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46 SCIENCES ET AVENIR - MARS 2008 Rencontre Vous êtes historien, auteur de l’ouvrage la Pensée métisse, et aujourd’hui commissaire d’une grande exposition intitulée Planète métisse, dont Sciences et Avenir est partenaire (lire l’encadré p. 48). Que voulez-vous faire comprendre au grand public ? Il y a deux messages. D’abord, aider le public à identifier les métissages, c’est-à-dire lui apprendre à reconnaître le mélange des sociétés et des cultures. Pour cela, il faut lui donner envie de regarder, entre autres, de très beaux objets, mais aussi certains films ! Ensuite, il s’agit de fai- re comprendre ce qui se cache derrière ces mélanges. Et derrière, il y a l’histoire – la mondialisation, la colonisa- tion, l’esclavage, mais aussi la mode, le plaisir, le hasard des rencontres. Toute une série d’histoires (au pluriel) que nous allons évoquer. Le mot métissage fait surtout penser au mélange biologique. En est-il question dans l’exposition ? Auprès du grand public, le terme métissage évoque en effet le plus souvent le croisement entre « races » différentes. Et dans l’exposition, on trouvera, par exem- ple, des tableaux de « castas », c’est-à-dire des peintures mexicaines du XVIII e siècle où l’on voit des mélanges entre des Noirs et des Indiens, des Noirs et des mulâtres, etc. Mais ces tableaux seront surtout là pour rappeler que le but profond de l’exposition Planète métisse n’est pas d’envisager la question biologique. Elle s’intéressera fon- damentalement aux métissages culturels. Car aujourd’hui, nous tous sans exception, sommes embarqués dans cette aventure métisse et influencés par des mélanges de toutes sortes. On s’imagine encore trop parfois que le métissage se limite à des mondes exotiques comme les Caraïbes ou le Brésil ou aux banlieues peuplées d’im- migrés… Comment allez-vous faire comprendre concrète- ment ces idées abstraites ? En montrant des objets métis ! Toute l’exposition est fon- dée là-dessus. Il s’agit d’objets nés de la rencontre de l’Afrique, de l’Amérique, de l’Europe et de l’Asie. Qui ont partie liée avec la mondialisation. Une mondialisation qui ne date pas d’aujourd’hui mais remonte au XVI e siècle, époque à partir de laquelle tous les continents de la pla- nète entrent en interaction. La première fois que l’Afrique entre en contact avec l’Amérique, c’est au XVI e siècle. La première fois que l’Amérique est en contact avec l’Asie – des Japonais et des Chinois qui arrivent jusqu’à Mexico – c’est également au XVI e siècle. Métissages pla- nétaires et mondialisation débutent avec la Renaissance, même si le phénomène du mélange a toujours existé. Un premier exemple ? Une magnifique mosaïque de plumes fabriquée par des Indiens à Mexico, en 1539, vingt ans après la conquête de la ville par les Espagnols. Elle nous a été prêtée par le musée d’Auch et représente une scène fameuse de l’his- toire du christianisme : « la messe de saint Grégoire ». A l’origine, il s’agit d’un cadeau envoyé par le gouverneur indien de Mexico au pape Paul III. Celui-ci avait confirmé le fait que les Indiens étaient bien des êtres humains… Reconnaissant, le gouverneur, de la même famille que l’ancien empereur aztèque, avait alors fait confectionner ce somptueux cadeau. Et pourquoi s’agit-il d’un objet métis ? Le sujet est repris d’une gravure du XV e – ou du XVI e – siè- cle, où l’on voit le pape saint Grégoire en train de célé- brer la messe. Le Christ lui apparaît avec les instruments de la Passion. Mais l’objet que nous montrons est en plu- mes. Et savez-vous pourquoi ? Parce que pour les Indiens de Mésoamérique, du Mexique, ce qui fait surgir la pré- sence du divin, c’est le jeu de la lumière du soleil sur les couleurs des plumes tropicales ! Ce sont les plumes in- diennes qui injectent du sacré dans la représentation. Pour les Indiens, c’est à partir du moment où la lumière fait vivre les plumes que l’on est réellement en présence du Christ et du pape. C’est une espèce de miracle, en quelque sorte une apparition. Cette rencontre de la gra- vure européenne et de l’art ancestral des plumassiers mexicains, voilà ce qui en fait un objet métis. Le visiteur pourra-t-il saisir ces subtilités ? Un film vidéo sera là, qui reprend toutes les explications données par les Indiens de l’époque sur leur travail de la plume. Ce qu’ils ont raconté nous a été transmis sous forme de 35 images d’une grande valeur technique, un peu comme celles de l’Encyclopédie de Diderot, dans un magnifique codex, dit codex de Florence. Cet ouvrage, qui avait été élaboré par une équipe indienne sous Nous sommes tous métis Serge Gruzinski, historien A la Renaissance, a commencé un métissage culturel de la planète tout entière. Aujourd’hui, c’est en Asie qu’il se poursuit à grande échelle. SERGE GRUZINSKI 58 ans, historien, directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Il a consacré plusieurs ouvrages à la colonisation du Mexique et travaille également sur les mécanismes du métissage (la Pensée métisse, Fayard, 1999), (les Quatre parties du monde, La Martinière, 2004). C. BEAUREGARD/SIGNATURES POUR SCIENCES ET AVENIR

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A la Renaissance, a commencé un métissage culturel de la planète toutentière. Aujourd’hui, c’est en Asie qu’il se poursuit à grande échelle. Entretien avec Serge Gruzinski spécialiste de l’Amérique latine (CNRS, EHESS, université de Princeton, enseignant au Brésil)

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Rencontre

Vous êtes historien, auteur de l’ouvrage la Pensée

métisse, et aujourd’hui commissaire d’une grande

exposition intitulée Planète métisse, dont Sciences

et Avenir est partenaire (lire l’encadré p. 48). Que

voulez-vous faire comprendre au grand public ?

Il y a deux messages. D’abord, aider le public à identifier les métissages, c’est-à-dire lui apprendre à reconnaître le mélange des sociétés et des cultures. Pour cela, il faut lui donner envie de regarder, entre autres, de très beaux objets, mais aussi certains films ! Ensuite, il s’agit de fai-re comprendre ce qui se cache derrière ces mélanges. Et derrière, il y a l’histoire – la mondialisation, la colonisa-tion, l’esclavage, mais aussi la mode, le plaisir, le hasard des rencontres. Toute une série d’histoires (au pluriel) que nous allons évoquer.

Le mot métissage fait surtout penser au mélange

biologique. En est-il question dans l’exposition ?

Auprès du grand public, le terme métissage évoque en effet le plus souvent le croisement entre « races » différentes. Et dans l’exposition, on trouvera, par exem-ple, des tableaux de « castas », c’est-à-dire des peintures mexicaines du XVIIIe siècle où l’on voit des mélanges entre des Noirs et des Indiens, des Noirs et des mulâtres, etc. Mais ces tableaux seront surtout là pour rappeler que le but profond de l’exposition Planète métisse n’est pas d’envisager la question biologique. Elle s’intéressera fon-damentalement aux métissages culturels. Car aujourd’hui, nous tous sans exception, sommes embarqués dans cette aventure métisse et influencés par des mélanges de toutes sortes. On s’imagine encore trop parfois que le métissage se limite à des mondes exotiques comme les Caraïbes ou le Brésil ou aux banlieues peuplées d’im-migrés…

Comment allez-vous faire comprendre concrète-

ment ces idées abstraites ?

En montrant des objets métis ! Toute l’exposition est fon-dée là-dessus. Il s’agit d’objets nés de la rencontre de l’Afrique, de l’Amérique, de l’Europe et de l’Asie. Qui ont partie liée avec la mondialisation. Une mondialisation qui ne date pas d’aujourd’hui mais remonte au XVIe siècle, époque à partir de laquelle tous les continents de la pla-nète entrent en interaction. La première fois que l’Afrique

entre en contact avec l’Amérique, c’est au XVIe siècle. La première fois que l’Amérique est en contact avec l’Asie – des Japonais et des Chinois qui arrivent jusqu’à Mexico – c’est également au XVIe siècle. Métissages pla-nétaires et mondialisation débutent avec la Renaissance, même si le phénomène du mélange a toujours existé.

Un premier exemple ?

Une magnifique mosaïque de plumes fabriquée par des Indiens à Mexico, en 1539, vingt ans après la conquête de la ville par les Espagnols. Elle nous a été prêtée par le musée d’Auch et représente une scène fameuse de l’his-toire du christianisme : « la messe de saint Grégoire ». A l’origine, il s’agit d’un cadeau envoyé par le gouverneur indien de Mexico au pape Paul III. Celui-ci avait confirmé le fait que les Indiens étaient bien des êtres humains… Reconnaissant, le gouverneur, de la même famille que l’ancien empereur aztèque, avait alors fait confectionner ce somptueux cadeau.

Et pourquoi s’agit-il d’un objet métis ?

Le sujet est repris d’une gravure du XVe – ou du XVIe – siè-cle, où l’on voit le pape saint Grégoire en train de célé-brer la messe. Le Christ lui apparaît avec les instruments de la Passion. Mais l’objet que nous montrons est en plu-mes. Et savez-vous pourquoi ? Parce que pour les Indiens de Mésoamérique, du Mexique, ce qui fait surgir la pré-sence du divin, c’est le jeu de la lumière du soleil sur les couleurs des plumes tropicales ! Ce sont les plumes in-diennes qui injectent du sacré dans la représentation. Pour les Indiens, c’est à partir du moment où la lumière fait vivre les plumes que l’on est réellement en présence du Christ et du pape. C’est une espèce de miracle, en quelque sorte une apparition. Cette rencontre de la gra-vure européenne et de l’art ancestral des plumassiers mexicains, voilà ce qui en fait un objet métis.

Le visiteur pourra-t-il saisir ces subtilités ?

Un film vidéo sera là, qui reprend toutes les explications données par les Indiens de l’époque sur leur travail de la plume. Ce qu’ils ont raconté nous a été transmis sous forme de 35 images d’une grande valeur technique, un peu comme celles de l’Encyclopédie de Diderot, dans un magnifique codex, dit codex de Florence. Cet ouvrage, qui avait été élaboré par une équipe indienne sous

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Serge Gruzinski, historien

A la Renaissance, a commencé un métissage culturel de la planète tout entière. Aujourd’hui, c’est en Asie qu’il se poursuit à grande échelle.

SERGE GRUZINSKI58 ans, historien, directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Il a consacré plusieurs ouvrages à la colonisation du Mexique et travaille également sur les mécanismes du métissage (la Pensée métisse, Fayard, 1999), (les Quatre parties du monde, La Martinière, 2004).

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Rencontre

les ordres d’un franciscain, a été envoyé à un pape de la famille des Médicis. Depuis, il est conservé dans l’une des grandes bibliothèques de Florence, la Medicea Lorenziana.

La mosaïque de plumes est un objet à la rencon-

tre de deux mondes…

Derrière cette Messe de saint Grégoire, ces merveilleu-ses plumes qui devraient séduire le visiteur, il y a effecti-vement la colonisation de l’Amérique et sa christianisa-tion. Il y a l’expansion de notre monde, à nous Européens, notre volonté de changer les Indiens et d’en faire des chrétiens. Mais si les Indiens ont perdu leurs divinités antérieures, il faut aussi se rendre compte qu’ici, ce sont eux qui ont choisi de représenter une scène chrétienne avec un matériau exotique et très beau. Ce sont eux qui ont transformé la simple gravure européenne en noir et blanc en une image vivante et magnifique. Et cela, c’est totalement la « patte » des Indiens mexicains !

Un autre objet métis étonnant, sur l’affiche de

l’exposition, est cette statuette africaine qui repré-

sente la reine Victoria. Que raconte-t-elle ?

Elle nous fait revenir aux colonisations du XIXe siècle. La statuette est inspirée de la photo officielle de la reine Vic-toria, impératrice des Indes, par Alexandre Bassano, et, en même temps, de la statuaire yoruba. Hélène Joubert, conservatrice des Arts de l’Afrique au musée du quai

Tous les métissages sont politiques. C’est pourquoi dans l’exposition, on évoque la rencontre puis le choc des sociétés ”

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Serge Gruzinski, historien

Branly, en a fait une étude passionnante. Elle a montré comment, à l’époque coloniale, un artiste yoruba s’est inspiré des portraits officiels de la souveraine pour créer une effigie royale sans pour autant se départir de la ma-nière dont on représentait traditionnellement les princes de cette région. Cette statuette livre aussi un message, qui pourra sembler dérangeant car il n’est pas politique-ment correct, sur la collaboration des élites locales à la colonisation en Afrique au XIXe siècle – car il n’y a pas de colonisation sans collaboration des élites locales, africai-nes, asiatiques ou d’Amérique latine à la domination européenne. Cette statuette traduit, à sa manière, l’acceptation de la souveraineté de Victoria par les populations locales, mais pas à n’importe quel prix puisqu’elle est représentée de façon à être assimilée au panthéon royal yoruba. C’est un objet très beau qui montre le revers des choses.

Ce qui n’est pas faire l’éloge du métissage…

Non, nous n’en faisons pas l’éloge, pas plus d’ailleurs que nous ne disons qu’il est dangereux ou inquiétant. Nous ne sommes plus à l’époque où les musées étaient les por-teurs d’un message ou des donneurs de leçons. Ce que nous souhaitons, c’est aider le public à identifier et à regarder ces phénomènes puis à les replacer dans leur contexte. Ainsi tous les métissages sont politiques. Der-rière, on repère toujours des rapports de force. C’est pourquoi dans l’exposition, on évoque constamment la rencontre puis le choc des sociétés qui se métissent.

Le métissage n’a-t-il eu lieu que lors de ces

chocs ?

Presque toujours dans des rapports conflictuels, très ra-rement en situation d’égalité et de symétrie. Pour évoquer un autre domaine, celui de la musique, il faut se rappeler que toutes les musiques populaires du XXe siècle procè-dent de l’esclavage. Et que toutes viennent des Améri-ques. Elles sont indissociables de l’esclavage des Noirs aux Etats-Unis, au Brésil ou en Amérique espagnole. Sans ces populations déportées aux Amériques, sans leurs créations et leurs inventions, nous n’aurions ni le jazz, ni le rock, ni la samba, ni la salsa… L’exposition présente, par exemple, une « boîte à musiques brésiliennes » qui

« Planète métisse. To mix or not to mix ? »

« Sciences et Avenir » est partenaire de la nouvelle grande exposition du musée du quai Branly, du 18 mars 2008 au 30 août 2009, à Paris.

Sous l’égide de Serge Gruzinski, la nouvelle exposition présentée à partir du 18 mars au quai Branly vise à susciter l’imaginaire du visiteur en lui montrant la richesse des productions artistiques issues du métissage. Des objets créés lors des grandes expansions espagnole, portugaise, britannique…, aux musiques brésiliennes issues de l’esclavage ou aux derniers films asiatiques à succès.

Renseignements :musée du quai Branly, 37, quai Branly, 75007 Paris. Tél : 01.56.61.70.00.

Les objets à ne pas manquer: Le codex Borbonicus : ce calendrier aztèque a l’air « indien » mais sa mise en page s’inspire des calendriers européens pour laisser la place à des commentaires en espagnol.Le codex Acatitlan : les peintres indiens du Mexique racontent leur version de l’arrivée des Espagnols en intègrant des éléments nouveaux, tirés de la Renaissance. La statuette yoruba de la reine Victoria (lire ci-dessus). Les mannequins Chanel : la fascination de la couturière pour l’art chinois rend le métissage « classique ».

Les films à voir, les débats à suivre : Le cinéma jouera un rôle important durant ces 18 mois d’exposition. Un cycle de films est prévu au printemps et un autre à l’automne. A noter également, tous les mois à la médiathèque, une journée consacrée à une « ville métisse », avec présentation par un artiste, un anthropologue, un historien et projection d’un film. Le 29 mars : Mexico, présenté par Serge Gruzinski. Intervention suivie du film : Batalla en el cielo de Carlos Reygadas.A suivre : Beyrouth, Hong Kong, Shanghai...

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raconte l’histoire de celles-ci depuis le XVIIIe siècle jus-qu’au début de notre XXIe siècle. Cet espace est là pour rappeler la richesse prodigieuse de cette musique et, en même temps, l’atroce expérience de l’esclavage qui est à l’origine du métissage. Essayer de penser les deux simul-tanément, avec l’idée que le public acquière un regard cri-tique et se dise : « Bon, ces musiques sont magnifiques,

mais à quel prix existent-elles ! » Dans votre livre la Pensée métisse, vous repro-

chez au grand ethnologue Claude Lévi-Strauss

d’avoir sous-estimé les contacts entre cultures et

d’avoir même repoussé le mot métissage…

J’ai simplement essayé de rappeler que cet immense sa-vant avait émis des réserves sur les capacités des cultu-res à se mélanger. Il existerait toujours un noyau qui ré-sisterait aux métissages. Il a peut-être raison, mais quant à moi je suis persuadé du contraire. Planète métisse veut aussi insister sur l’omniprésence des mélanges et la dif-ficulté que nous avons à les nommer avec nos catégories habituelles : classique, primitif, exotique, folklorique…

Quelles sont les zones de brassage les plus acti-

ves aujourd’hui dans le monde ?

La grande machine à métisser aujourd’hui, c’est l’Asie, face à l’Amérique. Taïwan, Hongkong, la Chine, le Japon mais aussi Bangkok. Pour moi, le cinéma asiatique est un extraordinaire révélateur, celui de Wong Kar Wai, Ang Lee ou Hou Hsiao-Hsien... Ainsi, dans In the Mood for

Love, c’est tout le glamour du meilleur Hollywood qui im-prègne le film et les personnages du cinéaste de Hong-kong. On a aussi tenté de repenser notre vision des métis du futur, à partir des images qui servent à le représenter et ces images sont très souvent asiatiques. Dans Blade

Runner déjà, la ville du futur est un Los Angeles très asia-tique, c’est du moins comme cela que je le perçois. Dans la quatrième partie de l’exposition, la plus specta-culaire, des confrontations entre des films montreront la circulation des métissages en explorant, par exemple, la façon dont les arts martiaux, kung-fu, karaté, ont circulé d’une rive à l’autre du Pacifique… Avec, d’un côté, la pro-jection d’extraits des 7 Mercenaires et de l’autre, les

7 Samouraïs, par exemple. On s’apercevra alors que John Sturges, le réalisateur américain, a largement copié Akira Kurosawa : une jeune paysanne mexicaine rem-place la Japonaise, de même pour le décor de monta-gnes… Le spectateur verra comment se transforme une image qui traverse le Pacifique. A l’inverse, il verra aussi comment Il était une fois dans l’Ouest, de l’Italien Ser-gio Leone, a pu inspirer les Larmes du tigre noir, du Thaïlandais Wisit Sasanatieng !

Quelle forme va prendre ce métissage du futur ?

Il pose le problème de la création d’êtres métis, au sens où ils sont des mélanges d’homme et de machine ! Un film coréen récent, Je suis une cyborg, évoque la folie d’une femme qui se prend pour un être hybride de ce genre. Un film remarquable, d’une poésie intense sur la folie liée à l’invasion des machines dans nos existences. Le premier grand film sur les femmes-machines a sans doute été Metropolis, et, dans les années 1980, c’est Bla-

de Runner qui a popularisé les « réplicants ». Dans les films de science-fiction, on voit le rejet brutal qui frappe ces êtres perçus comme menaçants et destructeurs. Dans Blade Runner, le héros du film passe son temps à éliminer ces réplicants, qui sont en quelque sorte des

« métis » déviants. Comme si la peur de la machine et du métissage devait hanter l’imaginaire du spectateur. Dans celui-ci, le mélange, l’hybridation continuent d’être pré-sentés comme apocalyptiques, et le cyborg comme la victime de pouvoirs totalitaires. Pourtant, si l’on veut penser l’avenir, on ne peut échapper à la question de nos rapports avec les machines.

Où l’Asie est en pointe…

Oui. C’est là-bas que se construit cet imaginaire, ne se-rait-ce qu’à travers les millions de mangas qui circulent sur la planète. L’Asie semble avoir la capacité d’absorber tout ce qui vient du reste du monde, le pire et le meilleur, et, en particulier, du vieil Occident. Comme je vous le disais, c’est donc la grande machine à métisser de notre temps.

« L’auteur de mon adolescence, c’est André Gide. » Serge Gruzinski se souvient toujours de son Journal, offert par un professeur de lettres en récompense à un prix du concours général de version latine. « Il y parlait aussi bien de l’Afrique, de l’URSS, que de Jean-Sébastien Bach. » Et ce qui l’avait le plus frappé, c’était sa « liberté de ton » !Sorti major de sa promotion de l’Ecole des chartes, le futur historien est envoyé à l’Ecole française de Rome, où il apprend l’italien. Et là, il y a découvre Italo Calvino, « cet auteur [qui] fait chanter la langue. C’est la première fois que j’ai eu un plaisir énorme à

lire une langue étrangère. Une musicalité à l’instar de sonates de Beethoven ou de Mozart ». C’est une période où il s’est beaucoup enrichi, dans un monde « mélangé entre Nord et Sud », à une époque où « la France de Pompidou, l’après-68, était particulièrement grise ». Ensuite, parti pour l’Amérique latine, il a « pu croiser Octavio Paz » à plusieurs reprises. Il aime ses poèmes tout comme sa prose. Ses observations sur l’Inde (où Paz fut ambassadeur) dans le Singe grammairien. Et surtout sa réflexion majeure sur le Mexique et l’Amérique latine, dans le Labyrinthe de la solitude, « un de ses grands livres ».

MA BIBLIOTHÈQUE ÉGOÏSTE“André Gide, Italo Calvino et Octavio Paz”

Propos recueillis par Bernadette Arnaud et Dominique Leglu

Photos : Christophe Beauregard / Signatures pour Sciences et Avenir

André Gide au Congo, en 1925.

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