NOUVELLES - Overblog · 2020. 3. 30. · « Oui, il faut faire peur à ses suppôts de Satan et les...

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  • 1 Michel Reversat Mars 2020

    La chatte

    « Le soleil était encore bas. Il annonçait une chaude journée, habituelle déjà

    en cette fin de printemps. Le parasol avait été déplié. Il protégeait la table sur

    la terrasse. La gouvernante y avait dressé le petit déjeuner. Bien qu’en

    Afrique, il avait conservé l’habitude d’un petit déjeuner à la française même

    si le père réclamait parfois des œufs sur le plat avec du bacon. Le dimanche,

    les croissants étaient servis chauds : la gouvernante allait les chercher aux

    magasins surgelés de la ville et remplissait en provision les deux congélateurs

    de la cave. La maison était spacieuse, dotée d’une terrasse orientée plein est :

    les dîners y étaient fréquents le soir, protégée des grosses chaleurs de l’après-

    midi.

    Le père se levait toujours le premier. Voilà un an qu’il avait été nommé à la

    tête d’une filiale d’un des principaux consortiums pétroliers d’Europe. La

    maison avait été mise à disposition par la multinationale qui rémunérait

    également une gouvernante et deux employés polyvalents. Elle payait

    également les frais de scolarité de la petite dans l’école privée de la capitale

    réservée aux enfants des hauts fonctionnaires locaux et des cadres des

    entreprises étrangères. La mère avait eu quelques réticences à quitter Paris,

    son emploi. Elle fut convaincue par les conditions offertes, la période réduite

    à cinq ans de cette expatriation et surtout par la possibilité de pouvoir

  • 2 Michel Reversat Mars 2020

    consacrer à sa petite fille, 5 ans déjà, 5 ans et demi aurait-elle corrigé, du

    temps ce qu’elle n’aurait pu faire à Paris en travaillant.

    Elle rejoint son mari à la terrasse, répond à quelques questions de la

    gouvernante pour l’organisation de la journée. Debout, elle boit un café, tout

    en lisant le principal journal du pays par-dessus l’épaule de son mari ; « arrête,

    tu sais que je n’aime pas ça », grogne-t-il.

    « Tu as vu, il y a eu de nouveau attentat cette semaine » Répond-elle. « Tu

    crois que l’on risque quelque chose ? »

    Lui, sûr de lui « Non, ils visent les intérêts américains seulement »

    La mère s’assoit, arrive la petite fille toute chiffonnée encore par sa nuit de

    sommeil. De la main gauche, elle serre son doudou, un reste de tissus de ce

    qui avait été à l’origine un petit lapin. Le pouce est dans la bouche et l’oreille

    de l’animal, du moins ce qu’il en reste, cache la moitié de son visage.

    Le père, « le pouce ». Contrite, la petite fille enlève son pouce et vient se

    serrer contre la jambe de sa mère. Le père : « je t’ai dit cent fois de mettre tes

    chaussons avant de descendre ». La petite fille remonte les chercher dans sa

    chambre. Elle revient vite. Un miaulement … « Tiens voilà Samha ».

    C’est une petite chatte noire avec une tache blanche sur le plastron. En

    Europe, elle aurait été classée dans les européennes, mais en Afrique, quelle

    catégorie ? La mère avait voulu l’appeler « avocate » mais le nom déplut de

    suite à la petite fille et au père. Il préférait Basthet, mais la mère trouvait ce

    nom trop intellectuel. La petite fille choisit Samantha, nom de l’héroïne du

    dessin animé japonais en vogue à l’époque. L’unanimité se fit autour de

  • 3 Michel Reversat Mars 2020

    Samha, avec un h qui ferait couleur locale et démarquerait l’animal de la

    mode japonaise télévisuelle ».

    « La petite fille s’assoit et déjeune, un grand bol de céréales, un bol décoré

    de dessins de son héroïne préférée, Samantha. Samha s’enroule autour de ses

    jambes en ronronnant. « Allez dépêchons-nous, il va falloir aller à l’école ».

    *

    Le combattant était assis dans la seconde pièce de l’appartement. Un souffle

    léger pénétrait des fenêtres dont les vitres avaient été brisées lors des derniers

    combats qui avaient touché principalement la banlieue est de la capitale. Dans

    un coin, traînaient deux fusils MK46, modèle désert. Ils avaient été volés lors

    des derniers attentats. Bien sûr, deux kalachnikovs en vogue encore à cette

    époque. Lui préférait la petite mitraillette Uzi qu’il gardait toujours à

    proximité. Pas de mobiliers dans la pièce, juste au fond un sac de toile de jute

    marron qui devait conserver les munitions et autres grenades. « Ah, vous voilà

    chef, la mission est confirmée ? »

    « oui, je viens de recevoir les billes »

    « tu crois que c’est nécessaire ? »

    « Oui, il faut faire peur à ses suppôts de Satan et les obliger à partir. Ces

    capitalistes doivent arrêter de piller les ressources du pays »

    « mais ils ne sont pas américains »

  • 4 Michel Reversat Mars 2020

    « ce sont leurs alliés. On ira vers 16h30, cela devrait aller selon les tests ; cela

    devrait être bon »

    *

    Le café avait été vite avalé. « Dépêche-toi, tu vas être en retard à l’école ».

    Le père rejoignit le puissant 4x4 mis à sa disposition par la société. Un modèle

    de gamme moins élevé aurait pu trahir des problèmes financiers de la

    multinationale. Or, ce n’était pas le cas ; il fallait donc tenir son rang. La

    gouvernante prit par la main la petite fille et la conduisit à la salle de bain.

    Samha alla directement à la cuisine, elle savait par habitude ou par instinct

    que ses gamelles de croquettes et de pâté seraient pleines à cette heure. Un

    quart d’heure plus tard, la petite fille, un peu ronchonne, alla caresser Samha.

    Elle courut vite embrasser sa mère. La gouvernante prit la petite fille par la

    main et, ensemble, ils allèrent à l’école. Les parents avaient longtemps hésité :

    ils se demandaient s’il n’aurait pas été préférable de conduire la petite fille en

    voiture et la déposer juste devant la grille. Pour 250 m, cela aurait pu sembler

    ridicule mais il fut une époque où les risques d’enlèvement n’étaient pas nuls.

    La petite fille resterait à l’école jusqu’à 17h : la gouvernante viendrait la

    chercher.

    *

    « tu es certain que ça fonctionne »

  • 5 Michel Reversat Mars 2020

    « tout est une question de calcul, nous éparpillons les croquettes devant la

    porte vers 16h30, nous comptons une digestion de 4h, l’heure glorieuse pour

    le prophète devrait sonner vers 20h30, Allah est grand ! ».

    Il faut quatre heures pour détruire la protection alimentaire et le contact avec

    le suc gastrique provoque l’explosion des mini-billes incendiaires. Dans

    l’organi-sation actuelle, les pompiers ne pourront jamais arriver avant la

    destruction complète de la maison. A 20h30, toute la famille sera réunie

    devant la télévision pour voir les informations diffusées par TV5, juste avant

    le dîner. Ils partirent vers 14h30 ; deux heures de trajet pourraient paraître

    excessives mais la circulation était perturbée de manière aléatoire par les

    manifestations. Ce ne fut pas le cas, et ils durent patienter au coin de la rue au

    risque de paraître suspects.

    *

    Vers 17h, la gouvernante croisa une voiture. Elle se fit la réflexion sur le

    mauvais état du véhicule qui dégageait une fumée noire nauséabonde. Arrivée

    à la porte de la propriété, la petite fille vit Samha manger quelque chose. Elle

    l’appela. Comme à son habitude, la chatte se lova au pied de la petite fille en

    ronronnant.

    *

  • 6 Michel Reversat Mars 2020

    Le lendemain, page 5, dans la rubrique internationale, Le Figaro annonça la

    destruction d’une villa. Un incendie s’était déclenché vers 20h30 ; les

    pompiers n’étaient pas arrivés avant 21h30. 4 morts étaient dénombrés dont

    un cadre dirigeant de l’entreprise pétrolière bien connue. L’article précisait

    que si l’hypothèse d’un attentat terroriste pouvait être formulée, il était peu

    probable. Le pays souffrait d’un manque d’entretien régulier des installations

    électriques. L’article était suivi d’une rapide nécrologie du cadre dirigeant.

    Pas de mention de la petite chatte, Samha ».

  • 7 Michel Reversat Mars 2020

    2045

    Nous sommes en 2045.

    Le monde est désormais gouverné par une oligarchie d’experts. Les partis

    politiques ont disparu depuis longtemps : ils étaient trop utopistes. Les choix

    d’orientation se font à l’aulne d’une batterie d’indicateurs : les bases de

    données mondiales constituées autorisent toutes les simulations, les

    projections.

    La question des soins s’est rapidement posée. Quels malades soigner et pour

    quel coût ? Difficile pour les médecins de se prononcer. Ils avaient déjà eu

    bien du mal à conserver les principes de base du serment d’Hippocrate.

    Tous les malades ne pouvaient bénéficier des progrès incommensurables de

    la médecine. Lors de l’arrivée d’un patient dans un service, il fallait choisir

    sur des critères objectifs. Seuls, ils pouvaient dédouaner le service médical.

    Les médecins se devaient d’obéir aux règles fixées par les oligarques.

    Les travaux menés à l’issue de la Seconde Guerre mondiale sur les principes

    de soumission et d’autorité avaient rapidement conclu qu’une telle approche

    demeurait majoritairement acceptée.

    Il y eut des dissidences, mais elles furent rares… Au moins au début.

  • 8 Michel Reversat Mars 2020

    De fait, les choix courants échappaient à la mise en équation : les enjeux

    économiques dispensaient l’utilisation du logiciel, d’ailleurs fort onéreuse au

    regard de sa base de données et de la puissance nécessaire à son

    fonctionnement.

    Mais, pour les traitements très onéreux ? La mise en équation des choix

    médicaux à travers le concept du rendement minimal du traitement du cancer,

    plus connu aujourd’hui sous l’acronyme RMTC a permis de résoudre le

    problème.

    Son créateur, le professeur Marwel, un superhéros, disait son fils, a longtemps

    espéré être couronné du prix Nobel pour ses recherches. Les jurés ont hésité

    entre celui d’économie ou de médecine. En définitive, il n’a rien eu.

    L’absence de publicité qui en résultât ne déplut pas à la communauté

    scientifique : elle évitait de nombreuses polémiques et allait favoriser la mise

    en œuvre du processus. Nonobstant, les débats furent publics.

    L’équation peut être résumée ainsi :

    Soit, pour simplifier,

    r = le rendement

    cf = capacité de financement (cotisations sur la période)

    cp = contribution économique du malade au PIB : elle se calcule en fonction

    d’abaques tenant compte du revenu et du patrimoine au moment du

    déclenchement de la maladie. Cette contribution est pondérée par l’espérance

    de vie non corrigée, c’est-à-dire sans la maladie. Ce sont des données très

    anciennes utilisées dès le vingtième siècle par les assureurs et les actuaires.

  • 9 Michel Reversat Mars 2020

    ct = coût complet du traitement

    Nous avons donc :

    r = (cf + cp) - ct

    Si r > 0, les soins commencent. Si r < 0, le service médical renvoie le patient

    chez lui avec des propos rassurants et quelques placébos.

    De nombreuses controverses sont intervenues.

    Les radicaux libertaires dénonçaient une médecine ploutocrate. Ils prônaient

    l’accès au soin pour tous sans condition de ressources. Il y avait belle lurette

    pourtant que les concepts de solidarité sociale avaient été engloutis par la

    science. Archaïsme des siècles passés, vieux rêves du 20° siècle nés des

    utopies de la fin de la seconde guerre mondiale !

    Le soutien de l’extrême droite, des groupuscules qui criaient bien fort, fut

    sans faille. De fait, l’application de la formule écartait de facto toutes les

    populations africaines qui remontaient vers le nord, fuyant des zones

    désertiques et le réchauffement climatique.

    Des débats émergèrent sur le caractère trop économique, voire financier du

    système. Un poète maudit, un Picasso en herbe, un écrivain en devenir n’y

    échapperaient pas. Des recherches furent entreprises : elles n’aboutirent pas.

    L’art ne peut pas être mis en équation.

    Soyons honnêtes, devant des cas manifestement mal traités, les médecins

    prirent leur responsabilité. Certains furent dénoncés d’avoir sauvé un jeune

    écrivain sans le sou, auteur d’un premier roman prometteur.

  • 10 Michel Reversat Mars 2020

    La prolifération des dérives causa de nombreux scandales. Faut pas prendre

    les gens pour des cons. Le patrimoine familial fut concentré sur le malade.

    Des officines spécialisées naquirent dans l’optique d’optimiser l’accès à la

    santé, moyennant des pourcentages sur le déplacement des capitaux. Des

    produits d’assurance furent créés couvrant le risque pris par l’application de

    l’équation et des algorithmes.

    Bref, trois ans plus tard, une pagaille indescriptible régnait donnant lieu à des

    manifestations de plus en plus violentes. Les oligarques se réunirent et

    trouvèrent une solution radicale pour résoudre le problème. Il n’y aurait pas

    de soins pour les longues maladies : la liste fut publiée dans le journal officiel

    sous le titre affections de longue durée exonérantes.

    Pas d’exception sous peine de poursuite pénale.

    Devant les protestations, le gouvernement mondial plaida sur l’impossibilité

    qu’il y aurait, de toute façon, à maintenir les soins : la pollution combinée

    aux changements climatiques, la prolifération d’ondes diverses dont les

    effets pervers étaient mal mesurés avaient commencé à faire du cancer une

    sorte de pandémie à l’échelle planétaire.

  • 11 Michel Reversat Mars 2020

    Albert, le maire

    Albert avait été élu maire en 1889 pour une durée de quatre ans. 100 ans après

    la Révolution. Il était particulièrement content de cette coïncidence. Elu sans

    gloire, il était le seul candidat dans cette petite commune du Loir-et-Cher.

    Seul le curé avait émis des objections. Il se réfugiait derrière le secret de la

    confession pour ne pas s’étendre sur le sujet. Le curé pensait qu’Albert était

    trop radical et se mettait trop souvent en colère. Qui d’autres pourraient

    s’opposer à lui ? Comment trouver aussi 4 conseillers municipaux, autres que

    ceux déjà recrutés par Albert ? Le soir de l’élection, il aurait fallu parler de

    plébiscite, Albert offrit à ses partisans comme à ses opposants - comment les

    reconnaître d’ailleurs - un petit vin pétillant sorti de sa cave. La lampée

    laissait un goût de sucre, presque de miel, comme si les bouteilles avaient

    attendu cette heure de gloire. La mandature s’annonçait sous de bons

    auspices.

    Albert était instituteur. Il devait prendre sa retraite dans les semaines à venir.

    Son métier lui avait permis de connaître tous ses administrés, soit comme

    parents d’élèves ou élèves. Beaucoup se souvenaient des coups de baguettes,

    sur les doigts, sur la tête aussi. Aucun parent ne s’en était plaint. Les torgnoles

    aux enfants dissipés étaient la règle à l’école et à la maison. Il fallait marcher

    droit, il fallait être discipliné. Albert rappelait à chaque cours que la France

  • 12 Michel Reversat Mars 2020

    avait besoin d’enfants obéissants pour devenir de bons soldats et reprendre à

    l’Allemagne l’Alsace et la Lorraine.

    La seule richesse du retraité est le temps offert par l’inactivité. C’est d’ailleurs

    ce que pensaient les deux bistrotiers du village, qui voyaient d’un bon œil la

    population vieillir : les vieux passaient aux cafés la majeure partie de leur

    journée. Albert entendait bien combler le vide qui s’ouvrait à lui. Le travail

    d’un maire l’y aiderait. Il regrettait toutefois le rituel journalier que lui

    procurait des horaires fixes. Il s’en accommoda rapidement. Il ne pouvait pas

    rester chez lui toute la journée : la compagnie de son épouse l’insupportait

    souvent. Il lui fallait trouver des raisons pour justifier ses absences.

    - Albert, il faudrait couper du bois

    - Peux pas, j’dois aller à la mairie

    Facile pour lui de trouver un prétexte pour quitter son domicile. Albert

    échappait ainsi à toutes les tâches qu’il laissait ainsi à son épouse, y compris

    celles qu’il effectuait alors qu’il était encore instituteur. Sa femme en porta

    rapidement les stigmates, comme lui fit sournoisement remarquer le

    boulanger. Le dos était plus vouté, les rides s’étaient creusées.

    Albert ne mentait pas. Il allait souvent à la mairie. Il surveillait de près les

    travaux administratifs confiés à Mlle Rossignol. Le soir de l’élection, elle

    s’était proposée de venir aider bénévolement Albert. Il est vrai qu’elle en avait

    pincé pour lui à l’école communale. C’est une vieille histoire.

  • 13 Michel Reversat Mars 2020

    Le nouveau maire était exigeant et tançait souvent sa collaboratrice pour sa

    prétendue lenteur.

    - Comment, vous n’avez pas encore répondu à Monsieur le préfet, il nous

    a écrit depuis deux jours

    - Mais, Monsieur le Maire (elle insistait avec ironie sur le titre de son vieux

    copain Albert), sa lettre n’appelait aucune réponse

    - Ne soyez pas impertinente, il fallait le remercier et lui écrire que nous

    avions bien reçu son courrier. Avez-vous pris rendez-vous avec Jules ?

    - Non, pas encore

    - C’était pourtant urgent. Je vous l’avais dit. Son coq devient insupportable.

    Il pousse son chant à 15h alors que la moitié du village fait la sieste ou

    cuve son vin. Je file le voir comme vous ne l’avez pas convoqué. Je

    reviendrai demain. Terminez votre travail d’ici là.

    Il quitta la petite pièce sans la saluer. Sa nouvelle position lui était montée

    à la tête, disaient les paysans du coin. Ils avaient vu changer son humeur

    et son comportement quelques semaines après sa prise de fonction.

    Premier dans son village, c’est toujours être premier : un petit roi dans un

    petit royaume.

    - Jules, il faut que cela cesse rapidement. Ton coq ne peut pas chanter au

    milieu de l’après-midi. Même le curé, et pourtant tu sais qu’il est

    indulgent se plaint que ton volatile perturbe sa messe de l’après-midi

    - Mais, Albert, les vieilles qui se rendent à l’office sont sourdes

    - Les voisins se plaignent aussi

  • 14 Michel Reversat Mars 2020

    - Tous des mauvais coucheurs

    - Ecoute, Jules, je n’ai pas de temps à perdre avec un coq décalé. Deux

    solutions, entend-moi bien, ou tu trouves une solution pour qu’il

    comprenne quand est l’aube, ou je viendrais moi-même le chercher. Je te

    laisse une semaine. Après, c’est la casserole. Je ne peux pas laisser un

    oiseau insulter tous mes administrés.

    Albert revint à la mairie. Sur le chemin, il croisa Jeannot, endormi sur le

    remblai de la route. Il était cantonnier, le seul salarié de la mairie. Le

    précédent maire l’avait engagé, un peu par pitié et malgré l’avis négatif

    d’une partie de son conseil municipal. Nécessité d’aider ce père de 5

    jeunes enfants qui avait perdu sa place dans l’usine du village voisin en

    raison de son intempérance. Trop de bouteilles, comment être alors à

    l’heure ? Jeannot avait promis. Il remercia le maire, jura en crachant par

    terre que désormais, personne n’aurait rien à lui rapprocher.

    Albert s’avança et heurta une bouteille à peine entamée, les deux autres

    étaient vides. Albert secoua Jeannot qui se réveilla, lâcha un rot bruyant,

    empreint d’une odeur de vinasse, proche d’un vieux vinaigre. Le

    cantonnier se mit debout, enleva sa casquette.

    - Que fais-tu Jeannot, tu avais juré de ne plus boire

    - Ben, il fait chaud. C’était la pause du goûter. Un petit encas n’a jamais

    fait de mal

    Le maire devint rouge et commença à hurler.

  • 15 Michel Reversat Mars 2020

    - Jeannot, tu voles la mairie, tu voles les villageois. La commune ne peut

    se payer des incapables qui boivent. J’inscrirai à l’ordre du jour du

    prochain conseil municipal ton renvoi. Etat d’ébriété pendant le service.

    Nous t’avons prévenu.

    - Que vais-je devenir Monsieur le Maire ? Vous ne pouvez pas faire cela.

    Laissez-moi une nouvelle chance

    - Non, cela a trop duré

    Ces altercations devenaient de plus en plus fréquentes. Les motifs étaient

    souvent futiles. Albert reprochait aux uns leurs parterres de fleurs qui

    empiétaient sur l’espace public, aux autres leur maison qui était sale et

    devait être nettoyée sans délai. Il réprimanda aussi le boulanger dont il

    trouvait le pain mal cuit. Il lui est arrivé de ramener chez leurs parents des

    enfants qui traînaient dans la nuit noire. Il les menaça de la maison de

    correction.

    Tous les jours de la semaine, les dimanches, les jours fériés, Albert

    parcourait le village. Certains l’ont vu même la nuit errer. Quand l’un lui

    demanda pourquoi. Il répondit sèchement :

    - Cela ne vous regarde pas

    - (puis se ravisa) et pourquoi il n’y a pas de vols ici ?

    La moindre entorse à la loi, aux arrêtés municipaux était relevée. Albert

    convoquait alors le contrevenant, le sermonnait, voire lui dressait un

    procès-verbal. Mlle Rossignol se lassa rapidement de l’afflux de travail

    induit par le comportement du maire. Elle ne supportait plus les reproches.

  • 16 Michel Reversat Mars 2020

    Elle se porta malade et démissionna. Albert dut se charger des tâches

    administratives avec l’aide des derniers conseillers municipaux à lui être

    restés fidèles.

    Trop d’activités, trop d’énervements nuisent à la santé. Une crise

    cardiaque le frappa brutalement un jour où il se disputait avec le curé à

    propos de la fête patronale.

    Mlle Rossignol organisa les obsèques. Le curé, qui se jugeait un peu

    responsable de l’incident – il se pardonna très vite – offrit une grande

    messe à Albert, harmonium, encens, tympan drapé de noir aux initiales

    du défunt. Tout le village était présent. Deux chevaux blancs furent

    réquisitionnés pour tirer la charrette sur lequel reposait le cercueil,

    recouvert, eu égard à sa dernière fonction, du drapeau tricolore. Un

    kilomètre seulement entre l’église et le cimetière. Au milieu de la côte, il

    restait à peine 200 mètres à parcourir, les deux chevaux, complices sans

    doute, se mirent à déféquer. Cet incident obligea la procession à se séparer

    de chaque côté de la route.

    Jeannot, qui jusqu’à présent avait échappé au licenciement, souffla à sa

    voisine.

    - Tu vois, Albert, même mort, il nous fait chier

    Le mot se propagea et c’est une troupe hilare qui franchit l’entrée de la

    dernière demeure d’Albert, le maire.

  • 17 Michel Reversat Mars 2020

    Le diable

    « Un jour

    Un jour le diable vint sur Terre

    Un jour le diable vint sur Terre

    Pour surveiller ses intérêts

    Il a tout vu le diable, il a tout entendu

    Et après avoir tout vu

    Et après avoir tout entendu

    Il est retourné chez lui, là-bas

    Et là-bas, on avait fait un grand banquet

    A la fin du banquet, il s'est levé le diable

    Il a prononcé un discours »

    […]

    Jacques Brel

    L’épidémie du coronavirus, que les spécialistes virologues avaient

    rapidement, trop rapidement sans doute, comparé à la grippe annuelle, était

    devenue une pandémie. De nombreux pays avaient fermé leurs frontières. La

    circulation des hommes et des biens s’en trouvait entravée, faisant fi des

    principes séculaires de libre-échange.

    Le gouvernent français avait tergiversé dans la recherche d’un équilibre entre

    les considérations sanitaires, il fallait empêcher le virus de se répandre, et les

    résultats économiques dont les succès récents seraient remis en cause, pire à

    la veille des élections municipales. De plus, c’étaient les premières élections

    nationales du parti créé par le Président. Il devenait urgent de rassurer la

    population et les marchés boursiers qui accusaient des baisses jamais

    atteintes.

    Dans une allocution télévisuelle, empreinte de solennité, le Président

    s’adressa aux français, plus de 25 millions furent devant leur écran à 20

  • 18 Michel Reversat Mars 2020

    heures. Il annonça de nouvelles mesures qui bouleverseraient la vie

    quotidienne du pays : fermetures des écoles, des collèges, des lycées, des

    universités, interdiction des rassemblements de plus de cent personnes,

    chiffre ramené à dix le lendemain par le premier ministre, report ou annulation

    de toutes manifestations sportives. Le peuple allait manquer d’opium alors

    que, cette année, le club de la capitale avait une chance de remporter la ligue

    des champions de football, que se tenaient la coupe d’Europe de football et

    les jeux olympiques. Il souffrirait moins du manque culturel avec la

    fermetures des théâtres et des cinémas. La télévision y suppléerait sans

    difficulté.

    Le père Joachim, qui assurait l’intérim du curé dans une paroisse versaillaise,

    ne put s’empêcher de sourire. Il trouvait dans les propos présidentiels de quoi

    alimenter son sermon dominical. Il releva qu’à aucun moment, dans les

    restrictions annoncées, les messes et les rassemblements religieux n’étaient

    pas abordés. Certes, l’interdiction de concentration de plus de dix personnes

    englobait toutes manifestations y compris cultuelles. Les offices religieux

    n’étant pas expressément mentionnées, le père Joachim jugea qu’il pouvait

    passer outre les consignes générales. Le seigneur lui donnerait la force et le

    protégerait de tous les virus du monde. Question de foi ! Il appela tous les

    fidèles à se rendre à la messe de 11 heures. « La messe serait expiatoire »

    répétait-il.

    Le père Joachim ne doutait pas de l’affluence attendue. Ses sermons avaient

    acquis au fil des dimanches une réputation qui avait dépassé Versailles et les

    Yvelines. Des parisiens avaient même abandonné leur paroisse habituel pour

    venir entendre la parole de ce prêtre, un Savonarole du nouveau siècle. Les

    intégristes, ceux qui refusaient toute concession vers la modernité de l’église,

    avaient relayé l’appel au-delà de ses propres espérances. C’est plein de

    confiance, de vigueur qu’il monta en chaire devant une foule compacte.

    L’église était trop petite pour accueillir tous les paroissiens, certains se

    tenaient à genou dans la travée centrale qui menait à l’autel.

    Le père Joachim avait revêtu sur sa soutane noire un chasuble rouge sombre,

    signe des grandes circonstances. Il avait agrandi sa tonsure pour bien marquer

  • 19 Michel Reversat Mars 2020

    sa soumission à Dieu. Très pâle, il laissa le silence s’installer et commença

    son sermon d’une voix forte. Pas de signe de croix, pas de transition.

    « Vous savez le diable et ses soldats sont arrivés sur terre »

    Il marqua une pause.

    « Oui, je vous parle de Lucifer, de Belzebuth, d’Asmodée, de tous leurs

    avatars. Vous ici, vous êtes tous fautifs, infidèles, pêcheurs. Vous êtes lâches.

    Vous avez perdu tous les combats depuis 1962. Vous avez accepté la

    suppression de la peine de mort, le divorce, le mariage pour tous. Tous les

    dogmes et sacrements de notre église séculaire ont été bafoués, piétinés, salis.

    Vous ne venez plus dans les églises. Vous les laissez se vendre aux mécréants.

    Vous les brûlez. Vous sanctifiez la victoire du diable ».

    La dernière phrase fut hurlée. Il reprit doucement.

    « Car, le mal est là. Le diable est malin, il a pris un nom latin pour mieux se

    cacher aux incultes que vous êtes : le coronavirus. Vous n’avez pas assez prié,

    vous vous êtes roulés dans les biens matériels, dans les fanges de la luxure au

    détriment des exercices spirituels. Qui a lu aujourd’hui la Bible ? Je vous le

    demande ».

    Quelques fidèles l’ont détrompé timidement.

    « Et oui, le diable est là, il a envahi l’Europe, les Etats-Unis, le monde entier.

    Il est malin, le diable. Il sait modifier ses formes pour mieux se dissimuler.

    Ce fut la peste noire au XIV° siècle, la grippe espagnole au début du XX°

    siècle plus mortelle que la guerre 14-18. Le cornu s’est réjoui de ses succès.

    Il y a eu aussi le nazisme, le stalinisme … que de morts ! »

    « Tremblez infidèles, tremblez pêcheurs vous qui rejoignez l’église quand

    vous avez peur. Gens de Sodome et Gomorrhe, voici venue l’heure du

    châtiment. Vous vous êtes livrés à Satan et à ses suppôts ».

    L’assistance pâlit. Des femmes pleuraient.

    « Est-il encore temps de se repentir, est-il encore temps d’obtenir le pardon ?

    Le méritez-vous ? Vous ne le méritez pas, je le dis, je le crie. Mais, »

    Il s’arrêta quelques secondes.

    « Mais, Dieu, dans sa miséricorde infinie, saura reconnaître le bon grain de

    l’ivraie. Oremus ! Prions ! Donnons-nous la main pour affronter ensemble les

    forces du mal. Combattez les dégénérés qui nous ont conduit à cette

  • 20 Michel Reversat Mars 2020

    décadence. Soyez les soldats de Dieu, soyez les soldats de cette nouvelle

    croisade. Rappelez-vous les croisades, rappelez-vous Jeanne d’Arc. Partez

    sur les chemins répandre la mobilisation contre cette nouvelle forme du mal.

    Soyez les combattants de Dieu »

    « Amen »

    Le public fut ébranlé. Mais, l’appel à la lutte finale les avait rassénérés.

    Certes, quelques-uns avaient trouvé curieux la comparaison du virus avec le

    diable. Tous avaient retrouvé confiance face à la maladie diabolique. La vie

    continuait. C’était un dimanche comme les autres avec un détour chez le

    pâtissier. Le repas commença par le bénédicité « Benedic Domine, nos et haec

    tua dona quae de tua largitate sumus sumpturi, per Christum Dominum

    nostrum. Amen. »

    *

    La quinzaine suivante, la presse signala dans la région de Versailles une

    augmentation sensible de la contamination par le coronavirus. Les

    investigations des virologues permirent d’identifier le point commun de tous

    les malades. Ils avaient assisté à la messe du père Joachim. Le département

    des Yvelines devint le plus contaminé de France. Le préfet de Région, appuyé

    par le gouvernement, ordonna le confinement du territoire. Aucune entrée,

    aucune sortie ne pourrait désormais avoir lieu dans le département. Le

    courrier des Yvelines révéla dans son édition hebdomadaire que le père

    Joachim était retourné en Italie, d’où il venait d’ailleurs après un bref séjour

    en Chine.

  • 21 Michel Reversat Mars 2020

    1. La chatte

    2. 2045

    3. Albert, le maire

    4. Le diable