Noëlle Roy - FR - Les archives, promesses d’avenir ou patrimoine embarrassant ?

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Colloque international sur l’histoire de la cécité et des aveugles Représentation, institutions, archives Une perspective internationale Jeudi 27, vendredi 28 et samedi 29 juin 2013 Fondation Singer-Polignac Samedi 29 juin Table-ronde : Archives, bibliothèques, musées Intervention de Noëlle ROY : Les archives, promesses d’avenir ou patrimoine embarrassant ? Je suis conservatrice du Musée Valentin Haüy. Depuis 2000. Engagée d’abord à temps partiel, puis à temps- plein en 2006 avec, en outre, la responsabilité de la bibliothèque patrimoniale Valentin Haüy. L’intitulé de mon intervention pose une question : Les archives sont-elles promesses d’avenir ou patrimoine embarrassant ? Pour y répondre, je vais évoquer, outre les archives, plus largement la constitution des fonds dont j’ai la charge. Ce musée et cette bibliothèque appartiennent à l’Association Valentin Haüy au service des aveugles et des malvoyants, une institution de droit privé. Leurs collections ne bénéficient par conséquent d’aucune protection juridique. À leur origine, on trouve un homme, aveugle d’enfance, Maurice de la Sizeranne. Sa personnalité mérite que l’on s’y attarde. Il est né en 1857, dans une famille fortunée, cultivée et acquise aux idées du catholicisme social. Il revendique sa cécité. Et veut être élevé « en aveugle ». En 1872, à quinze ans, il devient élève de l’Institution nationale des jeunes aveugles de Paris. Il y sera ensuite enseignant. 1/10

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Conservatrice du Musée Valentin Haüy et responsable de la Bibliothèque patrimoniale Valentin Haüy, Paris

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Colloque international sur l’histoire de la cécité et des aveugles Représentation, institutions, archivesUne perspective internationaleJeudi 27, vendredi 28 et samedi 29 juin 2013Fondation Singer-Polignac

Samedi 29 juinTable-ronde : Archives, bibliothèques, muséesIntervention de Noëlle ROY :Les archives, promesses d’avenir ou patrimoine embarrassant ?

Je suis conservatrice du Musée Valentin Haüy. Depuis 2000.Engagée d’abord à temps partiel, puis à temps-plein en 2006 avec, en outre, la responsabilité de la bibliothèque patrimoniale Valentin Haüy.

L’intitulé de mon intervention pose une question : Les archives sont-elles promesses d’avenir ou patrimoine embarrassant ? Pour y répondre, je vais évoquer, outre les archives, plus largement la constitution des fonds dont j’ai la charge.

Ce musée et cette bibliothèque appartiennent à l’Association Valentin Haüy au service des aveugles et des malvoyants, une institution de droit privé. Leurs collections ne bénéficient par conséquent d’aucune protection juridique.

À leur origine, on trouve un homme, aveugle d’enfance, Maurice de la Sizeranne. Sa personnalité mérite que l’on s’y attarde. Il est né en 1857, dans une famille fortunée, cultivée et acquise aux idées du catholicisme social. Il revendique sa cécité. Et veut être élevé « en aveugle ». En 1872, à quinze ans, il devient élève de l’Institution nationale des jeunes aveugles de Paris. Il y sera ensuite enseignant.

À cette époque, le braille s’est imposé dans cet établissement. Son usage stimule les études et favorise l’émergence d’une communauté d’aveugles instruits.

La Sizeranne, de santé fragile, est porté par sa foi religieuse et son attachement aux questions sociales. Il est adepte des théories de Frédéric Le Play, un économiste et sociologue qui est son contemporain. Comme lui, il considère que l’État n’a pas à s’immiscer

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dans la vie des individus, spécialement en matière de philanthropie. Et que le modèle patriarcal du patronage est le seul qui vaille.

La Sizeranne s’engage dans une démarche active pour aider les aveugles à conquérir une autonomie et une dignité empêchées, à son sens, par le sentiment dominant dégradant de pitié à leur égard.

Il inscrit son action dans un souci constant de solidarité, de réciprocité, entre aveugles et voyants qu’il veut gagner à leur cause. Il demande au grammairien Jean-Jacques Dussouchet d’inventer un mot pour désigner ceux qu’il appelle « les amis des aveugles ». Ce sera « typhlophile », forgé du grec tuphlos, aveugle, et philos, ami.

Dès 1883, la Sizeranne commence par fonder deux revues.Le Louis Braille, imprimé en braille, pour les aveugles.Le Valentin Haüy, imprimé en noir, c’est-à-dire l’écriture des voyants, pour les typhlophiles.Il écrit : « Le Valentin Haüy doit renseigner la France sur ce qui se fait de bon à l’étranger, et apprendre à l’étranger ce qui se fait de bon et d’utile en France. Il servira de lien, de point de contact à tous. »

Les noms donnés à ces revues sont des hommages.Dans les écrits de la seconde moitié du XIXe siècle, on use de cette périphrase pour désigner l’Institution des jeunes aveugles de Paris : « la maison de Valentin Haüy et de Louis Braille ».Ces deux figures tutélaires, la Sizeranne s’en réclamera tout au long de son œuvre.Valentin Haüy est le fondateur. Il a dirigé, en 1785, l’École gratuite des Aveugles-nés, première école spécialisée pour des enfants aveugles issus de familles nécessiteuses. Cette école privée est nationalisée en 1791 et devient école publique.Quant à Louis Braille, il est l’inventeur qui a donné leur écriture aux aveugles. Il est mort à l’Institution en 1852, vingt ans seulement avant l’arrivée de la Sizeranne, après y avoir passé pratiquement toute sa vie, en tant qu’élève puis professeur.

Après les revues, en 1886, la Sizeranne fonde deux bibliothèques sur le même principe duel. La Bibliothèque Braille et la Bibliothèque Valentin Haüy, la première pour les aveugles, la seconde pour les

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typhlophiles. Il les abrite toutes deux chez lui, il habite non loin de l’Institution nationale des jeunes aveugles.Et pour faire face à l’accroissement rapide des collections, il n’hésite pas à déménager, par deux fois, toujours dans le périmètre restreint de ce quartier proche de l’Institution.

Avant même de créer la Bibliothèque Valentin Haüy, la Sizeranne collectionne les écrits sur les aveugles et la cécité. Il collectionne aussi les textes d’auteurs aveugles, en tant que témoignages exemplaires.On peut lire dans le Valentin Haüy » : « (…) la Bibliothèque Valentin Haüy (…) continue à recueillir tout ce qui paraît dans toutes les langues, dans tous les pays et (…) prochainement sera en mesure d’ouvrir ses rayons et de livrer son catalogue aux travailleurs. Nous avons une vingtaine de typhlophiles polyglottes assez zélés pour traduire ou résumer des documents allemands, anglais, espagnols, hollandais, italiens, portugais, russes, scandinaves qui nous sont adressés. »

La Sizeranne était un homme de grand charisme.De nombreux ouvrages lui sont personnellement dédicacés.Cette bibliothèque ressemblerait à une bibliothèque personnelle, s’il n’avait pris soin de faire relier tout livre entrant dans les collections de la même couverture en cuir fauve, avec un dos à nervures frappé des initiales en lettres dorées B.V.H., pour Bibliothèque Valentin Haüy.

En 1886, la même année que la Bibliothèque Valentin Haüy, ouvre le Musée Valentin Haüy, fondé à l’initiative d’Edgard Guilbeau.Cet ami et collègue de la Sizeranne, comme lui aveugle d’enfance, lance un appel à don auprès des élèves, anciens élèves et enseignants de l’Institution.Le musée est installé dans un appartement privé loué par Guilbeau, rue Rousselet, dans ce même quartier. C’est avant tout un musée technique qui présente des matériels susceptibles d’avoir amélioré dans le passé, ou d’améliorer alors, la condition des aveugles. Sa finalité est pragmatique, il propose à tous de les expérimenter.

Ces réalisations sont couronnées de succès. Elles répondent à un besoin. Maurice de la Sizeranne décide de les rassembler en un cadre institutionnel et crée, le

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28 janvier 1889, l’Association Valentin Haüy, dite à l’époque pour le bien des aveugles.L’histoire du musée et de la bibliothèque suit désormais celle de l’association qui ressent le besoin d’une installation plus pérenne.

En 1907, les services déménagent dans un bâtiment construit 9 rue Duroc, toujours dans ce quartier dont on peut dire qu’il devient celui des aveugles.Au premier étage, une grande pièce, d’environ 90 m², est réservée au musée. Il est aménagé avec un mobilier en chêne massif de style Art déco qui lui donne son atmosphère si particulière de cabinet de curiosités.Le musée probablement recueille, dans un premier temps, les collections de la Bibliothèque Valentin Haüy. En témoignent les nombreux documents marqués du tampon encré Musée-Bibliothèque Valentin Haüy.

En 1937, un deuxième bâtiment mitoyen du premier est construit. Au premier étage, une pièce d’environ 25 m² est réservée aux réunions du conseil d’administration.Cette « salle du conseil » est aménagée de façon à recevoir les ouvrages de la bibliothèque. Ses murs sont couverts de rayonnages, menuisées sur mesure, en chêne massif.

Quant aux archives, elles sont réparties. Les documents en braille demeurent au musée, son conservateur étant aveugle.La bibliothèque accueille tout ce qui est en noir. En réalité, cette logique n’a pas toujours prévalu et certains fonds ont été séparés de façon incohérente.

En 2013, musée et bibliothèque sont toujours situés dans ces deux pièces séparées par un long couloir.

Quel constat dresser plus d’un siècle après leur création ?L’association étant fondée sur le principe du bénévolat, le musée a eu des conservateurs bénévoles, intermittents, très dévoués et souvent inexpérimentés. Il a fermé ses portes à plusieurs reprises ou a été réquisitionné pour d’autres usages.Plusieurs campagnes d’inventaire on été entamées et jamais terminées. Sa gestion a été chaotique.

La gestion de la bibliothèque a été un peu mieux assurée.

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Des bénévoles s’y sont succédé pareillement, mais souvent c’étaient des bibliothécaires ou des archivistes en retraite.Elle a même connu des épisodes de prise en main par des professionnels en activité.

Je suis redevable à tous ces prédécesseurs d’avoir contribué à sauvegarder ces fonds et de les avoir étudiés. Ils ont laissé des inventaires manuscrits sur fiches qui me sont extrêmement utiles.

Qu’en est-il aujourd’hui ?Je suis la première conservatrice salariée du musée et de la bibliothèque. J’ai une formation en muséologie. En revanche, je n’en ai aucune en sciences des bibliothèques.

Mon intervention au musée a consisté à clarifier son propos.C’est toujours un musée technique, riche de matériels anciens, souvent rares. Mais il est devenu avant tout le lieu où raconter l’histoire des aveugles, que j’ai choisi d’articuler sur quarante années, entre 1785 et 1825, déterminantes en France pour la constitution de leur système éducatif. 1785, date déjà citée de l’ouverture de l’école de Valentin Haüy. 1825, date admise pour la finalisation par Louis Braille de son écriture.

Les grandes découvertes sont rarement l’œuvre d’un seul homme, il y faut une dynamique. J’ai voulu resituer ces faits de société dans leur contexte et leur dimension humaine. Valentin Haüy est homme du siècle des Lumières et enfant de Diderot.Louis Braille est l’héritier du rêve universaliste de Charles Barbier, un homme qui a voué sa vie à des procédés de codages de la langue pour apprendre à écrire à tous ceux qu’il appelle les « déshérités de l’instruction ».

Pour ce qui concerne la bibliothèque, à mon arrivée, je n’ai pu que constater la saturation des rayonnages et des placards.Pas de solution. En dehors de désherber, opération périlleuse.

Les collections, constituées par la Sizeranne et ses successeurs, sont composées d’imprimés - monographies et périodiques -, de littérature grise, de tapuscrits, manuscrits, recueils d’anciennes coupures

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de presse, et d’une collection de plaques photographiques en verre. On y trouve de très nombreuses revues, françaises et étrangères, depuis leur premier numéro.Parmi lesquelles, la collection complète du Valentin Haüy, inépuisable source d’informations.

Dans les années 1990, l’association a procédé à l’informatisation de ses bibliothèques, braille et noire. Une bibliothécaire professionnelle a été engagée pour procéder à l’informatisation de la Bibliothèque Valentin Haüy. Elle a établi un thésaurus d’une cinquantaine de termes, et traité en priorité les documents de langue française, réalisant 6000 notices. Leur catalogue est informatisé. Malheureusement non consultable en ligne. Sous contrat précaire, elle n’a pas pu terminer.

Je pense qu’il reste au moins autant de documents à traiter, parmi lesquels ceux en langues autres que le français.Il y en a une vingtaine. Certaines d’entre elles, dont l’anglais majoritaire, ont déjà été citées. Il convient d’ajouter l’arabe, l’arménien, le chinois, le croate, l’estonien, le flamand, le grec moderne, le hongrois, le japonais, le polonais, le roumain, le tartare. Et enfin, ces langues construites, inventées respectivement en 1879 et en 1887, le volapük et l’espéranto. Leur présence n’est pas anecdotique. Elle témoigne d’une ambition universaliste de faciliter les échanges entre aveugles du monde entier.

Les documents en toutes ces langues sont des ouvrages, des revues, des rapports émanant d’institutions, des correspondances de personnages en relation avec Maurice de la Sizeranne.

En 2009, la pièce qui abrite la bibliothèque a été rénovée.Simultanément, sa destination s’est élargie, elle est devenue salle de réunion pour l’ensemble des services de l’association.Ce qui a contraint à l’exil une partie des collections, mise en caisses et stockée ailleurs.

Les lecteurs sont reçus sur rendez-vous et j’ai ce privilège et ce bonheur d’accueillir des universitaires du monde entier. Certains sont aujourd’hui parmi nous, Mesdames Catherine Kudlick, Maria Romeiras, Hannah Thompson, et Messieurs Bruno Liesen et Pieter Verstraete.

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Je travaille seule, ou à peu près (merci à Mireille Duhen et Brian Edmonds, bénévoles qui me soutiennent fidèlement), de manière artisanale, sans outils de gestion adaptés aux normes en vigueur qui permettaient un traitement efficace des informations et un partage sur le net.

Et pourtant, ces collections conservent la mémoire, non seulement de l’association propriétaire, mais aussi de tous les aveugles. Elles constituent des sources de premier ordre pour l’histoire de la construction et de la reconnaissance de leur communauté. Histoire longue difficile à advenir, nous pouvons tous en témoigner ici. Madame Zina Weygand la première, à qui nous devons d’être rassemblés en ce colloque. Elle connaît bien d’ailleurs ces collections. Et l’excellence des ses travaux constitue la meilleure garantie de leur qualité.

Le patrimoine et sa transmission sont au cœur de problématiques identitaires qui ont toujours catalysé les enjeux de pouvoir. J’en prends pour preuve ces marques de luxe qui aujourd’hui s’engagent dans une politique de collecte et de valorisation de leur patrimoine. Elles ont parfaitement compris que se prévaloir d’un passé constitue une chance. Certainement pas une disgrâce. Mettre en scène leur histoire leur permet de renforcer leur image auprès du public, et de se mieux vendre dans une société plus que jamais en quête de sens.Ni le progrès, ni la modernité ne condamnent à l’amnésie.

Il est temps de revenir à mon intitulé de départ. Et d’y supprimer le point d’interrogation. Les archives sont indispensables aux chercheurs. Ils ont besoin de croiser le maximum de sources pour construite l’histoire la plus juste, la moins instrumentalisée possible. Les archives sont promesses d’avenir pour tout le monde.

Mais, malheureusement, l’expérience nous prouve qu’elles sont trop souvent un patrimoine embarrassant pour les institutions détentrices, qui se demandent pourquoi conserver des collections dont la valeur, d’usage comme marchande, leur semble nulle, ou incompréhensible, alors qu’elles occupent une place chère et convoitée.

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Les archives sont des biens vulnérables. Il est facile de s’en débarrasser. Par incurie, tout simplement. Personne ne s’en occupe, du moins pas de manière professionnelle. On ne les traite pas, on les entasse, on les met en caisses, on les déplace, de préférence n’importe où, on ne les voit plus, on finit par les perdre.

Sans actions ciblées, de préservation et de conservation, le temps suffit à les éliminer. Sans inventaire, sans catalogue, sans numérisation, sans mise en ligne, elles restent inexploitées et sombrent dans l’oubli.

Même porteurs d’avenir, il est des héritages qui encombrent et qui dérangent.