Nous sommes toujours trois dans cette galère. Deux...

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Nous sommes toujours trois dans cette galère. Deux pourtenir la conversation et moi pour ramer.

HENRI MICHAUX

Fondateur : Serge DaneyComité : Raymond Bellour, Jean-Claude Biette,

Sylvie Pierre, Patrice RolletSecrétaire de rédaction : Jean-Luc MengusMaquette : Paul-Raymond CohenDirecteur de la publication : Paul Otchakovsky-Laurens

Revue réalisée avec le concours du Centre national du Livre

Nous remercions pour leur aide et leurs suggestions : Bernard Bénoliel, Damien Bertrand,Christa Blümlinger, Nicole Brenez, Emilie Cauquy, Jean-André Fieschi.

En couverture : Jerzy Skolimowski dans Haut les mains ! (1967).

TRAFIC 43

Le cinéma est une invention post-mortem par Erik Bullot . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

Influences transversales par Harun Farocki . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19Travailler avec Harun par Hanns Zischler . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25Harun Farocki : l’art du possible par Christa Blümlinger . . . . . . . . . . . . . . . . . 28

Six Feet Under, croque la mort par Emmanuel Burdeau . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37

Le navire aux huit voiles (et aux cinquante canons noirs) par Zoé Lund . . . . . . 42Abel Ferrara versus XXe siècle : une Passion critique par Nicole Brenez . . . . . . 47

Lettre de Melbourne par Adrian Martin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60

Meurtre en douceur par Jerzy Skolimowski . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72Skolimowski entre ciel et terre par Jean Durançon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75L’adolescence éternelle (Jerzy Skolimowski) par Marcos Uzal . . . . . . . . . . . . . . 77

Un cas de refoulement dans l’espace. Alien de Ridley Scottpar Jean-Claude Pons . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 86

Le dépli des émotions par Raymond Bellour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93

Dante Schelling Godard/Histoire(s) (montage) par Helmut Färber . . . . . . . . . . 129

Trafic sur Internet :sommaire des anciens numéros, agenda, bulletin d’abonnement

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© Chaque auteur pour sa contribution, 2002.© P.O.L éditeur, pour l’ensemble

ISBN : 2-86744-905-7N° de commission paritaire : 1003 K 78495

Il est frappant d’observer combien la figure du post-mortem inquiète aujourd’huile cinéma contemporain. L’exécution sommaire, l’accident mortel, la disparitionénigmatique d’un corps, la plongée dans le coma constituent les points d’origine

de nouveaux récits. Non seulement le film s’ouvre sur une telle scène (un hommereçoit une balle dans la tête, il apprend du médecin sa mort prochaine, il échappe demanière improbable à un accident), mais le récit s’origine depuis cette mort oul’imminence de celle-ci pour explorer les arcanes d’une temporalité paradoxale,conjuguée au futur antérieur, post-mortem. Le spectacle inaugural de la mort neconduit plus à un enchaînement rétrospectif de flashs-back aux fins d’élucider lescirconstances particulières de ce décès ; il précipite au contraire un flash-back vers lefutur, une anticipation sans mémoire (le survivant est souvent amnésique), après lacatastrophe, confondant le temps des vivants et celui des morts en déjouant l’identitéde chacun. Il semble que le temps soit, non pas réversible dans sa durée, mais réver-sible à la manière d’un gant. L’envers vaut l’endroit. Le temps se scinde, se déchire,s’ouvre pour faire coexister, de manière aporétique, différentes dimensions tempo-relles ; il s’extrait de lui-même. Cette figure commune à de nombreux films présentela curieuse caractéristique de ne plus être circonscrite à son territoire d’origine,celui du fantastique. La figure du revenant, du fantôme, occupe d’ordinaire un lieuconsacré : le genre fantastique où vampires et zombies ont droit de cité commeleurres. Or la figure du post-mortem ne se contente pas d’inventer de nouvellestemporalités fictionnelles ; elle déplace également les frontières entre les genres,par contamination, de façon épidémique. La mort différée, le laps entre la mortet sa confirmation, le travail du deuil inquiètent aussi bien les fictions du cinémacommercial et du cinéma d’auteur que les journaux filmés des documentaristes. 5

Le cinémaest une inventionpost-mortempar Erik Bullot

Pour Nicolas Gruppo

Si le cinéma développe avec excès les arcanes de cette figure temporelle, c’est sansdoute parce qu’elle rencontre avec bonheur l’histoire du cinéma lui-même. Le cinémaest déjà mort ; il survit sous la menace du devenir numérique de son support maisaussi de sa relation contrariée, faussée, à l’Histoire, où le réel fait défaut. La doublecontrainte télévisuelle du direct et du différé ne cesse de creuser un laps où le post-mortem s’engouffre, inquiétant la nature spectrale des images. Aussi le cinémasemble-t-il confronté au dilemme suivant : mourir enfin, disparaître, trouver la sortiedu labyrinthe du temps, ou, au contraire, se transformer totalement au point dupassage, devenir autre, sans reste ni relève, coupant le fil ombilical qui le rattache àson histoire. Cette alternative engage l’avenir du médium. En inventant une tempora-lité contradictoire qui mobilise à la fois la disparition et la transformation, l’amnésie etla réminiscence, le deuil et la survie, la figure du post-mortem expose un état labile ducinéma, dessinant une bifurcation entre ces deux écueils : d’un côté sa stricte conserva-tion, muséale, cinéphilique (reconduisant les postures de l’académisme grâce auxprétendus avatars du néoréalisme ou de la Nouvelle Vague, déclinés sous différentsmodes), de l’autre son abolition au profit d’un « postmodernisme » qui n’entretiendraitplus aucune relation dialectique avec sa propre histoire. Le post-mortem réussit, lui, àinventer de nouveaux régimes de fiction entre deuil et métamorphose. On ne peutqu’être surpris par le nombre de films récents qui développent ce thème. Le fait estd’ailleurs suffisamment frappant pour avoir déjà été relevé à maintes occasions dans lapresse critique 1. Le post-mortem semble plus vivant que jamais. Comment faut-ilinterpréter ce signe? Est-ce un symptôme de survivance, de renaissance ou de mélan-colie? Je me propose d’observer quelques-uns de ces films (je ne prétendrai ici à aucuneexhaustivité) à l’aune d’une figure temporelle qui engage l’avenir même du médiumet nous invite, ce faisant, à inquiéter la pérennité d’une tradition critique du cinéma.

Tuer le mort

Le spectateur du dernier film de David Lynch, Mulholland Drive, est soumis à rudeépreuve. La fiction ne cesse de proliférer selon des bifurcations aberrantes et imprévi-sibles. David Lynch exploite les ressorts d’une topologie fictionnelle qui déjoue lesinterprétations en conjuguant son récit à une temporalité ambiguë, duelle, fourchue.Mulholland Drive s’ouvre sur un accident. Une voiture à vive allure percute de pleinfouet une voiture à l’arrêt. L’accident automobile aura souvent été une figure conclu-sive du cinéma moderne (il suffit de penser à quelques films de Jean-Luc Godard).Dans ce film, au contraire, le choc initial lance le récit à la manière d’un coup de dés,en vertu d’une donne foudroyante. La fumée se déploie lentement autour des deux

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1. Jacques Mandelbaum, « Débauche de fantômes sur les écrans, ébauche de spectre du cinéma », LeMonde, 13-14 mai 2001, p. 21 ; « Le cinéma et ses fantômes », entretien avec Jacques Derrida par Antoinede Baecque et Thierry Jousse, Cahiers du cinéma, n° 556, avril 2001, p. 75-85.

véhicules accidentés. Contre toute attente, une jeune femme brune, interprétée parLaura Elena Harring, sort de la voiture, traverse la route qui surplombe Los Angeleset enjambe un parapet herbeux en direction de la ville. Un indice semblera confirmerla plausibilité de cette fugue : on ne retrouvera pas son corps (elle n’est donc pas restéebroyée entre les tôles du véhicule) mais ses boucles d’oreilles. Toutefois, la brume, lecaractère hautement improbable de la survie après un accident d’une telle violence etles péripéties qui suivent, multipliant le trouble et les transferts d’identité, laissentsubsister le soupçon chez le spectateur que cette femme pourrait bien être morte. Lefilm tire son intrigue d’une improbabilité temporelle.

A cette première figure de la survie s’ajoute celle de l’amnésie. La rescapée estamnésique. Le retour au temps passé s’avère entravé, impossible, condamné à uneinterprétation hagarde des signes. Son sac à main ne contient pas d’objets personnelsmais des liasses de billets de banque; un nom, Diane Selwyn, effleure sa consciencesans assignation précise. Est-il le sien, celui d’une amie, d’une vague connaissance?Les identités sont flottantes. « I don’t know who I am », dit-elle. Lorsqu’elle se rend àl’adresse de Diane en compagnie de Betty, jeune femme blonde, interprétée par NaomiWatts, chez qui elle s’est réfugiée par effraction après son accident, elle découvrira,dans une odeur suffocante, un corps nu replié sur lui-même, en état de putréfaction.L’épisode de l’accident trouve-t-il ici son terme? La rescapée est-elle Diane Selwyn? Sevoit-elle enfin morte, libérée du cycle des transformations? Qui est Diane Selwyn?Loin de replier la fiction sur une seule ligne directrice, l’incertitude des noms et desêtres, réveillant le premier trouble de l’accident, précipite le film dans une situationpanique de transfert d’identité. Les personnages ne cessent alors d’échanger leurpersonnalité, entraînant le spectateur dans une ronde des apparences : Betty prend laplace de Diane, Rita devient Camilla. C’est que la donne, d’emblée, joue de la réversibi-lité temporelle ; elle ruine, ce faisant, l’idée même de psychologie et de personnage. Lepost-mortem implique une mobilité d’être, une métamorphose continue; il est un agentépidémique, à la manière d’un virus qui contamine la fiction.

Dans l’une des plus belles séquences du film, au milieu de la nuit, prises d’un troublepressentiment, les deux jeunes femmes se rendent au cabaret Silencio, théâtre kitschau rideau de velours rouge, peu fréquenté à cette heure inhabituelle, pour assister auspectacle d’un illusionniste qui produit divers bruits. Betty, à l’écoute d’un orage gron-deur et assourdissant, tremble de tout son corps, littéralement. Dans le film, d’ailleurs,à plusieurs reprises, les corps sont pris par instants de convulsions, d’attaques, detremblements. Mais les bruits émis par l’illusionniste sont préenregistrés ; sa mise enscène n’est qu’un play-back. La chanteuse Rebekah Del Rio peut finir par s’écrouler surscène : sa voix subsiste et poursuit son chant. Les corps sont condamnés au play-back.Cette séquence joue comme une métaphore discrète du film en son entier où chacundes personnages tente de coïncider avec sa propre trace, voire d’excéder son rôle. Lafiction se nourrit de l’écart entre l’émission et son retour ; elle reprend les termes d’unescène déjà écrite qu’elle répète, transforme, interprète – au double sens de l’incarna-tion et du commentaire –, à l’instar de Betty, jeune comédienne naïve débarquant à 7

Hollywood qui se métamorphose en séductrice, câline et féline, lors d’une séance decasting, à la stupéfaction médusée et inquiète de l’équipe. Chaque situation est suscep-tible d’atteindre son comble et sa doublure en se retournant comme un gant. La mortelle-même n’est autre qu’une forme de play-back, plus ou moins réussie, plus ou moinssynchrone. Si les personnages sont déjà morts et survivent à leur disparition, ils sontalors en situation de reprise, de karaoké, d’éternel retour – d’où la tentation du remakequi traverse le film. C’est en effet la mémoire du cinéma, incidente, aiguë, qui remédiesouvent aux lacunes mnésiques, aux défauts d’ajustement. La conjugaison improbablede l’amnésie et de la réminiscence cinéphile propulse la fiction, preuve s’il en est que lafigure du post-mortem s’origine dans l’histoire même du cinéma. La mémoire ducinéma est le supplément de l’amnésie. Lors de leur première rencontre, afin de satis-faire la curiosité de Betty, la fugitive, surprise dans la salle de bains, s’attribue un pré-nom, Rita, à la vue de l’affiche du film de Vidor, Gilda. On pourrait ainsi citer maintesréférences qui aimantent en filigrane le film : la présence de Hollywood, insidieuse etsombre, Sunset Boulevard, Orphée, Vertigo qui devient de la sorte l’un des archétypesdu cinéma contemporain (Lost Highway pouvait déjà être interprété comme une varia-tion autour du film de Hitchcock). L’amnésie qui semble frapper le cinéma au seuil desa transformation s’accompagne de brèves réminiscences comme autant de feux follets.Le cinéma, bien sûr, a toujours été hanté par une puissance mortifère ; il produit desfantômes, inquiété dès son invention par une puissance spectrale. Le modèle surl’écran aura déjà été mort dès la première séance. Les films des frères Lumière étaientsouvent projetés plusieurs fois devant des spectateurs incrédules qui ne demandaientqu’à revoir la destruction du mur ou le déjeuner de bébé, confirmant la répétitioninitiale au cœur de l’enregistrement. La première fois s’accompagne aussitôt d’uneitération, d’une boucle, temporelle et technique. « Le cinéma filme la mort au travail »,avait énoncé Jean Cocteau. Aujourd’hui le travail de la mort est devenu une reprise,une surenchère (le fantôme est un fantôme à la puissance n + 1), et c’est la répétitionseule, improbable et vacillante, d’une mort qui a déjà eu lieu qui hante le cinéma. Ils’agit désormais de tuer le mort.

Le « bardo-film »

Le post-mortem contamine l’ensemble de la fiction. Ce n’est pas seulement l’un despersonnages qui survit à la catastrophe ; c’est la fiction dans son agencement et sesressorts qui est affectée d’un vice de forme, d’un tour d’écrou supplémentaire, manièrepour Lynch de filmer, au-delà du miroir, une histoire d’amour bouleversante entredeux femmes. La fiction toutefois reste ouverte, elle n’est pas sauvée par un climax,explicatif ou symbolique, qui viendrait replier le film sur lui-même en rassurant lespectateur. Aucun antidote ne vient affermir une interprétation qui attribuerait, parexemple, au jeu du rêve ou de la réalité un équilibre fictionnel. Le spectateur, sensibleau trouble épidémique, ne peut trouver la solution; il est pris lui-même dans la chaîne8

contagieuse. Est-il mort également? Telle est la différence essentielle de MulhollandDrive avec d’autres films qui obéissent à la formule du « bardo-film » proposée parMichel Chion1. Ce terme fait référence au Livre des Morts tibétain, le Bardo-Thödol,texte d’inspiration bouddhiste. Pour la croyance tibétaine, la mort est suivie d’unelongue période d’errance au cours de laquelle l’esprit du défunt oublie qu’il est mort.« Sa conscience émerge alors, et il ne sait pas s’il est mort ou non. Il voit ses parentsrassemblés, tout comme avant, et il entend leurs pleurs2. » Il croit à la réalité tangiblede ses visions, souvent terribles, effrayantes, proches du cauchemar; il aspire à retrou-ver son enveloppe corporelle. Le Livre des Morts tibétain est lu au défunt pendantquarante-neuf jours comme un recueil de conseils pour l’inciter à reconnaître la natureprojective de ses visions afin d’échapper si possible au cycle des réincarnations. « Neprends pas plaisir à regarder la douce lumière des êtres humains. Il s’agit là du cheminlumineux attirant des tendances inconscientes, accumulées par ton orgueil intense. Si tute laisses attirer par elle, tu retomberas dans le royaume humain3. » Par cette sortie ducercle de la métempsycose, le Bardo-Thödol vise l’éveil et l’illumination. On peut recon-naître à travers cette trame un certain nombre de films qui exploitent le filon. Errancequelque peu erratique et somnambulique du défunt amnésique, entre sa premièremort qui ouvre le film et le moment de reconnaissance, sidérant pour lui mais aussipour le spectateur, où il comprend enfin qu’il est déjà mort. Michel Chion décèle cettefiction dans Solaris, Vampyr, Alice ou la Dernière Fugue, voire dans l’œuvre entier deRaoul Ruiz. Je citerai pour ma part un film récent qui rencontra un énorme succèspublic sans trouver l’attention critique méritée en regard du post-mortem : Sixièmesens de M. Night Shyamalan.

Je rappelle brièvement l’intrigue. Un psychiatre, Malcolm Crowe, interprété parBruce Willis, retrouve un patient, Vincent Gray, traité il y a dix ans, qui lui reprocheviolemment de ne pas l’avoir compris avant de lui tirer dessus et de se suicider. Un anplus tard, Malcolm Crowe rencontre un enfant présentant des symptômes proches deceux de Vincent Gray. Grâce aux nombreuses similitudes entre ces deux patients, ilsemble possible pour le psychiatre, victime d’un fort sentiment de culpabilité, de réussirlà où il avait échoué en accordant une plus grande confiance aux confidences de l’enfantqui prétend dialoguer avec les esprits. Le film tire son succès d’une fin inattendue endépit d’une intrigue conventionnelle, invraisemblable, pour qui méconnaît le Livredes Morts tibétain : Malcolm Crowe est mort, assassiné par Vincent Gray lors de larencontre tragique qui ouvre le film. C’est son spectre désormais que nous voyons. Ceretournement dramatique est rendu lisible à la fin du film par une série d’indices quiprovoquent chez le spectateur une profonde sidération mais surtout le désir de revoirmentalement le film pour s’assurer de la plausibilité de la chose, pour mieux com-

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1. Michel Chion, « Un bardo-film », Cahiers du cinéma, n° 345 spécial Raoul Ruiz, mars 1983, p. 39-40.2. Livre des Morts tibétain, trad. Francesca Fremantle et Chögyam Trungpa, Le Courrier du Livre,

1979, p. 58.3. Ibid., p. 64.

prendre les ruses et les ficelles de la mise en scène, pour s’apercevoir, par exemple, queMalcolm Crowe n’entretient aucun contact avec le monde des vivants. Le spectre voitsans être vu, comme le remarque Derrida : « Le spectre, ce n’est pas simplement quel-qu’un que nous voyons venir revenir, c’est quelqu’un par qui nous nous sentons regardés,observés, surveillés, comme par la loi1. » Le spectateur n’a pas vu, semblable au héros,que celui-ci était mort ; il n’a pas su, à chaque signe, interpréter la nature projective deses visions. C’est sa propre situation que le film expose. Sixième sens est stupéfiant àcet égard, et son succès tient à ce tour de force scénaristique : un film ne se lit plusdans sa linéarité mais dans ses bifurcations temporelles ; il joue, grâce au trouble deremémoration produit chez le spectateur, d’une fourche temporelle qui conjuguel’amnésie (l’oubli de la mort, pourtant présente dès l’ouverture du film) et la réminis-cence (le souvenir rétrospectif des indices). Le spectateur, comme celui des frèresLumière, doit revoir le film, il doit procéder à une inversion du sens du message pourmesurer l’objet de sa méprise. Le film se donne comme une reprise. Ce que confirmentles manipulations de Malcolm Crowe, réécoutant attentivement les enregistrements deses entretiens avec Vincent Gray. La trace de la voix devrait lui permettre de com-prendre, par le retour des intonations, qu’il est pris dans une boucle temporelle. Onpense bien sûr à la radio d’Orphée ou aux enregistrements de L’Exorciste qu’il convientd’écouter en inversant le sens de lecture de la bande magnétique. L’enregistrementproduit d’emblée les conditions d’un feed-back différé d’où la fiction s’origine. La bandemagnétique est-elle le suppôt de l’au-delà, à l’enseigne du chien de La Voix de sonmaître, assis sur le cercueil de son maître, l’oreille tendue au pavillon du gramophone?

A la différence de Mulholland Drive, Sixième sens ferme toutes les issues fiction-nelles que la brèche post-mortem a libérées. Le héros comprend sa méprise et meurtvraiment après avoir payé sa dette dans l’au-delà. Le spectateur s’explique a posterioriles points d’ambiguïté du film, renvoyé à une position de maîtrise, ambiguë certes maisrassurante. A l’inverse, la dette dans le film de Lynch est une monnaie d’échange quine cesse de circuler entre les personnages ; aucun indice ne vient clarifier le statutspectral ou non des deux héroïnes. Le spectateur ne bénéficie d’aucun surplomb; il estlui-même affecté par le virus. A travers ces deux œuvres se dessinent deux figurespossibles du post-mortem : l’une privilégie l’intervalle, l’entre-deux, le laps entre deuxmorts, l’une virtuelle l’autre réelle, l’une inconsciente et l’autre consciente, écart quipermet de conclure le « bardo-film » sur une bonne mort qui referme le cercle ; laseconde favorise la multiplicité, le mode épidémique, la contamination, la spectralitédiffuse, affectant les figures narratives mais surtout la structure temporelle elle-mêmed’une indétermination générique, sans relève possible. Les deux figures ne sont pasantinomiques ; ce sont deux bifurcations d’un même dessein. La beauté de MulhollandDrive tient d’ailleurs à la tension fertile entre ces différentes fourches. Il semble eneffet toujours possible à un moment donné que le récit se boucle, se rabatte sur lui-même, qu’un personnage meure vraiment, se réveille ou s’invente une identité fixe et

10 1. Jacques Derrida, Bernard Stiegler, Echographies de la télévision, Galilée, 1996, p. 135.

stable, bref, que le récit retrouve son assiette. C’est cette virtualité toujours présentequi fait le prix de la ramification ajournée des transferts d’identité. La proliférationfictionnelle ne produit l’émotion que par la menace d’un deuil résolu qui viendrait lacontraindre. C’est ce qui amoindrit à mon sens la portée de nombre de films récentsayant le deuil pour objet. Cinéma de réconciliation, plus européen d’inspiration, qui nevise pas l’invention de temporalités parallèles ou contradictoires mais explore ladimension psychologique ou, le plus souvent, allégorique propre au deuil. Je pense aufilm de Manoel de Oliveira, Je rentre à la maison, qui s’ouvre sur l’annonce d’un acci-dent mortel et se termine sur le visage d’un enfant, immobile sur le pas d’une porte,comme une promesse à venir, ou au finale du film de Nanni Moretti, La Chambre dufils, et son voyage en voiture, à l’aube, à la frontière, comme une sortie du labyrinthe.La bonne mort n’est plus l’affaire du spectre lui-même mais celle des vivants quidoivent couper le cordon ombilical. En privilégiant le travail du deuil réussi, sansrisque majeur de perturbation temporelle, ces films isolent le deuil du post-mortem. Orle deuil n’est qu’une des deux faces du post-mortem; la menace épidémique, l’arbores-cence temporelle en sont le négatif. Curieusement, le post-mortem qui assume les deuxfaces de l’intervalle et de la multiplicité produit moins la mélancolie prévisible qu’unesorte d’allégresse mêlée d’angoisse, à l’instar de la passion amoureuse quicircule entre les deux héroïnes de Mulholland Drive.

L’envers vaut l’endroit

Vous êtes mort mais vous êtes encore en vie. Vous comprenez progressivementque cette survie n’est qu’une feinte. Vous êtes bien mort. Mouvement pendulaire para-doxal. Paradoxal a priori seulement. A posteriori s’ouvre le post-mortem. Remake,interprétations contradictoires des mêmes situations, reprise des séquences, dissémi-nation des points de vue, sérialité, inversion temporelle. Le film ne s’éclaire que par leprocès qui le renverse. Et même le film de Lynch, qui ne prétend pourtant à aucuneinterprétation totalisante, suscite l’envie chez le spectateur d’aller le revoir afin devérifier que d’autres embranchements, dissimulés, discrets, invisibles, tapis sousl’écheveau des apparences, ne lui ont pas échappé. La réversion du temps est unprocédé courant au cinéma sous la forme du flash-back (la convention de celui-ci effacesouvent l’étrangeté du procédé) ; elle devient aujourd’hui une tentation constante,générale. Le spectateur doit voir et revoir (le film, en un sens, anticipe le devenirdomestique de son visionnement répété, partiel, aléatoire, sur support DVD). J’ai lesouvenir que le simple déplacement des blocs temporels dans Pulp Fiction produisait lecurieux sentiment du futur antérieur. Le personnage, mort précédemment et à nouveauvivant, devient aussitôt un mort-vivant, en retard sur la fiction. Le film de ChristopherNolan, Memento, a tenté récemment de systématiser la réversion du temps en reliantprécisément celle-ci à l’amnésie. Quoique relevant par trop de l’exercice de style, cefilm illustre brillamment le jeu entre la perte de la mémoire et la forme qui naît de ce 11

procès lacunaire. Le personnage principal, Leonard, interprété par Guy Pearce, est à larecherche du meurtrier de sa femme, un certain John G. Atteint d’une forme particu-lière d’amnésie (la perte de mémoire immédiate), il est incapable de remembrer lesévénements récents. « Savoir ce que l’on va faire mais ne pas se souvenir de ce que l’ona fait. » Aussi photographie-t-il chacune de ses rencontres et les lieux qu’il traverse enannotant au verso des polaroïds des indications sur les attitudes futures à adopter :marque de confiance envers l’un (« Elle t’aide par pitié ») ou méfiance envers l’autre(« Ne crois pas à ses mensonges »). Il décide même de se tatouer sur le corps, à l’envers,des phrases-clés de son enquête qu’il peut lire dans son miroir. Le film tire le partimaximum de cette situation amnésique en déroulant le film à l’envers, procédé quisemble devenir une ficelle éprouvée. Chaque nouvel épisode précède celui qui vient dese dérouler, chiffre d’une mémoire décroissante, remontée de proche en proche (commeon remonte une bombe à retardement). Procédé que le cinéaste rend explicite en ouver-ture du film par une mise à mort filmée à l’envers : une photographie polaroïd retrouveson carré gris laiteux d’origine avant d’être avalée par l’appareil, le sang reflue vers latempe de l’homme abattu, la balle rentre dans le barillet du revolver. A partir de cetteexécution inaugurale, le film procède à rebours selon une temporalité inverse, contra-riante, vertigineuse. Chaque épisode contredit le précédent, en révélant les chausse-trapes, les mensonges, les manipulations. Chaque personnage devient duplice, chaquesituation se retourne comme un gant : Natalie, l’amie de Leonard, semble avoir étébattue par Dodd; dans l’épisode qui suit, c’est Leonard, insulté, qui la bat. Le soupçondevient général. Leonard est-il un mythomane? Où réside la part de simulation dansdes situations spéculaires? Toute nouvelle situation devient, pour Leonard, privé ducadre de la mémoire et de l’habitude, l’épreuve d’un paradoxe digne de David Hume.En se réveillant dans une chambre, forcément nouvelle, il s’interroge, dubitatif : « Oùsuis-je? qui est cette femme à mes côtés? que dois-je faire? » Abordé par un inconnu,forcément inconnu, il hésite : « Dois-je répondre? feindre la surprise? expliquer moncas? » Il avoue d’ailleurs son étonnement à retrouver le monde intact en ouvrant lesyeux. Le réel semble frappé de virtualité. Le rôle des polaroïds ne consiste pas à fabri-quer des souvenirs mais des bornes pour envisager l’avenir. Les légendes au dos desphotos, les tatouages, les papiers griffonnés sont autant d’indications de jeu qu’il doitsuivre à la lettre. « You don’t know who you are », lui dit Natalie à plusieurs reprises. Ilest devenu l’agent mécanique de ses propres légendes ; il obéit à un script qu’il s’estinventé. La photographie toutefois n’est plus le garant ontologique d’une vérité. Elleest au contraire la source future de malentendus et de fraudes ; Leonard se trouve laproie de légendes inexactes qu’il ne remet jamais en doute. Le film se construit sur unecroyance photographique que le réel fausse et déjoue. Amnésie et réversion temporelledéfinissent un régime post-mortem au sein duquel la photographie, destituée de sonrôle de « sérum de vérité », n’offre plus que des bribes d’information inadéquates ettrompeuses. Situation qui n’est pas sans rappeler celle du cinéma, épinglant les filmspassés pour meubler son amnésie, malmenant l’ontologie photographique, aspirant àl’émotion d’une première fois. « Je préfère, dit Leonard à son faux ami qui s’inquiète de12

le voir emprunter la voiture de l’homme qu’il vient de tuer, prendre la place du mortplutôt que celle du meurtrier. »

On ne meurt pas deux fois

La question de la mise à mort au cinéma a longtemps constitué un seuil de la repré-sentation qui définit une limite : celle de l’obscénité. C’est depuis la répétition de lamort au travail, au double sens de reprise et de préparation (refaire mais aussiprévoir), qu’André Bazin a défini diverses règles esthétiques et morales sur l’obscénitéqui me semblent aujourd’hui totalement déplacées. On trouve cette analyse de Bazin àpropos du film de Pierre Braunberger sur la tauromachie, La Course de taureaux, dansson article « Mort tous les après-midi ». Je cite ce passage célèbre : « Comme la mort,l’amour se vit et ne se représente pas – ce n’est pas sans raison qu’on l’appelle la petitemort –, du moins ne se représente pas sans violation de sa nature. Cette violation senomme obscénité. La représentation de la mort réelle est aussi une obscénité, non plusmorale comme dans l’amour, mais métaphysique. On ne meurt pas deux fois 1. » Lareprésentation de la mort constitue une butée au-delà de laquelle s’ouvre l’obscénitésinon la pornographie. André Bazin prolonge son analyse à propos de films d’actualitéssur l’exécution en place publique de Shanghai d’« espions rouges » à coups de revolver.C’est la mort mais surtout la possibilité de sa répétition qui fonde l’obscénité. « Spec-tacle intolérable non pas tant dans son horreur objective que par son espèce d’obscénitéontologique. On ne connaissait, avant le cinéma, que la profanation des cadavres et leviol des sépultures. Grâce au film, on peut violer aujourd’hui et exposer à volonté le seulde nos biens temporellement inaliénable. Morts sans requiem, éternels re-morts ducinéma!2 » Cette limite assignée à la représentation de la mort définit un foyer quimodèle les enjeux de la mise en scène. C’est la mise à mort comme seuil qui structurele regard – d’où la représentation classique souvent elliptique de la mort, hors champ,figurée à l’instant de la collure, ou au bord du récit, avant la toute fin du film (que l’onsonge à la fumée qui envahit la chambre de Jean Gabin au dernier plan de Le jour selève). Ce régime a défini classiquement le cinéma comme « mort au travail », désignantune butée que l’on pouvait d’ailleurs franchir mais qui n’en constituait pas moins unseuil de la représentation.

Désormais c’est la représentation de la mort qui libère, qui ouvre le récit, à lamanière d’une brèche temporelle, d’une violation, d’une effraction, de façon plus oumoins violente. Le degré de violence constitue-t-il d’ailleurs encore une nuance perti-nente? Le post-mortem oblitère en un sens le problème de la violence. La mort estoriginaire. Elle n’est plus montrée au travail mais dans son origine, sa reprise. On

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1. André Bazin, « Mort tous les après-midi », 1951, repris in Le Cinéma français de la Libération à laNouvelle Vague, Cahiers du cinéma, 1998, p. 372.

2. Ibid., p. 372-373.

meurt désormais deux fois, voire plus. C’est même l’enjeu du cinéma aujourd’hui. Enouvrant le film sur une exécution, un accident, une plongée dans le coma, la mort n’estplus vécue comme le hors-champ qui structure la mise en scène, elle ouvre au contrairel’espace de la représentation à la possibilité de sa reprise. Le hors-temps que représentele post-mortem, une forme d’achronie partielle ou parallèle, s’est substitué au hors-champ. En supprimant le foyer de la mise à mort comme limite à la représentation, lepoint de vue se trouve d’emblée défocalisé, disséminé, ouvert à d’autres temporalités– d’où la nécessité pour le spectateur de soumettre le film à un regard réitéré. Dancerin the Dark de Lars von Trier, en dépit d’une prise d’otage désagréable du spectateur,est symptomatique à cet égard. Il institue non seulement un double point de vue par laréunion des genres (le mélodrame et la comédie musicale), mais il multiplie les pointsde vue grâce aux dizaines de caméras dispersées dans le décor et aux jump-cutssuccessifs qui ne font qu’atomiser le regard autour d’un véritable trou noir : la cécitéprogressive de l’héroïne. Ce déplacement de la question du point de vue vaut égalementpour la place de l’auteur, mise à mal, diffractée par cette dissémination, ce qui expliquesans doute la proximité du cinéma récent avec des travaux d’artistes contemporainschez qui le recours au dispositif esquissait déjà un retrait de la subjectivité. L’auteurest au centre d’un dispositif qui l’excède, exposé au risque d’un transfert d’identitéentre lui et le spectateur, tous deux témoins d’un film qui leur échappe.

Désormais c’est l’ensemble des paramètres de la mise en scène (cadre, hors-champ,point de vue, auteur) qui se trouve affecté, déplacé voire destitué par l’effraction tempo-relle que constitue le post-mortem. Le cinéma semble projeter d’emblée le spectateurau cœur de l’obscénité ; le post-mortem serait obscène, par définition. Mais la notion delimite à la représentation dont la mise à mort constitue le terme a-t-elle conservéencore sa force critique ? La ligne de partage entre le monde et sa représentationdessine aujourd’hui une nouvelle carte : le post-mortem est notre condition. Il suffitd’observer quelques événements récents pour s’apercevoir de cet épanchement de lamort dans la réalité. Souvenons-nous de la cassette de Jean-Claude Méry où celui-ci,assis sur son canapé, une montre à chaque poignet (mesure-t-il le décalage horaireoutre-tombe?), menace les vivants au pouvoir en dévoilant avec délectation à la posté-rité le mode de financement occulte d’un parti politique français, agissant sur le réeldepuis le retard de sa disparition. C’est Ben Laden, mort-vivant virtuel, qui surgitrégulièrement comme un fantôme devant l’entrée de la caverne obscure, défiant lesvivants d’une menace assassine, invisible et présent. Ce sont les « martyrs » palesti-niens qui brandissent un Coran face à la caméra, images au futur antérieur, filméesante-mortem et diffusées après l’attentat sacrificiel. C’est la figure de l’homme-bombequi porte la mort en lui, ceinturé d’explosifs (l’attentat est-il devenu une conditionterroriste de notre sortie de l’Histoire?). Autant d’indices qui témoignent d’un régimepost-mortem généralisé. Aussi le cinéma doit-il dorénavant instruire ce procès en proieà un double écueil : d’un côté, la tentation réactive de restaurer des positions moralesanciennes, au risque de ne pas prendre acte d’une violation originaire ; de l’autre, uneposition nihiliste, teintée de cynisme, qui s’accommode volontiers d’une déréalisation14

générale, du sceau de la virtualité, en faisant fi du travail du deuil et de la mémoire.C’est la conjuration conjuguée de ces deux excès qui me semble aujourd’hui, on l’auracompris, esquisser une nouvelle bifurcation.

Ouvert fermé

La photographe Diane Arbus éprouvait une réelle affection fascinée pour lesinfirmes, les monstres de foire, les handicapés. « La plupart des gens vivent dansla crainte d’être soumis à une expérience traumatisante. Les monstres sont nés avecleur propre traumatisme. Ce sont des aristocrates. » Curieuse réflexion, pessimiste etlucide, qui nous invite à penser que le post-mortem, en affrontant la survie, l’après-catastrophe, le post-traumatique, est aussi une forme de libération. Comment survivreau désastre? Question, bien sûr, au cœur du cinéma de Lynch depuis ses premiersfilms et notamment d’Elephant Man. Comment vivre aujourd’hui l’étrange sursis queconstitue la vie même? Je pense ici au très beau texte de Jean-Luc Nancy, L’Intrus, oùl’auteur, qui a subi une greffe du cœur, commente le sursis improbable dont il estl’objet. Il est clair que les progrès de la science génétique et de l’imagerie numériquealimentent aujourd’hui notre condition post-mortem : redonner vie à des espèces dispa-rues, transformer un homme en femme, refaire jouer sur l’écran des acteurs mortsdepuis longtemps (je cite les titres d’articles de journaux entrevus ces jours derniers)sont autant de scénarios mystérieux dont le réel est l’instigateur. « Plus tôt, je seraismort, plus tard, je serais autrement survivant », écrit Nancy en évoquant la synchronieentre son état de santé à un moment de l’Histoire et l’état de la science1. En relevantd’une intrusion au sein de son propre corps, l’expérience de la greffe provoque unflottement d’identité, une mutation difficile à penser, au croisement de la technique etde la métaphysique. « Je deviens comme un androïde de science-fiction, ou bien unmort-vivant, comme le dit un jour mon dernier fils2. » Ce vertige d’un corps nouveau(peut-on encore, d’ailleurs, parler de corps?) relève assurément du post-mortem, et l’onpourrait à cet égard citer la thématique des robots, androïdes et autres automates quihantent le cinéma comme l’envers technique du post-mortem. L’expérience de la greffenous intéresse particulièrement en ce qu’elle conjugue les deux faces de l’intervalle etde la multiplicité. « Mais devenir étranger à moi ne me rapproche pas de l’intrus. Ilsemblerait plutôt que s’expose une loi générale de l’intrusion : il n’y a jamais eu uneseule intrusion : dès qu’il s’en produit une, elle se multiplie, elle s’identifie dans sesdifférences internes renouvelées 3. » Cette duplicité multiple, paradoxale, relève dupost-mortem. Celui-ci désigne non seulement le retour du spectre, du revenant ou dufantôme, mais aussi, et surtout, le transvasement plus insidieux, quotidien, tissé dans

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1. Jean-Luc Nancy, L’Intrus, Galilée, 2000, p. 14.2. Ibid., p. 43.3. Ibid., p. 31-32.

le réel, de soi dans le monde, du corps dans l’espace, de la sphère privée dans la sphèrepublique. « Je suis ouvert fermé », écrit Nancy. On retrouve cette situation dans le filmde Lynch. Mulholland Drive commence par la dépossession de soi, de son corps, de samémoire, de sa trace (les billets de banque dans le sac de Rita ne sont-ils pas unemétaphore de cette dépossession où l’argent se substitue totalement aux objets per-sonnels?) ; il raconte ensuite la tentative de reprise sans cesse différée des élémentsperdus comme l’âme en quête de son logis. Je pense à l’appartement de la tante deBetty hanté d’une présence absente, à la visite cauchemardesque de Rita et Betty aupavillon clos de Diane Selwyn, à la descente aux Enfers du cinéaste qui déserte sasomptueuse villa pour un hôtel de seconde catégorie avant d’errer, la nuit, dans unno man’s land énigmatique. Les personnages sont éjectés de leur milieu, séparésd’eux-mêmes. Pensons aux surfaces de séparation qui sont autant de frontières entrel’intimité et le regard d’autrui : la vitre de la cabine de play-back et celle de la douchederrière laquelle apparaît Rita aux yeux de Betty pour la première fois, la boîte noiremystérieuse, le rideau de velours rouge du cabaret Silencio, mais aussi l’abîmeinvisible qui semble séparer l’appartement du studio hollywoodien. Le post-mortemn’implique pas nécessairement la mort réelle ; il suffit, pour en faire l’expérience, depasser sans crier gare de l’espace intime à l’espace public, d’être sans logis ou sanspapiers, d’être en quelque sorte profané par l’existence d’autrui.

Entre le rêve et l’éveil

Il était prévisible qu’en relevant à ce point de notre expérience quotidienne le post-mortem se trouve être aussi l’objet du cinéma documentaire. C’est ce qu’expose avecémotion et gravité le très beau film de Johan van der Keuken, Les Vacances prolongées,en effleurant d’ailleurs la ligne de partage délicate entre fiction et documentaire. Enoctobre 1998, le cinéaste, atteint d’un cancer de la prostate, apprend qu’il lui resteseulement quelques années à vivre. Le laps entre l’annonce de sa mort et sa mort àvenir constitue l’enjeu du film; celui-ci occupe le lieu d’un sursis, d’une rémission, d’unretard. En apprenant sa mort prochaine, le cinéaste est déjà mort ; il ne s’agit désor-mais que de se retirer du monde et de l’espace public, de pouvoir régler ses affaires. Onreconnaît dans le battement entre le verdict et la prolongation la modalité temporelledu post-mortem. Johan van der Keuken est frappé en premier lieu par l’irréalité dunon-événement, la dépossession de soi à soi. « Je ne sens rien », dit-il, hébété. Lamaladie est abstraite (il cherchera, en scrutant attentivement une toile de Paul Klee,Dehors, la vie multicolore, à visualiser la ronde affolée des cellules). A partir de cettedouble virtualité (la maladie et l’imminence de la mort), le cinéaste décide de réaliserun film avec sa femme, Nosh van der Lely, preneuse de son sur ses films depuis denombreuses années, en entreprenant un voyage qui prend vite une dimension spiri-tuelle, « pour se réconforter face au néant ». Le film ne sera pas caractérisé par un replisur soi méditatif mais au contraire par un mouvement d’expansion. On retrouve les16

deux faces de l’intervalle et de la multiplicité. A l’intervalle creusé par la maladie entresoi et soi répond aussitôt le mouvement de déploiement vers autrui, qui fait se succé-der les différentes destinations (Bhoutan, Burkina-Faso, Népal, Brésil), les séances depossession, les visages qui semblent proliférer devant la caméra (je pense à la séquencedes cent cinq enfants d’un village du Sahel qui déclinent leur prénom face à la caméra,frontalement, évoquant les séances de pose du photographe). Johan van der Keukenprivilégie les déplacements, les intervalles entre chaque destination. Caméra depuisun véhicule sur les routes empoussiérées, filage des végétations trop proches. Il appré-cie, dit-il, le moment entre « le rêve et l’éveil », désignant par ce terme les déplacementstrès matinaux entre les différents lieux de tournage. Mais l’expression ne peutqu’évoquer le temps lui-même du sursis, le Voyage du mort partagé entre l’illusion deson rêve et l’éveil de sa conscience. A sa manière, critique et sensible, Les Vacancesprolongées n’est pas très loin du « bardo-film ». Un cinéaste, entre le rêve et l’éveil,essaie de se préparer à la mort en réalisant un film qui témoigne d’ailleurs d’une forteinspiration bouddhiste. Aussitôt la décision prise de réaliser un film, la première visitede van der Keuken est consacrée au maître tibétain Trulshik Rimpotché à Katmandouaux fins de l’interroger sur l’origine de la souffrance. La quête initiatique ne cessera deparcourir le film : depuis l’ascension de la montagne au Bhoutan, où s’entend la respi-ration haletante du cinéaste, jusqu’à la séquence du vol où celui-ci s’exerce pour lapremière fois au parapente au-dessus de la baie de Rio de Janeiro. Mais ce serait sanscompter les rencontres proprement hallucinantes avec la chamane Lhamo Dolkar, entranse, qui semble, la bouche collée au ventre du cinéaste, lui sucer le sang, autantd’expériences qui montrent que le film obéit à une logique seconde, spirituelle, procheen ce sens de la fiction.

Johan van der Keuken cherche une sortie. La préparation à la mort signifie aussi,pour un cinéaste, savoir s’effacer de la scène publique. Comment se retirer ? Quelaisser à la postérité? « Quand je peux créer une image, je suis vivant », dit-il. Il filmejusqu’à la mort sinon la mort elle-même (lors de la remise d’un prix au festival de SanFrancisco, le présentateur s’adresse à la caméra derrière laquelle est dissimulé lespectre en puissance). « Sans lumière, dit-il en filmant les taches de lumière strobosco-pique dans une boîte de nuit à Rio de Janeiro, je ne peux pas faire d’images. Si je nepeux plus créer d’images, je suis mort », avant d’ajouter : « Le film est un livre des morts.Ce film est conçu pour me survivre. Mais tôt ou tard, ils seront tous morts », ouvrant lefilm à la forme testamentaire, post-mortem. A la fin du film, à New York, le cinéasteapprend l’existence d’un nouveau médicament (PC Spes) qui semble atténuer considé-rablement les effets du cancer et prolonger, ainsi, la vie du patient. « Apparemment jevais rester là encore un moment », conclut-il. Succède à cette annonce, qui procède ducoup de théâtre, un repas familial, en plein air, dans un jardin, où se trouvent réuniesplusieurs générations comme une promesse de réconciliation. Le « bardo-film » seconclut ainsi sur une note résolument optimiste : une mort écartée, différée, oblitérée.Le cinéaste a reconnu la nature projective des images ; il échappe, de fait, à la mort.Mais cette annonce finale est-elle une erreur de diagnostic ou une délicatesse de la 17

part du cinéaste ? On ne peut rétrospectivement que voir un effet de fiction danscette fin (le cinéaste est mort en janvier de l’année passée). Il est curieux d’observercomment le film d’un documentariste finit par emprunter les ressorts de la fiction enconstruisant son voyage sur une boucle temporelle ; le post-mortem est bien un virus :il contamine l’ensemble du cinéma, il affecte le régime général des images d’unetemporalité paradoxale.

*

Au moment de conclure ces notes, je découvre le nouveau film de Pedro Almodóvar,Parle avec elle (Hable con ella). C’est encore la figure du post-mortem qui guide le film.Suite à un accident de la circulation, une jeune danseuse est plongée dans un comaprofond ; une femme toréador, blessée par les cornes du taureau, sombre égalementdans le coma. Les vivants sont tenus alors de veiller et de réveiller ces quasi-mortsqu’il faut faire remonter à la surface comme on le dit des noyés. C’est en voyant à laCinémathèque L’amant qui rétrécit, un film muet noir et blanc, que l’infirmier secrète-ment épris de la jeune danseuse aura l’illumination d’une sorte d’insémination natu-relle, de viol discret qui frôle la nécrophilie. La mémoire du cinéma, une fois encore,éclaire les motivations des personnages, livre les clés et les ressorts de la fiction. Lescorps dans le coma sont semblables aux fantômes du cinéma muet. C’est depuis lepassage par la mort et la résurrection par la parole que les situations s’originent et sedénouent. Puissance qui hante le cinéma de survivre à sa propre éclipse. Aussi laquestion est-elle de savoir si le cinéma, depuis son invention, n’a pas déjà anticipéce moment de renaissance. N’accède-t-il pas aujourd’hui à sa vraie vocation ? Nedéveloppe-t-il pas une puissance dont Bazin proposait déjà l’analyse fascinée, demanière conjuratrice? Je cite, à propos de tauromachie : « C’est pourquoi la représen-tation sur l’écran de la mise à mort d’un taureau (qui suppose le risque de mort del’homme) est dans son principe aussi émouvante que le spectacle de l’instant réel qu’ilreproduit. En un certain sens, même, plus émouvante, car elle multiplie la qualité dumoment originel par le contraste de sa répétition 1. » En se refusant à considérer lafiguration de la mort comme un point irréversible de la représentation, en proposantune mort dialectique qui s’origine depuis sa répétition, le post-mortem actualise lavirtualité même du cinéma. « L’envers vaut l’endroit », écrivait Jean Epstein. Lecinéma est une invention post-mortem.

18 1. « Mort tous les après-midi », op. cit., p. 373.

Sur l’image de gauche, en noir et blanc, on voit un homme qui introduit depetites pièces métalliques dans une presse. Seules les mains sont d’abordvisibles, au ralenti, puis un second plan inclut aussi le visage de l’ouvrier, où

se lit un effort d’attention que ne justifie pas une activité aussi uniforme.Sur l’image de droite, on voit un missile rouge survolant un terrain boisé ; la vue

est prise en plongée, à une distance variable, depuis un avion. Au bruit de l’engin,qui pourrait aussi bien venir de l’usine où fonctionne la presse, se mêle une musiquesynthétique de supermarché. Une vidéo de promotion pour le missile Atlas. Ces deuxséquences proviennent de mon travail Auge/Maschine (Œil/machine), un film surdouble écran. Une projection de ce type met en jeu la succession ainsi que la simulta-néité, chaque image renvoie à celle d’après ainsi qu’à celle d’à côté. Pointe vers ce quia eu lieu avant et vers ce qui a lieu en même temps. Imaginons trois doubles liaisonssautant entre les six atomes de carbone d’un noyau benzénique : c’est une relationambivalente de ce type que je perçois entre tel élément apparaissant à un momentdonné sur l’une des pistes et tel autre qui lui succède ou le côtoie.

Lorsque Auge/Maschine (Allemagne/USA, vidéo, 23 mn, 2001) fut pour la pre-mière fois présenté en public, dans une exposition du Zentrum für Medienkunst deKarlsruhe, je n’avais d’yeux que pour ce que j’avais voulu y montrer. L’intertitre dit :« L’industrie supprime le travail manuel… » et poursuit : « … non moins que letravail visuel. » L’ouvrier qui doit témoigner de cette évolution provient d’un filmsuisse de 1949 sur la rationalisation de la production. Je l’avais déniché dansd’obscures archives, au cours de mes recherches pour un autre travail, il y a douzeans, ce film est l’un des rares qui montre de manière concrète le développement destechniques de production. Certes les équipements évoluent en permanence, maissouvent le saut d’un stade à l’autre est si grand que la continuité visuelle se perd. Lafabrication d’un circuit imprimé, par exemple, requiert un tout autre outillage que lesoudage de fils électriques, et les images de ces deux opérations n’ont plus guère derapport entre elles. 19

Influencestransversalespar Harun Farocki

Trafic 43

Cette édition électronique de la revue Trafic 43

a été réalisée le 20 octobre 2014 par les Éditions P.O.L.

Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage,

achevé d’imprimer en août 2002

par Normandie Roto Impression s.a.s.

(ISBN : 9782867449057 - Numéro d’édition : 2636).

Code Sodis : N46457 - ISBN : 9782818009994

Numéro d’édition : 230891.

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