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NORME ET SANTÉ

CAHIER

…quand les évidences s’évident…

NORME ET SANTÉ

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L’alcoolique, c’est celui qui boit plus que son médecin. Cette plaisanterie passablement éculéemérite toute notre attention, car elle recèle, tel un Aleph borgésien, la complexité de la notion denorme dans le domaine de la santé. Elle nous dit que la norme est scientifique, puisqu’elle esténoncée par le détenteur du savoir médical. Mais en même temps, quitte à se contredire, elle nousrévèle que la norme est sociale, puisqu’elle s’établit par comparaison avec le comportement d’unnotable. Elle illustre aussi le potentiel de stigmatisation de la norme : manifestement, cette phrasecontient un jugement et aussi une menace pour celui qui se croirait autorisé à boire plus que sonmédecin. Notre attitude enfin, ô mon contemporain du XXIème siècle, n’est pas insignifiante : cetteaffirmation « normative » nous amuse. Mais pour des motifs parfois contradictoires. Les unsplisseront les paupières d’un air entendu : tout le monde sait aujourd’hui que la norme santé estimpitoyable et ne tolère pas ce flou subjectif, bref la boisson, c’est maximum 21 unités par semainepour un homme et 14 pour une femme, mais il vaut évidemment mieux ne pas boire. Mais face àces parangons de la norme santé la plus expansive, d’autres, post-modernes sans doute, soulignerontla non-pertinence de l’énonciateur : qui est-il pour dire aux autres ce qu’ils doivent faire ?

Toutes ces questions sont loin d’être académiques. Elles s’inscrivent dans le mouvement detransformation que connaît notre société, où la tension entre normativité et illégitimité des limitesconditionne notre quotidien, y compris dans le champ de la santé, et détermine non seulement lescomportements des usagers et des professionnels, mais aussi l’organisation de la santé au plancollectif et politique.

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Pour explorer cette problématique, nous aborderons cinq points de vue.Tout d’abord celui du philosophe qui examinera comment la norme évolueavec les transformations de la relation thérapeutiqueet des mécanismes de régulation de ces trente dernières années.

Quelques aperçus sur la crise contemporaine de la régulationdu champ médical page 22

Jean De Munck, philosophe, professeur à l’Université catholique de Louvain

Ces mutations nous renvoient à la question de la perte des repèresdans un monde où « le ciel est désormais vide », un monde où plus rien ne semblefonder la place d’exception, celle d’où il est légitime de parler,un monde sans référence où chacun se doit d’être « complet » et autonome.Le point de vue du « psy » nous fait comprendre comment cette nouvelle configurationgénère des nouveaux « mal-être » qui envahissent le champ de la plainteet des consultations.

De la perte des repères à l’enfant généralisé page 27Jean-Pierre Lebrun, psychiatre et psychanalyste

Ces problématiques ne planent pas, ce n’est pas de l’art conceptuel :tous les jours, la première ligne de soins les rencontre, et tout d’abord ceux quiaccueillent les patients. A l’angle aigu où s’articulent les demandes des patientset la norme de l’institution, les accueillants sont aux premières logespour en essuyer les conflits.

L’accueil et la règle : du centre et des faubourgs page 31Natalie Rasson, secrétaire de rédaction à la Fédération des maisons médicales, sur basedes notes d’une discussion du Groupe sectoriel accueil

La norme sociale est souvent celle du plus grand nombreet ne manque pas de stigmatiser les minorités, qui entrent en résistance.Point de vue du sociologue.

Quand les a-normaux se rebiffent page 34Marianne Prévost, sociologue, chercheuse à la Fédération des maisons médicales

Relativement épargné par ces tempêtes, le savoir du médecin semble solidement établi.Mais dès que l’on interroge son champ d’action, dès que se pose la questionde ce qui est santé et maladie, de ce qui est normal et pathologique,toutes les certitudes s’écroulent.

Voyage au pays du normal et du pathologique page 44Axel Hoffman, médecin généraliste à la maison médicale Norman Bethune

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Différenciation et dé-différenciationde la relation thérapeutique

Commençons par le deuxième de ces versants,la relation du professionnel et du patient. Depuis30 ans, la transformation de la relation théra-peutique est impressionnante. Cette transforma-tion n’a pas été annoncée à coup de grandsslogans révolutionnaires. Elle est diffuse,progressive.

Quelques aperçus sur la crisecontemporaine de la régulation du champmédical

Jean de Munck,philosophe,professeur àl’Universitécatholique deLouvain

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Pour aborder la question de la régula-tion de la médecine et de sa transfor-mation, il convient de distinguer deuxversants. D’un côté, une relationverticale unit le régulateur (l’Etat) aux« régulés » (les professionnels de lasanté). De l’autre, une relation hori-zontale (de plus en plus horizontaled’ailleurs) s’établit entre le médecin etle patient. Il faut articuler ces deux ver-sants pour comprendre ce qui se passeaujourd’hui dans le champ de lamédecine et, plus généralement, de lasanté. Sur chacun des deux versants, unensemble de normes structurent laréalité des rapports sociaux. Ce sontces normes qui sont, aujourd’hui, enquestion. Il faut se demander si nousne devons pas radicalement innoverpour sortir d’une crise de régulation quidevient extrêmement préoccupante.

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Quelle est la norme de la relation médicale dansla modernité ? Elle s’est socialement constituéeà partir des années 1880-1890. Sa caractéris-tique structurelle a bien été repérée par le grandsociologue américain Talcott Parsons qui, lepremier, a théorisé le rapport médical commeun rapport social. Le phénomène-clef de cettepériode est la différenciation du champ médicalpar rapport à d’autres champs. La normemédicale se différencie de la norme morale, parexemple. Comparez le médecin de 1850 et celuide 1950. En 1850, le médecin est un notable, ilest un guide moral. Il intervient dans la vie desfamilles et guide la conduite de ses patients.En revanche, le médecin de 1950 a changé. Ilsait que son acte est purement médical, non uneintervention morale. Il se définit désormaiscomme un spécialiste de la santé, non commeune référence morale. La norme médicale sedistingue par rapport à la norme religieuseaussi ; et elle ne se laisse pas confondre avec lanorme économique. Comme le note Parsons,le désintéressement économique fait partie dela définition-même de la médecine. La norma-tivité médicale moderne prend sa consistanced’une espèce de purification par rapport à cequ’elle n’est pas. Les sociologues appellent cephénomène très général la « différenciation deschamps ».

Aujourd’hui, ce mouvement semble s’inverser.On pourrait peut-être parler de dé-différen-ciation des champs, par rapport à la réalité quia prévalu jusqu’aux années 1960. La norme dela santé redevient en quelque sorte expansiveou extensive, elle tend à ressaisir toute une séried’objets qui semblaient lui échapper parprincipe jusqu’il y a peu. La médecine est entrain de sortir de la visée strictement thérapeu-tique qui définissait son objet pour se confondreavec d’autres normativités dont elle devientindiscernable. Si on considère, par exemple, lerecours accru à la chirurgie esthétique d’unregard analytique neutre, on est obligé de noterque la norme qui structure ce type d’inter-vention n’est que très rarement thérapeutique.Elle s’articule plutôt à la réalisation de soi, cet

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idéal répandu et hyper-tyrannique de la sociétémoderne. De même, lorsqu’on prend des médi-caments de confort, des médicaments quiaugmentent les performances (tel l’ambiguViagra), on sort le plus souvent du domainecuratif pour entrer dans celui de la réalisationde soi.

On constate le même mouvement dans l’expan-sion de la santé mentale. Celle-ci n’est plusd’ordre purement curatif, elle n’est plus fondéecomme la psychiatrie classique sur un ensemblerépertorié et objectif de troubles. Le champ dela santé mentale s’occupe désormais de ma-laises, de souffrances multiples, souffrancesinclassables, souffrances complexes, qui ren-voient à des souffrances culturelles, à dessouffrances sociales, à des malaises dans le tra-vail. Il est, par exemple, intéressant de constaterque la loi sur le harcèlement moral et sexuel aconstitué une espèce de « santé-mentalisation »du travail qui échappait radicalement à la méde-cine jusqu’alors.

Cela met le médecin dans une situation assezdifficile. D’un côté, il continue d’être formé àla différenciation des sphères. Il continue de seconsidérer comme médecin et non commemoraliste. Mais d’un autre côté, des questionséthiques, des questions morales envahissent soncabinet, et ses interventions participent autantdu conseil que du soin, de l’élucidation d’unesituation éthique et existentielle que de lathérapeutique stricto sensu. On pourrait en direautant sur d’autres frontières de la médecine.Ainsi, le sacro-saint désintéressement du méde-cin perd de son évidence dans un monde mer-cantile où la santé est un produit de consom-mation comme un autre. Pourquoi le médecinne considèrerait-il pas son patient comme unclient qu’il faudrait non point aider mais « satis-faire » ? Pourquoi le médecin ne se compor-terait-il pas comme un homo economicus cher-chant à maximiser son propre gain, sansconsidération excessive du bien de son patient ?On a aujourd’hui l’impression que la norma-tivité qui structure la relation médecin/patient

devient poreuse et ouverte à toutes lesinfluences, pour le meilleur et pour le pire.

Le rôle politique de la santé

Je viens de parler de la relation clinique, du col-loque singulier entre le médecin et son patient.Il faut noter cependant que cette expansion dela norme de la santé se généralise au plan ducollectif social également. Elle va de pair avecune importance renouvelée du registre de lasanté dans la régulation collective. Nous vivonsdans une société plurielle, dont les référenceséclatées rendent les consensus extrêmementdifficiles. S’il reste cependant un argument quipermet de faire du consensus dans notre société,il semble bien que ce soit la santé. On en use eton en abuse. On ne discute pas le fait que la viedoit être sauvée et la santé protégée. Ainsi, leregistre de la santé est surinvesti par le politiquepour faire passer une série de régulations qu’ilne parvient plus à justifier faute d’un consensusmoral. C’est au nom de la santé, par exemple,qu’on intervient dans les écoles auprès desélèves en difficulté. La santé mentale s’estégalement infiltrée dans la gestion sociale desgrandes catastrophes : les psychiatres et lespsychologues y ont des rôles de tout premierplan. Les règles de l’hygiène, les objectifs deprévention multiples permettent de justifier desnormes que des objectifs politiques ou morauxne parviennent plus à fonder. Pour créer duconsensus, la santé apparaît absolumentincontournable dans les sociétés modernes.

La santé est donc à la fois centrale et dé-différenciée. Cette situation met le médecin endifficulté. Il est régulièrement consulté pour desproblèmes de tous ordres (de toxicomanie, dedifficultés scolaires, d’écologie…), il est sol-licité par le pouvoir public. En même temps,les limites de son champ d’expertise explosent.C’est ici que réside le changement fondamentalde la relation thérapeutique : cette relation a ces-sé d’être différenciée, limitée. Elle est envahie

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par la société tout entière, elle envahit la sociététout entière.

Singularisation de la clinique,explosion du savoir

Ce n’est pas tout. On demande aux médecinsune reconnaissance de la singularité dessituations, de la personne dans son individualité.Les patients investissent le cabinet médicalcomme lieu où ils peuvent être eux-mêmes. Cequi est très difficile parce que le médecin esthabitué à rapporter le « soi-même » à unemoyenne, à une normalité. Au moment mêmeoù la médecine devient si importante, elle estconfrontée à une demande de reviviscence dela clinique en tant que traitement individualisé.

Une dernière caractéristique de la transfor-mation de la relation thérapeutique doit êtresoulignée. Il s’agit de l’explosion du savoirmédical, à la fois dans sa production et dans sadistribution. D’une part, la production de savoirest vertigineuse. Plus personne ne peut pré-tendre maîtriser le savoir médical fabriqué auniveau mondial : les techniques se développentde manière exponentielle, elles deviennent deplus en plus sophistiquées. D’autre part, ladistribution du savoir médical suit la mêmecourbe ascendante. Contrairement au médecindes années 1950, le médecin actuel ne peutprétendre au monopole du savoir médical. Lespatients eux-mêmes ont accès à ce savoir, ilspeuvent vérifier si leur prescription est la bonne,s’il n’y a pas d’alternatives... Le médecin estde plus en plus amené à justifier ses diagnosticset ses choix. Il est dépossédé de son autoritéexperte, scientifique. Lacan a qualifié la ren-contre transférentielle avec le médecin derencontre avec le « sujet-supposé-savoir » ;effectivement, on s’adresse à un médecin parcequ’on lui suppose du savoir. Mais la rencontreavec le sujet-supposé-savoir n’est plus la normeaujourd’hui. Elle devient une rencontre avec lesujet-à-tester - à tester et éventuellement à fairetrébucher sur le grand marché des offresconcurrentes, qu’elles soient orthodoxes oualternatives. La perte d’autorité du médecin nepeut manquer de frapper l’observateur dessociétés contemporaines.

La régulation hybride du champmédical

Tournons-nous à présent vers le second versantdu champ médical. On constate en effet des dif-ficultés nouvelles dans la relation des profes-sionnels avec le régulateur politique.

Les mécanismes de la régulation politique duchamp de la santé ont été établis en 1945. Ilsétaient liés à ce champ de régulation plus vastequ’est le champ de la sécurité sociale. Cesmécanismes reposaient sur un certain nombrede présupposés qui caractérisaient l’actemédical de 1945 (non celui de 2007). Lesystème a été construit notamment sur l’objecti-vation des troubles, sur la discrimination claireentre l’acte médical et celui qui ne l’est pas,sur l’idée que le monde des médicaments étaitcognitivement gérable, relativement stable dansle temps et politiquement limitable. Tous cesprésupposés sont en train d’exploser aujour-d’hui, pour les raisons que je viens d’indiquer.De sorte que l’Etat régulateur se trouve de plusen plus en conflits avec les régulés.

Pour caractériser le système médical belge, onpeut le qualifier de système hybride de « marchéadministré ». Cette expression est un oxymore :il y a une contradiction évidente entre marchéet administration. Cependant, les institutionsréelles ne sont pas « logiques ». Contre lalogique, le marché administré a parfaitementbien existé et prospéré, il a politiquement « tenule coup » jusqu’à présent.

Comprenons bien ceci : le marché et l’adminis-tration (l’Etat) constituent des modèles derégulation très différents l’un de l’autre. Lemarché se constitue à la rencontre d’une offreet d’une demande libres et sans règlements.C’est le prix qui régule le marché et assure,progressivement, l’ajustement de l’offre à lademande. Le propre du marché donc, c’est qu’ilest fondé sur la liberté des opérateurs, ou end’autres termes sur l’absence de centralisationadministrative et de réglementations. Sonavantage est sa flexibilité et son ouverture àl’innovation. La compétition des professionnelssur un marché est un important facteur denouveauté. Si l’avantage du marché réside dans

Quelques aperçus sur la crise contemporaine de la régulation du champ médical

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ce dynamisme qui lui est inhérent, chacun saitaussi que le défaut du marché est de produiredes inégalités. Puisque la régulation se fait parle prix, l’accès à la médecine est régulé parl’argent. Comme les revenus sont tout à faitinégaux, les chances des citoyens sont trèsinégales face à la santé.

Le deuxième modèle de régulation, après lemarché, c’est l’Etat. Ici, la régulation se faitpar le haut. Les principes, les règlements, lespositions, les statuts, les fonctions sont définispar un accord politique et non par la concur-rence mercantile. L’Etat a l’immense avantagede permettre une distribution égalitaire desproduits et services. Cet aspect a séduit lesrégulateurs de 1945 préoccupés de la résolutiondes conflits de classes. Il s’agissait de créer uncompromis de classes, d’égaliser la société etde créer une vaste classe moyenne.

Que faire donc ? Du marché ou de l’Etat ? Lasolution de 1945 consistait à… ne pas choisir !Il faut dire que, la croissance aidant, nos sociétésont eu les moyens de s’offrir un système derégulation hybride, mêlant une bonne dose decentralisation à une bonne dose de concurrence.D’un côté, on admettait que les prestataires desoins étaient en concurrence ; de l’autre, ondéployait une immense bureaucratie pour régu-ler la relation thérapeutique à coups de règle-ments. Cela était tenable tant que le systèmen’était pas trop complexe, que les connaissancesétaient (relativement) stables, que l’offre demédicaments ne changeait pas d’année enannée, que la médecine restait un domainedifférencié, axé sur la thérapie à l’exclusiond’autres domaines.

La crise actuelle du système derégulation

Aujourd’hui, ce marché administré, qui tented’assurer à la fois la liberté et l’égalité, ne per-met plus de réguler le champ médical qu’avecde très grandes difficultés. La conception del’administration en vigueur dans le mondesanitaire depuis 1945 présuppose que régulerpubliquement un domaine consiste à produiredu règlement et à assortir le respect de ce

règlement d’un système de sanctions. Oncherche à établir des contrôles via des inspec-teurs. Cette conception de l’action publiquedevient progressivement dysfonctionnelle dansun monde devenu infiniment complexe. Elle neproduit plus aujourd’hui un effet régulatoirebénéfique. Elle engendre avant tout ladissimulation d’informations, un sentiment deméfiance généralisée entre régulateurs etrégulés. Entre les deux, le conflit couve en per-manence : la vie des régulés est trop complexe,trop flexible, pour tomber dans les petites casesdes formulaires administratifs. Tout ce que j’aiexpliqué ci-dessus - l’extension du médical,l’explosion des savoirs, la singularisation de ladémarche clinique - fait objection à une régula-tion par les règlements. Du coup, lorsqu’onrecourt à des sanctions, elles apparaissentillégitimes.

Si ce conflit devait mener à un éclatement dusystème actuel, le marché pourrait apparaîtrecomme la seule solution de rechange. C’est ceque ne manquent pas de souligner un certainnombre de porte-parole de la remercantilisationdu système de la santé. Il est donc urgent trouverune nouvelle « voie moyenne » afin de sauverle compromis entre l’égalité et la liberté, entrela régulation et la complexité.

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Comment sortir de la crise de larégulation�?

Il existe cependant d’autres formes d’actionpublique que le règlement bureaucratique et lecontrôle hiérarchique. Je pense que nouspourrions esquisser deux voies de sortie de lacrise actuelle de la régulation.

Première voie : les mécanismes incitatifs, laconstruction de consensus par la parole sont despistes porteuses. On peut développer uneconception du contrôle fondé non pas sur lasanction mais sur l’apprentissage collectif. Lesinspecteurs ne seraient plus là pour sanctionnermais pour apprendre à articuler une pratiqueindividuelle avec des exigences collectives,pour construire avec les praticiens des voiesnouvelles d’apprentissage. Cela suppose plusle dialogue que la contrainte, plus l’échange quele règlement.

Une deuxième voie pour repenser l’actionpublique mérite également réflexion : l’intro-duction de nouveaux intermédiaires et destructurations collectives entre le médecin et lerégulateur central. Le propre du système aujour-d’hui, c’est qu’entre le médecin (seul dans soncabinet) et l’Etat, il n’y a rien ou presque rien.Du côté des patients, les Mutualités jouentencore un rôle historique d’intermédiation, avecquelques difficultés cependant. C’est pourquoion peut considérer avec faveur les groupesd’auto-organisation de médecins, qui per-mettent des formes d’apprentissage collectif ensituation. Les Maisons médicales participentcertainement de cet ensemble qui pourraitdevenir de plus en plus important dans le cadrede la crise actuelle de la régulation.

Il est urgent de travailler à la reconstitution deces collectifs intermédiaires, faute de quoi lemédecin sera de plus en plus incapable de gérerdes exigences contradictoires, par exemplecelles qui lui enjoignent de simultanémentsoigner et économiser. Ces injonctions contra-dictoires épuisent. Et les symptômes d’épuise-ment qui apparaissent chez de nombreuxprofessionnels du monde médical sontdésormais extrêmement inquiétants. Aujour-d’hui, ce sont les corps qui encaissent lescontradictions internes au régime de régulation.

Quelques aperçus sur la crise contemporaine de la régulation du champ médical

Je ne vois à ce problème d’issue que collectiveet institutionnelle.

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La perte des repères

Je soutiens que nous vivons une mutation denotre lien social, ce qui entraîne ce qu’on al’habitude d’appeler une perte des repères. Lamajorité des certitudes d’il y a encore vingt ansne sont plus. Si vous êtes sûr d’être homme oufemme, ça peut se discuter ; si vous êtes sûred’être la mère de votre enfant, il faut encoreprouver que vous n’avez pas eu recours à unemère porteuse ; si vous êtes sûr d’avoir été con-çu dans un lit, il faut vous détromper car aujour-d’hui, cela peut avoir été dans une éprouvette.En définitive, il n’y a qu’une seule chose quisemble encore tenir le coup, une seule qui nousmette tous d’accord, c’est que nous sommesmortels. Tout le reste peut être mis en question.

Cette sorte d’ébranlement de toutes les certi-tudes spontanées qui sont les nôtres me semblesigner une mutation en profondeur : il y aquelque chose de la reconnaissance de lalégitimité d’une place différente des autres - laplace de l’exception, comme je l’appellerais,ce qui n’implique rien d’exceptionnel ! - qui achangé : pendant des siècles, le lien social a été

De la perte des repères à l’enfant généraliséJean-Pierre

Lebrun,psychiatre et

psychanalyste.

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édecin-patient.

Les médecins généralistes sont con-frontés au vacillement de leurscertitudes. Alors que leur pratique estsoumise à des normes de plus en pluscontraignantes, ils sont confrontés à desattentes de plus en plus massives de lapart de patients qui, à leur exigence,ajoutent la remise en question de laplace du médecin, dont la parole ne faitplus vérité. Comment lire (et survivreà) ces transformations du lien social etces mutations du rapport à la norme.

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organisé sur un modèle religieux c’est-à-diresur un modèle où la place d’exception, la placede celui qui dirigeait, était de près ou de loinreprésentative de la place de Dieu. C’était lemodèle de la pyramide. Cette organisation estaujourd’hui considérée comme périmée, l’orga-nisation du lien social a complètement basculé ;nous nous trouvons désormais dans une sociétéoù cette place différente des autres - quiorganisait une hétéronomie - n’est plus recon-nue comme allant de soi. La société nes’organise plus sur le modèle religieux. Toutepersonne qui prétend dire ce qu’il faut faire estd’emblée quelqu’un « comme tout le monde »et la légitimité de son intervention est aussitôtinterrogée car s’est comme effacée la légitimitéde cette place différente de toutes les autres quiétait reconnue comme allant de soi.

Notre représentation de la société est de ce faitdevenue horizontale. C’est désormais le réseau.Il n’existe plus de norme extérieure et de cefait supérieure. L’autorité n’est donc plus verti-cale et il n’y a plus rien ni personne au-dessusde nous qui peut nous dire ce qu’il faut faire.Le ciel est désormais vide !

Ainsi, par exemple, il y a encore quelquesannées, il allait encore de soi que le médecinne tuait pas. Même si certains médecins sepermettaient d’assumer de pratiquer uneeuthanasie dans le dialogue singulier avec leurpatient, il y avait néanmoins un consensus pourdire que « ça ne se faisait pas ». La loi récentesur l’euthanasie vient ébranler cette certitude.Cette loi postule qu’il faut plusieurs avis. Donc,selon les personnes en présence, les réponsesvarieront. Il n’y a plus d’opinion univoque etchaque cas, en fonction des personnes concer-nées, offre une pluralité de possibilités.

Ceci est pour nous un exemple de la disparitiond’une position qui d’emblée faisait opinioncommune, d’un principe que tout le mondeacceptait comme allant spontanément de soi,ce qui, d’ailleurs, n’empêchait nullement latransgression. Nous sommes passés d’un liensocial organisé sur le mode de l’incomplétudeet la consistance à une organisation marquéepar la complétude et l’inconsistance. (Nousrenvoyons à ce propos à notre ouvrage Laperversion ordinaire, vivre ensemble sansautrui, Denoël, 2007).

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Cette organisation nouvelle peut être trèsintéressante, mais a aussi ses inconvénients :chacun y juge les actes de l’autre à l’aune de cequ’il aurait fait lui-même. Mais ceci a une con-séquence majeure : ce modèle de complétudelaisse penser qu’on est libéré, affranchi del’incomplétude alors qu’un système symboli-que, quel qu’il soit, est d’emblée de l’ordre dudiscontinu. Ainsi, parler suppose la disconti-nuité du système des signifiants pour rendrecompte de la continuité du sensible. Donc, ilreste toujours de l’incomplétude et choisirdésormais un lien organisé par la complétudedévisibilise ce trait irréductible de tout systèmesymbolique, et donc de notre condition d’êtreparlant. Autrement dit encore, tout se passecomme si aujourd’hui, nous ne fonctionnonsplus avec ce que l’on peut appeler un « trou ».A la base de la condition humaine, il y a untrou que Dieu, ou la figure de Dieu, a recouvertpendant très longtemps. Aujourd’hui ce trou,on pourrait penser qu’il n’est plus là, que c’est

nous qui décidons en toute connaissance decause, que nous sommes entièrement auto-nomes. Cette éviction du trou transforme alorsradicalement notre conception du lien social.Nous n’appartenons plus tous à la même familledes parlants, tous arrimés dans ce trou ombi-lical. Nous nous pensons en revanche affranchisde cette amarre, nous sommes dans ce quej’appelle un entousement. Entousés, c’est trèsproche d’entubés ! En effet, alors que nous pen-sons être débarrassés de ce trou, de cette placed’exception, nous sommes en fait emportésdans une collectivité-troupeau où nous ne nousrendons pas compte à quel point le sujet setrouve, dans le même mouvement, mis à mal,voire complètement évincé.

Voici un exemple de ce glissement : je suis allé,l’autre jour, chercher à la gare un billet de trainThalys Bruxelles-Paris que j’avais commandépar téléphone. La préposée refuse de me donnermon ticket parce que je ne peux lui fournir lecode de mon billet que j’aurais commandé parInternet. Après avoir longuement tenté d’expli-quer que ce billet avait bien été commandé partéléphone, je finis par l’obtenir. Je lui demandealors aimablement: « Madame, si vous voulezêtre gentille, vous regarderez comment il estpossible que, ayant commandé par téléphone,chez vous cela soit finalement indiqué parInternet. Il y a une bulle quelque part ». Elleme dit : « Je n’ai pas besoin de regarder, vousavez commandé par Internet ! ». Cette anecdoteest certes anodine, mais il faut signaler que celarend fou et ne peut provoquer que de la violence.Nous sommes dans une situation où une damefait son travail comme elle croit devoir le fairemais qui se sent dans une position où elle esttributaire d’un savoir où il n’y a pas de trou, iln’y a pas de possibilité de discuter. Du mêmecoup, c’est vous qui êtes aboli ! Et c’est cetteabolition qui fait qu’il ne restera à certains qu’àtirer dans le tas. Pour exister comme sujet, ilfaut au moins la possibilité d’évoquer uneerreur, de soulever un doute.

Le discours social d’aujourd’hui épousepourtant ce changement profond mais nous nepercevons pas encore l’entièreté de ses consé-quences. La société ne commande plus à partirdu trou mais à partir du plein, à partir de cequ’elle croit être La vérité, l’absolu : elle sait.Ce n’est plus un chef, ou quelqu’un doté d’une

De la perte des repères à l’enfant généralisé

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autorité quelconque, qui occupe la placed’exception, qui commande. Le discours actuelne permet plus de se soutenir de ce trou. Voilàpourquoi ceux qui ont la charge collective(l’INAMI par exemple) n’ont plus d’autrepossibilité pour mettre des limites que de fairedes questionnaires, des sondages, desexpertises, des prescriptions administratives,etc., parce qu’interroger les choses à partir dutrou est devenu impossible. On est passé del’usage des interdits à un type de contentionimpliquant des empêchements ! On met desbornes sur les chaussées pour obliger les gensà rouler sur une seule voie, et des ronds-pointsà tous les coins de rue pour les empêcher d’allertrop vite ! Les gens qui ont la charge du collectifaujourd’hui ne peuvent plus occuper la positionde l’exception et se soutenir du trou pour édicterles lois, et les règles ; ils ne savent plus trèsbien d’où ils vont tenir leur légitimité et ilsdoivent trouver des stratégies différentes pourfaire accepter ce qui garantit le collectif.

La riposte à la riposte

C’est, autrement dit, la riposte inventée par ceuxqui sont aux postes à responsabilités pour faireface à la disparition de la reconnaissancecollective de cette place d’exception. Il estnéanmoins important de souligner que cetteriposte ne convient absolument pas à ce quec’est un sujet parce qu’il ne s’y retrouve pas.Car un sujet ne peut être dit tel que de la placedu trou, de l’exception.

Il me semble que le travail du médecin généra-liste se trouve au cœur de cette transformationdu lien social. Il se trouve en effet chargé derésoudre l’insoluble, à savoir la contradictionentre une logique de riposte à cette disparitionde la place d’exception – des questionnairespour empêcher les excès mais qui dans leurlogique annulent la dimension de sujet ! – et lacontrainte de ce qu’est un sujet qui ne peut pasfaire autrement que de se référer à cette placed’exception pour pouvoir être sujet. Or lemédecin généraliste a toujours été et est tou-jours le lieu d’adresse privilégié du malaise dela condition humaine.

Au-delà de son travail purement médical, il est

celui à qui on va s’adresser pour avoir le droit,la possibilité de dire que vraiment cette condi-tion humaine, ce n’est pas simple. On continueà attendre de lui qu’il aide à soutenir l’impos-sible que véhicule la condition humaine. Et sije dis l’impossible, c’est bien parce qu’il nes’agit pas d’une impuissance, mais d’uneimpossibilité, c’est-à-dire d’avoir à assumerl’existence d’un trou, de quelque chose qui nemarchera jamais tout à fait bien. Dans certainesconditions difficiles qui ne renvoient pas qu’àla maladie, on aimerait autant ne pas être toutseul à supporter cette impossibilité. On va alorsvoir le médecin parce qu’on espère que ce seraun coéquipier dans l’aventure de cette conditionhumaine qui impose pour des raisons de struc-ture et du fait que nous parlons, que ce trou onne l’évitera pas et on ne l’évidera pas, qu’onaura toujours affaire à lui et à ses conséquences.

Rapport à la norme

Ces changements vraiment profonds nousemportent et vont parfois aller jusqu’à inversernotre rapport à la norme. Ainsi, on va, parexemple, présenter comme traumatique ce quin’est, pour reprendre une expression de Lacan,que « troumatique », autrement dit on vadéclarer traumatisme le trou. On va dire qu’unemauvaise cote à l’école, qu’une sanction esttraumatisante pour l’enfant. On va dire que larencontre du sexuel au coin de la rue, du boisou de la famille, c’est un traumatisme qu’ilfaudrait pouvoir éviter. Alors que le sexuel n’est,en fait, rien d’autre que la rencontre avec cetrou, c’est-à-dire qu’il passe toujours par un « jene sais pas très bien comment je me situe danscette affaire ». La puberté est le fait qu’il fautse mettre tout à coup, dans son propre corps, àfaire face à quelque chose qui n’est pas d’avancegaranti. Plutôt que de constater, à la suite deFreud, que la sexualité infantile fait partie del’histoire humaine et qu’à ce titre, elle esttoujours quelque peu traumatique, on est entrain de faire passer toute rencontre avec lesexuel comme un traumatisme qu’il faudraitéviter.

Dans ce système où nous sommes « entousés »,où nous sommes « tous sans l’exception », c’estle trou qui est devenu traumatique. Donc à

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réduire, à repousser, à dénier, ce qui rend plusdifficile encore son appréhension et sa rencontrealors que c’est en s’y confrontant que la positionsubjective s’élabore, simplement dit, que lesujet grandit dans sa tête ! Car le sexuel, pourl’être humain, est toujours traumatique. Faitesce que vous voulez, vous n’y couperez pas.C’est une rencontre qui n’a pas de réponsetotalement adéquate. Mais c’est un traumatismesalvateur, qui permet d’aller plus loin, dedevenir adulte.

Si hier la norme était cette rencontre inévitableconnue de tous, aujourd’hui, elle risque biendu fait d’être plurielle, du fait qu’il y en aplusieurs, de pouvoir être évitée. Et faute denormativation commune à tous du fait des’amarrer dans le trou qui nous caractérisecomme êtres humains parlants, ce qu’on cher-che alors c’est la normalisation ! Normaliser,c’est rendre normal. Ce n’est pas ce qu’on peutattendre d’une rencontre avec un médecin. Parcontre, on peut continuer à attendre de lui d’êtreaidé à la normativation. Ce n’est pas la mêmechose d’être normalisé que d’être rappelé à lanécessité d’une normativation. La normati-vation est le fait qu’on n’échappe pas àl’obligation de se confronter au trou. Et que,par rapport à ce trou, il n’y a qu’une façon defaire, c’est ourler les bords et donc se constituerune colonne vertébrale à partir de ce trou. Il esten revanche impossible d’évider le trou. Nouspouvons le dénier mais cela ne le fera pasdisparaître pour autant.

L’enfant généralisé

Dans la clinique quotidienne, on voit apparaîtreaujourd’hui des gens qui sont en difficulté parcequ’ils ont trop eu l’impression que la possibilitéleur était donnée d’éviter le trou. Les confron-tations au trou, au vide, à la négativité, ont étésans cesse reportées à plus tard et on leur a laissél’illusion qu’ils pouvaient faire l’impasse surcette rencontre. Ce sont dès lors des adultes quisont restés enfants. Lacan a qualifié notreépoque comme celle de « l’enfant généralisé ».C’est celle qui se prépare si on donne lapossibilité d’éviter la confrontation au trou, de

De la perte des repères à l’enfant généralisé

croire qu’il est possible de l’éviter ou de ladéclarer traumatique sans s’apercevoir que cetraumatisme est salvateur.

Je pense que nous allons voir arriver dans noscabinets de plus en plus de ces adultes restésenfants, parce que le discours social emportédans la mutation que j’ai évoquée, ne prépareplus à assumer ce qu’implique la conditionhumaine. Ces sujets n’auront pas pu lire dansle discours social quels sont les incontournables,les invariants avec quoi il faut, de toutes lesfaçons, faire ! Et le médecin généraliste est, jecrois, une des personnes qui peut encore rappe-ler qu’à cette condition humaine, à son impos-sible, nous sommes encore tous tenus.

Jean-Pierre Lebrun a publié de nombreux ouvrages,parmi lesquels :

De la maladie médicale, Ed. De Boeck Université,1993.

Un monde sans limites, Eres, 1997.

Les désarrois nouveaux du sujet, Eres, 2001.

L’homme sans gravité (entretiens avec CharlesMelman), Denoël, 2002.

La perversion ordinaire, vivre ensemble sans autrui,Denoël 2007.

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Dans la plupart des maisons médicales, lesrègles de fonctionnement autant que les valeurset les grands principes sont discutés et établisen équipe. Il y a souvent consensus et chacunse sent à la fois porteur de ces décisions ethabilité à les faire respecter. Mais la réalité necolle jamais tout à fait aux idées. Les patientsne sont pas des numéros, ils arrivent chacunavec leur histoire, leurs problèmes du moment,leurs raisons toutes spéciales de ne pas faireexactement comme les autres. Et chaquemédecin a ses habitudes, ses humeurs, sonrythme et ses raisons bien à lui de ne pas suivreexactement les règles. Il arrive ainsi souventqu’un thérapeute court-circuite l’accueillant, enacceptant par exemple de voir sur le champ unpatient qui le harponne dans le couloir alorsqu’il avait été « reporté au lendemain » àl’accueil. Le lendemain, ce même accueillanttravaillera peut-être avec un médecin quin’accepte aucune dérogation !

L’accueil et la règle : du centre et desfaubourgs

Natalie Rasson,sociologue,

secrétaire derédaction à la

Fédération desmaisons

médicales,sur base desnotes d’une

discussion duGroupe sectoriel

accueil : GéraldeAlcindor, Anne

Auverdin,Roseline Antoine,

Amal BenBrahim,

FrançoiseColinet, Isabelle

Dechamps,Concepcion

Derojas Guerra,Suarez BegoniaDiaz, GéraldineJosquin, AgnèsLegrain, Luisa

Meneses, MyriamPitsaer, Didier

Sinon, ChristelleVanden Brande,

An Watteyn.

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édicales, normes

Dans leur travail, les accueillants sontsouvent confrontés à la question de lanorme : qui édicte les règles dans unemaison médicale, sont-elles appliquéespar tous de la même manière, commentparvient-on à les faire respecter par lespatients ? La règle est-elle souple ourigide, qui peut, et en vertu de quoi, endécider ? Le travail d’accueillant est-il lui-même balisé par des normes ?Autant de questionnements qui fontpartie de la vie quotidienne des accueil-lants et qui se traduisent dans des faitssans doute peu remarqués mais lourdsde sens.

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Espace collectif et place dechacun

Horaires et respect de l’horaire forment bienune problème récurrent dans les maisonsmédicales. La mesure n’y est pas toujours égaleselon le contrevenant. Eh oui, le médecin restetoujours le médecin et, dans la tête de certains,il a toutes les bonnes raisons d’arriver en retardou de bousculer les horaires (il travaille tout demême pour le bien des patients), tandis que lespatients sont tenus d’être à l’heure à leur rendez-vous. Et l’accueillant se trouve régulièrementpris en sandwich entre des logiques opposées,qu’il estime parfois toutes deux légitimes. Il estsouvent amené à « jouer » avec les règles et leslimites, à peser le pour et le contre entre ledébordement d’une consultation et le degréd’urgence du problème de la personne qu’il aen face de lui... bien décidée à le convaincre.Le bon dosage entre souplesse et exigence n’estpas facile à trouver. Il faut parfois contournerla norme, parfois la remettre en force au centredes négociations. « Certaines normes ou limitespeuvent être thérapeutiques. Si quelqu’un nevient pas à l’heure de son rendez-vous, cela peutêtre structurant de lui dire de revenir le lende-main. On ne l’intercale pas. Mais dans certainscas, il vaut mieux dire ‘oui’... C’est une grosseresponsabilité sur nos épaules parce que noussommes quand même la première ligne de lapremière ligne ».

Le plus souvent, il y a une confiance réciproqueentre les thérapeutes et les accueillants. Lesdécisions des uns et des autres ne sont pas remi-ses en question parce qu’« elles sont sûrementbien fondées ». Cela n’empêche que les équipesoù il est possible de discuter des difficultésrencontrées fonctionnent mieux et garantissentune plus grande sécurité de travail à l’accueil-lant. Il est important de pouvoir déplierensemble les contradictions entre théorie etpratique, interroger les manières de faire desuns et des autres. L’accueillant a besoin d’êtresoutenu par son équipe. « Chacun a sa person-nalité. Je pense qu’on ne peut pas changer lespersonnalités. Mais l’important, c’est d’avoirun espace de paroles, de manière régulière.C’est ainsi que nous pouvons nous adapter

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entre nous et construire une cohérenced’équipe. C’est seulement comme cela que l’onpeut faire évoluer les choses ».

Cette attitude collective permet d’imaginer dessolutions originales. Une équipe, par exemple,a essayé de régler la question des appels télé-phoniques au médecin pendant la consultationen réservant une plage de son horaire à laréception de ces appels. Une autre propose uncontrat aux personnes qui débordent le cadre,contrat qui rappelle à la fois l’engagement dela maison médicale et les obligations auxquellesle patient doit se soumettre. Ailleurs, on créeun petit fascicule qui explique le pourquoi desrègles élaborées... On se trouve ainsi dans unedynamique où le travail de chacun et les objec-tifs de la maison médicale sont remis au centreet ont la priorité sur les fonctionnementsindividuels.

Mais, dans certains cas, l’accueillant sent leslimites de son pouvoir d’interpellation : « Cer-tains médecins ne veulent pas nous entendre,nous sommes tout de suite remis à notre place ».Appel peut alors être fait aux textes fondateursde la maison médicale, ce qui donne du poidsaux revendications et remises en question.

L’objet social est réinjecté dans le dialogue.« La référence aux valeurs n’est pas vraimentbanalisée. Mais elle rappelle certains critèresd’appréciation qui permettent de réfléchir à nosattitudes et de prendre distance. Chez nous, ellea permis de repartir de la vie concrète des pa-tients, de leurs fonctionnements, de leursattentes, et d’évaluer les moments où nouspouvions leur faciliter la vie et les autres où unrecadrage était important ».

Le droit au respect

L’accueillant est donc le premier représentantdes normes de la maison médicale pour lespatients. Dans certains cas extrêmes, des per-sonnes refusent de s’inscrire dans le systèmeproposé : soit elles les rejettent consciemmentet vont chercher ailleurs une manière différentede pratiquer la médecine, soit elles débordentde toutes les conditions et cherchent malgré toutà prendre place dans l’institution, sans accepterles exigences qui y sont attachées.

La plupart du temps, l’acceptation ou non de lanorme emprunte cependant des chemins beau-coup plus nuancés. Une des tâches de l’accueil-lant est de faire comprendre aux patients quece n’est pas lui qui « veut ou ne veut pas enfonction de la tête du client », mais qu’ilapplique des décisions prises en équipe, qui ontun sens, et dont chaque patient peut tirer profit.« La relation ne se fait plus de personne à per-sonne mais se joue entre une personne et uneinstitution. Il y a référence à une autoritésupérieure. Et on peut encore aller plus loin,en cas d’agression verbale ou physique, parexemple, en invoquant le conseil d’administra-tion comme la plus haute autorité ». Parfois,c’est la loi belge sur laquelle il est possible des’appuyer pour remettre les choses à leur place :respect de la vie privée, secret professionnel...Par exemple lorsqu’une mère désire voir ledossier de sa fille adolescente.

Ce travail comprend un large part d’écoute, afinque le patient se sente reconnu en tant qu’indi-vidu dont les raisons ont une certaine valeur. Ila le droit à l’attention et à une certaine disponi-bilité de l’accueillant, qui prend le tempsd’évaluer sa demande et de présenter les choses

L’accueil et la règle : du centre et des faubourgs

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pour qu’elles soient acceptables. Chaque règlea son intelligence et certains patients ont besoinde temps pour le comprendre. « Pour fairepasser la norme, il faut beaucoup de tact. Il nesuffit pas de dire aux gens : il n’y a plus deplace, ce n’est pas possible. Ils doivent savoirque leur demande est entendue, qu’on va latraiter, qu’elle compte pour nous ». « Il y a desattitudes qui encouragent les patients àaccepter la norme ». « Il suffit parfois de fairepasser que la réponse à leur demande estsimplement différée ». Tout cela, sans se sentirou se montrer supérieur, ce qui remettrait lepatient « en dessous », mais avec la certitudequ’il a lui aussi les capacités de comprendre,d’apporter des solutions. C’est une question deconfiance et de respect, qu’il faudrait toujoursgarder en tête, même si les conditions de travaildes accueillants sont loin de leur offrir le tempset la disponibilité dont ils ont besoin. « Cettedisponibilité et ce respect sont peut-être aussiune norme que le patient est en droit d’attendre.C’est une manière de faire correspondre notretravail avec l’approche de la santé que nousvoulons défendre ».

Un métier à border

Ceci nous renvoie à un autre regard essentielque pose le thème de la norme sur le travail desaccueillants. En effet, selon les maisonsmédicales, ce travail est défini et balisé demanières très diverses. Ce balisage renvoie àleur pouvoir d’appréciation, notamment en cequi concerne les urgences et les imprévus quiforment leur quotidien. Certains accueillants nepeuvent prendre aucune décision sans interrogerle médecin, d’autres s’autorisent peu de déro-gations à la règle, certains autres encore ontloisir de poser des actes qui leur permettentd’évaluer le degré d’urgence d’un appel ou defaire patienter le patient jusqu’au lendemain :prendre la température ou la tension, donnerun cachet de paracétamol...

Mais cette définition d’un métier rencontred’autres zones d’incertitudes. Les demandes despatients, dans le contexte de précarisationaccrue dans notre société, deviennent de plusen plus psychologiques et sociales. Qui est cetaccueillant qui reçoit toutes ces dérives sociales

et ces souffrances personnelles en même tempsque les patients qui passent la porte ? Ladéfinition des rôles varie fortement d’un lieu àl’autre. Pour certains, leur rôle reste malgré toutadministratif et la qualité principale de leurécoute est de rester une écoute. Tous les autresbesoins sont renvoyés aux autres professionnelsde l’équipe ou du quartier : médecins, psycho-logues, assistants sociaux, éducateurs... Pourd’autres, le champ d’action est plus large. Ilsestiment par exemple avoir un rôle de préven-tion, en apprenant aux patients à définir eux-mêmes ce qui est urgent ou non, en leur mon-trant comment prendre leur température ou enleur expliquant le principe de la pilule dulendemain. Certains encore aimeraient seprofessionnaliser en matière de psychologiepour pouvoir répondre « autrement » auxpatients.

Il semble important cependant que le métierd’accueillant ne recouvre pas tout et n’importequoi et soit lui-même précisé par des normesqui, si elles laissent place à l’initiative et l’inno-vation, garantissent le professionnalisme etévitent les dérives.

On pourrait conclure avec cette question d’uneparticipante au débat dont les lignes de forceont été retracées ici : « Qui, en définitive, esthabilité à rendre la règle flexible ? Au nom dequoi peut-on décider de son implacabilité, desa souplesse ou de son changement ? ». Uneinterrogation à renvoyer à toutes les équipes quicherchent à établir des relations de travaildémocratiques dans leur institution. ●

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Quand les a-normaux se rebiffentMariannePrévost,sociologue,chercheuse à laFédération desmaisonsmédicales.

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Si la norme est la loi du plus grandnombre, que deviennent les minorités,telles que les plus gros ou les sourdsou, maintenant, les fumeurs ? Et quandles minorités, contre la tyrannie et lanorme, revendiquent leur identité, oùest la légitimité de la santé publique etde ses recommandations ?

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En guise de hors-d’oeuvre à cet article, unmagnifique poème de Philippe Lecorps. Lelecteur rassasié pourra s’en contenter...

Oh l’Obèse !Tu te traînes,t’as mal aux genoux,t’as mal au dos,tu t’essouffles, t’es en sueur,tu encombres !T’es de trop dans l’ascenseur,il va pas démarrer.Tu t’trouves pas d’habits,des chaussures renforcées.Fais gaffe à ta chaise, tu débordes.T’appuie pas sur le dossier, il pourraits’écrouler.C’est pas des poignées d’amour que t’as !Pauvre tache !Tu vas mourir graisseux !T’es pas normal !T’as vu le regard à droite.Elle te soupèse,

du mépris dans la prunelle.Tu te dégoûtes ?t’as raison, si t’étais un homme, un vrai,tu aurais de la volonté,nom d’un petit bonhomme !Tu serais le grand ascète maigre de tesrêves.Toutes tes pensées seraient d’une telleintensité,qu’elles brûleraient les calories stockéespour toi depuis le début du monde,par les anciens de tes anciens,pour que tu ne manques de rien.Ils t’ont fait rond et chaud,pour qu’on te parle doucement,joyeusement,qu’on te caresseet jouisse du confort de ton ventre-oreiller.Pour qu’on t’habille de baisers.Pour le reste, les surplus, patience !Francis Blanche disait :« mourir gros, mourir maigre,la différence est pour le porteur ! »

Extrait de Vivre le corps que je suis !Gourmandise en prose de Philippe Lecorps

(De l’alimentation à la santé. La santé del’homme 2002, 358,15-44).

La loi du plus grand nombre

« Tout doux, tout rond ! on dirait Winniel’Ourson ! La norme n’est que la loi du plus

grand nombre ! Moi, je ne suis commepersonne et j’assume ! Y’a quelqu’un à qui

ça pose problème ? ».

Ce message enjoué est signé Carolum (1m60,90 kilos), qui se présente ainsi sur le forum desnouveaux adhérents à « Allegro Fortissimo -non conformes ». Le site de ce mouvementfrançais est consistant : on y trouve un agendad’activités pour obèses, dont des ateliers demouvement centrés sur la redécouverte, dansle plaisir, de son corps, une liste de 600 bouti-ques « grandes tailles », l’adresse d’unecinquantaine de points-relais. Beaucoupd’autres choses, notamment quelques échosd’une étude internationale. Celle-ci observequ’en France, 26 % des adultes sont en sur-poids, et 8,3 % « en obésité ».

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« Quel est l’intérêt de savoir que les Françaissont plus grands et plus gros qu’il y a 36ans ? », questionne le commentateur de ceschiffres. « Eh bien, pour adapter leur environ-nement ! ». Suivent une pétition adressée à laSNCF (demandant entre autres une adaptationdes banquettes dans les trains), un manifestecontre les régimes, un point juridique relatif àla convention AERAS1, le compte-rendud’ateliers menés lors du Congrès de la médecinegénérale consacré aux « personnes obèses quis’éloignent trop souvent des cabinets médi-caux » et intitulé Les malentendus entremédecins et personnes obèses, un dialoguepossible.

Le message de Carolum illustre bien les dif-férents sens du terme « norme ». « Loi du grandnombre » : eh oui, du point de vue statistique,est défini comme normal ce qui se rapprochele plus d’une moyenne observée dans ungroupe, soit, toujours, la majorité des sujets.Les personnes en surcharge pondérale ne sontdonc pas dans la norme statistique. Quoique...34 % des adultes en surpoids (dont certainsobèses), ça fait un tiers de la population : solidepoids dans la balance, souligne Allegro Fortis-simo ! Les gros ne sont plus vraiment à la margeet si l’« épidémie » du surpoids s’étend, c’estla norme qui changera : alors autant prévoir etadapter l’environnement !

«Il y en a à qui ça pose problème ?». Mais biensûr, Carolum, il y en a même beaucoup ! Ceuxqui veillent à la santé des gens, d’abord :l’obésité est reconnue comme une pathologieen soi et un facteur de risque pour lespathologies cardio-vasculaires et le diabète. Lecalcul du BMI est une norme permettant declasser les personnes pour qui il convientd’intervenir. Mais la surcharge pondérale estun phénomène complexe et multifactoriel, lessoignants sont souvent démunis, mieux vautprévenir que guérir : plusieurs ministères de lasanté en Europe ont mis en place, pour luttercontre cette nouvelle épidémie, desprogrammes nationaux, surtout centrés sur la« malbouffe » et le manque d’exercicephysique : il faut tout mettre en oeuvre pourmodifier, corriger les comportements malsains.Certains relais proches de la population sontinvités à se joindre aux efforts (les enseignants,par exemple). Bien avisée, l’industrie agro-

alimentaire s’en mêle (turbo sur la fabricationde « produits allégés »). Et bien sûr, l’industriepharmaceutique tire les marrons du feu : pilules,repas-régimes, crèmes anti-cellulite et autresbouffeurs de graisses... miracles à la pelle !

Malades, moches et nuls

Rien de moins neutre qu’une norme, donc. Et,d’un point de vue sociétal - les gros le saventbien - qui dit norme dit jugement, appréciation,rejet... Indésirable d’un point de vue strictementsanitaire, le surpoids l’est aussi d’un point devue social, parce qu’il s’écarte de normes esthé-tiques perçues comme universelles, même sielles sont différentes dans certaines sociétés,même si un bébé bien joufflu reste apprécié, etmême si « les grosses » excitent des fantasmessexuels torrides (ce qui, loin de réhabiliter leurscharmes, souligne en fait leur monstruosité :tapez « grosses » sur Google, c’est édifiant).

Les normes sociales, ce sont des manièresd’être, de faire, de penser, que chacun acquierttout au long du processus de socialisation, par

(1) AERAS :S’Assurer et

Emprunter avecun Risque

Aggravé deSanté :

convention dejuin 1994.

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Quand les a-normaux se rebiffent

un double cheminement : un apprentissagecognitif indiquant ce qui est permis et interdit,et un processus d’intériorisation qui consiste à« lier dans le psychisme, plus ou moinsprofondément et inconsciemment, l’image desoi de l’acteur et les actions qui sont recom-mandables » (Ferrant). Ainsi, plus l’individus’approprie les valeurs qui sous-tendent lanorme, plus il souffre de n’être pas conforme :la transgression d’une norme intériorisée« entraîne un sentiment subjectif de culpabilité,le sentiment de s’être trahi soi-même et d’avoirperdu une cohérence identitaire… »2.

Disgracieux, les gros sont en outre despécheurs : leur apparence signale à tous qu’ilscommettent le péché de gourmandise, qu’ilssont fainéants, et incapables de se maîtriser, etdépendants, et irresponsables... vis-à-vis d’eux-mêmes mais aussi vis-à-vis de la collectivité,puisque l’épidémie d’obésité risque d’entraînerdes coûts importants. Ils sont donc anormauxdans leur être, dans leur agir, dans leurpensée... ?

La souffrance du hors-la-loi

« Depuis plus de trente ans », dit Marinette, « jesouffre des effets de l’obésité... Je me suis battuecontre tous les désagréments et ennuis en toutgenre qu’apporte la vie en obésité, surtoutquand elle est morbide. La souffrance physique,morale, l’impossibilité à se soigner, à trouverdu travail, les difficultés pour avoir des enfants,les relations avec les messieurs, les moqueries,j’ai tout connu comme tous les gros. J’ai dûtomber à peu près dans toutes les arnaques àla perte de poids quand j’étais plus jeune et jeme suis pas mal bousillé la santé avec tout ceque j’ai pris et fait pour perdre du poids. Depuisdes années, je me battais aussi contrel’incrédulité des gens, des médecins, des admi-nistrations diverses à qui j’essayais de faire partde mes difficultés quotidiennes. J’avais cetteimpression d’être Don Quichotte et de me battrecontre des moulins à vent particulièrementobtus et sourds, voire même souvent grossiers.Je rêvais de faire quelque chose, mais je nem’en sentais ni la force ni la carrure ».

Marinette a aujourd’hui perdu 24 kg. Il lui en

reste 124, pour 1m50. « J’ai, dit-elle, retrouvéquelque chose que j’avais perdu depuis trèslongtemps ; le respect de moi-même. J’airetrouvé l’envie de vivre et de faire des chosescomme tout le monde, je ne me vois plusseulement comme cette grosse-là dont personnene veut. J’ai le courage d’affronter tous ceuxqui pensent que les gros sont là pour faire rire ».

Sa perte de poids, Marinette la doit à sa ren-contre avec l’association BOLD, l’associationbelge des patients obèses. Elle y a aussi, surtout,trouvé le soutien moral dont elle avait besoinpour s’en sortir. « J’ai aussi pu rencontrer lesbonnes personnes, celles qui savaient vraimentcomment m’aider. BOLD, pour moi, c’est lecombat qui vise juste, c’est l’association dontj’avais rêvé sans pouvoir la réaliser. Ce sontceux qui essaient de se donner les moyens defaire les choses comme il faut ».

BOLD s’attache, tout comme Allegro Fortis-simo, à lutter contre la stigmatisation des pa-tients obèses. Ce mouvement vise aussi à fairereconnaître l’obésité comme maladie chroniqueet à obtenir une réglementation des publicitésmiraculeuses sur les pertes de poids. Il veutfavoriser une meilleure prise en charge despatients obèses, par l’information des médecinsgénéralistes sur le traitement, par l’adaptationdes cursus universitaires, par la revalorisationdu statut des diététiciens ; il soutient aussi lesdémarches auprès du monde du travail pour quel’obésité soit traitée au sein de l’entreprise.

GROS (Groupe de Réflexion sur les Obèses etle Surpoids) va dans le même sens. Cetteassociation de professionnels (médecins, diété-ticiens, psys…) s’insurge contre la virulencede certains messages : « L’excès de réservesgraisseuses fait aujourd’hui l’objet d’un ostra-cisme qui a pris des proportions sidérantes…à la souffrance somatique s’ajoutent celles,encore plus terribles, de la marginalisation etde la culpabilisation ». Souffrances loin d’êtrebénignes : « Dès le plus jeune âge, la craintede devenir gros isole ceux qui dépassent lescourbes admises, pointant d’emblée la dif-férence ; difficile de cacher ce qui se voit dansun monde qui valorise la minceur et qui lerappelle inlassablement dans les messagespublicitaires et les mises en garde contre lesfacteurs de risque. Ce qui n’est pas conforme

(2) Les chosessont évidemmentcomplexes, etdans certains cas,la non-conformitéest une qualité :le génie, lechampion, le topmodel,... autantd’exceptionsportées aux nuesparce qu’ellesportent àl’extrême desqualitésvalorisées dansune culture. Uneautre attitudeface à celui quisort de la norme,c’est de luidonner un statutparticulier, qui negomme pas sonétrangeté maisl’apprivoise, lastructure pour enneutraliserl’aspectpotentiellementdangereux, enfaire quelquechose desocialementbénéfique : ainsile fou devient-ilguérisseur danscertainessociétés...

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devient hors la loi et facteur de discriminationde manière presque inconsciente pour tous…Le gros devient celui à qui on ne veut surtoutpas ressembler ».

Au niveau des soins, le GROS rejette touteapproche normative de l’obésité : « Nous nesoignons pas des statistiques et notre objectifn’est pas de faire tomber des records à coupsde kilos perdus. Notre objectif n’est pas davan-tage de rendre conformes des corps démodés.Nous ne prenons pas non plus en charge desmaladies, qu’il s’agisse d’obésité ou de BMI,de Bulimia nervosa ou de Binge eating syn-drom : nous avons à faire avec des personnesvéritables… L’individu qui vient chercher del’aide auprès de nous a une histoire et sesdifficultés ont un sens qu’il convient de prendreen considération, faute de quoi la relation quis’établit entre le thérapeute et son patient prendun tour violent et insensé. Faute de savoir ceque signifie être gros ou maigrir pour la per-sonne qui nous fait face, nous ne pouvonsqu’exercer sur elle - souvent à sa demande -une violence ».

Ce groupe de réflexion estime que l’obsessiondiététique représente aussi un danger pourl’ensemble du corps social : la distinctionétablie entre aliments recommandés et alimentsdéconseillés « ne peut qu’aboutir à unedésorganisation alimentaire augmentantl’anxiété des consommateurs. Manger, d’actesocial, d’acte de réconfort, devient un actedangereux pour le poids et la santé ».

Je ne suis pas seulement unepaire de portugaises ensablées

Cette affirmation-là, vous la trouverez sur lesite de la Fédération Francophone des Sourdsde Belgique (www.ffsb.be). Car les sourdsaffrontent aussi le regard des gens normaux.Certains d’entre eux se sont récemment mobili-sés contre le dépistage précoce de la surditéchez les nouveau-nés, qui se met en place enFrance et en Belgique. Il s’agit de dépister lasurdité dès les premiers jours après la naissance,en vue de proposer un implant cochléaire qui,donnant une certaine capacité d’audition,facilite l’apprentissage du langage oral. Pour

être pleinement efficace, ce dispositif doit êtreposé très tôt.

Cette stratégie permettra, explique la ministreFonck (http://sentendreblogspot.com) « d’orga-niser l’ensemble de la filière de soins, du dépis-tage à la prise en charge optimale des enfantsdépistés positifs, y compris la prise en chargedans un centre de revalidation après l’implan-tation… Le dépistage précoce permet demaintenir l’enfant dans un système scolairetraditionnel, en évitant la création d’écolesspéciales pour malentendants. Il lui permet unavenir d’intégration dans la société, avec undéveloppement intellectuel normal et unepossibilité d’être socialement actif. Le budgetde l’INAMI s’en trouverait allégé ».

Le problème, c’est que la surdité est alors vuecomme un problème uniquement médical :danger pointé dans une pétition lancée par leCentre d’Information sur la Surdité d’Aquitaine(www.cis.gouv.fr) qui s’adresse au ComitéConsultatif National d’Ethique pour lui deman-der de s’intéresser à la problématique dudépistage. Or, les sourds refusent l’étiquette demalades ou de handicapés : toujours sur le site<http://sentendreblogspot.com>, BernardLemaire, sourd profond, époux d’une sourde,père de deux filles sourdes, petit-fils de sourds,arrière-petit-fils de sourds, exprime son refusque la surdité devienne la sixième maladie gravedu nouveau-né (à côté de la phénylcétonurie,de l’hyperthyroïdie congénitale, de la drépano-cytose, de l’hyperplasie congénitale des sur-rénales et de la mucoviscidose) : « Depuisquand la surdité a-t-elle de lourdes consé-quences sur le développement socio-affectif ?…Le dépistage est une insulte… ».

L’inquiétude des opposants au dépistage, c’estque celui-ci risque d’entraîner « la disparitiond’une communauté... constituée de personnesautonomes et épanouies, appartenant à uneminorité linguistique et socio-culturelle pos-sédant une très belle langue : notre langue dessignes ». Ils s’inquiètent parce que le dépistagerisque d’entraîner « la disparition d’une com-munauté... Le monde des sourds risquerait dedisparaître à cause des manipulations généti-ques du futur et des progrès des implantationscochléaires ».En effet, le dépistage précoce est motivé par la

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Quand les a-normaux se rebiffent

volonté de privilégier, dès le plus jeune âge,l’apprentissage du langage oral. Il y a ici unenjeu essentiel : on connaît les débats déjàanciens qui ont eu lieu autour de la LDSlongtemps décriée voire interdite au profit del’oralisme censé permettre une meilleure inté-gration des sourds dans le monde desentendants, au prix d’un appauvrissement duvocabulaire et de l’expression. Les réactionscontre le dépistage précoce s’inscrivent dans lalutte des sourds pour se faire reconnaître commeune communauté ayant le droit de préserver etde transmettre sa culture.

L’aspect identitaire du combat contre le dépis-tage précoce est dès lors très marqué. Motivéepar le souci d’intégrer l’enfant sourd dans uncircuit « normal », cette stratégie va-t-elle tenirses promesses ? « Pas sûr », écrit Souka, « Sil’enfant sourd n’a pas la langue des signescomme première langue,... l’intégration meparaît tourner le plus souvent à la désinté-gration. Placer un enfant sourd dans une écoleoù il n’y a que des entendants... aboutit, avec

l’oralisation forcenée, à faire de nos enfantsde ‘faux-entendants/mauvais sourds’ quitrouvent difficilement leur place dans notresociété ». Lucienne, elle, vit « le retour deJulien dans l’enseignement pour sourds commeune délivrance et pas comme un échec. Je netrouve pas normal que nos enfants doiventtravailler trois fois plus que les autres dans lesécoles pour entendants. On leur vole leurenfance ».

Au contraire, des écoles spécifiques permet-traient aux sourds de suivre un enseignementréellement adapté, et d’assumer pleinement leuridentité de sourd - quel bonheur ! EcoutonsBernard : « J’ai passé cinq années inoubliablesà Gallaudet. C’est comme une mini-ville dessourds : cafétéria, librairie, bibliothèque,piscine, stadium de sport, hôtel chic, salles deconférences... Dans Gallaudet, il y a une écoleprimaire, une école secondaire et une université(au moins 1700 étudiants sourds). On y voit lalangue des signes américains partout... Là-bas,je suis considéré comme un citoyen normal(d’où la fierté d’être sourd !) et pas du tout com-me un membre d’une minorité... La vie socialeest merveilleuse... Les activités culturelles sontinnombrables ».

Les avis sont parfois moins tranchés : certainspensent que l’oralisation (favorisée grâce àl’implant posé précocement) peut voisiner avecl’apprentissage de la langue des signes. Sansentrer dans ce débat complexe, soulignons quela question centrale tourne toujours autour del’identité : « Je refuse complètement qu’onimplante un enfant sourd si on l’implante poureffacer son identité de sourd », dit Rebecca, 20ans, née sourde profonde. « Il m’a fallu 12 anspour accepter ma surdité comme une richesse,porteuse d’une autre langue, d’une autre cul-ture... 12 ans !!! Alors si on me parle d’implantpour effacer la surdité, ça me met en colère...Je pensais, quand j’étais enfant, que si jemettais des appareils pendant des années, jedeviendrais entendante !!! Faux. Faux aussiavec l’implant. Alors, parents entendantsd’enfants sourds, je vous supplie à genoux, sivous faites implanter votre enfant, que ce soitpour lui ouvrir des portes vers le monde desentendants SANS fermer la porte à la languedes sourds, au monde des sourds... dans unesprit d’acceptation totale de la richesse de la

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surdité, porteuse d’une culture belle et riche,que cela soit discuté, parlé, imagé avec l’enfantqui est aussi un être humain à part entière...Pour son identité. J’insiste. L’enfant sourd croitsouvent qu’il ne va pas grandir car il ne voitpas d’adulte sourd. Quand j’étais enfant, je merappelle très bien du jour où j’ai compris quej’allais grandir... (Je l’ai compris) avec ravis-sement en regardant deux adolescentes sourdessigner à la porte de l’école... Elles étaientcomme ma mère ! Alors, j’avais aussi un avenirde femme ! ».

Les résistants sourds vont donc beaucoup plusloin que les obèses. Ils invoquent la richesse deleur culture, pratiquant ici ce que les socio-logues appellent le « retournement du stig-mate » : ce qui consiste à endosser l’étiquettequi leur est donnée et à en faire un objet defierté. Non, les sourds ne sont pas sous-instruits,sous-cultivés, en dehors du « vrai monde » : ilsrevendiquent leur monde, « plein de joies, pleinde vie, de chaleur, un Monde tellement sensuel,d’une sensibilité exacerbée » (Marie-Luce).

Autre facette de la question. Candice, mamand’un enfant sourd, déplore l’effet qu’aura ledépistage sur les premiers moments de la vie :« Avant 4 à 6 mois, l’échange entre parents etbébé est très charnel. On le porte, on le touche,on le regarde. C’est comme un apprivoisement.On n’est pas sûr de soi, de se comporter demanière adéquate, et puis il y a le boulever-sement hormonal propice au baby blues. Il fautbien trois mois pour commencer à se sentir àl’aise. Tout ceci pour expliquer qu’on peut bienattendre que tout soit en place avant d’assénerle coup de la surdité ». Dans le même sens,Arnaud, sourd profond, papa d’un enfant enten-dant : « Je trouve troublant qu’on ne parle pastoujours des conséquences psychologiques d’untel dépistage trop précoce sur les parents.Soyons clair : je suis d’accord avec le principed’un dépistage néo-natal de la surdité mais pasdu tout avec le délai d’exécution de ce dépistage(3 à 5 jours). Je prône clairement un dépistagede la surdité entre l’âge de 3 à 6 mois. Ce délaiest nécessaire pour laisser aux parents le tempsde ‘s’approprier’ leur bébé. Ça s’appelle unphénomène d’attachement. Comme la surditén’est pas une maladie grave, ni mortelle, je nevois pas du tout la nécessité de bouleverser toutde suite les parents et de les plonger dans

l’angoisse injustifiée car la naissance devraitêtre un moment de bonheur à préserver à toutprix ! ».

Enfin, Danielle rappelle une vérité universelle.Il s’agira pour les parents, quel que soit leurchoix, de faire le deuil de l’enfant parfait...« N’oubliez pas que, même avec un implant,votre enfant est et restera sourd. C’est sonidentité à part entière et il ne faut pas espérer,en l’implantant, en faire un enfant entendant,car ce ne sera jamais le cas. Il s’agit d’une aidemais non d’une baguette magique quitransformera votre enfant ».

Humains pensants,responsables, autonomes...

Tels se veulent les militants du réseau américainVaccination Liberation, qui s’oppose avecvirulence à la vaccination, norme de santépublique appuyée dans certains cas par unelégislation.

L’argumentaire se veut d’abord scientifique :il ne s’agit pas de contrevenir aux normes deproduction du savoir, mais bien d’y adhérerpour revendiquer la légitimité d’une parole.D’innombrables études sont citées, démontrantque la vaccination est toxique, qu’elle altère lefonctionnement du cerveau et de la fonctionimmunitaire, qu’elle entraîne des effetssecondaires graves, qu’elle peut provoquerl’autisme, etc. Ces recherches ont été réaliséespar des chercheurs compétents, qui ont lecourage de dire une vérité dissimulée par lecorps scientifique dominant, notamment sousla pression des firmes pharmaceutiques,lesquelles sont évidemment très intéressées parles profits qu’entraîne la vente des vaccins.

A côté de ce discours revendiquant la validitédes arguments opposés à la vaccination,Vaccination Liberation défend des valeursauxquelles adhèrent bien d’autres mouvementsjetant un regard critique sur la marche dumonde... L’autonomie, d’abord : il s’agit de« nous libérer d’un abandon de notre pouvoiraux mains d’autorités qui pensent qu’ellessavent mieux ce que devraient être nos choixde santé, d’exiger notre pouvoir en tant qu’êtres

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Quand les a-normaux se rebiffent

humains pensants, responsables, autonomes ».Ensuite, une approche globale (holistique) dela santé : il faut « nous libérer de la visionréductrice du modèle bio-médical, nous per-mettre de construire des manières pluslibératrices de comprendre la maladie ; refuserla dissociation des aspects physiques etpsychiques de l’être humain, prendre en compteson insertion dans un environnement social etnaturel ». Et enfin, l’exercice d’un pouvoircritique : « nous libérer de la croyance aveugleet de l’obéissance » et, cerise sur le gâteau,« nous libérer de la consommation forcée deproduits de l’industrie pharmaceutique ».

Tout cela justifie-t-il le refus de la vaccination ?Bien sûr, puisque le vaccin entraîne une cohortede dangers et effets secondaires ; mais aussiparce qu’il est douloureux de soumettre soncorps - et son âme - à des pratiques qui contra-rient un certain rapport à soi, au monde, à lavie... Bref, des pratiques qui violent deséléments essentiels sur lesquels ces militantsfondent une partie de leur identité.

«�Fumeurs, réveillez-vous�»

Tel est le titre d’un article paru récemment dansla revue Education Santé et signé PatrickTrefois, non-fumeur, « plutôt favorable auxréglementations qui (lui) permettent de vivredans un environnement sans fumée »3.« Jusqu’où accepterez-vous d’être désignés àla vindicte collective ? Supporterez-vous doncd’être interdits en tout lieu de vie, d’être regrou-pés dans des lieux dévolus à l’assouvissement,sous surveillance, de votre ‘vice‘ ? Et peut-êtredemain d’être exclus des systèmes de solidaritécomme l’assurance maladie invalidité, sousprétexte que vous recherchez sciemment, parvotre comportement, les ennuis de santé ?Appréciez-vous d’être traités avec pitié oucondescendance ? Jusqu’à quand supporterez-vous d’être désignés comme des tueurs (via letabagisme passif que vous imposez aux autres),des inconscients et des suicidaires (vous quiattentez plusieurs fois par jour à votre santé età votre vie), au mieux des malades incapablesde résister à ce poison qui hante vos pensées ?Mais, au fond, êtes-vous encore des citoyens àl’égal des non-fumeurs ? ».

Cet appel vient à l’heure où plusieurs pays ontadopté une stratégie de « dénormalisation » dutabac, conçue au Canada. Comme son noml’indique, cette stratégie vise à organiser demanière systématique l’adhésion sociale à lanorme de santé publique. Deux points clés :d’une part, l’accent mis sur le cynisme del’industrie du tabac, sous cet angle de vue, lefumeur est « abusé », victime. D’autre part, lerisque associé au tabagisme passif : là, lefumeur devient coupable, ou tout au moinscomplice. Notons que certains fumeurs doutentde l’importance de ce risque, mais ce doute nesemble pas (plus) exprimé sur la placepublique...

Le manque de résistance des fumeurs, quedéplore Patrick Trefois, vient probablement dufait que la stratégie de dénormalisation a, dansce domaine, beaucoup d’efficacité sur tout lemonde, y compris sur les fumeurs eux-mêmes :même s’ils n’arrivent pas à arrêter de fumer,beaucoup deviennent ambivalents, insatisfaits(c’est un des buts de la dénormalisation), voirehonteux. Ils savent en tous cas que le caractère« normal » du tabagisme est définitivementperdu... et qu’ils ne peuvent plus attirer, aumieux, que la commisération - s’ils se con-duisent bien.

Un labyrinthe...

Ces brèves incursions dans le monde des résis-tants à la norme incitent à plusieurs réflexions.Y a-t-il des excès, la « résistance » est-elle lefait d’une minorité activiste ? Elle ne doit entous cas pas être balayée : lorsque les « résis-tants » racontent leur trajet personnel, on com-prend qu’ils ont conquis une pensée, une parole,là où d’autres, plus démunis, subissent l’exclu-sion dénoncée dans la honte et le repli sur soi.

Tous les résistants évoqués analysent et sepositionnent par rapport au savoir scientifiquesur lequel s’appuient les stratégies de santépublique. Tous évoquent des controverses quiont lieu au sein même du monde scientifique etdu corps médical. Ceci témoigne du fait queles connaissances évoluent rapidement, qu’ilfaut du temps avant de réunir des consensus etque de nombreux acteurs interviennent dans la

(3) PatrickTrefois, Fumeurs,réveillez-vous !Education Santén° 999, Hors-série.

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diffusion des connaissances. Les soignants lesavent bien, tiraillés qu’ils sont souvent entreleur formation de base, leur expérience clinique,l’EBM*, l’avis d’un éminent spécialiste, lesdossiers établis par des firmes pharmaceutiques,les guidelines élaborés par la profession, lesstratégies préconisées par le ministère de lasanté...

Il n’est donc pas facile pour le profane de s’yretrouver... d’autant qu’internet propose à toutun chacun de se faire un avis sur n’importequelle question, à partir de sources diversementfiables. Quoi qu’il en soit, la prise de paroledes résistants sur le savoir scientifique témoigned’une volonté des profanes de se réapproprierce savoir : il ne s’agit pas de le contester demanière obscurantiste, mais bien de partir dece savoir pour faire reconnaître la légitimitéd’une parole autre.

Cette parole autre consiste, pour les sourds, àrefuser l’étiquette de handicapés : se voulantmaîtres de leur insertion dans un monde spéci-fique, ils revendiquent en quelque sorte le droitde créer de nouvelles valeurs, de nouvellesnormes : ce qui est, comme le rappelle AxelHoffman (voir l’article Voyage au pays dunormal et du pathologique dans ce numéro),une manière dynamique de définir la santé.

Normes et santé publique�

Les problématiques évoquées font l’objet d’undiscours social autant que médical, allant grossomodo dans le même sens et se renforçant l’unl’autre. Cette convergence qui accentue lesentiment d’être stigmatisé4, n’est bien sûr pasle fait du hasard : comme le rappelle AxelHoffman (ibidem), le savoir médical est, aussi,une construction sociale.

La santé publique l’est encore plus clairement,puisqu’elle vise à intervenir au niveau collectifde manière normative, c’est-à-dire en définis-sant ce vers quoi il faudrait tendre. Ses normes,elle les établit sur base des connaissances issuesde l’épidémiologie, qui met en évidencel’exposition particulière de certains groupes àdes risques produits par l’environnement et/oules comportements individuels, lesquels sont

eux-mêmes liés à un contexte social. Cesanalyses passent, inévitablement, par une caté-gorisation de publics cibles souvent extérieureà la manière dont se perçoit le sujet.

La tension entre liberté individuelle et biencollectif amène certains à les opposer mais lesrésistants eux-mêmes ne font pas cette erreur :c’est bien en se regroupant qu’ils espèrent faireentendre leur singularité. Et les obèses identi-fient des facteurs externes qui renforcent leursdifficultés (marketing des produits alimentaires,faux régimes, pilules miracles...) : ils réclamentdes mesures réglementaires, ils demandent enquelque sorte plus de santé publique.

C’est ce que fait aussi Patrick Trefois dansl’article déjà cité : « Une autre interrogation meturlupine. Il m’apparaît qu’on a peu légiférésur le produit de tous les dangers (ndla : letabac). Pourquoi n’a-t-on pas interdit à l’indus-trie l’usage de toutes ces substances dont onsait qu’elles sont incorporées au tabac pouraccroître son addictivité, ces produits par ail-leurs eux-mêmes sources de toxicité ? Biend’autres exemples nous amèneraient au mêmedoute : face aux pouvoirs économiques, lesEtats ne délaisseraient-ils pas leur rôle deprotection du ‘bien commun’, négligeraient-ilsde construire les conditions du possible pourque la santé des citoyens puisse se déployer ? ».

Responsabilisation individuelleet néolibéralisme

Et il est bien vrai que faute de (pouvoir, ou devouloir ?) s’attaquer aux producteurs de nuisan-ces et aux conditions sociales qui exposentcertains groupes à des risques accrus, le travailde prévention s’appuie souvent sur une « édu-cation » des publics cibles visant à modifierleurs modes de vie. Education valorisantl’autonomie, la responsabilité, la maîtrise de soi,le développement maximal de ses capacités,l’évitement du risque, dans un monde où, s’ilen a la volonté, chacun peut forger son destinpersonnel : « tout est possible », n’est-ce pas ?

De telles valeurs ont la cote, comme le souligneChristian Léonard, dans un monde dominé parle néo-libéralisme. « Dans ce monde, quelle

*EBM : Evidencebased medecine,médecine baséesur les preuves.

(4) Cela paraîtmoins évident

pour les « anti-vaccins », mais

ils soulignent quela vaccination

étant largementacceptée par la

majorité, leurposition fait

d’eux uneminorité souventdisqualifiée parle corps social :

les parents qui nefont pas vacciner

leur enfant sontjugés

obscurantistes etirresponsables

tant par lesdirecteurs d’école

que par lesmédecins.

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place reste-t-il pour le citoyen lambda, celuiqui ne peut s’identifier à ceux dont on présenteune réussite parfois indécente... L’individuresponsable n’a finalement pas le choix, il doitse prouver et prouver aux autres qu’il estcapable d’utiliser au mieux sa liberté »5.Christian Léonard souligne que le concept deresponsabilité, sujet à de multiples interpréta-tions, devient « l’instrument par excellenced’une réforme du système de soins » et ilsouligne les dangers de cette évolution par demultiples exemples.

Reprenons-en quelques-uns dans le champ dela prévention : « Aux USA, dit l’auteur, lesentreprises exhortent les travailleurs à faireattention à leur santé, pour enrayer la haussedes coûts, laquelle est répercutée sur le niveaudes salaires : dès lors, les travailleurs s’épientl’un l’autre pour détecter les comportementsdéviants ». « En Grande Bretagne, le Labour arendu public en 2003 un document où il proposenotamment l’établissement d’un contrat decomportement sanitaire correct entre le méde-cin et son patient : le patient serait ainsi amenéà faire du sport, s’alimenter correctement,cesser de fumer et de boire ou tout au moins neprendre quotidiennement qu’une dose raison-nable d’alcool... Ceci n’a pas (encore ?, ndla)de force légale, c’est un engagement de bonnesintentions ». Ce document est destiné à rappelerau patient qu’il faut utiliser le service de soinspublics de manière responsable. En Hollande,depuis janvier 2005, l’assuré bénéficie d’uneristourne s’il adopte un comportement respon-sable comme consommateur de santé. D’autresexemples similaires concernent le domaine duchômage et de l’aide sociale : il s’agit toujoursde responsabiliser, non pas la collectivité, maisl’individu.

Il est bien évident que de telles mesures nepeuvent que creuser les inégalités. Or, toutesles études le montrent, les inégalités socialesface à la santé augmentent, et cela se marqueau niveau de la mortalité, de la morbidité, de laqualité de vie, de l’accès aux soins, de l’expo-sition aux risques. Dans ce contexte, opposerliberté individuelle et bien commun, ou laisserles groupes vulnérables seuls avec leur« liberté » n’a évidemment pas de sens.Mais la difficulté que rencontrent beaucoupd’intervenants, c’est dans l’équilibre à tenir

entre le souci de protéger les plus vulnérableset l’étiquetage stigmatisant que peut entraînerleur identification...

Philippe Lecorps, qui n’écrit pas que despoèmes, propose en l’occurrence de distinguerl’éthique et la morale. L’éthique, la responsa-bilité éthique, « engage l’individu vis-à-vis delui-même, de l’autre proche et de tous les autres.Elle renvoie aux valeurs qui lui sont propres,même si ces valeurs sont faites d’histoire col-lective et personnelle. Mais elle renvoie aussià cette part obscure de l’homme, à son entréedans la vie, en un mot à son être désirant, faitd’enjeux contradictoires, de paradoxes, deforces contraires, de pulsions de vie et demort ». Tandis que « la santé publique s’inscritdans une logique d’ordre social sinon d’ordremoral ». Il est toujours difficile pour les pou-voirs publics d’« arbitrer... entre la liberté dusujet et la nécessaire protection des populationsdont ils ont la charge »6.

En fin de compte, Philippe Lecorps plaide pourun engagement dans la promotion de la santé,ce qui signifie « croire qu’il y a des souffranceset des morts évitables et organiser son actiondans deux directions : une démarche politiquevisant à créer les conditions d’un vivre ensem-ble plus juste ; une démarche d’accompagne-ment des sujets singuliers, comme aide àl’élaboration d’un vivre au monde possible ».

Les normes au cabinet

Cette démarche nécessite, dit-il, des acteurs deproximité, des acteurs « à qui se fier » ; ce quine renvoie pas seulement à leurs compétenceset à leurs capacités d’écoute, mais aussi,souligne Alexis Ferrand7, à la manière dont ilsse situent par rapport aux normes.

Cet auteur évoque deux positions possibles danslesquelles, tout en se référant aux acquis del’épidémiologie et aux normes de santépublique, le soignant adopte des attitudesradicalement différentes.

La première attitude revient à délivrer au patientdes conseils en donnant à ceux-ci, pour plus

(5) ChristianLéonard, Laresponsabilisationindividuelle :aboutissement dela logique néo-libérale et del’individualisme,Education Santén°999, Hors-série.

(6) PhilippeLecorps, Ethiqueet morale enpromotion de lasanté, EducationSanté n° 999,Hors série.

(7) AlexisFerrand, Latensionnormative : unétat à la foispersonnel etinterpersonnel, inActes de laJournée d’Etudesdu Comité derecherche 13,Sociologie de lasanté de l’AISLF,Normes etvaleurs dans lechamp de lasanté, Universitéde BretagneOccidentale,Brest, mars 2003.

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d’efficacité, une valeur de norme moralesocialement désirable, à laquelle il convientd’adhérer pour être un « bon » patient (res-ponsable, autonome, etc.). Ce message peut êtrevéhiculé de différentes manières : avec autorité,persuasion, en présentant les recommandationscomme des évidences auxquelles ne peut quese plier une personne intelligente ; ou encore,plus subtilement, en donnant des marquesténues d’approbation ou de connivence (« Ah,Madame, si on n’avait que des malades commevous, tout irait mieux... ») ou de désapprobation(« Vous savez pourtant bien que... »). Dans cetype d’interaction, le soignant est normatif dansla mesure où il donne une « sanction » (positiveou négative) au patient. Etant donné le statutinégalitaire des deux partenaires, ce pouvoir desanction est loin d’être minime... et il fragilisele patient dans ses capacités à élaborer sesdoutes, ses difficultés, ses ambivalences, seschoix personnels.

La deuxième attitude consiste à présenter lesrecommandations comme ce qu’elles sont,c’est-à-dire comme « des informations sur leslois probabilistes des choses de la vie ». Dansce cas, « les ‘sanctions’ qui peuvent surveniren cas de transgression seraient infligées parnotre propre organisme, par notre fonction-nement naturel, qui nous ‘punirait’ sous laforme de la survenue de telle maladie ou d’uneaggravation de notre état de santé. Cettemaladie ou cette aggravation ne sont pas dessanctions sociales, positives ou négatives,imposées par les acteurs qui véhiculent cesmessages ».

En informant ainsi le patient des risquesencourus sans donner une valeur morale à cequ’il fera de cette information, le soignantengage une relation toute différente : il apportedes connaissances dont il reconnaît les limites,sans imposer au patient une violence normative.Cela nous semble une condition fondamentalepour que s’ouvre un réel dialogue où pourrontprendre place la subjectivité, la singularité, etun travail sur ce que Jean-Pierre Lebrun nommela « normativation » (voir l’article De la pertedes repères à l’enfant généralisé, dans cenuméro). ●

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C A H I E R

De la construction sociale de lamaladie

Nommer la maladie est toujours un acte linguis-tique et, partant, la maladie est nécessairementune construction sociale. Il importe de connaîtreles détails de la construction sociale de lamaladie parce que c’est à partir d’elle que nouspouvons faire sens de la maladie, notammentchronique. Ce point de vue constructivistes’oppose lui aussi à la présentation de la maladiecomme entité biologique constante, atempo-relle, non influencée par le contexte social, qui

Voyage au pays du normal et dupathologique

Axel Hoffman,médecingénéraliste à lamaison médicaleNorman Bethune.

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Que se passe-t-il quand une personneen souffrance s’entend dire par le pro-fessionnel consulté « Tout est normal »,ou pire « Vous n’avez rien » ? Santé etmaladie sont des notions qui paraissent« évidentes ». Mais il en va de cette« évidence » comme de beaucoupd’autres : c’est en voulant définir cesnotions que se révèlent leur complexitéet la diversité des significations qu’ellesrecèlent. L’exercice n’est en rien aca-démique car c’est en fonction de ce quisera perçu comme normal et commepathologique que se détermineront lesreprésentations, les attitudes, les choixet les actions des personnes, des profes-sionnels et du politique dans le champde la santé.

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renforce la croyance en la supériorité desinterprétations contemporaines.

La classification des maladies s’appuie sur desnormes et des présupposés implicites du dis-cours de la communauté biomédicale. Insistersur le fait que la définition et la signification dela maladie dépendent, même partiellement, defacteurs sociaux invite à des réactions hostilesde la part de cette communauté comme despatients : la profession biomédicale estime queses réussites sont minimisées et les profanessoutenant l’existence de maladies controverséesestiment que la légitimité de leur maladie estcontroversée. Difficile dès lors en ce domainede faire admettre plus que des platitudesbiopsychosociales, probablement parce que lespraticiens estiment que la relation médecin-patient est le seul niveau d’action où il estpossible et pertinent de « réhumaniser » dessoins de santé déshumanisés par la science etla technique. Dans son ouvrage Médecinegénérale (1981), Jean Carpentier qualifiait larelation médecin-malade de « cul-de-sac ».Peut-être faudrait-il envisager que le problèmene vient pas de « soignants inhumains » maisaussi de la façon dont le savoir médical est clas-sifié. Il importe donc d’éveiller les consciencesaux influences sociales agissant sur les compor-tements et les croyances... des soignants. Laplupart des controverses sur la définition, lasignification et le diagnostic de la maladie sonten effet chargées de valeurs autres que médi-cales...

Le danger sera de recoloniser le vécu sur unmode biomédical, par exemple en se basant surle point de vue qu’il existe un noyau biomédicalinaltérable qui est la vraie maladie, obscurci etdéformé par un ensemble de croyances etd’attitudes. L’histoire de la médecine offre denombreux exemples de fluctuation des normescensées constituer une nouvelle classe demaladies (l’asthme et l’hyperthyroïdie ontlongtemps été considérés comme des maladiespsychosomatiques, le prolactinome et l’hystérierelevaient de la même cause psychiatrique). Lesdébats sur la légitimité d’une maladie (parexemple le syndrome de fatigue chronique) ontun point commun : ils acceptent l’idéal onto-logique comme critère ultime permettant de

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NORME ET SANTÉ

déterminer cette légitimité. Ce critère permetune dichotomie simple (...) entre maladiesréelles, c’est-à-dire ayant une identitébiologique inattaquable, et celles qui ne sontpas réelles. Cet idéal est sans doute dangereuxcar il impose aux individus comme aux pro-fessionnels de comprendre la souffrance dansces termes et pas autrement. En l’absence d’undiagnostic « objectif », les patients sont perçuscomme des malades imaginaires, stigmatisés(par exemple par le refus d’allocationssociales), et souvent considérés comme respon-sables de leur maladie (alors que ceux quisouffrent d’une maladie « typique » sont plutôtdes victimes). Ainsi en va-t-il des patients quivéhiculent un diagnostic de fatigue chroniqueou de mononucléose chronique. Les médecinsse plaignent de la popularité de ces diagnosticset pourtant la biomédecine n’est pas étrangèreà cette popularité dans la mesure où elle s’avèreincapable de reconnaître une souffrance quin’est pas compréhensible en des termes précis.Si les médecins acceptaient comme légitime lecompte-rendu du patient sur sa souffrance aulieu de rechercher systématiquement une ano-malie objective, les enjeux pour un diagnosticspécifique seraient moins forts.

Paradoxalement, cette médecine qui se veutscientifique, socialement « extra-territoriale »n’est pas extérieure mais au contraire trèsintérieure à la culture. En fait, le monde médicalse construit en tant que forme distincte de laréalité, dès la formation des médecins1. PourByron Good, les études de médecine reposentsur la définition du monde dans lequel le savoirdoit être acquis. Dans le monde de la médecine,le corps devient médical, radicalement différentde celui auquel nous avons à faire dans la viede tous les jours. L’étudiant va apprendre àconstruire le malade en tant que patient, perçu,analysé et présenté comme relevant dutraitement médical. L’absence d’intérêt pour ledialogue avec le patient vient du fait que laparole prend son intérêt dans la présentationdu patient plutôt que dans ce dialogue. Présenterun cas clinique n’est pas une manière de décrirela réalité mais de la construire : la personnedevient le lieu de la maladie plutôt que l’agentde sa narration, le patient devient projetmédical. Et ceci n’est pas une vue de l’esprit,

mais un puissant moyen d’action, puisque celava enclencher le processus médical, décider desinterventions techniques et de l’utilisation dela pharmacopée, au sens littéral redonner formeau corps tout en marginalisant la dimension ditepsychosociale. (Notre description rend comptesurtout de soins hospitaliers, milieu qui est aussicelui de la formation des médecins...). C’est ceque Habermas nomme la « colonisation dumonde vécu » par la rationalité instrumentale,les procédures et la gestion technique des faits.

Comment en est-on arrivé là ? On peut consi-dérer que la médecine moderne, « scientifi-que », prend son essor au XIXème siècle. Jusquelà, le normal et le pathologique sont considéréscomme différents : les théories fonctionnelles,hippocratiques qui voient dans la maladie unerupture d’équilibre de l’organisme (la maladien’est pas « localisée » en l’homme mais consti-tue un état différent) s’opposent aux théoriesontologiques pour lesquelles une entité-maladieextérieure rentre dans l’homme, le possède,mais peut être localisée et combattue. Pointcommun, la maladie est une situation polé-mique, lutte intérieure dans la première concep-tion ou lutte contre l’extérieur dans la seconde.

Le normal et le pathologique�:est-ce la même chose à unniveau différent�?

Au XIXème siècle, le développement des con-naissances anatomiques puis physiologiquesfait émerger une théorie selon laquelle lesphénomènes pathologiques ne sont que desvariations quantitatives des phénomènesphysiologiques correspondants : santé etmaladie ne sont pas des opposés qualitatifs maisdes niveaux de fonctionnement de type« hyper » ou « hypo ». Entre le normal, identifiéau physiologique, et le pathologique, il existeune continuité qui rend floue la frontière entreces deux états : les mêmes lois les régissent etl’exploration de l’un nous éclaire sur l’autre.Pour le philosophe Auguste Comte, c’est lapathologie, comme écart à la normalité, quipermet de définir le normal. Claude Bernard,

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auteur de l’Introduction à la médecine expéri-mentale (1865) qui définit les principesfondamentaux de la recherche scientifique,soutient également la continuité des phéno-mènes physiologiques et pathologiques. Maiscette position peut mener à refuser de définirl’un et l’autre état, puisqu’il n’y a entre eux quedes différences quantitatives. Il n’y aurait ainsipas d’état normal ni de gens normaux maisseulement des malades qui s’ignorent,conception que Jules Romains poussera au boutde la logique dans sa pièce Docteur Knock oule triomphe de la médecine (1923) où le méde-cin va, sur foi de ce principe, « médicaliser »toute la population de sa ville.

Des découvertes postérieures à Claude Bernard,par exemple celle de l’origine microbienne desmaladies infectieuses, marqueront des limitesnettes à l’hypothèse de la continuité entre l’étatnormal et l’état pathologique. Sa faiblesserésidait dans la conclusion trop hâtive del’identité des phénomènes physiologiques etpathologiques, identité suggérée par laprogressivité de ces phénomènes chez un sujetaux fonctions permanentes, alors que le faitpathologique n’est saisissable qu’au niveau dela totalité organique, au niveau de l’individupour qui vivre la maladie, c’est vraiment vivre

une autre vie déjà au plan organique. En fait, lapathologie n’existe pas « dans un absolu » maisseulement parce qu’elle reçoit de la clinique lanotion de maladie qui n’a d’autre origine quel’expérience qu’en vivent les hommes.

Que faire de l’avis du malade�?

Dans sa psychopathologie générale, qui date de1933, K. Jaspers remarque que « C’est lemédecin qui recherche le moins le sens des mots‘santé et maladie’. Au point de vue scientifique,il s’occupe des phénomènes vitaux. C’estl’appréciation des patients et des idéesdominantes du milieu social plus que lejugement des médecins qui détermine ce qu’onappelle ‘maladie’ ».

Comment expliquer dès lors que le point de vuedu physiologiste ait occulté ainsi celui dumalade ? On peut approcher une réponse enobservant que les symptômes subjectifs (ceuxdécrits par le patient) et les symptômes objectifs(ce que le médecin « objective ») se recouvrentrarement. Les médecins, jadis comme aujour-d’hui, décrivent en effet deux types de consul-tations : celles où le patient présente une plainteprécise, généralement aiguë et sur laquelle ilest souvent possible de poser un « vrai »diagnostic et d’appliquer une thérapeutiqueappropriée ; et celles, plus ou moins chroniquesou répétitives, caractérisées par une sympto-matologie floue que le patient éprouve degrandes difficultés à préciser, une origineindéterminable et aboutissant à une décisionthérapeutique hésitante. Pour le chirurgienLeriche (1879-1955), la validité du jugementdu malade concernant la réalité de sa propremaladie est toujours contestable. Une définitionalors en vogue de la santé, c’est l’inconscienceoù le sujet se trouve de son corps, poétiquementdépeinte comme le « silence des organes ». Laconscience de l’état de santé n’apparaît que lorsde problèmes, « d’infraction à la norme ».Leriche considère cette définition comme celledu malade, de la conscience, pas celle de lascience, car il existe des maladies au dévelop-pement longtemps « silencieux » qui rendentcaduque la référence au silence des organes,telles que certaines maladies génétiques, lescancers ou le diabète qui évoluent plus ou moins

Voyage au pays du normal et du pathologique

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longtemps sans symptômes. Il en conclut quepour définir la maladie, il faut la déshumaniser :il n’y a pour le médecin ni douleur ni incapacité,il y a une altération anatomique ou physiolo-gique. On peut rétorquer que si les médecinspeuvent identifier des maladies à un stade oùelles ne montrent pas encore de symptômes,c’est parce qu’ils ont hérité d’une culturemédicale construite à partir de l’observation deces maladies à leur stade symptomatique. C’estparce qu’il y a des hommes malades qu’il y aune médecine et non parce qu’il y a desmédecins que les hommes apprennent d’euxleurs maladies.

Attribuer aux patients le soin de définir la mala-die ne résout cependant pas notre problème, carà considérer les diverses significations du motmaladie, la seule constante trouvée est unjugement de valeur virtuel : être malade, c’estêtre dévalorisé, amoindri, la maladie est unconcept général de non-valeur qui comprendtoutes les valeurs négatives possibles. Ces sens« vulgaires » ne sont pas opérationnels pour lascience médicale qui ne s’intéresse qu’auxphénomènes vitaux survenant quand leshommes se déclarent malades. Ce qui intéresseles médecins, c’est diagnostiquer et guérir,c’est-à-dire identifier l’écart à la norme commispar une fonction et la ramener à cette norme.Cette norme, ils la puisent à trois sources : leurexpérience, la représentation commune de lanorme à leur époque, mais surtout la physio-logie, recueil canonique de constantesfonctionnelles en rapport avec les fonctions del’organisme et actualisées selon les connais-sances en vigueur. Ces constantes sont ditesnormales en tant qu’elles désignent descaractères moyens et fréquents. A ce titre, ellesdeviennent un « idéal » de la thérapeutique. Lesconstantes sont donc normales à la fois au sensstatistique, qui est un sens descriptif, et au sensthérapeutique, qui est un sens normatif : enmédecine, l’état normal est celui qu’on souhaiterétablir. Mais est-ce parce qu’il est tenu commenormal par le patient que la thérapeutique levise ou bien est-ce parce qu’il est l’objectif dela thérapeutique qu’on doit le dire normal ?C’est le vivant qui doit déterminer ce qui estpathologique, ce qui doit être évité ou corrigé.Ce faisant, il prolonge l’effort propre à la viequi est de se maintenir : la vie est une activiténormative. C’est la vie elle-même et non le

jugement médical qui fait du normal biologiqueun concept de valeur et non un concept de réalitéstatistique. La vie n’est pas un objet, c’est uneactivité polarisée dont la médecine tente deprolonger l’effort spontané de défense et de luttecontre tout ce qui est de valeur négative.

« Et si la tension entre objectivité scienti-f ique et croyance était justementconstitutive des sciences, enjeu despratiques inventées et réinventées par lesscientifiques ? » (Isabelle Stengers).

Faut-il renoncer à définirobjectivement le normal�?

L’étalonnage du laboratoire avec sa délimitationdes constantes est-il digne de servir de normepour l’activité fonctionnelle du vivant pris horsdu laboratoire ? Peut-on assimiler norme etmoyenne ? Pour Adolphe Quételet, astronome,mathématicien et statisticien belge (1796-1874),une moyenne qui détermine des écarts d’autantplus rares qu’ils sont plus amples, c’est unenorme. Donc la fréquence statistique déterminela norme et étaye une « théorie de l’hommemoyen ». Proposition contestable. En effet, lesmodèles de diagnostic basés sur l’individu« moyen » excluent en général tout intérêt pourles différences individuelles (il en va de mêmepour les modèles basés sur la maladie en tantqu’entité purement biologique). Or, on peutmontrer que de nombreux facteurs, notammentnon physiologiques, par exemple environ-nementaux et sociaux, interviennent dans ladétermination des paramètres et font obstacle àune utilisation du calcul des probabilités commenormatif. La fréquence statistique ne traduit pasuniquement une normativité vitale mais aussiune normativité sociale. On sait combien lesinégalités sociales rendent compte d’inégalitésde santé : la durée de vie moyenne, par exemple,n’est pas la durée biologiquement normale maisla durée de vie socialement normative. Lanorme se traduit dans la moyenne, mais elle nes’en déduit pas. La moyenne traduit en faitl’équilibre instable de normes qui s’affrontent.

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Il y a donc indépendance logique des conceptsde norme et de moyenne, et donc impossibilitédéfinitive de décrire l’équivalent d’un « nor-mal » anatomique ou physiologique sous formede moyenne objectivement calculée. Lesnormes physiologiques définissent moins unenature humaine que des habitudes humaines enrapport avec des genres de vie, des niveaux devie, des rythmes de vie, l’éducation, l’adapta-tion aux circonstances. On peut parler de labilitérelative des constantes physiologiques ; pourchaque fonction, il y a une marge où joue lacapacité d’adaptation fonctionnelle du groupeou de l’espèce. Les conditions optimalesdéterminent ainsi une zone de peuplement oùl’uniformité des caractéristiques humainestraduit non pas l’inertie du déterminisme maisla stabilité d’un résultat maintenu par un effortcollectif. Il faut donc renoncer à définirobjectivement le normal pour enfin reconnaîtrel’originale normativité de la vie et déterminerle contenu des normes dans lesquelles la vie a

réussi à se stabiliser, sans préjuger de lapossibilité ou de l’impossibilité de modifi-cations éventuelles de ces normes.

Maladie, guérison et santé

En matière de normes biologiques, c’esttoujours à l’individu qu’il faut se référer : unemoyenne ne permet pas de dire si un individuest normal ou pas. Si le normal n’a pas la rigiditéd’une contrainte collective mais la souplessed’une norme qui se transforme dans sa relationà des conditions individuelles, la frontière entrenormal et pathologique devient imprécise(même si, pour l’individu, elle est très claire).Les symptômes pathologiques sont l’expressiondu fait que les relations entre organisme etmilieu ont été changées. La définition de lamaladie demande donc comme point de départla notion d’être individuel. L’état pathologiquepeut être une norme, mais inférieure, c’estl’instauration de nouvelles normes de vie parune réduction du niveau d’activité, en rapportavec un milieu nouveau mais rétréci. Parexemple, une articulation malade peut s’enraidirdans une position vicieuse qui restreindra samobilité mais ne sera plus douloureuse. Lamaladie est une expérience d’innovation duvivant : le contenu de l’état pathologique n’estpas un résidu du comportement normal, c’estune nouvelle dimension de la vie.

Qu’en est-il alors de la guérison ? Une resti-tution fonctionnelle satisfaisante pour le maladeet pour le médecin peut être obtenue sansrestitutio ad integrum, sans retour à l’état dedépart. L’organisme malade vise l’obtention denouvelles constantes, de nouvelles normesphysiologiques qui ne sont pas l’équivalent desnormes antérieures à la maladie. La vie neconnaît pas la réversibilité, mais elle admet desréparations qui sont des innovations physio-logiques. La santé serait alors l’indéterminationinitiale de la capacité d’institution de nouvellesnormes biologiques.

Ainsi, être sain et être normal ne sont pas tout àfait équivalents, puisque le pathologique est unesorte de normal. Etre sain, c’est non seulementêtre normal dans une situation donnée maisaussi être normatif dans cette situation et dans

Voyage au pays du normal et du pathologique

Il n’y a pas de fait normal ou pathologique en soi. Lasanté, prise au sens « absolu », c’est un conceptnormatif définissant un type de comportementorganique ; c’est en même temps un concept descriptif,qui comprend les réactions de lutte contre la maladie.

L’espèce serait le groupement d’individus, tousdifférents, et dont l’unité traduit la normalisationmomentanée de leurs rapports avec le milieu, ycompris avec les autres espèces, comme Darwin l’avaitvu. Le vivant et le milieu ne sont pas normauxséparément mais c’est leur relation qui les rend telsl’un et l’autre. Il n’y a pas de fait normal oupathologique en soi : l’anomalie ou la mutation nesont pas en elles-mêmes pathologiques, elles exprimentd’autres normes de vie possible. Si ces normes serévèlent inférieures par rapport aux normes antérieures,elles seront dites pathologiques. Si elles se révèlentéquivalentes ou supérieures, elles seront dites normales.Leur normalité vient de leur normativité. Le pathologiquen’est pas absence de norme mais c’est une autre normerepoussée par la vie.

L’expérience du vivant inclut la maladie : il est« normal » de tomber malade. La santé continue estune norme, et une norme n’existe pas. En ce sens, lepathologique n’est pas anormal.

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d’autres situations éventuelles, avoir lapossibilité de dépasser la norme qui définit lenormal momentané. La vie n’est pas pour levivant une application monotone de lois, elleest débat avec un milieu où il y a des dérobadeset des résistances inattendues, et la santé est unensemble de sécurités pour le présent et d’as-surances pour l’avenir, psychologiques etbiologiques, un volant régulateur des possibi-lités de réaction. Le propre de la maladie, c’estd’être une réduction de la marge de tolérancedes infidélités du milieu. L’homme ne se senten bonne santé que lorsqu’il se sent adapté aumilieu et ses exigences, mais aussi normatif,c’est-à-dire capable de suivre de nouvellesnormes de vie. Prenons l’exemple de l’astig-matisme : ce défaut de vision ne pose pas deproblèmes dans une société pastorale maisdevient un handicap pour travailler dansl’aviation. La santé est une façon d’aborderl’existence en se sentant non seulement pos-sesseur mais au besoin créateur de valeurs,instaurateur de normes vitales.

Tenter de définir physiologie et pathologiemène à une conclusion : la distinction entre lesdeux n’a et ne peut avoir qu’une portée clinique.C’est pourquoi il est incorrect de parler d’or-gane malade, de tissu malade, de cellule malade.La maladie est un comportement de valeurnégative pour un vivant individuel, concret, enrelation d’activité polarisée avec son milieu.Chercher la maladie au niveau de la cellule,c’est confondre le plan de la vie concrète et leplan de la science abstraite. Cela ne signifie pasqu’une cellule ne peut être malade mais que lamaladie d’un vivant ne siège pas dans desparties d’organe, elle est une réaction du toutorganique à l’incartade d’un de ses éléments.Une observation au microscope ou un test delaboratoire ne « savent » rien que le médecinignorerait, ils donnent seulement un résultat quin’a en soi aucune valeur diagnostique. Pour por-ter un diagnostic, il faut observer le compor-tement du malade. En matière de pathologie,le premier et le dernier mot reviennent à laclinique. Or la clinique n’est pas une science etne le sera jamais. Elle ne se sépare pas de lathérapeutique qui est une technique d’instau-ration ou des restaurations du normal dont lafin (rétablir une norme) échappe à la juridictiond’un savoir objectif. On ne dicte pas scienti-fiquement des normes à la vie.

On ne dicte pas scientifiquementdes normes à la vie

On ne dicte pas scientifiquement des normes à lavie... voilà qui ne plaît pas à tout le monde. Car lediscours abstrait que, courageux lecteur, vousvenez de subir, heurte de plein fouet non seule-ment la velléité toujours déçue de « faire science »de la médecine, mais aussi des intérêts bienconcrets. Alors qu’au début du XXème siècle, ledocteur Knock voyait un malade qui s’ignore danschaque bien portant, l’industrie pharmaceutiquedu XXIème siècle voit des maladies partout.L’offensive majeure a touché le domaine de ladépression. Philippe Pignarre rapporte que lenombre de personnes diagnostiquées dépressivesa été multiplié par sept en une dizaine d’années.Le principe est de manipuler les critères diagnos-tiques (par exemple le DSM IV) et les prescrip-teurs afin d’accroître le nombre de consom-mateurs potentiels de médicaments. Une autretechnique, appelée disease mongering, consisteà inventer des maladies et des diagnostics : il suffitde présenter comme problèmes médicaux desprocessus normaux de l’existence (la tristesse, lacalvitie), des problèmes personnels (la timiditérebaptisée phobie sociale) ou sociaux (l’irritabilitéchez le cadre de plus de 40 ans), de simplesrisques (les taux de cholestérol « acceptables »sont en chute vertigineuse), des symptômesanodins (comme le colon irritable) ou encore degonfler la fréquence de symptômes (tout hommeest un dysfonctionneur érectile qui se cache lavérité)... On frémit en songeant aux abus possiblesque permettront les avancées de la génomique.

Cette dérive est facilitée par le capital symbo-lique important dont bénéficient les acteurs duchamp de la santé. Il existe nombre de faitsrelevant des sciences psychologiques et socialespour lesquels le médecin n’a aucune compétenceet sur lesquels il intervient néanmoins en raisonde la légitimité que notre société confère au savoirbiologique. La tentation d’expliquer les dys-fonctionnements du corps social à partir de laconnaissance du corps biologique, loin de paraîtregrotesque, est parfois revendiquée par les profes-sionnels. Dans Le hasard et la nécessité, JacquesMonod demande à la biologie de fournir desréponses aux problèmes de société et auxquestions philosophiques que se posent leshommes.

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En fait, ce que nombre de médecins ont l’im-pression de cerner sous le concept de maladien’est après tout qu’une représentation possiblede celle-ci, qui ignore ou refoule ainsi un certainnombre de données, et notamment le rapportde la maladie à l’individu et au social.

Médicalisation = occultation

Voilà longtemps que l’on sait que la maladieou la santé en soi n’existent pas (notammentgrâce à Canguilhem, et à l’encontre desdéfinitions OMS) et pourtant le modèle causallinéaire est toujours privilégié, la possibilitéd’appréhender la maladie par d’autres voies esttoujours occultée, et on ne sort toujours pas del’alternative « être malade ou être guéri ».

La pratique de la médecine occulte le rapportde la maladie à l’individu. Le point de vue dumalade est occulté au profit d’une entité à biendes égards fictive par laquelle notre sociétédéfinit la maladie. Le caractère scientifique decette définition est fondé sur la séparation ducorps et de l’individu. Pour ce point de vuepositiviste, envisager un complexe débordantle corps malade, substituer l’interprétation àl’observation, privilégier le langage et l’histoire,ce serait retomber dans l’ignorance ou dansl’illusion dont la pratique médicale s’est libé-rée ; la maladie ne peut être qu’un phénomènenaturel qui arrive à l’individu ou dont il hérite,sans y être pour quelque chose. On refuse lefait que l’homme soit en perpétuelle recherched’équilibre, et que la pathologie soit la voie derecherche d’un nouvel équilibre après unerupture ; on refuse que par la maladie, l’individuexprime un appel, un désir, une jouissance ouune insatisfaction, bref on refuse qu’il y ait làdu sens.

La pratique de la médecine occulte égalementle rapport de la maladie au social. La maladieexprime le fait d’être autre par rapport auxnormes en vigueur dans la société, mais lecaractère « objectif » du savoir biomédicalélimine tout rapport de cette maladie à la cultureet à l’histoire. Pire, via son expertise sur la santé,ce savoir va s’approprier des domaines tels quela délinquance, le retard scolaire, le suicide : leprocessus de médicalisation, et la notion de

santé qui s’y engage, n’a en fait rien de scienti-fique mais dépend d’une normativité et decritères qui ne sont ni biologiques ni psycho-logiques mais éminemment sociaux.

Or, pour la majorité des patients, la biomédecinen’est pas un mode de mise en perspective de lamaladie (parmi d’autres possibles) mais lasource de vérités incontestables. Le prestige dusavoir biologique dans notre culture ne peuts’expliquer par le fait qu’il serait plus vrai qu’unautre champ du savoir, mais par l’hégémoniesociale qui lui est conférée par rapport auxautres discours, liée entre autres au fait que lamaladie représente une menace pour l’ordresocial, politique et économique. Ainsi, le savoirbiologique est mobilisé pour justifier une pra-tique sociale. Or, pour être en adéquation avecson objet-sujet, la pratique médicale devraitintégrer à la fois les sciences biologiques et lessciences humaines et donc développer uneanthropologie des représentations de la maladiepour mieux comprendre et soigner les patients.Le fait d’être malade, à moins de procéder àune dilatation à l’infini du médical, ne peut êtrescientifiquement appréhendé comme unphénomène exclusivement médical : c’est unphénomène social total (au sens de Mauss).Mais en même temps, il n’est pas scientifiquede disjoindre la médecine comme science et lamédecine comme pratique sociale.

Pourquoi cette obsession de réduire la patho-logie humaine à un déterminisme linéaire, d’oc-culter l’enchevêtrement des facteurs en actionet de rejeter comme faux malades ceux qui nerentrent pas dans le cadre épistémologique dela biomédecine ? Peut-être à cause de la dualiténature-culture (rejet de la culture) ou par refusde considérer l’inadéquation du modèle commemode d’interprétation et d’action unique ?

Il faut donc rechercher des modèles plus adé-quats pour saisir la réalité des phénomènes.C’est une des raisons d’être des maisons médi-cales. Leur philosophie de départ repose en effetsur une approche qui intègre le médical aupsychologique et au social et que rend possiblele travail de proximité en équipe pluridisci-plinaire orienté vers une réelle transdisci-plinarité. Cette approche large doit veiller àéviter le piège sournois du totalitarisme, sanscesse revenir à une « orientation-patient » (par

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NORME ET SANTÉ

opposition à une orientation de défense del’institution ou du modèle scientifique), mettreen place les conditions de l’autonomie del’usager des soins de santé et susciter saparticipation dans l’élaboration des actions etdes politiques de santé.

La dimension politique dunormal, ses joies, ses peines

La norme, dans le champ anthropologique,renvoie à une norme politique, y compris dansses manifestations les plus neutres. La normegrammaticale édictée lors de la création del’Académie française au XVIIème siècle étaitcelle de la bourgeoisie parisienne cultivée à uneépoque où le pouvoir royal cherchait à se ren-forcer grâce à la centralisation. Le systèmemétrique au XVIIIème rencontrera le mêmeobjectif. « On commence par les normes gram-maticales pour finir par les normes morpholo-giques des hommes et des chevaux aux fins dedéfense nationale, en passant par les normesindustrielles et hygiéniques ».

La totalité des normes réciproquement relatives,c’est la planification. Mythe bureaucratique ettechnocratique, le Plan peut aussi être lu commeune tentative pour une société de prévoir etassumer ses besoins (ce qui nécessite de prendregarde aux dérives totalitaires potentielles).Ainsi, ce qui est dénoncé par les tenants du libé-ralisme comme rationalisation/mécanisation dela vie sociale peut exprimer le besoin pour lasociété de devenir le sujet organique de besoinsreconnus comme tels. Les normes sont relativesles unes aux autres dans un système, leur co-relativité tend à faire de ce système une organi-sation, une unité en soi.

La norme réclame donc un contrôle social.Songeons aux tentations d’application de lagénétique à la transformation des normes del’espèce humaine. C’est dès 1910 que H.J.Müller parle de l’exigence sociale et morale depromouvoir le plus haut niveau intellectuel parle moyen de l’eugénique appliquée à l’ensemblede la société, pour qu’advienne une société sansclasses et sans inégalités. La norme d’un orga-nisme humain, c’est sa coïncidence avec lui-même... en redoutant le jour où ce sera sa

coïncidence avec le calcul d’un généticieneugéniste. On sait vers quelles dérives cesconsidérations ont mené dans les régimestotalitaires, et combien les développementsrécents de la génétique sont à l’origine d’unesalutaire redynamisation de la réflexion éthique.

Autre risque : une définition psychosociale dunormal par l’adapté n’implique-t-elle pas uneconception de la société qui l’assimile à unsystème de déterminismes (sur lequel nous nepourrions rien) alors qu’elle est un système decontraintes contenant des normes collectives(donc un champ politique) ? Définir l’anor-malité par l’inadaptation sociale, est-ce adopterl’idée que l’individu doit souscrire au fait detelle société, s’accommoder à elle comme uneréalité qui est en même temps un bien ? En fait,le concept d’adaptation peut être théorisé àpartir de deux principes inverses. Principetéléologique : le vivant s’adapte à la recherchede satisfactions fonctionnelles, de solutions auproblème d’optimum. Principe mécaniste : levivant est adapté sous l’effet de nécessitésd’ordres mécanique, biologique, physico-chimique. Dans les deux cas, le milieu est tenupour un fait constitué et non pour un fait àconstituer, pour un fait physique et non pourun fait biologique. Si l’on considère la relationorganisme - milieu comme l’effet d’une activitébiologique, comme une situation dans laquellele vivant recueille, au lieu de les subir, lesinfluences et les qualités qui répondent à sesexigences, alors l’organisme n’est pas jeté dansun milieu auquel il lui faut se plier, mais ilstructure son milieu en même temps qu’ildéveloppe ses capacités d’organisme.

Un voyage nécessaire

Au terme de cette discussion sur le normal et lepathologique, quelques précisions s’imposent.Tout d’abord, si avec de nombreux auteurs (voirlectures) dont les travaux ont fourni les ré-flexions que vous avez lues, nous avons bouscu-lé un certain nombre d’idées confortables, ils’agissait ici de réfléchir sur des conceptions etnon de stigmatiser les personnes : la qualitéhumaine des soignants individuels n’est pas encause et pour beaucoup (pas tous malheureuse-ment) réchauffe les froideurs que nous avons

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C A H I E R

rencontrées. Nous avons mis en cause un modede fonctionnement basé sur une perceptionrigide et superficielle du normal et du patho-logique, mode de fonctionnement davantagecaractéristique de la médecine hospitalière etdes pathologies qu’on y soigne que de celle deville et des problèmes de santé qu’on yrencontre. Ce mode de fonctionnement basé,entre autres, sur la prééminence d’une visiontriomphante du scientifique, imprègne néan-moins toute notre société, soignants commesoignés et nous agit souvent à notre insu. C’estpourquoi il était bon de faire ce voyage en terreardue du normal et du pathologique.

Alors que se passe-t-il quand sont prononcésles mots « Tout est normal » ou « Vous n’avezrien » ? Un peu tout cela ! Et s’il faut conclured’une phrase : ami soignant, ne prononce plusjamais ces mots, ami patient, ne te laisse jamaisplus répondre de la sorte.

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Lectures

Aronowitz Robert, Les maladies ont-elles un sens ?,Coll. Les empêcheurs de penser en rond, InstitutSynthélabo, Le Plessis-Robinson, 1999.

Blech Jörg, Les inventeurs de maladie : manoeuvreset manipulations de l’industrie pharmaceutique,Éditions Actes Sud, Paris, 2005.

Canguilhem Georges, Le normal et le pathologique,Quadrige/Presses universitaires de France, 1994?

Carpentier Jean, Médecine générale, Petite collectionMaspero, 1981.

Good Byron, Comment faire de l’anthropologiemédicale, Coll. Les empêcheurs de penser en rond,Institut Synthélabo, Le Plessis-Robinson, 1998.

Laplantine François, Anthropologie médicale,Bibliothèque scientifique Payot, Paris, 1986.

Pignarre Philippe, Comment la dépression estdevenue une maladie, La Découverte et Syros, Paris,2001.

Stengers Isabelle, L’invention des sciences modernes,La Découverte, Paris, 1993.

Notes

(1) La culture (dans la conception développée parle philosophe Cassirer dans les années 20) sertd’intermédiaire à la réalité qu’elle organise(conception contraire à celle de Kant pour quil’esprit met en ordre les perceptions erratiques dessens). Les formes culturelles que sont la science etl’art ne sont pas de simples produits dans un mondedonné, des verres colorés à travers lesquels nousvoyons le monde, mais des fonctions qui organisentl’être d’une manière particulière. Les objets de lascience (comme ceux de la religion ou del’esthétique) présupposent des formes del’imagination, de la perception et de l’action quiensemble construisent les « formes symboliques ».Les objets de la médecine sont de la même espèce :les activités relatives à l’art de guérir modèlent lesobjets de la thérapie. Plus tard, Foucault amèneral’idée selon laquelle les discours ne doivent pas êtretraités comme des ensembles de signes (élémentssignifiants renvoyant à des contenus) mais commedes pratiques qui forment systématiquement lesobjets dont ils parlent.