Notes concernant le document PDF - barruel.com · Une attitude trop passionnelle de l'une et...

915

Transcript of Notes concernant le document PDF - barruel.com · Une attitude trop passionnelle de l'une et...

  • Notes concernant le document PDF Ce document a t ralis par reconnaissance automatique de caracatres sur une image du livre original. Ce procd permet de rduire considrablement la taille du fichier. Il permet aussi la recherche de chaines de caractres voire lindexation plein texte du document. Par contre, la mise en page, mme si elle est souvent trs correctement rendue ne rend pas compte de la smentique sousjacente. Par exemple, les notes de bas de page et les tables de matires ne sont pas reconnues comme telles. Il appartiendra donc au lecteur de reconnaitre le rle du texte quil lit. Cest le modeste prix payer pour pouvoir lire lune des uvres les plus considrables dun des auteurs les plus considrables qui y dcrit un lmnt-cl dans la comprhension dvnements considrables du XXe sicle. Et certainement du XXIe ! Cet ouvrage, fort heureusement publi par Fayard en France nest toujours pas disponible en anglais. Sil fallait une dmonstration de son importance et de la violence douce qui lui est oppos par des intrts bien peu humanistes, on la trouverait dans cette censure. Merci de diffuser largement cette uvre qui devrait tre universelle. Merci aussi ceux qui en ont les moyens de commander cet ouvrage Fayard. Pour deux raisons : pour les remercier de lavoir publi, pour les inciter en produire de nouveaux tirages ! Cest aussi le prix de la libert. A lvidence menace.

  • DEUX SICLES ENSEMBLE

  • DU MME AUTEUR

    UNE JOURNEE D'IVAN DENISSOVITCH, Julliard, 1963.

    LA MAISON DE MATRIONA,

    suivi de 1'INCONNU DE KRETCHETOVKA

    et de POUR LE BIEN DE LA CAUSE, Julliard, 1966.

    LE PAVILLON DES CANCEREUX, Julliard, 1968.

    LE PREMIER CERCLE, Laffont, 1968.

    LES DROITS DE L'ECRIVAIN, Seuil, 1969.

    ZACHARIE L'ESCARCELLE ET AUTRES RECITS, Julliard, 1970. LA FILLE D'AMOUR ET L'INNOCENT, thtre, Laffont, 1971.

    AOUT QUATORZE (premire version). Seuil, 1972. LETTRE AUX DIRIGEANTS DE L'UNION SOVIETIQUE. Seuil, 1974. L'ARCHIPEL DU GOULAG, I et II, Seuil, 1974 ; III, Seuil, 1976.

    LE CHENE ET LE VEAU, Seuil, 1975. LENINE A ZURICH, Seuil, 1975. FLAMME AU VENT. Seuil, 1977.

    LE DECLIN DU COURAGE, Seuil, 1978. MESSAGEDEXIL, Seuil, 1979.

    L'ERREUR DE L'OCCIDENT, Grasset, 1980. LES TANKS CONNAISSENT LA VERITE, Fayard, 1982.

    LES PLURALISTES, Fayard, 1983. LES INVISIBLES, Fayard, 1992. LE PROBLEME RUSSE LA FIN DU xxe SIECLE, Fayard, 1994.

    EGO suivi de SUR LE FIL, Fayard, 1995. Nos JEUNES, rcits en deux parties, Fayard, 1997.

    LA RUSSIE sous LES DECOMBRES, Fayard, 1998. LE GRAIN TOMBE ENTRE LES MEULES, Fayard, 1998.

    DEUX RECITS DE GUERRE, Fayard, 2000.

    Dans la srie des uvres en version dfinitive publies aux ditions Fayard :

    Tome 1. LE PREMIER CERCLE, 1982. Tome 2. LE PAVILLON DES CANCEREUX ET AUTRES Rcrrs, 1983. Tome 3. UVRES DRAMATIQUES, 1986. Tome 4. L'ARCHIPEL DU GOULAG, I,

    1991.

    LA ROUE ROUGE, Premier nud. AOUT QUATORZE, 1984.

    LA ROUE ROUGE. Deuxime nud. NOVEMBRE SEIZE, 1985.

    LA ROUE ROUGE. Troisime nud. MARS DIX SEPT.

    Tome 1, Chapitres 1-170, 1992.

    Tome 2, Chapitres 171-353, 1993.

    Tome 3, Chapitres 354-531, 1998.

    Tome 4, Chapitres 532-656, 2001.

  • Alexandre Soljnitsyne

    DEUX SIECLES

    ENSEMBLE

    (1795-1995)

    Tome premier

    Juifs et Russes avant la rvolution

    Traduit du russe par Anne Kichilov, Georges

    Philippenko et Nikita Struve

    Fayard Les chapitres 1 4 ont t traduits par Nikita Struve, les chapitres 5 8 par Anne Kichilov, les chapitres 9 12 par Georges Philippenko.

  • 9 Alexandre Soljnitsyne, 2001, pour la langue

    russe. Librairie Arthme Fayard, 2002, pour

    le monde entier l'exception de la langue

    russe.

  • DEUX SIECLES ENSEMBLE

    8

    ENTRE EN MATIRE

    Dans mon travail d'un demi-sicle sur l'histoire de la rvolution russe, je

    me suis heurt plus d'une fois au problme des relations entre Russes et Juifs.

    Son dard s'enfonait tout bout de champ dans les vnements, la

    psychologie des hommes, et suscitait des passions chauffes blanc.

    Je ne perdais pas espoir qu'un auteur me devancerait et saurait clairer,

    avec l'amplitude et l'quilibre ncessaires, cet pieu incandescent. Mais nous

    avons plus souvent affaire des reproches unilatraux : soit les Russes sont

    coupables face aux Juifs, pire, le peuple russe est perverti depuis toujours,

    cela nous le trouvons profusion ; soit, l'autre ple, les Russes qui ont trait

    de ce problme relationnel l'ont fait pour la plupart avec hargne, excs, sans

    vouloir mme imputer le moindre mrite la partie adverse.

    On ne peut dire que l'on soit en manque de publicistes ; notamment chez

    les Juifs russes, ils sont bien plus nombreux que chez les Russes. Nanmoins,

    malgr l'abondance d'esprits brillants et de belles plumes, nous n'avons

    toujours pas de mise au jour et d'analyse de notre histoire mutuelle qui

    puissent satisfaire les deux parties.

    Il faut apprendre ne pas faire craquer les fils dj si tendus de cet

    entrelacement.

    J'aurais aim ne pas prouver mes forces sur un sujet aussi pineux. Mais

    je considre que cette histoire - tout le moins l'effort pour y pntrer - ne

    doit pas rester interdite .

    L'histoire du problme juif en Russie (en Russie seulement ?) est avant

    tout d'une exceptionnelle richesse. En parler signifie

  • entendre soi-mme des voix nouvelles et les donner entendre au lecteur.

    (Dans ce livre, les voix juives vont retentir bien plus souvent que les voix

    russes.)

    Mais les tourbillons du climat social font que l'on se trouve communment

    sur le fil du rasoir. On sent peser sur soi, des deux ctes, toutes sortes de

    griefs et d'accusations, plausibles aussi bien qu'invraisemblables, qui vont en

    s'amplifiant.

    Le propos qui me guide au fil de cet ouvrage sur la vie commune des

    peuples russe et juif consiste chercher tous les points d'une comprhension

    mutuelle, toutes les voies possibles qui, dbarrasses de l'amertume du pass,

    puissent nous conduire vers l'avenir.

    Comme tout autre peuple, comme nous tous, le peuple juif est la fois

    sujet actif et objet passif de l'Histoire ; plus d'une fois il a accompli, ft-ce

    inconsciemment, d'importants desseins que l'Histoire lui avait dvolus. Le

    problme juif a t trait sous les angles les plus divers, mais toujours avec

    passion et souvent dans rauto-illusion. Pourtant, les vnements qui ont affect tel ou tel peuple au cours de l'Histoire n'ont pas toujours t, loin de l,

    dtermins par ce seul peuple, mais par tous ceux qui l'environnaient.

    Une attitude trop passionnelle de l'une et l'autre parties est humiliante pour

    elles. Nanmoins, il ne saurait y avoir ici-bas de problme que les hommes ne

    puissent aborder raisonnablement. En parler ouvertement, amplement, est plus

    honnte, et, dans notre cas prcis, en parler est plus que ncessaire. Hlas, des

    blessures mutuelles se sont accumules dans la mmoire populaire. Mais, si

    l'on tait le pass, quand gurirons-nous la mmoire ? Tant que l'opinion

    populaire ne trouvera pas une plume pour l'clairer, elle restera une rumeur

    confuse, pire : menaante.

    Nous ne pouvons nous abstraire dfinitivement des sicles couls. Notre

    plante s'est rtrcic, et, quelles que soient les lignes de partage, nous sommes

    nouveau voisins.

    Pendant de longues annes, je remettais ce livre plus tard ; j'aurais t

    heureux de ne pas prendre sur moi cette charge, mais les dlais de ma vie

    tant presque puiss, me voici contraint de l'assumer.

    Jamais je n'ai pu reconnatre personne le droit de celer quoi que ce soit de

    ce qui a t. Je ne peux pas non plus appeler

  • DEUX SIECLES ENSEMBLE

    8

    ENTRE EN MATIRE

    9

    une entente qui serait fonde sur un clairage fallacieux du pass. J'appelle les deux

    parties - russe et juive - chercher patiemment se comprendre, reconnatre

    chacune sa part de pch, car il est si facile de s'en dtourner : sr, ce n'est pas nous...

    Je m'vertue ici sincrement comprendre les deux parties en prsence dans ce long

    conflit historique. Je me plonge dans les vnements, non dans la polmique. Je

    cherche montrer. Je n'entre dans les discussions que dans des cas limites o l'quit

    est recouverte par des couches successives de mensonges. J'ose esprer que ce livre

    ne sera pas accueilli par l'ire des extrmistes et des fanatiques, qu'au contraire il

    favorisera l'entente mutuelle. J'espre trouver des interlocuteurs bienveillants aussi

    bien parmi les Juifs que parmi les Russes.

    Voici comment l'auteur a envisag sa tche et son but final : essayer d'entrevoir,

    dans l'avenir des relations russo-juives, des voies accessibles pouvant conduire au

    bien de tous.

    1995

    J'ai crit ce livre en me pliant uniquement ce que me dictaient les matriaux

    historiques et en cherchant des issues bienfaisantes pour l'avenir. Mais ne nous

    leurrons pas : ces dernires annes, la situation de la Russie a volu de faon si

    catastrophique que le problme tudi ici s'est trouv comme relgu l'arrire-plan

    et n'a pas l'acuit des autres problmes russes d'aujourd'hui.

    2000

  • DEUX SICLES ENSEMBLE

    12

    DU PRIMTRE DE CETTE TUDE

    Quelles peuvent tre les limites de ce livre ?

    Je me rends parfaitement compte de toute la complexit et de l'ampleur du

    sujet. Je comprends qu'il comporte galement un aspect mtaphysique. On dit

    mme que le problme juif ne peut rigoureusement se comprendre que d'un

    point de vue mystique et religieux. Je reconnais bien sr la ralit de ce point

    de vue, mais, bien que de nombreux livres l'aient dj abord, je pense qu'il

    reste inaccessible aux hommes, qu'il est par nature hors de porte mme des

    experts.

    Pour autant, toutes les finalits importantes de l'histoire humaine reclent

    des interfrences et des influences mystiques, cela ne nous empche pas de

    les examiner sur un plan historique concret. Je doute qu'il faille

    ncessairement faire appel des considrations suprieures pour analyser des

    phnomnes qui se trouvent notre porte immdiate. Dans les limites de

    notre existence terrestre, nous pouvons mettre des jugements sur les Russes

    comme sur les Juifs partir des critres d'ici-bas. Ceux d'en haut, laissons-les

    Dieu !

    Je ne veux clairer ce problme que dans les catgories de l'Histoire, de la

    politique, de la vie quotidienne et de la culture, et quasi exclusivement dans

    les limites de deux sicles de vie commune des Russes et des Juifs en un seul

    tat. Jamais je n'aurais os aborder les profondeurs de l'Histoire juive, tri- ou

    quadri-mill-naire, suffisamment reprsente dans de nombreux ouvrages et

    dans des encyclopdies mticuleuses. Je ne compte pas non plus examiner

    l'histoire des Juifs dans les pays qui nous sont les plus proches : Pologne,

    Allemagne, Autriche-Hongrie. Je me concentre

  • ici sur les relations russo-juives, en insistant sur le XXe sicle, si capital et si

    catastrophique dans la destine de nos deux peuples. Me fondant sur la dure

    exprience mutuelle de notre coexistence, je m'emploie dissiper les erreurs

    dues l'incomprhension, les accusations mensongres, tout en rappelant en

    revanche les griefs lgitimes. Les ouvrages publis dans les premires

    dcennies du XXe sicle n'ont gure eu le temps d'embrasser cette exprience

    dans sa totalit.

    Bien videmment, un auteur contemporain ne saurait perdre de vue

    l'existence, depuis un demi-sicle, de l'tat d'Isral, ainsi que son norme

    influence sur la vie des Juifs et d'autres peuples dans le monde entier. Il ne le

    peut pas, ne serait-ce que s'il veut avoir une comprhension tendue sur la vie

    interne d'Isral et sur ses orientations spirituelles - aussi, par des reflets

    incidents, cela doit-il transparatre dans ce livre. Mais ce serait une prtention

    exorbitante de la part de l'auteur que d'introduire ici une analyse des

    problmes inhrents au sionisme et la vie d'Isral. J'accorde nanmoins une

    attention toute particulire aux crits publis de nos jours par les Juifs russes

    cultivs qui ont vcu des dizaines d'annes en URSS avant d'migrer en Isral,

    et qui ont eu ainsi l'occasion de repenser, partir de leur propre exprience,

    nombre de problmes juifs*.

    * Les notes bibliographiques appeles par un chiffre sont de l'auteur. Parmi celles-ci, celles

    marques d'un astrisque renvoient une rfrence de seconde main. Les notes explicatives appeles par un astrisque sont des traducteurs.

  • DEUX SICLES ENSEMBLE

    12

    MENTIONS ABRGES DES PRINCIPALES SOURCES CITES EN

    NOTES PAR L'AUTEUR

    EJ : Encyclopdie juive en 16 volumes, Saint-Ptersbourg, Socit pour la promotion des ditions juives scientifiques et d. Brokhaus et Efron, 1906-1913.

    EJR : Rossiskaia Evreiskaa Entsiklopedia [Encyclopdie juive russe), M. 1994, 2e dition en cours de publication, corrige et augmente.

    LMJR : Kriga o rousskom evrestvc : ot 1860 godov do Rcvo-lioutsii 1917 g. [Livre sur le monde juif russe : des annes 1860 la rvolution de 1917], New York, d. de l'Union des Juifs russes, 1960.

    MJ : Evrcskii mir [Le Monde juif], Paris, Union des intellectuels russo-juifs.

    PEJ : Petite encyclopdie juive, Jrusalem, 1976, d. de la Socit pour l'tude des communauts juives.

    RHR : Istoriko-revolutsionnyi sbornik [Recueil historique rvolu-tionnaire], sous la direction de V. I. Nevski, en 3 vol., M. L.. GIZ, 1924-1926.

    RiE : Rossia i evrei [La Russie et les Juifs], Paris, YMCA Press, 1978 (d. originale, Berlin, 1924).

  • Chapitre premier

    EN ENGLOBANT LE XVIIIe SICLE

    Cet ouvrage n'tudie pas la prsence des Juifs en Russie avant 1772. Nous

    nous limiterons rappeler en quelques pages les priodes antrieures.

    On pourrait prendre pour point de dpart des relations entre Juifs et Russes

    les guerres entre la Russie de Kiev et les Khazars*, mais ce ne serait pas

    rigoureusement exact, car seule l'lite dirigeante des Khazars tait d'origine

    juive, eux-mmes taient des Turcs convertis au judasme.

    A suivre les propos d'un auteur juif bien inform du milieu de notre sicle,

    Julius D. Brutskus, une partie des Juifs de Perse avaient gagn par le dtroit

    de Derbent le bassin infrieur de la Volga o, partir de l'an 72, s'tait leve

    Itil, la capitale du kaganat khazar1. Les chefs ethniques des Turco-khazars

    (idoltres cette poque2) ne voulaient ni de l'islam (pour n'avoir pas se

    soumettre au khalife de Bagdad), ni du christianisme (pour viter la tutelle de

    l'empereur de Byzance). Ainsi, prs de 732 tribus adoptrent la religion juive.

    Il y avait bien videmment une colonie juive dans le royaume du Bosphore2

    (en Crime, dans la presqu'le

    1. J. D. Brutskus, Istoki rousskogo evrestva (Les origines des Juifs russes), in Annuaire du monde juif, 1939. Paris, d. de l'Union des intellectuels russo-juifs, pp. 17-23.

    2. EJ, t. 15, p. 648.

    * Ancien peuple de race turque tabli depuis une haute Antiquit dans la rgion de la Basse-Volga. Au VIF sicle, ils fondrent un vaste empire, de l'Oural au Dniepr, qui dclina au X

    E sicle aprs leur dfaite par le prince de Kiev, Sviatoslav (966).

  • DEUX SICLES ENSEMBLE

    14

    de Taman) o l'empereur Hadrien transfra les prisonniers juifs en 137, aprs

    le sac de Bar-Kokhba*. Par la suite, la population juive de Crime s'y maintint

    durablement, aussi bien sous les Goths que sous les Huns ; Kafa (Kcrtch), en

    particulier, resta juive. En 933, le prince Igor** s'empara pour un temps de

    Kertch ; son fils Sviatoslav*** reprit aux Khazars tout le bassin du Don. En

    969, les Russes occupaient tout le bassin de la Volga, avec Itil, et les bateaux

    russes faisaient leur apparition prs de Semender, sur le littoral de Drebent. Il

    ne restait des Khazars que les Koumiks**** au Caucase, tandis qu'en Crime

    ils avaient constitu avec les Polovtsiens***** la peuplade des Tatars de

    Crime. (Toutefois, les Karames ****** et les Juifs de Crime ne passrent

    pas l'islam). C'est Tamerlan qui mit fin l'existence des Khazars.

    Cependant, certains chercheurs supposent - mais sans preuves prcises -

    qu'un important contingent de Juifs migra en direction de l'ouest et du

    nord-ouest travers l'espace mridional russe. L'orientaliste Avrakham

    Garkavi affirme que la communaut juive de la future Russie a t forme

    par des Juifs venus des rives de la mer Noire et du Caucase, o avaient vcu

    leurs anctres aprs les captivits assyrienne et babylonienne3. J. rutskus

    n'est pas loin de partager ce point de vue. (Une opinion voudrait que ce soient

    l les reliquats des dix tribus******* disparues du Royaume d'Isral.) Ce

    mouvement de population a pu encore continuer quelque temps aprs la prise

    de Tmoutarakan (1097) par les Polovtsiens. Garkavi pense que la langue

    parle de ces

    Juifs, du moins depuis le LXE sicle, aurait t le slave : ce n'est qu'au xvne,

    lorsque les Juifs ukrainiens, fuyant les pogroms de Khmelnitski*, ont migr

    en Pologne, qu'ils ont adopt le yiddish, la langue parle des Juifs installs

    dans ce pays.

    Les voies par lesquelles les Juifs arrivrent Kiev et s'y tablirent furent

    multiples. Du temps d'Igor, dj, la ville basse s'appelait Kozary ; Igor y a

    transfr en 933 les prisonniers juifs de Kertch, en 965 sont venus des

    prisonniers juifs de Crime, en 969 des Khazars d'Itil et de Semender, en 989

    de Chersonse, en 1017 de Tmoutarakan. Kiev a vu venir aussi des Juifs

    d'Occident : avec les caravanes commerciales d'ouest en est, peut-tre mme,

    3. PEI, I. 2, p. 40.

    * Fond en -480 par les Grecs, conquis par Mithridate en - 107, il se maintint sous protectorat romain jusqu'au tvc sicle.

    ** Prince de Kiev (912-945). successeur d'Oleg le Sage. *** Grand-prince de Kiev (964-972).

    **** Peuple de langue turque ; tat indpendant au xve sicle, annex la Russie en 1784.

    ***** Peuple de langue turque, venu d'Asie centrale occuper les steppes du sud de la Russie au XIe sicle.

    ****** Peuple de langue turque professant une foi similaire au judasme, mais sans reconnatre le Talmud (environ 5 900 en 1959).

    ******* Aprs la mort de Salomon, sous le rgne de Roboam, dix des douze tribus d'Isral se sparrent de la Maison de David, formrent le Royaume d'Isral et furent ensuite punies et disperses.

  • DEUX SICLES ENSEMBLE

    15

    partir du XIe sicle, suite aux perscutions svissant en Europe du temps de

    la premire croisade4.

    Des chercheurs plus rcents confirment l'origine khazare de F lment

    juif dans Kiev au XIE sicle. Voire plus tt : au tournant des LXc et XE sicles,

    on a not Kiev la prsence d'une administration et d'une garnison khazares

    . Et, ds la premire moiti du XIE sicle, l'lment juif et khazar Kiev...

    jouait un rle important5 . Kiev aux IXE et XE sicles tait une ville multi-

    nationale, tolrante envers les diffrentes ethnies. Ainsi, la fin du XE sicle,

    au moment o Vladimir** choisissait une foi nouvelle pour les Russes, on ne

    manquait pas de Juifs Kiev, et parmi eux se trouvaient des personnes

    instruites qui lui avaient propos la foi juive. Mais le choix fut diffrent de

    celui fait en Khazarie deux cent cinquante ans plus tt. Karamzine transpose

    le rcit de la faon suivante : Aprs avoir entendu les Juifs, il demanda : O

    est leur patrie ? - Jrusalem, rpondirent les prdicateurs, mais Dieu, dans

    Sa colre, nous a disperss sur des terres trangres. - Punis par Dieu, vous

    osez enseigner autrui ? rpliqua Vladimir. Nous ne voulons pas nous trouver,

    comme vous, privs de notre patrie6. Aprs le baptme de la Russie, ajoute

    Brutskus, une partie des Juifs kazars s'est galement convertie au

    christianisme ; mieux, l'un des leurs, Luc Jidiata7, a t Novgorod l'un des

    premiers vques russes et auteurs d'crits spirituels.

    La coexistence Kiev des deux religions, chrtienne et juive, a amen

    inluctablement les plus doctes se livrer un intense travail comparatif. En

    particulier, cela a donn naissance au fameux (dans la littrature russe)

    Sermon sur la Loi et la Grce (milieu du XIe sicle), dans lequel s'affirme

    pour les sicles venir la profonde conscience chrtienne des Russes. La

    polmique y est aussi frache, aussi vivace que dans les ptres apostoliques8.

    Et ce n'tait l que le premier sicle du christianisme en Russie. Les Juifs

    suscitaient un vif intrt chez les Russes de ce temps de par leurs rflexions

    religieuses, et Kiev les contacts taient frquents. Cet intrt revtait un

    caractre plus lev que celui que fera natre la nouvelle cohabitation au xvme

    sicle.

    Puis, pendant plus d'un sicle, les Juifs ont particip intensment la vaste

    activit commerciale de Kiev. Dans la nouvelle enceinte de la ville (acheve

    en 1037), il y avait des Portes juives qui donnaient sur le quartier des Juifs'1.

    Les Juifs de Kiev ne rencontraient aucune restriction ni agressivit de la part

    4. EJ, t. 9, p. 526. 5. V N. Toporov, Sviatost i sviatye v russko doukhovno koultoure (La saintet et les

    saints russes dans la culture russe spirituelle), t. 1, M. 1995, pp. 283-286. 340.

    * Hetman. chef ukrainien (1593-1657), souleva victorieusement les Cosaques ukrainiens

    contre la Pologne avec l'aide des Tatars de Crime. En 1654, obtint la protection de Moscou

    et devint le vassal du tsar Alexis Mikhalovitch.

    ** Saint Vladimir (956-1015), fils de Sviatoslav, devint le souverain unique de la Russie

    kivienne dont il est considr comme le fondateur. Se convertit au christianisme byzantin

    qu'il tablit dans tout le pays (988).

  • DEUX SICLES ENSEMBLE

    16

    des princes qui les protgeaient - entre autres, Sviatopolk Iziaslavitch* - car le

    commerce et l'esprit d'entreprise des Juifs profitaient au Trsor.

    En 1113, aprs la mort de Sviatopolk, quand Vladimir (dit plus tard

    Monomaque) hsitait encore, par scrupule, occuper le trne de Kiev avant

    les enfants de Sviatoslav, des mutins, profitant de la vacance du pouvoir,

    pillrent la maison du chef de la milice (tysiatchnik) ainsi que celles de tous

    les Juifs qui se trouvaient dans la capitale sous la protection du cupide

    Sviatopolk... l'origine de cette rvolte, semble-t-il, la rapacit des prteurs

    juifs : profitant sans doute de la raret de l'argent cette poque, ils

    pressuraient les dbiteurs par des taux usuraires dmesurs10 . (On trouve par

    exemple, dans le rglement de Vladimir Monomaque, des indications selon

    lesquelles les usuriers de Kiev prenaient jusqu' 50 % d'intrt annuel).

    Karamzine fait ici rfrence aux chroniques et aux ajouts de V.N. Tatischev*.

    Tatischev nous dit : Ensuite ils ont tu beaucoup de Juifs et pill leurs

    maisons, car ceux-ci avaient commis de nombreuses exactions et avaient

    beaucoup nui au ngoce des chrtiens. Nombre d'entre eux, runis autour de

    leur synagogue, se sont retranchs et se sont dfendus du mieux qu'ils purent

    en demandant qu'on attendt l'arrive de Vladimir. Une fois ce dernier

    arriv, les Kiviens lui demandrent ouvertement de mettre les Juifs la

    raison, car ils avaient priv les chrtiens de toute possibilit de commerce

    alors qu'ils avaient eu sous Svia-topolk grandes libert et autorit... En outre,

    ils avaient russi attirer beaucoup de gens leur religion".

    De l'avis de M. N. Pokrovski, le pogrom de Kiev de 1113 revtit un

    caractre social et non pas national. (Il est vrai, on ne connat que trop

    l'adhsion aux interprtations sociales de cet historien des classes .)

    Aprs avoir occup le trne de Kiev, Vladimir rpondit aux plaignants en

    ces termes : Dans la mesure o ils [les Juifs] ont pntr dans de

    nombreuses principauts et s'y sont fixs en grand nombre, il ne me convient

    pas, sans l'avis des princes et rencontre du droit..., d'autoriser qu'on les pille

    et qu'on les tue, ce qui pourrait entraner la mort de beaucoup d'innocents.

    cet effet, je vais sans attendre convoquer les princes en conseil12. Le conseil

    adopta une loi limitant l'usure qui fut introduite par Vladimir dans le code de

    Iaroslav. Karamzine, suivant en cela Tatischev, laisse entendre que, par

    dcision du conseil, Vladimir a exil tous les Juifs et que, depuis ce

    temps-l, il n'y en a plus eu dans notre patrie . Mais il se corrige aussitt :

    Dans les chroniques, il est dit au contraire qu'en 1124 (quand eut lieu un

    grand incendie), les Juifs de Kiev en souffrirent particulirement : c'est donc

    6. N. M. Karamzine, Isloria gosoudarstva Rossiiskogo (Histoire de la nation russe), Saint-Ptersbourg. 1842-1844, t. 1, p. 127. Cf. galement : S. M. Soloviev. Isloria Rossii s drevneichikh vremen (Histoire de la Russie depuis les origines) en 15 volumes, M. 1962- 1966. t. 1. p. 181.

    7. Brutskus, pp. 21-22 ; EJ, t. 7, p. 588. 8. Toporov, t. 1, p. 280.

    9. PEJ, t. 4, p. 253.

    * Successivement prince de Polovsk, de Tomov et de Kiev (1050-1113).

    10. Karamzine, t. 2. pp. 87-88. 11. V. N. Tatischev, Histoire russe en 7 volumes, t. 2, M. 1963, p. 129.

    12. Ibidem, p. 129.

    * 1686-1750, collaborateur de Pierre le Grand, historien, gographe, crateur de l'historiographie russe moderne.

  • DEUX SICLES ENSEMBLE

    17

    qu'ils n'avaient pas t expulss11. Brutskus explique que c'tait tout un

    quartier dans la plus belle partie de la ville... prs des Portes juives, deux pas

    des Portes d'Or14 .

    Du moins, Vladimir*, un Juif avait gagn la confiance d'Andr

    Bogolioubski**. Au nombre des intimes d'Andr se trouvait aussi un certain

    Efrem Moizitch, dont le patronyme Moizitch ou Moisevitch rvle une

    origine juive - c'est lui, en croire les chroniqueurs, qui fut l'un des

    instigateurs du complot qui cota la vie Andr15. Mais la chronique note

    galement que sous Andr Bogolioubski, il est venu des rgions de la Volga

    beaucoup de Bulgares et de Juifs qui recevaient le baptme , et qu'aprs la

    mort d'Andr, son fils Georges s'est enfui au Daghestan auprs du prince

    juif16.

    De faon gnrale, pour toute la priode de la Russie de Souzdal***, les

    informations sur les Juifs sont parcimonieuses, comme l'tait sans doute leur

    nombre.

    L'Encyclopdie juive note que, dans les popes russes, le Roi des Juifs

    apparat comme l'une des appellations prfres pour dsigner l'ennemi de

    la foi chrtienne, tout comme le preux-juif dans les bylines**** sur Ilya et

    Dobrynia17. Il se pourrait qu'il y ait l de lointaines rminiscences de la lutte

    avec la Khazarie. Mais on y dcle aussi le fondement religieux de l'hostilit

    ou de la rserve rencontre des Juifs qui souhaitaient s'installer en Russie

    moscovite.

    L'invasion des Tatars mit fin l'exubrante activit commerciale en Russie

    de Kiev et, apparemment, de nombreux Juifs partirent alors pour la Pologne.

    (Toutefois, ayant peu souffert de l'invasion tatare, des peuplements juifs se

    sont conservs en Volhynie et en Galicie.) L'Encyclopdie prcise : Au

    moment de l'invasion des Tatars (1239) et de leur mise sac de Kiev, les Juifs

    ont galement souffert, mais, dans la seconde moiti du xme sicle, les grands

    princes les invitrent s'installer Kiev qui se trouvait sous l'autorit suprme

    des Tatars. Jouissant des privilges rservs aux Juifs en d'autres terres

    tatares, les Juifs de Kiev ont de ce fait attir sur eux la haine des citadins18.

    On observe le mme phnomne non seulement Kiev, mais aussi dans les

    villes de la Russie du Nord o la domination tatare avait fray un chemin

    de nombreux marchands trangers, de Kharaz ou de Khi va, de longue date

    rompus au commerce et aux astuces de la cupidit : ces gens-l achetaient aux

    Tatars le droit de prlever le tribut, ils pratiquaient une usure exorbitante

    13. Kuramzine, t. 2. Notes, p. 89.

    14. Brutskus, p. 23.

    15. Suloviev, livre I, p. 546.

    16. Brutskus, p. 26. 17. EJ, t. 9, p. 5.

    * Principaut russe rattache Moscou au milieu du xvc sicle. **

    Grand-Prince de Vladimir et de Souzdal (env. 1110-1174). ***

    Principaut russe rattache Moscou au milieu du xvc sicle. **** Chansons de geste russes.

  • DEUX SICLES ENSEMBLE

    18

    l'gard des pauvres, et, en cas de non-paiement, les dclaraient esclaves et les

    emmenaient en captivit. Les habitants de Vladimir, de Souzdal, de Rostov

    perdirent bientt patience et se soulevrent unanimement, au son des cloches,

    contre ces mchants usuriers : certains furent tus, les autres chasss19 . Les

    rvolts devaient tre rprims par l'arme du khan, mais, grce l'entremise

    du prince Alexandre de la Neva*, celle-ci ne vint pas. Enfin, des archives du

    xve sicle mentionnent des Juifs de Kiev, collecteurs d'impts, jouissant de

    fortunes importantes20 .

    Le mouvement des Juifs de Pologne vers l'est , entre autres pays, vers la

    Bilorussie, est dcelable au xve sicle : on trouve des Juifs qui ont afferm

    la collecte des taxes douanires et autres Minsk, Polotsk , Smolcnsk, mais

    il ne se forme encore aucune communaut sdentaire. Nanmoins, aprs

    l'phmre exil des Juifs de Lituanie (1495), ce mouvement vers l'est a

    repris avec une nergie particulire au dbut du xvic sicle21 .

    La pntration des Juifs en Moscovie a t tout fait insignifiante, bien

    que la venue de Juifs influents Moscou ne rencontrt alors aucun

    obstacle22 . Mais, la fin du xvc sicle, eurent lieu au cur mme du pouvoir

    administratif et religieux en Russie des vnements qui, sans faire,

    semble-t-il, grand bruit, ont pu entraner de menaants remous et de profondes

    consquences dans le domaine spirituel. C'est ce qu'on a appel l' hrsie des

    judasants . Selon l'expression de son pourfendeur, Joseph de Voloko-lamsk,

    la pieuse terre russe n'avait pas vu pareille tentation depuis les temps

    d'Olga* et de Vladimir23 .

    Karamzine en relate les dbuts en ces termes : le Juif Skharia, arriv en

    1470 de Kiev Novgorod, russit sduire deux prtres, Denis et Alexis ; il

    les convainquit que la loi de Mose est seule divine ; que l'histoire du salut est

    une invention ; que le Christ n'tait pas encore n, qu'il ne faut pas vnrer les

    icnes, etc. Ainsi naquit l'hrsie judaque24 . Soloviev ajoute que Skharia

    dut son succs au concours de cinq complices, tous juifs , et que cette

    hrsie tait apparemment un mlange de judasme et de rationalisme

    chrtien, qui niait le mystre de la Sainte Trinit et la divinit de

    Jsus-Christ25 . A la suite de quoi, le pope Alexis prit le nom d'Abraham,

    donna sa femme celui de Sarah, et dbaucha, avec Denis, de nombreux

    clercs et lacs... Mais on comprend mal que Skharia ait pu si aisment

    multiplier le nombre de ses disciples Novgorod si sa sagesse consistait

    18. Ibidem, p. 517. 19. Karamzine, t. 4, pp. 54-55.

    20. PEJ. t. 4, p. 254.

    21. EJ, t. 5, p. 165.

    22. Ibidem, 1.13. p. 610.

    * Grand-duc de Novgorod puis grand-prince de Vladimir, saint (1220-1263), battit en

    1240 les Sudois sur les bords de la Neva, et en 1242 les chevaliers Teutoniques ; gouverna comme vassal des Mongols, mais obtint la rduction du tribut qui leur tait pay.

  • DEUX SICLES ENSEMBLE

    19

    seulement refuser le christianisme et exalter le judasme... Il est

    vraisemblable que Skharia ait abus les Russes par la Kabbale, une science

    attrayante pour les ignorants et les curieux, fameuse au xve sicle, quand les

    plus savants des hommes... cherchaient en elle rponse tous les problmes

    qui se posaient l'intelligence humaine. Les kabbalistes se targuaient... de

    connatre tous les mystres de la Nature, de pouvoir expliquer les songes, de

    prvoir l'avenir, de commander aux esprits26... .

    Inversement, J. Hessen, historien juif du xxc sicle, estime - sans citer, il

    est vrai, aucune source - tout fait tabli que les Juifs n'ont pris aucune part

    ni l'tablissement de l'hrsie, ni sa propagation ultrieure27 . Le

    Dictionnaire encyclopdique de Brockaus et Efron affirme que l'lment juif

    proprement dit n'a jou, semble-t-il, aucun rle notable dans cette doctrine et

    s'est limit quelques rites28 . Pourtant, l'influence juive sur la secte, aprs

    la publication du Psautier des judasants, entre autres crits..., doit tre

    aujourd'hui considre comme tranche dans un sens affirmatif29 .

    Les hrtiques de Novgorod gardaient un extrieur dcent, avaient l'air

    d'humbles asctes, zls dans l'accomplissement des actes de pit30 , ce qui

    leur attira l'attention du peuple et concourut la rapide diffusion de

    l'hrsie" . Quand Ivan III* vient Novgorod aprs la chute de la ville, il

    emmne avec lui les deux instigateurs de l'hrsie, Alexis et Denis, et, eu

    gard aux mrites de leur pit, les lve en 1480 au rang d'archiprtres des

    cathdrales de l'Assomption et de l'Annonciation au Kremlin. Ils y

    apportrent le schisme, dont la racine resta Novgorod. Alexis obtint les

    faveurs particulires du Souverain, avait entre libre chez lui , et, par son

    enseignement dispens en secret, sduisit non seulement certains hauts

    dignitaires de l'tat et de l'glise, mais convainquit le grand-prince d'lever

    la dignit de mtropolite - autrement dit de placer la tte de toute l'glise

    russe - l'archimandrite Zosime** qu'il avait converti son hrsie. En outre, il

    convertit cette hrsie Hlne, la belle-fille du grand-prince, veuve de Jean

    le Jeune*** et mre de l'ventuel hritier du trne, le petit-fils bien-aim

    23. Karamzine, t. 6. p. 121. 24. Ibidem, p. 121.

    25. Soloviev, livre III, p. 185.

    26. Karamzine, t. 6, pp. 121-122.

    * Sainte Olga (?-969), princesse de Kiev, pouse du prince Igor dont elle fut veuve en 945

    ; exera la rgence jusqu' l'avnement de son fils Sviatoslav. Convertie en 954, elle ne russit cependant pas rpandre le christianisme dans tout le pays.

    27. J. Hessen, Istoria evreskogo naroda v Rossii (Histoire du peuple juif en Russie), en 2 vol., 1.1, Leningrad, 1925, p. 8.

    28. Dictionnaire encyclopdique en 82 volumes, Saint-Ptersbourg, 1890-1904, t. 22, 1904, p. 943.

    29. EJ, t. 7, p. 577.

    30. Karamzine, t. 6, p. 122. 31. Sotoviev, livre III, p. 185.

    32. Karamzine, t. 6, pp. 120-123.

    * Ivan m le Grand (1441-1505), grand-prince de Moscou partir de 1402, mit fin la suzerainet mongole.

    ** lev la dignit suprme de mtropolite de Moscou en 1490, qu'il abandonna en 1414, officiellement pour raisons de sant. *** Jean dit le Jeune , fils du grand-prince Jean III, mourut 32 ans en 1490.

    **** Fils de Jean le Jeune (1483-1509), priv de son droit d'hritier du trne par son oncle Basile, n du second mariage de son grand-pre avec la princesse Sophie Palo-logue, et mort en prison.

  • DEUX SICLES ENSEMBLE

    20

    Dimitri****32.

    Le rapide et facile succs de ce mouvement ne laisse pas d'tonner. Il

    s'explique sans doute par un intrt rciproque. Quand furent traduits en

    russe le Psautier des judasants et d'autres uvres qui avaient pour but de

    sduire le lecteur russe et taient nettement antichrtiennes, on aurait pu croire

    que seuls les Juifs et le judasme y seraient intresss. Cependant, le

    lecteur russe trouvait lui aussi de l'intrt la traduction des textes religieux

    juifs , d'o le grand succs de la propagande des "judasants" dans les

    diffrentes couches de la socit3' . La vivacit et la vigueur de ces contacts

    rappellent ceux qui s'taient dj manifests Kiev au XIe sicle.

    Cependant, vers 1487, l'archevque de Novgorod, Guennadius, avait

    dpist l'hrsie, envoy Moscou des preuves irrfutables, et s'tait attach

    l'investigation et la rfutation de cette hrsie jusqu' ce qu'un concile se

    runisse en 1490 pour en dbattre (sous la houlette du mtropolite Zosime,

    rcemment consacr). Avec effroi, ils entendirent les accusations de

    Guennadius : ces rengats dblatrent contre le Christ et la Mre de Dieu,

    crachent sur les croix, disent des icnes que ce sont des idoles, les

    dchiquettent avec les dents, les jettent dans des endroits impurs, ne croient ni

    au Royaume des cieux ni la Rsurrection des morts, et, silencieux face des

    chrtiens zls, cherchent impudemment dvergonder les faibles34.

    L'arrt rendu par le concile montre que les "judasants" ne reconnaissaient pas

    dans le Christ le Fils de Dieu... enseignaient que le Messie n'tait pas encore

    venu... vnraient le sabbat vtro-testamentaire "plus que le jour de la

    Rsurrection du Seigneur"35. Lors du concile, on avait propos que les

    hrtiques fussent mis mort - mais, de par la volont d'Ivan III, ils ne furent

    condamns qu' la rclusion, et l'hrsie fut anathmise. Un tel chtiment,

    vu les rigueurs du temps et l'importance du mfait, tait des plus clmentes36.

    Les historiens sont unanimes expliquer cette mansutude d'Ivan par le fait

    que l'hrsie, ayant couv sous son propre toit, avait t adopte par des

    personnalits connues, influentes, notamment par le trs puissant secrtaire

    d'tat (faisant alors fonction en quelque sorte de ministre des Affaires

    trangres)

    Fedor Kouritsyne, fameux par son savoir et ses capacits37 . L'trange

    libralisme de Moscou avait pour origine la brve "dictature du cur" exerce

    par F. Kouritsyne. Les sductions de son cabinet secret avaient prise sur le

    grand-prince lui-mme et sur sa belle-fille... L'hrsie non seulement ne

    s'tiola pas, mais fleurit de plus belle et se propagea... A la cour moscovite...,

    l'astrologie et la magie taient la mode, de mme que la tentation d'une

    rvision pseudo-scientifique de l'ancienne conception moyengeuse du monde

    33. Toporov, t. 1, p. 357.

    34. Karamzine, t. 6. p. 123.

    35. El, t. 7, p. 580.

    36. Karamzine, t. 6, p. 123.

  • DEUX SICLES ENSEMBLE

    21

    ; un ample courant de libre-pense soutenu par les tentations du savoir et

    l'ascendant de la mode38 .

    L'Encyclopdie juive suppose aussi qu'Ivan III ne s'est pas oppos

    l'hrsie pour des considrations politiques. Avec l'aide de Skharia, il esprait

    accrotre son influence en Lituanie , et voulait en outre prserver les bonnes

    dispositions des Juifs de Crime : du prince-propritaire de la presqu'le de

    Taman, Zacharic de Grisolfie , ainsi que du Juif de Crime Khozi Kokos,

    proche du khan Mengli-Guir39.

    Aprs le concile de 1490, Zosime entretint pendant quelques annes encore

    une socit secrte, mais il fut son tour dmasqu et, en 1494, le

    grand-prince lui demanda, sans jugement et sans bruit, de se retirer comme de

    son propre gr dans un monastre. Nanmoins, l'hrsie ne faiblit pas : il fut

    mme un temps (1498) o ses adeptes faillirent prendre tout le pouvoir

    Moscou et o leur candidat, Dimitri, fils de la princesse Hlne, fut couronn

    tsar40. Mais Ivan III ne tarda pas se rconcilier avec sa femme Sophie

    Palologue, et, en 1502, son fils Basile hrita du trne (Kouritsyne,

    l'poque, tait dj mort.) Pour ce qui est des hrtiques, les uns furent brls

    vifs, d'autres emprisonns, certains s'enfuirent en Lituanie o ils

    embrassrent formellement le judasme41 .

    Notons que cette lutte contre l'hrsie des judasants donna une

    impulsion la vie spirituelle de la Russie moscovite de la fin du xvc et du

    dbut du XVIe sicle, la prise de conscience de la ncessit de l'instruction

    religieuse et d'coles pour le clerg ; le nom de l'vque Guennadius est

    associ la compilation et l'dition de la premire Bible slavonne, qui

    n'existait pas encore en tant que corpus dans l'Orient orthodoxe. Avec

    l'invention de l'imprimerie, quatre-vingts ans plus tard, cette mme Bible de

    Guennadius... fut publie Ostrog (1580-1582), premire Bible traduite en

    slavon d'glise, devanant par l tout l'Orient orthodoxe42 . S. F. Platonov

    tire les conclusions gnrales suivantes : Le mouvement des "judasants"

    recelait sans nul doute des lments du rationalisme occidental... ; l'hrsie

    avait t condamne, ses prdicateurs martyriss, mais l'atmosphre de

    critique et de scepticisme envers le dogme et la structure de l'glise, qu'ils

    avaient suscite, n'avait pas disparu43.

    La rcente Encyclopdie juive rappelle les suppositions selon lesquelles

    une attitude trs ngative envers le judasme et les Juifs a pris naissance en

    Russie moscovite, o elle tait inconnue jusqu'au XVIe sicle , l'occasion de

    cette lutte contre les judasants44 . Cela parat assez vraisemblable, vu les

    dimensions spirituelles et politiques de cette hrsie. Mais J. Hessen s'inscrit

    en faux contre cette opinion : Il est significatif que la coloration spcifique

    37. Soloviev, livre III. p. 168. 38. A.V. Kariachev, Olchcrki po istorii Russko Tserkvi (Essais sur l'histoire de

    l'glise russe) en 2 vol., Paris. 1959, t. 1, pp. 495, 497.

    39. EJ. t. 13, p. 610.

    40. Ibidem, t. 7, p. 579. 41. PEJ, t. 2, p. 509.

  • DEUX SICLES ENSEMBLE

    22

    de l'hrsie en tant que "judasante" n'a pas empch le succs de la secte et,

    de faon gnrale, n'a pas suscit d'attitude agressive envers les Juifs45.

    Durant ces mmes sicles, du xme au xvme, dans la Pologne voisine s'tait

    cre, dveloppe, affermie dans des coutumes stables une trs importante

    communaut juive qui devait servir de base la future population juive de

    Russie, jusqu' devenir au xxe sicle la fraction la plus importante du judasme

    mondial. Au xvr3 sicle se produisit une importante migration de Juifs

    polonais et tchques vers l'Ukraine, la Bilorussie et la Lituanie46. Au XVe

    sicle, les marchands juifs de l'tat polono-lituanien se rendaient encore

    librement Moscou. Mais, sous Ivan le Terrible, la situation changea : l'entre

    aux marchands juifs fut interdite. Et quand, en 1550, le roi polonais

    Sigismond-Auguste exigea que le libre accs la Russie leur ft accord, Ivan

    opposa un refus en ces termes : Ne pas permettre aux Juifs de se rendre dans

    nos tats, car Nous ne voulons voir dans Nos tats aucun mal, Nous voulons

    au contraire que Dieu accorde aux hommes dans Nos tats de vivre dans la

    paix, sans aucun trouble. Et toi, Notre frre, dsormais ne Nous cris plus

    propos des Juifs47 , car ils ont cherch dtourner les Russes du

    christianisme, ont introduit dans Nos terres des drogues nuisibles, et ont fait

    de nombreuses misres Nos gens48 .

    Une lgende voudrait que lors de la prise de Polotsk en 1563, cdant aux

    plaintes des habitants russes contre les mauvaises actions et oppressions

    des Juifs, des fermiers et hommes de confiance des magnats polonais, Ivan IV

    et enjoint tous les Juifs de se faire baptiser sur-le-champ ; quant aux

    rcalcitrants, au nombre exact de trois cents, il aurait ordonn de les noyer

    illico, en sa prsence, dans la Dvina. Mais les historiens srieux, tel J. Hessen,

    non seulement ne confirment pas cette version, mme dulcore, mais ne la

    mentionnent pas.

    En revanche, Hessen crit que, sous le faux-Dimitri* (1605-1606), des

    Juifs firent leur apparition Moscou en nombre relativement important ,

    ainsi que divers trangers. Aprs la fin du Temps des Troubles**, on fit savoir

    que le faux-Dimitri II*** (le Brigand de Touchino ) tait d'origine juive49

    . Pour ce qui est de l'origine de ce Brigand de Touchino , les sources

    divergent. Certains affirment qu'il tait le fils d'un prtre d'Ukraine et

    rpondait au nom de Matthieu Vercvkinc ; ou bien un Juif..., comme il est

    dit dans les documents officiels ; si l'on en croit un historien tranger, il

    connaissait l'hbreu, lisait le Talmud, les livres des rabbins... Sigismond a

    42. Kartachev, t. 1, p. 505.

    43. S. F. Platonov, Moskva i Zapad (Moscou et l'Occident), Berlin, 1926, pp. 37-38.

    44. PEJ, t. 2, p. 509. 45. Hessen, t. 1, p. 8.

    46. Brutskus ; CM, t. 1, p 28.

    47. El, t. 8, p. 749.

    48. Hessen, t. 1. pp. 8-9.

    49. Ibidem, p. 9.

    * Personnage mystrieux qui prtendait tre le fils d*Ivan IV. et qui, venu de Pologne avec l'appui d'une arme de mercenaires polonais, s'empara de Moscou et y rgna de juin 1605 mai 1606, date laquelle il fut tu par des opposants.

    ** Priode agite (1598-1613) entre l'extinction de la ligne des princes issus de Riourik et l'avnement des Romanov.

    *** Personnage lui aussi mystrieux qui se fit passer pour le vrai Dimitri en 1607 et russit se maintenir en diffrentes villes proches de Moscou jusqu'en 1610, date laquelle il fut assassin Kalouga.

  • DEUX SICLES ENSEMBLE

    23

    envoy un Juif qui se faisait passer pour le tsarvitch Dimitri50.

    L'Encyclopdie juive dit : Des Juifs faisaient partie de la suite de l'imposteur

    et eurent souffrir lors de sa chute. Selon certains renseignements... le

    faux-Dimitri II tait un Juif baptis qui avait servi dans la suite du

    faux-Dimitri Ier".

    Arrivs en grand nombre en Russie pendant le Temps des Troubles, les

    Polono-Lituaniens ont t, l'issue de cette priode, limits dans leurs droits,

    et les Juifs venus de ces pays partageaient le sort de leurs compatriotes

    auxquels on avait interdit de se rendre avec leurs marchandises Moscou et

    dans les villes avoisinantes52. L'accord entre Moscovites et Polonais sur l'ac-

    cession au trne de Vladislav* stipulait : D ne faut pousser personne

    embrasser la foi romaine ou d'autres confessions, et on ne doit pas permettre

    aux Juifs d'entrer dans l'tat moscovite pour y faire du commerce5'. Mais

    d'autres sources indiquent que les marchands juifs eurent libre accs

    Moscou mme aprs le Temps des Troubles54. Des dcrets contradictoires

    montrent que le gouvernement de Michel Feodorovitch** ne poursuivait

    aucune politique bien dfinie envers les Juifs... mais qu'il tait plutt tolrant

    leur gard55.

    Sous le rgne d'Alexis Mikhalovitch***, on trouve des indices de la

    prsence des Juifs en Russie - le Code ne contient aucune restriction

    concernant les Juifs... ils avaient alors accs toutes les villes russes, y

    compris Moscou56. Hessen affirme que dans la population prise lors de

    l'offensive russe en Lituanie dans les annes 30 du xn0 sicle se trouvaient bon

    nombre de Juifs, et leur gard les dispositions taient les mmes que pour

    les autres . Aprs les actions militaires des annes 1650-1660, des Juifs

    faits prisonniers se retrouvrent nouveau dans l'tat moscovite, et le

    comportement leur endroit n'tait nullement pire que celui envers les autres

    prisonniers . Aprs la signature de la paix d'Androussov en 1667, on

    proposa aux Juifs de rester dans le pays. Beaucoup d'entre eux profitrent de

    cette occasion, certains embrassrent le christianisme et parmi les prisonniers

    quelques-uns furent les fondateurs de familles nobiliaires russes57 .

    (Quelques Juifs baptiss se sont installs au xvnc sicle sur le Don, dans le

    village cosaque de Starotcherkassk, et prs de dix familles cosaques en

    50. Karamzine, t. 12, p. 35-36 ; notes, p. 33. 51. PEJ. t. 7, p. 290.

    52. Hessen, t. I, p. 9.

    53. Karamzine, t. 12, p. 141.

    54. /. M. Dijour. Evrci v ckonomitchesko jizni Rossii (Les Juifs dans la vie cono- mique de la Russie), in LMJR, p. 156.

    55. EJ, t. 13, p. 611. 56. Ibidem.

    * Roi polonais (1595-1648) prtendant au trne de Moscou qu'il occupa avec l'accord des

    Moscovites pendant quelques mois en 1610.

    ** Premier tsar (1596-1645) de la dynastie des Romanov, lu par l'Assemble du peuple

    en 1613. *** Fils du prcdent, tsar de Russie de 1645 1676.

  • DEUX SICLES ENSEMBLE

    24

    descendent.) Autour de cette mme anne 1667, l'Anglais Collins crit que

    les Juifs se sont depuis peu multiplis Moscou et la cour , apparemment

    grce la protection d'un mdecin juif de la cour58.

    Sous Fodor Aleksevitch*, on essaya de dcrter que, si des Juifs se

    rendaient clandestinement Moscou avec des marchandises , il ne fallait pas

    que la douane laisst passer leurs marchandises, car avec ou sans

    marchandises il est interdit de laisser passer les Juifs en provenance de

    Smolcnsk59 . Cependant, la pratique ne correspondait gure cette

    rglementation thorique60 .

    Dans les premires annes du rgne de Pierre le Grand (1702), en relation

    avec le Manifeste invitant les trangers de valeur venir en Russie, on trouve

    cette rserve visant les Juifs : Je veux... voir chez moi plutt des

    mahomtans et des paens que des Juifs. Ce sont des filous et des dupeurs.

    J'extirpe le mal, je ne le propage pas ; il n'y aura pour eux en Russie ni

    logement ni commerce, malgr tous leurs efforts et les tentatives pour

    soudoyer mon entourage61.

    Nanmoins, durant tout le rgne de Pierre le Grand, nous ne trouvons

    aucune information sur des perscutions de Juifs, aucune loi n'a t

    promulgue qui limiterait leurs droits. Au contraire, la bienveillance gnrale

    accorde tout tranger offrait galement aux Juifs un vaste champ

    d'activits, y compris dans le cercle troit des proches de l'empereur : le

    vice-chancelier Pierre Chafirov (homme politique important et cratif, mais

    enclin l'escroquerie, ce pour quoi il fut puni par Pierre lui-mme aprs la

    mort de qui l'enqute fut confie au Snat62) ; ses cousins Abram Veselovski,

    trs proche de Pierre, et Isaac Veselovski ; Antoine Devire, premier gnral

    de la police Saint-Ptersbourg ; Vivire, chef des services secrets ; le

    bouffon Acosta, et d'autres encore. Dans une lettre A. Veselovski, Pierre

    prcise : Il m'est tout fait indiffrent qu'untel soit baptis ou circoncis

    pourvu qu'il sache son affaire et se distingue par son honntet63. Les

    maisons de commerce juives en Allemagne demandrent que le gouvernement

    russe leur garantisse la scurit du commerce avec la Perse transitant par la

    Russie, mais cette garantie ne leur fut pas accorde64.

    57. J. Guessen, t. 1, pp. 9-10. 58. EJ, 1.11, p. 330. 59. Ibidem.

    60. EJ, 1.13, p. 612.

    61. Soloviev, livre VJH, p. 76.

    * Fils du prcdent, tsar de Russie de 1676 1682.

  • DEUX SICLES ENSEMBLE

    25

    Au dbut du XVIIIe sicle, les Juifs ont dvelopp une activit

    commerciale en Petite Russie un an avant que les marchands grands-russes ne

    reoivent galement ce droit. Le hetman* Skoropadski avait plusieurs

    reprises publi des dcrets expulsant les Juifs, mais ils ne furent jamais

    appliqus, au contraire : le nombre de Juifs en Petite Russie ne fit que

    crotre65.

    En 1727, peu avant sa mort, cdant aux instances de Menchikov**,

    Catherine Irc*** donna l'ordre de chasser tous les Juifs d'Ukraine (en

    l'occurrence, il se peut qu'ait jou un rle la part prise par les Juifs dans la

    fabrication et le commerce d'eau-de-vie ) et des villes russes. Mais cette

    mesure, mme si elle reut un dbut d'application, ne dura pas plus d'un an66.

    En 1728, sous Pierre II****, l'autorisation a t donne aux Juifs de venir

    en Petite Russie en tant que personnes utiles au commerce du pays , d'abord

    pour un sjour temporaire , lequel, arguments l'appui, s'est bien sr

    transform peu peu en rsidence permanente . Sous Anne*****, ce droit

    fut tendu en 1731 la rgion de Smolensk, en 1734 l'Ukraine Slobodskaa*

    (au nord-est de Poltava). En outre, les Juifs furent autoriss affermer des

    terres chez les propritaires, exercer le commerce des spiritueux, et reurent

    en 1736 le droit de livrer de la vodka polonaise dans tous les dbits de

    boissons publics, y compris en Grande Russie67.

    Il faut aussi mentionner ici la personnalit du financier Lvy Lipman, des

    pays Baltes. Alors que la future impratrice Anna Ioannovna vivait encore en

    Courlande, elle avait grand besoin d'argent et il n'est pas impossible que, ds

    cette poque, Lipman ait eu l'occasion de lui tre utile . Sous Pierre Ier, il est

    dj tabli Saint-Ptersbourg. Sous Pierre II, il devient agent de change ou

    joaillier la cour russe . A l'accession au trne d'Anna Ioannovna, il se fait

    d'importantes relations la cour et dcroche le rang de haut commissaire.

    Jouissant de contacts directs avec l'impratrice, il tait en relation

    particulirement troite avec son favori, Biron**... Les contemporains

    affirmaient que... Biron lui demandait conseil sur les problmes vitaux de

    l'tat russe. L'un des ambassadeurs la cour russe crivait : "... On peut dire

    que c'est bien Lipman qui gouverne la Russie." Plus tard, ces apprciations de

    contemporains ont t nuances68. Nanmoins, Biron avait transmis

    Lipman presque toute l'administration des finances et diffrents monopoles

    62. Ibidem, livre X, p. 477.

    63. El, t. 5, p. 519.

    64. EJ, 1.11, p. 330.

    65. Hessen, t. 1, pp. 11-12.

    66. Ibidem, p. 13 ; EJ, t. 2, p. 592.

    * Titre du haut dirigeant cosaque de 1648 1704.

    ** Alexandre Menchikov (env. 1670-1729), favori de Pierre le Grand et de Catherine I"1. *** Impratrice de Russie de 1725 1727 aprs la mort de son mari Pierre le Grand. **** Fils du tsarvitch Alexis, n en 1715, empereur de Russie de 1727 1730. ***** Anne Ioannovna, petite-fille du tsar Alexis Ie', impratrice de Russie de 1730 1740.

  • DEUX SICLES ENSEMBLE

    26

    commerciaux''9 . ( Lipman continua d'assurer ses fonctions la cour mme

    aprs qu'Anna Lopol-dovna***... eut exil Biron70. )

    Lipman n'a pas t sans influencer Anna Ioannovna dans son attitude

    gnrale envers les Juifs. Mme si, lors de son accession au trne, en 1730,

    elle a exprim, dans une lettre son ambassadeur auprs du hetman de Petite

    Russie, son inquitude d'entendre qu'une infime partie de Petits-Russiens

    s'adonne au commerce, et que ce sont surtout les Grecs, les Turcs et les Juifs

    qui font commerce71, - de l on peut derechef conclure que l'expulsion de

    1727 ne s'tait pas traduite dans les faits, tout comme ses propres dcrets

    devaient rester lettre morte : en 1739, l'interdiction aux Juifs d'affermer des

    terres en Petite Russie ; en 1760, l'expulsion vers l'tranger d'environ 600

    Juifs72 (s'y opposait galement l'intrt des propritaires).

    Un an aprs son accession au trne, Elisabeth* publia le dcret suivant (dcembre 1742) : Dans tout notre empire, les Juifs sont interdits ; mais

    aujourd'hui il a t port notre connaissance que lesdits Juifs, dans notre

    empire, mais principalement en Petite Russie, continuent de rsider sous

    diffrents prtextes ; de cela on ne peut attendre aucun fruit, mais bien plutt,

    de ces ennemis du nom du Christ, un prjudice extrme pour nos fidles

    sujets, en vertu de quoi nous ordonnons que de tout notre empire tous les Juifs

    de sexe masculin et fminin soient immdiatement expulss avec leurs biens

    l'tranger et qu'ils n'y soient plus admis, l'exception de ceux d'entre eux qui

    dsireraient embrasser la foi chrtienne de confession grecque71.

    Il s'agissait l de cette intolrance religieuse qui avait branl l'Europe

    pendant plusieurs sicles d'affile. Dans la mentalit de ce temps, il n'y avait

    l aucune hostilit spcifiquement russe ou dirige exclusivement contre les

    Juifs. Entre chrtiens, l'intolrance se manifestait avec une non moindre

    cruaut, tout comme en Russie la perscution de fer et de feu qui s'tait

    abattue sur les vieux-croyants, des coreligionnaires, quasi orthodoxes.

    Ce dcret d'Elisabeth a reu une grande publicit. Mais, aussitt, diverses tentatives furent faites pour amener l'Impratrice des concessions .

    La chancellerie militaire de Petite Russie informa le Snat que l'on avait dj

    expuls 140 personnes, mais que l'interdiction faite aux Juifs d'amener leurs marchandises aurait pour consquence de diminuer les recettes de

    l'Etat74 . Le Snat remit l'impratrice un rapport disant que le dcret de

    l'anne prcdente interdisant aux Juifs l'entre dans l'empire a port un rude

    67. Hessen, t. 1, pp. 13-15 ; EJ, t. 2, p. 592.

    68. EJ, t. 10, pp. 224-225.

    69. Ibidem, t. 4, p. 591.

    70. Ibidem, t. 10, p. 225.

    * Nom donn la partie de l'Ukraine situe sur la rive gauche du Dniepr. ** Favori de l'impratrice Anne, gouverne la Russie, se proclame rgent la mort

    d'Anne, ce qui entrane sa disgrce et son exil en Sibrie jusqu' l'accession au trne de Pierre n.

    *** 1718-1746, arrire-petite-fille du tsar Alexis Ier. Son projet de se faire reconnatre impratrice aprs l'exil de Biron n'aboutit pas.

    71. Soloviev, livre X. pp. 256-257. 72. Hessen, t. 1. p. 15.

    73. Soloviev, livre XI, pp. 155-156.

    74. Hessen, 1. 1, p. 16.

    * lisabclh, fille de Pierre Ie' et de Catherine Ire, accde au trne en 1741.

  • DEUX SICLES ENSEMBLE

    27

    coup au commerce en Petite Russie, comme dans les pays Baltes ;

    paralllement, le Trsor va souffrir de la diminution des droits de douane .

    L'impratrice rpondit dans sa rsolution : Des ennemis du Christ je ne veux

    aucun intrt ni profit75.

    Hessen en conclut que, de cette faon, la Russie resta, sous Elisabeth,

    sans population juive76 . L'historien juif S. Doubnov affirme que sous

    Elisabeth, selon les estimations d'un historien de ce temps..., vers 1753, 35

    000 Juifs avaient t chasss de Russie77 . Mais ce chiffre est par trop

    diffrent de la disposition, prise trois ans auparavant par Elisabeth (et reste

    inapplique), d'expulser de toute l'Ukraine environ 600 Juifs, bien trop

    diffrent aussi des 142 Juifs rellement expulss qui figuraient dans le rapport

    du Snat Elisabeth78. V. I. Telnikov suggre79 que l' historien contemporain

    , de ces faits n'a jamais exist, que cet historien contemporain, dont Doubnov

    ne cite ni le nom ni le titre de l'ouvrage, n'est autre que E. Herrmann, qui a

    publi ce chiffre non pas l'poque, mais exactement cent ans plus tard, en

    1853, et toujours sans rfrence quelque source que ce soit... De surcrot80, il

    ajoute que les Juifs avaient reu l'ordre de quitter le pays sous peine de mort

    , ce qui montre que ledit historien (ou l'un et l'autre) ignorait mme que, lors

    de son avnement, c'est Elisabeth qui abolit prcisment toute peine de mort

    en Russie ( nouveau pour des raisons religieuses). Telnikov remarque que

    l'un des trs grands historiens juifs, Heinrich Graertz, ne souffle mot de

    l'excution de ces dcrets d'Elisabeth. A titre de comparaison, signalons que,

    selon G. Sliosberg, sous le rgne d'Elisabeth des tentatives furent faites pour

    chasser les Juifs d'Ukraine81 .

    Il faut plutt considrer comme vraisemblable qu'ayant rencontr de

    nombreuses oppositions chez les Juifs, les propritaires terriens et au sein de

    l'appareil de l'tat, le dcret d'Elisabeth n'a gure t appliqu, ou aussi

    peu que, prcdemment, divers dcrets analogues.

    75. Soloviev, livre XI, p. 204.

    76. Hessen, t. I , p. 18. 77. S. M Doubnov, History of thc Jews in Russia and Poland, from ihe earliest limes

    until the prsent day, Philadelphie, the Jewish Publication Society of America, 1916, vol. 1, p. 258. Trad. franaise diffuse par les d. du Cerf, Paris, 1992.

    78. EJ, t. 7, p. 513. 79. Dans son livre inachev et rest indit sur la politique du rgime tsariste l'gard

    des Juifs, Telnikov fait tat de nombreuses et importantes sources que nous avons utilises avec reconnaissance dans la premire partie de cet ouvrage.

    80. E. Herrmann, Geschichte des russischen Staats. Fiinfter band : Von der Thronbes-teigung der Kaiserin Elisabeth bis zur Feier des Friedens von kainardsche (1742-1775), Hambourg, 1853, p. 171.

    81. G. B. Sliosberg, Dorevolioutsionnyi stro Rossii (Le rgime prrvolutionnaire de Russie), Paris, 1933, p. 264.

  • DEUX SICLES ENSEMBLE

    28

    Par ailleurs, du temps d'Elisabeth, des Juifs ont occup des postes minents. Le diplomate Isaac Veselovski exera des responsabilits et fut

    combl de faveurs par l'Impratrice ; lui aussi appuya la requte du chancelier A. Bestoujev-Rioumine * pour qu'on n'expulst pas les Juifs. (Plus

    tard, il enseigna le russe l'hritier, au futur Pierre III ; quant son frre

    Fodor, il devint, la fin du rgne d'Elisabeth, curateur de l'universit de Moscou82.) Signalons aussi l'ascension du marchand saxon Grnstein,

    luthrien, qui se convertit l'orthodoxie, suite un commerce infructueux

    avec la Perse o il avait t retenu en captivit. Il intgra le rgiment

    Probrajenski**, participa activement au coup d'tat d'Elisabeth***, reut en rcompense le grade d'aide de camp, la noblesse hrditaire, et le pactole

    de 927 mes de serfs. (Qu'ils taient gnreux dans la distribution de ces

    mes , nos trs orthodoxes souverains !) Mais, par la suite, le succs de sa

    carrire brouilla son esprit . Une fois, il menaa de tuer le procureur gnral,

    puis, de nuit, sur une route, il s'en prit un proche parent d'Alexis

    Razoumovski (sans le savoir pour tel), et de surcrot son favori. Ces coups

    et blessures ne restrent pas impunis : il fut exil Oustioug81.

    Pierre III, qui n'a rgn que six mois****, n'a gure eu le temps de prendre

    position sur le problme juif. (Bien qu'il et peut-tre gard au cur une

    blessure due un certain Juif Mousafai qui, au temps de la jeunesse de

    Pierre en Holstein, avait servi d'intermdiaire dans des prts d'argent,

    lesquels avaient ruin le trsor du Holstein ; Mousafai s'tait clips ds

    l'annonce de la majorit du grand-prince84 .

    Toujours est-il (fut-ce un hasard ?) que, lors de la premire apparition au

    Snat de Catherine, nouvellement intronise, l'un des points l'ordre du jour

    fut de savoir s'il fallait accorder aux Juifs le droit d'entrer en Russie. (La

    majorit du Snat tait dj encline le faire.) Manifestement pour se justifier

    devant l'opinion europenne, Catherine a laiss une relation sur la faon dont

    les choses se sont passes. L'un des snateurs lui lut aussitt la rsolution

    ngative d'Elisabeth. Catherine, elle, tait fort bien dispose l'gard du projet

    permettant aux Juifs d'entrer dans le pays, mais elle ne se sentait pas encore

    tout fait d'aplomb aprs le coup d'tat et se devait de mettre l'accent sur son

    orthodoxie de nophyte. Commencer le rgne par un dcret accordant aux

    Juifs la libre entre n'tait pas le meilleur moyen d'apaiser les esprits ;

    admettre que la libre entre des Juifs tait nuisible tait impossible85.

    82. EJ, t. 5. pp. 519-520.

    83. Soloviev, livre XI, pp. 134, 319-322.

    * Nomm grand-chancelier par Elisabeth Irc en 1744, il a gouvern la Russie pendant 16 ans, jusqu' sa disgrce en 1758.

    ** Rgiment de la Garde cr par Pierre le Grand en 1687 (du nom du village Probra-jenskoe. proche de Moscou).

    *** Elle dut, pour accder au trne, carter et exiler Anna Lopoldovna. **** pctjt-tjis jc pierre le Grand par sa lillc Anna qui tait marie au duc de Holstein,

    Karl Friedrich, reconnu hritier du trne en 1742, mari sa cousine Sophie, future Catherine II, il fut dtrn par elle en 1762, intern et assassin.

  • DEUX SICLES ENSEMBLE

    29

    Catherine ordonna d'ajourner l'examen du projet. Quelques mois plus tard,

    elle assortit son Manifeste sur la permission accorde aux trangers de

    s'tablir en Russie de la rserve : l'exclusion des Juifs . (Dix ans plus tard,

    elle expliqua Diderot que le problme des Juifs avait alors t pos

    inopportunment ^.J

    JJ n'empche que le moment tait bien choisi : les Juifs de l'tranger

    insistaient pour tre admis en Russie, appuys par des interventions venant de

    Saint-Ptersbourg mme, de Riga, de Petite Russie : on faisait savoir que le

    commerce local jouissait d'un grand lan du fait que, comme les autres

    marchands trangers, les Juifs avaient reu l'autorisation de pratiquer

    librement le commerce en Petite Russie87 .

    Tout fait bien dispose envers ces dmarches, mais craignant toujours

    pour sa rputation d'orthodoxe, l'impratrice se trouva contrainte... de recourir

    la conspiration ! Pour contourner ses propres lois, elle imagina de confier

    quelques marchands juifs la colonisation de la Nouvelle-Russie*, rcemment

    conquise et reste encore dserte, et de concentrer la direction de l'affaire

    Riga tout en masquant soigneusement leur nationalit : dans tous les docu-

    ments, ces Juifs devaient tre appels marchands de Nouvelle Russie . De

    fait, ces Juifs convis s'tablir Riga pratiqurent l leur commerce

    habituel . En outre, dans les faits, Catherine ne manqua aucune occasion

    d'installer des Juifs en Nouvelle-Russie, la seule condition qu'il ne leur ft

    pas fait trop de publicit ; elle y admit des Juifs de Lituanie, de Pologne,

    ceux qui avaient t faits prisonniers par les Turcs ou qui fuyaient les

    hadamaks88**.

    L-dessus vint l'an 1772, le premier partage de la Pologne qui permit la

    Russie de rcuprer la Bilorussie avec son importante masse de cent mille habitants juifs. C'est de cette anne qu'il faut dater le premier croisement important des destines juive et russe.

    L'arrive des Juifs dans les terres polonaises s'est fait plus visible partir du xic sicle. Les princes, puis les rois accordent alors leur protection toutes sortes d'entrepreneurs actifs originaires d'Europe occidentale. Les Juifs

    ont plus d'une fois bnfici du soutien royal et reu des privilges (au xmc sicle, de la part de Boleslav le Prude, au xivc de Casimir le Grand, au xvie de Sigismond Ier et d'Etienne Bathory), bien que, par moments, le soutien alternt

    avec des coercitions (au xve sicle sous Vladislav Jagellon et sous Alexandre Kazimirovitch ; ce sicle connut aussi deux pogroms juifs Cracovie). Au xvic sicle, le ghetto a t introduit dans toute une srie de villes polonaises, prtendument pour la scurit des Juifs eux-mmes. Les Juifs ont

    constamment subi l'hostilit du clerg catholique. Mais, pour les Juifs, le bilan gnral de la vie en Pologne tait sans nul doute plutt positif, car durant la premire moiti du xvic sicle, la population juive de Pologne a consi-

    84. Ibidem, p. 383.

    85. Soloviev, livre XIII, p. 112.

    86. EJ, t. 7, p. 494. 87. Hessen, t. 1, p. 19

  • DEUX SICLES ENSEMBLE

    30

    drablement augment du fait de l'immigration . Les Juifs ont pris alors

    une part importante dans l'agriculture sur les terres des propritaires en y dveloppant le fermage... notamment dans la production d'alcoolm .

    Dans la mesure o les restes de la principaut de Kiev aprs la dvastation

    tatare furent incorpors au xivc sicle la principaut lituanienne, puis

    l'tat uni de Pologne et de Lituanie, peu peu, de Podolie et de Volhynie

    les Juifs commencrent pntrer en Ukraine dans les rgions de Kiev, de Poltava et de Tchernigov. Ce processus s'acclra quand, aprs l'Union de Lublin* (1569), une vaste portion de l'Ukraine passa directement la

    Pologne. La population de base y tait la paysannerie orthodoxe qui jouissait depuis longtemps de franchises et tait dispense de la capitation. cette poque commence l'intense colonisation de l'Ukraine par la

    noblesse polonaise, avec le concours des Juifs. Les cosaques furent attachs la glbe et astreints la corve et au tribut... Les propritaires catholiques accablaient d'impts les serfs orthodoxes, et les Juifs obtinrent de leurs matres le droit exclusif de produire et de vendre la vodka. Le

    Juif-fermier, prenant la place du matre, recevait dans une certaine mesure le pouvoir sur le paysan qui appartenait au propritaire, et puisque le Juif-fermier cherchait tirer du paysan le plus grand profit, la haine du

    paysan tait dirige aussi bien rencontre du matre catholique que du fermier juif. Voil pourquoi, quand, en 1648, eut lieu le terrible soulvement organis par Khmelnitski, les Juifs autant que les Polonais en furent victimes - des dizaines de milliers de Juifs prirent90.

    Les Juifs, attirs en Ukraine par ses richesses naturelles, et les magnats

    polonais qui avaient colonis le pays y ont occup une place dterminante dans la vie conomique... Se trouvant au service des propritaires terriens et du gouvernement..., les Juifs sont devenus la cible de la haine de la population91 . N. I. Kostomarov ajoute cela que les Juifs avaient afferm

    non seulement divers domaines des propritaires (polonais), mais imposrent des taxes sur le baptme des enfants92 .

    Aprs le soulvement, aux termes du trait de Belaa Tserkov (1651), les

    Juifs furent de nouveau autoriss s'installer partout en l'Ukraine : "Les Juifs taient auparavant des bourgeois ou des fermiers sur les terres de Sa Majest ainsi que sur celles de la noblesse ; ils doivent aujourd'hui le rester93" . Au xvme sicle, la production d'eau-de-vie tait devenue pratiquement

    l'occupation principale des Juifs. Cette activit suscitait souvent des heurts entre les Juifs et le paysan, serf priv de tous droits qui allait au cabaret non

    88. Ibidem, pp. 20-21.

    89. Ibidem, 1.1. pp. 22-27.

    * Nom donn en 1764 au territoire peu peupl, situ entre la Crime et l'actuelle

    Moldavie, et propos la colonisation.

    ** Dtachements forms de paysans, de cosaques, de soldats russes, etc., qui, en Petite

    Russie, luttaient contre la domination des seigneurs polonais et contre les Juifs.

    90. Ibidem, pp. 32-34.

    91. EJ, t. 15, p. 645.

    92. Ibidem, t. 9, p. 788.

    93. Hessen, 1.1, p. 35.

    * La ville de Lublin tait le sige de la Dite qui scella l'union entre la Pologne et la

    Lituanie.

  • DEUX SICLES ENSEMBLE

    31

    parce qu'il tait ais, mais par extrme dnuement et dtresse94.

    Parmi les limitations que l'on imposait de temps autre aux Juifs la demande instante de l'glise catholique figurait l'interdiction d'employer pour

    leur service personnel des chrtiens. Mais, si cela valait pour les Polonais, ce n'tait pas le cas de nombreux habitants venant de la Russie voisine pour chapper la conscription et aux impts. En Pologne, ils ne jouissaient d'aucun droit et l'on pouvait entendre dire au cours des dbats de la

    Commission de Catherine* (1767-1768) qu'en Pologne les Juifs avaient leur service jusqu' plusieurs fugitifs russes95 .

    Tout en communiquant activement sur le plan conomique avec la

    population environnante, le judasme polonais d'alors n'a jamais admis en son sein aucune influence extrieure. Les sicles du dveloppement postmdival de l'Europe avaient beau se succder, il restait en vase clos, de moins en moins en phase avec le monde contemporain. Le monde juif polonais n'avait

    rien de disparate, mais possdait une solide organisation. (Il faut dire que ses conditions de vie, qui ont perdur ensuite jusqu'au milieu du xixe sicle en Russie, taient, ds les origines de la diaspora juive, les plus favorables la

    sauvegarde de l'identit religieuse et nationale des Juifs.) Toute la vie juive tait administre par les kehalim locaux, forms la base mme de la vie juive, et par les rabbins. En Pologne, le kahal servait d'intermdiaire entre le

    monde juif, d'une part, et les autorits et les juges, d'autre part ; il prlevait les impts de la Couronne et recevait en retour le soutien des autorits ; il collectait des fonds pour les besoins sociaux des Juifs, tablissait les rgles rgissant le commerce et l'industrie ; la revente de biens, le rachat ou la prise

    d'un fermage ne pouvaient se faire qu'avec l'approbation du kahal. Les plus anciens parmi les kehalim avaient droit de justice sur la population juive. Les procs entre Juifs devaient obligatoirement avoir lieu dans le systme des

    kehalim ; celui qui avait perdu dans un procs kahal ne pouvait faire appel un tribunal d'tat, sous peine d'tre en butte au kherem (anathme religieux et mise l'cart de la communaut). Les principes dmocratiques qui se trouvaient la base du kahal ont t rapidement pitines par l'oligarchie... ,

    note l'historien libral J. Hessen. Le kahal se mettait souvent en travers du dveloppement populaire. En fait, les gens du peuple n'avaient pas accs aux organes d'autoadministration de la socit. Jaloux de leur autorit, les anciens,

    parmi les kehalim et les rabbins..., tenaient la masse des gens l'cart.

    Indpendant dans tout ce qui concernait les problmes religieux, le rabbin se trouvait, dans les autres affaires, dpendant du kahal qui louait ses services. Mais, par ailleurs, les dcisions des kehalim n'entraient en vigueur qu'une

    fois avalises par le rabbin . Les kehalim, ne jouissant pas d'une grande autorit parmi le peuple, ne maintenaient leur suprmatie que grce au soutien du gouvernement96.

    94. S. M. Doubnov. p. 265 ; James Parks, Evrei sredi narodov : obzor prilchin antise- mitizma (Les Juifs parmi les autres peuples : aperu sur les causes de l'antismitisme), Paris. YMCA Press. 1932, p. 154.

    95. Soloviev, livre XIV, p. 108.

    * Aprs son accession au trne. Catherine convoqua une commisssion reprsentative charge d'tudier et de promouvoir des rformes.

  • DEUX SICLES ENSEMBLE

    32

    A la fin du xvuc sicle et au xvme, la Pologne entire fut secoue par des

    dsordres intrieurs, la vie conomique s'en trouva ruine et l'arbitraire des magnats, que rien ne limitait, ne fit que s'accrotre. Au cours de la lente agonie de la Pologne qui s'tendit sur deux sicles..., le monde juif sombre

    dans la misre, se dgrade moralement, et, fig dans sa forme mdivale, accuse un important retard par rapport l'Europe97. H. Graertz en parle ainsi : aucune autre poque les Juifs n'ont offert un tableau aussi affligeant que dans la priode qui s'tend de la fin du XVIIE sicle jusqu'au milieu du XVIIIE,

    comme si on avait voulu faire croire que leur ascension partir des bas-fonds devait tre considre comme un miracle. Dans le cours tragique des sicles, les matres spirituels de l'Europe furent ravals jusqu' l'infantilisme, ou, pis,

    jusqu' l'imbcillit snile98. Au xvie sicle, la primaut dans le monde juif appartient au judasme

    germano-polonais... Pour prvenir la possibilit d'une assimilation totale du peuple juif au sein des autres peuples, les chefs spirituels avaient depuis

    longtemps instaur des rgles dans le but d'isoler le peuple de tout contact avec ses' voisins. Mettant profit l'autorit du Talmud..., les rabbins avaient tiss autour de la vie sociale et quotidienne des Juifs un rseau de rgles

    caractre religieux et rituel qui empchait tout rapprochement avec les htrodoxes. Les besoins rels ou spirituels taient sacrifis au profit de formes surannes de la vie populaire , l'accomplissement aveugle des rites se mua pour le peuple en une fin en soi pour la survie du judasme... Le

    rabbinisme, fig dans des formes sans vie, maintenait dans un carcan de fer et la pense et la volont du peuple99 .

    La conservation bimillnaire du peuple juif dans la diaspora appelle

    admiration et respect. Mais, y regarder de plus prs, certaines poques,

    comme la priode russo-polonaise s'tendant du xvic sicle jusqu'au milieu du

    XKc, cette intgrit s'obtint par les mthodes autoritaires des kelahim, et l'on

    ne sait plus s'il faut montrer du respect pour ces mthodes du seul fait qu'elles

    manaient d'une tradition religieuse. Quoi qu'il en soit, mme une faible dose

    de ce type d'isolationnisme, quand il est de notre fait, nous autres Russes,

    nous est impute comme une horrible tare.

    Quand le monde juif est pass sous l'autorit du gouvernement russe, tout

    ce systme interne auquel tenait la hirarchie kahal a t prserv et, comme

    le suppose J. Hessen, non sans provoquer la mme irritation que la tradition

    talmudique ptrifie au milieu du xvmc sicle avait suscite chez les Juifs

    clairs : Les reprsentants de la classe dirigeante juive se sont efforcs de

    persuader le gouvernement [russe] de la ncessit de conserver une institution

    qui correspondait autant aux intrts du pouvoir russe qu' la classe dirigeante

    juive ; le kahal, alli au rabbinat, dtenait la totalit du pouvoir et en

    abusait frquemment : il dilapidait les fonds sociaux, lsait les droits des

    96. Hessen, t. 1, pp. 30-31, 37, 43. 97. /. M. Bikerman, Rossia i rousskoe evreistvo (La Russie et le monde juif russe), in

    RiE, p. 85.

    98. H. Graertz, Popular history of the Jews, New York, 1919, vol. V, p. 212. 99. Hessen, t. 1, pp. 40, 42.

  • DEUX SICLES ENSEMBLE

    33

    pauvres, infligeait des impts injustifis, se vengeait de ses ennemis

    personnelslu0 . la fin du xvme sicle, l'un des gouverneurs de la rgion

    annexe la Russie crivit dans un de ses rapports : Le rabbin, le tribunal

    religieux et le kahal, "lis entre eux par des liens troits, possdant une

    autorit absolue jusqu' disposer de la conscience mme des Juifs, exercent

    leur pouvoir sur eux de faon tout fait indpendante, sans en rfrer aux

    autorits civiles"101.

    Quand, prcisment au xvrae sicle, au sein du judasme d'Europe

    orientale, surgirent d'un ct le puissant mouvement religieux hassidique, de

    l'autre celui de Mose Mendelssohn favorable une ducation laque, les

    kehalim mirent toute leur nergie les rprimer l'un et l'autre. En 1781, le

    rabbinat de Vilnius anathmatisa les hassidim ; en 1784, le congrs des

    rabbins, runi Mohilev, les proclama hors la loi , et leurs biens en

    dshrence . la suite de quoi, dans certaines villes, la populace se livra

    au pillage des maisons des hassidim, vritable pogrom

    intra-juif102 . Les hassidim furent perscuts trs cruellement, parfois aussi

    de faon perfide, car on n'hsitait pas envoyer sur leur compte des

    dnonciations politiques calomnieuses aux autorits russes. Inversement, en

    1799, sur dnonciation des hassidim, les autorits arrtrent les membres du

    kahal de Vilnius pour recel d'impts collects. Le hassidisme continua se

    rpandre dans certaines rgions avec grand succs. Le rabbinat vouait les

    livres hassidiques des autodafs publics, cependant que les hassidim

    intervenaient en faveur du peuple contre les abus des kehalim. A cette

    poque, la lutte religieuse relguait l'arrire-plan les autres problmes de la

    vie juive103.

    La partie de la Bilorussie incorpore la Russie en 1772 avait constitu

    les gouvernorats de Polotsk (par la suite, de Vitebsk) et de Mohilev. Dans

    l'adresse ces gouvernorats, il fut annonc au nom de Catherine que les

    habitants de cette rgion, de quelque origine ou titre qu'ils fussent,

    pouvaient pratiquer publiquement leur religion et possder des biens , qu'ils

    pourraient en outre jouir de tous les droits, liberts et privilges dont

    jouissent ses plus anciens sujets . Ainsi les Juifs se virent-ils reconnatre les

    mmes droits que les chrtiens, ce dont ils avaient t privs en Pologne.

    Avec ce codicille spcial pour les Juifs : seront laisses et maintenues

    leurs communauts toutes les liberts dont elles jouissaient dj104 -

    autrement dit, on ne leur retirait rien des acquis polonais. Il est vrai que, par

    l, on prennisait le pouvoir des kehalim, et que les Juifs, du fait de leur

    organisation kahale, restaient coups de la population environnante, dans

    l'impossibilit de faire partie intgrante de la classe marchande et industrielle

    correspondant leurs occupations privilgies.

    100. Ibidem, pp. 51, 55.

    101. Noie de service du gouverneur lituanien Frizel, in J. Guessen, 1.1, p. 83.

  • I N I-:NC;I.OBANI LU XVIIK SICLE

    34

    Dans un premier temps, Catherine redoutait aussi bien la 'faction hostile

    de l'lite polonaise, en passe de perdre son pouvoir, que l'impression fcheuse

    que pouvaient prouver ses sujets orthodoxes. Mais, bien dispose l'gard

    des Juifs, et attendant d'eux un profit conomique pour le pays, elle se

    prparait largir leurs droits. Ds 1778 est tendu la rgion bilorusse un

    arrt rcent pris pour l'ensemble de la Russie : ceux qui possdent un capital

    infrieur 500 roubles constituent dsormais la classe des bourgeois ; si leur

    capital est suprieur, ils font partie de la classe des marchands, divise en

    trois guildes selon le montant de leur fortune ; dispenss de la capitation, ils

    paient 1 % du capital qu'ils auront dclar en conscience105 .

    Cet arrt revtait une signification particulirement importante : il sapait

    l'isolement national des Juifs (c'est bien ce que Catherine cherchait faire).

    11 sapait le point de vue traditionnel des Polonais qui voyaient dans les Juifs

    un lment extrieur l'Etat. Il sapait aussi le systme des kehalim, le

    pouvoir contraignant du kahal. De ce temps-l date le processus d'insertion

    des Juifs dans l'organisme national russe... Les Juifs profitrent largement du

    droit de s'inscrire la classe des marchands , si bien que, par exemple, dans

    le gouvernorat de Mohilev, 10 % de la population juive dclara appartenir la

    classe des marchands (contre 5,5 % de la population chrtienne106). Les

    marchands juifs taient dsormais dispenss de payer l'impt au kahal ; en

    particulier, ils ne devaient plus s'adresser comme auparavant au kahal pour

    demander l'autorisation de s'absenter : l'gal des autres citoyens, ils

    n'avaient plus affaire qu'aux autorits locales officielles. (En 1780, les Juifs

    de Mohilev et de Chklov, venus la rencontre de Catherine, l'accueillirent

    avec des odes sa gloire.)

    La mention officielle Juif disparut avec l'absorption d'un certain

    nombre d'entre eux par la classe des marchands. Tous les autres Juifs devaient

    dsormais appartenir une classe, et, de toute vidence, exclusivement celle

    des bourgeois . Mais, au dbut, les volontaires ne furent point trs

    nombreux, car la capitation annuelle pour chaque bourgeois s'levait

    l'poque 60 kopecks, alors que les Juifs en tant que tels n'en payaient que

    50. Mais il n'y avait pas d'autre issue. Et, ds 1783, les Juifs marchands

    comme les Juifs bourgeois durent l'impt non plus au kahal, mais, au mme

    titre que les autres, au pouvoir civil ; de mme, c'est ce dernier qu'ils avaient

    demander leur passeport pour sortir du pays.

    Cette volution fut conforte en 1785 par le nouveau Rglement gnral

    des villes qui ne tenait compte que des classes, et non plus des nationalits.

    Selon ce rglement, tous les bourgeois

    102. Hessen, t. 1, pp. 68-69.

    103. Ibidem, I. 1, pp. 103-108.

    104. Ibidem, p. 47.

    105. Ibidem, p. 56.

    106. Ibidem, p. 57.

  • DEUX SICLES ENSEMBLE

    35

    (c'est--dire tous les Juifs galement) recevaient le droit de participer

    l'administration locale et occuper des fonctions publiques. Cela signifiait,

    compte tenu des conditions de ce temps, que les Juifs devenaient des citoyens

    gaux en droits... La possibilit de faire partie de la classe des marchands ou

    de celle des bourgeois tait un vnement d'une haute importance sociale ,

    elle devait transformer les Juifs en une force sociale dont on ne pouvait pas

    ne pas tenir compte, et, par l, elle levait leur conscience morale107 . La

    dfense de leurs intrts vitaux s'en trouvait facilite. cette poque, la

    classe des marchands et des industriels, de mme que les associations

    municipales, jouissaient d'une gestion largement autonome... De ce fait, les

    Juifs, l'gal des chrtiens, reurent une part de l'autorit administrative et

    judiciaire, grce quoi la population juive acquit force et reprsentativit

    dans le domaine administratif et sociall08. Il y eut parmi les Juifs des maires,

    des conseillers municipaux, des juges. Au commencement, dans les grandes

    villes, des limitations furent introduites pour que, dans les fonctions lectives,

    il n'y et pas plus de Juifs que de chrtiens. Pourtant, en 1786, Catherine

    envoya au gouverneur gnral de Bilorussie un ordre sign de sa propre

    main, exigeant que "dans l'administration des villes l'galit des droits pour

    les Juifs soit introduite sur-le-champ, sans le moindre atermoiement", sous

    peine de "sanctions pnales pour ceux qui y contreviendraient"109 .

    Notons que, de ce fait, les Juifs obtinrent l'galit des droits civiques non

    seulement la diffrence de ce qui avait cours en Pologne, mais avant mme

    de l'obtenir en France ou dans les terres allemandes. (Sous Frdric II, les

    Juifs ptirent de graves restrictions.) Plus important encore : les Juifs en

    Russie reurent d'emble la libert individuelle dont les paysans russes

    resteront privs pendant encore quatre-vingts ans. Et, paradoxalement, aux

    Juifs chut mme une libert plus grande que celle des marchands et des

    bourgeois russes : ces derniers taient contraints de vivre dans les villes alors

    que la population juive pouvait s'tablir dans les districts pour s'occuper,

    entre autres, de la production d'alcool110 .

    Si la grande masse des Juifs rsidaient non seulement dans les villes, mais

    aussi dans les bourgs et les villages, ils taient nanmoins rattachs la

    communaut des citadins, inclus dans les classes des bourgeois et des

    marchands"1. Entours par une paysannerie prive de libert, ils jouaient un

    rle conomique important du fait mme de leur activit : le commerce dans

    les campagnes se trouvait concentr entre leurs mains, ils exeraient diverses

    activits rentables sur les terres des propritaires, s'occupaient de la vente de

    la vodka dans les estaminets - contribuant par l rpandre l'ivrognerie .

    L'administration bilorusse notait ce propos : La prsence des Juifs dans

    les campagnes a des consquences nocives pour l'tat matriel et moral de la

    107. Ibidem, p. 59.

    108. EJ, t. 2, p. 731.

    109. Hessen, t. 1, pp. 76-77. 110. Ibidem, p. 76.

  • EN ENGLOBANT LE XVIII' SIECLE

    36

    population paysanne, car les Juifs... favorisent l'ivrognerie de la population

    locale. Les rapports de l'administration laissent entendre que les Juifs, en

    donnant aux paysans la vodka crdit, et [en prenant des objets gags sur la

    vodka], les poussaient la boisson, l'oisivet et la misre"2. Mais la

    production d'eau-de-vie tait une source de revenus tentante"3 aussi bien

    pour les propritaires polonais que pour leurs sous-traitants juifs.