Notre fin de siècle - dialnet.unirioja.es · sens, et réciproquement". Avant de décacheter le...

16
DU SENS AUX SENS (L'IMAGE DES VINS ESPAGNOLS ET LEUR GOUT "FIN DE SIECLE") J.-J. BOUTAUD ET J.-M. LAVAUD Université de Bourgogne Le titre de cette communication aurait pu être plus obscur, et plus troublant, en proposant de façon tout à it pertinente d'aller "Des sens aux sens, et réciproquement". Avant de décacheter le nectar dont nous proposons la dégustation dans les lignes qui suivent, indiquons notre perspective. En cette terre de Bourgogne dont les crus ont fait la renommée et la richesse, où l'Université vient de créer "La maison de la vigne et du vin" et où vient d'être posée la première pierre du "Centre européen des Sciences du goût", l'intérêt pour le vin est naturel. L'attention de !'hispaniste est toute particulière puisque, de l'autre côté des Pyrénées, l'importance, la variété et la qualité des gisements d'or liquide conduisent à des préoccupations similaires. Comment, aujourd'hui, en cette fin de siècle doublée d'une fin de millénaire, le vin espagnol se donne-t-il à voir, comment veut-il être perçu? Comment est-il proposé à notre curiosité, à nos sens, puisqu'il s'adresse à la vue par sa robe, à l'odorat et au goût par ses arômes et son bouquet. Quel est le sens donné aux messages que nous sommes amenés à décrypter et dont le sens s'adresse à nos sens pour inciter à déguster, à consommer? Nous nous appuyons sur trois catégories de documents l _ Sur un corpus de 188 textes présentant des vins espagnols de toutes origines parus dans la rubrique "Menu Estilo" du supplément hebdomadaire de El Pa[s sous la plume de Carlos Delgado. Sur la publicité faite par les maisons de vin elles-mêmes. Sur les bouteilles de vin et leurs étiquettes, I Nous remercions José Miguel Oltra, Francisco Drago Forner, Lorenzo Torrens qui nous ont aidés à réunir la documentation indispensable à l'élaboration de cette communication. HISP. XX - /3 -/995 179

Transcript of Notre fin de siècle - dialnet.unirioja.es · sens, et réciproquement". Avant de décacheter le...

DU SENS AUX SENS (L'IMAGE DES VINS

ESPAGNOLS ET LEUR GOUT "FIN DE SIECLE")

J.-J. BOUTAUD ET J.-M. LAVAUD

Université de Bourgogne

Le titre de cette communication aurait pu être plus obscur, et plus troublant, en proposant de façon tout à fait pertinente d'aller "Des sens aux sens, et réciproquement". Avant de décacheter le nectar dont nous proposons la dégustation dans les lignes qui suivent, indiquons notre perspective. En cette terre de Bourgogne dont les crus ont fait la renommée et la richesse, où l'Université vient de créer "La maison de la vigne et du vin" et où vient d'être posée la première pierre du "Centre européen des Sciences du goût", l'intérêt pour le vin est naturel. L'attention de !'hispaniste est toute particulière puisque, de l'autre côté des Pyrénées, l'importance, la variété et la qualité des gisements d'or liquide conduisent à des préoccupations similaires. Comment, aujourd'hui, en cette fin de siècle doublée d'une fin de millénaire, le vin espagnol se donne-t-il à voir, comment veut-il être perçu ? Comment est-il proposé à notre curiosité, à nos sens, puisqu'il s'adresse à la vue par sa robe, à l'odorat et au goût par ses arômes et son bouquet. Quel est le sens donné aux messages que nous sommes amenés à décrypter et dont le sens s'adresse à nos sens pour inciter à déguster, à consommer?

Nous nous appuyons sur trois catégories de documents l _ Sur un corpus de 188 textes présentant des vins espagnols de toutes origines parus dans la rubrique "Menu Estilo" du supplément hebdomadaire de El

Pa[s sous la plume de Carlos Delgado. Sur la publicité faite par les maisons de vin elles-mêmes. Sur les bouteilles de vin et leurs étiquettes,

I Nous remercions José Miguel Oltra, Francisco Drago Forner, Lorenzo Torrens qui nous ont aidés à

réunir la documentation indispensable à l'élaboration de cette communication.

HISP. XX - /3 -/995 179

Jean-Jacques BOUT AUD et Jean-Marie LA V AUD

le contenant n'étant pas autre chose que l'habillage du produit "vin", un

habillage qui peut être traditionnel par le rappel d'un enracinement dans un

terrroir, mais qui peut révéler aussi la patte d'un grand couturier, la

mode ... , la fin de siècle. La documentation étant pléthorique, nous n'avons

conservé, dans le cadre de cette communication, que quelques exemples

significatifs portant sur des vins récemment élaborés, tant du point de vue

des fiches de présentation de vins que de la publicité.

180

Altovela, 94

CDOpwatinH11estraSedoradetl Pu • Dentaciô11r, *'"-Corr1I de Almagutr (Toltdo) eTtlftoiur. (925) 19 02 68 • PrlClo: 300 pt­Siias • Tlpo:tintolovtn.12.69%. •Cepu: ctoclbtl eCou11mo p rfftrtntt: corto pl.no eltm­peraturadtstl\lldo: 1rc.

Han barrido en la cata�n­curso organizada por la Conscjcria de Agricullura de Cast1Ua-La Mancha'. me­datla de oro para el blanoo y el 1into. Y es que la Coopc­rativa Nuestra Scôora de la Paz, fundada en 1965, ha incorporado a la gcstiôn un cqu1po sin mâsansia social que haccr bien las cosas. Rcmodclada de arriba abajo . han sabido rcs­guardar dt la cslandari­zaciOn sus vinos jôvc­n c s , que dotados de

esos atribu1os neoesarios de frcscura y frutos.idad, manticncn cl accnto pcr­

iQnaJ de la ticrra. la expre­stôn mis gcnuina del varie­tal No es de cxtraiiar que hayan dado la campanada en cl 94. Gran pane del më­rito estriba en la labor con­cicnzuda de Antonio Callc­ja, cl cnôlogo de la casa. dondc inici6 sus trabaJos a la tcmprana cdad de 23 allos. AnleJ, todo granel: dcsdc hacc un aôo, vinos embotcllados. Una andadu­ra quijo1c.sca que ha demos­trado el acierto y realismo de la cmprcsa, asi su Alto­vcla tinto. Sc trata de un vino muy varictal, dondc la uva ttmpronillo manchega dem uestra todo su potcn­àal. Dotado de un aroma fuera de lo comûn, con una coloratura aromâtica scnci­lla pero clara: moras silves.­tres, como t6nica, con el acompaiiamicoto de peque­llas notas de frambucsa y ci­ruelas neças. Buena la na.­riz. cxcclcntc la boca, cqui­librada, carnosa. suave y dulccmcnte lanica.

MEW M. J. Glt DB AlmilQ,\No VINO, CARI.os DELGADO

t',11m·• r'"'"

Crema frla de lentejas

lngredlenln par11 4 personu: e11101edeleo1ej11111111ur11 es cac:b11adu de ,celte de ollH • 1 ceboll1 • 1 man21n1 gr11nde e 1 dl1nl1 de 1Jo e 1 e11cbuada rasa de carry• ni elucbaradaslleoatlüqulda.

Pelar el dienle de ajo, la ceboUa y la manzana. Pi­car 1odo y estofarlo en cl acei1c de oliva. Antes d e que tome color cl refri10, 1ôadir la c u c harada de curry y movcr unos ins­tantes sobre el fuego, con cuidada de que n o se quc­mc. Colacar las l enteJas del bote en una cazueJa y aiiadir el refrito de cebo­lla, manzana y curry a las lentejas, que deben estar algo caldasas. Dar unos h e rvorcs, rcctificar el punto de sazôn, si hîciera falta, y la canLidad de cal­do y pasar por la t r itura­dora y por cl cluna o cola­dor. l ncorporar la nata y cnfriar en la nevera. Este plato se dcbe servir frio, con un chorrito de nata li­quida por cncima.

\, ;:111uto rtm,,

Pollo con langosta

4 pem,an: • 1 ,o1D dt 1.2511 Id,, 1œ e1 cm oe11n11ost:1 e 1 ce. boita grande • 3 umates maduro, e2dleub!:sde••1 vasitode wtno blanto sec:o • 1 copa de lnndy e 1/2 OAD de cbocolltt e10 ...... 1oaveHanas • 5G gnmos dl pbtKhos • 12 c:uc:haradas de aclll1 eharlna • tomillo • pereJII • plmleota mold.aesal •caldodepescado e2501f1JROSde�

Ptlar la c.ola de la langasta, cortar en rodajas y rchogar en ci aœite calicntc. Rcscrvar. L1mp1ar y ttoccar d polio, chamuscar, lavar, xcar y sa­ionar Enharinar bocmcnte los tlOZOS y doni.r en cl aceitc sobrantedc la langosta. Sacar yrescrvar. Freirlac:eboUayel ajo picadas y, antes de que tt> men color, aàadJr el ta.male pclado y !lll pcpiw y freirlo cncima. Aiiadir el vina y sa­zonar oon sa� pimicnta, tonü­llo y perr.jil y coœr uno.s m i ­nutos. Anadir d chocolate ra· Jlado, cl pollo y la langosta, regar con cl brandy y prcndcr fucgo. Anadir los charnpiiio­ncs lavados y lammados y ru­bnr con caldo de pcscada. Cocer a foego suave has1a que se haga cl poila. MinUlos amcs de iinahzar la cocciOn, iororporu a la cazuela una P"""' de almcndras y avclla· nas y los pistachas pelados. Con la cabcza y las patas de la Jangosla ,e pucdc haccr cl caldo de pescado.

Budin de manzana

P1r1 6-1 pemnras: • 1,500 ldJot dt n:1an.zanas1olden e12 cu­dlaradasde azücar e10D;ra· mot de marrtequllll e 7 blllY'OI •• cucharadu d11tûcar y 1111 chorrrin de zumo de llmôn.

Pc:lar y cortar ca trozos bs manz.anas.. Coloca.r en una cazuela con cl aziicar y la mantequilla y accrcar a un fücgo suave para que se va­yan hacienda muy des:paao. Cuando las manzaoas cstén cocidas, rctirar y dejar que se enfrien. Batir los huevos como para tortilla y mczclar con las manzanas cocidas. Fundir cJ azucar con cl cho­lTCOn de zuma de limon en un cazo para haoer carame­lo. Baiiar las pared c s y el fondo de un mo)de de flan con cl caramelo y Jlcna.r, cu.andoscenfric,con la me:z­cla de manzanas. Homcar a 180" œntlgrados, sin baiio maria, de 30 a 40 minutas. Comprobar si cstâ cuajado, 111troduciendo un.a varilla, y desmoldar en frio. Servir con· ww natilla.s ligeras y un coula de fTcsa o frambuesa, adomado con frutas rajas.

• Precio: 2.965 pesetas. • Calorias par ra­

ciôn: 2.148.

HISP. XX - 13 - 1995

Du sens aux sens

Tous les textes du corpus ont une même présentation. Ils occupent la première des quatre colonnes encadrées et séparées par un trait de la même grosseur que l'encadrement de la première page de la rubrique "Menu Estilo", les trois autres colonnes étant consacrées au menu proposé : deux plats et un dessert. Quatre illustrations rythment la page. A tout seigneur tout honneur, le vin présenté est accompagné de sa bouteille dont le lecteur peut apprécier la forme et les étiquettes. La bouteille, à cheval sur l'encadrement gauche de la page est particulièrement mise en valeur sur cette feuille où le premier plat et le dessert sont présentés sous le titre (Primer plato, Postre) sur une assiette colorée posée sur un cadre. Le second plat est présenté sur une large assiette qui occupe les trois colonnes du menu et dont la bordure, qui déborde l'encadrement inférieur, est coupée par la limite de la page. Le vin, on le voit, a la place de choix.

La présentation du texte est stéréotypée. Le nom du vin et du millésime apparaît en rouge, en caractère gras et en minuscules, mais dans un corps plus gros que celui du texte. Vient ensuite une fiche signalétique, en gras, dans le même corps que le texte. Apparaissent successivement le nom de la cave, son adresse avec le numéro de téléphone et le prix du vin. Viennent ensuite le type du vin, son degré d'alcoolisation, les cépages dont il est issu, les indications sur le temps de conservation souhaitable et la température à laquelle il doit être servi. Cette fiche technique occupe généralement entre huit et douze lignes.

La présentation du vin, partie qui retient notre attention, occupe le reste de la colonne soit une cinquantaine de lignes. Parfois divisée en paragraphes, elle est généralement compacte, signe d'une structure assez lâche bien qu'une même trame nous conduise toujours de l'homme, propriétaire-vigneron, présenté dans son environnement, au produit, au vin, offert à notre curiosité dans sa robe, ses arômes, son bouquet.

Ainsi, pour le vin Abadfa da Cava 1994, le critique nous présente-t-il d'abord l'homme, José Manuel Moure, enraciné dans sa terre, "né et élevé dans une famille de viticulteurs qui a toujours eu les vignes pour paysage ! ". La région, le paysage ? les vallées du Mif\o et du Sil dont les vignobles produisent des vins rouges auxquels Carlos Delgado attribue la mention "Très bien". Or, l'Abadfa da Cava 1994 est un vin blanc, issu

1 "nacido y criado en una familia de viticultores que siempre han tenido como paisaje los vinedos".

HISP. XX - 13 - 1995 181

Jean-Jacques BOUT AUD et Jean-Marie LA V AUD

d'un cépage albariiio. Le mérite de l'entreprise, le volontarisme de José Manuel Moure sont mis en relief, son effort et ses six années de travail largement soulignés. Il s'agirait même d'une "aventure", et voilà cet Abadia da Cava 1994 devenu le produit d'une épopée moderne. En effet, à l'enracinement et à la tradition mis en valeur par la présentation du cadre, d'une région, se superpose la recherche de la modernité qui permet l'exploitation de trois hectares de terrains sablonneux avec la création d'une "cave moderne", une création rendue possible grâce à l'appui économique de l'abbaye Da Cova qui donne son nom au vin. Quand nous aboutissons au vin, il nous est dit que José Manuel Moure a réussi à "doter ce cépage albariiio d'une élégance et d'un style très européens qui manquent généralement aux vins des Rias baixas" l _ Cette modernité apparaît donc fonction à la fois des traditions et de la recherche d'un goût européen, dans la double perspective de répondre au goût d'un public espagnol et à une expansion commerciale au-delà des frontières.

Cependant, sous la plume de Carlos Delgado, ce vin acquiert une dimension historique, mythique et sacrée, poétique aussi. Dimension historique avec "des vignobles parsemés de restes romains" qui les confortent dans une tradition séculaire et leur confèrent robustesse et noblesse, des qualités qui, soyons-en certains, viennent du refus de cépages hybrides et étrangers, dans une revendication de pureté de caste qui rejoint ici cette pureté du sang garante d'une vieille noblesse. Dimension sacrée par le biais de l'abbaye Da Cova qui vient les secourir et offre son nom au vin : il s'agit d'une "cave moderne placée sous la protection (amparada) de l'abbaye Da Cova"2, avec des résultats quasi miraculeux puisque José Manuel Moure ne fait qu"'accaparer les récompenses et récolter des éloges"3 ; dimension sacrée aussi par l'évocation de la riviera sacra où pousse le vignoble. Dimension poétique enfin dans l'esquisse d'un paysage où cette "vigne autochtone pousse sur un doux versant de terrains sablonneux orientés au midi. Avec, au fond, le fleuve"4. N'ayons garde d'oublier que l'évocation du Mifio passera pour beaucoup de lecteurs par Rosai fa de Castro et ses Aires do Mina. Ainsi, lorsque Carlos Delgado en vient au vin lui-même, cet Abadia da Cava 1994 est devenu un nectar

1 ""datar la uva albariiia de una elegancia y estilizaci6n muy europeas que suelen faltar a los vinas

de las Rias baixas". 2 "moderna bodega amparada por la abadia Da Cava". 3 "acaparar premios y cosechar elogias". 4 "viiieda aut6ctona en una suave Jactera de terrenas arenosos orientados al mediodia. Y al fonda el

rfo".

182 HISP. XX - 13 - 1995

Du sens aux sens

riche d'un passé, d'une histoire, d'une tradition sacrée que le critique présente cependant/aussi comme un produit naturel. Voici un vin fruité au goût de pomme marqué, un peu sommaire cependant ; il est bien en bouche, doux, explosif, parfaitement équilibré et, retour à l'excellence, il a cet équilibre gouleyant-amer qui fait les grands vins l _

Nous restons en Galice pour donner un deuxième exemple, très différent cependant, puisque le Granbazan 93 analysé par Carlos Delgado est un des albarinos les plus prestigieux, plusieurs fois primé lors de concours internationaux2. Là encore le vin est présenté comme la réussite d'un homme, Manuel Oteiro Candeira, dont le caractère annonce ce que sera le vin. Le critique évoque "son air de grandeur, sa nette admiration pour les vins alsaciens et son amour pour les belles choses". Manuel Oteiro Candeira est porteur d'un idéal, d'un rêve aussi. La région, le paysage sont métonymiquement présents grâce au paza où la cave a été installée : ses installations attestent la recherche de la noblesse, la fidélité au passé et la confiance dans les techniques du présent. Le luxe est clairement recherché, avec cette "équipe technique d'un luxe authentique" destinée à donner au vin une image de marque prestigieuse. Carlos Delgado insiste sur les recherches entreprises par une équipe d'oenologues comprenant José A. Iglesias et Requena, l'expérimentation sur les premières récoltes, soit dix ans de travail, et le secret de l'excellence : onze mois de maturation pour le cru ambar. Comme chez Manuel Moure il y a un projet à long terme, longtemps mûri, la volonté de "sauver l'albarifio de la médiocrité". Comme pour l'Abadia da Cova 94 le critique souligne "la prouesse" accomplie. Là encore, les yeux sont tournés vers l'Europe, et très exactement vers l'Alsace et ses vins fruités. Le Granbazan 93

réussit ce que 1'Abadia da Cova 94 n'avait sans doute pas recherché, l'effacement d'un fruité de pomme trop agressif, ce qui enrichit son bouquet sans le dénaturer. Il est vrai que cette propriété de 15 hectares a pu faire des investissements qui n'étaient sans doute pas possibles dans le cas précédent.

1 "El aroma es muy varietal, con la fruta marcada (manzana), aunque algo simple ; mejor es su boca, suave, explosiva, perfectamente equilibrada, con un balance goloso amargo propio de los grandes vinos".

2 Granbazan, 93. Bodega Agro de Bazân. Tremoedo, 46. 36628 Vilanova de Arousa (Pontevedra) • Teléfono: (986) 55 55 62 • Precio medio: 1400 pesetas • Tipo: blanco crianza, 12, 5% • Cepas: albariiïo • Crianza: un aiïo en dep6sito • Consumo: medio plazo • Temperatura de servicio: 8° C.

HISP. XX - 13 - 1995 183

Jean-Jacques BOUT AUD et Jean-Marie LA V AUD

Le vin nous est donné à connaître dans un discours qui part de l'homme pour nous conduire au produit, et qui, d'une certaine manière, part du producteur pour nous mener au consommateur. Mais ce discours est double. José Manuel Moure est, certes, l'homme enraciné dans sa terre, "amoureux de sa terre" l; il est, en même temps, ce vigneron de père en fils "qui a la passion du vin"2. Deux axes sont ainsi déterminés, celui de l'enracinement et de la tradition d'une part, celui de la modernité et de la technique d'autre part, deux axes liés par ailleurs par une commune affectivité. L'homme, présenté dans son environnement séculaire, a su évoluer, s'adapter aux lois du marché : il a trouvé des investisseurs. Le vigneron, le technicien donc, a créé une cave moderne, choisi le créneau porteur : le goût européen. Il y a donc dualité, et possible conflit entre tradition et modernité. Mais enracinement et modernité, tradition et technique, apparemment situés sur des axes différents, sont étroitement associés et se fondent harmonieusement : il y a mariage entre la passion et l'intelligence. Le vin, produit de cette union, ne peut être qu'une réussite, voilà le message délivré. Ainsi, le double discours que nous mettions en relief est-il tenu dans un même temps et passe-t-on constamment de l'un à l'autre des deux axes indiqués, deux axes qui tressent étroitement un seul et même axe. Tout se passe comme si, après avoir défini les deux grands critères qui font le bon produit, le scripteur montrait ou son incapacité à bien les distinguer ou, plutôt, leur constante interaction, délivrant ainsi un message plus dense et plus riche.

En fait, le message est encore plus riche et plus complexe. Dans les deux cas le vin est présenté comme un produit naturel, le produit d'une région, ce qui est d'ailleurs plus sensible avec l'Abad[a da Cava 94 qu'avec le Granbazan 93. Ces vins parlent en effet à nos sens. Il suffit de reprendre les conclusions de Carlos Delgado. De l'Abadia da Cava 94 il fait remarquer "un arôme de fruit très marqué, bien qu'un peu sommaire, qu'il est meilleur en bouche, moelleux, explosif, parfaitement équilibré, avec un équilibre gouleyant amer propre aux grands vins"3. S'agissant du Granbazan 93, il conclut qu'à un fruité un peu exacerbé avec son arôme monodique de pomme s'ajoute une importante gamme de réductions qui

1 "enamorado de su tierra".

2"apasionado por el vino".

3 El aroma es muy varietal, con la fruta marcada (manzana), aunque algo simple ; mejor es su boca, suave, explosiva, perfectamente equilibrada, con un balance goloso amargo propio de los grandes

vinos".

184 HISP. XX - 13 - 1995

Du sens aux sens

l'enrichit sans le dénaturer : toast, légère pointe de fenouil avec une

gamme florale d'une surprenante élégance. Ce vin est agréable à boire,

long en bouche et savoureux" 1. Nous trouvons indéniablement là le

langage du vin avec le renvoi au végétal pour les arômes et les saveurs

(pomme, fenouil, fleurs), un langage qui parle à nos sens, ici à l'odorat et

au goût. Mais ces vins nous tiennent un autre discours, un discours

lyrique qui emprunte parfois sa terminologie à d'autres arts : s'ils sont

riches de toutes les techniques mises en oeuvre, et qui sont parfois

précisées, ils ont acquis une dimension culturelle. Non seulement ils

parlent à nos sens, ils se sont chargés de sens.

Carlos Delgado a en effet recours à des valeurs qui n'ont rien à voir

avec les critères d'obtention de la DO (Denominaci6n de origen) mais qui

donnent aux vins une autre dimension, dimension historique, mythique,

poétique même, la dimension de l'aventure et du rêve aussi : ces valeurs

confèrent au vin une incontestable valeur ajoutée impalpable et abstraite.

Le produit qui nous est offert est finalement autre chose qu'un produit

naturel et raffiné : produit de culture, le vin est devenu produit culturel,

même si, in fine, on revient à la nature et à l'homme. Le discours

accomplit bien le double parcours tradition/terroir et modernité/technique,

mais ce parcours qui va de l'homme au produit, du producteur au

consommateur, est aussi un parcours circulaire dans la mesure où

l'appréciation du vin est un retour à la nature. Par ailleurs, le système de

références, d'allusions, d'images et de métaphores crée un autre type de

parcours, une sorte de parcours synesthésique moderne qui ne s'adresse

plus aux sens mais à la culture du lecteur : la bouteille proposée est

maintenant porteuse de valeurs discrètement rappelées qui font du vin un

produit mythique, l'aboutissement d'une aventure et d'un rêve, que le

lecteur-consommateur sera fier d'entreposer dans sa cave ou de poser sur sa

table.

A bien y regarder, le vin ne se laisse pas enfermer dans des catégories

simples, du type tradition/modernité, nature/technique. Le double discours

que nous avons mis en relief est, de fait, discontinu, émaillé qu'il est par

des éléments hétérogènes, appartenant à d'autres catégories et qui tissent

l "Afiade a la frutosidad un tanto escandalosa del varietaJ, con su monodia aromatica a manzana, una riqueza de notas de reducciôn que lo enriquecen sin desvirtuarlo : tostados, ligero matiz de

hinojo y un juego floral sorprendentemente elegante. Grata de beber, largo y sabroso ..

HISP. XX - 13 - 1995 185

Jean-Jacques BOUT AUD et Jean-Marie LAVAUD

entre eux un discours culturel qui intègre finalement tous les autres. Dans

la présentation du vin que nous fait Carlos Delgado nous retrouvons une

des caractéristiques de notre fin de siècle : le souhait de mettre de l'ordre

dans le monde, de catégoriser, et le sentiment d'impuissance devant sa

complexité, de telle sorte que les catégories envisagées sont en même

temps dénoncées. Ce désir de catégoriser va de pair avec une perpétuelle

remise en question qui est à la fois doute et aspiration à l'absolu et qui

conduit ici à montrer que le vin est un produit infiniment complexe qui

transcende les catégories, un produit "construit", ce qui donne à la

bouteille proposée ce goût "fin de siècle" qui passe par le sens pour

s'adresser aux sens.

Le discours tenu s'adresse à un public ciblé, celui qui a compétence

pour recevoir ce discours technico-culturel et qui est aussi le futur

consommateur. Il n'est donc pas inutile de voir maintenant comment se

structure le discours publicitaire. Là encore nous avons appliqué notre

analyse à la publicité de deux vins mis récemment sur le marché le

Luberri 92 1 et le Somontano2.

1 Luberri 92. Bodegas Luberri, S.A.T. Carretera de Villabuena, 66. Banos de Ebro (Alava). • Teléfono (941) 10 60 43 • Precio media: 350 pesetas • Tipo: tinta joven, 12,5 grados • Cepas: tempranillo y algo de viura • Tiempo preferente de consumo: en el afio • Temperatura de servicio: 12

grados.

2 Nous ne disposons pas de fiche technique présentant le Somontano, vin qui est maintenant plus

qu'honorablement connu. Ce vin est le produit d'une région vitivinicole de Huesca qui a déjà

comercialisé des vins comme Vifias del Vero, 90, Vhzas del Vero Gewürtztraminer, 91, Vifi.as del

Vero Riesling, 91, Montesierra, 91, ainsi présentés par Carlos Delgado : Vinas del Vero 90. Compai\fa Vitivinîcola Aragonesa. Carretera de Barbastro-Nabal, kil6metro 3,7. Barbastro (Huesca). Teléfono (974) 30 22 16. Precio media: 750 pesetas • Tipo: blanco joven, 11,5% • Cepas: cabernet sauvignon • Tiempo preferente de consume: en el afio • Temperatura de

servicio: 8° .

Vinas del Vero Gewürztraminer, 91. Compai\fa Vitivinfcola Aragonesa, S.A. Carretera de Barbastro-Nabal, s/n. Huesca. Teléfono (974) 30 22 16. Precio media: 625 pesetas • Tipo: rosado, 12,5% • Cepas: Gewürztraminer, • Tiempo preferente de consuma: actual y en tres afi.os • Temperatura

de servicio: 9°.

Vinas del Vero Riesling, 91. Compai\îa Vitivinîcola Aragonesa. Carretera de Barbastro-Nabal, s/n. Huesca. Teléfono (974) 30 22 16 • Tipo: blanco joven, 12,5% • Cepas: 100% Riesling• Tiempo preferente de consuma: actual y en dos arias • Temperatura de servicio: 9° • Precio media: 700

pesetas.

186 HISP. XX - 13 - 1995

Du sens aux sens

Ces premiers éléments d'interprétation n'épuisent évidemment pas le sens générique donné, en ouverture, au terme d'image. On vient d'esquisser, avant de considérer l'iconographie, le régime d'interprétation que le texte entretient à l'égard du vin. L'image et l'imaginaire porté par les mots correspondent à l'approche toujours tâtonnante de ce qu'un vin peut avoir à nous dire. Approche tâtonnante car, pour un vin qui revendique un peu de caractère et de personnalité, de multiples dimensions entrent en jeu : la terre et son histoire, la vigne et la vinification, 1' homme et la technique, la dégustation et 1' aspect, etc ... Mais, c'est l'hypothèse la plus forte qui ressort des textes, ces catégories de base ne résistent guère au désir d'impliquer en une seule toutes ces dimensions ontologiques sur le vin. En un mot, d'opérer une condensation que l'image du vin concentre, entre nature et culture, matériel et immatériel, intériorité et extériorité, c'est-à-dire, fondamentalement, entre le pouvoir de faire sens et le pouvoir des sens.

Ainsi, au-delà du rapport factuel à l'image du vin, c'est l'effacement même de ces oppositions élémentaires dans un "procès figurai" -l'image entendue, rappelons-le, au sens large de la représentation- qui origine la notion de complexité si chère à la modernité. A travers le vin c'est donc la construction d'une image complexe, synesthésique, qui va retenir notre attention. Pour justifier cette discussion dans le cadre des problématiques fin de siècle, on mesure toute l'importance que revêt, pour la sémiotique, familiarisée avec des systèmes d'opposition et des signes discontinus, le défi de se replacer dans un régime de correspondances, d'équivalences, où la subjectivité, la sensation, la sensorialité, dominent.

Sans avoir la prétention de définir, par approximation, le cadre d'une sémiotique à dominante synesthésique, nous adopterons une position épistémique originale. Le propre de la démarche sémiotique est de s'intéresser aux unités discrètes et aux traits pertinents en quelque sorte fondus dans l'unité globale du message. A l'égard de l'image, la sémiotique recherche, d'un signe à l'autre (du linguistique à l'iconique, des unités d'expression à celles du contenu), une forme de discontinuité à l'intérieur d'un objet donné dans sa totalité ou à l'intérieur d'un continuum d'objets pris dans l'épaisseur sociale. Avec l'image du vin et,

Montesierra, 91. Bodega Cooperativa Comarcal Somontano de Sobrarbe. Carretera Naval, kil6metro

3,8. Barbastro (Huesca). Teléfono (974) 3 l 12 89 • Precio medio: 300 pesetas • Tipo: rosado, 12% •

Cepas: 70% Moristel, resto Garnacha y Macabeo • Tiempo preferente de consumo: en el ai\o •

Temperatura de servicio: 9° centfgrados.

HISP. XX - 13 - 1995 187

Jean-Jacques BOUT AUD et Jean-Marie LA V AUD

plus globalement, la représentation du goût, ne peut-on poser comme

hypothèse que la proposition s'inverse. A savoir que des éléments de

discontinuité sémiotique (forme, couleur, disposition, etc.) et sociale

(nature-culture ; homme-machine ; tradition-modernité) sont traités sur le

mode d'une continuité que nous qualifierons, faute de mieux pour

l'instant, de quasi organique. Inversion des figures aussi qui consisterait à

voir dans le mouvement continu, spiralé, des effets de "sens", ce que l'on

pose d'ordinaire au carré des oppositions élémentaires. Afin de corriger le

caractère abstrait, spéculatif, d'une telle proposition, l'inversion du trajet

sémiotique, du discontinu vers le continu, nous allons en éprouver la

valeur heuristique à partir d'un autre support d'image: la communication

publicitaire des producteurs.

Après les textes des articles de présentation, il est utile de se tourner

vers les plaquettes publicitaires, c'est-à-dire des messages syncrétiques, où

les stratégies scripto-visuelles cherchent à cultiver, sur d'autres bases,

l'image du vin. Les articles ont révélé un trajet métonymique dans

l'expression d'une synesthésie qui embrasse les relations du vigneron à sa

terre, de la terre au corps du vin, aux caractères confondus de l'homme et

du breuvage, aux soins qu'on lui porte, aux plaisirs qu'il distille. Voyons

maintenant comment ces plaquettes publicitaires, des supports plus larges

que les articles retenus comme éléments premiers de référence, cherchent à

élaborer une image du vin où, entre nature et culture, homme et technique,

les· dimensions anthropologiques sont rabattues sur une dimension

topologique, de construction spatiale du discours. Comment l'unité d'une

double page parvient-elle à intégrer les différents niveaux de référence,

subsumés par l'opposition nature-culture, dans une image globale

susceptible de prendre corps, donc d'opérer une synesthésie entre des

registres distincts de représentation ? Une rapide comparaison entre deux

documents voudrait éclairer deux stratégies discursives, rapprochées par

leur contenu, leur axiologie (les valeurs et représentations liées à la terre,

la vigne, l'homme, le travail) mais opposées dans leur expression

synesthésique et très inégales au regard des compétences à construire une

image du vin.

Certes la comparaison à venir est forcée. Il faut avoir l'honnêteté de

souligner que l'un des supports se présente comme une plage unique,

188 HlSP. XX - 13 - 1995

Du sens aux sens

volet intérieur de la plaquette Luberri 1 _ Alors que le deuxième document, Somontano, donné comme le plus cohérent au plan de la signification, s'intègre à une brochure où l'image du vin se décline sous différents aspects2 : histoire, situation, climat, production, technologies, vins. Mais l'opposition prend valeur heuristique car, concentrée sur deux pages ou étalée sur vingt, c'est, dans l'un et l'autre cas, l'unité de la construction qui est en cause, la cohérence d'un dispositif maîtrisé ou non.

Esiamosl'Jl!H�dt Baimdrfhra,Ecirgo f'II pl..'IIOtcnroll.�Clmœww:D &O:içe,!Rio,A_IIQliil.11\'mlN �por1.nt�SKIOeqJfVil�iôeen6mclo di:!dt�cxift.isddriohh.bll ·�delaS:itmdt """""-

=Entillruco.cm!ivdca110 �ywflor.ldrl�dnil tionpo�.mn:t.,m �.�a:mcd:rts cltlorblol.-=mos�.w lll'mllaallifl�•9'MI \110�,�� M.w!aar•111,-.ri0.pO'lnllt dtm1i.lbkbia�m Rîo��-dtgcnmoônoi -

Eu1n1990e:oidos cos«herosllnwn�s �btrritn&\ojdrfbroy• p,qiawnC!ll'lfJNIQll'ICdilill p,okolwldr m., !,(l ...,._. \'lliedo.�� doœmi�c!rmo Eapom Nldeàl(Jœb.)Q-� upopoilkllvhlnooo.�1 Lu�rrien11110dtbwiœdr m.ffllf!Oœ.\lCJJf'O:'Jb.

E hcodod,eiu(llll)fldmli �dtU\D:15yWts fModti.NStril!deCCIIIC� �qw corJU;t11mRiojll �..idnaaldlfflinfo

-��liil� bll.Jrb:e4,.sat.opchwyc;iliro. l.l1il �wleia o;cfs, COIIIOt:I li! T,111prriJo __ fufedo.11 bodri,)ll.œn�·lN �pnNdt'-'i� aldadf1NSS� .IIIIPOdnuœlQ.l!gi:&'ltll"5 �1«fudeAhcal'3f

1.

�la�km�«i6n dl'iintoydrelcdnlhtthod.: !JltC11lll80\tl\11'lm>nli �p:,rli�WliletJIUlltn .� ... °""' ..... b.lalTnn,-ruillo.� �lri:lp..111bol:t.-.aondrl �\'l'.Op.,tnanodd raDIQID)dtCl'IWII

C.an,a�&i Cbiw.tr.1S•e.c:oaid)y lrn:ruo..1'1f1'1'°""9Jr �o'1dJarkgltl ln0ft0Cdtl.i""'"4illil P�wlnll'IIII JrC.'Cdecdaid.'ll1111:oy1111911 r.:-J)bl.,gosdcadtlffli.-.1 l.gltll!mnaudôndàllOIIO

L.� .... � Nhopor.Jultinl� dtblcot«hnosN'21.fielel1 Wllllo'Ca!Jlll�II �dtllnéœiic:ali:lid fil b lr.ambllaCllin UllflJO: (,e onibcrl"l.,g:)lllhiilosü 1,cilnotffllffll5,por,..prcù J)l(ffl04t� !llrb6110wd:J6eiabl wqk,cs•oros.liXllllffy o:mrtl(Jlf�il\'IID lalloWco;«hno.Blboian �ltlptQlltl'lop(m.llUje<le�ybb,:o,est,(illm) oblmdo1pW'dtlM ��Vui,y M""-.�•pankldr, �ftldf-.bdell Cn.iiw.a.Enlolbi.�prf\'Q.IO œb:arffltllV!œ:>,ndR l'mmadr.300.000boldH cona�LUBEJl.ftt.

1 Bodegas Luberri - 01307 Banos de Ebro (Alava) - Fax (941) 10 92 39 - Teléf. (941) 10 60 34.

2 Somontano, Consejo Regulador de la Denominacion de Origen, Avda. de Navarra, 1 - 1 ° Dcha., 22300 Barbastro (Huesca), Tel. y Fax (974) 31 30 31.

HISP. XX - 13 - 1995 189

Jean-Jacques BOUT AUD et Jean-Marie LAVAUD

Que faut-il retenir de la premjère proposition (document 1 : Luberri) ?

Son iconicité se construit au moyen de photographies, de plages

typographiques et d'un dispositif topologique qui procède par

condensation. Autour d'un axe médian, tracé par la pliure du document, les

éléments se distribuent de façon symétrique. Stabilité et staticité accrues

par les régularités horizontales des photographies, verticales des textes.

Sans même parcourir le détail de la construction, on repère d'entrée les

trajectoires métonymiques, d'image à image (terre, vigne, homme,

technique) et d'images à textes où des caractères gras s'adressent à des

esprits sans doute assoupis par le contexte.

De fait, les éléments font bloc mais la substance ne se crée pas de

façon homogène, la matière ne prend pas corps. A peine éveillées, les

sensations gustatives restent prisonnières de mondes clos. Les contours

photographiques, déjà rigides, sont encore mis en relief. Les plages

typographiques restent aussi figées que les caractères droits en attaque de

paragraphes. Difficile, alors, de laisser libre cours aux sensations. Bien

que les éléments du contenu puisent dans un capital rassurant de valeurs

traditionnelles et d'images conventionnelles, bien que textes et images

conjuguent Jeurs efforts au risque de la tautologie documentaire, l'essence

du vin semble se refuser aux sens, habitués à plus de rondeur, de souplesse

et de volupté chamelle. L'on pourrait même juger impropre, à tous égards,

l'image retenue pour illustrer le travail en cave qui, contrairement aux

apparences, n'invite guère à se soulager d'un imaginaire contrarié.

A partir d'éléments similaires (terre, vigne, homme, travail), le

document 2 (Somontano) repose sur un tout autre effet de construction, au

pouvoir d'expression synesthésique nettement plus affirmé. Faut-il

rappeler que l'analyse des messages ne porte toujours pas sur des critères

esthétiques ou sur l'appréciation purement subjective de telle réalisation

graphique, à prétention artistique plus ou moins avancée. C'est de

cohérence dont il est question, dans une formation de compromis entre

expression et contenu, susceptible de rendre au vin tout son pouvoir de

communication synesthésique.

190 HISP. XX - 13 - 1995

Du sens aux sens

Ya

.<Jfoduction ---====

.-.,/.. - < , · .,..,..,. 1.- ',,,.,.JJ.k .,,,,.Jr, wJ, /lt,"fr <Jk.,J,.,. ,lri,Hw,

.\,n,o,�·�.,.,-, J.lt..,'oln.

,.Ji,.,-,J.>tJ,,'f'if�:<lftt'•11,.ulr

Sous ce rapport semi-symbolique entre le monde du vin et le monde

des signes, il semble que la proposition Somontano ne manque pas

d'arguments. On retrouve bien les composantes élémentaires de l'attirance

pour le vin : la nature, la terre, la vigne, le soleil et les traces d'un verbe

qui se déploie sous l'évidence de la lumière et de la simplicité. Mais, à

bien entrer dans la composition, à bien sentir sa respiration, c'est à la

temporalité propre d'une dégustation que la représentation nous convie.

Sur un fond totalement épuré les éléments se détachent dans un

mouvement continu de ponctuations graphiques, photographiques, typo­

graphiques.

Le trajet métonymique attendu entre la terre, la vigne, le raisin,

imprime ici une légère courbure et un effet de superposition qui n'est pas

sans rappeler la gamme des arômes qui se complètent dans la dégustation.

Contrariant la direction verticale d'une page de lecture, la vectorialité des

images, le dégradé de leur position et de leur dimension, suggèrent

l'étagement horizontal des effets, comme des notes qui se complètent. Y

compris dans le respect des proportions qui affectent les différents cépages,

HISP. XX - 13 - 1995 191

Jean-Jacques BOUT AUD et Jean-Marie LAVAUD

la note de tempranillo dominant celle de cabernet, dans la production et

l'équilibre des Somontano. La courbe des grappes mime la courbe des

lettres dont les initiales de paragraphe se détachent avec douceur, rondeur,

volupté. A travers la synesthésie des traits et la répétition du mouvement

des L, le régime n'est pas encore celui d'un texte scriptural mais parole

qui s'éveille. Parole poétique à en croire le jeu anaphorique des lettres et la

disposition des textes, en strophes, voire en calligramme, qui aurait gardé

l'empreinte d'un vase ou la rondeur d'une grappe généreusement

équilibrée. Image d'autant plus présente que, dans le voisinage inférieur

des textes, on reconnaît sans peine, dans ce réseau isotopique des marques

gustatives, la géométrie fondamentale du vin qui se condense dans le

triangle intime de trois points. L'icône d'une grappe apparaît, mais la

réduction du pictogramme convoque tout l'imaginaire du symbole, rondeur

et angulosité réunies. Figure ternaire dont le pouvoir de symbolisation,

d'évocation est loin d'être épuisé par l'alibi référentiel d'un objet

simplement stylisé.

Relayé par tous les signes (graphiques, eidétiques, chromatiques,

typographiques), le mouvement ininterrompu de la perception, à la fois

visuelle et interne, procède d'un continuum sémiosique entre indice, icône

et symbole. L'indice, par l'empreinte sensorielle d'une intimité charnelle

avec l'objet ; l'icône, par reconnaissance de l'objet, entre identification et

identité ; et le symbole, par agglomérat d'un sens culturalisé sur la

motivation organique des sens. Au-delà de tous les élé!Jlents mis à

contribution, entre métonymie et synesthésie, que dire encore de cette

illustration négligée, jusqu'ici, dans notre propos, cette iconographie du

labeur se substituant à l'image glacée du laboratoire. Si ce n'est qu'elle

répond à l'arrogance d'une technique triomphante de modernité par

l'imaginaire d'une scène qui, au coeur de notre histoire, est la mémoire du

vin. La réalité n'aurait rien de poétique si l'euphémisme du trait dessiné et

la prime culturelle du monde où il prend source ne venaient corriger le

principe de réel quand le principe de plaisir est en marche.

Dans la continuité de cet imaginaire bien nourri, quelques mots,

maintenant, sur les ressources données à l'objet, disons transitionnel, la

bouteille, pour prolonger ce moment figurai et relayer cette image qui

anticipe la dégustation ou l'accompagne. C'est maintenant à la forme de la

bouteille et à la composition de l'étiquette qu'il revient de porter les traits

de manifestation du sens à l'égard des sens. De toute évidence, dans

192 HISP. XX - 13 - 1995

Du sens aux sens

l'infinité des solutions recherchées pour exprimer cet accord fondamental avec le vin, avec sa richesse d'évocation, si ce n'est de composition, l'imaginaire se trouve vite déçu par des propositions figurales moins étudiées. Ici ou là, on se contente de rabattre sur une dimension univoque, les éléments d'une complexité reconnue à travers d'autres supports, il est vrai plus adaptés pour décliner une image. A l'égard de ces dimensions complexes, l'unité profonde que pourrait exprimer l'étiquette ne se risque guère au-delà des références conventionnelles, à une image nostalgique du vin, à la terre, au terroir, à la propriété, à chaque étape d'un parcours métonymique suffisamment rappelé ici. Pour prendre le contrepied de ces images trop convenues, certains n'hésitent pas à redoubler de prouesse graphique et de trouvaille esthétique. Mais la recherche artistique, à force de capitaliser sur la forme, se fait indifférente aux éléments vitaux du contenu, réduisant le plan semi-symbolique à une grammaire de signes purement plastiques. L'imaginaire du vin se trouve ainsi coupé de ses racines naturelles, à travers une composition formelle qui réduit le jeu de la synesthésie, là où on l'avait vu opérer entre nature et culture, présent et passé, expression et contenu.

Une voie est donc ouverte, à ce niveau de représentation des étiquettes et des bouteilles, pour condenser dans l'objet visible la force de l'image sensible entretenue à d'autres niveaux. Emblématiquement se trouve posée la question d'une sémiotique curieuse d'adopter, en cette fin de siècle, quelques changements de position

- la corrélation d'un niveau méta où siègent l'analyse et sarevendication d'autonomie, à un niveau infra où l'objet nous colle encore à la peau, dans une contiguïté présente et insistante.

- la manifestation d'un sens plus profond, d'un processus plusintériorisé, par rapport à la saisie opératoire de la signification dans un cadre idéalement modélisé. En raison, notamment, des liens métaphorico­métonymiques, des circuits analogiques et digitaux, et de tous ces lieux de passage intrasémiotiques qui en appellent au sens, au sensible, là où le code croyait suffire.

- avec cette attention retrouvée pour l'objet, le sujet, le sens, lesensoriel, le refus de retomber dans un état pré-critique, d'indicibilité du signe, mais, au contraire, de reconnaissance d'une complexité qui invite à la multi-modalité.

HISP. XX - 13 - 1995 193

Jean-Jacques BOUT AUD et Jean-Marie LA V AUD

- sous ce critère épistémique, d'ouverture et de corrélation des

modèles, la situation tout à fait originale d'une sémiotique synesthésique

qui s'appuie aussi bien sur des axes, des oppositions, des systèmes, c'est­

à-dire ce par quoi l'homme se détache du signe, que sur les effets en chaîne

du sens, sur l'emprise continue du signe passant, comme dans la

trichotomie indice-icône-symbole, par différents niveaux d'action sur les

sens.

- dans ce cadre à construire, d'une sémiotique synesthésique, la place

évidente que la représentation du goût peut tenir, ce qui n'est pas innocent

pour Dijon. Le vin nous a mis sur la voie mais on ne saurait faire

l'inventaire des objets qui s'offrent à la recherche, dans ce domaine de

l'expression gustative, à travers les propriétés de l'objet lui-même et les

univers de sens qui cultivent son image.

194 HJSP. XX - 13 - 1995