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Recherches Linguistiques 19 - 1990 21 Noam CHOMSKY SUR LA NATURE, L'UTILISATION ET L'ACQUISITION DU LANGAGE Depuis trente ans l'étude du langage - ou, plus précisément, une de ses composantes importantes - est menée dans un cadre qui conçoit la linguistique comme une branche de la psychologie, donc, en dernière instance, de la biologie humaine. Cette approche tente de réintroduire dans l'étude du langage des questions qui ont été centrales dans la pensée occidentale pendant des millé- naires et qui ont également des racines profondes dans d'autres traditions, no- tamment le problème de la nature et de l'origine de nos connaissances. Elle cherche aussi à assimiler l'étude du langage au corps des sciences de la nature. Cela implique en premier lieu que soient abandonnés des dogmes totalement étrangers à ces sciences et qui n'ont aucune place dans les investigations rationnelles, ceux de plusieurs variétés de béhaviorisme, par exemple, qui tentaient d'imposer des contraintes a priori sur la construction des théories scientifiques. De telles conceptions seraient à bon escient écartées dans les sciences de la nature comme totalement irrationnelles. Cela implique aussi une franche adhésion au mentalisme qui conçoit les discours sur l'esprit comme portant sur le cerveau au niveau abstrait où il est possible - du moins est-ce là ce que nous tentons de montrer - de formuler les principes qui entrent dans les explications profondes et motivées des phénomènes linguistiques que nous fournissent l'observation et l'expérimentation. Ainsi conçu le mentalisme n'est entaché d'aucun mysticisme et ne repose sur aucun présupposé ontologique douteux. Bien au contraire, il relève entièrement des pratiques habituelles des sciences expérimentales et n'est, en fait , rien d'autre que la méthodologie de ces sciences appliquée à ce domaine particulier d'investigation. Ce travail repose sur l'hypothèse empirique bien étayée qu'il existe une faculté spécifique de l'esprit/du cerveau qui est responsable de l'utilisation et de l'acquisition du langage, une faculté aux propriétés spécifiques , unique, semble-

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Recherches Linguistiques 19 - 1990 21

Noam CHOMSKY

SUR LA NATURE, L'UTILISATION ET L'ACQUISITION DU LANGAGE

Depuis trente ans l'étude du langage - ou, plus précisément, une de ses composantes importantes - est menée dans un cadre qui conçoit la linguistique comme une branche de la psychologie, donc, en dernière instance, de la biologie humaine. Cette approche tente de réintroduire dans l'étude du langage des questions qui ont été centrales dans la pensée occidentale pendant des millé­naires et qui ont également des racines profondes dans d'autres traditions, no­tamment le problème de la nature et de l'origine de nos connaissances. Elle cherche aussi à assimiler l'étude du langage au corps des sciences de la nature. Cela implique en premier lieu que soient abandonnés des dogmes totalement étrangers à ces sciences et qui n'ont aucune place dans les investigations rationnelles, ceux de plusieurs variétés de béhaviorisme, par exemple, qui tentaient d'imposer des contraintes a priori sur la construction des théories scientifiques. De telles conceptions seraient à bon escient écartées dans les sciences de la nature comme totalement irrationnelles. Cela implique aussi une franche adhésion au mentalisme qui conçoit les discours sur l'esprit comme portant sur le cerveau au niveau abstrait où il est possible - du moins est-ce là ce que nous tentons de montrer - de formuler les principes qui entrent dans les explications profondes et motivées des phénomènes linguistiques que nous fournissent l'observation et l'expérimentation. Ainsi conçu le mentalisme n'est entaché d'aucun mysticisme et ne repose sur aucun présupposé ontologique douteux. Bien au contraire, il relève entièrement des pratiques habituelles des sciences expérimentales et n'est, en fait, rien d'autre que la méthodologie de ces sciences appliquée à ce domaine particulier d'investigation.

Ce travail repose sur l'hypothèse empirique bien étayée qu'il existe une faculté spécifique de l'esprit/du cerveau qui est responsable de l'utilisation et de l'acquisition du langage, une faculté aux propriétés spécifiques, unique, semble-

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t-il, à l'espèce humaine pour ses traits essentiels, qui est le bien commun de chacun de ses membres et est donc effectivement une véritable propriété de notre espèce.

Ces idées se sont développées dans le contexte de ce qui est parfois appelée « la révolution cognitive » en psychologie. Elles en constituaient de fait un des ressorts essentiels. Il est important, je crois, de bien comprendre ce que cette « révolution » tentait d'accomplir, pourquoi elle fut entreprise et quels étaient ses liens avec les approches antérieures de ces questions. Ce qu'on appelle « révolution cognitive » a pour objet les états mentaux qui entrent dans la pensée, la prévision, la perception, l'apprentissage et l'action. Elle conçoit l'esprit (le cerveau) comme un système de traitement de l'information qui forme des représentations abstraites et opère des computations utilisant et modifiant ces représentations. Cette approche est très différente de l'étude de la formation et du contrôle du comportement qui évitait systématiquement toute prise en considération des états mentaux entrant dans le comportement et qui cherchait à établir une relation directe entre les stimuli extérieurs, les facteurs de renfor­cement et le comportement Cette entreprise béhavioriste s'est, je crois, révélée presqu'entièrement stérile, ce qui n'est guère surprenant puisqu'elle refusait en principe de prendre en compte le facteur déterminant de tout comportement, à savoir les états mentaux/cérébraux.

Considérons par exemple le problème de l'apprentissage. Nous avons un organisme qui est dans un certain état ou une certaine configuration. Il reçoit des « inputs » sensoriels qui conduisent à des changements dans l'état de son esprit/ cerveau. Ce processus est le processus d'apprentissage ou, peut-être plus précisément, de croissance mentale et cognitive. Ayant atteint un nouvel état au terme de ce processus l'organisme peut alors accomplir de nouvelles actions, en partie sous l'influence de ce nouvel état mental/cérébral. Il n 'y a pas de lien direct entre l'input sensoriel qui conduit au changement dans l'état mental/cérébral et les actions faites par l'organisme, sauf sous des conditions marginales, haute­ment artificielles et peu éclairantes.

Bien entendu il y a une certaine relation entre les inputs sensoriels et le comportement ; un enfant qui n'a eu accès à aucun fait linguistique du japonais ne pourra mettre en oeuvre de comportement linguistique japonais. Mis en présence des faits japonais appropriés l'esprit/le cerveau de l'enfant subit un changement significatif ; il en vient à inclure en lui-même la connaissance du japonais, ce qui permet alors à l'enfant de parler et comprendre cette langue. Mais il n'y a aucun lien direct entre les faits auxquels l'enfant est exposé et sa propre production linguistique et il est insensé, voire même pervers, d'essayer de prédire ce que l'enfant dira, même en termes probabilistes, sur la base des faits sensoriels qui ont conduit à l'acquisition de son savoir du japonais. Il est possible d'étudier les processus par lesquels les faits sensoriels conduisent à un change-

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ment d'état dans l'esprit/le cerveau et certains aspects de la mise en œuvre de ce savoir dans un comportement effectif. Mais la tentative d'étudier la relation entre faits sensoriels et comportement effectif directement sans passer par l'étude es­sentielle des propriétés de l'esprit/du cerveau et des changements qu'il subit est condamnée à l'échec et à l'insignifiance, ce que démontre amplement l'histoire de la psychologie. La révolution cognitive a été fondée en partie sur la prise en compte de telles évidences et elle en tire des conséquences qui ne devraient pas être controversées, bien qu'elles le soient, ce qui, selon moi, est un signe d'immaturité du domaine. Il est hors de doute que ce changement de perspective dans l'étude de la psychologie, linguistique comprise, était fondamentalement souhaitable ; il n'avait de fait que trop tardé.

Non seulement il n'avait que trop tardé, mais il constituait une révolution de bien moindre ampleur que beaucoup ne pensaient En fait, sans que cela soit conscient, la nouvelle perspective redonnait vie à des idées qui avaient été développées très avant quelques siècles plus tôt. La science du 17e siècle, en particulier, avait développé une forme de psychologie cognitive fort riche et, à mon avis, fondamentalement correcte. La contribution scientifique essentielle de Descartes est peut-être d'avoir rejeté la conception néo-scolastique de la per­ception qui y voyait un processus par lequel la forme d'un objet s'« imprime » dans le cerveau de telle sorte que, par exemple, si vous percevez un cube c'est que votre cerveau a d'une certaine façon un cube imprimé en lui. A la place de cette conception erronée Descartes propose une théorie représentationnelle de l'esprit. Il analyse l'exemple de l'aveugle muni d'un bâton et qui l'utilise pour toucher successivement plusieurs parties d'un objet physique, un cube par exemple. Cette suite de touches lui permet de construire dans son esprit/cerveau l'image d'un cube, mais la forme du cube n'y est pas imprimée. Bien plutôt le cerveau construit par ses propres ressources et ses propres principes structuraux une représentation mentale à partir de cette séquence d'impulsions tactiles. Descartes soutenait que le même processus valait pour la vision ordinaire. Une série de stimuli structurés frappe la rétine et l'esprit/le cerveau forme des idées qui définissent une conception des objets du monde extérieur. Quand le sujet pense à ces objets l'esprit/le cerveau fait différentes computations correspon­dant, entre autres, aux actions qui lui permettent de saisir un cube, de lui faire subir une rotation etc. Il ne fait pas de doute que cette approche générale est correcte. Les travaux récents de psychologie et de physiologie lui redonnent vie et on sait maintenant caractériser de nombreux aspects de ce processus, y compris les mécanismes physiques impliqués dans le codage et la représentation des stimuli.

Descartes observe également que si une figure géométrique, un triangle par exemple, est présentée à une personne cette dernière perçoit un triangle bien que la figue présentée ne soit assurément pas un triangle euclidien mais plutôt

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une figure beaucoup plus complexe. Cela est vrai, soutient-il, même si le sujet est un enfant qui n'a eu aucune expérience antérieure des figures géométriques. En un sens cette remarque est évidente puisque les véritables figures géomé­triques n'existent pas dans l'environnement naturel dans lequel nous vivons et grandissons et que nous percevons les figures réelles comme des figures géométriques déformées et non pas comme des instances fidèles de la figure particulière qu'elles sont en fait. Pourquoi l'enfant tient-il l'objet pour un triangle déformé et non pas pour la figure très complexe qu'il est véritablement et dont, par exemple, un des côtés est un peu incurvé et les deux autres côtés ne se joignent pas tout à fait ? La réponse de Descartes était que le triangle euclidien est produit par l'esprit à l'occasion de la stimulation externe parce que les mé­canismes de l'esprit sont fondés sur les principes de la géométrie euclidienne et qu'ils produisent ces figures géométriques comme des modèles servant à organiser la perception et l'apprentissage en utilisant leurs ressources et princi­pes structuraux propres.

A l'inverse, des empiristes tels que D. Hume soutenaient que nous n'avons en fait aucune idée de ce qu'est un triangle, ou une ligne droite, puisque nous n'avons aucune expérience de tels objets dans le monde réel. Hume tirait correctement les conséquences des principes empiristes qu'il adoptait et déve­loppait en particulier le principe que l'esprit reçoit des impressions du monde extérieur et forme des associations sur leur base, et que c'est là tout ce qu'il y a à dire du problème. Mais les conséquences que Hume tirait correctement de ces hypothèses sont assurément fausses. Contrairement à ce qu'il assertait nous avons bien un concept clair du triangle ou de la ligne droite, et nous percevons les objets du monde en termes de ces concepts, comme Descartes le soutenait. La conclusion est donc que les hypothèses empiristes sont factuellement fonda­mentalement erronées et que les propriétés de l'esprit/du cerveau sont cruciale¬ ment impliquées dans ce que nous percevons et la manière dont nous percevons. Il nous faut donc faire crucialement appel à une théorie représentationnelle à la Descartes qui puisse concevoir l'esprit comme un système de traitement de l'information qui construit, forme et modifie des représentations. Il nous faut aussi adopter une version cartésienne des idées innées, des propriétés biologi¬ quement déterminées de l'esprit/du cerveau qui permettent la construction de représentations mentales, lesquelles fournissent en retour un cadre à nos percep­tions et à nos actions. De telles idées ont retrouvé vie dans le contexte de la révolution cognitive des trente dernières années et, comme je l'ai déjà dit, nous en savons maintenant beaucoup sur les processus psychologiques impliqués et leur contreparties physiologiques comme les cellules détectrices etc.

Les psychologues du 17e siècle, que nous appelons «philosophes », allaient bien au delà de ces observations. Ils développaient une version assez riche de ce qui fut appelé bien plus tard la « psychologie de la forme » (Gestalt

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psychology) quand des idées semblables furent redécouvertes en ce siècle. Ces penseurs du 17° siècle faisaient des spéculations assez plausibles sur la façon dont nous percevons les objets autour de nous en termes de propriétés structu­rales, de nos concepts d'objet et de relations, de cause et d'effet, de tout et partie, de symétrie, de proportion et en termes des fonctions de ces objets et des utilisations caractéristiques que nous en faisons. Nous percevons le monde autour de nous de cette manière, soutenaient-ils, du fait de l'activité organisatrice de l'esprit qui se fonde sur sa structure innée et sur l'expérience qui lui fait pren­dre des formes nouvelles complexes. « Le livre de la nature ne peut être lu que par un oeil intellectuel » soutenait le philosophe du 17e siècle Ralph Cudworth dans ses développements d'idées de ce type. A nouveau ces spéculations semblent aller tout à fait dans la bonne direction et elles ont été redécouvertes et développées par la psychologie contemporaine, en partie dans le cadre de la ré­volution cognitive.

Cette dernière a été considérablement influencée par la science moderne, les mathématiques et la technologie. La théorie mathématique de la computation développée dans les années 1920 et 1930 en particulier fournit les outils con­ceptuels qui permettent de traiter sérieusement certains problèmes classiques de la psychologie représentationnelle, notamment linguistiques. Wilhelm von Humboldt il y a un siècle et demi avait compris que le langage est un système qui fait un usage infini de moyens finis, comme il le disait. Il était incapable de donner une traduction claire de cette idée correcte ou de l'utiliser pour conduire des recherches effectives sur le langage. Les outils conceptuels développés plus récemment nous permettent de dépasser ces limites et d'étudier de façon révélatrice et très précise cet usage infini de moyens finis. La grammaire générative peut être considérée en partie comme la résultante des outils concep­tuels de la logique, des mathématiques modernes et de la tradition, inévitable­ment vague et fruste, qui concevait le langage de cette façon. Une grammaire générative est un système formel qui caractérise explicitement ce que sont ces moyens finis accessibles à l'esprit/au cerveau qui en fait alors un usage sans limite. Malheureusement les idées classiques sur le langage et la psychologie représentationnelle étaient oubliées depuis longtemps quand la révolution cog­nitive prit forme dans les années cinquante et les filiations que je discute ici ne furent redécouvertes que bien plus tard et restent encore mal connues.

Le développement de l'informatique a aussi eu une influence considéra­ble sur la révolution cognitive principalement en fournissant des concepts utiles comme ceux de représentation interne, de structure modulaire, en distinguant « hardware » et « software » et aussi, au moins dans des domaines tels que la vision, en rendant possible le développement de modèles explicites, testables et raffinables des processus cognitifs. Il est intéressant de noter que quelque chose de similaire était vrai de la révolution cognitive du 17e siècle: les cartésiens

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étaient très impressionnés par les automates mécaniques construits alors par d'habiles artisans et qui semblaient imiter certains aspects du comportement d'organismes vivants. Ces automates furent un stimulus à leur imagination scientifique et jouèrent donc un rôle semblable à celui des ordinateurs de nos jours.

Quelques-unes de ces idées redécouvertes et développées aujourd'hui dans des directions inédites ont une origine bien antérieure au 17e siècle. Ce qui est probablement la première expérience de psychologie au monde est décrite dans les dialogues de Platon où Socrate entreprend de démontrer qu'un jeune esclave dépourvu d'instruction en géométrie connaît néanmoins les vérités géo­métriques. Il le fait par le biais de ce que nous appelons « la méthode socra­tique ». Il pose au jeune esclave une série de questions qui ne lui fournissent aucune information mais font appel aux ressources internes de son esprit et qui le conduisent à reconnaître la vérité de théorèmes de géométrie. L'expérience était conçue, fort raisonnablement, comme démontrant que le jeune esclave con­naissait la géométrie sans aucune expérience préalable. De fait, il est difficile d'imaginer quelle autre interprétation lui donner. C'était probablement une sorte « d'expérience de pensée » mais si elle était mise en oeuvre rigoureusement, ce qui n'a jamais été fait, les résultats seraient vraisemblablement proches de ceux que Platon présente dans sa version littéraire.

En bref, l'esprit humain semble contenir les principes de la géométrie et l'expérience ne sert qu'à les faire émerger de telle sorte qu'ils puissent être utilisés. Cette démonstration pose aussi un problème essentiel : comment expli­quer que le jeune esclave puisse avoir le savoir qu'il possède alors qu'il n'a eu aucune expérience de laquelle le tirer. C'est ce que j'ai appelé ailleurs « Le problème de Platon ». J'y reviens immédiatement.

L'émergence de la grammaire générative dans les années cinquante, un des facteurs essentiels de la révolution cognitive, fit aussi renaître des idées traditionnelles. Les cartésiens, en particulier, avaient appliqué leurs idées sur la nature de l'esprit à l'étude du langage, alors conçu couramment comme un « miroir de l'esprit » qui en reflétait les propriétés essentielles. D'autres études de ces sujets menées aux 18e et 19e siècles enrichirent leurs investigations considérablement, à un degré que nous commençons à peine à percevoir. En bref, la révolution cognitive des années cinquante devrait être comprise comme ayant retrouvé fortuitement des intuitions antérieures, abandonnant les dogmes stériles qui avaient rendu impossible la compréhension de ces questions pendant une très longue période et développant ces idées classiques, reformulées dans un cadre nouveau, dans des directions inédites, inaccessibles auparavant, grâce aux pro­grès scientifiques, technologiques et mathématiques de notre siècle.

Du point de vue adopté dans cette « révolution cognitive » les problèmes centraux de l'étude du langage sont au nombre de quatre.

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Le premier, qui est un préliminaire à toute autre investigation, peut être formulé comme suit : Quel est le système de connaissances inclus dans l'esprit/ le cerveau d'une personne qui parle et comprend une langue particulière ? Qu'est-ce qui constitue le langage qu'un locuteur maîtrise et connaît ? Une théorie qui traite de ces questions pour une langue particulière est appelée une « grammaire » de cette langue, ou, en termes techniques, une « grammaire générative » de cette langue ; le terme « grammaire générative » ne désigne rien d'autre qu'une théorie entièrement explicite qui puisse faire des prédictions empiriques et donc être soumise à vérification à la manière des sciences expérimentales. [... ] Une grammaire générative adopte un point de vue presque complémentaire de celui des grammaires traditionnelles : ces dernières ainsi que les grammaires « pédagogiques » s'attachent à décrire les faits idiosyncrasiques, les verbes irréguliers etc. et font confiance à l'intelligence du lecteur - à sa faculté de langage innée - pour fournir l'information manquante. Une gram­maire générative, à l'inverse, accorde peu d'importance aux faits idiosyncrasi­ques mais s'attache à décrire les principes plus profonds de la langue étudiée. Ce n'est pas une collection d'exemples et de suggestions mais une théorie de la langue au sens où la chimie est une théorie d'autres objets du monde physique.

Si nous parvenons à fournir une réponse au moins partielle à ce premier problème, nous pouvons nous tourner vers le second : comment cette connais­sance est-elle mise en oeuvre dans la pensée ou l'expression de la pensée, dans la compréhension, l'organisation du comportement, la communication verbale etc. Ici il nous faut faire une distinction essentielle entre (1) le langage, qui est un système cognitif particulier, un système de connaissances inscrit dans l'esprit/le cerveau et qui est décrit par une grammaire générative ; et (2) les différents systèmes de traitement de l'esprit/du cerveau qui, d'une façon ou d'une autre, ont accès à ce savoir et en font usage.

Si on parvient à une réponse au premier problème on peut se tourner vers le troisième qui est de découvrir les mécanismes physiques impliqués dans les propriétés mises à jour par l'étude abstraite du langage et de son utilisation, à savoir les mécanismes cérébraux impliqués dans la représentation du savoir et ceux qui correspondent aux différents systèmes qui y ont accès et le mettent en pratique. Ces deux tâches sont à distinguer, bien qu'elle soient liées. De plus ce sont pour l'essentiel des tâches pour l'avenir et très difficiles principalement parce que, pour d'excellentes raisons éthiques, nous ne permettons pas d'expé­rimentations directes qui permettraient d'analyser ces mécanismes physiques de plein pied. Dans le cas d'autres systèmes, tels que la vision, l'étude est allée fort loin parce que, à tort ou à raison, nous nous permettons de faire des expériences directes sur d'autres êtres vivants, chats, singes etc. Leur système visuel est très semblable au nôtre, si bien qu'il est possible d'apprendre nombre de choses sur la vision humaine de cette façon. Mais la faculté de langage est pour l'essentiel

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une propriété unique à notre espèce et si nous découvrions d'autres êtres qui la partageaient avec nous, nous les considérerions probablement comme quasi humains et nous nous abstiendrions de toute expérimentation directe sur eux. En conséquence l'étude des mécanismes physiques de la faculté de langage doit être menée de façon très détournée, soit par le biais d'expérimentations non lésantes soit par le biais de ces « expériences naturelles » que sont les pathologies ou les traumatismes. Pour une bonne part la fascination qu'exerce l'étude du langage vient de ce qu'elle doit procéder de cette façon et se fonder sur des procédures abstraites. C'est une tâche difficile, mais qui constitue un défi relevable et très prometteur.

Le quatrième problème est d'expliquer comment la connaissance de la langue et sa mise en oeuvre sont acquises. Ce problème ne peut être appréhendé que si nous parvenons à une certaine compréhension du premier, la nature du savoir maîtrisé. Le problème de l'acquisition se pose à la fois pour la langue- le système cognitif lui-même - et pour les systèmes de traitement qui y accèdent. Je ferai porter mon attention ici sur la première de ces deux questions, celle de l'acquisition de la langue. Bien évidemment elles n'ont de sens que si on a quelque compréhension de ce qui est acquis - ce qu'est une langue - bien que, ici comme ailleurs, l'étude de l'acquisition, de l'utilisation et du substrat physique d'un système abstrait puisse nous fournir des indications sur sa nature.

Ce quatrième problème, celui de l'acquisition du langage, est un cas particulier du problème de Platon : comment en venons-nous à avoir des con­naissances si riches et si spécifiques et des systèmes de croyances et d'appréhen­sion si complexes alors que les faits qui nous sont accessibles sont si pauvres ? c'est là le problème qui préoccupait Platon, à juste raison, et qui devrait nous préoccuper également. Pourtant cette question a laissé de marbre pendant une très longue période les psychologues, les linguistes, les philosophes et tous ceux qui s'intéressaient au sujet, si on excepte quelques rares individualités assez marginales dans le courant intellectuel dominant. Voilà un signe des lacunes de la pensée de cette période et cela constitue un sujet intéressant en soi que je ne poursuivrai pas ici. Si un scientifique extraterrestre devait s'intéresser rationnel­lement à ce qui se passe dans une communauté linguistique donnée, il ne manquerait pas de conclure que la savoir linguistique est presqu'entièrement donné à la naissance. Le fait que cela ne soit pas vrai, ou du moins pas entièrement vrai est très étonnant et pose de nombreux et sérieux problèmes à la psychologie, la physiologie et la biologie, y compris la biologie de l'évolution.

On se souviendra que Platon avait une réponse à la question posée : nous avons des réminiscences d'une existence antérieure. Nous ne sommes pas enclins de nos jours à accepter cette proposition, du moins pas dans ces termes. Nous devrions toutefois reconnaître en toute honnêteté que c'est là une réponse bien plus satisfaisante et rationnelle que celles offertes dans les traditions

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intellectuelles dominantes des derniers siècles, y compris l'empirisme anglo-saxon qui éludait simplement le problème. Pour rendre la proposition de Platon intelligible il nous faudrait mettre à jour le mécanisme qui rend possible la transmission des réminiscences. Si nous ne sommes pas enclins à accepter l'idée de l'immortalité de l'âme comme mécanisme, nous suivrons Leibniz en posant que la réponse de Platon va dans la bonne direction mais qu'elle doit être, comme il le disait, « débarrassée de l'erreur de la préexistence ». En termes modernes nous réinterprèterons l'idée platonicienne de réminiscence comme désignant notre patrimoine génétique qui détermine l'état initial de la faculté de langage de même qu' il détermine le fait que nous avons des bras et non des ailes ou que nous atteignons la maturité sexuelle à un certain âge si les conditions externes tels que le niveau nutritionnel permettent aux processus internes de maturation de se dé­clencher. Nous ne connaissons aucun de ces mécanismes dans le détail, mais tout le monde s'accorde à penser que c'est dans ces termes qu'il faut penser les problèmes, du moins pour la croissance physique. A nouveau, le fait que les mêmes données ne nous conduisent pas à adopter une conclusion semblable pour ce qui concerne l'esprit/le cerveau est révélateur des lacunes de la pensée contemporaine. Cette dernière s'est tout simplement refusée à adopter pour le cerveau/l'esprit les méthodes de la pensée rationnelle communément admises dans les sciences de la nature. Cela est particulièrement vrai de ceux qui se considèrent faussement comme des naturalistes scientifiques et des défenseurs de la science contre l'obscurantisme. A mon avis c'est exactement l'inverse qui est vrai, pour les raisons que je viens d'évoquer brièvement.

Si nous rejetons ces dogmes, nous aborderons les problèmes touchant à l'esprit/au cerveau, y compris ceux du langage, dans l'esprit des sciences de la nature. Nous ne connaissons pas aujourd'hui les corrélats physiques de la faculté de langage, les mécanismes présidant à la représentation des connaissances langagières ou à leur mise en œuvre. Nous devons donc procéder ici à la manière de la chimie du 19° siècle quand elle étudiait les éléments chimiques, les molécules organiques, la théorie moléculaire des gaz etc. c'est-à-dire à un grand niveau d'abstraction qui n'abordait pas la question des mécanismes physiques responsables des propriétés étudiées. Pour ce qui concerne le langage nous ferons la même abstraction et poserons que la faculté de langage a un état initial génétiquement déterminé, propre à tous les membres de l'espèce humaine (abstraction faite des cas pathologiques graves) et unique à celle-ci. Nous savons que cet état initial se développe et, selon les conditions d'exposition, aboutit à des états stables différents, l'ensemble des langues maîtrisables. Le processus de maturation qui conduit de l'état initial à l'état stable du savoir adulte est, dans certaines limites, déterminé par les faits soumis à l'organisme ; si le cerveau/ esprit est mis en présence de faits anglais il finira par s'approprier le savoir de l'anglais et non celui du japonais. De plus ce processus de maturation de la

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faculté de langage commence très tôt. Des travaux récents montrent qu'un nouveau né de quatre jours sait déjà distinguer la langue parlée dans son entourage des autres langues. Ce fait est remarquable et indique que les mécanismes de la faculté de langage se mettent en marche et s'adaptent à l'environnement externe très précocement.

Il est clair que ce processus de maturation est soumis à ses lois propres : l'apprentissage d'une langue n'est pas quelque chose que fait l'enfant, c'est quelque chose qui lui arrive quand il est placé dans un environnement approprié tout comme son corps se développe de façon prédéterminée quand on lui fournit des stimulations externes et nutritionnelles appropriées. Ceci ne veut pas dire que l'environnement est sans pertinence. Il est responsable des choix non fixés par la faculté de langage, ce qui donne les différentes langues naturelles. De façon un peu semblable l'environnement visuel précoce détermine la densité des récepteurs horizontaux et verticaux, comme il a été démontré expérimentale­ment. De plus les différences entre des environnements pauvres ou stimulants peuvent être substantielles aussi bien pour ce qui concerne l'acquisition d'une langue que pour la croissance physique. Des capacités qui font partie de notre patrimoine commun peuvent ou fleurir ou se flétrir et disparaître selon les conditions qui leur sont faites pendant leur développement.

Ce point est probablement de portée générale. C'est un fait bien connu, qui mérite plus d'attention qu'il n'en reçoit d'habitude, que l'enseignement ne se compare pas au remplissage d'une bouteille mais plutôt aux soins donnés au libre développement d'une fleur. Tout bon enseignant sait que les méthodes pédagogiques ou l'étendue des faits enseignés sont de peu d'importance en comparaison de ce que peuvent accomplir l'éveil de la curiosité des élèves et leurs propres explorations. Ce qu'un élève apprend passivement est vite oublié. Ce qu'il découvre par lui-même sous l'effet de sa curiosité naturelle ou de sa créativité non seulement n'est pas oublié mais sert de base pour de nouvelles explorations, de nouvelles recherches qui conduisent parfois à des contribution intellectuelles d'importance. La même chose vaut pour d'autres domaines encore. Dans une société réellement démocratique on participe créativement et constructivement à l'élaboration des politiques, dans sa communauté immé­diate, dans son travail, dans la société au sens large. Une société qui exclut du contrôle public des pans entiers de décisions, ou un système de gouvernement qui n'accorde que la possibilité de ratifier des décisions prises par une élite dominant l'état et la société civile méritent à peine le nom de démocratie. Kant, dans sa défense de la révolution française pendant la terreur, argumentait dans le même sens lorsqu'il soutenait, contre ceux qui disaient que les masses populaires n'étaient pas mûres pour la démocratie, que « si on accepte cette proposition la liberté ne sera jamais atteinte puisqu'on ne peut jamais parvenir à la maturité dans l'exercice de la liberté sans l'avoir déjà acquise ; il faut être libre pour ap-

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prendre à se servir de la liberté utilement... on ne peut parvenir à la raison qu'à travers sa propre expérience et on doit être libre pour entreprendre les actions qui y conduisent... Accepter le principe selon lequel la liberté est sans valeur pour ceux qui vous sont soumis et qu'il est possible de la leur refuser à jamais est une violation des droits de Dieu lui-même, qui a créé les hommes libres ». La raison, la possibilité d'utiliser ses capacités librement et utilement, d'autres qualités humaines encore, ne peuvent s'exercer que dans un environnement où elles peuvent fleurir. On ne peut les enseigner par la force. Ce qui est vrai de la croissance physique est vrai en général des processus de maturation et d'appren­tissage humains.

Revenons à la faculté de langage et à l'apprentissage de la langue. Comme nous l'avons déjà noté c'est quelque chose qui arrive à l'enfant, sans qu'il en soit plus conscient que d'autres processus du même type, par exemple la maturation sexuelle. [...] Le terme « apprentissage » est en fait très trompeur et nous ferions bien de l'abandonner comme une relique d'une époque révolue et trompeuse. La connaissance d'une langue se développe dans l'esprit/le cerveau d'un enfant placé dans une communauté linguistique donnée.

Ce savoir est partagé par les membres de la communauté linguistique jusqu'à un degré de finesse remarquable et ce pour chaque aspect de la langue, de sa prononciation à son interprétation. Dans chacun de ces domaines le savoir atteint va bien au-delà des faits accessibles, et sa précision est incommensurable avec toute explication fonctionnelle imaginable. Par exemple les enfants peu­vent imiter les sons de la langue autour d'eux avec une précision hors des limites perceptives des adultes. Dans d'autres domaines également la précision des connaissances atteintes, leur étendue et leur richesse va bien au-delà de ce qui pourrait être détecté dans les échanges verbaux ordinaires. Ces propriétés ne peuvent souvent être mises à jour que par une expérimentation soignée. Voilà les propriétés fondamentales les plus simples du problème que nous devons affron­ter.

Nous en concluons que l'état initial de la faculté de langage peut être assimilé à un système entrée-sortie déterministe qui prend les faits en entrée et qui produit un système cognitif comme sortie. Cette sortie est ici intériorisée et inscrite dans l'esprit/le cerveau adulte ; c'est l'état stable du savoir d'une langue donnée. L'état initial de la faculté de langage peut être considéré fondamentale­ment comme un système d'apprentissage de la langue ; en termes mathémati­ques c'est une fonction qui applique les faits accessibles dans l'état stable final. Cette conclusion générale peut avoir de nombreuses variantes et je reviendrai sur quelques-unes d'entre elles plus bas. Mais il est virtuellement impossible qu'elle soit fondamentalement fausse. Il y a eu beaucoup de débats sur cette question dans la littérature, ou, plus précisément, un débat peu équilibré dans lequel les critiques qui soutiennent que l'idée a été réfutée abondent et les réponses de la

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part de ceux qui la soutiennent sont fort rares. Ce manque de réaction s'explique par le fait que les critiques ne peuvent être que fondées sur de profondes confu­sions, comme un examen attentif des arguments le révèle en effet, ce qui n'est guère surprenant étant donné la nature du problème.

La théorie de l'état initial, du système d'apprentissage de la langue, est parfois appelé « Grammaire Universelle », selon une terminologie traditionnelle adaptée à un cadre conceptuel nouveau. Il est communément admis que la grammaire universelle, ainsi conçue, détermine la classe des langues appre¬ nables. Citons ici un article récent sur les modèles d'acquisition du langage de deux chercheurs éminents dans le nouveau domaine de la théorie mathématique de l'apprentissage (D. Osherson et S. Weinstein) :

La grammaire universelle impose des restrictions sur les grammaires particu­lières de telle sorte que la classe des langues permises par la théorie inclut les grammaires des seules langues naturelles, où les langues naturelles sont définies comme celles qui peuvent être acquises par des êtres humains normaux dans des conditions banales d'accès aux faits.

La première de ces propositions est une définition, correcte et utile, et n'est donc pas du domaine de la controverse : il est loisible de définir une langue naturelle comme une langue qui s'accorde aux principes de la grammaire universelle. Toutefois la seconde pourrait ne pas être correcte. Les langues qui peuvent être acquises dans des conditions d'accès normales sont celles qui tombent à l'intersection de deux ensembles : (1) celui des langues naturelles rendues possibles par l'état initial de la faculté de langage tel qu'il est caractérisé par la grammaire universelle, et (2) l'ensemble des systèmes apprenables. Si la grammaire universelle permet des langues inapprenables, ce qui pourrait être vrai, alors, évidemment, elles ne seront pas apprises. Le caractère « apprenable » d'une langue n'est donc pas une condition qui doit être satisfaite par la faculté de langage.

De la même façon la « parsabilité »-c'est à dire la capacité pour l'esprit/ le cerveau d'assigner des analyses structurales à une phrase - n'est pas une exigence qu'aient à satisfaire les langues, contrairement à ce qu'on dit souvent. Pour ce qui est de ce dernier point nous savons qu'une telle exigence serait erronée : chaque langue permet de nombreux types d'expressions qui ne peuvent être utilisées ou comprises, quoi qu'elles soient parfaitement bien formées, ce qui n'empêche en aucune façon la communication. Ces banalités sont connues depuis trente ans et pourtant la thèse erronée que les langues doivent pouvoir être traitées par des parseurs est très souvent avancée et est même parfois considérée comme une condition que doit satisfaire toute théorie linguistique.*

En ce qui concerne l'« apprenabilité », la proposition que les langues doivent être apprenables pourrait bien se révéler vraie. Mais, dans ce cas, il n'y

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aurait pas de raisons de principe pour qu'il en aille ainsi et nous serions en présence d'un fait empirique assez surprenant et remarquable. Certains travaux récents en linguistique tendent à montrer que cette thèse est en effet probable­ment correcte, ce qui, répétons le, est une découverte empirique surprenante et importante sur laquelle je reviendrai brièvement.

Il y a eu beaucoup de confusions sur ces questions, en partie dues à une interprétation fautive des propriétés de certains systèmes formels, du fait bien connu décrit par S. Peters et S. Ritchie, par exemple, qu'une grammaire transformationnelle non contrainte peut engendrer tous les ensembles récursive¬ ment énumérables (spécifiables par des moyens finis) ou de résultats ayant trait à la parsabilité efficace des langues « indépendantes du contexte ». On en a dans ces deux cas tiré des conclusion indues concernant la nature du langage. Pourtant, pour ce qui est du langage, de son apprentissage ou de son utilisation, rien de tel ne peut être tiré de considérations de ce type.

Si on adopte vis-à-vis du langage l'approche que j'ai esquissée plus haut, on s'attend à ce qu'une fructueuse collaboration s'établisse entre la linguistique proprement dite et les études sur l'acquisition ou l'utilisation du langage. Elle a eu lieu jusqu'à un certain point, mais moins qu'on aurait pu l'espérer, pour des rai­sons sur lesquelles il est bon de s'interroger. L'une d'entre elles vient d'être men­tionnée : une interprétation fautive de certains résultats concernant les systèmes formels a été à la source de confusions considérables. D'autres difficultés ont été créées par la mauvaise appréhension des relations entre théorie du langage, théorie de l'apprentissage et traitement du langage. Un exemple instructif est constitué par l'histoire de ce qu'on a appelé « la théorie dérivationnelle de la complexité », qui constituait la problématique dominante des recherches en psycholinguistique au début de la « révolution cognitive ». Cette théorie fut à la source d'un programme expérimental qui testait deux choses (1) des hypothèses sur le système de règles des langues naturelles et (2) des hypothèses sur le traitement (proces¬ sing). Quelques expériences confortèrent ce montage théorique, d'autres l'infir­mèrent. On doit prendre soin, cependant, de distinguer lequel des deux aspects du montage théorique était confirmé ou infirmé. Dans les faits on a toujours incriminé l'aspect linguistique en cas d'échec. Il n'est pas exclu que cela ait été vrai, et d'autres faits appuyèrent parfois cette conclusion. C'était là pourtant une curieuse inférence, puisque les hypothèses linguistiques avaient le mérite d'être étayées indépendamment alors que celles sur le traitement (processing) ne l'étaient pas et n'étaient même pas très plausibles sauf comme premières approxi­mations assez grossières. Comme on ne prit pas garde de faire ces distinctions, les discussions perdaient une bonne part de leur signification. Des questions sembla­bles se posent en ce qui concerne l'apprentissage. Ici aussi les résultats expérimen­taux restent de peu de portée tant qu'on n'a pas fait le tri entre les différents facteurs impliqués. Si cela est fait on a des résultats significatifs, sinon on n'en a pas.

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L'histoire de la théorie dérivationnelle de la complexité révèle d'autres problèmes qui entravèrent l'utile collaboration entre linguistique et psychologie expérimentale. Certains travaux expérimentaux précoces étaient destinés à tester des idées sur les sytèmes de règles fondées sur l'hypothèse que le traitement (processing) obéit aux contraintes de la théorie dérivationnelle de la complexi­té. Quand le programme expérimental vint à son terme, avec des résultats mitigés, les théories grammaticales avaient changé. Beaucoup de psychologues expérimentaux en furent déconcertés : comment peut-on mettre à l'épreuve ex­périmentalement une théorie si elle ne reste pas stable ? Cela conduisit à une réorientation du travail vers des domaines plus facilement isolables des modifi­cations théoriques extérieures.

De telles réactions posent problème. D'un point de vue logique d'abord : isoler son travail de toute modification théorique extérieure a pour effet de ne s'attacher qu'à des sujets de portée limitée, à des phénomènes superficiels. Si un travail est suffisamment important pour avoir des conséquences au-delà de son domaine de départ, il ne peut pas être immunisé contre les changements de perspectives qui ont lieu hors de ce domaine. Il est certes probable que les études sur l'ordre d'acquisition des mots grammaticaux ou sur les stratégies d'interven­tion dans la conversation seront peu affectées par un changement externe, pour la simple raison que leurs implications sont minimales. Après tout la recherche de sujets de conséquence devrait être aussi une préoccupation des psychologues. Ces réactions face aux changements inévitables dans les perspectives et hypo­thèses théoriques d'une discipline vivante reflètent également une conception trop étriquée du travail du psychologue expérimentaliste, souvent conçu comme testant des hypothèses émises par d'autres mais ne contribuant pas à leur formulation adéquate. Pourtant la recherche sur le langage devrait être conçue comme une entreprise collective qui peut tirer bénéfice de faits de toutes provenances. Il n'y a pas de secteur privilégié de cette discipline qui fournirait les théories testées par d'autres. Nous saurons que la discipline gagne en maturité quand les chercheurs travaillant sur le traitement ou l'apprentissage du langage seront conduits à émettre des hypothèses sur la structure du langage que les linguistes, utilisant leurs propres outils, pourront mettre à l'épreuve pour contribuer à un corps de doctrine commun à tous. L'idée que la linguistique est à la psychologie ce que la physique théorique est à la physique expérimentale est insensée et indéfendable. Elle a aussi été, je crois, nocive.

Les théories du langage ont effectivement subi des changements signi­ficatifs pendant la période que nous considérons, ce qui revient à dire que la discipline est vivante. Il est possible, je crois, d'isoler deux changements de perspective majeurs au cours de cette période. Chacun a des conséquences multiples pour l'étude de l'acquisition et de l'utilisation du langage. Passons-les en revue brièvement, en faisant porter notre attention sur trois questions centrales

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mentionnées plus haut : (1) Qu'est-ce que la connaissance d'une langue ? (2) comment est-elle acquise ? et (3) Comment est-elle mise en œuvre ?

Il y a trente ans on aurait répondu à ces trois questions comme suit, respectivement :

(1) C'est un ensemble d'habitudes, de dispositions et dé pratiques. On notera par parenthèse que cette réponse est encore couramment admise, spécia­lement chez les philosophes influencés par Wittgenstein et Quine.

(2) Par conditionnement, entraînement, formation d'habitudes et utilisa­tion des « mécanismes généraux d'apprentissage » tels que l'induction.

(3) L'utilisation du langage est l'exercice d'un savoir pratique, sembla­ble à toute autre connaissance pratique, par exemple aller à bicyclette. De nouvelles formes sont produites ou interprétées par analogie avec des formes déjà rencontrées. En fait le problème posé par la production de formes inédites, qui correspond à l'usage normal du langage, était à peine posé ou remarqué. C'est là un fait remarquable, d'abord parce que le problème crève les yeux et ensuite parce qu'il constituait un problème essentiel pour les linguistes de la première révolution cognitive du 17e siècle. Voilà un exemple frappant de la capacité qu'a l'idéologie de rendre aveugle aux faits les plus évidents.

La moindre attention aux faits les plus banaux suffit à montrer que ces idées sont très loin de la vérité et doivent être abandonnées purement et simplement Prenons un exemple très simple. Considérons un enfant apprenant l'anglais qui comprend la phrase John ate an apple (Jean a mangé une pomme). Il sait donc que le mot eat prend deux arguments, un sujet (qui est l'agent de l'action) et un objet (le patient ou thème de l'action). C'est un verbe typiquement transitif. Supposons que l'enfant entende maintenant John ate (Jean a mangé) où l'objet manque. Puisque le verbe est transitif, il exige un objet et l'enfant comprend que la phrase veut dire en gros « Jean a mangé quelque chose ». Rien que de très banal jusqu'ici, si nous admettons que lorsqu'un élément sémantique¬ ment obligatoire est manquant, l'esprit le perçoit sous la forme d'une sorte de « pronom nul » muni d'une interprétation indéfinie (quelque chose, quelqu'un, personne etc.). Peut-être un linguiste empiriste pourrait-il aller jusqu'à admettre que ce principe est disponible à l'enfant comme élément inné de la faculté de lan­gage.

Considérons maintenant une autre phrase anglaise très simple mais un peu plus complexe et supposons que l'enfant en vienne à comprendre une phrase comme John is too clever to catch Bill (Jean est trop malin pour attraper Bill). Ici le verbe catch (attraper) nécessite également un sujet et un objet, mais il n'a pas de sujet dans sa phrase. L'esprit doit donc en restituer un. Si nous adoptions le principe mis en oeuvre dans John ate (Jean a mangé) nous nous attendrions à ce que la phrase veuille dire quelque chose comme « Jean est si malin que per­sonne n'attrapera Bill ». C'est là une interprétation acceptable, mais pas celle de

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John is too clever to catch Bill. Cette phrase veut en fait dire « John est trop malin pour que lui, John, attrappe Bill ». L'esprit ne fait donc pas usage de notre principe des pronoms nuls mais interprète le sujet de catch (attraper) comme coréférent du sujet de be clever (être malin). Puisque cela est acquis sans aucun enseignement il nous faut imputer à l'esprit un second principe que nous appellerons « contrôle du sujet » : le sujet manquant d'une subordonnée reçoit la même interprétation que le sujet de la principale. Nos hypothèses sur les ressources innées de l'esprit doivent donc être enrichies.

Franchissons une étape de plus. Supposons que nous effacions Bill de la phrase John is too clever to catch Bill, ce qui donne John is too clever to catch. Par application desprincipes du pronom nul et du contrôle du sujet nous prédisons que la phrase veut dire « John est si malin qu'il n'attrapera personne ».Mais l'en¬ fant sait que la phrase n'a pas ce sens : elle s'interprète en fait comme « John est trop malin pour que quiconque l'attrape ». L'enfant utilise donc ici un autre prin­cipe d'interprétation, que nous appellerons « principe d'inversion », qui dit que l'objet de la subordonnée est compris comme coréférent du sujet de la principale et que le sujet de la subordonnée est un pronom nul à interprétation indéfinie.

Si nous abordons des exemples plus complexes le mystère devient plus opaque. Confrontés à des phrases anglaises comme John is too clever to expect anyone to catch (litt : Jean est trop malin pour s'attendre à ce que quiconque attrape) les locuteurs les jugent très bizarres dans un premier temps mais, après plus ample réflexion (quels que soient les phénomènes que recouvre cette expression), ils comprennent la phrase comme voulant dire que John est si malin que personne ne s'attend à ce que quiconque l'attrape ; en d'autres termes la phrase est interprétée obligatoirement en fonction du principe des pronoms nuls et du principe d'inversion. Mais lorsqu'on compare cette dernière phrase à un autre énoncé de complexité semblable comme John is too clever to meet anyone who cought (litt : John est trop malin pour rencontrer quiconque qui attrape) aucun principe ne peut s'appliquer : la phrase est un galimatias complet Ici les principes computationnels de la faculté de langage sont bloqués.

On notera que rien de cela n'est imputable à un enseignement quelcon­que ou même à une quelconque familiarité avec les faits. Ces faits sont connus sans nécessiter d'apprentissage, de corrections ou de rencontre préalable et tous les locuteurs de l'anglais les partagent. Il s'ensuit qu'ils doivent découler des ressources internes de l'esprit/du cerveau, des propriétés génétiquement codées de la faculté de langage. Bien entendu cette dernière ne peut inclure le principe du pronom vide, celui du contrôle du sujet ou de l'inversion en tant que tels ni le principe qui détermine leur application. Nous aimerions plutôt les faire découler de principes plus généraux de la faculté de langage. C'est là une approche typique dans les sciences et le problème a, de fait, reçu des explications de ce type assez satisfaisantes dans des travaux récents. Quoi qu 'il en soit, ce qui

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importe c'est que ces faits montrent que les réponses traditionnelles à nos questions sont très loin d'être correctes.

On notera également que le concept d'« analogie » ne sert à rien ici. Par analogie avec John ate (Jean a mangé) la phrase John is too clever to catch (litt : John est trop malin pour attrapper) devrait vouloir dire John est trop malin pour attraper quiconque, ce qui est faux. Enfin ces exemples infirment l'idée que le savoir d'une langue est une pratique : ce n'est pas parce que l'enfant manque d'entraînement ou est encore trop petit qu'il s'abstient d'attribuer à la phrase John is too clever to catch une interprétation analogique, mais plutôt parce que les systèmes computationnels de son esprit/cerveau sont structurés de telle sorte qu'ils imposent certaines interprétations à certaines expressions linguistiques. En mettant cette question dans le contexte de la théorie de la connaissance, nous dirons que notre savoir que telle expression signifie telle ou telle chose ne trouve ni sa source ni sa justification dans l'expérience, en aucun sens utile du terme, que nos connaissances ne découlent d'aucune procédure d'élucidation sûre, ne s'obtiennent ni par induction ni par une quelque autre méthode. Puisque ces exemples sont des cas de connaissance propositionnelle (de savoir « que ») les problématiques courantes en théorie de la connaissance ou en matière de croyances ne peuvent être correctes. La prise en compte d'autres exemples et d'autres systèmes cognitifs conduit, je crois, à la même conclusion.

Ces faits, insuffisamment pris en compte, sont d'une importance capi­tale, et ont des conséquences considérables. On en découvre de semblables dès qu'on en cherche si on ne se laisse pas aveugler par les dogmes.

C'est la perception de l'inadéquation complète de ces réponses tradition­nelles qui conduisit aux premiers changements conceptuels importants renouant avec les idées traditionnelles, occultées pendant la longue période où les doctrines empiristes et béhavioristes furent dominantes. Ce changement de perspective fournit à nos trois questions un nouvel ensemble de réponses. A la première (qu'est-ce que la connaissance d'une langue ?) on répondit : une langue est un système computationnel, un ensemble de règles. Connaître une langue c'est connaître ce système de règles. A la seconde (Comment acquiert-on une langue ?) on répondit : l'état initial de la faculté de langage détermine les types possibles de règles et leur mode d'interaction. On acquiert une langue par une sélection des règles appropriées sur la base de faits d'accès immédiat. L'expé­rience fournit un système de règles par l'intermédiaire du système d'acquisition de la faculté de langage. Enfin à la troisième (Comment utilise-t-on le langage ?) on répondit : l'utilisation du langage est un comportement régi par des règles. Celles-ci forment des représentations mentales qui sont utilisées pour parler et comprendre. Une phrase est analysée et comprise par une recherche systémati­que dans les règles de la langue en question. Ce nouvel ensemble de réponse constituait un élément essentiel de la révolution cognitive.

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C'était là un changement de point de vue d'importance : on passait du comportement et ses produits au système de connaissances inscrit dans l'esprit/ le cerveau qui les rendent possibles. Le comportement cesse d'être un objet d'étude en soi et est considéré comme fournissant des indices concernant le système intériorisé qui est notre vrai objet d'étude, une langue interne, détermi­nant la forme, les propriétés structurales et le sens des expressions. Plus profondément, le comportement fournit des faits concernant la structure innée de la faculté de langage. Comme je l'ai dit plus haut, lorsqu'on adopte une approche résolument mentaliste on est aussi conduit à assimiler l'étude du langage à celle des sciences expérimentales et il devient possible de conduire des recherches sé­rieuses sur les mécanismes physiques du langage.

Ce changement d'approche fut extrêmement productif. Il conduisit à un accroissement rapide de l'étendue des faits soumis à investigation, à de nom­breuses découvertes, y compris factuelles, du type de celles que je viens d'illustrer, qui n'avaient jamais été notées antérieurement en dépit de leur simplicité. Il eut aussi un certain succès dans sa recherche d'explications pour ces faits. Toutefois de sérieuses difficultés se posèrent presque aussitôt, liées au problème de l'acquisition de la langue, le problème de Platon. Fondamentale­ment, l'approche permettait trop de systèmes de règles possibles pour une langue. En conséquence il était difficile d'expliquer comment l'enfant faisait in­failliblement un choix plutôt qu'un autre.

C'est ce problème qui fut au centre des recherches des vingt cinq dernières années dans le cadre conceptuel que je considère ici. Je n'en passerai pas en revue les étapes, me contentant des résultats obtenus. Ces dernières années une nouvelle conception du langage s'est fait jour qui fournit de nouvelles réponses à nos trois questions. L'état initial de la faculté de langage y est conçu comme un ensemble de sous-systèmes ou « modules », chacun défini par des lois propres très générales. Chacun des modules admet un nombre restreint de variations. On peut concevoir l'ensemble du système comme un réseau com­plexe associé à un ensemble de commutateurs (paramètres). Le réseau est inva­riant mais chaque commutateur peut occuper deux positions. Si les commuta­teurs restent déconnectés, rien ne se passe. Mais quand les commuteurs sont branchés et occupent une de leurs deux positions licites le système fonctionne et produit l'ensemble des interprétations linguistiques possibles. Il suffit d'une variation minimale dans la position des commutateurs pour que le système pro­duit ait des propriétés très différentes. Dans cette approche il n'y a pas de règles du tout, donc aucune nécessité d'en apprendre. Ainsi, par exemple, l'ensemble des structures syntaxiques d'une langue est déterminé par des principes généraux invariants qui requièrent toutefois le branchement de quelques commutateurs. L'un de ceux-ci concerne l'ordre d'apparition des éléments. En anglais, par exemple, les noms, les verbes, les adjectifs et les prépositions précèdent leurs

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compléments alors qu'en japonais ils les suivent. L'anglais est ce qu'on appelle une langue à « tête initiale » alors que le japonais est à « tête finale ». De tels faits sont accessibles sur la seule base de phrases élémentaires comme « Jean mange la pomme » (anglais, français) ou « Jean la pomme mange » (japonais). Pour maîtriser une langue il suffit à l'esprit de l'enfant de déterminer la position des commutateurs, la valeur des paramètres, ce qui peut être fait sur la base de faits aussi élémentaires. La théorie de l'utilisation du langage subit les modifications correspondantes qu'il m'est impossible d'évoquer ici.

Ce second changement conceptuel fournit une conception du langage et du savoir linguistique très différente du premier. Par exemple, du point de vue fondé sur l'existence de systèmes de règles il existe une infinité de langues, puisqu'il existe une infinité de systèmes de règles possibles. Mais du point de vue de la théorie du réseau paramétrisé il n'existe qu'un ensemble fini de langues, une pour chaque valeur des paramètres. Puisque la valeur d'un paramètre peut être déterminée à partir de faits élémentaires, chaque élément de cet ensemble fini de langues est apprenable. Il s'en suit que les principes généraux de la théorie de l'apprentissage discutés plus haut sont en partie vrais : chaque langue naturelle est apprenable bien qu'il ne soit pas vrai que chaque système apprena­ble soit une langue naturelle. Comme je l'ai dit plus haut, ceci constitue un résultat empirique étonnant, non pas un fait logiquement nécessaire. Remar­quons en passant que certains travaux récents en théorie mathématique de l'apprentissage conduisent à la conclusion fascinante que l'acquisition n'est pos­sible sous des conditions plausibles que si l'ensemble des langues naturelles est effectivement fini.

Ce second changement conceptuel en grammaire générative a eu une fois encore pour conséquence un nouvel accroissement des faits empiriques soumis à une étude soignée, maintenant empruntés à un ensemble de langues beaucoup plus vaste.

Supposons que ce changement aille dans la bonne direction. Quels en sont les conséquences pour l'étude de l'acquisition du langage ? Il nous faut mettre à jour les principes qui permettent le choix d'une position pour les diffé­rents commutateurs (la valeur des différents paramètres) et ceux qui régissent l'apprentissage ou la maturation qui font passer de l'état initial de la faculté de langage à l'état final, la compétence linguistique des locuteurs adultes. On se souviendra que deux facteurs interviennent dans l'acquisition : la nature de la faculté de langage et les principes de la théorie de l'apprentissage ou, mieux, de la théorie de la maturation. Il faut évaluer tout résultat concernant l'acquisition en fonction de ces deux aspects. Comment peut-on procéder pour étudier cette question ?

Le problème d'évaluation serait évidemment radicalement simplifié si un des deux facteurs, la grammaire universelle ou la théorie de la maturation,

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n'avait pas d'existence. Chacune des deux positions a été défendue, la première avec une grande vigueur, la seconde comme hypothèse de travail révisable.

Le rejet de l'existence de la grammaire universelle, c'est-à-dire de l'idée qu'il existe une faculté de langage spécifique et identifiable dans l'esprit/le cerveau humain est implicite dans le programme empiriste et explicite dans les thèses récentes concernant l'« intelligence générale », le « connexionisme » ou la formation des théories. Toutes sont censées pouvoir produire nos compétences linguistiques et nos autres capacités intellectuelles par des mécanismes indiffé­renciés. Aucune n'a formulé ces mécanismes de façon à garantir une chance de succès véritable. Les formulations les plus explicites ayant été réfutées immédia­tement, parfois pour des raisons de principe qui devraient être bien connues, les chances de succès de ce programme sont extrêmement ténues. Puisqu'elle n'offre rien de tangible à la discussion je mets de côté cette approche et passe à la seconde qui tient la théorie de la croissance pour négligeable ou non existante et qui fait donc de l'acquisition du langage un processus de sélection des valeurs des paramètres sur la base de faits élémentaires, comme les phrases « Jean mange une pomme » ou « Jean une pomme mange ». Appelons cette théorie la théorie « non maturationnelle » de l'acquisition du langage.

Bien entendu, cette théorie ne peut pas être vraie littéralement. Pendant les premiers mois, voire les premières semaines de sa vie, un nouveau-né est probablement soumis à suffisamment de faits linguistiques pour pouvoir choisir une valeur pour la plupart des paramètres mais il est clair qu'il ne le fait pas. Cela demande en fait quelques années. En conséquence, si nous voulons défendre la théorie non maturationnelle, il nous faut invoquer l'existence de changements indépendants dans les capacités cognitives de l'enfant, par exemple dans ses capacités d'attention ou de mémoire, capables d'expliquer les étapes observées de la croissance.

Des idées de ce type ont été avancées pour les stades du développement cognitif au sens de Piaget et ceux du savoir linguistique. On a observé par exemple que la transition entre le langage dit « télégraphique » dépourvu de mots fonctionnels et le langage normal est extrêmement rapide et couvre tout un ensemble de constructions, questions, négations, questions elliptiques etc. De plus au stade télégraphique les enfants comprennent mieux le langage normal que leur propre langage, et si on insère dans le langage télégraphique des mots grammaticaux au hasard ils ne comprennent rien. Cela suggère que les enfants ont dès le début une connaissance de la langue standard et qu'ils n'utilisent le langage télégraphique que du fait d'une capacité mémorielle ou d'attention insuffisantes. Lorsque ces limitations disparaissent au cours du développement normal leur compétence linguistique peut se manifester pleinement. Il semble néanmoins difficile de maintenir cette idée pour d'autres cas de maturation, comme le passage de catégories sémantiques à des catégories syntaxiques,

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l'utilisation des termes de couleur, l'apparition de constructions complexes comme les passifs grammaticaux ou la mise en place des constructions à contrôle. Il paraît à première vue difficile d'expliquer ces transitions sans invoquer des processus de maturation qui rendent opératoires certains principes de la grammaire universelle dans un ordre temporel fixe dont l'étude serait redevable d'une théorie génétique appropriée. Bien entendu ce qui est plausible à première vue n'est pas nécessairement correct Les alternatives sont assez claires et les enjeux suffisamment importants pour que nous tentions de les départager, comme quelques travaux importants ont récemment essayé de le faire.

D'un côté les travaux de Yukio Otsu, Stephen Crain et quelques autres semblent montrer que les principes de la grammaire universelle sont disponibles aussitôt que les constructions qui les manifesteraient sont utilisées et que le retard dans leur utilisation peut être expliqué en termes de complexité inhérente, donc par des facteurs indépendants tels que la mémoire.

Pour prendre un exemple complexe d'une grande portée générale, considérons les travaux récents de Nina Hyams sur le paramètre du sujet nul qui distingue des langues comme le français et l'anglais de langues comme l'italien ou l'espagnol où le sujet peut ne pas être phonétiquement perceptible. Les travaux de Hyams montrent qu'à une étape précoce tous les enfants traitent leur langue comme si elle était à sujet nul. Elle suggère que le commutateur en jeu a une position préférentielle, ou, pour employer la terminologie plus courante, que le paramètre concerné a une valeur non marquée, celle qui donne les langues à sujet nul, choisie en l'absence de faits empiriques. Les enfants qui parlent l'italien conservent sa valeur non marquée au paramètre alors que ceux qui parlent l'anglais la changent dans le courant de leur apprentissage. La question que nous devons résoudre est donc : Qu'est-ce qui déclenche ce changement ? Il y a de bonnes raisons de penser que les faits positifs suffisent à l'apprentissage, en d'autres termes que les corrections d'erreurs sont inutiles ou, quand elles existent, n'ont pratiquement aucun effet. Si cela est bien le cas la réponse ne peut pas être que les enfants anglophones voient leurs productions corrigées explici­tement. De fait nous savons que les choses ne se passent pas ainsi. La réponse ne peut pas non plus être qu'ils n'entendent pas de phrases sans sujets puisque leur savoir n'a la plupart du temps pas de faits qui lui correspondent Adoptant la théorie non maturationnelle, Hyams suggère que le changement est déclenché par la présence d'explétifs lexicaux en anglais, comme le there de there's a man in the room « il y a un homme dans la pièce ». Ces explétifs sont sémantiquement vides mais sont requis pour satisfaire à un principe syntaxique général. Elle fait l'hypothèse qu'il existe un principe de la grammaire universelle qui a pour con­séquence qu'une langue à explétifs lexicaux ne peut pas être une langue à sujets nuls. Notons par parenthèse que c'est là un cas d'hypothèse sur la grammaire

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universelle émise sur la base d'un travail sur l'acquisition qui pourrait être testé par les linguistes, et non l'inverse comme c'est généralement le cas.

Si cette approche est correcte, il nous faut maintenant expliquer le retard mis par les enfants à utiliser de tels faits. Une réponse possible serait que des conditions indépendantes sur l'attention ou la mémoire rendent les explétifs inaccessibles à un âge précoce. Développant des idées analogues Luigi Rizzi suggère qu'à l'inverse des conclusions de Hyams la valeur non marquée du paramètre est celle qui donne les langues à sujets lexicaux. Les petits anglo­phones semblent ne pas respecter ce principe parce que des facteurs indépen­dants conduisent à la suppression des éléments non accentués, y compris les pronoms sujets. On dira alors que les petits italophones choisissent la valeur marquée du paramètre sur la base de l'existence avérée de phrases sans sujet.

Une troisième approche pourrait remettre en cause la théorie non matu¬ rationnelle et supposer que le paramètre du sujet nul ne devient accessible qu'à un certain stade de développement et ne reçoit sa valeur marquée des langues à sujet nul que si des faits positifs l'exigent. La question reste ouverte.

On notera qu'une meilleure compréhension de ces questions enrichirait vraisemblablement notre connaissance des principes et des paramètres de la grammaire universelle, du réseau et de ses commutateurs, et cela sur la base de faits d'acquisition.

Considérons un second exemple. Sacha Felix argumente contre la théorie non maturationnelle sur la base de l'utilisation des phrases négatives dans plusieurs langues. Au stade le plus précoce les enfants utilisent, semble-t-il, une négation externe à la phrase comme « Not John likes milk » (pas Jean aime le lait). Ce fait en lui même est problématique pour la théorie non maturationnelle puisque les langues n'exhibent pratiquement jamais de négation de ce type. A un stade ultérieur l'enfant passe à une négation interne du type « John no likes milk » (Jean pas aime le lait) qui est également inconsistante avec les faits de la langue adulte. Ce n'est que plus tard qu'émerge la forme correcte « John does not like milk » (Jean n'aime pas le lait). Felix note que le stade 1 est en accord avec un principe de D. Slobin selon lequel les enfants évitent le découpage des unités linguistiques et qu'il pourrait être interprété comme un soutien de ce principe. Le problème est alors d'expliquer pourquoi ce principe est violé au stade 2 et encore plus radicalement au stade 3. Une explication en terme de maturation semble très plausible. Une fois encore les recherches futures ne manqueront pas de contri­buer à la fois à la mise à jour des principes présidant à la maturation du langage, s'ils existent, et à ceux de la grammaire universelle.

Considérons enfin un exemple plus complexe étudié dans le détail par Hagit Borer et Kenneth Wexler. Ils soutiennent que dans de nombreuses langues les faits concernant l'apprentissage des constructions passives fournissent un ar­gument en faveur d'une théorie maturationnelle, ce qui constitue une version

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plus sophistiquée de la vieille idée que les transformations s'acquièrent de façon ordonnée pendant l'apprentissage. Leur théorie postule que jusqu'à un certain âge les syntagmes nominaux ne peuvent être interprétés que dans la position ca­nonique où ils reçoivent une fonction thématique, c'est-à-dire uniquement dans leur position en structure sous-jacente. Ainsi à ce stade une phrase comme « John was killed » « Jean a été tué » ne peut recevoir aucune interprétation puisque John a été déplacé de sa position canonique d'objet de killed. Ils soutiennent que les participes passés passifs présents à ce stade, comme dans « The door is closed » « la porte est fermée » sont en fait des adjectifs. A une étape ultérieure de maturation un autre mécanisme devient disponible et permet à un élément déplacé d'être interprété par le biais de la trace avec laquelle il forme une chaîne par transformation. De telles chaînes doivent satisfaire à certaines conditions universelles qui rendent compte des propriétés des déplacements. Ils soutiennent que les faits disponibles concernant l'apprentissage du passif peuvent être expliqués sur la base de l'hypothèse que les chaînes deviennent disponibles à un certain stade du développement. A nouveau ce traitement suggère bien des conséquences à tester et les résultats porteront directement sur les principes de la grammaire universelle et ceux de la théorie maturationnelle. Si Borer et Wexler ont raison on pourrait être tenté d'explorer la fameuse suggestion de Jakobson selon laquelle acquisition et aphasie sont des images dans le miroir l'une de l'autre : plus tôt un élément est acquis pendant l'apprentissage, plus tard il est perdu dans les maladies cérébrales. Nous prédirions alors que dans certains types d'aphasie les chaînes seraient perdues alors que d'autres éléments de la structure syntaxique seraient préservés. Des éléments en faveur de cette dernière idée ont de fait été mis en avant par Yosef Grodzinsky. Une fois encore de telles études suggèrent des lignes de recherches stimulantes et inattendues.

Nous ne faisons ici qu'effleurer la surface des choses. Un grand nombre de questions se posent dès qu'on passe en revue les implications du modèle en « principes paramétrisés » de la grammaire universelle et ses relations avec les principes de maturation éventuellement à l'oeuvre dans l'acquisition du langage. Dans l'étude du langage lui-même de nouvelles questions fort stimulantes sont à l'ordre du jour. Si notre modèle paramétrisé de la grammaire universelle est correct, il devrait être possible de déduire au sens propre du terme les propriétés de chaque langue naturelle en suivant les conséquences du choix de la valeur appropriée des paramètres. Les différences typologiques devraient résulter de différences dans le choix des paramètres, de même que le changement diachro¬ nique. On notera qu'un changement mineur peut se révéler avoir des effets de surface considérables du fait de ses répercussions pour les différents modules de la grammaire universelle.

Ce sont là quelques-unes des questions qui sont soumises à investigation à l'heure actuelle, parfois avec succès ; parfois les échecs subis suggèrent

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d'autres lignes d'enquête prometteuses. De plus la classe des langues typologi¬ quement non apparentées soumises à l'analyse et qui semblent se prêter à un traitement cohérent et uniforme a augmenté considérablement, ce qui est un signe très encourageant. Il y a donc, me semble-t-il, de bonnes raisons d'être très optimiste pour l'avenir non seulement de l'étude du langage mais aussi desautres systèmes cognitifs de l'esprit/du cerveau dont le langage est un élément fonda­mental chez l'homme.

MIT

Traduction française de J.-Y. Pollock. Texte original dans : Chomsky, N. (1987) Language in a Psychological Setting, Sophia Linguistica 22, Sophia University, Graduate School of Languages and Linguistics, Tokyo, Japon.

NOTE

* Note du traducteur : sur ces questions le lecteur intéressé pourra se reporter par exemple à l'article de R. Berwick et A. Weinberg (1982) « Parsing Efficiency, Computational Complexity, and the Evaluation of Grammatical Theories »,Linguistic Inquiry 13.2,165-192.