Notre Ami Ben Ali N.beau JP.tuquoi

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Nicolas Beau Jean-Pierre Tuquoi * AMI BEN ALI L'envers du miracle tunisien

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  • Nicolas Beau Jean-Pierre Tuquoi

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    AMI BEN ALI

    L'envers du miracle tunisien

  • Notre ami

    Ben Ali

  • Nicolas Beau & Jean-Pierre Tuquoi

    Notre ami B e n Al i

    L'envers du miracle tunisien

    Avant-propos et postface indits des auteurs

    Prface de Gilles Perrault

    Med Ali Editions Rue Med Chaabouni - Sfax 3027

    Tl: (00216) 74 407 440 - Fax: (00216) 74 407 441 Email : [email protected] Site : www.edition-medali.com

    R.M.R Editions 21 Rue Kowet - 1002 Tunis

    Tl: (00216) 71 844 700 - Fax : (00216)71 842 667 Email : [email protected]

  • Notre ami Ben Ali

    Couverture ; conception et ralisation : Houda Fartouna et Salah Ben Amor

    Tous droits de reproduction rservs

    Pour la langue franaise

    La Tunisie Copyright lre dition 2011 by:

    Med Ali Editions (CAEU); ISBN 978-9973-33-310-0 R.M.R Editions; ISBN 978-9973-08-603-7

    Autres pays Copyright 2me dition 2011 by :

    Editions La Dcouverte ; ISBN 978-2-7071-5404-0

    Imprim en Tunisie : Avril 2011 Imprimerie : SOTEPAGRAPHIC Dpt lgal : 2me trimestre 2011

  • Avant-propos l'dition de 2011

    La divine surprise de la rvolution de jasmin

    Sur les trottoirs de Tunis gisent les portraits officiels. Lacrs, pitins ou barbouills d'encre. Dans les bti-ments officiels, le spectacle est le mme. Des portraits plus grands que nature de Zine el-Abidine Ben Ali trnaient en bonne place ; ils servent en ces jours enfivrs de janvier de paillasson aux fonctionnaires tunisois. Le gnral bac moins trois qui pendant vingt-trois ans a fait de la paisible Tunisie une caserne aux dimensions d'un pays, le septuag-naire aux cheveux teints qui se faisait lire prsident de la Rpublique avec un score rendre jaloux feu Saddam Hussein, le flic qui a harcel, embastill et tortur toute opposition laque ou islamique, a fui son pays. Le vendredi 14 janvier 2011, 17 heures, il a dcamp honteusement, pouss vers la porte de sortie par la rvolte du peuple, tel nagure le Chah d'Iran.

    Un mois peine de manifestations et de sacrifices, de grves et d'affrontements sanglants aura suffi pour faire tomber Ben Ali. C'est peu. Preuve que le rgime du gnral-prsident tait pourri de l'intrieur, qu'il ne tenait que par le flicage et la peur et que, celui-ci disparu, vingt-trois annes de bnalisme pouvaient tre balayes. C'est ce qui est

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  • notre ami Ben Ali

    arriv sous l'il admiratif de l'opinion publique internatio-nale. Et celui, vaguement inquiet, des autres dirigeants du monde arabe. Ils le savent : la rvolte victorieuse contre Ben Ali peut tre contagieuse. Ce qui s'est produit en Tunisie peut arriver demain au Maroc, en Algrie, en Libye, en gypte, en Jordanie. Le monde des despotes est devenu moins sr...

    Les rvolutions ont toujours leur martyr. Celui de la rvolution de jasmin - ainsi qu'on l'a appele - s'appelle Mohamed Bouazizi. C'tait un jeune homme sans histoire ou plutt avec une histoire tristement banale. Diplm de l'Institut suprieur d'informatique de Mahdia, mais chmeur malgr lui, faute d'emplois disponibles, il tait devenu vendeur de fruits et lgumes Sidi Bouzid, une ville du centre de la Tunisie, une de celles que les touristes trangers ignorent. La survie de la famille Bouazizi - la mre et les cinq frres et surs - reposait sur Mohamed et lui seul. De sorte que lorsqu'un jour de dcembre 2010 la police lui a confisqu son tal, avec une gifle en prime, le jeune homme de vingt-six ans que les autorits refusaient de recevoir a dcid de s'immoler par le feu devant la prfecture. C'tait le 17 dcembre. Mohamed est mort le 4 janvier 2011.

    Le soir mme de son geste dsespr, des affrontements entre la population et les forces de l'ordre clataient Sidi Bouzid. Le lendemain, un comit de soutien tait cr, qui allait propager l'histoire de Mohamed au-del de la province. La tragdie devenait une lgende. Une rvolution tait en marche, sans que ses acteurs en aient pris conscience. Mais qui pouvait imaginer que Ben Ali allait devoir lcher prise et quitter le pouvoir si rapidement ? Parmi ses thurifraires, personne bien sr. Ni la mafia qui l'entourait ni la France qui allait le soutenir jusqu'au bout ne pouvaient imaginer pareille droute. La surprise fut totale.

    Pourtant, la nature despotique du rgime tait connue. La dmocratie de carton-pte, le quadrillage de la population par une arme de policiers, la mise au pas de toute opposi-tion, la rpression barbare contre les islamistes, le compor-tement mafieux de quelques familles naviguant dans l'orbite du chef de l'tat, l'ambition de Leila Trabelsi, la seconde

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  • la divine surprise de la rvolution de jasmin

    pouse du chef de l'tat, de succder un jour son mari, la justice aux ordres, la presse musele... Tout tait connu. Encore fallait-il ouvrir les yeux sur la ralit.

    En 1999, avec l'aide prcieuse de quelques amis tunisiens, nous avions racont par le menu dans ce livre l'ascension du chef de l'tat dchu l'ombre d'un Bourguiba finissant. Nous avions dit comment, aprs le coup d'tat mdical contre le pre de l'indpendance , le 7 novembre 1987, il avait roul dans la farine les dmocrates lacs avant de se retourner contre les barbus . Nous avions dnonc l'indulgence - dj ! - des hommes politiques franais, de droite comme de gauche. Et nous avions narr en dtail comment la Famille du prsident pillait le pays. Tout tait crit.

    Aujourd'hui que le dmantlement du systme Ben Ali est l'ordre du jour, il nous a paru utile de rditer l'ouvrage, sans modifier les pages crites il y a plus de dix ans, car elles dcrivent pour l'histoire les mcanismes qui ont permis cette dictature de durer si longtemps. Dans une postface indite, nous voquons son volution au cours des annes 2000, marque par la monte en puissance de Leila Trabelsi, la rgente de Carthage , et de son clan. Et, bien sr, la rvolution de jasmin qui a ouvert la voie, souhaitons-le, une nouvelle Tunisie.

    Nicolas Beau et Jean-Pierre Tuquoi, janvier 2011.

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  • Prface

    par Gilles Perrault

    La botte de Hitler et le sabot de Mussolini , disait de Gaulle Londres. Passer de Hassan II Ben Ali, c'est aussi descendre de l'aristocratie du crime la mdiocrit lugubre d'un voyou de sous-prfecture. Les pays ne sont pas ici en cause, mais les hommes. Hassan avait une tte ; Ben Ali n'a que des mains. Le premier, avec tous ses vices, possdait des qualits, dont l'intelligence. Le second, surnomm prsi-dent bac moins trois par ses sujets, ne se distingue que par ces rflexes expditifs qu'on acquiert dans les casernes. L'un fut roi jusque dans ses pires excs ; l'autre n'est qu'un flic morose imposant l'un des peuples les plus civiliss du monde l'encagement dans une dictature gorille.

    C'est une trange histoire que nous racontent Nicolas Beau et JeanLPierre Tuquoi. Elle commence par l'avilisse-ment pitoyable et prvisible (La vieillesse est un naufrage ) d'un destin hors du commun. Au terme de trente ans de pouvoir, Bourguiba, le Combattant suprme , trs amoindri, finissait dans un ridicule qui n'excluait pas l'odieux. Qui nous dlivrera du gteux ? , soupirait une Tunisie partage entre la reconnaissance pour les minents services rendus et une comprhensible exaspration. Ce fut

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  • notre ami Ben Ali

    le gnral Zine el-Abidine Ben Ali, form l'cole du renseignement amricain, expert en rpression policire et ministre de l'Intrieur avant d'tre nomm Premier ministre par un Bourguiba auquel le grand ge avait fait perdre ses prudences.

    Le coup d'tat en douceur (la rvolution du jasmin ) se droule le 7 novembre 1987. Il est accueilli dans la liesse populaire. Trop longtemps snile par procuration, la Tunisie retrouve une adolescence. Rose bienfaisante de mesures librales, prisons vides, ralliement unanime et enthou-siaste au nouveau rgime, le bonheur et la dmocratie au programme : l'avenir est bleu.

    Comment ne le serait-il pas ? Au contraire d'un Maroc immerg dans l'analphabtisme, rong par la misre et devenu au fil des dcennies une vritable poudrire sociale (tel est l'hritage vritable lgu Mohammed VI et le formidable dfi qu'il devra relever), la Tunisie est relative-ment prospre. Elle le doit la sagesse de Bourguiba, qui sut, ds l'indpendance, oprer les bons choix et ne pas cder, par exemple, la tentation de la surindustrialisa-tion o se perdit sa voisine algrienne. Elle le doit surtout au travail de ses habitants. Les auteurs peuvent crire juste titre : Avec un revenu par tte de 2 000 dollars en constante augmentation, la Tunisie est sans doute le pays d'Afrique o la population vit le mieux. Ce n'est pas rien.

    L'tat de grce dure deux ans. Alors que les urnes ne pouvaient que dlivrer un verdict pour lui des plus flatteurs, Ben Ali verrouille les lections de 1989. Grce une fraude dont la dmesure tonne les observateurs les plus rassis, son parti obtient la totalit des siges. Lui-mme se proclame lu prsident de la Rpublique avec 99,20 % des suffrages. La Tunisie compte donc 0,80 % d'ingrats , s'tonnent les auteurs. Et, plus srieusement : Une occasion historique a t ainsi rate. A jamais.

    Puis la rpression policire se dchane contre les islamistes.

    Suspects rafls par milliers, plusieurs dizaines de morts sous la torture, prisons surpeuples, familles des dtenus harceles. Une traque implacable utilisant tous les moyens,

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  • prface

    mme les pires. On le savait ds avant la parution de ce livre. Et les yeux restaient secs, les curs ferms la compassion. Si ces excs dplorables pargnaient la Tunisie l'horreur qui faisait sombrer l'Algrie dans la barbarie, le macabre jeu n'en valait-il pas la chandelle ? Ben Ali, bouclier efficace contre l'extrmisme, ne mri-tait-il pas absolution ? Nicolas Beau et Jean-Pierre Tuquoi sont ici passionnants. (De grce, que leurs confrres, lorsqu'ils rendront compte du livre, ne l'expdient pas en lui collant l'tiquette simplificatrice de pamphlet ou de brlot ! Rien de plus loign de cette littrature, au demeurant parfaitement honorable, que leur enqute nourrie d'informations puises aux bonnes sources et tmoignant d'un constant souci d'quit.) Ils nous dressent le tableau d'un islamisme tunisien pour le moins contrast. Les extr-mistes existent, assurment, disposs l'affrontement arm avec Bourguiba, mais aussi, dans ce pays de tradition laque, o les femmes se virent reconnatre leurs droits ds 1957, une masse de militants prts rejoindre une dmarche dmocratique. On en trouvait, nombreux, la Ligue tuni-sienne des droits de l'homme, qui n'est pas exactement une cole d'intolrance. L'immense esprance ne de l'escamo-tage de Bourguiba convainquit la plupart des dirigeants islamistes de jouer le jeu. ce moment crucial, crivent les auteurs, la Tunisie semble pouvoir devenir le labora-toire d'une intgration possible d'une partie des islamistes qui rejettent la violence . Les lections truques de 1989 puis la rpression aveugle font du laboratoire un abattoir et une gele. L encore, une occasion historique a t manque. Et-elle t saisie et russie que son cho aurait retenti bien au-del des frontires du pays.

    Quant un Ben Ali acceptant douloureusement de se salir les mains pour prserver son peuple des fureurs intgristes image d'Epinal affiche dans toutes les chancelleries et accepte, il faut le dire, par la quasi-unanimit de ceux qui s'intressent au Maghreb , on put en tester l'authenticit lorsque les dmocrates tunisiens furent happs leur tour par la machine tortionnaire qu 'il avait mise en place.

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  • notre ami Ben Ali

    Nous en sommes l. Il n'y a plus l'ombre d'un quel-conque pril intgriste, mais la dictature continue de tourner son rgime de croisire. Nicolas Beau et Jean-Pierre Tuquoi nous dressent l'inventaire habituel : presse asservie, culte de la personnalit port un degr que n'et pas os un Ceausescu (40 % du journal tlvis sont consacrs aux faits et gestes du gnral-prsident, selon l'tude d'un organisme officiel tunisien), police omnipr-sente, torture institutionnalise, justice aux ordres, anantis-sement des liberts publiques, corruption au sommet et enrichissement scandaleux du clan au pouvoir, harclement des opposants qui ont pu trouver asile en Europe.

    Le talent des auteurs gay le sinistre tableau de touches pittoresques qui introduisent la farce dans la tragdie. Ainsi de l'imminente lection prsidentielle d'octobre 1999. Pour pouvoir tre candidat, il faut tre depuis au moins cinq ans et sans interruption le numro un d'un parti reprsent la Chambre. Beau et Tuquoi font observer qu'appliques la France, ces rgles n'autoriseraient que la candidature de Robert Hue. ce jour, deux candidats dclars face Ben Ali. Le premier, socialiste, souligne avec vigueur que son ambition se borne mener une campagne lectorale normale ; le second reoit dans un bureau orn de trois photos du dictateur. Quant l'homme de confiance plac la tte du puissant syndicat UGTT, riche d'une tradition de lutte sans quivalent dans aucun autre pays arabe, il appelle la fin de la culture revendica-tive . Le prsident du mouvement At-Tadjid, hritier du parti communiste au terme d'une mutation spectaculaire, se trouve dans les mmes dispositions d'esprit : Nous entre-tenons les meilleurs rapports du monde avec le prsident Ben Ali. Nous avons dpass la conception d'une dualit absolue et manichenne entre pouvoir et opposition. Traiter de la sorte un peuple tunisien dont la finesse d'esprit et le sens de l'humour font l'admiration de tous ceux qui ont le privilge de le frquenter, c'est plus qu'un crime : une faute de got.

    Mais le crime existe. Sa trace sanglante constitue le fil rouge de ce livre terrible. Puisse le lecteur comprendre que

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  • prface

    sa responsabilit citoyenne est engage ! Car le crime perdure cause d'une complicit internationale o la France joue, comme nagure pour le Maroc, un rle prpondrant. Notre ami Ben Ali. Vieille histoire... Au nom d'un ralisme courte vue, en vertu d'un cono-misme qui sacrifie la libert des hommes au libralisme pour les entreprises, les dirigeants politiques franais, de gauche comme de droite, tolrent, encouragent et mme subventionnent une dictature des plus crasseuses. Faut-il rpter, avec les auteurs, que le totalitarisme et la corrup-tion sont le fumier sur lequel prospre l'extrmisme, comme on a pu le vrifier en Iran et en Algrie ?

    Passionnant (si la vrit est souvent triste, elle est toujours passionnante), scrupuleux, allgre en dpit de tout car ses auteurs ont la plume alerte et acre, ce livre, qui lve enfin le rideau sur la Tunisie, est un vnement. Aprs lui, nul ne pourra dire chez nous, du sommet de l'tat au simple citoyen : Je ne savais pas.

  • .Mditerrane-

  • Introduction

    On dirait que le despote assure ses sujets la tranquillit civile. Soit. Mais qu'y gagnent-ils si cette tranquillit mme est une de leurs misres ? On vit tranquille aussi dans les cachots.

    Jean-Jacques ROUSSEAU, Le Contrat social

    La Tunisie est un zoo dont les pensionnaires sont nourris et logs par leurs gardiens.

    Le pote tunisien Ouled Ahmed

    Zine el-Abidine Ben Ali est un cas. Le 7 novembre 1987, la destitution d'un Bourguiba us et snile, nomm prsi-dent vie en 1975, avait tous les aspects d'une libratibn. Trente ans de rgne de cet homme fort avaient naturelle-ment cr de grandes frustrations et d'immenses attentes. Fondateur de la Tunisie moderne, Habib Bourguiba avait la conviction que la taille modeste de son pays n'tait pas l'chelle de sa haute stature politique. Il gouverna donc sans partage, avec des institutions tailles sur mesure pour lui

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  • notre ami Ben Ali

    assurer un destin au-dessus de ses moyens. la faon imp-riale d'un de Gaulle ou d'un Nasser.

    En succdant Bourguiba le 7 novembre 1987, Ben Ali avait un boulevard devant lui. L'ouverture tait sans risque majeur. Mis part une fin de rgne dsastreuse, o la confrontation arme avec les islamistes paraissait inluc-table, Habib Bourguiba lguait son successeur un pays moderne et ouvert, tranchant dans un monde arabe et mdi-terranen souvent dcevant, voire sur le dclin. L'hritage tait superbe : un code de statut personnel, adopt ds 1957, qui accorde la femme tunisienne une place incomparable dans le monde arabe. Une dmographie qui ne freine pas le dveloppement, contrairement l'Algrie et au Maroc o le moindre effort est aval par ie nombre. Une collectivisation avorte ds le dbut des annes soixante-dix qui a vit la Tunisie les drives des industries industrialisantes de son voisin algrien. Une Ligue des droits de l'homme pluraliste et un syndicat puissant qui ont donn au pays une culture de l'affrontement et de la ngociation. Des lites franco-phones ouvertes sur le monde et une diplomatie pro-occi-dentale, respecte et coute. Et enfin, last but not least, la Tunisie de Bourguiba a permis une opposition progressiste de faire ses premires armes, et une contestation islamiste d'admettre, mme du bout des lvres, les rgles du jeu plura-liste. Autant d'atouts qui pouvaient permettre Ben Ali de s'engager sur la voie de la dmocratie.

    Une immense caserne

    son arrive au pouvoir, le gnral devenu prsident donne le change et se refait une virginit, lui qui avait t le chef de la Sret puis le ministre de l'Intrieur de Bour-guiba. g de cinquante et un ans et dot l'poque d'un physique avantageux, le nouveau prsident a donn l'impression de croire au changement. Un vent de libert souffle effectivement sur Tunis, des milliers d'opposants sont librs. Mais le naturel autoritaire revient au galop. On avait un peu vite oubli que Ben Ali avait t form la rude

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  • introduction

    cole amricaine du renseignement et avait cautionn toutes les grandes vagues rpressives de l're prcdente.

    Douze ans aprs, le bilan est amer. Au nom d'une lutte sans merci contre les intgristes et en raison des drives du voisin algrien aprs 1992, Ben Ali a transform la paisible Tunisie en une immense caserne. Subrepticement, sans faire de bruit. La lutte contre les barbus a justifi un mail-lage policier que mme l'Algrie et le Maroc tout proches envieraient. Il n'y a pas moins de deux mille prisonniers d'opinion en Tunisie et la torture est quotidienne contre les opposants.

    Mais cette ralit, les quatre millions de touristes qui visi-tent la Tunisie chaque anne, des prix dfiant toute concur-rence, l'ignorent le plus souvent. ce jour, la fire rputation de ce petit pays francophone et accueillant est pratiquement indemne. Le soleil gnreux, la douceur de vivre, la tradition d'hospitalit, le jasmin si gentiment offert au visiteur, l'amour de la France et des Franais : autant d'ingrdients pour une image reste tonnamment positive. Tunisie amie , annonce la publicit, en montrant un vieil-lard souriant, un bouquet de jasmin l'oreille, qui invite au voyage. Dans le mtro parisien, de grandes et belles affiches annoncent une Tunisie sereine et lumineuse. Avec des photos de plages et de mer l'appui.

    La Tunisie chante et danse , lana un jour sur France 2 Frdric Mitterrand, grand ami du rgime devant l'ternel. l'unisson de certains journalistes franais trop heureux, pour quelques jours de reportage sur la cte carthaginoise, de bnficier d'un accueil chaleureux dans les meilleurs htels de Hammamet ou de La Marsa. Encore que beaucoup d'entre eux ont surtout pch par ignorance. Pays apparem-ment sans histoires, la Tunisie n'intresse pas grand monde.

    Une oasis de prosprit

    Mais la Tunisie n'est pas seulement cette jolie carte postale, elle serait aussi un havre de prosprit. Les indica-teurs de dveloppement sont rassurants, alors mme que le

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  • notre ami Ben Ali

    pays est dpourvu de richesses gazires ou ptrolires, l'inverse de ses deux voisins, l'Algrie et la Libye. Avec un revenu annuel par tte de 2 000 dollars, en constante augmentation, la Tunisie est sans doute le pays d'Afrique o la population vit le mieux. Les bidonvilles ont disparu, les coles, gratuites et obligatoires, parsment le pays, tout comme les dispensaires et les centres de soins. L'eau, l'lec-tricit desservent la grande majorit des agglomrations. Les classes moyennes sont gnralement propritaires de leur logement et d'une voiture.

    Cette accumulation de bons points vaut d'ailleurs au pays d'tre rgulirement cit en exemple par le Fonds montaire international (FMI) et la Banque mondiale qui se flicitent d'un taux annuel de croissance du PIB rarement infrieur 6 %. Peu importe que cette prosprit doive beaucoup, ces dernires annes, aux difficults de ses deux voisins, l'embargo sur la Libye et la guerre civile en Algrie.

    Mais il y a mieux, aux yeux des chancelleries et des experts internationaux. La Tunisie reprsente un ple de stabilit au Maghreb, surtout si on la compare avec ses voisins libyen et algrien, imprvisibles et turbulents. L'ancrage de la Tunisie l'Europe des Quinze, confirm ds 1995 par un accord de libre-change, le premier du genre avec un pays mditerranen, renforce cette ide.

    Comment ne pas choyer ce pays ami qui accepte de dmanteler ses barrires douanires, au risque de voir dispa-ratre le tiers de son tissu industriel ? Et qui effectue les trois quarts de son commerce avec l'Europe ? Au fond, la France ne pourrait souhaiter mieux pour son voisin mditerranen et arabe. L'extraordinaire indulgence dont bnficie notre ami Ben Ali ne serait que justice. Et les dclarations du prsident de la Rpublique, Jacques Chirac (quand il n'tait encore que maire de Paris, en 1992), sur le miracle tuni-sien seraient parfaitement justifies.

    L'hospitalit dont le pays fait preuve l'gard de ses amis franais, de Philippe Sguin Charles Pasqua, de Domi-nique Strauss-Kahn Bertrand Delano, en passant par les reprsentants de la communaut juive tunisienne, n'est pas pour rien dans les faveurs accordes au gnral Ben Ali. Ces

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  • introduction

    amis de la Tunisie ont un discours bien rod. En substance : On ne fait pas d'omelette sans casser quelques ufs, les islamistes ne sont pas des anges, la lutte contre l'int-grisme n'est pas une partie de plaisir. Et ces bonnes mes de mettre en avant les cent mille morts de la guerre civile algrienne ou les bagnes de Hassan IL

    Les islamistes radiqus

    Depuis l'arrive de Ben Ali au pouvoir en 1987, cette argumentation anti-intgriste est rcurrente. Et cela en dpit d'une situation qui, en douze ans, a chang radicalement Les islamistes tunisiens ont t crass. Des milliers d'entre eux croupissent en prison, quand ils n'ont pas t tus sous la torture. D'autres, pourchasss par les autorits, ont prfr s'exiler. Mais l encore, les sbires du rgime les suivent la trace, publient des insanits sur leur compte, exhibent de fausses cassettes pornos. Un ancien patron du parti isla-miste, Salah Karker, est mme assign rsidence depuis 1993 dans le sud de la France sans que personne ne s'en meuve. Dans ces conditions, la plupart des islamistes, las de ce combat sans issue, ont fait une croix sur leur pass de militant.

    La ralit, la voici : la France tolre deux heures d'avion une bien douce dictature, dont le prsident a t lu en 1989 et 1994 par plus de 99 % des suffrages. Et o les oppo-sants laques, mme s'ils ont soutenu le pouvoir dans sa lutte contre les intgristes, sont dsormais en butte aux harcle-ments policiers, humilis par une loi lectorale inique, affaiblis par leurs querelles intestines.

    Mme ensoleill, le rgime tunisien n'a rien envier, sur le plan du culte de la personnalit, ceux de l'Irakien Saddam Hussein ou du Serbe Slobodan Milosevic : liberts mascules, drives mafieuses de l'entourage du chef de l'tat, rosion du dbat politique, dcrpitude de la socit civile. La Tunisie est devenue un pays totalitaire : la moindre critique est devenue une affaire d'tat ; le citoyen vit dans la peur de l'arbitraire policier et de la privation de

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  • notre ami Ben Ali

    passeport ; quelques pseudo-partis d'opposition jouent les utilits ; enfin, le culte du gnral Ben Ali atteint des niveaux surralistes. La situation dans ce pays est indite , a pu estimer un ancien ambassadeur franais en poste Tunis.

    Les journalistes, quant eux, ont t totalement mis au pas. Soporifique, mascule, la presse n'est l que pour encenser le prsident et son gouvernement. croire que la Tunisie est un pays de cocagne qui ne connat ni grve ni agitation universitaire. O le dbat politique n'intresse personne. Et o les prisons sont des sincures.

    La presse trangre n'apporte gure la contradiction. Pour tre diffuse, elle doit vendre son me. Plus aucun journal d'audience internationale n'a de correspondant permanent en Tunisie. Ce serait le condamner des harclements inces-sants, une situation qu'endure toujours en 1999 le corres-pondant du quotidien La Croix, Taoufik Ben Brick. En Algrie, les journalistes sont assassins, a-t-iJ crit, mais en Tunisie, le journalisme se meurt.

    Un cap difficile

    L'lection prsidentielle d'octobre 1999 s'est prsente pourtant comme un cap difficile pour le rgime tunisien, car le monde occidental exige dsormais de ses partenaires du Sud quelques brevets de civisme. Dans l'ensemble de ces pays de tradition autoritaire, les rsultats des lections sont toujours soumis une fraude massive. elles seules, les urnes ne crent pas la surprise et ne sauraient remettre en cause la lgitimit du pouvoir en place. En revanche, les campagnes lectorales peuvent tre l'occasion, dans des pays comme l'Algrie et le Maroc, d'un dbat d'opinion. La presse y dispose d'une certaine libert et on y trouve des candidats d'opposition suffisamment indpendants. Au fond, pour la plupart des mdias internationaux et pour les chancelleries occidentales, il semble maintenant admis que ces vraies-fausses chances lectorales constituent

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  • introduction

    l'apprentissage d'une vie dmocratique dans des pays qui ne sont plus des dictatures sans tre encore des dmocraties.

    Dans le royaume marocain, en 1997, des lections lgis-latives un peu plus honntes qu' l'habitude ont vu le socia-liste Abderrahmane Youssoufi, le leader de l'USFP, qui connut dans une autre vie les prisons de la monarchie chri-fienne, devenir Premier ministre. Ce n'est pas rien, mme si les deux premires annes du gouvernement d'alternance ont du ses partisans.

    De mme, en fvrier 1999, les lections prsidentielles algriennes ont donn lieu une campagne ouverte. Au moins quatre des candidats avaient une exprience du pouvoir et prsentaient des choix de socit. Une presse assez pluraliste a ouvert ses colonnes aux diffrents courants d'opinion. Les dbats les plus vifs ont port sur une possible rconciliation nationale avec les islamistes. Mme si Abdel-aziz Bouteflika, le candidat investi par l'arme algrienne, qui reste le vrai matre du pouvoir en Algrie, a t finale-ment retenu grce une fraude massive, la campagne a donn lieu des changes anims et passionnants. Au point que les Tunisiens, berlus, ont suivi avec passion les pri-pties de cette lection la tlvision algrienne qu'ils captent chez eux par la parabole.

    l'heure o la Tunisie frappe la porte de l'Europe, une lection pluraliste devrait tre un passage oblig. Mais le rgime du gnral-prsident est-il capable de se livrer un tel exercice ? L'emballement policier ne menace-t-il pas toute possibilit de dbat ? quelques semaines des lec-tions d'octobre 1999, tout indiquait que le gnral Ben Ali allait tre plbiscit, transformant dfinitivement son pays en une dmocratie d'oprette. La campagne lectorale se prsentait, sauf miracle, comme une pure formalit, une espce de mascarade, terne et sans saveur o les deux adver-saires dclars de Ben Ali comptaient au nombre de ses zlateurs.

    Rsumons-nous : l'opposition laque dsarticule, les isla-mistes embastills, une presse aux ordres et la torture devenue quotidienne. D'o viendra le changement ? Sans doute pas des milieux conomiques, mme s'ils sont lasss,

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  • notre ami Ben Ali

    notamment dans la grande mtropole conomique de Sfax, de voir les clans proches du palais de Carthage (le sige de la prsidence, sis dans la banlieue huppe de Tunis) mettre le grappin sur les richesses du pays. Pas davantage du syndi-calisme tunisien qui fut pourtant longtemps, sous Bourguiba, la principale force de contestation sociale. Jusqu' ce qu'en 1989 un fidle de Ben Ali mette en coupe rgle l'UGTT, le syndicat unique, et annonce la fin de la culture revendicative .

    Pour autant, la situation n'est pas totalement fige. Des syndicalistes en rupture de ban et une poigne d'intellectuels sont en train d'apprendre travailler ensemble. l'image de Solidarnosc en Pologne. Le rgime n'est sans doute pas menac dans l'immdiat, sauf rvolution de palais. Mais l'appui des tats occidentaux au prsident Ben Ali est un calcul courte vue. La poursuite d'un rgime totalitaire et corrompu est la meilleure carte pour les forces de rgression. long terme, le bon gnral et ses mthodes muscles sont les allis des intgrismes les plus rtrogrades. En revanche, le pluralisme et la dmocratie seraient les meilleurs anti-dotes contre la barbarie, surtout dans un pays aussi volu et ouvert.

    Aprs le rgne de Bourguiba, la Tunisie aurait pu devenir la Hongrie du rformateur Kadar. Elle est plus proche aujourd'hui, comme on va le voir, de la Roumanie de Ceausescu

    1. Les auteurs tiennent remercier chaleureusement leurs nombreux interlocuteurs, anonymes ou non, qui leur ont livr leurs tmoignages, leurs souvenirs, leurs archives ou leurs conseils (et en particulier la lettre d'information Maghreb confidentiel.

  • I

    Les illusions perdues

  • 1

    Un gnral devenu prsident

    Zine est venu, la bndiction de Dieu aussi. Zine, c'est le prnom du gnral Zine el-Abidine Ben Ali qui dbarque Habib Bourguiba, le pre fondateur de la Tunisie moderne, dans la nuit du 6 au 7 novembre 1987, pour raisons mdi-cales. Zine, c'est aussi, en langue arabe, la beaut que chan-tent les mlopes traditionnelles gyptiennes, reprises par les foules tunisiennes :

    Pourquoi toute cette beaut, toi, aux sourcils enduits de khol Avec ses cheveux teints et gomins, le gnral Ben Ali,

    cinquante et un ans, cultive le look du beau tnbreux. Aprs la pitoyable fin de rgne de Bourguiba, cet aimable militaire a t soudainement propuls sur le devant de la scne, par de toutes les vertus, porteur de tous les espoirs de ce coup d'tat sans bruit ni fureur. Des couronnes de jasmin pour tous et la dmocratie pour les autres. Ben Ali ou la fiert retrouve de la Tunisie.

    I. Depuis, cette chanson, qui concernait trop directement le chef de l'tat, a t inter-dite en Tunisie.

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  • les illusions perdues

    Baignades Monastir

    Avec le Changement du 7 novembre selon la termi-nologie officielle de l're benaliste , la Tunisie veut croire de nouveau en elle-mme, comme lave d'une honte, d'une impuissance. Tout s'tait effondr la fin de Bour-guiba , explique El Beki Hermassi, un universitaire nass-rien nomm depuis ministre de la Culture2. Il fallait le voir tous les soirs la tlvision s'brouant dans son bain de mer. Les mdias officiels montraient en effet les moindres activits du chef de l'tat, jusqu' ses baignades sur les plages de sa ville natale de Monastir. Le pays tait humili, l'avenir tenait du saut dans l'inconnu. On se disait, poursuit Hermassi : Il n'y a pas un homme dans ce pays, pas un ould oumou [un fils de sa mre] capable d'liminer Bourguiba. On pensait : S'il n'y a pas un homme pour le faire, toi aussi, tu n'es pas un homme. Or Ben Ali l'a fait. la satisfaction gnrale. Et sans qu'aucun trouble n'clate aprs trente et une annes de rgne ininterrompu du Combattant suprme .

    Successivement secrtaire d'tat, ministre de l'Intrieur, ministre d'tat et enfin Premier ministre l'poque de Habib Bourguiba le tout en quatre annes peine , le nouveau chef de l'tat n'est paradoxalement gure connu de ses concitoyens lorsqu'il s'empare d'un pouvoir devenu vacant. Et pas davantage des chancelleries occidentales. Homme de l'ombre, le gnral Ben Ali passe alors pour un spcialiste du renseignement. Seules les froces luttes du srail autour de Bourguiba ont permis ce technicien de l'ordre de prtendre la magistrature suprme.

    Douze ans aprs son coup d'tat mdical , il reste toujours aussi difficile de reconstruire la carrire du gnral devenu prsident. Le rgime ne cultive gure la mmoire. Les traces ont disparu, les tmoins se sont tus. Une immense chape de propagande recouvre tout ce qui touche au parcours de Ben Ali. Mme son livret scolaire au lyce de

    2. Entretien avec l'un des auteurs, 1987.

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  • un gnral devenu prsident

    Sousse s'est volatilis quelques jours aprs le 7 novembre 1987...

    Deux exemples entre mille. Un des dignitaires du rgime de Bourguiba, Tahar Belkodja, qui fut longtemps ministre de l'Intrieur, a commis un livre en 19983. Et Mohamed Charfi, l'ex-ministre de l'ducation de Ben Ali (qui fut limog brutalement en 1994), a publi un essai un an plus tard4. Dans les crits de ces deux anciens responsables appa-remment frapps d'amnsie, le gnral Ben Ali n'apparat pratiquement pas Et pour cause, l'un et l'autre vivent toujours en Tunisie. Pas question d'gratigner le gnral-prsident, ni sur son pass, ni sur son action prsente : trop dangereux.

    Pour avoir critiqu chez lui, devant cinq invits, apparem-ment fort bavards, la brutalit du rgime envers l'opposi-tion, l'ancien ministre Charfi a eu droit en 1995 la publication dans La Presse, le journal gouvernemental, d'une grosse note de frais sortie de la naphtaline datant de son passage au ministre. Sur le thme : Regardez o passe l'argent de nos enfants.

    Pas question d'corner l'image. En 1997, un supplment de l'hebdomadaire Le Nouvel Afrique-Asie montrait une photo ancienne du chef de l'tat avec une chevelure poivre et sel. Le magazine a d tre mis au pilon : le gnral, qui ne ddaigne pas le recours la teinture, ne saurait avoir que les cheveux uniformment bruns.

    Dans la Tunisie de Ben Ali, les crits les plus coura-geux vitent de citer le chef de l'tat, les autres l'encen-sent. Mme l'ancien patron du syndicalisme tunisien, Habib Achour, aujourd'hui dcd, a pu crire des Mmoires5 sur les meutes sanglantes de 1978 au cours desquelles des centaines de manifestants trouvrent la mort, sans citer une seule fois Ben Ali, alors patron de la Sret et principal organisateur de la rpression l'poque. Compagnon de

    3. Tahar BELKODJA, Les Trois Dcennies Bourguiba, Arcantres/Publisud, Paris, 1998.

    4. Mohamed CHARFI, Islam et libert, Albin Michel, Paris, 1999. 5. Habib ACHOUR, Ma vie politique et syndicale, 1944-J98I, Alif-ditions de la

    Mditerrane, Tunis, 1989.

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  • les illusions perdues

    route du Destour, le parti au pouvoir, ce syndicaliste unani-mement respect a en effet bnfici d'une rhabilitation aprs novembre 1987. Son nom a mme t donn la rue de Tunis o il possdait une villa, et une pension lui a t attribue. Pour Habib Achour comme pour beaucoup d'autres tmoins privilgis, l'alternative a toujours t extrmement simple : ou se taire, ou retourner en prison.

    en croire la propagande officielle, mme Habib Bour-guiba n'aurait pratiquement jamais exist. travers tout le pays, ses statues ont t rapidement dboulonnes aprs 1988. Cette mesure a t perue dans un premier temps comme un signe positif : le culte de la personnalit avait vcu. Illusion trompeuse. C'est l'hritage tout entier de Bourguiba qu'il s'agissait de gommer. Ainsi, ds l'indpen-dance, le code du statut personnel donne la femme tuni-sienne des droits uniques dans le monde arabe. L'initiateur en est Bourguiba, alors Premier ministre du bey, la plus haute autorit du pays l'poque. Mais cette lgislation progressiste est dsormais prsente dans la presse offi-cielle ou dans les discours ministriels comme un dcret beylical . Sans que le nom de Bourguiba y soit associ.

    Vous tes mon fils...

    Autre exemple de cette amnsie collective, lorsque la seconde femme de l'ancien chef de l'tat, Wassila Ben Ammar, s'est teinte en juin 1999, pas un article ne l'a signal dans la presse tunisienne. A peine un bref commu-niqu a-t-il t lu la tlvision. De l're bourguibienne, tout est effac, ou falsifi. l'exception de quelques photos jaunies, o le gnral Ben Ali donne une molle poigne de main son prdcesseur. Et des comptes rendus assez convenus du dialogue engag, lors des brves rencontres, entre l'ancien chef de l'tat et le nouveau, retranscrits en ces termes dans un quotidien de Tunis :

    Comment vous portez-vous, Monsieur le prsident ? S'occupe-t-on suffisamment de vous, de votre sant, de votre confort, de vos dplacements comme je l'ai toujours

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  • un gnral devenu prsident

    recommand ?... Vous tes bien notre pre. N'est-ce pas vous qui nous avez forms ?

    C'est un jour heureux que vous soyez venu me voir, lui rpond Bourguiba, vous tes mon fils...

    Je pense toujours vous, reprend le "fils", mme si je ne viens pas vous voir.

    C'est un jour heureux, reprend l'ancien chef de l'tat, vous tes venu6.

    Le reporter de La Presse, le quotidien officiel, explique dans son article que la voix de Ben Ali, embrassant Bour-guiba, est traverse par une motion qui ne trompe pas... Tout dans le regard, le ton, le langage des mains, les unes rsolues, les autres tremblantes, allant les unes vers les autres, disait l'intensit du moment. Une autre anne, le prsident Bourguiba dclare mme Ben Ali qui le visite : Je souhaite que tu restes toujours prsident de la Tunisie7.

    Autre illustration de cette absurde guerre contre la mmoire d'un peuple, une cit du gouvernorat8 de Tozeur s'appelait Ennahdha (Renaissance), un nom que les militants islamistes avaient retenu pour leur mouvement aprs le Changement du 7 novembre . Par un arrt paru au Journal officiel du 30 juillet 1996, ce quartier a t rebap-tis El-Izdihar (La Prosprit).

    Autant d'interdits qui permettent au rgime de rcrire l'histoire son unique profit. La population est abreuve de biographies officielles sur l' artisan du changement . Chaque anne, un nouvel opuscule sur les hauts faits du gnral est livr la presse internationale. gomtrie variable. O l'on apprend par exemple, dans la version de 1993, que sa vie entire, ou presque, aurait t consacre aux droits de l'homme : uvrant pour la prservation de

    6. La Presse, 14 mai 1993. 7. La rue tunisienne aime plaisanter sur ces vraies fausses rencontres entre les deu*

    chefs d'tat, l'ancien et le moderne. Un jour, Bourguiba dcrte Ben Ali : Tu sais, tu partages avec le Prophte trois grandes qualits. Voil Ben Ali ravi. Et Bourguiba de poursuivre : Tu n'as que des filles, tu te teins les cheveux, et enfin... tu es anal-phabte.

    8. Le gouvernorat est en Tunisie l'quivalent d'une prfecture.

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  • les illusions perdues

    l'intgrit de l'individu et sa dignit, le prsident tunisien fait de la Tunisie d'aprs le 7 novembre un pays pionnier en matire de dfense des droits de l'homme. Il y a lieu de mentionner cet gard le prix international Louise-Michel pour la dmocratie et les droits de l'homme et la mdaille d'honneur de l'Institut international de droit huma-nitaire, dcerns au prsident en hommage son action en faveur de la promotion des droits de l'homme et de la dmocratie.

    L'ouvrage ne prcisait pas que cet obscur Institut interna-tional, bas en Italie, s'occupe moins de droits de l'homme que de l'application des conventions de Genve en cas de conflit. Quant au prix Louise-Michel, il lui a t attribu par Alain Poher, l'ancien prsident du Snat, assez cratif en matire de dcorations on lui doit galement le prix de la famille mritante. En ralit, il semble que la secr-taire particulire de Poher apprciait fort l'le de Djerba et ses plages de sable fin, o elle tait reue avec les honneurs dus son rang. Ceci peut expliquer cela. La rvolutionnaire Louise Michel, hrone de la Commune de Paris et antimi-litariste, a d en tout cas se retourner dans sa tombe.

    D'autres biographies officielles expliquent comment Ben Ali a t fait docteur honoris causa de l'universit d'Ancone. La rue tunisienne ne connat l'italien que par bribes pour entendre rgulirement les missions tlvises de la RAI diffuses Tunis. Mais, ironie de la propagande, la plupart des Tunisiens ont retenu que leur prsident avait t fait docteur Cosa Nostra . Du nom de la clbre orga-nisation mafieuse...

    Bac moins trois

    Sans avoir rien de dshonorant, l'itinraire du gnral Ben Ali est nettement moins glorieux que ne le laissent croire ces hagiographies. Modeste, la famille Ben Ali est origi-naire du bled entre Gabs et Mdnine. Le grand-pre de Zine s'est install Hamman Sousse, un village du Sahel quelques kilomtres au nord de Sousse, la troisime ville du

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  • un gnral devenu prsident

    pays. Le jeune Zine a grandi au 11, rue Sidi El Gharbi, quatrime d'une famille de onze enfants. Propage par des journaux amis, la lgende voudra longtemps que le futur chef de l'tat soit n Monastir le 3 septembre 1936 entre les quatre murs de la zaouia (centre religieux) de Sidi Mekhlouf, un marabout protecteur. l'poque, Bourguiba, originaire de Monastir, avait tendance favoriser ceux qui y taient ns. Une fois le Combattant suprme vinc, la propagande officielle explique que Ben Ali a t seulement circoncis dans le mausole du saint patron de la famille.

    Le pre, Hamda, est devenu un des gardiens du port de Sousse aprs avoir servi dans la marine franaise. Sa mre, ne Eltaief, possdait quelques oliviers Hamman Sousse. De l'enfance de Zine, on ne sait rien, sauf l'affection de Halima, sa grand-mre maternelle, et le rve familial de le voir devenir instituteur. En fait, le jeune Ben Ali ne dcro-chera jamais son bac. Certains prtendent, mais tort, qu'il a quitt le lyce en cinquime anne. Soit trois ans avant l'anne du baccalaurat en Tunisie. D'o le surnom aimable, repris dans l'hebdomadaire franais L'Express, dont l'ont affubl les plus mdisants : Bac moins trois .

    Une chose est sre, ce joyeux luron de Ben Ali, cama-rade fidle et bon vivant, nourrit un immense complexe face aux tudes. Le prsident tunisien n'a pas hsit expliquer dans un entretien avec Jean Daniel, le patron du Nouvel Observateur, et cela contre toute vidence, qu'il avait fait des tudes de droit aprs l'indpendance de la Tunisie. Le mme prtendait face Pierre Brgovoy, cet autre autodi-dacte, qu'il avait mis un point d'honneur tudier l'conomie deux heures par jour.

    Au dbut des annes cinquante, le lyce de Sousse est un des relais les plus actifs de soutien au mouvement national. Les biographes officiels expliquent comment le jeune Ben Ali y est saisi par l' amour de la patrie . Aussi, poursuit un de ces opuscules consacrs la carrire du prsident, il est lev dans le respect des traditions, le culte du travail bien fait et le sens de la dignit. Trs jeune, son patriotisme le pousse l'action militante. Il se distingue en accomplis-sant des missions de liaison entre les structures rgionales du

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  • les illusions perdues

    No-Destour, anctre du Parti socialiste destourien, et le mouvement de libration nationale, ce qui lui vaut d'tre emprisonn et renvoy de tous les tablissements scolaires du pays9.

    Personne, pourtant," ne se souvient de la participation du jeune Ben Ali la rsistance tunisienne face l'occupant franais. Dans une biographie complaisante rdige en 1991 (et qui ne sera finalement pas publie), Sellami Hosni, un journaliste Radio France Internationale (RFI), qui a toujours entretenu de bonnes relations avec le rgime tuni-sien, note pourtant : Aucun tmoignage srieux n'a pu tre trouv pour confirmer ou infirmer l'implication de Zine Ben Ali au cours de la priode de 1952 1956 dans une action anticoloniale. Normal, poursuit ce journaliste ami du rgime, puisqu' l'poque Zine tait mineur et qu' aucun jeune mineur n'a t enregistr dans les livres de police .

    La carrire de Ben Ali ne dmarre vraiment qu'aprs l'indpendance de 1956. Un noyau d'officiers nationalistes de la garde du bey veut alors former rapidement des mili-taires. Les premires recrues sont de brillants bacheliers une denre rare dans la Tunisie de l'aprs-indpen-dance qui suivent Saint-Cyr une scolarit normale. Parmi eux, se trouve Abdelhamid Escheikh, le futur ministre des Affaires trangres. Les autres, qui n'ont pas obtenu le bac, sont slectionns par le No-Destour, le parti de Bour-guiba, pour suivre, galement dans l'arme franaise, un cycle court de six mois. Ben Ali et son ami Habib Ammar, futur ministre de l'Intrieur et principal matre d'uvre de la destitution de Bourguiba, furent parmi les quatre-vingts heureux slectionns. Bizarrement, les archives de leur promotion ont disparu de l'cole.

    9. Cette biographie du prsident tunisien avait t notamment distribue par l'ambas-sade de Tunisie Paris en 1993.

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  • un gnral devenu prsident

    l'cole amricaine

    Revenu de France, l'aspirant Ben Ali est log Tunis au quartier des sous-officiers du Bardo. proximit, se trouve la villa du colonel Kef, un ancien officier de l'arme franaise devenu le chef d'tat-major de l'arme tunisienne. Zine ne tarde pas frquenter sa fille, puis l'pouser.

    Grce l'appui du beau-pre, le jeune Ben Ali part aux tats-Unis, l'cole militaire suprieure de renseignement et de scurit de Baltimore, suivre des cours pendant une vingtaine de mois. son accession la prsidence en 1987, la presse d'outre-Atlantique, ironique, notera que ce pass dans une cole amricaine du renseignement aurait nui n'importe quelle carrire politique dans le tiers monde, l'exception apparemment de la Tunisie!0.

    son retour des tats-Unis, le commandant Ben Ali est nomm directeur adjoint, puis directeur de la Scurit mili-taire l'tat-major, alors que ses camarades de promotion sont affects la vie de garnison. Ses fonctions ? Assurer la surveillance des casernes. La Scurit militaire tunisienne n'a rien voir avec ses homologues qui svissent en Libye et en Algrie, o elles constituent la colonne vertbrale de l'tat.

    C'est lui qui nanmoins rceptionne les jeunes trublions de l'universit, condamns avec sursis au lendemain des troubles de 1966 et envoys en camp disciplinaire la fron-tire algrienne. Vous savez, leur dit-il dbonnaire, je ne fais pas de politique, j'excute les ordres. Et Ben Ali de vanter les vertus de l'institution militaire : Vous allez voir, l'arme forme des hommes. Homme de renseignement dj, il avait plac un indicateur parmi les jeunes tudiants ".

    Les Tunisiens dcouvrent le nom de Ben Ali pour, la premire fois en 1974 lors de l'phmre union tuniso-libyenne. Le 12 janvier 1974, Habib Bourguiba et

    10. Ben Ali, l'nigmatique prsident de Tunisie , International Herald Tribune, 15 fvrier 1988.

    11. Cette anecdote a t rapporte aux auteurs par un des anciens tudiants ainsi placs en camp disciplinaire.

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  • les illusions perdues

    Mouammar Kadhafi proclament la naissance d'un nouvel tat, la Rpublique arabe islamique. La crmonie a lieu dans un palace de l'le de Djerba. Les deux pays, apprend-on, constitueront une seule Rpublique dote d'une seule Constitution, d'un seul drapeau, d'un seul prsident, d'une seule arme. Ce jour-l, le chef de l'tat libyen propose alors les noms de quatre Tunisiens pour occuper des postes stratgiques dans le nouveau gouvernement, dont celui de Ben Ali pour le deuxime bureau , savoir le renseignement et la Scurit militaire.

    Ben Ali a-t-il t consult auparavant par Tripoli ? Ou a-t-il appris cette embarrassante promotion au moment de l'accord au sommet ? Voici un point dans la biographie du prsident de la Rpublique qui mriterait d'tre clairci , note l'universitaire Mohsen Toumi12. On peut risquer nan-moins une hypothse. Les Libyens ont toujours eu leurs entres dans l'arme de leur voisin. Il est difficile d'imaginer qu'ils aient propos le nom de Ben Ali sans avoir obtenu d'assurances de sa part. Quoi qu'il en soit, cet pisode de Djerba est devenu un sujet tabou en Tunisie. Le livre de mmoires de Tahar Belkodja, l'ancien ministre de l'Int-rieur de Bourguiba, donne en annexe le document officiel de la liste des ministres de l'union tuniso-libyenne sans que le nom de Ben Ali n'apparaisse.

    Quelques jours aprs le sommet de Djerba, l'accord est annul devant la ferme opposition de Hedi Nouira, le Premier ministre tunisien rentr en catastrophe d'Iran. Lequel Nouira, fort en colre, exile Ben Ali comme attach militaire Rabat

    De Rabat Varsovie

    Relgu, le futur chef de l'tat dcouvre les dlices de la dolce vita marocaine. Dans les ftes qu'il frquente, l'attach militaire n'hsite pas critiquer la marche verte organise par Hassan II en novembre 1975 pour s'emparer

    12. Mohsen TOUMI, La Tunisie de Bourguiba Ben Ali, PUF, Paris, 1989.

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  • un gnral devenu prsident

    de faon pacifique du Sahara occidental que le colonisateur espagnol se prpare quitter. Est-ce ce type de confidences qui, rapportes au roi, lui vaudront une fcheuse rputation auprs du rgime marocain ?

    Une certitude, par la suite, les relations resteront excrables entre Hassan II et Ben Ali. Le souverain maro-cain oubliera mme, dans le communiqu d'un sommet maghrbin qui se tenait au Maroc, de mentionner la prsence de Ben Ali, qu'il mprisait royalement. Rancunier, le bon gnral ne put s'empcher de biller d'ennui lors des fun-railles de Hassan II en juillet 1999 Rabat, comme la tl-vision marocaine le montra par inadvertance.

    Mais revenons aux annes soixante-dix. Pour l'heure, il s'agit pour le colonel Ben Ali, qui a quitt le Maroc, de trouver un point de chute. La situation, qui se tend dangereu-sement au dbut de 1978 entre le pouvoir et l'Union gn-rale des travailleurs tunisiens (UGTT), va le servir. Radio Tripoli prsente Habib Achour, le patron de l'UGTT, comme le vrai matre de la Tunisie. Le Premier ministre Hedi Nouira convoque Ben Ali : Combien de temps vous faut-il pour vous mettre en civil ? Une demi-heure plus tard, le colonel a revtu un complet veston. Le voil bombard directeur de la Sret nationale. Bourguiba, qui a toujours souhait que l'arme reste dans ses casernes, a fait une exception. Militaire, Ben Ali devient ce jour-l un super flic . Pour toujours13.

    Habib Achour a exig qu'on loigne la police du sige de l'UGTT et menace de mettre Tunis feu et sang , prtend Ben Ali devant les membres du gouvernement. Le leader syndical niera jusqu'au bout avoir tenu de tels propos guerriers. Il n'empche, affol et conditionn par les durs du parti au pouvoir, Bourguiba donne l'ordre de ne pas faiblir: Le jeudi 26 janvier 1978, la troupe tire. Bilan : une centaine de morts et une foule de blesss. Le jeudi noir marque le

    13. Le chef de l'tat tunisien ne supporte pas qu'on le renvoie son pass de mili-taire. Quand un journaliste franais parle du gnral Ben Ali , il a droit immdia-tement un coup de fil de l'ambassadeur de Tunisie.

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  • les illusions perdues

    dbut de l'irrsistible ascension de Ben Ali. Depuis, une rputation de rpressif lui colle la peau.

    Le 27 janvier 1980 est une autre sombre journe. Un commando d'une quarantaine de Tunisiens entrans en Libye tente de s'emparer de Gafsa, la ville rebelle et la cita-delle ouvrire du Sud tunisien. L'attaque choue, de nombreuses condamnations mort sont prononces. Or cette petite troupe avait sjourn pendant un long mois en Tunisie, sans que personne ne s'en inquite et ne prenne au srieux un rapport de l'ambassade de Tunis Tripoli qui faisait tat de menaces terroristes srieuses. pouse toute-puissante du chef de l'tat, Wassila Ben Ammar accuse le chef de la Sret de ngligence et rclame sa tte. Une faon d'avoir celle de Hedi Nouira, pour cette femme l'intelligence redoutable qui a toujours combattu les Premiers ministres quels qu'ils soient. Et voici le gnral Ben Ali nomm ambassadeur en Pologne par le nouveau Premier ministre, Mohammed Mzali. Quelle erreur, conclut Wassila, il va y apprendre faire des coups d'tat. On ne saurait tre meil-leur devin.

    Pour le chef de la Sret, le dpart Varsovie en mars 1980 est une relgation. La Tunisie n'avait eu, jusqu' sa nomination, qu'une vague reprsentation dans ce pays loign.

    Durant quatre annes Varsovie, Ben Ali va donc tre le tmoin privilgi de la crise polonaise qui voit un autre gnral, le communiste Jaruzelski, devenir Premier ministre. Comment a-t-il vcu cette tranche d'histoire tumultueuse et capitale pour l'ensemble du monde ? Quel enseignement en a-t-il tir ? Ben Ali ne se confiera pas.

    Tunis, personne n'a oubli l'exil de Varsovie. Bour-guiba junior, dit Bibi, conseiller spcial au palais de Carthage, a apprci la poigne de Ben Ali durant l'agita-tion syndicale de 1978. Quant Kamel Eltaief, fidle entre tous, il complote pour le retour de son ami Ben Ali dans son pays natal. Officiellement commerant en matriaux de construction , ce petit homme rouquin et vif qui pratique le tutoiement d'office se rapproche pour l'occasion du ministre de la Fonction publique, Mezri Chekir, originaire de

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  • un gnral devenu prsident

    Monastir, la ville ftiche de Bourguiba14. Histoire de mieux plaider la cause de l'ambassadeur en Pologne.

    La rvolte du pain qui dbute fin dcembre 1983 marque l'ultime rupture entre le Combattant suprme et le peuple tunisien. Pour Ben Ali, qui a toujours su tirer profit des grandes vagues de rpression, c'est une nouvelle chance qui s'offre.

    Le ministre de l'Intrieur renvoy par Bourguiba, les Amricains et les Franais commencent se montrer fort inquiets pour la stabilit du pays. Le nom de Ben Ali commence circuler. Franois de Grossouvre, conseiller de Franois Mitterrand et fine gchette habitu chasser le sanglier dans les forts tunisiennes, qu'il reoit, le prsi-dent Bourguiba confie pour le rassurer : Informez Franois premier [s/c] que j'ai les hommes qu'il faut15. Quelques jours plus tt, le chef de l'tat tunisien avait rencontr Vernon Walters, conseiller spcial de Reagan et ancien numro deux de la CIA, qui il avait tenu un langage iden-tique. Le nom de Ben Ali avait mme t voqu ce jour-l. Finalement, le 29 janvier 1984, le gnral est nomm, nouveau, la tte de la Direction nationale de la Sret nationale.

    Ds 1985, le gnral est promu secrtaire d'tat, puis trs vite ministre dlgu tandis que son meilleur ami d'alors, Habib Ammar, se voit confier la direction de la gendarmerie. Deux militaires, deux camarades de promotion de surcrot des postes cls, le risque est vident. J'ai t imprudent , admet aujourd'hui l'ancien Premier ministre, Mohammed Mzali16. Le regret est bien tardif : le dispositif qui trois ans plus tard, le 7 novembre 1987, permettra la destitution du chef de l'tat est en place.

    14. Sidi Mezri est le saint patron de Monastir. Il est n vers 1080 Mazara en Sicile ( l'poque musulmane). Beaucoup de Tunisiens originaires de cette ville comme Mezri Chekir portent le prnom de Mezri.

    15. Ce rcit est fait dans le manuscrit non publi du journaliste de RFI Sellami Hosni.

    16. Entretien avec les auteurs, 1999.

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  • les illusions perdues

    Des islamistes courtiss

    la tte du gouvernement jusqu'en juillet 1986, Mzali s'efforce alors de favoriser une certaine ouverture politique en direction des islamistes. Ce n'est pas la premire fois qu'ils sont courtiss. En fait, le rgime de Bourguiba a toujours t travers de courants contradictoires. Certains des fidles du chef de l'tat, comme Mohammed Sayah, mmorialiste du rgne et dauphin prsum, n'ont cess de combattre les manifestations du fondamentalisme musulman. l'instar de Bourguiba qui, dardant la foule de ses yeux bleus, place de la Casbah Tunis, prenait un malin plaisir siroter un jus d'orange en plein mois de ramadan, affirmant que la guerre mene contre le sous-dveloppe-ment est une vraie guerre sainte qui exempte le musulman de respecter le jene . Mais dans le mme temps, les isla-mistes sont utiliss par le pouvoir tunisien comme contre-feu face l'opposition progressiste. Ds 1969, au moment o se tiennent de grands procs contre l'extrme gauche, la cration de l'Association de sauvegarde du Coran, premire manifestation de l'islamisme en Tunisie, est encourage en sous-main par le rgime. Mieux, les premires revues fonda-mentalistes, La Connaissance et La Socit, sont imprimes sur les rotatives de la Sagep, une socit dpendant du PSD, le parti au pouvoir.

    Fondateur du Mouvement de la tendance islamique (MTI) en mai 1981, le cheikh Rached Ghannouchi conquiert les foules tunisiennes par des discours simples, voire rudimen-taires : Nous avons tout essay, prche-t-il, et le capita-lisme et le socialisme, mais cela ne donne pas de pain aux Tunisiens, il faut donc revenir nos sources et l'islam.

    En septembre 1979, les islamistes organisent des manifes-tations monstres sur les campus pour marquer les dbuts du XVe sicle de l'Hgire. L'islam, dclare Ghannouchi, passera en ce sicle de la dfensive l'attaque, ce sera le sicle de l'tat islamique. Ce radicalisme provoque une premire vague de rpression en 1981.

    C'est seulement leur sortie de prison, trois ans plus tard, que les principaux responsables islamistes cherchent

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  • un gnral devenu prsident

    composer avec la modernit occidentale. Une partie du Mouvement de la tendance islamique (MTI) commence intgrer les rgles du pluralisme au sein de la Ligue des droits de l'homme et de l'UGTT, le syndicat unique tuni-sien. Ce qui est assez exceptionnel dans le monde arabe.

    Avec son aura et sa culture, Rached Ghannouchi a accom-pagn le cheminement du MTI vers davantage de lga-lisme. Au point d'tre reu, le 11 novembre 1985, par le Premier ministre Mohammed Mzali. Le mouvement profite de l'ouverture du pouvoir pour tendre son influence. Les cercles (halakat) se dveloppent au pied des piliers de mosques o, sous prtexte de commenter un verset cora-nique, les imams se livrent des analyses politiques. Les femmes sont nombreuses porter le foulard dans les coles, les hpitaux et les dispensaires. Le syndicat islamiste clan-destin se heurte trs violemment l'extrme gauche.

    Sorti de prison en aot 198417, le leader du MTI pour-suit ses tudes de thologie l'universit, toujours entour par une nue de disciples et d'admirateurs. Secrtaire d'tat la Sret, Ben Ali le convoque quelques mois plus tard au ministre de l'Intrieur : C'tait bien la premire fois que je rentrais par la porte principale et non par les ailes o la police emmne les futurs dtenus18 , raconte aujourd'hui Ghannouchi de la voix douce et imperturbable qui est habi-tuellement celui des cheikhs forms par la Zitouna, l'univer-sit islamique de Tunis19. l'poque, Mohammed Mzali est toujours Premier ministre : pas question pour un Ben Ali lgitimiste de s'en prendre ouvertement au leader islamiste.

    Pourquoi te rends-tu ainsi l'universit ?, demande le secrtaire d'tat Ghannouchi.

    Je suis tudiant en doctorat de thologie, je vais suivre mes cours, rpond ce dernier.

    Impossible, cela sme le trouble, tu dois faire autre chose, poursuit Ben Ali.

    17. Ghannouchi avait t condamn en 1981 pendant la premire vague rpressive du rgime de Bourguiba contre la mouvance islamiste.

    18. Entretien avec l'un des auteurs, Londres, 1999. 19. Le cheikh est l'homme sage qui a la connaissance de la science religieuse et qui

    utilise la parole avec une certaine plnitude.

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  • les illusions perdues

    Je suis libre, l'universit ne fait pas partie de la zone militaire de Tunis o la libert d'aller et venir est contrle , proteste Ghannouchi qui se lance dans de vastes explications sur la ncessit de lgaliser le MTI. Tant et si bien qu'il en oublie d'avaler le caf devant lui. Tu ne bois pas, tu as srement peur d'tre empoisonn , lui fait remar-quer Ben Ali en inversant les tasses. Mais pas du tout , rtorque Ghannouchi qui insiste pour boire le caf qui lui a t servi...

    Finalement, l'tudiant Ghannouchi continuera suivre les cours de la facult de thologie, mais sans mettre les pieds la facult centrale. Un premier compromis est ainsi pass entre deux des monstres sacrs de la politique tunisienne.

    Des tortionnaires l'uvre

    l'poque, la seule tche qui importe aux yeux de Ben Ali, reu chaque matin au palais de Carthage, est de gagner la confiance de Bourguiba. Malade, vieillissant, traumatis par des jets de pierres sur son cortge dans son fief du Sahel lors des meutes du pain de 1984, ce dernier s'inquite de tout : de l'agitation islamiste, des soubresauts du syndicat unique, l'UGTT, de la monte en puissance de la Ligue des droits de l'homme... La moindre mauvaise nouvelle le met dans une de ces colres noires que les mdecins lui ont forte-ment dconseilles. Heureusement, il y a Ben Ali, le servi-teur loyal, presque obsquieux, rassurant et de plus en plus influent.

    L'ordre rgne Tunis. Dsormais, le passant est tenu de changer de trottoir devant le ministre de l'Intrieur, en bas de l'avenue Bourguiba, la principale artre de la capitale. Au moindre mouvement sur un campus, les hlicoptres sortent. En avril 1986, la police tire sur un tudiant isla-miste, Othman Ben Mahmoud, qui avait pris la fuite. Ce dcs provoque des troubles srieux la facult de lettres, ferme pendant deux mois. Du coup, le ministre de l'Int-rieur propose l'installation de postes de police dans chaque universit. C'est une premire (de mauvais augure) dans

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  • un gnral devenu prsident

    l'histoire de la Tunisie indpendante. Un tudiant, un flic. Avant Ben Ali, confie l'ancien Premier ministre Mzali, on rglait les fivres estudiantines comme une crise de rhuma-tisme, Ben Ali s'en tire chaque fois avec quelques morts20.

    Il n'empche, le 28 avril 1986, Zine Ben Ali est nomm ministre de l'Intrieur et des cultes, qui sont rattachs, comme en France, son portefeuille. La vague islamiste est dsormais ressentie par Bourguiba comme la principale menace. Je ne veux pas mourir, proclame le chef de l'Etat, avant I'radication des barbus et des bidonvilles.

    Il est vrai que la pression du MTI s'accentue. Durant l't, les menaces de vitriolage sont lances contre les imams trop dociles et certains barbus se forment aux arts martiaux. C'est l'poque o Ben Ali, ministre de l'Intrieur, rencontre des diplomates occidentaux et leur montre des listes d'isla-mistes sur son propre ordinateur. Ceux-l, se vante-t-il, je les arrterai un jour.

    Le leader du MTI, Ghannouchi, est suivi en perma-nence. Au point qu'il se rfugie dans une semi-clandestinit, quelques centaines de mtres de sa maison dans la banlieue de Tunis, pour achever un ouvrage qui lui tient cur sur les liberts publiques.

    Au ministre de l'Intrieur, Ben Ali constitue dj les quipes qui formeront plus tard le cur de l'appareil rpressif du rgime. L'habile gnral s'appuie beaucoup sur des hommes, comme Mohamed Ali Ganzoui, originaires de l'ouest du pays, dlaiss par Bourguiba. (Avec l'arrive au pouvoir de Ben Ali, les 08 , comme on les surnomme cause de l'indicatif tlphonique de leur rgion, prendront leur revanche sur les gens du Sahel, systmatiquement favo-riss depuis l'indpendance. Ainsi Ganzoui a-t-il aujourd'hui la haute main sur la lutte contre les int-gristes : il est devenu le bras arm du Palais en matire de rpression.)

    Autre homme lige de Ben Ali, Mohamed Ennaceur est le patron d'une brigade anti-islamique qui porte le nom

    25. Entretien avec l'un des auteurs, 1999.

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    d'irchad, un terme connotation religieuse qui signifie la fois l'orientation et la sagesse. Peu de dtenus tiennent tte ce redoutable flic, intelligent, rapide, et capable d'un grand raffinement dans les tortures qu'il supervise. Il obligeait mme les malheureux dtenus lcher le bton que ses tortionnaires leur avaient enfonc dans l'anus , raconte aujourd'hui l'opposant Khemas Chammari21. Apparem-ment, le prsident Ben Ali tient toujours Ennaceur en haute estime. Il le dcorera mme en novembre 1992 en prsence comble de l'ironie de militants des droits de l'homme venus au palais de Carthage pour prparer une confrence internationale.

    Demain, ces hommes pourraient bien faire l'objet de plaintes en France de la part de militants torturs dans les geles tunisiennes. C'est du moins, depuis l'arrestation Paris au cours de l't 1999 d'un militaire mauritanien accus de svices par d'anciens dtenus, la crainte qui commence se rpandre srieusement parmi les tortion-naires tunisiens.

    Un homme poigne

    Discret, simulateur et organis, Ben Ali apparat fort rare-ment. J'coute, je rflchis, puis j'agis, explique-t-il, mais je n'aime pas parler, je l'ai appris aux tats-Unis. II profite de ces annes pour tisser ses rseaux. Lors du douzime congrs du parti au pouvoir en juin 1986, il entre directe-ment au bureau politique. Le directeur du parti, c'est--dire son principal responsable, s'appelle Hedi Baccouche, son futur Premier ministre au lendemain du 7 novembre.

    Surtout, l'habile ministre se rapproche de Sada Sassi, la nice de Bourguiba, une femme sans classe ni grce qui, depuis la relgation de Wassila, veille sur le prsident comme si c'tait son propre bb , prtend-elle. Personne ne peut accder au vieux chef sans passer par celle que les Tunisiens avaient surnomme dhiba (la hyne). Ou encore

    11. Entretien avec l'un des auteurs, 1999.

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    chlaka (la savate). Autant de sobriquets la mesure de la dtestation du peuple tunisien pour Bourguiba la fin de son rgne. Pour peu que le chef de l'tat soit extirp du palais de Carthage dans sa Mercedes pour une rapide visite dans la banlieue de Tunis, et on se rend compte que deux person-nages l'accompagnent : sa nice, Sada, et le ministre de l'Intrieur.

    C'est l'poque o ce dernier rencontre Lela Trabelsi, qui deviendra plus tard sa seconde pouse. Souvent, le gnral-ministre vient discrtement Paris, o il a ses entres Plyse et dans les services de renseignement. Bon vivant, Ben Ali frquente les gargotes juives tunisiennes et loge dans les appartements des services tunisiens.

    Au cours du printemps 1987, l'histoire s'acclre. Et un bras de fer s'engage entre les islamistes et le rgime. Le MTI commence contrler les banlieues de Tunis. Le 9 mars 1987, Ghannouchi est arrt et emmen-dans une-aile-dtr ministre de l'Intrieur. Plus question, cette fois-ci, de dguster uit caf avec Ben Ali comme deux ans plus tt. Le chef du MTI sera enferm jusqu'au mois d'aot dans une cellule sans fentre, dont, la porte est blinde. Les ordres sont formels ; jamais'les policiers de l'Intrieur ne toucheront au leader islamiste. Le gnral Ben Ali ne veut pas injurier l'avenir, il prfre maintenir deux fers au feu. En revanche, d'autres militants du MTI sont malmens dans les cellules qui entourent le chef des islamistes. Jour et nuit, Ghannouchi entend les cris des torturs.

    Paralllement, des contacts sont maintenus par le ministre de l'Intrieur avec une partie de l'opposition laque. Le secrtaire gnral de la Ligue des droits de l'homme, Dali Jazi, rencontre rgulirement Kamel Eltaief, l'me damne de Ben Ali, dont la maison de La Marsa ctoie la sienne. Aprs le Changement du 7 novembre , ce professeur de droit fera une fort belle carrire ministrielle.

    Les islamistes du MTI ne restent pas sans ractions. Le nouveau patron du mouvement, Salah Karker, un petit homme trapu qui masque un redoutable sens de l'orga-nisation sous des airs de chanoine, entre dans la clandesti-nit. La ligne dure l'emporte dfinitivement. Le 23 avril

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    1987, une grande manifestation runit Tunis quelques milliers d'islamistes dans la rue : Le lendemain, explique Karker, les islamistes arrts sont inculps de complot contre l'tat, le rgime ne voulait plus rien entendre22.

    Le 5 mai 1987, Ben Ali est nomm ministre d'tat par un Bourguiba qu'aveugle son dsir d'tre rassur tout prix. C'est l'poque o le gnral frquente avec assiduit le chef d'antenne de la CIA Tunis ; et o il refuse tout contact avec son interlocuteur habituel, l'attach militaire de l'ambassade de France. Le Quai d'Orsay s'inquite des mauvaises frquentations du futur prsident avec les services amricains23. En mai 1987, un rapport confidentiel du gnral Vernon Walters, l'ancien numro deux de la CIA, l'issue d'une tourne en Afrique du Nord, prsente Ben Ali comme l'homme capable de promouvoir une deuxime Rpublique . Cette dernire, prcise-t-il, devant tendre rconcilier en son sein les diverses familles politiques d'obdience occidentale existant en Tunisie . Ce rapport prconise une amnistie gnrale, la reconnaissance des partis d'opposition et le retour des hommes politiques exils. Le Conseil national de scurit amricain opte de son ct en faveur de ce militaire pro-occidental24. Il est vrai qu'un peu auparavant une mission du Congrs amricain avait dj repr le gnral Ben Ali comme un candidat srieux la succession.

    Dsormais la route est libre. Dans un entretien qu'il accorde fort imprudemment au quotidien Libration durant l't 1987, et qui finalement ne sera pas publi, Ben Ali dclare : Les facults mentales du chef de l'tat sont

    22. Entretien avec l'un des auteurs, 1999, Digne. En effet, Salah Karker, assign rsidence depuis 1993, rside dans cette petite ville des Alpes-de-Haute-Provence (voir infra, chapitre 9).

    23. Ces informations proviennent de diplomates alors en poste Tunis ou Paris au Quai d'Orsay, et qui pour des raisons videntes veulent conserver l'anonymat.

    24. Weekly Confdential Newsletter, Middle East Insider, 5 octobre 1987, vol. 2, n 38 1-2. Cette rfrence se trouvait dans une postface signe Serge Adda l'ouvrage La Tunisie au prsent, un recueil de contributions universitaires dirig par Michel CAMAU (ditions da CNRS, Paris, 1987).

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    extrmement limites : d'normes trous de mmoire, des colres subites et la facult d'assimilation d'un enfant.

    Il reste dstabiliser le vieux lion, protg par une cama-rilla de fidles installs au palais de Carthage. Bourguiba rclame trente condamnations mort dans le procs qui s'ouvre, le 1er aot, contre quatre-vingt-dix dirigeants isla-mistes accuss de multiples dlits : collusion avec un tat tranger, tentative de renversement du rgime, appel la sdition, offense au prsident de la Rpublique. Rached Ghannouchi, lui, est transfr du ministre de l'Intrieur vers une autre cellule la prison centrale de Tunis. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, quatre policiers arms veillent sur lui.

    La pression monte. Au cours de l't, des bombes artisa-nales explosent dans quatre htels dans la rgion de Monastir, la ville natale du chef de l'tat. Autrement inqui-tant, les sympathisants du MTI au sein de l'arme prpa-rent un coup d'tat, prvu pour le 8 novembre suivant. Cette dcision a t adopte par le bureau politique du mouve-ment islamiste, malgr l'opposition de presque la moiti de ses membres. Longtemps, l'vocation de ce projet est apparue comme un instrument de propagande de Ben Ali pour justifier sa propre prise de pouvoir. Le danger tait rel. Nous n'avions pas d'autre issue, explique aujourd'hui Salah Karker, le rgime nous avait dclar la guerre25. Lequel Karker quitte alors la Tunisie grce de nombreuses complicits, revtu d'un costume de colonel et dans une cabine de premire classe d'un paquebot. Son objectif est d'obtenir l'accord des Frres musulmans gyptiens et syriens et de certains milieux algriens pour le coup d'tat

    La police tunisienne a-t-elle eu vent de ces menaces ? La menace intgriste prcipite-t-elle les projets du gnral Ben Ali ? Autant de questions auxquelles il est trs difficile de rpondre encore aujourd'hui. Les historiens nous enseigne-ront la vrit , tranche Karker. Mais contrairement ce que soutiendra plus tard la propagande officielle, le ministre de l'Intrieur, Zine Ben Ali, partage l'intransigeance de

    25. Entretien avec l'un des auteurs, 1999.

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  • les illusions perdues

    Bourguiba face aux barbus . Il s'agit de garder la confiance du Combattant suprme .

    Quelques jours avant l'ouverture du procs, une runion a lieu au bureau politique du parti au pouvoir, le PSD. Certains proposent de s'en remettre la justice. Il existe des preuves qu'ils sont criminels, il faut les excuter , s'insurge Ben Ali. Le 26 septembre, la Cour de sret se prononce par trois voix contre deux pour la peine de mort dans le cas de Ghannouchi. Il aurait fallu quatre voix pour que la peine soit excutoire. En revanche, Salah Karker est condamn mort par contumace.

    Le lendemain du verdict, un Bourguiba snile et dbous-sol, enferm dans son palais et sentant le pouvoir lui chapper, pique une colre. C'est comme si le hros de l'indpendance refusait le spectre de sa propre fin. Le 2 octobre 1987, il nomme Ben Ali Premier ministre. Voil, ses yeux, un homme poigne qui ne faiblira pas.

    Un mois plus tard, le gnral portera l'ultime estocade.

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    Un air de libert

    Tel le roi Lear, Bourguiba n'est plus que l'ombre de lui-mme. Dans un ultime sursaut, le Vieux suspecte ce gnral Ben Ali, qu'il vient de promouvoir, de ne pas tre aussi lgitimiste qu'il le prtend. L'aprs-midi du vendredi 6 novembre 1987, le prsident Bourguiba confie sa nice Sada qu'il est dcid changer de Premier ministre et nommer son fidle Mohammed Sayah Dans le bureau prsidentiel est prsent le ministre de l'Information, Abdel-wahab Abdallah, venu comme chaque aprs-midi faire la lecture des journaux au chef de l'tat quasiment impotent. N Monastir, le jeune ministre a fait toute sa carrire l'ombre de Bourguiba. Est-ce lui qui, ce jour-l, trahit son protecteur, avant de devenir un des hommes forts du nouveau rgime ? Ou bien est-ce la nice, Sada Sassi, trs intime avec le gnral Ben Ali, qui passe aux aveux ? Une seule certitude, les propos de Bourguiba sont rapports ce dernier.

    1. Depuis le 7 novembre et jusqu' aujourd'hui, M. Sayah vit sous strict contrle policier. Il lui est par exemple impossible de se rendre la moindre rception d'ambas-sade, alors qu'il n'y a rien lui reprocher, sauf son pass politique.

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  • les illusions perdues

    Un coup d'tat lgal

    Mis au courant, les conjurs dcident d'acclrer le calen-drier et de prcipiter les vnements. Il n'est pas question que l'arme elle-mme intervienne. Et que la destitution de Bourguiba ait l'air d'un coup d'tat. Ce sont donc les blinds bleus de la gendarmerie qui prennent le contrle du sige du gouvernement, du parti et de la tlvision. Patron de la garde nationale et charg de la protection rapproche de Bourguiba, le camarade de promotion de Ben Ali, Habib Ammar, investit le palais de Carthage dont les lignes tl-phoniques avec l'extrieur ont t coupes, sous le prtexte d'une menace islamiste imminente. Ensuite Habib appelle son ami Zine : Tout est en place, flicitations, Monsieur le prsident.

    Convoqu au ministre de l'Intrieur, le ministre de la Dfense, Slaheddine Bali, est mis au parfum et somm de mettre au courant les chefs d'tat-major. Au petit matin, Ben Ali runit tous les gnraux d'activ. Son fidle secrtaire, un ancien gardien de la paix du nom de Larbi Aissa, les conduit dans le bureau du gnral. La consigne donne aux gardes est simple. Un coup de sonnerie, et le personnel apporte le caf. Deux coups, et le visiteur est arrt. Seul le gnral Bouzgarrou, chef d'tat-major de l'arme de l'air et petit neveu de Bourguiba, exprime un dsaccord : il est mis aux arrts...

    Encore faut-il que Bourguiba soit dpos dans les formes constitutionnelles2 et que l' empchement absolu , prvu par la Constitution, soit constat en prsence du procureur gnral Hachemi Zemmal. Ce dernier arrive couvert d'un simple burnous, encore vaguement endormi. Sept mdecins, dont deux militaires, sont convoqus en pleine nuit, non pas au chevet du malade mais, l encore, au ministre de l'Int-rieur. Parmi eux se trouve l'actuel mdecin du prsident, le

    2. C'est en s'appuyant sur l'article 57 de la Constitution que Ben Ali dcide de desti-tuer Bourguiba. L'article stipule qu' en cas de vacance de la prsidence de la Rpu-blique pour cause de dcs, de dmission ou d'empchement absolu, le Premier ministre est immdiatement investi des fonctions de prsident de la Rpublique pour le reste de la lgislature en cours de la Chambre des dputs .

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  • un air de libert

    cardiologue et gnral Mohamed Gueddiche. Ben Ali somme les reprsentants de la Facult d'tablir un avis mdical d'incapacit du prsident.

    Je n'ai pas vu Bourguiba depuis deux ans, proteste un des mdecins.

    Cela ne fait rien, signe , tranche le gnral. Et les hommes de l'art de prendre leur plus belle plume

    pour rdiger le vrai faux certificat : Nous, soussigns, certifions avoir t requis par le procureur gnral de la Rpublique afin de donner un avis mdical autoris sur l'volution actuelle de l'tat de sant physique et mentale de S. E. Habib Bourguiba, prsident de la Rpublique. Aprs concertation et valuation, nous constatons que son tat de sant ne lui permet plus d'exercer les fonctions inhrentes sa charge. Dans la foule, les malheureux mdecins sont somms de rentrer chez eux. Si le coup d'tat choue, nous sommes tous bons pour la guillotine , fait remarquer le plus clairvoyant ses collgues dont un est alors pris de malaise. Ambiance.

    Dans la nuit, Hedi Baccouche, le futur Premier ministre de Ben Ali qui reprsenta la Tunisie Alger, fait venir l'ambassadeur algrien, Messaoud Ait Chalane, pour le mettre au courant. Les Algriens sont les premiers tre officiellement prvenus de la destitution de Bourguiba. Le 7 novembre au petit matin, le ministre algrien des Affaires trangres, Ahmed Taleb Ibrahimi, joint Jacques Chirac, alors Premier ministre, au tlphone : Les jeux sont faits, laissez faire , lui conseille-t-il.

    En fait, Alger est au parfum depuis deux mois. Ds septembre 1987, la Scurit militaire algrienne a voulu en savoir plus sur l'agitation islamiste chez son voisin tunisien. Des agents discrets ont t envoys Gafsa, Tunis et Sousse, et avaient eu vent du coup d'tat en prparation.

    Dans la nuit du 6 au 7 novembre, un homme politique franais a eu le privilge d'tre inform. Il s'agit de Lionel Jospin, qui a bien connu Hedi Baccouche, longtemps premier responsable du Parti socialiste destourien (PSD), mouvement associ l'Internationale socialiste. Seul vrai politique de la conjuration et l'un des rares dans la nouvelle

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  • les illusions perdues

    quipe disposer des contacts internationaux, Baccouche devait prsider le conseil de la rvolution qui tait projet. Or, la veille du 7 novembre, Ben Ali change d'avis : Il faut faire vite, c'est moi qui prends les commandes, tu ne seras chef de l'tat que plus tard. Douze ans plus tard, le malheureux Baccouche attend toujours...

    Rveill quatre heures du matin, Bourguiba est surpris par l'agitation qui rgne au palais de Carthage. Sa nice va aux nouvelles. C'est une tentative de coup d'tat des isla-mistes , lui expliquent les responsables de la garde natio-nale. Deux heures plus tard, comme chaque matin, le chef de l'tat coute le bulletin radio de six heures du matin. Or Radio-Tunis ouvre l'antenne par l'hymne national et quelques versets du Coran. Les Tunisiens ne sont pas abreuvs ce jour-l par des chants religieux la gloire du Combattant suprme . Lorsque le discours de Ben Ali est annonc sur les ondes, Bourguiba, trs calme, lche sa nice : C'est ton copain qui a fait le coup.

    Un lectrochoc

    Solide et prudent, le premier discours prsidentiel de l're nouvelle a t rdig par Hedi Baccouche. Aprs avoir rendu hommage son prdcesseur et ses normes sacri-fices , Zine Ben Ali annonce que Bourguiba se trouve dans l'incapacit absolue d'exercer les charges de prsi-dent de la Rpublique . Sur la foi d'un rapport mdical. Nous prenons en charge, avec l'aide du Tout-Puissant, poursuit Ben Ali, la prsidence de la Rpublique et le commandement suprme des forces armes. Et d'annoncer, sur un ton grave : Notre peuple est digne d'une vie politique volue, fonde rellement sur le multi-partisme et la pluralit des organisations de masse. Et encore : L'poque que nous vivons ne peut plus souffrir ni prsidence vie ni succession automatique la tte qui excluraient le peuple. Le nouveau zaim (chef) se lance avec nergie dans l'expos des rformes envisages : instau-ration de l'tat de droit, lutte contre la corruption, octroi des

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  • un air de libert

    liberts publiques et renforcement de la solidarit isla-mique, arabe, africaine et mditerranenne . Bourguiba privilgiait le progrs , son successeur met en avant la dmocratie .

    Vritable charte de la deuxime Rpublique naissante qui se clt par un verset coranique, ce premier discours fait l'effet d'un lectrochoc. Un vent de libert souffle sur Tunis. Dans les rues que la foule commence envahir, l'euphorie rgne. Quelques Vive Ben Ali ! fusent.

    Le coup d'tat a pris tout le monde par surprise. Le 7 novembre au matin, La Presse, le quotidien officiel, avait publi un ditorial la gloire de Bourguiba. Une dition spciale sort l'aprs-midi, avec un autre texte, celui-l la gloire de Zine le sauveur : Face son destin, M. Ben Ali a su redresser la barre et sauver le pays de la drive. Le directeur du quotidien d'alors, Slaheddine Maaoui, un homme lgant la fine moustache, est aujourd'hui l'inamo-vible ministre du Tourisme. L'homme de la rue l'a surnomm Monsieur deux ditos .

    Ds le 7 novembre midi, le nouveau Premier ministre Hedi Baccouche tlphone Ahmed Mestiri, le fondateur du principal mouvement d'opposition laque, le Mouve-ment des dmocrates socialistes (MDS), qui avait runi les onze membres de son bureau politique pour prparer un communiqu. Le premier contact officiel de Ben Ali est pour vous, lui dclare Baccouche, d'ailleurs je vous le passe, il sort de la douche. Surprise chez Mestiri. En rdi-geant la dclaration, lui affirme Ben Ali, j'avais en tte vos propos sur la ncessit de sortir d'un systme monoli-thique. Autant dire que le communiqu du MDS ne sera pas franchement dfavorable au coup d'tat.

    Aux informations du matin, l'annonce du nouveau gouvernement n'inclut pas Hamed Karoui, le directeur du Parti socialiste destourien (PSD) qui, sous Bourguiba, avait droit au rang de ministre sans portefeuille. Et pourtant, ds le 7 novembre au soir, le premier responsable du PSD a rcupr son rang protocolaire. Ce subtil changement passe pratiquement inaperu ; mais la leon est claire : le parti au

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  • les illusions perdues

    pouvoir sort peine gratign par le 7 novembre. Il saura trs vite reconqurir l'ensemble de ses prrogatives

    Pour l'heure, le pluralisme est revendiqu et la dmocratie le seul horizon officiel de la nouvelle quipe au pouvoir. Ds le 9 novembre, le leader historique du syndicat IJGTT, Habib Achour, est libre de ses mouvements. Vous pourrez vous prsenter aux suffrages des militants au prochain congrs en 1989 , lui assure Zine Ben Ali en le recevant au palais de Carthage. Une cascade de mesures librales tombe sur la Tunisie Deux semaines seulement aprs la destitution du Combattant suprme , les dputs modifient le rgime de la garde vue, fixe quatre jours. Les classes moyennes tunisiennes qui vivent l'heure franaise se rjouissent de vivre enfin dans un tat de droit. Ds la premire heure de dtention, vous pouvez demander un mdecin, explique alors firement un cadre de Tunis Air qui fait souvent le voyage Paris, et cela vous ne l'avez mme pas en France3. La Cour de sret de l'tat, qui avait jug les islamistes durant l't prcdent, est supprime et la dten-tion provisoire limite quatre mois. La torture est officiel-lement bannie et une section d'Amnesty International autorise Tunis.

    Chaque jour ou presque est porteur d'un changement : la mto a remplac la tlvision les directives quoti-diennes du prsident Bourguiba. Les cinq jours fris annuels la gloire du Combattant suprme sont supprims. Voil bien la surprise de l'aprs-bourguibisme : un super flic , de formation militaire, a pris le pouvoir et joue au dmocrate. Avec l'immense espoir qu'elle dclenche, cette rvolution du jasmin4 en laisse plus d'un en tat de choc. Aprs tant d'annes de mutisme, explique l'poque Mohamed Kouka, le directeur du Thtre de Tunis, il est difficile de reprendre l'usage de la parole5. Spectacle indit, sur la principale artre de la

    3. Entretien avec l'un des auteurs, 1987. 4. Cette expression de rvolution du jasmin fait rfrence au caractre non

    violent de la transition entre Bourguiba et Ben Ali ainsi qu' l'tat de grce qui a caractris les premires annes de la nouvelle prsidence.

    5. Entretien avec l'un des auteurs, 1987.

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  • un air de libert

    capitale, les passants regardent les dignitaires de l'ancien rgime caricaturs en danseuses du ventre dans un journal affich en vitrine. La Tunisie, tranche un psychiatre, est passe d'une dmence triste un dlire gai6.

    Une presse franaise enthousiaste accueille le Change-ment du 7 novembre . Au diapason avec Jean Daniel, grand connaisseur de la Tunisie, qui crit dans Le Nouvel Obser-vateur : En 1956, les Tunisiens avaient tonn le monde par leur sagesse dans l'mancipation. En novembre 1987, ils ont impressionn par le calme dans lequel ils ont dpos un patriarche de lgende et amorc le retour vers la dmo-cratie. Les pays occidentaux applaudissent aux change-ments oprs. Ce pays, affirme alors un diplomate tranger, est de tradition latine, laque, le discours est beau-coup moins marqu par le fait religieux qu'en Egypte par exemple7.

    Un vaste cahier de dolances

    Dlaisse depuis trente ans par Bourguiba, la Tunisie de l'intrieur espre galement en la rvolution du 7 novembre. Depuis l'indpendance, les crdits ont t systmatique-ment orients vers la rgion du Sahel d'o est originaire le Combattant suprme . Le Sud fut abandonn ses cailloux, condamn fantasmer sur la Libye, seule pour-voyeuse d'emplois jusqu' la rupture des relations diploma-tiques en 1984. Or le rquilibrage des rgions est dsormais l'ordre du jour et les frontires avec la Libye sont rouvertes.

    Aux confins du dsert, Gafsa la rebelle reprend espoir8. La Compagnie des mines de phosphate, la seule richesse de la ville, a licenci trois mille mineurs les annes prc-dentes. L'hiver, les familles bdouines ramassent des olives

    6. Entretien avec l'un des auteurs, 1987. 7. Entretien avec l'un des auteurs, 1987. 8. Ce passage reprend certains lments d'un reportage effectu l'poque Gafsa

    et Tabarka par l'un des auteurs pour Libration (14 janvier 1988).

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  • les illusions perdues

    pour quatre dinars par jour, soit une vingtaine de francs. On se presse dans le bureau du correspondant des Annonces. Libres opinions, pomes, lettres ouvertes : autant de morceaux de ce vaste cahier de dolances que la Tunisie de l'intrieur envoie au palais de Carthage. Une lycenne est venue aprs l'cole crire sur une page arrache son cahier un cri profond du Sud : On souffre depuis trente ans, on est comme des esclaves, on en a marre des gens de Monastir. Un menuisier et un soudeur islamistes, tout juste amnistis aprs avoir t condamns sous Bourguiba, esprent que leur prsident va leur retrouver un emploi : On attend tout de lui. Aucun recours, aucune solution sur place. On se mfie encore et toujours des caciques locaux du parti. Des carcasses, des paves... Et la crise cono-mique ? La crise, disent ces dshrits, c'tait les ministres de Bourguiba qui volaient, la corruption. C'est comme si Ben Ali n'avait jamais t ministre de l'ancien rgime.

    Mme attente, mme pauvret dans le nord-ouest du pays, aux confins avec l'Algrie. L'unique route le long de la frontire mne cette cole du bout du monde, sans eau ni lectricit, o les meilleurs deviennent contrebandiers. Le goudron fut jet l, il y a trente ans, quand on parla Bour-guiba, atteint d'une extinction de voix, d'une source ther-male qui aurait de grandes vertus vocales. Depuis, le pays a t dlaiss, les emplois de cantonniers supprims, la route nglige, abandonne. Dans la grande fort d'Ain Draham qui domine la cte tunisienne hauteur de Tabarka, les sangliers ont prolifr. Pour le plus grand plaisir des chasseurs.

    Or dans les semaines qui suivent le 7 novembre, des travaux de terrassement ont repris et les relations avec l'Algrie ont t ractives. L'espoir est revenu dans la rgion de Tabarka. Le ministre tait l il y a deux ans, explique un directeur d'cole, je lui ai montr l'absence d'eau, les quatre salles pour huit classes, les repas qu'il faut faire avec quelques millimes par enfant. Et puis rien n'est venu. Dsormais les choses vont peut-tre changer. Avec Bourguiba, il y avait 0 % de changement, avec Ben Ali, il y

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  • un air de libert

    en aura peut-tre 2 % ou 3 %... Tous les regards sont dsormais tourns vers