Nora Roberts - Une Femme Dans La Tourmente

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romance

Transcript of Nora Roberts - Une Femme Dans La Tourmente

  • Lagression quelle a subie, aussi brutale quinexplicable, est un traumatisme pour Miranda Jones, une historienne dart de rputation internationale. Et le cauchemar ne fait que commencer : bientt, une clbre statue est drobe dans linstitut quelle dirige, tandis quun message anonyme plein de haine lui annonce la fin de sa prestigieuse carrire. Cette menace devient ralit lorsque Miranda voit ses comptences remises en cause plusieurs reprises. uvres voles ou falsifies, analyses errones : dans lombre, son mystrieux ennemi sacharne saboter son travail, sans lui laisser le moindre rpit. Jusquau jour o la jeune femme dcouvre lun de ses assistants assassin et comprend que cette fois, ce nest plus seulement sa carrire, mais bel et bien sa vie qui est en jeu

    Publi en grand format chez Belfond dans la collection Les grands romans en juin 2001. Egalement publi par Harlequin, collection Best Sellers n116 en juillet 2000 et janvier 2005 et dans la collection Mira en novembre 2006, juillet 2008 et novembre 2010.

  • Titre original

    Homeport

  • Pour Marianne et Ky,

    avec mon affection, mon espoir et mon admiration.

  • PREMIRE PARTIE

    Le port dattache

    Le Beau est sa propre raison dtre.

    EMERSON

  • 1.

    Un vent humide et pntrant glaait jusqu la moelle des os. Les vestiges de la dernire tempte de neige samoncelaient en talus ingaux sur les bas-cts de la route. Le ciel tait dun bleu acide. Dans lherbe roussie par lhiver, les arbres noirs et nus agitaient leurs branches dcharnes, comme des poings brandis qui maudiraient le froid.

    Un temps normal, en somme, pour un mois de mars dans le Maine.

    Miranda rgla le chauffage au maximum, programma le lecteur de CD sur La Bohme de Puccini et dmarra dans un flot de musique.

    Elle tait enfin de retour. Au bout de dix jours dune tourne de confrences qui lavait ballotte dhtel en campus universitaire et daroport en htel, Miranda avait plus que hte de rentrer chez elle.

    Son soulagement venait surtout de ce quelle dtestait donner des confrences et souffrait le martyre chaque fois quelle devait affronter des ranges de visages inconnus, avides de boire ses paroles. Mais il tait hors de question que la timidit ou le trac se mettent en travers de son Devoir avec un D majuscule.

    Car elle tait le Dr Miranda Jones, une Jones de Jones Point, Maine, et navait pas le droit de loublier. Jamais.

    La ville avait t fonde par le premier Charles Jones, qui voulait ainsi marquer le Nouveau Monde de son empreinte. Ds lors, Miranda le savait, les Jones se devaient dapposer leur sceau sur tout ce quils touchaient,

  • de maintenir quoi quil arrive leur position de premire famille de la rgion, dapporter la socit une contribution dcisive par principe, bref, de se montrer dignes en toute circonstance du comportement que chacun attendait des Jones de Jones Point, Maine.

    Impatiente de sloigner de laroport, elle crasa lacclrateur en s'engageant sur la route ctire. Conduire vite tait un des petits plaisirs quelle soctroyait. Par nature ennemie de la flnerie, elle aimait se rendre dun point un autre dans un minimum de temps et sans dtours inutiles. Mme quand elle ntait pas en mission commande, elle en donnait limpression. Une femme mesurant presque 1,80 mtre, la chevelure dun roux clatant, passait rarement inaperue, il est vrai. Pour ceux qui la voyaient se dplacer avec la prcision dun missile fonant sur lobjectif, la prudence la plus lmentaire ordonnait de dgager sa trajectoire.

    Un homme, que lamour navait pas tout fait rendu aveugle et sourd, avait nagure compar sa voix du velours envelopp de papier de verre. Aussi compensait-elle ce quelle considrait comme un fcheux caprice du destin par un dbit dune brivet et dune scheresse frisant la morgue.

    Si un guerrier celte de ses anctres lui avait lgu sa stature, son visage tait typiquement Nouvelle-Angleterre : troit, impassible, avec un long nez droit, un menton tirant sur le pointu et des pommettes accuses. Sa bouche gnreusement fendue gardait le plus souvent un pli srieux, pour ne pas dire svre. Ses yeux, aussi bleus quun ciel dt, exprimaient en gnral une gravit de bon aloi.

    Pourtant, tandis quelle se dlectait ngocier les virages de la longue route sinueuse qui pousait les versants des collines enneiges, ses lvres souriaient, et son regard brillait de gaiet. Au pied des falaises, locan

  • gris acier moutonnait perte de vue. Miranda adorait ses humeurs changeantes, capables tour tour dapaiser ou de faire frmir. A chaque courbe qui len rapprochait, elle entendait le grondement des lames venant scraser sur les rochers avant de se retirer pour mieux frapper de nouveau.

    La froide lumire du soleil scintillait sur la neige, dont le vent soulevait et l des charpes poudreuses qui balayaient la chausse. Face au large, les arbres dnuds se courbaient comme des vieillards arthritiques, tordus par des dcennies dintempries. Quand elle tait enfant et encore fantasque, Miranda imaginait les dolances que ces vgtaux changeaient en ronchonnant, blottis les uns contre les autres pour rsister aux assauts du vent. Maintenant quelle ne sestimait plus fantasque et se dfiait de son imagination, elle nprouvait pas moins daffection pour les arbres aligns au sommet de la falaise, tels de vieux soldats perclus de douleurs mais toujours fidles au poste.

    La route montait, la terre allait en se rtrcissant, assaillie de chaque ct par les flots qui lui grignotaient les flancs avec une faim insatiable. La pointe se dtachait du rivage, pareille un doigt demi repli au bout duquel la vieille demeure dominait lhorizon. Un peu plus loin, plante comme une lance lendroit o le sol retombait vers la mer en cascades rocheuses, se dressait la silhouette blanche du phare qui veillait sur la cte.

    Dans son enfance, la maison tait la fois son refuge et sa joie grce la personnalit de celle qui y vivait. Amelia Jones affichait un souverain mpris des traditions de la famille, vivait selon son bon plaisir, disait ce quelle pensait et rservait toujours dans son cur la premire place ses deux petits-enfants. Miranda lui vouait une vritable adoration. La mort dAmelia, teinte dans son sommeil huit hivers auparavant sans prvenir ni dranger personne, avait constitu le seul rel chagrin de sa vie.

  • Amelia avait lgu Miranda et son frre Andrew sa maison, son portefeuille boursier judicieusement constitu au fil du temps et sa collection duvres dart. Leur pre, son fils, hritait du souhait quil serait enfin devenu un homme peu prs digne des espoirs quelle avait mis en lui lorsquils se retrouveraient dans lautre monde. Quant sa bru, elle lui laissait un collier de perles, la seule chose quElizabeth ait jamais approuve concernant sa belle-mre. Les commentaires percutants dont elle avait maill son testament taient de lAmelia tout crach.

    Miranda ne pouvait sempcher dvoquer son souvenir chaque fois quelle abordait la longue alle tortueuse au bout de la route ctire. La grande maison de pierre, o sa grand-mre avait vcu seule pendant les dix annes ayant suivi la mort de son mari, avait essuy les outrages du temps et les assauts des temptes, subi les impitoyables geles de lhiver et les torrides fournaises de lt. Maintenant, se disait Miranda non sans remords, elle survivait la ngligence distraite de ses occupants.

    Ni Andrew ni elle ne trouvaient, semblait-il, le loisir dy faire venir des peintres ou des jardiniers. La somptueuse demeure du temps de son enfance talait dsormais ses rides et ses plaies. Miranda ne lui trouvait cependant pas moins de sduction, celle dune vieille dame encore belle nayant pas peur de paratre son ge. Avec une raideur quasi militaire, elle se tenait droite lextrmit de la pointe, consciente de la dignit de ses pierres grises et de la distinction que lui confraient ses tourelles et ses gbles.

    Face au bras de mer, une pergola lui apportait une touche de charme et de fantaisie. La glycine accroche aux piliers la recouvrait mu printemps de floraisons odorantes. Chaque anne, Miranda se jurait de prendre le temps de sasseoir sur un des bancs de marbre, de profiler des parfums, de lombre, du silence. Mais le printemps faisait place lt qui cdait devant lautomne, et elle ne se

  • souvenait de sa rsolution quune fois les lianes torses dpouilles par lhiver.

    Il faudrait peut-tre remplacer quelques planches de la grande vranda en faade. Les balustrades et les volets, jadis bleus et dsormais gristres, exigeaient coup sr dtre dcaps et repeints. La glycine de la pergola avait sans doute besoin dun lagage, dengrais ou des traitements que requirent dhabitude les vgtaux de ce genre. Elle comptait bien sy attaquer un jour ou lautre.

    En attendant, les fentres scintillaient, les gargouilles accroupies au bord des toits grimaaient des sourires. Aux quatre points cardinaux, de longues terrasses et des balcons troits offraient jusqu lhorizon des vues imprenables sur la terre et la mer. Les chemines crachaient de la fume, quand quelquun stait donn la peine dallumer du feu. De vieux chnes montaient la garde alentour, et un pais rideau de pins maritimes levait une barrire contre le vent du nord.

    Son frre et elle avaient cohabit sans heurts notables, du moins tant quAndrew ne stait pas remis boire. Mais Miranda se refusait y penser. Elle prouvait pour lui une relle affection, elle apprciait sa compagnie, de sorte que travailler ensemble et vivre sous le mme toit reprsentait, tout compte fait, un plaisir plutt quune corve.

    A peine eut-elle mis pied terre que le vent lui rabattit les cheveux sur les yeux. Agace, elle les repoussa, plongea sur la banquette pour rcuprer son ordinateur portable et son porte-documents, dont elle glissa les bandoulires sur son paule. Puis elle alla ouvrir le coffre en fredonnant les dernires mesures de lopra.

    Le vent qui sobstinait lui ramener les cheveux dans la figure lui arracha un soupir agac qui se termina par un cri touff : une main lempoignait par les cheveux et lui tirait la tte en arrire avec une telle violence quelle vit

  • littralement trente-six chandelles. Dsaronne par le choc, elle sentit se poser sur sa gorge la pointe dune lame, froide et acre.

    Le hurlement de terreur jailli du trfonds de ses entrailles neut pas le temps de monter jusqu sa bouche. Elle fut bouscule et jete si brutalement contre la carrosserie de sa voiture que lexplosion de douleur dans sa hanche lui brouilla la vue et lui coupa les jambes.

    La main qui ne lavait pas lche la fit pivoter, et elle se retrouva face un visage hideux qui ondoyait devant ses yeux, difforme, blafard, coutur de cicatrices. Il lui fallut plusieurs secondes pour surmonter son horreur et se rendre compte quil sagissait dun masque.

    Elle ne lutta pas, elle en tait incapable. Rien au monde ne pouvait lui inspirer une panique plus intense que cette lame de couteau, pointue, tranchante, presse sous sa mchoire lendroit le plus tendre, le plus sensible. Chacune de ses respirations lui causait un nouvel lancement de douleur, un nouveau sursaut de terreur.

    Lhomme tait grand, large dpaules, massif, avec un cou de taureau. Elle se fora noter les dtails tandis quelle sentait son cur palpiter dans sa gorge. Des yeux marron, couleur de boue, aussi froids et inexpressifs que ceux dun requin. Elle ne distinguait rien dautre travers les fentes du masque.

    La pointe de la lame senfona peine, glissa avec une prcision dlicate, lui dchira la peau. Elle prouva une sensation de brlure. Un filet de sang coula de lestafilade sur le col de son manteau, lencolure de son pull-over.

    Non!

    Le mot lui chappa alors quelle tentait dinstinct de repousser la main qui tenait le couteau.

  • Puis ses penses se brouillrent lorsque, dune pression de la pointe, lhomme lui releva la tte pour mieux offrir sa gorge au tranchant de la lame. Elle eut la vision de sa carotide sectionne, crachant un flot de sang chaud qui fumait dans lair froid. Elle allait mourir debout, gorge comme un agneau.

    Non, de grce! Jai trois cent cinquante dollars dans mon sac. Prenez-les.

    Pourvu quil se contente de largent! Sil la violait, elle lutterait de toutes ses forces, mme en sachant quelle ne pourrait pas gagner. Sil voulait du sang, au moins que ce soit rapide.

    Prenez largent...

    Elle parlait encore quand il la repoussa avec une force inoue. A quatre pattes sur le gravier de lalle, les paumes vif, elle sentendit gmir et maudit sa terreur, qui la rendait incapable de ragir autrement quen levant vers son bourreau un regard implorant, en fixant travers ses larmes le couteau qui brillait au soleil. Son esprit lui criait de se battre ou de fuir, mais son corps refusait dobir et restait l, prostr, paralys.

    Lhomme ramassa le sac et le porte-documents tombs terre, tourna la lame de manire lui envoyer un rayon de soleil dans lil avant de planter le couteau dans un pneu arrire. Quand il len retira et fit un pas vers Miranda, elle dtala quatre pattes en direction de la maison.

    Elle sattendait quil la poursuive, la rattrape, lui arrache ses vtements, la poignarde dans le dos avec autant de brutalit dsinvolte que lorsquil avait lacr le pneu. Pourtant, elle continua de ramper dans lherbe froide et coupante. Quand enfin elle atteignit le perron, elle se retourna...

  • Elle tait seule.

    La gorge et les poumons en feu, elle se hissa tant bien que mal sur les marches. Il fallait quelle schappe, quelle se rfugie lintrieur, quelle verrouille la porte, avant quil revienne lachever avec cet abominable couteau.

    Ses doigts glissrent une fois, deux fois sur la poigne. Quand elle russit la saisir et la tourner, elle la trouva ferme, bien entendu. A cette heure-ci, il ny avait personne la maison. Personne pour lui venir en aide.

    Un instant, elle demeura l, recroqueville contre la porte, tremblante de peur et de froid sous le vent glacial.

    Bouge! sordonna-t-elle enfin. Il faut remuer, trouver les cls. Entrer. Appeler la police.

    Elle regarda gauche, droite, comme un animal apeur. Elle sentendit claquer des dents. En sappuyant la poigne, elle parvint se relever. Ses jambes flageolaient, son genou gauche meurtri par la chute protestait, mais elle dvala les marches en titubant et chercha son sac prs de la voiture jusqu ce quelle se rappelle que lhomme le lui avait vol.

    En bredouillant des mots inintelligibles, mi-prires, mi-jurons, elle ouvrit la portire, fouilla ttons dans la bote gants. Sa main se refermait sur son trousseau de cls de secours lorsquun bruit derrire elle la fit sursauter. Les bras levs devant son visage en un geste de protection drisoire, elle se retourna.

    Il ny avait rien. Rien que le vent qui sifflait dans les branches noires et nues.

    Haletante, elle repartit vers la maison en boitillant, sy prit trois reprises pour introduire la cl dans la serrure, cria presque de soulagement quand elle y parvint. A peine lintrieur, elle claqua la porte derrire elle, tourna les

  • verrous et sadossa au lourd vantail de chne. Les cls lui glissrent des doigts, tombrent sur le dallage avec un cliquetis musical.

    Ne voyant soudain que du gris autour delle, Miranda ferma les yeux. Son esprit, son corps, tout tait engourdi. Elle devait agir, prendre des mesures concrtes, mais elle ne savait plus lesquelles. Ses oreilles tintaient, une nause lui soulevait le cur. Les dents serres, elle fit un pas, puis un autre dans le vestibule qui tanguait.

    Elle tait presque arrive au pied de lescalier quand elle se rendit compte que ce ntaient pas ses oreilles qui tintaient, mais la sonnerie du tlphone.

    Machinalement, elle mergea du brouillard pais o elle baignait, pntra dans le salon o tout redevint normal et familier. Elle dcrocha, dit All? dune voix sourde, dsincarne, lointaine. Vacillant sur ses jambes, elle se fora fixer des yeux les dessins que traaient sur le parquet les rayons du soleil en passant travers les vitres.

    Oui... Oui, je comprends. Jy serai, mais jai...

    Jai quoi? Miranda secoua la tte dans l'espoir de sclaircir les ides, de retrouver ce quil fallait dire.

    J'ai... Il y a certaines choses dont il faut dabord que je moccupe. Non, je partirai le plus tt possible...

    Un fou rire lui monta alors aux lvres :

    Dailleurs, ma valise est dj faite!

    Trop hbte pour comprendre que lhystrie la gagnait, elle riait encore en raccrochant. Elle riait toujours quand elle se laissa tomber dans un fauteuil, sans mme avoir conscience que ses clats de rire taient dj des sanglots.

  • La tasse de th quelle serrait entre ses mains tait pleine. Elle savait que si elle tentait de boire, elle tremblerait au point den rpandre la moiti, mais elle apprciait le rconfort de la chaleur contre ses doigts engourdis par le froid et ses paumes vif.

    Ds quelle avait regagn un minimum de lucidit, elle avait tlphon la police et rapport aux agents venus sur place lagression dont elle avait t victime. Au moins avait-elle pu sexprimer de faon intelligible. Il ne faut pas tre incohrent au moment de porter plainte. On doit se montrer aussi calme et prcis que sil ne vous tait rien arriv. Mais maintenant que ctait fini et quelle se retrouvait seule, elle tait hors dtat de conserver plus de dix secondes dans sa tte une pense peu prs nette.

    Miranda!

    Un clat de voix, suivi par le fracas de la porte dentre claquant comme un coup de canon, signala larrive dAndrew.

    Il se prcipita dans le salon, jeta un regard horrifi au visage dfait de sa sur et saccroupit ses pieds en lui caressant la joue de ses longs doigts froids.

    Oh, mon Dieu! Mon pauvre chou...

    La matrise de soi quelle recouvrait grand-peine menaa de voler en clats.

    a va, a va. Quelques corchures, voil tout. Jai eu plus de peur que de mal.

    Il remarqua son pantalon dchir aux genoux, les gouttes de sang sch sur son pull-over.

    Le salaud! gronda-t-il.

    Lhorreur fit soudain virer au noir ses yeux, un peu

  • moins bleus que ceux de sa sur. Ses mains treignirent les siennes autour de la tasse de th.

    Il ne ta pas... il ne ta pas viole, au moins?

    Mais non, il ne voulait que de largent. Il ma vol mon sac, cest tout. Jai eu tort de demander la police de te prvenir, jaurais d le faire moi-mme.

    Tu as eu raison, voyons. Mon pauvre chou...

    Il lui ta la tasse des mains, la posa sur un guridon pour regarder ses paumes corches.

    Viens, reprit-il, je temmne lhpital.

    Je nai pas besoin daller lhpital pour de simples gratignures. Je nen mourrai pas.

    Pour la premire fois, elle parvint prendre une profonde inspiration sans prouver de haut-le-cur. Andrew lavait souvent due, il avait parfois le don de lexasprer. Pourtant, aussi loin que remontaient ses souvenirs, il avait toujours t le seul ne jamais la laisser tomber. A tre l quand elle avait besoin de lui.

    Andrew reprit la tasse de th, la lui remit dautorit entre les mains.

    Bois, cela te fera du bien.

    Il fit les cent pas dun bout lautre du salon, comme si dambuler avait le pouvoir de lui calmer les nerfs. Son long visage osseux saccordait sa silhouette quelque peu dgingande. Il tait roux comme Miranda, mais dune teinte plus fonce tirant sur lacajou.

    Si seulement javais t l, Miranda! Bon sang, je men veux. Jaurais d tre la maison.

    Tu ne peux pas tre partout, Andrew. Personne ne

  • pouvait prvoir que je serais attaque devant ma porte. Je crois, la police le croit aussi, que lindividu sapprtait cambrioler la maison, quil a t surpris par mon arrive et sest content de me dvaliser avant de senfuir.

    Il tait arm dun couteau, parat-il...

    Miranda caressa dlicatement lestafilade sur son cou.

    Oui. Et je peux te dire que je nai toujours pas surmont ma phobie des couteaux. Un seul coup dil sur la lame a suffi me paralyser de terreur.

    Qu'est-ce qu'il ta fait au juste? senquit Andrew avec douceur en se rasseyant prs delle. Te sens-tu en tat de men parler?

    Je ne lai pas vu venir. Je sortais ma valise du coffre quand il ma saut dessus, ma agrippe par les cheveux et ma mis le couteau sur la gorge. Jai dabord cru quil allait me tuer, mais il ma jete pur terre. Il a pris mon sac, mon porte-documents, et il a crev les pneus de ma voiture avant de partir... Je ne mattendais pas ce genre daccueil pour mon retour, conclut-elle en se forant esquisser un sourire.

    Jaurais d tre l, rpta Andrew.

    Ne culpabilise pas, je ten prie. Tu es ici, maintenant, cest lessentiel. Mre a tlphon, ajouta-t-elle.

    Hein? Quand?

    La barbe, grommela-t-elle en se massant les tempes, je nai pas encore les ides claires... Le tlphone sonnait quand jai russi ouvrir la porte... Il faut que je parte pour Florence demain matin.

    Cest absurde! Tu rentres peine de voyage, tu es

  • blesse, traumatise. Enfin, bon Dieu, comment a-t-elle le culot de tordonner de reprendre lavion sitt aprs avoir t agresse?

    Je ne lui en ai pas parl, jtais incapable de penser. De toute faon, la convocation est imprative. Il faut que je rserve ma place ds ce soir.

    Tu ne vas nulle part ailleurs que dans ton lit!

    Bientt, oui, dit-elle avec un ple sourire.

    Andrew fit la grimace rsigne de celui qui doit avaler une potion particulirement amre.

    Je vais lappeler, lui expliquer...

    Mon intrpide chevalier servant! linterrompit-elle en lembrassant sur la joue. Non, laisse, jirai. Un bon bain chaud et une double dose daspirine me remettront sur pied. Et puis, aprs cette petite msaventure, cela ne me fera pas de mal de me changer les ides. Mre, semble-t-il, veut que jexpertise un bronze. Elle ne me convoquerait pas de toute urgence pour une broutille.

    Standjo a dj tous les experts quil lui faut !

    Standjo tait labrviation de linstitut Standford-Jones. Elizabeth Jones, ne Standford, avait veill ce que son nom figure en premier quand avait t cre la filiale de Florence quelle dirigeait en souveraine absolue.

    Exactement, approuva Miranda, avec un vrai sourire, cette fois. Elle ne me ferait donc pas venir sil ne sagissait de quelque chose dnorme quelle veut garder dans la famille. Elizabeth Standford-Jones a besoin dun expert en bronzes de la Renaissance italienne, mais surtout dun expert qui porte aussi le nom de Jones. Je men voudrais de la dcevoir.

  • Faute de places disponibles le lendemain matin, Miranda dut se contenter dun vol du soir pour Rome avec correspondance vers Florence. Prs de vingt-quatre heures de retard.

    Elle allait le payer cher...

    Tout en essayant de calmer ses douleurs dans un bain chaud, Miranda estima inutile dappeler sa mre, cause du dcalage horaire. Elizabeth tait dj rentre chez elle, et vraisemblablement couche. Rien faire pour ce soir, donc. Il serait toujours temps dappeler Standjo le lendemain. Tout compte fait, une journe de plus ou de moins ny changerait pas grand-chose. Mme pour Elizabeth.

    Elle prendrait un taxi pour aller laroport. Son genou gauche tait enfl, et tellement douloureux quelle aurait du mal conduire mme si elle russissait faire remplacer temps ses pneus crevs. Il lui suffisait donc de...

    Elle se redressa si brusquement que la baignoire dborda.

    Son passeport, son permis de conduire, sa carte daccrditation de lInstitut! Il lui avait pris son sac main et son porte-documents avec toutes ses pices didentit.

    Miranda lcha un juron en se frottant le visage deux mains. Ctait le bouquet!

    Elle tira avec rage la chane de vidange de la vieille baignoire. Laccs de colre qui lui donna la force de se lever dun bond en tendant la main vers une serviette nempcha pas son genou, indign dun pareil traitement, de se drober sous elle. Elle se rattrapa de justesse au mur et sassit sur le bord de la baignoire, tandis que la serviette sombrait dans leau savonneuse qui scoulait avec lenteur.

  • Des larmes de dpit, de douleur, de frayeur aussi, lui piqurent les yeux. Assise nue, tremblante, sur le rebord de la baignoire, elle parvint au prix dun effort dmesur ravaler ses larmes et matriser les sanglots qui se formaient de nouveau au fond de sa gorge. Pleurer ne laiderait pas plus rcuprer ses papiers qu gurir ses douleurs ou la faire partir pour Florence.

    Elle repcha la serviette, la tordit avant de la rependre au crochet, souleva dlicatement ses jambes deux mains pour les sortir lune aprs lautre de la baignoire. Leffort de se tenir debout couvrit tout son corps de sueurs froides. Flageolante, elle sappuya au lavabo et sobserva dans le grand miroir fix derrire la porte.

    Ses bras taient pleins de bleus des marques de doigts. Lhomme avait donc d lempoigner aussi par-l, bien quelle ne sen souvnt pas. Sa hanche, violace et virant au jaune, lui faisait trs mal quand elle leffleurait. Elle avait les deux genoux corchs, surtout le gauche, vilainement rouge et enfl. Ses paumes la brlaient toujours.

    Mais ce fut la vue de la longue estafilade en travers de sa gorge qui lui redonna un vertige doubl dun haut-le-cur. Fascine et bouleverse la fois, elle la tta du bout des doigts. A un cheveu de la jugulaire, pensa-t-elle. A un cheveu de la mort.

    Sil avait voulu la tuer, elle serait morte.

    Et cela, ctait pire que les bleus, que les corchures, que les courbatures.

    Un inconnu avait tenu sa vie entre ses mains.

    Plus jamais a, dit-elle haute voix en se dtournant du miroir pour prendre son peignoir. Je ne mexposerai plus jamais une situation pareille.

  • Frissonnante de froid, elle se drapa la hte dans le peignoir. Elle en nouait malhabilement la ceinture lorsquune ombre furtive derrire la fentre la fit sursauter.

    Il tait revenu!

    Ses premiers rflexes auraient t de fuir, de hurler pour appeler Andrew laide, de se rouler en boule derrire la porte. Pourtant, les dents serres, elle sapprocha de la fentre et se fora regarder dehors.

    Elle crut dfaillir de soulagement : ctait Andrew, engonc dans le gros blouson de bcheron quil mettait pour se promener dans la campagne. Il avait allum les lampes extrieures, de sorte quelle distinguait dans sa main un long objet brillant quil balanait en marchant.

    Intrigue, elle se colla la figure au carreau.

    Un club de golf! Que pouvait bien fabriquer Andrew la nuit tombe sur la pelouse enneige avec un club de golf?

    Elle comprit soudain, et la vague de tendresse qui la submergea dissipa ses douleurs plus srement que tous les analgsiques dont elle stait bourre : son frre montait la garde, la protgeait. Des larmes lui revinrent aux yeux.

    Lune delles ruisselait sur sa joue quand elle vit Andrew sarrter, prendre quelque chose dans sa poche et boire au goulot une longue lampe dalcool.

    Oh, Andrew! pensa-t-elle en fermant les yeux, le cur serr. Nous sommes frais, toi et moi.

    Un subit lancement au genou, pire que les prcdents, la rveilla en pleine nuit.

  • Miranda alluma ttons, saisit les flacons poss sur sa table de chevet pour avaler une poigne de comprims au hasard. Elle aurait d suivre le conseil dAndrew, aller lhpital o un mdecin compatissant lui aurait au moins prescrit des drogues plus efficaces.

    Le cadran de son rveil lui apprit quil tait 3 heures du matin. Le cocktail danti-inflammatoires et daspirine ingr minuit lui avait donc accord un rpit de trois heures. Ctait mieux que rien, mais maintenant quelle tait rveille et attendait que ses douleurs sattnuent, autant en profiter pour prendre le taureau par les cornes. Avec le dcalage horaire, Elizabeth serait son bureau.

    En touffant un gmissement, elle se redressa sur ses oreillers et composa le numro.

    Miranda? Jallais justement laisser un message ton htel. Tu arrives demain comme convenu, nest-ce pas?

    Non, je suis retarde de quelques jours.

    Retarde?

    Le ton tait tranchant et glacial.

    Je regrette, mais...

    Je croyais pourtant tavoir fait comprendre quil sagit dune opration prioritaire. Jai pris auprs du ministre lengagement de commencer les analyses aujourdhui.

    Jenvoie John Carter, il...

    Ce nest pas John Carter que jai demand, mais toi. Quel que soit le travail qui toccupe en ce moment, dlgue-le quelquun dautre. Je pensais avoir t assez claire sur ce point-l aussi.

  • Dcidment, les comprims seraient inoprants cette fois-ci. Mais la rage froide que Miranda sentit monter en elle ferait sans doute passer ses lancements au second plan.

    Tu las t, rpliqua-t-elle. Aussi avais-je la ferme intention de venir comme convenu.

    Dans ce cas, pourquoi ne le fais-tu pas?

    Parce que mon passeport et mes pices didentit mont t vols hier. Je compte les remplacer au plus vite, mais nous sommes vendredi et je doute de pouvoir les obtenir avant la semaine prochaine.

    Elle est bien place pour savoir comment fonctionnent les bureaucraties, pensa Miranda, elle en constitue une elle seule.

    Il est pour le moins lger de ne pas fermer sa voiture cl, mme dans un lieu aussi calme que Jones Point.

    Les documents ntaient pas dans ma voiture ; mais sur ma personne. Ds que jen aurai obtenu de nouveaux et que je connatrai le jour de mon dpart, je vous en informerai, dit-elle schement. Ce retard est indpendant de ma volont, mais soyez assure que j'accorderai lexpertise mes soins et mon attention habituels. Au revoir, mre.

    Et Miranda saccorda la satisfaction de raccrocher sans laisser Elizabeth le loisir de placer un mot de plus.

    Dans son lgant et vaste bureau prs de 5000 kilomtres de l, Elizabeth fixa sur le combin un regard o lagacement le disputait lincomprhension.

  • Un problme?

    Elle leva les yeux vers son ex-belle-fille assise en face delle, un bloc-notes sur les genoux. Ses grands yeux verts exprimant la perplexit, un sourire attentif aux coins de ses lvres sensuelles, Elise Warfield la dvisageait. Lchec de son mariage avec Andrew avait beaucoup du Elizabeth. Leur divorce navait toutefois pas altr les rapports personnels et professionnels entre Elise et elle.

    Oui. Miranda arrivera en retard.

    Miranda en retard? Cela ne lui ressemble gure.

    Elle sest fait voler son passeport et ses autres pices didentit.

    Oh! Quelle malchance!

    Elise se leva. Petite, peine un mtre soixante, elle donnait limpression dtre menue et dlicate en dpit des courbes voluptueuses de son anatomie. Avec son casque de cheveux bne, ses cils de velours et son teint laiteux, elle avait lallure dune fe efficace et aguichante.

    A-t-elle t cambriole ou attaque? reprit-elle.

    Jignore les dtails. Le remplacement de ses papiers prendra peut-tre plusieurs jours.

    Elise allait lui demander si Miranda avait t blesse, mais elle se ravisa en voyant lexpression de son interlocutrice. Ou bien Elizabeth nen savait rien, ou bien ctait le cadet de ses soucis. Les deux, sans doute.

    Je sais que vous voulez dbuter les analyses ds aujourdhui. Si vous le dsirez, je peux rorganiser une partie de mon travail et les commencer moi-mme.

    Elizabeth quitta son fauteuil directorial pour se poster

  • devant la fentre afin de rflchir la proposition. La vision de la ville lui rendait les ides plus claires.

    Ds sa premire visite, elle stait sentie chez elle Florence. Elle avait alors dix-huit ans et ntait quune jeune tudiante, passionne dhistoire de lart et secrtement assoiffe daventures. Elle tait tombe perdument amoureuse de cette cit aux toits roses et aux dmes majestueux, de ses rues troites et de ses places grouillantes de vie.

    Elle avait aussi eu le coup de foudre pour un jeune sculpteur qui, par son charme irrsistible, lavait attire dans son lit, nourrie de pasta et rvle sa nature profonde.

    Bien entendu, plus riche de passion que de lires, le trop sduisant sculpteur ne pouvait en aucun cas lui convenir. Ses parents lavaient rappele Boston en hte ds quils avaient eu vent de laffaire. Point final...

    Elizabeth sbroua, agace davoir laiss son esprit divaguer dans cette direction. Depuis, elle avait fait ses choix, tous excellents, et elle ne sen tait jamais repentie.

    Elle tait maintenant la tte dun des centres de recherche artistique les plus importants et les plus prestigieux du monde. A ses dbuts, Standjo navait t quun satellite de la plante Jones. Dsormais, son nom comme sa personne mme en occupaient la premire place.

    Sa silhouette, dcoupe contre la fentre, tait celle dune femme de cinquante-huit ans en pleine possession de ses moyens, mince et portant dix ans de moins que son ge. Un des meilleurs coiffeurs de Florence entretenait, avec une louable discrtion, le blond cendr de sa chevelure. Son got irrprochable se refltait dans le choix de son tailleur Valentino, dune riche nuance aubergine

  • rehausse de boutons dor mat et assortie ses chaussures. Elle avait le teint clair, un visage rgulier peine altr par les quelques rides qui avaient laudace de sy montrer. Ses yeux dun bleu dur exprimaient une intelligence sans merci. Bref, elle donnait limage dune professionnelle aguerrie, au fate de sa carrire et matresse delle-mme comme de son entourage. Elizabeth naurait jamais transig sur moins que cela.

    De fait, elle navait jamais transig sur rien : en tout, pour tout, elle ne se satisfaisait que du meilleur.

    Nous attendrons Miranda, dit-elle en se retournant enfin vers Elise. Cest son domaine, sa spcialit. Je prendrai contact avec le ministre en personne pour lui expliquer la cause de ce lger retard.

    Personne au monde ne comprend mieux les retards quun Italien, rpondit Elise en souriant.

    Cest exact hlas! ajouterais-je. Nous verrons ces rapports un peu plus tard, Elise. Je voudrais appeler le ministre tout de suite.

    A votre guise.

    En effet. A propos, John Carter arrivera demain. Il fera partie de lquipe de Miranda. Entre-temps, confiez-lui le travail que vous jugerez bon. Inutile quil reste se tourner les pouces.

    John va venir? Je serai ravie de le revoir. Nous pourrons toujours lui trouver de quoi soccuper au labo. Entendu, je men charge.

    Merci, Elise.

    Une fois seule, Elizabeth se rassit son bureau, contempla le coffre-fort de lautre ct de la pice et rflchit ce quil contenait.

  • Miranda dirigerait lopration. Sa dcision avait t prise ds linstant o son regard stait pos sur le bronze. Lexpertise serait mene de bout en bout par Standjo, avec un Jones la barre. Elle lavait prvu, planifi. Cest ce sur quoi elle comptait.

    Et cest ce quelle obtiendrait.

  • 2.

    En retard de cinq jours, Miranda ne pouvait ni ne voulait perdre une minute de plus. Aussi est-ce au pas de charge quelle poussa la lourde porte mdivale de Standjo Florence et entra dans le hall, o ses talons claqurent comme un feu de salve sur les dalles de marbre blanc.

    Tout en fixant au revers de sa veste le badge que la secrtaire dElizabeth lui avait expdi, elle contourna la fidle reproduction dun bronze de Cellini, Perse brandissant la tte de Mduse, qui se dressait au centre. Miranda stait souvent demand ce que le choix dune telle uvre pour orner lentre de linstitut rvlait sur la personnalit de sa mre. Se dfaire de ses ennemis dun coup dcisif en constituait linterprtation la plus vraisemblable.

    Avant de prendre lascenseur, elle fit halte la rception pour noter sur le registre ad hoc son nom et son heure darrive. Elle avait choisi avec un soin particulier sa tenue, un tailleur de soie bleu roi dune coupe quasi militaire, combinant la rigueur llgance discrte. Elle savait que lapparence joue un rle capital pour qui doit affronter le directeur dun des tout premiers laboratoires de recherche artistique du monde. Mme si le directeur en question est votre propre mre.

    Surtout, pensa-t-elle in petto en touffant un ricanement, si ledit directeur est votre mre.

    Elle pressa le bouton de lascenseur, attendit son arrive en bouillant d 'impatience. Ses nerfs lui tordaient lestomac, lui chatouillaient la gorge, bourdonnaient dans sa tte, mais elle nen laissait rien voir.

  • Dans la cabine, labri des regards, elle se fit un raccord de rouge lvres. Un tube lui durait un an, parfois davantage, car elle ne sacrifiait aux corves de cet ordre que lorsquelle ne pouvait les viter. Ayant ainsi fait de son mieux, elle remit lobjet dans son sac et vrifia dune main lquilibre de son chignon, auquel elle estimait avoir dj consacr un temps et des efforts excessifs.

    Elle repoussait fermement quelques pingles indisciplines quand la porte de lascenseur se rouvrit pour la dposer dans ce quelle baptisait lAntichambre du Saint des Saints. La moquette gris perle, les murs ivoire, les siges durs aux dossiers droits, tout y portait le sceau de sa mre, froid, lgant, impersonnel. La console design de la rceptionniste, quipe dun ordinateur et dun standard tlphonique dernier cri, ntait pas moins digne dElizabeth. Efficace et la pointe de la technique.

    Miranda sen approcha et dclina avec concision lobjet de sa visite :

    Sono la Dottoressa Jones. Ho un appuntamento con la Signora Standford-Jones.

    Si, Dottoressa. Un momento.

    Elle eut peine le temps de se dtendre en faisant par la pense les cent pas sur le palier, que la rceptionniste revint et, dun sourire, lui signifia quelle tait attendue.

    Miranda franchit la double porte de verre donnant accs au corridor blanc, aussi chaleureux quun couloir dhpital, au bout duquel se trouvait le sanctuaire de la Signora Direttrice. Arrive devant la porte, elle frappa nul au monde naurait os ouvrir une porte dElizabeth sans y avoir dabord tap. La rponse vint aussitt. Miranda entra.

    Elizabeth tait assise son bureau, un Hepplewhite

  • rare et hors de prix accord son allure aristocratique. Derrire elle, le panorama de Florence baigne de soleil dployait sa splendeur dans le cadre de la fentre.

    Dun bout de la pice lautre, les deux femmes se toisrent dun regard exerc.

    Comment sest pass ton voyage? senquit Elizabeth.

    Sans incident.

    Tant mieux.

    Vous avez bonne mine.

    Je me porte merveille, merci. Et toi?

    Bien, merci.

    Au garde--vous comme une jeune recrue soumise linspection de l'adjudant, Miranda simagina en train dexcuter une gigue endiable autour du bureau.

    Veux-tu un caf? Une boisson frache?

    Rien, merci. Vous ne mavez pas demand de nouvelles d'Andrew, ajouta-t-elle, un sourcil lev.

    Dune main distraite, Elizabeth lui fit signe de sasseoir.

    Eh bien, comment va ton frre?

    Trs mal, sabstint-elle de rpondre. Il boit comme un trou, il est dprim, amer, il en veut au monde entier et plus encore lui-mme.

    Il va bien et vous envoie son affection, mentit-elle sans lombre dun scrupule. Je suppose que vous avez averti Elise de mon arrive.

  • Miranda tant reste debout, Elizabeth se leva.

    Bien entendu. Les chefs de service et collaborateurs concerns sont informs que tu travailleras ici un certain temps. Lexpertise du bronze de Fiesole a priorit sur tous les travaux en cours. Tu disposeras sans restriction des laboratoires et des quipements ncessaires, ainsi que du personnel que tu souhaiteras intgrer ton quipe.

    Jai eu John au tlphone hier. Vous navez pas encore commenc les analyses prliminaires?

    Non. Ton retard nous a cot un temps prcieux, aussi je compte sur toi pour te mettre au travail sans dlai.

    Cest bien dans cette intention que je suis venue.

    Elizabeth inclina lgrement la tte.

    Je remarque que tu boites. Quas-tu donc la jambe?

    Jai t agresse. Lavez-vous oubli?

    Tu mas appris quon tavait vole, tu ne mas pas dit que tu avais t blesse.

    Vous ne me laviez pas demand.

    Elizabeth laissa chapper ce que, chez toute autre personne, Miranda aurait considr comme un soupir.

    Tu aurais pu me dcrire de toi-mme la nature de lincident dont tu as t victime.

    Certes, mais je ne lai pas fait. Il tait plus urgent, mon sens, de vous informer du vol de mes papiers et du retard que cette perte entranait. Je pensais avoir t assez claire sur ce point, conclut-elle en inclinant la tte de la mme manire quElizabeth un instant plus tt.

  • Je supposais...

    Elizabeth sinterrompit et fit de la main un geste qui pouvait aussi bien exprimer lagacement que la rsignation.

    Assieds-toi, je te prie, reprit-elle. Je dois dabord te donner quelques indications gnrales.

    Miranda sassit, croisa les jambes. Son agression tait donc une affaire classe, comme elle sy attendait.

    Lhomme qui a dcouvert le bronze..., commena Elizabeth.

    Le plombier.

    Pour la premire fois, un sourire fugitif apparut sur les lvres de sa mre.

    Oui, Carlo Rinaldi. Artiste dans lme sinon dans les faits, selon ce que nous savons de lui. Il na jamais pu vivre de sa peinture, mais le pre de sa femme possde une affaire de plomberie, de sorte que...

    Sa vie prive nous intresse-t-elle? linterrompit Miranda sans cacher son tonnement.

    Seulement en ce qui concerne ses liens avec lobjet. A premire vue, il ny en aurait aucun. A ce quil parat, il serait littralement tomb dessus, cach sous une marche brise dans la cave de la Villa della Donna oscura. Les vrifications ont confirm ses dires.

    Y avait-il un doute ce sujet? Etait-il souponn davoir invent lhistoire ou contrefait le bronze?

    La question sest pose, mais le ministre est dsormais convaincu que Rinaldi a dit la vrit. Il est toutefois exact que le fait de lavoir dcouvert, soustrait en

  • fraude de la villa dans sa bote outils et dissimul chez lui un certain temps avant den avertir les autorits comptentes na pas t sans soulever, au dbut, certaines inquitudes.

    Tout en parlant, Elizabeth avait crois les mains sur le bord de son bureau et stait redresse avec raideur. Inconsciemment, Miranda adopta la mme attitude, les mains croises sur les genoux.

    Combien de temps la-t-il gard?

    Cinq jours.

    Pas de dgradations? Lavez-vous examin?

    Oui, mais je prfre mabstenir de tout commentaire tant que tu ne las pas vu toi-mme.

    Eh bien, voyons-le.

    En guise de rponse, Elizabeth alla ouvrir le placard qui abritait le petit coffre-fort.

    Vous conservez le bronze ici? stonna Miranda.

    La scurit de mon bureau est tout fait adquate. Trop de gens ont accs aux coffres des laboratoires, jai prfr limiter les risques. Je voulais galement que tu procdes ton examen initial dans de bonnes conditions.

    Elizabeth composa un code sur le clavier, puis un autre qui dclencha louverture. Elle prit lintrieur un coffret mtallique quelle revint poser sur son bureau. Aprs avoir soulev le couvercle, elle en sortit un paquet oblong envelopp dun velours fan quelle posa sur le sous-main.

    Nous daterons galement ltoffe, ainsi que le bois de la marche brise, prcisa-t-elle.

  • Cela va de soi, approuva Miranda. Il nexiste aucun document son sujet, nest-ce pas?

    Ses doigts la dmangeaient. Elle se domina cependant et sapprocha du bureau sans manifester de hte excessive.

    Aucun, jusqu prsent du moins. Mais tu connais, je pense, lhistorique de la villa dans ses grandes lignes?

    Bien entendu. Elle a appartenu une matresse de Laurent le Magnifique, Giulietta Buenodarni, surnomme la Dame noire. Aprs la mort de Laurent, elle est reste une familire des Mdicis. Tout ce qui comptait en Toscane lpoque a dfil chez elle, un moment ou un autre.

    Tu imagines donc le champ des virtualits.

    Je ne mintresse pas aux virtualits, rpliqua Miranda.

    En effet. Cest pourquoi tu es ici.

    Vraiment?

    Oui. Jexige une comptence indiscutable et une discrtion absolue. Si la nouvelle de la dcouverte sbruitait trop tt, elle dchanerait les hypothses les plus insenses, risque que Standjo ne peut ni ne veut assumer. Le ministre entend maintenir le secret absolu jusqu ce que le bronze soit dat et attribu avec certitude.

    Le plombier a dj d se vanter de sa trouvaille auprs de ses compagnons de beuverie.

    Un sourire fugitif apparut de nouveau sur les lvres dElizabeth.

    Je ne le pense pas. Ayant subtilis le bronze dans

  • un btiment du domaine public, il sait quil risque la prison sil ne fait pas exactement ce quon lui dit.

    La peur du gendarme constitue un billon efficace.

    Certes, mais cela ne nous concerne pas. Nous sommes chargs dexpertiser luvre afin de fournir au ministre tous les lments dapprciation que la science est en tat de dterminer. Nous avons donc besoin du regard objectif dun expert qui se fonde sur des faits plutt que sur des hypothses, si romanesques ou sduisantes soient-elles.

    La science naccorde pas de place au romanesque, dclara Miranda mi-voix.

    Sur quoi, elle droula soigneusement le velours. La vue de la statue lui fit bondir le cur. Dinstinct, toutefois, elle touffa son premier lan dadmiration sous un scepticisme raisonn.

    La conception et lexcution sont irrprochables. A premire vue, le style concorde avec celui duvres de la Renaissance que nous connaissons...

    Elle prit ses lunettes dans la poche de sa veste et les chaussa avant de soulever le bronze, dont elle estima le poids et la densit en le faisant tourner entre ses mains.

    La perfection des proportions et la sensualit du sujet sautaient aux yeux. Les plus petits dtails ongles, mches de cheveux, model des muscles taient reprsents avec une extraordinaire prcision. Mais ctait le sujet lui-mme qui exerait sur Miranda une vritable fascination.

    Il manait de cette femme, fire de son corps nu aux courbes harmonieuses, un sentiment de libert, de plnitude, dexaltation de son propre pouvoir. Elle levait les bras, non pour implorer mais en signe de triomphe.

  • Dans son visage dune beaut sans mivrerie, aux yeux mi-clos par le plaisir, la bouche sentrouvrait comme pour mieux jouir de ce plaisir. Elle se tenait sur la pointe des pieds, tendue, prte bondir dans une eau tide et parfume ou dans les bras dun amant. La sensualit qui sen dgageait tait telle que Miranda, lespace dun instant, crut sentir le bronze palpiter entre ses mains, aussi souple et chaud quune chair vivante.

    La patine semblait ancienne, mais Miranda ne voulut pas sy fier une patine se fabrique. Le style tait si rvlateur de lidentit de lartiste quil la rendait improbable un style simite ou se copie.

    Cette statuette reprsente la Dame noire, Giulietta Buenodarni, dit-elle enfin. Jai trop souvent vu son visage dans des tableaux ou des sculptures de lpoque pour conserver le moindre doute. Je navais pourtant jamais entendu parler de ce bronze ni rien lu son sujet. Je ferai des recherches, mais je ne crois pas que les documents ventuels le concernant maient chapp.

    Elizabeth avait observ le visage de Miranda pendant quelle procdait cet examen visuel. Elle avait not sa promptitude matriser son premier mouvement dadmiration et denthousiasme. Exactement comme elle sy tait attendue.

    Tu considres toutefois quil sagit bien dun bronze de style Renaissance.

    Oui, ce qui ne suffit pas affirmer que nous tenons une uvre disparue depuis le XVe sicle, rpondit Miranda en tournant lentement lobjet entre ses mains. Tout lve des Beaux-Arts digne de ce nom a dessin ou recopi son visage des dizaines de fois. Je lai fait moi-mme...

    De longle, elle gratta lgrement la patine vert-de-

  • grise du socle.

    La corrosion de surface semblait paisse, mais il lui fallait davantage pour tre en mesure de se prononcer. Bien davantage.

    Je my mets tout de suite, dclara-t-elle.

    Un concerto de lEstro armonico de Vivaldi rsonnait en sourdine dans le laboratoire aux murs peints en vert ple, au sol recouvert de linolum dun blanc immacul. Une nettet asctique rgnait aux postes de travail, quips de microscopes, de terminaux dordinateurs, de rteliers chargs de fioles, de tubes, de sachets dchantillons. On ny voyait, en revanche, aucun objet personnel, photos, ftiches ou souvenirs. Sous leurs blouses blanches, uniformment ornes du monogramme Standjo brod sur la pochette, les hommes portaient tous la cravate, les femmes une jupe de longueur dcente. Les machines bourdonnaient comme des horloges bien huiles. Les conversations, limites au minimum indispensable, se droulaient voix basse.

    Elizabeth exigeait un ordre rigoureux et imposait une discipline de fer que son ex-belle-fille savait faire respecter. La maison du Maine o Miranda avait grandi offrait exactement la mme atmosphre de froideur strile. Sinistre pour un foyer familial, mais efficace pour un lieu de travail, pensa Miranda en balayant du regard le labo.

    Tu ntais pas venue ici depuis un certain temps, lui dit Elizabeth. Si tu as oubli la disposition des locaux, Elise te rafrachira la mmoire. Il va sans dire que tu pourras accder librement lensemble des installations. Jai fait refaire tes cls magntiques et recomposer tes codes spciaux.

  • Parfait.

    Voyant Elise dlaisser son microscope et savancer vers elle, Miranda esquissa un sourire poli.

    Bienvenue Florence, Miranda, la salua son ex-belle-sur dun ton mesur, susceptible dexprimer une certaine sincrit chaleureuse si on lui en fournissait le prtexte.

    Je me rjouis dy revenir. Comment vas-tu?

    Bien. Toujours dborde, Dieu merci, rpondit-elle en lui prenant la main avec un sourire dont lclat ne dpassait pas les cent watts. Et Drew, comment se porte-t-il ?

    Pas trop bien, mais il est trs occup lui aussi.

    Jen suis dsole pour lui, soupira Elise en librant la main de Miranda. Voulez-vous guider la visite ou prfrez-vous que je men charge? ajouta-t-elle ladresse dElizabeth.

    Je nai pas besoin de visite guide, affirma Miranda sans laisser sa mre le temps de rpondre. Tout ce quil me faut, cest une blouse, un microscope et un ordinateur. Je devrai aussi prendre des photos et des radiographies.

    Ah! Vous voil! fit une voix masculine.

    John Carter sapprochait au grand trot. Dans ce temple de lordre et de lefficacit, lallure fripe de son chef de laboratoire l'Institut du Maine enchanta Miranda. Sa cravate, dcore au pochoir de vaches au sourire bat, tait dj de travers. La pochette de sa blouse, dchire par quelque poigne de porte ou de tiroir, pendait tristement, retenue par un fil. Son menton arborait une estafilade, tmoin dun coup de rasoir

  • maladroit. Un bout de crayon mchonn tait cal sur une oreille, et des traces de doigts brouillaient les verres de ses lunettes. Miranda se sentit dun seul coup chez elle.

    Alors, a va mieux? senquit-il en lui tapotant le bras avec affection. Et le genou? Andrew ma dit que votre voyou dagresseur vous avait salement malmene.

    Malmene? intervint Elise. Nous ne savions pas que tu avais t blesse.

    Un peu secoue, sans plus. Tout va bien.

    Il lui a mis un couteau sur la gorge, prcisa Carter.

    Un couteau! sexclama Elise en portant la main sa propre gorge. Mais cest affreux! Cest...

    Cest fini, linterrompit Miranda. Il nen voulait qu mon argent. Il nous a surtout cot un temps prcieux.

    Elle avait dit ces derniers mots en regardant sa mre. Voyant dans ses yeux une lueur de dfi, Elizabeth dcida quil tait inutile de sapitoyer davantage.

    Je laisse Elise le soin de tinstaller. Voici ton badge de scurit et tes cls magntiques, dclara-t-elle en lui tendant une enveloppe. Elise devrait tre en mesure de satisfaire tes besoins et de rpondre tes questions. Sinon, tu as toujours la possibilit de t'adresser moi. Je dois te laisser, maintenant, poursuivit-elle en consultant sa montre, jai un rendez-vous dans quelques instants. Jespre que tu pourras me soumettre un rapport prliminaire la fin de la journe.

    Vous laurez, rpondit Miranda.

    Elizabeth sloignait dj.

  • Elle ne perd pas de temps, commenta Elise en souriant. Je suis vraiment navre que tu aies subi une aussi pnible preuve, mais le travail taidera peut-tre loublier. Je tai prpar un bureau. Le bronze de Fiesole passe en priorit absolue, tu peux choisir tes collaborateurs parmi tous ceux classs en code de scurit A.

    Miranda!

    Son nom, clam avec un plaisir vident dans un accent italien plus chantant que nature, lui tira un sourire avant mme quelle se ft tourne vers le nouvel arrivant, lequel lui saisit les mains avec effusion et les couvrit de baisers.

    Giovanni! Vous navez pas chang.

    De fait, le chimiste en chef tait aussi outrageusement sduisant que dans son souvenir. Brun de peau, il avait les yeux couleur chocolat fondu et le sourire ravageur. Plus petit quelle dune demi-tte, il parvenait nanmoins lui donner limpression dtre menue et fminine. Giovanni Beredonno nouait ses longs cheveux noirs en catogan, entorse aux rgles quElizabeth tolrait parce quil tait beau voir mais, surtout, parce quil tait un gnie dans sa branche.

    Vous, bella donna, vous avez chang : vous tes plus ravissante que jamais! Mais quelle est cette sombre histoire? Vous avez t brutalise, blesse?

    Ce nest plus quun mauvais souvenir.

    Voulez-vous que jaille briser les os du monstre qui vous a fait cela? dit-il en lembrassant sur les deux joues.

    Puis-je vous prendre au mot un peu plus tard?

    Giovanni! Miranda a du travail.

  • Si, si, va bene...

    Dun geste ddaigneux, qui amena un nouveau sourire sur les lvres de Miranda, linterpell balaya laigre rappel lordre profr par Elise.

    Je sais, reprit-il, une opration ultrasecrte et tout et tout. Si la Signora Direttrice fait venir dAmrique une experte aussi renomme, ce nest pas pour une broutille. Alors, bellissima, aurez-vous besoin de mes services?

    Vous tes le premier sur ma liste, Giovanni.

    Feignant de ne pas remarquer lair pinc dElise, il prit affectueusement Miranda par le bras.

    Quand commenons-nous? demanda-t-il dun air gourmand.

    Aujourdhui mme. Je voudrais les premires analyses des couches de corrosion et de la composition de lalliage le plus vite possible.

    Elise les entranait dj vers la porte. Au passage, elle tapa sur lpaule dun homme la calvitie avance, pench sur le clavier de non ordinateur.

    Richard Hawthorne te serait srement trs utile, dit-elle Miranda.

    Lhomme se tourna vers elle en clignant les yeux comme une chouette blouie et enleva avec maladresse ses lunettes. Ses yeux dun bleu dlav, son menton fuyant avaient quelque chose de vaguement familier, que Miranda ne parvint pas situer. Mais son sourire juvnile le rendait sympathique.

    Docteur Hawthorne, le salua-t-elle courtoisement.

    Enchant de vous revoir, docteur Jones, rpondit-

  • il. Nous sommes tous heureux et honors de vous avoir parmi nous. Jai lu votre essai sur les dbuts de lhumanisme florentin. Remarquable. Tout fait remarquable.

    Miranda le reconnaissait, maintenant : il avait fait un bref passage linstitut du Maine quelques annes auparavant. Aprs une courte hsitation uniquement motive, vrai dire, par la recommandation dElise , elle se laissa flchir.

    Merci, docteur Hawthorne. Elise ma prpar un bureau, je crois. Pouvez-vous vous joindre nous un moment ? Jaimerais vous montrer ce dont il sagit.

    Avec plaisir.

    Il remit ses lunettes sur son nez, pianota sur son clavier pour sauvegarder son travail et suivit les autres.

    Ce nest pas trs grand, mais ctait le seul local disponible, sexcusa Elise en ouvrant une porte. Jy ai mis lquipement que je jugeais indispensable. Bien entendu, tu peux demander tout ce dont tu as besoin en plus.

    Dun coup dil, Miranda fit linventaire de la pice. Lordinateur tait du modle le plus rcent. Un microscope et un jeu de petit outillage taient disposs sur un large comptoir blanc, ainsi quun magntophone pour dicter ses observations mesure. La pice ne comportait pas de fentre et, quatre, ils avaient peine la place de se mouvoir. Mais il y avait un bureau, une chaise, un tlphone, des crayons bien taills.

    Cest le strict minimum mais cela fera laffaire, pensa-t-elle en posant son porte-documents et la bote mtallique sur le comptoir.

    Jaimerais connatre votre opinion, docteur Hawthorne. Sur un simple examen visuel, pour le

  • moment, bien sr.

    Trs volontiers.

    Miranda sortit le bronze de la bote et entreprit de le dballer.

    On ne parle que de cela dans la maison depuis deux jours, intervint Giovanni. Ah! sexclama-t-il en voyant la statue dvoile. Che bellezza! Bellissima!

    Hawthorne ajusta ses lunettes sur son nez et se pencha en clignant des yeux.

    Excellente excution, commenta-t-il. Simple, fluide. Perfection dans la forme, prcision des dtails. Un model irrprochable...

    Et quelle sensualit! enchana Giovanni. La pose de cette femme frise la provocation.

    Miranda lui lana un regard amus avant de se tourner de nouveau vers Hawthorne.

    Vous la reconnaissez, je pense?

    Bien sr, la Dame noire des Mdicis.

    Cest aussi mon avis. Et le style?

    Renaissance, sans lombre dun doute, rpondit-il en effleurant timidement dun doigt la joue de la statue. Je dirais que le modle na pas pos pour incarner un personnage religieux ou mythologique, mais plutt pour son portrait.

    Un portrait raliste je le suppose, du moins. Lartiste devait la connatre personnellement, voire intimement, mais nous ne disposons daucune documentation ce sujet. Cest pourquoi votre assistance nous sera prcieuse, docteur Hawthorne.

  • Je serai trop heureux de vous apporter ma contribution. Parvenir lauthentifier comme une uvre capitale de lpoque Renaissance constituerait un grand succs la fois pour Standjo et pour vous-mme, docteur Jones.

    Miranda y avait pens, videmment, mais elle se borna esquisser un sourire modeste et dsintress.

    Ma gloire personnelle nentre pas en ligne de compte. Si, comme je le crois, ce bronze a sjourn dans le milieu corrosif o il a t dcouvert, la progression de la corrosion doit en reflter la dure. Les rsultats danalyses, ajouta-t-elle ladresse de Giovanni, ne permettront cependant pas dtablir la datation avec la prcision souhaitable.

    Vous procderez donc des recoupements laide de tests de thermoluminescence, intervint Hawthorne.

    Bien entendu. Nous analyserons aussi l'toffe qui lenveloppe et le bois de la marche descalier, mais cest la documentation historique qui sera dterminante, je pense. Rsumons-nous, poursuivit-elle en se perchant sur le coin du bureau. La statue a t trouve dans la cave de la Villa della Donna oscura, cache sous la dernire marche de lescalier. Ds que jaurai reu le rapport dtaill, je vous le communiquerai, vous trois et Vincente. A personne dautre. La directrice entend garder le secret absolu sur lopration jusqu sa conclusion. Les collaborateurs dont vous requerrez lassistance doivent bnficier dune qualification de scurit maximale. Tant que les tests ne seront pas tous excuts, vrifis et recoups, les donnes que vous serez amens leur confier se limiteront au minimum indispensable.

    Pour le moment, dit Giovanni avec un clin dil, elle est donc nous.

  • Non, moi, le corrigea Miranda en souriant. Il me faut toutes les informations sur la villa comme sur la femme elle-mme. Je veux les connatre dans les moindres dtails.

    Je my mets tout de suite, affirma Hawthorne.

    Et nous, dclara Miranda en se tournant vers la statue, voyons de quoi elle est faite.

    Quelques heures plus tard, Miranda se dtendit dans son fauteuil en se massant le cou et les paules. Devant elle, le bronze lui souriait dun air goguenard. On navait dcel dans lalliage aucune trace de cuivre, de silicone ni dautres mtaux ou matriaux qui naient pas t en usage lpoque. La statue comportait le noyau dargile conforme aux pratiques du temps. Les analyses des niveaux de corrosion donnaient une datation approximative de la fin du XVe sicle.

    Pas de conclusion htive, sordonna Miranda. Ces tests prliminaires ne permettaient pas de se former une opinion valable. Elle ne disposait encore que dlments ngatifs : pas danachronisme vident dans la composition de lalliage, pas de marques doutils ou de techniques inconnus lpoque. Il lui fallait maintenant dterminer des lments positifs.

    La Dame noire tait-elle authentique? Ou ntait-elle quun faux habilement excut?

    Miranda soctroya une pause, le temps de boire un caf en grignotant les biscottes et le fromage quElise lui avait procurs en guise de djeuner. Ces troubles dus au dcalage horaire se faisaient menaants, mais le caf, noir, puissant, parfum comme seuls les Italiens savent le prparer, lui injecta une dose de cafine suffisante pour

  • masquer sa fatigue et lui accorder un sursis. Elle scroulerait plus tard.

    Elle entreprit de taper lordinateur le rapport prliminaire promis sa mre. Le style en fut plus sec et rbarbatif quun visage de vieille fille, et elle sinterdit toute fioriture, tout soupon dhypothse, toute ombre de supposition. Si, pour elle, le bronze reprsentait un excitant mystre rsoudre, sa prose nen trahit rien.

    Le rapport achev, elle lachemina par le rseau lordinateur dElizabeth, le sauvegarda sur le disque dur en le verrouillant par son mot de passe. Puis elle prit le bronze pour aller le soumettre au dernier examen de la journe.

    La technicienne manifestant une rvrence excessive envers la Dottoressa, fille de la Signora Direttrice, Miranda lenvoya lui chercher un nouveau caf et prfra procder seule aux tests de thermoluminescence.

    Elle commena par le noyau dargile de la statue, nota soigneusement les valeurs des radiations, recommena, vrifia. Elle soumit ensuite au mme traitement les chantillons de terre prlevs dans la cave lendroit de la cachette, puis du bois de la marche et compara les rsultats ceux de largile. Ce ntait plus maintenant quune question de calculs. Si la mthode ntait pas labri de lerreur, elle participait au faisceau des convergences do une certitude finirait tt ou tard par se dgager.

    Mais Miranda nen doutait plus : fin du XVe sicle.

    Alors mme que Savonarole fulminait contre la luxure et le paganisme dans lart, cette uvre lui faisait un pied de nez magistral, pensa-t-elle. Les Mdicis rgnaient sans partage sur Florence, et ils le feraient jusqu ce que le roi de France Charles VIII chasse de son trne lincomptent

  • Piero. La Renaissance sloignait de son ge dor que Brunelleschi larchitecte, Donatello le sculpteur, Masaccio le peintre avaient instaur en rvolutionnant la conception et la fonction de lArt. La gnration suivante annonait dj le XVIe sicle : Vinci, Michel-Ange, Raphal, tous des individualistes non conformistes en qute doriginalit pure.

    Le crateur de cette sculpture, Miranda le connaissait. Au plus profond delle-mme, elle le sentait, elle le savait. Elle avait tudi, scrut, dissqu chacune de ses crations avec autant dattention et de passion quune femme amoureuse observe le visage de son amant.

    Mais un laboratoire nest pas un lieu o la passion et linstinct ont droit de cit. Ces tests, ces analyses, elle les recommencerait. Deux fois, trois fois. Elle compilerait toutes les formules des alliages de bronze connus lpoque, les comparerait avec celle de la statue, analyserait encore et encore afin disoler ses plus infimes ingrdients. Elle harclerait Richard Hawthorne jusqu ce quil ait dnich et rassembl une documentation exhaustive.

    Alors, peut-tre, aurait-elle une rponse ses questions.

  • 3.

    Le lever du soleil sur Florence offrait toujours un spectacle magique. La mme lumire, tendre et frmissante, baignait dj la ville du temps o les hommes y difiaient leurs glises et leurs palais, quils ornaient deffigies de hros et de saints tailles dans le marbre des carrires voisines.

    Les toiles se fondaient une une dans le ciel de velours qui virait au gris perle. Les ifs parsemant les pentes des collines de Toscane sortaient de lombre pour dvoiler leurs silhouettes lances. Le jour hsitait avec coquetterie avant de dployer sa splendeur.

    Et, tandis que le soleil entamait sa course au-dessus de lhorizon en saupoudrant latmosphre de paillettes dor, la ville mergeait peu peu de son silence assoupi. Les marchands de journaux relevaient avec fracas leurs rideaux de fer et se prparaient en billant la journe nouvelle. De rares fentres brillaient et l de lclat des lampes.

    Lune delles tait celle de Miranda.

    Lesprit tout entier occup par son travail, elle shabillait la hte, sans mme accorder un regard au somptueux tableau qui se composait derrire la fentre de sa chambre dhtel. Accomplirait-elle des progrs aujourdhui? Quelle distance lui restait-il parcourir pour toucher enfin au but? Quoi quil en soit, elle sen tiendrait aux faits avrs, mme si la tentation de brler les tapes et de sauter aux conclusions se faisait de plus en plus pressante. On ne pouvait pas toujours se fier son instinct. A la science, si.

  • Ses cheveux sommairement retenus par une barrette, chausse descarpins talons plats assortis son sobre tailleur bleu marine, elle fut vite prte. En arrivant au travail aussi tt, elle profiterait de deux heures de tranquillit et de solitude. Car si elle apprciait de pouvoir disposer dune quipe de spcialistes, elle considrait cependant que La Donna oscura lui appartenait en priorit. Chaque tape de lexpertise porterait sa marque personnelle.

    Elle sonna la porte vitre, exhiba son badge. Le garde somnolent dlaissa son caf pour venir lui ouvrir.

    Vous tes bien matinale, Dottoressa Jones.

    Jai beaucoup de travail.

    Le garde exhala un soupir. Les Amricaines ne pensaient dcidment rien dautre! Peccato...

    Pendant quelle signait le registre, larme du caf lui chatouilla dlicieusement les narines. Elle en saliva presque en griffonnant son nom et son heure darrive.

    Grazie, dit le garde qui touffait des billements.

    Prego.

    En se dirigeant vers lascenseur, elle dcida de se prparer du caf avant tout. Se lever laube tait une chose, tre en pleine possession de ses moyens sans une bonne dose de cafine en tait une autre. Il ne fallait quand mme pas quelle exige delle-mme limpossible.

    Arrive ltage, elle ouvrit la porte palire avec sa cl lectronique et composa son code secret afin daccder au labo. Les plafonniers fluorescents activs par linterrupteur rpandirent leur lumire froide sur la vaste pice o rgnait un ordre monastique. Elizabeth nen attendait pas moins de ses employs ainsi que de ses

  • enfants, ajouta Miranda en haussant les paules comme pour en faire glisser le fardeau de ses vieilles rancunes.

    Un instant plus tard, dans le rduit qui lui tenait lieu de bureau, elle sempressa de brancher la machine caf. Tandis que celle-ci remplissait son office en mettant des odeurs grisantes, elle alluma lordinateur et entreprit de transcrire sur le disque dur ses notes prises la veille au soir.

    Nul ntait l pour entendre le gmissement de plaisir qui lui chappa en avalant sa premire gorge despresso. Personne non plus ne la vit se prlasser dans son fauteuil, les yeux clos et un vague sourire aux lvres. Cinq longues minutes, elle soctroya le luxe dtre une femme comme les autres, savourant un des minuscules plaisirs qui pimentent la routine quotidienne. Ses escarpins avaient deux-mmes quitt ses pieds, ses traits perdu leur svrit anguleuse. Pour un peu, elle aurait ronronn.

    Si le garde lavait observe, il aurait coup sr approuv sa mtamorphose.

    Sa rcration termine, Miranda se versa une nouvelle tasse de caf, endossa sa blouse et se mit au travail. Pour la nime fois, elle mesura les radiations de la terre prleve sur le lieu de la dcouverte et les compara celles du noyau dargile. Elle plaa quelques fragments de lun et de lautre sur des plaques de verre, des rognures de bronze sur une troisime, et les examina au microscope, en introduisant mesure dans lordinateur les valeurs releves. Elle collationnait les rsultats quand les premiers membres du personnel commencrent arriver.

    Giovanni la rejoignit, porteur dune tasse de cappuccino frais et de viennoiseries encore chaudes.

    Dites-moi ce que vous voyez, lui demanda-t-elle en montrant sur lcran des courbes et des spectres

  • colors.

    Je vois une femme qui ne sait pas se dtendre, rpondit-il en lui massant dlicatement les paules. Voyons, Miranda, vous tes ici depuis une semaine, et vous navez pas pris une heure pour vous occuper de vous-mme...

    Je vous parle des graphiques, Giovanni.

    Il se pencha vers lcran. Leurs ttes se frlrent.

    Ah, les graphiques... La ligne blanche continue reprsente la surface du bronze, nest-ce pas?

    Oui.

    La corrosion est paisse et stend en profondeur, ce qui est normal dans un bronze vieux de quatre sicles.

    Evidemment. Ce quil faut dterminer, cest son taux de progression.

    Ce nest pas facile. Le bronze tait dans une cave humide, ce qui a acclr la corrosion.

    Jai tenu compte de la temprature et de lhumidit en tablissant des moyennes. En tout cas, je nai jamais vu ni entendu dire que des taux de corrosion comparables ceux-ci pouvaient tre simuls.

    Peut-tre, mais ltoffe na pas plus de cent ans. Je dirais mme une vingtaine de moins.

    Vous en tes certain? sexclama-t-elle, agace.

    Tout fait. Vous lanalyserez vous-mme si vous voulez, mais vous constaterez que jai raison. Cent ans au grand maximum, plus vraisemblablement quatre-vingts.

    Elle se tourna de nouveau vers lcran. Ce quelle y

  • voyait, ce quelle savait tait pourtant irrfutable.

    Admettons que le bronze ait t envelopp dans ce velours et cach dans la cave il y a quatre-vingts ans. Il nest pas moins vrai que le mtal lui-mme est considrablement plus ancien, toutes les analyses le dmontrent.

    Cest possible. Prenez donc votre petit djeuner.

    Elle saisit le croissant quil lui tendait, en mordit distraitement une pointe.

    Voyons, quatre-vingts ans, lpoque de la Premire Guerre mondiale. On cachait souvent les objets prcieux, en temps de guerre...

    Exact.

    Mais o tait-elle avant? poursuivit Miranda. Pourquoi navons-nous jamais entendu parler delle? Parce quelle avait dj t cache auparavant, peut-tre mme ds les premires guerres dItalie, larrive des Franais... Je comprends quon ait voulu la soustraire aux convoitises. Mais loublier pendant plus de quatre sicles? Cest inconcevable! Cette statue nest pas un travail damateur, Giovanni. Elle est luvre dun matre, et un chef-duvre ne disparat pas sans laisser de trace. Il doit exister des documents quelque part. Il faut que jen apprenne davantage sur la villa, sur la femme elle-mme. A qui a-t-elle lgu ses biens? Qui a habit la maison aprs sa mort ? A-t-elle eu des enfants?

    Je suis chimiste, pas historien, lui fit-il observer en souriant. Adressez-vous plutt Richard.

    Est-il arriv?

    Sans doute, il est la ponctualit mme. Attendez! ajouta Giovanni en la retenant par le bras avant quelle

  • sloigne. Je vous invite dner ce soir.

    Elle lui pressa affectueusement la main pour linciter lcher prise.

    Impossible, Giovanni. Jai trop faire pour dner en ville. Je suis trs touche que vous vous inquitiez de mon sort, mais cest inutile, croyez-moi.

    Vous travaillez trop et vous vous soignez trs mal. Je suis votre ami, jai le devoir de veiller sur vous.

    Je me ferai servir un dner pantagrulique dans ma chambre pendant que je travaillerai, je vous le promets.

    En gage de ses bonnes rsolutions, elle posait un amical baiser sur la joue de Giovanni quand la porte souvrit. Elise se figea sur le seuil, la bouche pince et la mine rprobatrice.

    Dsole de te dranger, Miranda, dit-elle schement. La directrice tattend dans son bureau 16 h 30 pour faire le point sur lavance de lexpertise.

    Bien. Sais-tu si Richard peut maccorder un moment?

    Nous sommes tous ta disposition.

    Cest exactement ce que jtais en train de lui dire, dclara Giovanni avec un large sourire avant de sclipser.

    Elise entra, referma la porte derrire elle.

    Ecoute, Miranda...Jespre que tu ne ten formaliseras pas, mais je dois te mettre en garde au sujet de Giovanni.

    Lembarras dElise tait si comique que Miranda ne put que dissimuler son amusement sous un sourire innocent.

  • Giovanni?

    Oui. Cest un chimiste de premier ordre, son travail pour Standjo a une valeur inestimable ; mais, sur le plan personnel, cest un... un incorrigible dragueur.

    Miranda fit glisser ses lunettes sur le bout du nez pour darder sur Elise, par-dessus la monture, son regard le plus docte.

    Je ne suis pas de ton avis. Un vrai sducteur exploite. Giovanni donne.

    Peut-tre. Il nempche quil flirte ou a flirt avec toutes les femmes de la maison.

    Mme toi?

    Les sourcils dElise se rejoignirent en une ligne continue.

    Oui, loccasion, et je le tolre parce que cela fait partie de sa personnalit. Malgr tout, le labo nest pas un lieu propice au badinage et aux baisers vols.

    Seigneur! Je croirais entendre ma mre! scria Miranda que rien naurait pu agacer davantage. Merci quand mme de tes conseils, jy penserai la prochaine fois que Giovanni et moi serons saisis par lenvie de nous adonner la fornication sur une paillasse du labo de chimie.

    Elise soupira dun air contrit.

    Je tai froisse, je le vois bien. Pourtant, je souhaitais simplement... Que veux-tu, il dborde de tant de charme que jai moi-mme failli my laisser prendre, mon arrive ici. Jtais si malheureuse, si dprime...

    Vraiment?

  • Cingle par le ton glacial de Miranda, Elise se redressa de toute sa petite taille.

    Mon divorce davec ton frre ne ma pas fait sauter de joie, tu sais! Cela a t pour moi une dcision difficile, pnible, douloureuse mme. Jespre seulement ne pas mtre trompe en la prenant. Jaimais Drew, mais...

    Sa voix se brisa, elle sinterrompit.

    Tout ce que je puis en dire, reprit-elle, cest que ctait insuffisant. Pour lui comme pour moi.

    Devant les larmes qui brillaient soudain dans les yeux dElise, Miranda eut honte de sa duret.

    Pardonne-moi, dclara-t-elle mi-voix. Tout sest pass si vite...Je croyais que tu te moquais des consquences.

    Pas du tout et jen souffre encore. Jaurais prfr une autre solution, crois-moi, mais je nai pas eu le choix. Aprs tout, jai aussi ma vie mener.

    Bien sr. Mais Andrew a t si malheureux, vois-tu, que ctait plus facile pour moi de rejeter tout le blme sur toi. Il est vrai que lchec dun mariage nest jamais la faute dun seul.

    Nous ntions ni lun ni lautre dous pour la vie conjugale.

    Il nous a paru plus sens, plus humain, den finir une bonne fois plutt que de continuer faire semblant.

    Comme mes parents, tu veux dire?

    Oh, Miranda! Je ne voulais pas...

    Si, tu as raison. Mes parents ne vivent plus sous le mme toit depuis plus de vingt-cinq ans sans quaucun des

  • deux ne se soit donn la peine de mettre un terme cette comdie. Andrew en souffre peut-tre mais, tout compte fait, je prfre ta mthode.

    Elle laurait elle-mme adopte si elle avait commis lerreur de se marier, sabstint dajouter Miranda. Le divorce constituait une solution plus civilise que le maintien hypocrite dun mariage illusoire.

    Dois-je te prsenter mes excuses davoir pens tant de mal de toi depuis plus dun an? reprit-elle.

    Elise esquissa un sourire.

    Cest bien inutile. Je comprends que tu aies pris le parti de Drew, je sais combien vous tes proches lun de lautre. Jai toujours admir ta loyaut envers lui.

    Ensemble, nous tenons le coup. Dsunis, nous nous prcipiterions sur le divan dun psy.

    Nous navons jamais t vraiment amies, toi et moi, soupira Elise. Nous tions collgues dabord, parentes ensuite mais, malgr tout ce qui nous rapprochait, nous navons jamais russi dvelopper une amiti entre nous. Nous en sommes peut-tre incapables. Pourtant, je souhaiterais que nous restions au moins en bons termes.

    Je nai pas beaucoup damis, reconnut Miranda sans prciser quelle avait toujours recul devant ce risque daliner ainsi sa prcieuse intimit. Jaurais tort de refuser une amiti quand on me loffre.

    Elise rouvrit la porte, hsita sur le seuil.

    Je nen ai pas beaucoup, moi non plus... Je suis heureuse de pouvoir te compter parmi eux, conclut-elle avant de sloigner.

    Touche, Miranda la suivit des yeux. Un instant plus

  • tard, elle ramassa ses notes et ses chantillons, les mit en sret dans le coffre et sortit son tour.

    Elle trouva Richard Hawthorne enterr sous des montagnes de livres et de liasses de papiers, le nez sur les pages comme un chien de chasse flairant une piste.

    Alors, avez-vous trouv quelque chose pour moi? lui demanda-t-elle.

    La construction de la villa a t acheve en 1489, rpondit-il sans lever les yeux. Laurent de Mdicis a pay larchitecte et les entrepreneurs, mais le titre de proprit tait au nom de Giulietta Buenodarni.

    Miranda approcha une chaise, repoussa quelques papiers.

    Elle savait sy prendre. Il ntait pas courant, pour une simple matresse, de se faire offrir une proprit dune telle valeur.

    Dtrompez-vous. Les femmes dune grande beaut jouissaient dun rel pouvoir, lpoque. LHistoire nous rvle aussi quelle tait trs intelligente.

    Que pouvez-vous mapprendre dautre son sujet?

    Peu de choses, malheureusement. Son nom est mentionn pour la premire fois en 1487. Je nai rien trouv de certain sur ses origines, par exemple. Selon certaines sources, elle aurait t une jeune cousine de Clarice Orsini et prsente, ce titre, la cour des Mdicis.

    Laurent a pris pour matresse la cousine de sa femme? Il avait lesprit de famille, commenta Miranda en souriant.

    Hawthorne se borna acquiescer dun signe de tte.

  • Selon dautres sources, elle aurait t la fille illgitime dun membre minent de lAcadmie noplatonicienne fonde par Laurent. Dans un cas comme dans lautre, elle tait bien place pour attirer son attention. Bref, ils se sont connus, et elle sest installe dans la villa en 1489. Tous les textes saccordent sur un point : elle tait aussi passionne des arts que son protecteur et usait de son influence pour attirer sous son toit les plus illustres artistes de son temps. Elle est morte en 1530, pendant le sige de Florence.

    Une autre priode trouble, pensa Miranda, propice elle aussi la dissimulation dobjets prcieux.

    Donc, sans tre sre que les Mdicis conserveraient le pouvoir, enchana-t-elle. Intressant... A-t-elle eu une descendance?

    Je nai encore rien dcouvert ce sujet.

    Je vais vous aider chercher, dcida-t-elle. Donnez-moi quelques-uns de ces ouvrages.

    Vincente Morelli tait loncle que Miranda navait jamais eu la chance davoir dans la ralit. Dj familier de ses parents bien avant sa naissance, il stait longtemps occup de la publicit, de la promotion et de lorganisation de diverses manifestations pour lInstitut du Maine.

    Sa premire femme tant tombe gravement malade, il lavait rapatrie Florence et ly avait enterre douze ans plus tt. Aprs l'avoir pleure trois ans, il stait remari la stupeur gnrale avec une starlette, plus rpute pour son physique affriolant que pour ses dons dactrice. Le fait que Gina ait eu deux ans de moins que sa fille ane avait plong sa famille dans la consternation et provoqu chez ses relations des sourires et des commentaires ironiques.

  • Vincente tait un petit homme trapu, pourvu dun coffre la Luciano Pavarotti et de jambes aussi massives que des troncs de chne, alors que sa sduisante pouse aurait pu rivaliser avec Sophia Loren dans la fleur de sa jeunesse. On ne la voyait pour ainsi dire jamais sans plusieurs kilos dor et de pierreries scintillant et cliquetant son cou, ses poignets et ses oreilles.

    Ils taient tous deux exubrants et tapageurs, au point de friser parfois la vulgarit. Miranda prouvait pour eux une relle affection, qui ne lempchait cependant pas de stonner quun couple aussi extraverti puisse continuer entretenir des relations troites avec sa mre.

    Jai transmis la direction une copie de tous mes rapports, dit Miranda Vincente, dont lenvahissante personne emplissait son bureau. Ils te permettront, je pense, de suivre la progression des tests et des analyses, de manire extrapoler les donnes brutes afin de rdiger les communiqus de presse le moment venu.

    Bien sr, les faits sont simples dcrire. Mais ce quil me faut, cara, cest ton opinion toi. Tes sentiments. Jai besoin de couleur.

    Mon opinion se rsume ceci : nous avons encore du travail devant nous.

    Miranda! articula-t-il avec un sourire persuasif, en se balanant sur sa chaise qui fit entendre des craquements inquitants. Ta charmante mre ma li les mains jusqu ce que comment dit-elle, dj? ah, oui! jusqu ce que tous les points soient sur tous les i. Quand je pourrai enfin faire des rvlations aux mdias, il faudra y mettre de la passion, du romanesque, pour que la nouvelle ait de limpact!

    Si le bronze est certifi authentique, la nouvelle aura de l'impact, je te le garantis.

  • Il men faut davantage, voyons! La ravissante et talentueuse Dottoressa franchit l'Atlantique pour expertiser leffigie dune autre femme ravissante et talentueuse. Alors, de femme femme, quels sentiments tinspire-t-elle? Que vois-tu en elle?

    Un sourcil lev, Miranda pianota sur son bureau.

    Je vois un bronze reprsentant une femme nue, haut de 30,4 centimtres et pesant 10 kilogrammes, nona-t-elle en se retenant de sourire tandis que Vincente levait les yeux au ciel. Il prsente les caractristiques de style en usage vers la fin du Quattrocento. Les analyses et examens effectus jusqu prsent indiquent quil aurait t fondu dans la dernire dcennie du XVe sicle. Point.

    Tu ressembles trop ta mre pour ton bien, carissima! sexclama Vincente.

    Les injures ne te mneront rien avec moi, caro zio, rpliqua Miranda en le gratifiant dun sourire panoui.

    Vincente le lui rendit, puis affecta laccablement.

    Tu ne me facilites pas la tche, cara, soupira-t-il.

    Mais il savait dj que, le moment venu, il mettrait sa faon de la vie et de la couleur dans les communiqus.

    Elizabeth parcourut les rapports dun regard auquel rien nchappait. Miranda y manifestait une grande prudence dans lexpos des faits, des chiffres, des formules ; elle dcrivait en dtail chaque tape de chaque test. On sentait malgr tout dans quelle direction elle penchait, quelles conclusions elle souhaitait aboutir.

    Tu es donc convaincue de son authenticit?

  • Tous les examens concordent : la datation se situe dans une fourchette de quatre cent cinquante cinq cents ans. Vous avez les copies des calculs, des photos traites par ordinateur, des analyses chimiques.

    Qui les a effectus?

    Moi.

    Et la thermoluminescence?

    Moi.

    La datation par le style est aussi de toi. Lessentiel de la documentation procde de ta propre recherche. De mme, tu as supervis les analyses chimiques, ltude de la patine, la composition de lalliage et la comparaison des formules.

    Nest-ce pas la raison pour laquelle vous mavez dit de venir?

    Certes, mais jai galement mis une quipe dexperts ta disposition. Je mattendais ce que tu fasses plus largement appel leurs comptences.

    Si jexcute les procdures moi-mme, je les contrle mieux et je minimise les risques derreur, dclara schement Miranda. Cette expertise entre dans mon domaine, je pense. Jai dj authentifi cinq uvres de cette priode, parmi lesquelles trois bronzes dont un Cellini.

    Le Cellini tait abondamment document et faisait lobjet de comptes rendus de fouilles indiscutables.

    Miranda refrna lenvie de brandir les poings et de laisser clater sa fureur.

    Jai toutefois soumis cette pice-ci exactement aux

  • mmes examens afin dliminer toute ombre de doute sur son authenticit. Jai consult le Louvre, le Smithsonian, le Bargello. Quant mes comptences, je les crois valables.

    Personne ne met en cause tes comptences ni tes rfrences, rpondit Elizabeth avec lassitude. Je ne taurais pas charge de cette expertise si jen avais dout.

    Dans ces conditions, pourquoi les contestez-vous maintenant que le travail est fait?

    Je ne les conteste pas, je mtonne seulement de ton surprenant ddain lgard du travail dquipe. Je minquite aussi de ce que tu te sois form une opinion ds linstant o tu as eu ce bronze sous les yeux.

    Pas plus que vous-mme! sabstint de rugir Miranda. Vous en avez vous aussi t persuade au premier coup dil.

    Jadmets avoir reconnu demble le style, lpoque et la manire de lartiste, rpondit-elle dun ton froid. Jai nanmoins soumis luvre tous les examens dusage et procd tous les recoupements, toutes les vrifications requises. Selon les rsultats obtenus, je mestime donc en droit de former mon opinion et de considrer que le bronze se trouvant en ce moment dans ce coffre reprsente Giulietta Buenodarni, quil a t excut vers 1493 et quil est une uvre de jeunesse de Michelangelo Buonarroti.

    Que le style soit de lcole de Michel-Ange, jen conviendrais volontiers. Mais...

    Le bronze ne peut pas tre de son cole : il avait alors peine vingt ans. Seul un gnie pourrait reproduire avec la mme perfection luvre dun autre gnie.

    A ma connaissance, nous ne disposons daucun document permettant dtayer cette attribution avec certitude.

  • Ou bien la documentation na jamais exist, ou bien il nous reste la dcouvrir. Nous disposons de documents concernant des uvres disparues, pourquoi naurions-nous pas une uvre dpourvue de documentation? Ses cartons pour la fresque de La Bataille de Cascina sont perdus. Son bronze de Jules II a t dtruit. Il a lui-mme brl nombre de ses dessins avant de mourir.

    Nous savons toutefois quils ont exist.

    La Dame noire existe, elle. La date et le style sont conformes ce que nous savons de ses uvres de jeunesse. A lpoque o ce bronze a t fondu, il avait dj sculpt La Vierge lescalier, Le Combat des Centaures et des Lapithes. Son gnie tait unanimement reconnu.

    Avec une patience quelle jugeait mritoire, Elizabeth se contenta dacquiescer de la tte.

    Nergotons pas. Ce bronze est dune qualit remarquable et il voque son style, soit. Mais cela ne prouve nullement quil soit de sa main.

    Michel-Ange logeait au palais des Mdicis, et Laurent le traitait comme son fils. Il connaissait donc Giulietta, nous avons une ample documentation ce sujet. Elle posait pour nombre de peintres et de sculpteurs, nous le savons aussi. Il aurait t pour le moins surprenant quelle nait pas pos pour lui. Vous le saviez dailleurs fort bien quand vous mavez fait venir ici.

    Les hypothses et les faits sont deux choses trs diffrentes, Miranda. Comme tu las toi-mme dclar le jour de ton arrive, les ventualits ne tintressent pas.

    Je ne vous parle en ce moment que de faits. La formule de lalliage est conforme aux pratiques du temps, et les radiographies attestent que loutillage est celui qui

  • tait en usage lpoque. Le noyau dargile et les rognures du bronze sont dats de la dernire dcennie du XVe sicle, la patine et lpaisseur de la corrosion le confirment. Tout ce qui manque, cest la signature. Or, lexception de la Piet de Rome, Michel-Ange ne signait pas ses uvres. Me fondant sur une tude soigneuse et objective, je suis amene conclure que ce bronze est donc une uvre de Michel-Ange.

    Je ne discute ni ta mthode ni les rsultats de tes examens, Miranda. Ce sont tes conclusions qui minspirent de srieuses rserves. Nous ne pouvons pas laisser ton enthousiasme faire pencher la balance ce point. Je te demande de ne rien bruiter de tout cela devant nos collaborateurs ni, plus forte raison, en dehors du laboratoire. La moindre indiscrtion aurait des consquences dsastreuses.

    Vous ne mimaginez quand mme pas assez idiote pour tlphoner aux journaux en me vantant davoir authentifi un Michel-Ange oubli! Cest pourtant le cas, jen ai la certitude. Et vous finire