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    BIBLIOTHQUE ALLEMANDE

    Collection dirige

    par

    JEAN-MARIE VALENTIN

    de lAcadmie allemande de littratureProfesseur la Sorbonne

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    NOVALIS

    HYMNES LA NUIT

    suivis desCHANTS SPIRITUELSet desDISCIPLES SAS

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    DANS LA MME COLLECTION

    Eduard Mrike,Pomes/Gedichte,

    texte traduit par Nicole Taubes et prsent par Jean-Marie Valentin

    Gotthold Ephraim Lessing,

    Dramaturgie de Hambourg,texte traduit et prsent par Jean-Marie Valentin

    Johann Gottfried Seume,Ma vie,

    texte traduit et prsent par Franois Colson

    Johann Wolfgang GoetheLe Divan d'Orient et d'Occident / West-stlicher Divan,

    texte traduit et prsent par Laurent Cassagnau

    Friedrich Schiller,crits sur le thtre,

    texte traduit et prsent par Gilles Darras

    Stefan George,Feuilles pour lart, 1892-1919. Et autres textes du cercle de George,

    textes traduits et prsents par Ludwig Lehnen

    E.T.A. Hoffmann,Les lixirs du diable,

    nouvelle traduction et introduction par Jean-Jacques Pollet

    Joseph von Eichendorff,De la vie dun vaurien

    nouvelle traduction et introduction par Philippe Forget

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    B I B L I O T H Q U E A L L E M A N D E

    PARIS

    LES BELLES LETTRES

    2014

    NOVALIS

    HYMNES LA NUIT(Version de lAthenumet version manuscrite),

    suivis desCHANTS SPIRITUELSet desDISCIPLES SAS

    NOUVELLETRADUCTIONETINTRODUCTION

    PAR

    AUGUSTINDUMONT

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    Tous droits de traduction, de reproduction et dadaptationrservs pour tous les pays

    2014, Socit ddition Les Belles Lettres95 bd Raspail 75006 Paris

    ISBN : 978-2-251-83009-4

    www.lesbelleslettres.com

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    En souvenir de Viviane Haanen-Dumont,ma grand-mre paternelle,

    et de ses clairs-obscurs germaniques.

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    NOVALISETSATRADUCTION(DUNTRANGERLAUTRE)

    I

    Le pote, romancier, philosophe, juriste, gologue,minralogiste et ingnieur des Mines Friedrich vonHardenberg (1772-1801), aliasNovalis, ne fait paspartie de ces auteurs oublis dont lexhumation, parune maison ddition bienveillante, se verrait justifiepar un jubil ou un certain sens du devoir dordrehistorique. Entrs par la grande porte dans le paysagefrancophone ds le dbut du XIXesicle une porteouverte par Mme de Stal , les premiers romantiquesallemands, ou romantiques dIna , rassembls autourde la revueAthenum, sy sont installs de bonne heureet durablement. La figure de Novalis, en particulier, arapidement capt lattention du public francophone. LePrix Nobel de littrature de 1911, Maurice Maeterlinck,crivain flamand dexpression franaise et fondateur du

    symbolisme belge avec Georges Rodenbach et AlbertMockel, dcouvre avec passion les Disciples Sas, dontil propose la premire traduction franaise ds la fin duXIXesicle. Mis au contact de la littrature romantiqueallemande par Villiers de LIsle-Adam et Mallarm, ilest lun des premiers passeurs importants de Novalis.Prenant le relais en France, Germaine Claretie sattaqueaux Hymnes la nuit, dont elle publie une traduction

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    NOVALIS ET SA TRADUCTIONXII

    en 1927, prcde duJournal intimedu pote. Aprs-guerre, Novalis est traduit plusieurs reprises : par Armel

    Guerne, bien sr, dont les traductions (chelonnes desannes 1950 sa mort en 1980) des Hymnes la nuit,des Disciples Sas, des Chants religieuxet dune partieconsidrable des fragments thoriques, auront su attirerlattention du public franais. Mais dautres traductions,plus discrtes, voient galement le jour : celle des Discipleset des Hymnes par Gustave Roud, parue en 1948, etbien plus tard celle de Raymond Voyat, en 1990. De son

    ct, Heinrich von Ofterdingen, le grand roman inachevde Novalis, est traduit par la potesse Yanette Deltang-Tardif dans le premier volume de La Pliade consacrau romantisme allemand (1963), mais aussi par RobertRovini (dont Julien Gracq prface le travail en 1967) etMarcel Camus (en 1988). Pendant ce temps, Mauricede Gandillac traduit le Brouillon gnral (alors libell :Encyclopdie) dans une dition aujourdhui prime surle plan historiographique (Minuit, 1966) mais reconnueet abondamment utilise par les lecteurs du romantismeallemand. De leur ct, Philippe Lacoue-Labarthe etJean-Luc Nancy permettent au public francophone dedcouvrir les fragments issus des diffrentes livraisons delAthenum, principalement crits par les frres Schlegel,mais auxquels Novalis et dautres romantiques ont prispart.

    Comment ds 1904 par douard Spenl, puis de

    faon plus convaincante par Albert Bguin, dans un belouvrage intitul Lme romantique et le rve, en 1939,inscrit parmi ses pairs et prsent nouveau par RogerAyrault dans sa monumentale somme sur la gense duromantisme allemand, parue en plusieurs volumes aucours des annes 1960, tudi par Maurice Besset, quidonne en 1947 un essai sur son mysticisme, lu prco-cement par Gaston Bachelard, interprt par Tzvetan

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    NOVALIS ET SA TRADUCTION XIII

    Todorov dans le cadre de ses recherches sur le symbole,Novalis a connu de multiples rappropriations de son

    uvre tout au long du sicle dernier. Il marque aussibien les linguistes que les philosophes, apparat dans destraits dhistoire politique europenne (pour son essaisur La Chrtient ou lEurope) ou dhistoire des sciences(pour son apport laNaturphilosophie).Revendiqu par ladconstruction, examin par la psychanalyse, dcortiqupar le structuralisme, Novalis influence galement nombredcrivains, bien au-del du cercle des thoriciens de la

    littrature ou des philosophes, de Maurice Blanchot Yves Bonnefoy, en passant par les surralistes et biendautres pour nous en tenir toujours strictement laseule rception franaise.

    Novalis nest donc pas un tranger pour le publicfranais. Cependant, il faut le souligner, tout a t faitpour quil en soit ainsi. Nous voulons dire : pour que lepublic franais se sente vite, peut-tre trop vite, intimeavec ce pote rput francophile. Il ltait dailleurs.Depuis les frquentes visites de Voltaire la cour deFrdric II de Prusse, lallemand enfle de mots franaiset, lpoque des Lumires, plus dun Allemand cultivse plat privilgier les substantifs latins (certes germa-niss au besoin) au dtriment des substantifs de souchegermanique, du moins lorsquil a le choix. Novalis faitclairement partie de ceux-l. Au reste, en choisissant un

    pseudonyme roman (Novalis vient de novale, du nomdun ancien domaine familial, qui signifie aussi terre enfriche en latin), Friedrich von Hardenberg nexprime-t-il pas dj une forme de cohsion avec son lectoratfranais encore venir ?Dune certaine faon, cest vrai.Ce lest en vertu mme des attentes extraordinaires quisont celles des premiers romantiques allemands lgardde la traduction, mais aussi compte tenu de leur rapport

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    NOVALIS ET SA TRADUCTIONXIV

    laltrit au sens large altrit laquelle il est impratifde se risquer pour mieux se rinventer soi-mme dans sa

    propre langue. Le passage par la langue de lautre est partieprenante de l invention romantique de la littrature,puisque dsormais la traduction comme la critiquefont

    partiede luvre traduite et critique appartenancesoude, il est vrai, par une ironie assez mordante pour endire le caractre jamais prcaire. Lcriture, quoi quilen soit, concide son autorflexion. Cette dernire nerenvoie pas une forme dintrospection de luvre, qui se

    complairait dans sa gnialit, mais bien la ncessit dedevenir trangre elle-mme. Que luvre romantiquesauto-traduise dans la lingua franca de lpoque est dslors un passage oblig. Penseur de la crativit et de la pro-duction sil en est, Novalis prfre, du moins de maniregnrale, crireproduzieren plutt que hervorbringen, ouAction plutt que Handlung.Et ce, la diffrence de lunde ses matres, le philosophe Johann Gottlieb Fichte,dont il hrite une part significative de la fascination pourlimagination productrice, mais qui de son ct privilgie l encore de manire gnrale la souche germaniquedes concepts quil affectionne. Seule une ambition lafois littraire et philosophique, et non un quelconquesnobisme, pousse ainsi Novalis voquer toutes sortesdoprations (Operationen) simultanment potiques etcritiques, et assimiler au fragment 724 du Brouillon

    gnrallactivit philologique avec un certain pouvoir

    d exprimenter , judicieusement not experimentiren etnon erfahren : Lephilologiserest loccupation vraimentsavante. Il correspond lexprimenter (Experimentiren) 1.

    1. NOVALIS, Werke, Tagebcher und Briefe (dsormais : WTB, suividu volume et de la page), herausgegeben von Hans-Joachim Mhl undRichard Samuel, Mnchen/Wien, Carl Hanser Verlag, Bd. II, S. 648.

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    NOVALIS ET SA TRADUCTION XV

    Or, dans les premiers temps de sa rception franaise,luvre novalisienne ne rencontre pas lcho de sa propre

    ambition, quelques rares exceptions prs. Se tenantvritablement dans laller-retour entre les mondes latin etgermanique, de par ses origines flamandes et, tout la fois,sa germanophilie et sa francophilie, Maurice Maeterlincka dune certaine manire cherch poursuivre le dialoguecommenc par les romantiques, en dpit de certains choixde traduction qui peuvent nous sembler aujourdhuimalheureux. Il naura toutefois aucune descendance

    directe. Car Armel Guerne, son principal successeur auprsdu public franais jusquaujourdhui , ne sembarrassepour sa part daucune ambition interculturelle lorsquilscrie, dans les annes 1970 et sans aucune ironie :

    Que de fois Novalis, dans ses Fragments, ne rve-t-il pasdune langue plus euphonique que la sienne ! Que de foisse prend-il au pige de son outil maladroit, aux fautes quelui fait commettre un langage dont le contrle spirituel est

    vague, incertain, inexistant parfois ! Ce que je veux dire, cestque le mysticisme peut tre nimporte quoi, donc allemand ;mais que la vie mystique, qui est la vie authentique, la viepar excellence, ne shabille pas indiffremment de nimportequel langage et quelle a une prfrence radicale pour lelatin. Que telle est la raison, sans doute, qui permet de saisirpourquoi il y a chez Novalis un tel penchant franciser sonallemand jusque dans le vocabulaire, et sy comporterspirituellement en latin [], [que de plus] le passage de

    lallemand au franais est infiniment plus ardu et posedes problmes souvent peu prs insolubles, alors que latransition inverse se fait beaucoup plus naturellement. Quetelles sont les raisons mystiques qui appelaient, comme unencessit spirituelle implicite, non pas la traduction toujoursplus ou moins faisable, non pas la naturalisation proprementimpensable, mais la re-pense en franais dans tout cequelle peut avoir de lgitime, de la pense de Novalis quiaspire parfois des gestes, des mouvements quemptre

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    NOVALIS ET SA TRADUCTIONXVI

    ou que gne aux entournures son costume allemand. []il est incontestable que luvre de Novalis avait quant

    elle, intrieurement, sa raison dtre en franais [], unesorte de besoin initial, dont la satisfaction lui donne, oului rend quelque chose, en dpit de tout ce que lui faitperdre au passage [] la re-pense et [] la traduction2.

    Lignorance du contexte philologique et philosophiquede laFrhromantiksallie ici une accumulation presqueviolente de prjugs sur la langue et dbouche sur uncontresens majeur. Au lieu mme o il invite la France senrichir du romantisme allemand, Guerne dcuplelimpression dun retard de celle-ci sur lAllemagneromantique. Certes, il nest en rien reprsentatif de lathorie de la littrature franaise, pourtant contemporainede ses travaux, quil ne connat pas alors mme quelletente dhriter de faon nettement plus rigoureuse duromantisme dIna. Mais sil reprsente encore soninsu larrire-garde dune certaine culture littraire

    franaise, complaisamment autocentre, et pour cetteraison tant de fois raille par les romantiques dIna,il est tout aussi vrai quun texte, quel quil soit, crede leffet dans la ralit et agit sur les reprsentations,comme y ont tant insist les mmes romantiques. Desgnrations de lecteurs franais de Novalis se sont donc,avec plus ou moins de satisfaction, pntrs de la languede Guerne, travers laquelle la pense de Novalis tait

    cense filtrer. La fascination de Guerne pour le jeunepote romantique, irrationnelle force de ne pas vouloirse mdiatiser, se voit sans doute tempre par unevritable connaissance de lallemand, et sa traduction est

    2. GUERNE(Armel), Novalis ou la vocation dternit , dansNOVALIS, Les Disciples Sas, Hymnes la nuit,Chants religieux, trad.fr. par Armel Guerne, Paris, Gallimard, 1975, p. 23-24.

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    NOVALIS ET SA TRADUCTION XVII

    en un sens une authentique interprtation. Seulement,celle-ci naura eu quun seul objectif : latiniser une prose

    germanique juge lourde et maladroite, paradoxalementpuisque Guerne loue partout le caractre prtendumentthr de lcriture novalisienne caractre pour lemoins maximis par ses soins. Heureusement pourNovalis, me pure contrainte de sexprimer dans unelangue lourde, le mysticisme peut bien tre nimportequoi, donc allemand , comme lcrit Guerne danslextrait cit linstant, sans mesurer la suffisance de

    son propos. Lallemand est un revtement rugueuxquil convient denlever Novalis pour mieux entendrechanter dans ses pomes lessence authentique, ternelleet invariable de son mysticisme. Et bien sr, elle chanteen franais. Guerne substantialise avec une lourdeur plusextraordinaire encore que celle quil prte lallemand par une sorte de prvention anachronique les qualitset les dfauts imputs chaque langue :

    Le franais est une langue dun gnie spirituel qui a lesqualits et les dfauts du coursier pur-sang, sa prcisionet sa promptitude de geste. Lallemand, plus lourd, moinsharmonieux et moins ombrageux, permet au cavalier, silfranchit moins dobstacles, de lcher plus souvent les guideset de rver parfois en voyageant. [] Le franais est uninstrument dune prcision terrible, dune souplesse etdune subtilit qui saiguisent dune manire extraordinairedans le contrle direct, et son harmonie intrieure, quoiquediscrte, est suffisamment euphonique pour quon ait pasbesoin, quand on pense en franais, de rver constammentdharmonie, comme cest le cas perptuel au sein delallemand3.

    3. Ibid., p. 23.

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    NOVALIS ET SA TRADUCTIONXVIII

    Il ne suffira videmment pas de rtorquer, commepourrait le faire nimporte quel linguiste inform que, par

    son jeu de suffixes et de prfixes ou bien par sa capacit substantiver immdiatement nimporte quel verbe sansheurter, entre bien dautres aptitudes, lallemand possdeune souplesse et une capacit presque illimite de crerdes mots et donc du sens, inities dailleurs souvent parla langue parle. Et ce, loppos de notre rigidit, voirede notre culte pour la langue crite, qui donne bien peude latitude pour la cration de substantifs, sinon sous la

    contrainte rcente de langlais. Ce type dargument nesuffit pas, en effet, si du moins on le situe sur le terrainde Guerne, savoir celui dune essence des langues,inscrite en elles de toute ternit, et oublieuse de ceque ces situations linguistiques sont justement des tatsde fait. Ceux-ci sont toujours historiquement situs, et vrai dire dpendants de ce que les locuteurs font etchoisissent defaire la langue dont ils hritent. Or telletait justement lune des missions que stait donne laFrhromantik, avec ironie cette fois, puisquelle en savaitbien les limites en mme temps quelle en rflchissaitla ncessit : dsubstantialiser le parler et entrer enfindans cet aller-retour complexe entre le propre et ltrangerpar lequel seul pourra se constituer la posie universelleprogressive pour reprendre le clbre fragment 116de lAthenum laquelle elle aspire. Pour nabolir enrien les diffrences entre les langues, le partage du sens

    autour dune uvre, pensent les romantiques, doit tretributaire des rflexions ou potentialisations linfinignres par ses traductions, ses recensions et ses critiques,entre carts et proximits.

    En ce sens, la traduction ou la critique AntoineBerman a bien montr le caractre quasi indissociablede ces deux termes chez les romantiques propose

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    NOVALIS ET SA TRADUCTION XIX

    par Armel Guerne, sans doute la plus accueillante quisoit du point de vue de lintention, est en ralit fort

    svre. En jugeant comme il le fait une uvre qui a prsde deux sicles davance sur sa modernit commeon la tant de fois reconnu , il la peroit pour sa partavec deux sicles de retard. Car quant au caractre soi-disant incontestable de lexpression secrtement maisabsolument franaise des textes de Novalis, force est deconstater quon le cherchera en vain dans les mmestextes. Or il y a l un symptme, prcisment identifi

    et critiqu il y a un peu plus de deux sicles par lesromantiques dIna. Attaquant les traductions lafranaise de son temps, August Wilhelm Schlegel regretteleur incapacit se confronter vraiment laltrit. Uneincapacit, comme la bien vu Antoine Berman, enparfaite conformit avec la position dominante de laculture franaise de lpoque, qui na nullement besoin depasser par la loi de ltranger pour affirmer son identit 4.Schlegel note ainsi :

    Dautres nations ont adopt en posie une phrasologiecompltement conventionnelle, si bien quil est purement etsimplement impossible de traduire potiquement quelquechose dans leur langue, comme par exemple en franais[] Cest comme sils dsiraient que chaque tranger, chezeux, doive se conduire et shabiller daprs leurs murs,ce qui entrane quils ne connaissent proprement parlerjamais dtranger5.

    4. BERMAN(Antoine), Lpreuve de ltranger. Culture et traductiondans lAllemagne romantique. Herder, Goethe, Schlegel, Novalis, Humboldt,Schleiermacher, Hlderlin, Paris, Gallimard, 1984, p. 62.

    5. SCHLEGEL(August Wilhelm),Geschichte der klassischen Literatur,Stuttgart, Kohlhammer, 1964, p. 17. Cit dans BERMAN(Antoine)(note 4), p. 62.

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    NOVALIS ET SA TRADUCTIONXX

    Ds lors, analyse Berman,

    Loin de souvrir linflux des langues trangres, lefranais tend bien plutt remplacercelles-ci comme modede communication des sphres intellectuelles et politiqueseuropennes. Dans ces conditions, il ny a pas de place pourune quelconque conscience de la fidlit. La position destraducteurs allemands au XVIIIesicle nen acquiert queplus de poids. Elle renvoie une problmatique culturellequi est comme lafigure inverse de la franaise6.

    Les consquences de cette attitude franaise sontvidemment plus ennuyeuses sagissant de Guerne, quiinitie un large lectorat Novalis dans la seconde moitidu XXesicle, que sagissant des traducteurs franais desLumires. Lointain avatar de ces derniers, Guerne parvientencore relever leurs penchants dune fatuit dautantplus pernicieuse quil ne la voit pas, tout occup quilest rendre compatibles des amours prsentes comme

    contradictoires, savoir Novalis et la langue franaise.Souvenons-nous en effet de ce propos : se plaignant desdifficults de la traduction, Guerne jugeait bien plusardu le passage de lallemand au franais celui auquelil sexerce que du franais lallemand. Autrementdit, dune part, le franais peut avec une certaine facilitcondescendre, littralement, dans lallemand, cette langue-ponge toujours en manque dharmonie, cette petitefille dsireuse de grandir, et qui aurait donc bien tort defaire des difficults lorsque le coursier pur-sang voqupar Guerne lui offre enfin un peu de son allure. Dautrepart, il apparat linverse plus prilleux de remonterde lallemand ingal et rpeux de Novalis la puret dulatin mystique que camoufle lpre vtement germanique

    6. Ibid.

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    NOVALIS ET SA TRADUCTION XXI

    dont le pote, len croire, ne cesserait de se plaindre. Letraducteur se fait alors escaladeur : il doit atteindre les

    sommets mystiques , ajoute-t-il systmatiquement du franais, o rgnent une harmonie et une euphoniesi naturelles que le locuteur francophone na mme plusbesoin den rver comme dun idal atteindre, sa languetant, en elle-mme et par elle-mme, harmonieuse pourlui.

    La fin du mme extrait aurait sonn comme unecinglante ironie de lhistoire pour les romantiques, sils

    avaient pu la lire : la satisfaction du besoin de franais dont serait porteuse la langue de Novalis, prcisait ainsison traducteur, rend finalement quelque chose celle-ciplutt quelle ne le lui apporte , et ce, en dpit detoutce que lui font perdre au passage le travail de re-pense etla traduction . En dautres termes, le travail de traductionnest jamais pour Guerne quune manire malheureusede rvler le cur de la pense de Novalis. En dpit desa traduction et de son re-travail, dont le propre seraitde perdre luvre et non de la gagner en oppositionfrontale, donc, avec la pense romantique Guerne rend nanmoins son d lallemand : le franais. Ilest des cas o les solutions les pires sont les meilleures :la traduction, semble-t-il dire, est essentiellement uneperte, et il faut donc viter dy recourir, sauf si uneautre langue peut rdimer lallemand de son pch delourdeur. Reconnaissons-le : il est des gnrosits bien

    contradictoires dont on se passe volontiers. Doubles dunantimodernisme aggrav, toutes ces considrations deGuerne mritaient selon nous une prise de distance nette.

    Il fallait donc proposer au public une nouvelle tra-duction de Novalis. Dautant que celles de Claretie, deRoud ou encore de Voyat, pour tre rellement sdui-santes certains gards, nous sont apparues ici ou l

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    NOVALIS ET SA TRADUCTIONXXII

    vieillies, dans le premier cas, trop loignes du texte dansle deuxime, et franchement surinterprtatives dans le

    dernier cas. Voyat propose en effet une vritable rcri-ture, parfaitement cohrente et assume, pour sa part ;lue comme telle, elle est dailleurs hautement mritoire.Pour en profiter pleinement, cependant, il faut accepterune option forte du traducteur : ne pas traduire quantitde mots presque chaque strophe et les remplacersoit par le silence, soit par des termes mieux adapts sarcriture selon nous excessivement lyrique, dans cette

    version ponctue intervalles rguliers de ah ! et de oh ! , l o le texte allemand nen demande pas tant.On dcle ici une emphase qui, dans lesprit du moins,rapproche cette traduction de celle dArmel Guerne.Cette dernire, en effet, est par endroits sature de pointsdexclamations, pourtant rares chez Novalis. Cela tantdit, Guerne est meilleur germaniste quinterprte ouessayiste. cet gard, dailleurs, sa traduction des Dis-ciples nous semble plus russie, parce que plus sobre, quecelle des Hymnes ou des Chants. Par ailleurs, quelquesfulgurances vraiment sduisantes lui permettent de sesortir de plus dun mauvais pas. Dans les trois textes,toutefois, lallemand de Novalis se voit, de manire plusou moins sensible selon les passages, enjoliv, lev versle ciel, arrondi, clairci Guerne dirait sans doute allg,quoiquil lalourdisse en ralit , voire clair, ce qui estpour le moins problmatique sagissant dhymnes la

    nuit ! Ce procd saccompagne formellement chez luidun dtail de paragraphes peu respectueux de loriginal,de mme quil va parfois la ligne quand bon lui semble,met arbitrairement des majuscules certains substantifset renforce systmatiquement lepathos de moult passages.Enfin, des syntagmes jugs trop lourds sont carrmentnon traduits.

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    NOVALIS ET SA TRADUCTION XXIII

    II

    La question se pose, ds lors, de savoir quelle traductioncrire. Faut-il dire quune traduction doit tre fidle ou ne doit pas tre ? On sait combien les guillemets nesuffisent pas un adjectif comme celui-l. Pas seulementparce quune hypothtique fidlit quelques-uns destextes les plus beaux mais aussi les plus difficiles delhistoire de la littrature allemande est extrmement

    difficile raliser nous avons rencontr les mmescontraintes que nos prdcesseurs et avons d djouerles mmes embches, bien nombreuses au demeurant.Mais aussi, et surtout, parce que la fidlit nest pasforcment souhaitable, si lon croit pouvoir neutraliserainsi le processus malheureux dabsorption de lallemanddans le franais de Guerne. Lillusion est toujours lamme, et pour sen convaincre, il suffit de suivre encorela mme voie, celle trace nagure par laFrhromantik.

    Sil nest pas possible de traduire Novalis en suivant sespropres indications traductologiques, car il se garde denproposer (au contraire dAugust Wilhelm Schlegel ou plusencore de Schleiermacher), on peut tenter dinscrire sonpropre geste dans le sillon quil trace lui-mme. En effet, ilparticipe avec Friedrich Schlegel et les autres cette fivrede spculation la fois philologique et philosophique sur letexte, sa recension, sa critique et sa traduction fivre qui

    sempare de la ville dIna la fin des Lumires allemandes,non sans gagner aussi Weimar par contagion (le conceptgoethen de Weltliteraturen sera plus tard un symptme).

    Au final, toute posie est traduction 7, crit ainsiNovalis August Wilhelm Schlegel dans une lettre

    7. WTB (note 1), Bd. I, S. 648.

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    NOVALIS ET SA TRADUCTIONXXIV

    fameuse du 30 novembre 1797. Cette variation sur lecaractre par essence critique et rflexifde la posie

    romantique dit sa ncessit de se critiquer et de se rfl-chir travers la langue de lautre. Elle mrite que lonsy arrte brivement. Le contexte de la lettre est celuides premires traductions de Shakespeare par lan desSchlegel. Novalis a lu avec passion ces traductions et ilcommunique son enthousiasme son correspondant,en sarrtant sur lune des recensions dont le travail deSchlegel a t lobjet.

    Selon nous, trois temps logiques peuvent tre distingusdans la cration et indistinctement lapprhension duneuvre chez les romantiques dIna. La lettre de Novalisa lavantage de nous rvler les trois. Examinons dabordles deux premiers. l ge critique dont parlentfrquemment les romantiques, lge de la rvolutiontranscendantale combin la Rvolution franaise,luvre littraire reconnat possder, partir de cesdeux modles , un double pouvoir dautocritique, demise en question de sa propre possibilit. Dune part,elle se montre capable de rflchir et de prsenter lesconditions de possibilit a priori de luvrer en gnral.Cest la premire rvolution, celle du criticisme kantien.Dautre part, elle montre quelle est rflexion et prise deconscience de sa propre historicit, de sa propre situationdans sa langue. La profonde conscience de son historicit,

    cest--dire le pouvoir inhrent luvre de jouer avecson hritage, ses dterminations historiques, et de lessubvertir, transforme radicalement lcriture. Cest laseconde rvolution, o lAncien Rgime, cest--dire enlittrature le classicisme, se voit renvers.

    Tels sont les deux premiers temps logiques de luvreromantique et de sa perception. Dun ct, il convientdaccepter le dcentrement de luvre provoqu par sa

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    NOVALIS ET SA TRADUCTION XXV

    recension, sa critique ou sa traduction, quelles quellessoient. Do quelles viennent, en effet, elles mritent

    dtre prises en considration puisquelles exprimentune rflexion ncessaire de luvre. En apprenant son correspondant, au dbut de la lettre, quil a prisconnaissance de la rcente recension de son travail,Novalis nonce une simple vrit factuelle, qui ne doitpas passer inaperue. En effet, elle sapparente un peu un code de communication entre les crivainsde lAthenum. Quoique relativement mdiocre, en

    loccurrence, cette recension devait, en vertu dunencessit interne la traduction de Schlegel elle-mme,tre voque et pose limage du moi fichten, dontlautoposition est contemporaine de lopposition du non-moi. Son apport la posie transcendantale peut alorstre tudi et dissqu. Dun autre ct, paralllement,ou plutt travers cette posie transcendantale mme,luvre se confronte son historicit. Tandis quelles infinitise et se potentialise dans la multiplicit deses annexes, de ses recensions, de ses commentaires, deses traductions et de ses contextes de rception, elle sevoit par l mme renvoye la finitude de sa situation, ses limites concrtes, inscrites dans un espace-tempslinguistique, social et historique irrductible tout autre.Dans la lettre Schlegel, la conscience de lhistoricitmme de son travail sur Shakespeare ramne Novalis auxconsidrations les plus classiques de lAthenum sur son

    poque et limportance de sa propre action dans le cadrede cette poque. Novalis souligne combien la traductionde Schlegel contribue la cration dun gnie potiquenational, quon prendra dautant plus soin de ne pasassimiler la croyance en la supriorit de lAllemand oude sa langue quelle se manifeste toujours ironiquement.

    Ce dialogue entre le transcendantal et lhistoiresexprime souvent, chez Novalis et Friedrich Schlegel,

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    NOVALIS ET SA TRADUCTIONXXVI

    dans laffirmation rpte selon laquelle il faut croiserune philosophie de la philologie et une philologie de la

    philosophie. Dans le premier cas, on part du potiqueet de ses multiples incarnations, ou encore de la lettre,pour aller vers luniversel, vers lesprit, cest--dire versle pouvoir universel de la critique mais aussi vers luvreuniverselle comme critique ; dans le second cas, on partdu transcendantal pour aller vers la langue particulire,lhistoire, la culture et les classifications littraires quisy dploient. Philosophie et philologie en sortent toutes

    deux gagnantes : tout la fois le genre mme de laphilosophie ou, de faon gnrale, son criture, cesse depasser sous silence et daller de soi une vritable potiquede la philosophie est rvle, assume et rendue soninachvement , tandis que la gnralisation de la rflexiontranscendantale disqualifie les mauvaises habitudes de laphilologie, cest--dire sa manire rcurrente dhypostasierles styles, les genres ou les poques. Ces dernires doiventdsormais entrer en rsonance de faon dynamique enraison de leur enracinement dans un mme pouvoirdautorflexion critique. Linterprtation, et non plusla loi rigide et naturalisante de la simple succession despoques, guide le pote et loriente dans lhistoire.

    Oser lalliance de la posie et de la philosophie, sursjumelles mais rivales depuis lAntiquit, et oser intgrer cette alliance la critique et la traduction de lune etlautre, les Allemands sont bien les seuls le faire en

    Europe. Et si Novalis se dit convaincu que le Shakespeareallemand est maintenant meilleur que langlais 8, cestparce que le penchant (Hang) au traduire 9, voirela pulsion (Trieb) au traduire 10, nest, de toutes les

    8. Ibid.9. Ibid.10. Ibid.

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    NOVALIS ET SA TRADUCTION XXVII

    nations europennes, irrpressible (unwiederstehlich) quepour les Allemands, comme elle ltait dans la culture

    romaine tardive. Seul le caractre de brassage permanentexig par les Allemands, comme dans la Rome antique,explique Novalis, indique le caractre trs lev 11dece peuple. Or tant donn que la traduction de Schlegelse tient loppos des traductions assimilatrices lafranaise on se souvient de sa critique froce , il fautbien comprendre que si le Shakespeare allemand estmeilleur que langlais, aux yeux de Novalis, cest dans la

    mesure o ltranger Shakespeare lAnglais permet lalittrature allemande de se rflchir et de se repotentialiserou, suivant un syntagme trs novalisien, de slever lapuissance , au sens mathmatique du terme.

    Voil pourquoi, dans la mme lettre, Novalis dfinitjustement la germanit (Deutschheit) par son cosmopoli-tisme (Kosmopolitismus). Lquation est limpide. Bien sr,un tel cosmopolitisme ne cherche pas nier la singularitde chaque uvre ou de chaque langue, que lon tente aucontraire de promouvoir dans leurs diffrences, et cestpourquoi il est mlang au plus vigoureux des indivi-dualismes 12. Il faut bien que les langues et les culturesne se recouvrent pas pour que le cosmopolitisme servle, sans quoi il ny aurait quune seule nation ou uneseule langue, donc aucun brassage de significations mul-tiples et aucune lvation spirituelle possible. La culture

    allemande nest donc pas trs leve, en Europe, parcequelle serait la seule rvler ou extraire la vrit deShakespeare, mais parce quelle est la seule, ce jour, croire que traduire Shakespeare apporte et ajoute du sensau texte anglais, bien quune partie de ce sens se perde

    11. Ibid.12. Ibid.

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    NOVALIS ET SA TRADUCTIONXXVIII

    irrmdiablement. Mais surtout : si elle est comparable la Rome antique, cest parce que lAllemagne romantique

    croit enrichir sa propre culture en plus de langlaise, travers cette opration o se mlent la perte, la rappro-priation et la subversion, mais aussi l extranisation .En effet, la littrature allemande devient bien trangre elle-mme travers le Shakespeare dAugust WilhelmSchlegel : elle apprend quelque chose quelle ignorait desa culture et de sa langue en mme temps quelle souvresur le thtre lisabthain. Des possibles impensables

    se ralisent grce lautre, sa langue et sa culture.Quune autre nation le fasse et elle passera elle aussi la puissance. LAllemagne romantique nest puissanteque dans la mesure o sa conception de la traductioncomme dun acte intrinsquementpoitique(un mot tirdu grecpoisis, signifiant la cration, la fabrication)luipermet littralement de slargir et non de se refermersur elle-mme : Pour nous seulement les traductionssont devenues des largissements (Erweiterungen) 13,prcise significativement Novalis. Le nationalisme, on nyinsistera jamais assez, est entirement absent du roman-tisme dIna. Ce dernier critique justement le caractre nationaliste des traductions franaises, o ltrangerse dilue entirement dans le propre et sy rtrcit, l ole propre gagne slargir dans ltranger selon lui. Lenationalisme allemand natra plus tard, prcismentlorsque Napolon tentera de faire de lEurope sa pro-

    prit . Mais restons Ina en 1797.

    Il faut de la moralit potique et, en outre, un sacri-fice du penchant, pour se soumettre une vritabletraduction 14, ajoute encore Novalis avec beaucoup

    13. Ibid.14. Ibid.

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    NOVALIS ET SA TRADUCTION XXIX

    de subtilit. En effet, le sacrifice du penchant (Aufopfe-rung der Neigung) requis par le traducteur nest pas un

    simple sacrifice (Opferung), en ralit, mais sapparenteaussi au dvouement. La traduction est vue ici commeune soumission au texte original, un exercice de fidlitcapable de cette autocritique, de cette mise distance despenchants naturels qui manque tant la culture franaisede lpoque, en mme temps quelle se montre paradoxa-lement dvoue cette inclination elle-mme. On doitpouvoir laisser sexprimer les caractristiques propres

    de sa pulsion traduire une fois celles-ci filtres par lactede rflexion et la prise de conscience de soi. LAufopferungindique astucieusement que lon sacrifie son penchantpour mieuxy sacrifier. Tel est lquilibre difficile entrefidlit et inclination sa propre langue auquel il faut setenir afin denrichir sa culture grce la langue de lautre.

    Sil est acquis que toute traduction est potique, encorefaut-il reconnatre que toute posie est traduction ctaitbien la conclusion de Novalis (Am Ende ist alle Posiebersetzung). En ce sens, la traduction dAugust WilhelmSchlegel aurait pour principal mrite de dcupler lapuissance potique du texte de Shakespeare, qui tait djen lui-mme une traduction plus quun original. Cela neva pas de soi et la mise en crise de lauctorialit ouverte parles romantiques ne sest pas vraiment acheve aujourdhui.On connat les trois grandes tendances de lpoque voques au fragment 216 de lAthenum. Lautocritique

    de la connaissance humaine, dans la Critique kantiennepuis dans la Doctrine de la science de Fichte o toutesles transcendances dans lordre constitutif de la raisonreoivent leur cong , lautocritique de lhistoire dansla Rvolution franaise ensuite o la monarchie et toutrapport de pouvoir prtendument naturel sont congdis et lautocritique de la littrature dans le Wilhelm Meisterde Goethe, lui-mme paillet de rfrences Shakespeare,

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    NOVALIS ET SA TRADUCTIONXXX

    entranent chacune dans son sillage lautocritique du je crivain. Il nest nullement question, pour lAthenum,

    de prtendre quil ny a pas dauteur : lorsquils sonttents par des affirmations massives, les romantiquesprennent un soin dautant plus grand les envelopperdironie, afin de reconduire toujours une forme detension irrductible qui seule fait loi pour eux. Limportantrside ici : lauteur est un crateur littraire et une vritableindividualit dans la mesure seulement o il est la foistraducteur transcendantal et traducteur de lhistoire.

    Non quil hrite passivement de cette dernire, mais aucontraire parce que son criture peut en droit activer lerapport entre les genres, entremler les styles et joueravec les poques pour mieux agir sur la sienne, sans serfrer aucun canon pralable lexercice de sa proprerflexivit. De mme, lcrivain ne peut tre un crateurlittraire que dans la mesure o il traduit dans sa rflexionsingulire les rgles ou lois gnrales et universelles dela cration. leur tour, ces lois constituent moins uncanon quelles ne se voient construites, prouves, etdj diffrencies, dans la rappropriation singulirequen propose luvre. Lhistoire et le transcendantalcoexistent ainsi de manire indite et, comme le montreDenis Thouard, le perspectivisme sinstalle 15. Sil ya toujours un texte original au sens faible, loriginal ausens fort sen est all rejoindre lAntiquit : il est le mythede luvre quil nous faut toujours rcrire et inventer

    dans dinfinies traductions.

    Mais il y avait encore un troisime temps de lap-prhension romantique dune uvre. Ce dernier estparfois discret ou implicite, sauf par exemple dans un

    15.THOUARD(Denis), Friedrich Schlegel, entre histoire de laposie et critique de la philosophie , Littrature, 2000, n120, p. 47.

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    NOVALIS ET SA TRADUCTION XXXI

    texte comme De limpossibilit de comprendre, paru dansla dernire livraison de lAthenum. Cependant, il est

    peut-tre le plus important, au sens o il rgule les deuxpremiers. Il sagit de limprvisibilit, cest--dire du pointde passage entre les rives de la philosophie et de la phi-lologie lon peut donc effectuer la traverse dans lesdeux sens (bersetzen signifie aussi bien traduire quepasser dune rive lautre). De quoi sagit-il ? Limprvuest limprvu de lacte mme ou plutt des effets delacte de potiser, ou encore de traduire. En traduisant

    lhistoire dans le langage universalisant du transcendantal,en traduisant le transcendantal dans la langue historique,ce que lon gagne et ce que lon perd en cours de routene svalue pas tant dans luvre elle-mme que dansses autres et ses trangers : traductions, recensions oucommentaires. Plus fortement encore, limprvu se rfre la manire dont luvreagit ltranger si lon peutdire. Il y a, dans le passage du propre ltranger, et deltranger au propre, un noyau qui est lui-mme tranger lun et lautre : la non-comprhension, dont parleraSchleiermacher, mais peut-tre plus fondamentalementencore lintraduisible, que nous aurions tendance appelerlimprvu, toujours en avance sur les traductions quelon doit en faire. Il est impossible de prvoir la maniredont une uvre va tre reue par autrui, et ce, sur leplan transcendantal comme sur le plan historique. Il estimpossible danticiper limpact dune uvre tant sur son

    histoire que sur luniversalit potique laquelle ellecroit contribuer. Ce quelle apporte lexplicitation et lautocritique universelle de la cration potique ne peuttre anticip, puisque sa singularit la met par principe endcalage avec luniversel. Mais on ne peut pas davantageprvoir limpact dune uvre sur sa ralit historique etsur dautres ralits historiques celles qui prcdent etquil faudra donc relire (ainsi de cette Antiquit rcrire,

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    NOVALIS ET SA TRADUCTIONXXXII

    selon les romantiques) comme celles qui doivent encoreadvenir. Bref, si luvre est la fois transcendantale et

    historique, sa rception critique, par o elle se dfinit, lesttout autant et la surprise en est la manifestation mme.Il y a ainsi un cart et une inadquationentre le traducteur,le traduit et le lecteur, lis au caractre imprvisible des effets de cette rencontre multipolaire, cest--dire lamanire, toujours surprenante pour chacune des parties,dont luvre aura cr des effets dans le rel, aura agisur les reprsentations et modifi le sens.

    Dans le cadre du romantisme dIna, il est vrai, pourtre toujours en droit surprenant, lcho de luvre surlautre rive est souvent dcevant aux oreilles du crateur-traducteur. Ainsi le jugement de Novalis dans sa lettre Schlegel tombe-t-il comme un couperet : la recensiondu Shakespeare dAugust Wilhelm a certainement tcrite par un homme bien intentionn (ein gutmeynender

    Mensch), mais sa recension nest vraiment pas de laposie (Seine Recension ist aber wahrhaftig keine Posie) 16.Il faudra encore trois annes pour que Friedrich Schlegelreconnaisse, dans lAthenum, lchec de cette gigantesqueopration de traduction que fut le romantisme dIna.Si la surprise est valorise par les romantiques parcequelle empche luvre de devenir un systme clos surlui-mme, cette imprvisibilit ne se nourrit pas moinsprincipalement de la non-comprhension dautrui. Latotale adhsion de luvre sa critique, sa traduction ou

    sa recension ruinerait lcart ncessaire sa rflexivit.Lespace, mme infime, qui spare une uvre de sarception, dcalage imprvisible et surprenant, se situeau cur de lapoisis.Cependant, la non-comprhensiondautrui nest pas toujours facilement acceptable, surtout

    16. WTB (note 1), Bd. I, S. 648.

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    NOVALIS ET SA TRADUCTION XXXIII

    si, plutt que de contribuer laventure universelle de latraduction dautrui, elle en freine le processus par son

    refus de jouer le jeu de luvre multipolaire. Cette non-comprhension gnre dailleurs des malentendus entreles romantiques eux-mmes. Mais elle demeure essentielle.Si la compntration de lhistoire et du transcendantal,de la lettre et de lesprit, du Mme et de lAutre, taitparfaite, luvre serait incapable de se rflchir. Elle abesoin, pour se rflchir, de se nourrir des rsistancesde lautre, et de la surprise de toutes ces rencontres

    imprvues quifont aussi luvre.

    Notre traduction ne saurait videmment partager,mme de loin, les prtentions inoues des grandestraductions romantiques, du Shakespeare de Schlegelau Don Quichotte de Tieck en passant par le monumentalPlaton de Schleiermacher. Nous navons ni leur maestriani leurs ingalables comptences philologiques. On espretoutefois quun peu de lesprit de la lettre AugustWilhelm Schlegel se reflte dans la prsente entreprise.Ainsi, nous insisterons plutt sur une caractristique denotre traduction, qui nous permet de la qualifier au moinspar la ngative : son refus, plus modeste et plus ralisable,de rtrcir la langue de Novalis. Que voulons-nous dire ?Au-del des traductions historiques voques plus haut,une certaine manire de se rapproprier les textes deNovalis a vu le jour en France dans la seconde moiti

    du sicle dernier (plutt chez les thoriciens cette fois) manire qui sapparente pour nous un rtrcissementauquel il faut tre attentif.

    Certains des plus fins lecteurs du premier romantismeallemand sont souvent passs ct de la dialectique subtilequi se noue, Ina, entre le transcendantal et lhistoire,leste ou rgule par la surprise. Le cosmopolitisme, legot pour la langue de lautre en sa matrialit mme, et

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    NOVALIS ET SA TRADUCTIONXXXIV

    lirruption dune recension imprvue dans le champ de lacration dune uvre prennent alors un sens fortement

    quivoque chez ces auteurs. En effet, de telles lectures sontsouvent hyper-transcendantalisantes , dune certainefaon, ou en tout cas extrmement formalistes : proposantune conception somme toute bien troite de ce que Fichteentendait par choc (Anstoss), et dont les romantiques sontbel et bien les hritiers, la langue de ltranger, celle qui heurte la langue propre, sapparente ici indirectement un obstacle liminer. Les romantiques aspireraient

    une uvre totale, qui adhrerait absolument elle-mmedans une autorflexion ce point raffine que celui qui nyest pas inclus en est tout simplement exclu. Ces lecturesdu romantisme ne manquent pas de critiquer le mmeromantisme, aprs avoir reconnu leur dette profonde son gard. Mme un commentaire aussi engageantque celui dAntoine Berman, pourtant particulirementattentif lhistoricit, ne peut sempcher de critiquerle principe de la traduisibilit de tout en tout17, cepoint ouvert lautre quil se ferme en fin de comptesur sa proprit absolue, enfin conquise. leve aurang duvre de manire indite, la traduction perdraitquand mme quelque chose au change : on ne luireconnatrait plus sa diffrence avec la critique (ce quiest exact pour Novalis) puisque toute criture devraitconcourir lIde de luvre ce point accomplie danssa pure rflexivit quelle en devient monologique (ce

    qui nous semble bien plus discutable). Le projet delAthenum se retournerait dans une certaine mesurecontre lui-mme. Pigs par leur totale ouverture etleurs exigences multilatrales de traductions, le caractreprosaque du rapport au monde et la matire mme

    17. BERMAN(Antoine) (note 4), p. 132.

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    NOVALIS ET SA TRADUCTION XXXV

    de la langue dautrui passeraient la trappe, engloutisdans luvre partout gale elle-mme, ses critiques

    et traductions se prsentant intrinsquement commeses propres assonances. Du moins sont-elles qualifiesen fonction de leur unique capacit rencontrer lIdemme de luvre. Contrairement lidal goethen de latraduction, le modle romantique ne serait pas, du moinsultimement, au service du dialogue interculturel, puisquilviserait dabord la cration dun absolu littraire , pourreprendre une formule aujourdhui canonique18. Ce

    caractre monologique critiqu par le traductologue taitdj reconnu par de nombreux commentateurs, parmilesquels Blanchot, Lacoue-Labarthe et Nancy. Bermanclive alors le romantisme allemand : dun ct, Novalis etFriedrich Schlegel, les hyper-spculatifs monologiques, delautre, August Wilhelm Schlegel et Schleiermacher, quise montrent capables dautonomiser dans une certainemesure la critique de la traduction, et soutiennent cettedernire par des thories et des pratiques concrtes etspcifiques, faisant droit la langue en sa matrialit.Pour nous, le romantisme dIna est riche des diffrentesperspectives quabrite lAthenumet les deux derniersauteurs en font bien partie part entire. En outre, cestune fois encore le caractre prosaque de la pense deNovalis, son attention la matire mais aussi au contenudes oprations de traduction qui se font alors oublier19.Novalis, dont le modle absolu, selon Berman, serait la

    18. LACOUE-LABARTHE(Philippe) et NANCY(Jean-Luc), LAbsolulittraire. Thorie de la littrature du romantisme allemand, Paris, Seuil,1978.

    19. cet gard, dailleurs, Novalis aurait probablement prouvmoins de difficult que son correspondant rendre le vulgaire oulobscne de Shakespeare, dont tous les romantiques reconnaissentpourtant quil est coupl de manire grandiose au noble, comme lepopulaire luniversel, et que de l vient sa puissance.

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    NOVALIS ET SA TRADUCTIONXXXVI

    musique, apparat comme un formaliste pur. Pour cetteraison, il ferait limpasse sur la matrialit de la langue,

    dclasse au profit du pur parler de luvre. Voil quinous ramne aux textes que lon va lire : les Disciplesoules Hymnes tenteraient, en croire cette interprtation, derejoindre un tel parler dsincarn et monologique, puisdans sa qute de ou dans son identification labsolu.Cette lecture a de srieuses limites, qui transparaissentbrutalement au dtour de lune ou lautre phrase. Ainsi,rapprochant les formalismes romantique et mallarmen,

    Berman prcise que lironieest lun des moyens imaginspar les Romantiques pour lever luvre au-dessus de safinitude 20. En ralit, lironie est biface : rflchissantluvre, elle la potentialise et linfinitise dans lexactemesure o elle la ramne sa condition spatio-temporelleet ses limites linguistiques.

    Dune certaine faon, tout dpend de linterprtationque lon voudra faire de ce jugement : Seine Recension istaber wahrhaftig keine Posie. Bien sr, le jeune romantiquesouligne ici une forme de ratage, dailleurs secrtement charge de chacun des protagonistes. Le destinatairena pas t assez secou par la puissance potique deluvre pour y rpondre potiquement. Lauteur, etavec lui autrui puis le monde lui-mme, choueraientalors atteindre lIde de luvre, et de l natraient lespolmiques et les railleries contre les romantiques oualimentes par eux, lchec tant de toute faon collectif.

    Mais il faut aussi entendre lenthousiasme du constatnovalisien. Se manifeste ici une forme dengagement pourlerreur et dadhsion limprvu qui, pour apparatrepresque insouciante, na en fait rien dune nostalgiedabsolutisme littraire. Cest dlibrment, aprs tout,

    20. BERMAN(Antoine) (note 4), p. 160.

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    NOVALIS ET SA TRADUCTION XXXVII

    que les romantiques rompent avec lidal aufklrerischdunlangage hyper-pdagogique , parfaitement transparent

    au locuteur et au destinataire, et de ce point de vue, ilssavent quoi sen tenir entendons : ils savent que lasurprise vient toujours concurrencer leurs prvisions,et quelle est indispensable luvre romantique. Cettenotion dimprvisibilit explique aussi lintrt appuyde Novalis pour le hasard et la contingence. Or, cestbien sur le sol de la langue naturelle, et plus prcismentdans les usages multiples de celle-ci, que se formulent

    les traductions et leurs surprenantes recensions. Certes,lintrt appuy de Novalis pour les langages formelssemble indiquer un moyen de rdimer ces contingencesmatrielles. Mais lon na pas assez prt attention aufait que les langages formels sont eux-mmes naturels pourNovalis. La diffrence abismale et ontologique 21quela majorit des commentateurs en France croit dceler,depuis Heidegger, entre le langage de nature et le langagepotique, dans le romantisme dIna, nous semble dabordlie la manire dont la littrature moderne et sa thorieont hrit de la crise romantique, que ce soit en France(ds Mallarm) ou en Allemagne (dans la lecture deBenjamin). Plus tard, tout un asctisme postmoderne serappropriera lide prtendument romantique daprslaquelle plus lon sloigne du naturel, plus lon serapproche du noyau potique absolu 22, comme lcritBerman, qui cherche dailleurs se distancier de cet

    hritage quil reconnat fascinant. Les traductions,les recensions, les commentaires nauraient, prcise-t-il encore, quune seule vertu pour les romantiques :

    21. Ibid., p. 147.22. Ibid., p. 173.

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    NOVALIS ET SA TRADUCTIONXXXVIII

    permettre luvre de sloigner de sa pesanteur finie 23.Est-ce si sr ?

    Achevant sa lettre, Novalis avoue sur un ton joyeuxet enlev quil a entre-temps lu Sophocle et Shakespeare tour de rle, lun et lautre dans les mauvaisestraductions 24. La pulsion au langage (Sprachtrieb)25voque dans leMonologue, semble pouvoir se passer,lorsquelle a faim, dune nourriture trop raffine. Et pourcause : pour pouvoir revenir vers soi, le langage intransitif

    doit ncessairement rencontrer lautre et entrer dans latransitivit du rapport au monde. Cet autre, quil soitminral, vgtal, animal ou humain, est lui aussi langage.Cest lune des spcificits de la logologie novalisienne parrapport aux frres Schlegel, et cela nest pas pour simplifierles choses. En effet, lUnivers aussiparle tout parle langues infinies 26. Ainsi, les formules mathmatiques,tout comme le plan des choses (Grundri der Dinge)27voqu dans leMonologue, se constituent de signes quiparlent. Mais justement : ce plan des choses ne cesse decaptiver pour lui-mme le jeune gologue et ingnieurdes Mines, qui plonge en lui pour en dchiffrer le langageinconnu, pleinement matriel et naturel . Tous les signesdu monde ne se dsignent rflexivement comme signesque dinteragir les uns avec les autres transitivement,en acceptant pleinement leur condition chosale. Voilpourquoi mme les formules mathmatiques, rputes

    strictement idelles, sont encore des membres de la

    23. Ibid., p. 172.24. WTB (note 1), Bd. I, S. 649.25. Ibid., Bd. II, S. 439.26. Ibid., Bd. II, S. 500.27. Ibid., Bd. II, S. 438.

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    NOVALIS ET SA TRADUCTION XXXIX

    nature (Glieder der Natur)28daprs leMonologue. Lalangue populaire est dj potique, de mme que la langue

    du pote continue dappartenir la nature, pour Novalis,qui valorise justement le bavardage (Schwatzen)29pourson affinit avec les mathmatiques ou la musique. Lelangage romantique nest peut-tre pas cette qute dune pure signifiance vide 30, tant proclame au XXesicle, carde celle-ci ltranger, limprvu et la rugosit du mondeprennent dfinitivement cong. Or nous ne croyons pasquil en aille ainsi. Rabattre lintrt de Novalis pour le

    bavardage ou la musique sa prtendue fascination pour lapure Forme du langage nous semble excessif. On manquealors ce qui constitue le principal intrt du langage deslangages aux yeux de Novalis, savoir sa productiondeffet dans la ralit, qui chappe par dfinition laForme immobile, contemplant ternellement son proprereflet. Il note ainsi :

    Nous ne connaissons quelque chose que dans la mesureo nous pouvons lexprimer cest--dire lefaire. Plus noussommes en mesure de produire et dexcuter une chosejusquau bout et de manire diverse, mieux nous la savons

    Nous la savons parfaitement quand nous pouvons lasusciter partout et la communiquerde toutes les manirespossibles et que nous pouvons produire en chaque organeune expression individuelle de celle-ci31.

    Exprimer, cest produire. Et si chaque organe doitrsonner de cette production en ce sens universelle ,cest dans la mesure o il en traduit le sens pour son proprecompte, dans la mesure o il lexprime individuellement.

    28. Ibid.29. Ibid.30. BERMAN(Antoine) (note 4), p. 149.31. WTB (note 1), Bd. II, S. 378.

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    NOVALIS ET SA TRADUCTIONXL

    Dans la Forme pure du langage, rgne de la signifiancevide, rien ne se cre, rien ne se perd, mais rien ne se

    transforme non plus. Or, initiant une pense quil nomme idalisme magique , Novalis valorise dessein lesoprations magiques de transformation et de crationde nouveaut oprations inhrentes aux langages quelsquils soient. Novalis est moins fascin par lindiffrence dulangage que par ses multiples diffrenciations empiriquesdans le rel et comme rel. Sil nen tait pas ainsi, lasurprise lie la rception dune uvre dans la langue et

    la culture de lautre serait un simple obstacle la qutedune signifiance vide de toute sa transitivit. Unepierre dattente de labsolu, un leurre. Or cest dans lefait dtre simultanment autorfrentiel et rfrentielque les langues parles par ces mille natures 32quiconversent dans les Disciples Sas puisent leur force.

    III

    Les rflexions et considrations qui prcdent prcisentindirectement la manire dont nous avons conu cettetraduction. Nous navons ni raffin ni ar la langue deNovalis ; nous avons tent den pouser les ondes, enla laissant nous conduire l o elle veut aller, chargede toute sa matire et de toutes ses sonorits. Nousnavons pas non plus renonc leffet latinisant induit

    de facto par le franais. Ce serait contraire toute lathorie romantique de la traduction. Le principal rsideici : nous avons tent de faire en sorte quune certainedensit germanique puisse rsonner dans notre franais,et non sy voir dilue. En gnral, la langue de Novalis est

    32. Ibid., Bd. I, S. 218.

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    NOVALIS ET SA TRADUCTION XLI

    trs condense, par moments elle est mme franchementpaisse : polysmique, transgnrique, lourde de multiples

    influences, elle cre des contrastes fulgurants sans jamaisse librer vraiment dune forme dopacit tellurique, enphase avec les proccupations spculatives du pote-savant. Comment une telle opacit peut-elle tre prsentepour elle-mme ?

    Sil nest pas dans lintention de cet avant-proposdanalyser les vers et la prose quon va lire, rappelonsque Novalis se tient au carrefour de courants de pense

    trs divers, dont chacun dentre eux laisse une empreintesur les trois textes dits ici. Citons entre autres laphilosophie transcendantale de Kant, de Reinhold etde Fichte, la combinatoire de Lulle, de Leibniz et deHindenburg, lesthtique et la posie de Schiller, le romande formation goethen, la mdecine de John Brown, laphilosophie de la nature de Ritter et de Schelling, lesthories gologiques dAbraham Gottlob Werner, lesuvres littraires de Shakespeare dans la traductionde Schlegel, donc , mais aussi dEdward Young, et enfinles sources noplatoniciennes : Plotin, Matre Eckhart,Paracelse, Jakob Bhme, Hemsterhuis.

    Plusieurs fils rouges relient ces influences les unesaux autres, commencer par limportance quellesaccordent chacune sa manire la vie sensible soustoutes ses formes, que le noplatonisme, aprs le Sophistede Platon, caractrise comme le monde de limage.

    La vision ou, la suite de Kant et de Reinhold, lareprsentation, dcuple la force des affects chez Novalis,pour lequel tout doit (soll) sortir de nous et devenirvisible (sichtbar) 33, comme il le note dans le Brouillon

    gnral. Le ptir ne doit pas tant se librer de limage quil

    33. Ibid., Bd. II, S. 484.

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    NOVALIS ET SA TRADUCTIONXLII

    ne doit se coordonner lpreuve du visible. Peut-tregagne-t-on prendre un peu de distance par rapport

    au Novalis mystique de linvisible , si apprci enFrance la suite des traductions incrimines au dbutde cette introduction mais aussi en partie cause deLudwig Tieck, on a tendance loublier. Rcemment,Olivier Schefer a rappel le rle considrable que leportrait de Novalis, esquiss par Tieck dans sa prface la troisime dition des uvres (1815), a jou cetgard. Les romantiques allemands se pigent eux-

    mmes dautant plus volontiers quils matrisent, pourleur part, lart de lironie et jouent dlibrment surlarticulation du propre et de ltranger. Surtout : ils ne sefont portraitistes de leurs amis quen se plaisant rendretendancieuses voire trs orientes les traductionsque sont dj des portraits. Les tendances : voil unterme minemment romantique. Tieck, lun des plusgniaux conteurs romantiques, celui dont limaginairefabuleux a nourri lAllemagne de nouveaux mythes,est le premier responsable du mythe Novalis 34, lorigine dune certaine tendance postromantique.Ami proche de Novalis partir de 1799, Tieck est lepremier faire de Sophie von Khn le cur irradiantde la vie et de la posie de Novalis, laissant quasimentdans lombre le philosophe et le scientifique tout commenombre daspects originaux de sa cration littraire.Lamour mystique avec la bien-aime disparue apparat

    chez lui comme la seule et unique proccupation deNovalis. Mais Sophie tait dj morte lorsque Tieckdevient intime de Novalis, et sa description de la beautsupraterrestre, de la grce de la jeune fiance, de sonvisage transfigur quon se plat bientt rapprocher

    34. SCHEFER(Olivier), Posie de linfini. Novalis et la question esth-tique, Bruxelles, La Lettre vole, 2001, p. 19-30.

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    NOVALIS ET SA TRADUCTION XLIII

    du clbre portrait de Novalis lui-mme nous ramneen fait au plus prs de certains personnages des contes

    de Tieck Quand on sait lnergie dploye tant parNovalis que par Tieck pour penser la vie comme unconte, cette relecture de la vie du premier apparat unpeu comme un ultime clin dil, mlancolique, de Tieck lami disparu, et dsormais vraiment invisible. Un peudans la tradition italienne des Vite, celles de Bellori et deVasari en particulier, Tieck entreprend de raconter la viedu pote dans un but hagiographique 35, explique ainsi

    Olivier Schefer. Limage populaire de Novalis, oserons-nous crire, est lointainement issue dun conte deTieck. Cela ne signifie pas que lamour passe au secondplan chez Novalis, ni que son rapport la fiance perduenimprgne pas certains de ses crits au contraire.Seulement, il faut utiliser la biographie de Tieck commeune recension la fois critique et complaisante deNovalis, un lieu o la vie du pote se voit rflchieet oriente par une amiti que la mort a interrompuetrop tt. Avec Tieck, la disparition effective du potecomme de sa fiance et leur absence jamais se voientleves la puissance dans luvre de Novalis. Ds lors,foncer tte baisse dans le portrait dun Novalis thr,voire dmatrialis, comme on la fait sans discontinuerpendant prs de deux sicles, en particulier en Francesous limpulsion dArmel Guerne, cest manquer de laprudence laquelle le premier romantisme allemand

    nous invite pourtant lui-mme pour peu quon sachedcrypter les signes quil nous donne. Dans un pomecrit peu de temps avant sa mort, intitul et ddi Tieck, et publi par le ddicataire ds 1802, Novalissadressait ainsi lui :

    35. SCHEFER(Olivier),Novalis, Paris, Le Flin, 2011, p. 18.

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    NOVALIS ET SA TRADUCTIONXLIV

    Dieu soit avec toi, va et lave-toiLes yeux avec la rose du matin,

    Sois fidle au Livre et mes cendres,Et baigne-toi dans le bleu ternel36.

    Le projet des Hymnes la nuit (Hymnen an dieNacht)commence vraisemblablement dans le sillage delexprience fameuse du 13 mai 1797 auprs de la tombede Sophie von Khn Grningen. Le troisime hymne,en effet, reprend des phrases entires tires duJournalintime(commenc aprs la mort de la fiance) et relativesau 13 mai. Le texte ne prend toutefois forme quen 1800,lorsque Novalis annonce Friedrich Schlegel, dans salettre du 31 janvier, limminence de son envoi dun longpome 37. Celui-ci parat dans le dernier numro delAthenumsous lappellation quon lui connat, bien queNovalis se soit laiss tenter cest ce que nous apprendsa correspondance par un titre plus sobre (La Nuit ou

    la nuit), finalement non retenu par Schleiermacher,

    secrtaire de rdaction de la revue Berlin, ou parFriedrich Schlegel lui-mme. Cette version du texte,parue du vivant de Novalis, est la plus fameuse. Elle tait,jusqu la prsente dition, la seule traduite en franais.Il y a peu de diffrences majeures entre cette version delAthenumet la version manuscrite, que nous donnonsgalement lire, si ce nest que la version manuscrite estentirement versifie, alternant vers libres et vers rims.

    La version de lAthenum, pour sa part, se caractrisepar lalternance de prose qui est la rcriture des verslibres de la version manuscrite et de vers rims.

    Le texte se prsente comme une succession de sixhymnes. Il exerce une fascination indite sur le lecteur,

    36. WTB (note 1), Bd. I, S.138.37. Ibid., Bd. I, S. 727.

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    NOVALIS ET SA TRADUCTION XLV

    sans doute en raison des multiples alternances qui sychevauchent. Tout dabord, vers et prose apparaissent

    et disparaissent, parfois lintrieur dun mme pomemais aussi entre les pomes, comme une oscillation, voireune palpitation du cur (Gemt) romantique. Mmedans les hymnes crits uniquement en prose, on ressentune sorte de balancement quil nous fallait rendre : leflux et le reflux des mares, lloignement de la merdcouvrant la mlancolie et la scheresse des dunes, samonte assigeant le pote dangoisse ou le sublimant

    dextase. De nombreuses traces de la mystique rhnane,en particulier du noplatonicien Jakob Bhme, sontexacerbes par le mouvement des mares : le pote dsire couler en larmes de rose pour se confondre lacendre, ou, dans la version manuscrite, couler sur lautelde la nuit . La dissolution rhnane de la subjectivit estrenforce ici par la liquidit mme de la subjectivit toutcomme des lments nocturnes.

    Dans une lettre August Wilhelm Schlegel du12 janvier 1798, passionnante denthousiasme, Novalisvoque des questions de rythme, dlgance, de style, etcompare la prose un courant (Strom) 38, surgissantdans une forme d abondance (berflu) 39, dont lesmembres pars sont relis par une cohsionfluide/coulante (flieende Cohaesion)40. La posie (versifie) estelle aussi liquide (flssig)41, prcise lauteur, mais elle

    est pour sa part comparable une mer ternellementsilencieuse, qui se brise seulement la surface en milliersde vagues arbitraires. Si la posie veut slargir, elle ne

    38. Ibid., Bd. I, S. 656.39. Ibid.40. Ibid.41. Ibid.

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    NOVALIS ET SA TRADUCTIONXLVI

    peut le faire quen tant quelle se limite 42. crite dansle contexte de sa formation Freiberg et des Disciples

    Sas, cette lettre entremle les ides neptunistes de Werner,promoteur de la thorie de locan primordial, la potiquemais aussi toute la thorie romantique de la traduction.On se souvient en effet de la notion dlargissement :largir le sens produit par toute activit capable de rendreluvre trangre elle-mme en la rflchissant impliqueimmdiatement sa limitation, sa dcoupe, sa fixationdans une infinit de points mathmatiques ou, ici, de

    vagues arbitraires . La versification traduit le rythmemme du monde, le va-et-vient des mares, portant etpromouvant sans sy confondre de multiples vaguessingulires et irrductibles les unes aux autres : les rimes.En citant abondamment Novalis dans LEau et les rves,Bachelard ne sy est pas tromp : le caractre liquidede lcriture potique est un trait saillant des Hymnes la nuit, puisquil est question deux ici, mais aussi desDisciples Sas ou de Heinrich von Ofterdingen.

    Dans les Hymnes, lalternance ocanique de vers et deprose abrite dautres alternances, et celles-ci bousculentles catgories du classicisme. Au lieu de chanter lidalclassique en vers, par exemple, Novalis le dploie dans unenarration en prose, tandis que des vers raffins voquentle paganisme. De mme, lalternance du haut et du bas aune porte mtaphysique indite, et sans doute Novalis

    commence-t-il dessein par le bas. Les traductionsfranaises ont souvent vit de rendre le nieder, quiprcise pourtant la direction de plus dun regard chezNovalis. Lon naperoit la Terre promise, au dixime desChants spirituels, quen regardant vers le bas . De mme,

    42. Ibid.

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    NOVALIS ET SA TRADUCTION XLVII

    les Hymnes nous engagent plus dune fois plonger dansces entrailles de la Terre dcisives pour luvre et la vie

    du jeune gologue, qui ne se lasse pas de les rotiser, lesconfondant aux entrailles de la bien-aime ou du divinlui-mme. Or il existe dans les Hymnes une surprenanteidentit entre ces entrailles et le firmament, cest--direentre le bas et le haut. Du moins Novalis dcouvre-t-il des passages souterrains entre les deux. Lidentit entre lebas, cest--dire le noir du caveau o est enterre Sophie,dans le troisime Hymne, et le haut, autrement dit le noir

    dune nuit qui tombe tout coup, est saisissante : le potervle ici avec fulgurance le chemin qui mne du centrede la Terre au cosmos infini. Le cleste , bien sr trsprsent dans ces pomes, et souvent assimil au divin parreste de classicisme, ne rdime plus la noirceur terrestre ;lun et lautre apparaissent complmentaires. Le haut et lebas perdent toute diffrence qualitative : lhritage combinde la physique moderne et de la mystique noplatonicienneest ici flagrant. Le haut pourra dailleurs surgir par lebas, puisque cest de prendre sa source dans les entraillestnbreuses du tertre, dans le premier pome, que londenous ramne au ciel de la nuit. Lopacit du terrestrene contredit plus en rien lther cleste, comme dans latradition mdivale : le ciel et la terre se partagent de faonsplendide lpaisseur du visible. La premire strophe dudernier Hymne ne dit rien dautre, dcuplant encore lavitessedu voyage : Descendre dans les entrailles de la terre

    permet d aborder au rivage cleste sans plus attendre.Moins dun mois avant lexprience du cimetire,

    Novalis passe au moins une soire en compagnie desNight Thoughts(publies au cours des annes 1740)dEdward Young, un prromantique anglais dont laposie sombre eut un succs considrable dans toutelEurope. Avec dautres, comme Thomas Gray, Youngpopularise une forme de posie nocturne, dans laquelle

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    NOVALIS ET SA TRADUCTIONXLVIII

    le cimetire apparat comme lenvironnement le pluspropice aux lans mlancoliques du cur. Il est cependant

    difficile de mesurer le poids de cette influence, lesNightThoughtsayant seulement t feuilletes (geblttert) 43par Novalis. Linfluence de Shakespeare est la foiscertaine historiographiquement et plus puissante. Onsait leffervescence romantique autour des traductionsrvolutionnaires dAugust Wilhelm Schlegel, et lonsait aussi que Novalis lit Romo et Juliette, ainsi que LeSonge dune nuit dten ce mois de mai 1797. Dans

    son journal intime, lexprience mystique du 13 mai estimmdiatement prcde par la lecture enthousiastede Shakespeare. Il conclut le rcit de cette journe enprcisant, aprs avoir relat lexprience du cimetire, queShakespeare lui a donn beaucoup penser. Le thtrele plus nocturne du dramaturge anglais communiqueses dchirures la vigoureuse imagination de Novalis,renforce encore par lexprience du deuil. Cette lecturelui ouvre les portes dune vision de la fiance morte,vision incomprhensible et intraduisible, mais bel etbien prsente en tant quimage certainement pasinvisible , et dont Novalis attend dune certaine manirequelle dpasse laporie shakespearienne, le ratage oulincommunicabilit par laquelle et cause de laquellemeurent Romo et Juliette. Le retour de la morte commevision indique un dpassement non pas de la mort, maisde la continuit du sens qui encadre les rgles habituelles

    de la communication dont, malgr leurs efforts et leurlutte contre le monde commun, les amants shakespeariensrestent au fond prisonniers jusquau bout44.

    43. Ibid., Bd. I, S. 458.44. Que lon nous permette de renvoyer ici notre article :DUMONT

    (Augustin), Angoisse et extase de limage transcendantale dans les

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    NOVALIS ET SA TRADUCTION XLIX

    Ce troisime hymne, lUrhymnecomme on a pulcrire45, ne rsume toutefois pas luvre en son ensemble.

    Car cette dernire est galement marque par la Tho-gonie dHsiode et le pome de Schiller sur Les Dieuxde la Grce, mais aussi par certains passages de La Logeinvisiblede Jean Paul, selon Gerhard Schulz et OlivierSchefer46, passages qui sapparentent dailleurs aussi des visions largement oniriques.De multiples influenceslittraires ont donc mdiatis la construction mmede lexprience mystique du jeune pote. Les Hymnes

    se prsentent en fait comme un parcours dynamiqueo lacceptation de la nuit et la volont dassombrir lemonde diurne dialoguent subtilement avec la lumire, laquelle lon ne renonce pas proprement parler. Cestl encore une alternance, proche de celle qui se dessineaussi, en filigrane, entre lternit de la nuit, o toutesignification institue est absorbe, digre et transfigu-re, et lhistoricit mme du sens, son caractre diurne.On repre cette dernire dans les trois derniers hymnes,o une vritable narration en continu, empruntant Hsiode autant quau christianisme, donne le change des passages en vers magnifiquement cisels.

    La rdaction des Chants spirituels (Geistliche Lieder)remonte vraisemblablement la fin de lanne 1799,dans la foule des Hymnes la nuit. Elle sinscrit dans lecontexte des Discours sur la religionde Schleiermacher,

    lus avec attention par Novalis, qui pensait ddier sesChants leur auteur. Leur criture suit galement deprs la confrence fameuse sur La Chrtient ou lEurope,

    Hymnes la nuit, ou Shakespeare lpreuve de Novalis , tudesgermaniques, 2011, 3, p. 623-660.

    45. SCHEFER(Olivier) (note 35), p. 232.46. Ibid., p. 234.

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    NOVALIS ET SA TRADUCTIONL

    conspue par Schelling et Goethe, gentiment raille parTieck, critique par les frres Schlegel, et finalement

    refuse par lAthenum. Pourtant plus subtil quon lalongtemps cru, certains gards ironique et certainementpas prendre au pied de la lettre (la fascination protestantepour la lettre y est dailleurs critique), ce bref expos asouvent t peru comme signe du caractre ractionnairedu romantisme, noyautant sa dimension paralllementrvolutionnaire. Sans discuter ce texte ici, prcisonssimplement quil ne reprsente nul tournant particulier

    dans la trajectoire du pote. Son uvre, en effet, se situedepuis le dbut au carrefour dinfluences religieusescomplexes, alliant notamment un certain got pourle paganisme (manifeste dans les contes), ou pour cepanthisme de mthode , pourrait-on dire, propre laNaturphilosophie de lpoque, et lenseignement duneglise protestante rigide et austre : la secte des Frresmoraves du comte Zinzendorf. Lobjectif de ce derniertait de surmonter la fracture de lEurope conscutive la Rforme en contribuant la fondation dune glisecatholique rnove. Laccusation d hyper-catholicisme ,souvent ritre lencontre de La Chrtient ou lEurope,trouve ici son origine. Pour autant, si la secte des FrresMoraves marque lducation du pote et contribueau caractre lev de ses exigences morales, il nena pas moins mis entre elle et lui autant de distancequentre lui et son pre, dont le fanatisme religieux et

    le quasi-dlire expiatoire ont plus dune fois compliquleur relation. Novalis se tient en ralit distance detoutes les fascinations ; son inspiration religieuse esttoujours, discrtement ou plus explicitement, objectivepar la cration potique et mdiatise par la rflexionmtaphysique. Dailleurs, la lame de fond vritable dela pense religieuse de Novalis rside selon nous dansson hritage assum du noplatonisme, et notamment de

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    NOVALIS ET SA TRADUCTION LI

    ses formulations chrtiennes. Il est en effet marqu, demanire cette fois tout fait singulire et dcisive, par la

    mystique rhnane, en particulier la figure de Jakob Bhme.De sorte que sil se trouve en rupture avec la plupart despratiques institutionnelles du christianisme de son temps,comme dailleurs ses condisciples de lAthenum, silna pas daffinits doctrinales vritablement insistantesavec tel ou tel courant, Novalis ne tourne jamais ledos la question de la croyance ou de la spiritualiten gnral, qui le tourmente et le stimule. Bien sr,

    le cadre historique de ces mditations sur la croyancedemeure la religion chrtienne, dont Novalis absorbe desaspects christologiques qui alimentent sa rflexion surla chair et la corporalit en gnral tout en mobilisant intervalles trs rguliers la figure de la Vierge mise enparallle, de faon minemment paenne dailleurs,avec Sophie (quand celle-ci ne sapparente pas au Christ).La Vierge complte et nourrit nombre de ses rflexionssur la vision, le voile, lopacit, la transparence, le cach,le dcouvert, etc.

    Les quinze Chants spirituelsquon va lire nont tpublis qu titre posthume (ils nont donc pas parudans lAthenum, mme partiellement, contrairement ce quindique Armel Guerne dans son avant-propos)47.Ces pomes se prsententcomme de vritables cantiquesde messe, mais ils ne se voulaient pas ncessairement des

    pices liturgiques proprement parler. Jusqu Guerne,il est vrai, ces textes ont t perus comme tels, au pointquici ce serait le prtre qui demande au pote de luiprter ses armes 48. On a lu ainsi les Chants commesils constituaient un cycle cohrent, chaque cantique

    47. Cf.GUERNE(Armel) (note 2), p. 146.48. Ibid.,p. 145.

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    NOVALIS ET SA TRADUCTIONLII

    devant tre rapport une fte de lanne liturgique,de lAvent la Pentecte. Il est vrai que, de la Cne

    la transsubstantiation et leucharistie, les principauxmotifs liturgiques apparaissent dans ces pomes. Toutefois,la critique actuelle tend plutt dconstruire lidedune cyclicit liturgique des Lieder49, laquelle rsultevraisemblablement dune surinterprtation des thmes.En ralit, les chants sont plutt htrognes les unsaux autres et Novalis les vivait dabord, semble-t-il,comme une cration potique, dlibrment religieuse,

    mais formellement libre. Cest aussi comme celaque lentendait Friedrich Schlegel, subjugu par leurbeaut. On retrouve dailleurs en eux certains motifsnoplatoniciens (par exemple lUn) et nombre dlmentspotiques proprement novalisiens, vrai dire irrductiblesau genre du choralluthrien : rotisme des corps,jouissance de la nourriture, sensualisme, caractre quasiorganique de la vie spirituelle, vocation des dieux paensau premier Chant, etc.Leur postrit est considrablepuisquils sont encore chants aujourdhui dans lune oulautre glise pitiste. Plusieurs dentre eux ont par ailleurst mis en musique, notamment par Franz Schubert.Wenn ich ihn nur habe, Wenn alle untreu werden, ainsi queIch sages jedem, dass er lebtsont quelques-uns des chantspopulariss par son interprtation.

    Les Disciples Sas (Die Lehrlinge zu Sas), enfin,sinscrivent dans le contexte de la formation scientifique

    que Novalis reoit Freiberg partir de 1798. Ce romaninachev, paru lui aussi titre posthume (dans lditionde Schlegel et Tieck de 1802) se prsente aux yeux deson auteur comme une uvre autonome puis, le temps

    49. Cf. UERLINGS(Herbert),Friedrich von Hardenberg, genannntNovalis, Stuttgart, J.B. Metzer Verlag, 1991, p. 250 et suiv. ; SCHEFER(Olivier) (note 35), p. 224.

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    NOVALIS ET SA TRADUCTION LIII

    passant, comme une tape dans la marche vers Heinrichvon Ofterdingen. galement contemporain du Brouillon

    gnral, ce texte bruisse de multiples tonalits : dessciences naturelles Schiller, en passant par le mysticisme,lsotrisme et le fichtanisme, toutes ces racines semblentici concourir la construction potique dun devenir,associant subtilement le chemin et celui qui chemine. Ledisciple et La nature sont les titres, respectivement, dela premire partie (trs courte) et de la seconde partie dece rcit. Commenc la premire personne du singulier,

    celui-ci met en scne la ralisation du disciple dans lanature, laquelle se ralise elle-mme dans le disciple partir de la seconde partie, o la voix du disciple se perddans les voix, dans les langues parles par les natures.Linfluence de Schelling se fait ici sentir, mais elle estsurtout formelle, car les langues , en mme tempsquelles se prennent pour objet, sintressent moins auxstructurations de ltre qu la ralit mme quellescrent en confrontant les unes aux autres leurs parolescontradictoires. Tout le rcit plonge dans ces vibrationsdu parler et de ses effets, et il le fait dautant mieux quilse dploie lintrieur dun cadre sotrique accentuantla dimension de mystre et dopacit de ce parler dontles rsonances sont toutes verticales.

    Inspir notamment par LImage voile de Sas, unpome de Schiller, Novalis met en scne une initiationde jeunes disciples aux mystres de la nature. Un matre

    nigmatique, en qui on reconnat sans peine Werner, lespousse se raliser, cest--dire en fait apprendre joueravec les signes et les images du monde phnomnal, dontle fondement nest pas tant le monde suprasensible quel hypersensible , savoir cette Figure, cette Imageprodigieuse (Wunderbild) que cache le voile dIsis, autemple de Sas. La desse gyptienne incarne la vritde lapparence ou du monde sensible, et celle-ci doit se

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    NOVALIS ET SA TRADUCTIONLIV

    comprendre comme lApparence de toutes les apparences,de mme que la langue originaire (Ursprache), dont les

    voyageurs se disent en qute, la fin du rcit, sapparenteau langage intransitif duMonologue lequel se produit dans les multiples langues de la matire. Or, commelindique le mythe ractiv par Schiller, nul disciple nesaurait soulever le voile dIsis sans tre foudroy parsa vision do dailleurs laccent mis par lesthtiqueschillrienne sur le respect des limites. Comme djdans les Hymnes, o le moi potique transgresse les

    frontires entre le haut et le bas, mais aussi entre le jouret la nuit, et se heurte une vision presque violemmentincomprhensible, les Disciples mettent plutt en scne,contre Schiller, la ncessit de soulever le voile dIsis, doncde mourir limage et au sens pour mieux renatre cepur tre-image primordial dont parlent Matre Eckhartet Jakob Bhme une influence persistante qui, dans leroman, filtre travers Fichte. Rflexif et transgnrique,le texte se met en abyme plusieurs reprises : traversla rflexion du moi dans la nature quopre le passagedune partie lautre, dans le fameux conte de Hyacintheet Rosenblthchen o se rflchit le sens de la formationdes disciples travers le pome, le rve, la musicalit delimage et de la vision, dans lchange quasi philosophiquedarguments et de contre-arguments sur la nature, quisont autant de perspectives que la nature a delle-mme,etc. la fin de ce roman en fin de compte fragmentaire, le

    mystre reste entier, et le problme du sens de lapparencenest pas rsolu : il est seulementproduit et montr. Maisctait l tout ce quil y avait faire.

    Novalis-crivain aime se dire Novalis-lecteur ochaque activit rflchit lautre : crire, cela revient lire en soi-mme et tre lu par autrui, et inversement,lire, cest dj crire ou rcrire autrui. Nous invitons

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    NOVALIS ET SA TRADUCTION LV

    notre lecteur apprhender cette traduction en gardant lesprit un tel mouvement dalternance, celui de la

    rflexion libre. On peut en effet lire dans lesFragmentsde Teplitz:

    La plupart des crivains sont simultanment leurs lecteurs quand ils crivent cest pour cela que naissent dans lesuvres tellement de traces du lecteur de nombreux aperuscritiques de nombreuses choses attribuer au lecteuret non lcrivain. Tirets mots en capitale passagessouligns tout cela appartient au domaine du lecteur.

    Le lecteur place laccent arbitrairement Il fait dun livre proprement parler ce quil veut. (Traitement duMeisterpar Schlegel).

    /Chaque lecteur nest-il pas un philologue ?/Il nexiste pas de manire de lire universellement valable,

    au sens habituel du terme. Lire est une opration libre.Comment je dois lire et ce que je dois lire, personne nepeut me le prescrire.

    /Lcrivain ne doit-il pas tre en mme temps un

    philologue la puissance infinie ou ne pas tre du toutun philologue ? Ce dernier a une innocence littraire/50.

    Augustin DUMONT