsquoimpulsion deacutepourvus de

connaissance (Voir Le monde comme volonteacute et

comme repreacutesentation livre IV sect 54) En

264 | F r a g m e n t s s u r l rsquo h i s t o i r e

Numeacuteriseacute par Guy Heff - wwwschopenhauerfr

conseacutequence nous trouvons que celui qui par

chasteteacute volontaire nie asceacutetiquement la vie diffegravere

empiriquement de celui qui lrsquoaffirme par lrsquoacte de la

geacuteneacuteration en ce que les faits qui srsquoeffectuent chez

celui-lagrave sans connaissance et comme fonction

physiologique aveugle notamment dans le sommeil

srsquoaccomplissent chez celui-ci avec conscience et

reacuteflexion crsquoest-agrave-dire agrave la lumiegravere de la

connaissance Or crsquoest chose tregraves curieuse que ce

philosophegraveme abstrait qui ne reacutepond en aucune

faccedilon agrave lrsquoesprit des Grecs soit exposeacute avec le

processus empirique qui le revecirct drsquoune maniegravere

alleacutegorique exacte dans la belle fable de Psycheacute Elle

devait connaicirctre lrsquoAmour sans le voir mais en deacutepit

de tous les avertissements elle voulut absolument le

voir Apregraves cela agrave la suite drsquoun arrecirct inexorable des

puissances mysteacuterieuses elle tomba dans des

calamiteacutes sans bornes auxquelles seul put mettre

fin son seacutejour aux enfers avec les peacutenibles

tribulations qui lrsquoaccompagnegraverent

FIN

-------------

wwwschopenhauerfr

  • PREacuteFACE
  • SECTION I SUR CELLE-CI
  • SECTION II PHILOSOPHIE PREacuteSOCRATIQUE
  • SECTION III SOCRATE
  • SECTION IV PLATON
  • SECTION V ARISTOTE
  • SECTION VI STOIumlCIENS
  • SECTION VII NEacuteO-PLATONICIENS
  • SECTION VIII GNOSTIQUES
  • SECTION IX SCOT EacuteRIGEgraveNE
  • SECTION X LA SCHOLASTIQUE
  • SECTION XI BACON DE VERULAM
  • SECTION XII LA PHILOSOPHIE DES MODERNES
  • SECTION XIII ENCORE QUELQUES EacuteCLAIRCISSEMENTS SUR LA PHILOSOPHIE DE KANT
  • SECTION XIV QUELQUES REMARQUES SUR MA PROPRE PHILOSOPHIE
  • LA LITTEacuteRATURE SANSCRITE
  • QUELQUES CONSIDEacuteRATIONS ARCHEacuteOLOGIQUES
  • CONSIDEacuteRATIONS MYTHOLOGIQUES
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