Les Cahiers de la Franc-maçonnerie

NO 23 : FRANC-MAÇONNERIE ET TAROT

Par le « Collectif des cahiers »

3

Le Tarot est un jeu de cartes particulier, mais il en existe plusieurs sortes. Celui que l’on étudie aujourd’hui sur le plan initiatique ou ésotérique est un tarot aux caractéristiques bien précises. Il est connu sous le nom de Tarot de Marseille. C’est donc celui qui intéresse au premier chef le franc-maçon.

Le Tarot de Marseille •

l Il est français mais n’est pas de Marseille

Malgré son nom, ce Tarot n’est pas né à Marseille, bien qu’on y fabrique des cartes depuis 1630.

Par contre, bien que prenant sa source en Italie, on peut dire qu’il est français. Il présente un modèle bien spécifique, qui « sous une forme stéréotypée a fait l’objet d’une très grande diffusion1 ».

Pourquoi alors l’appelle-t-on « de Marseille » ?Parce que de nombreux auteurs ont écrit que les cartiers

marseillais en avaient produit beaucoup durant la deuxième moitié du xvIIIe siècle, époque où les occultistes s’intéressèrent aux tarots.

Toutefois, cette appellation « Tarot de Marseille » n’apparaît qu’en 1859, sous la plume de Romain Merlin, dans son article « Nouvelles recherches sur l’origine des cartes à jouer » paru dans la Revue archéologique : « Prenons en effet, écrit-il, les tarots de Besançon, de Genève et de Marseille. » Il reprend cette appellation dix ans plus tard dans son livre Origine des cartes à jouer, Recherches sur les Naïbis, les Tarots (1869).

1. Tarot, jeu et magie, Bibliothèque nationale, 1984.

LES CAHIERS DE LA FRANC-MAÇONNERIE

4

Papus utilisera ce terme à son tour dans son Tarot des Bohémiens (sous-titré Le plus ancien livre du monde), paru en 1889 pour la première édition et en 1911 pour la nouvelle édition complétée par l’auteur. C’est cependant avec Paul Marteau, à partir de 1930, que cette expression s’est popularisée. Il choisit d’intituler son tarot destiné au marché de la cartomancie Ancien Tarot de Marseille. C’est le plus vendu actuellement.

C’est sur ce « Tarot de Marseille » que s’exerce depuis la fin du xvIIIe siècle une activité d’exégèse et de méditation.

l Le premier tarot de Marseille connu est parisien

Le modèle de ce qui deviendra le Tarot de Marseille était déjà connu à Paris au xvIIe siècle. Le premier parvenu jusqu’à nous est celui de Jean Noblet, cartier à Paris. Il est daté des alentours de 1650.

Il est, en tous points, conforme au classique Tarot de Marseille d’aujourd’hui. Les lames sont numérotées et les noms inscrits en bas de la carte (la seule différence est que la lame XIII est nommée « LA MORT » alors que dans les classiques tarots de Marseille, elle ne l’est pas).

l Caractéristiques du Tarot de Marseille

U Ses cartes : lames ou arcanes

On appelle aussi les cartes du Tarot de Marseille arcanes (majeurs et mineurs) ou lames (majeures et mineures). Ces dénominations viennent des occultistes et des francs-maçons.

U Un jeu de soixante-dix-huit cartes

Le Tarot de Marseille se définit aujourd’hui comme un jeu de soixante-dix-huit cartes. Ces soixante-dix-huit cartes se décomposent en deux sortes de cartes, vingt-deux majeures et cinquante-six mineures :

FRANC-MAÇONNERIE ET TAROT

5

U Vingt-deux lames majeures dont une sans nom et une sans numéro

Ces vingt-deux lames majeures, appelées autrefois triomphes puis atouts, sont illustrées par des sujets allégoriques.

Leurs figures symboliques sont les suivantes :I le Bateleur, II la Papesse, III l’Impératrice, IV l’Empereur,

V le Pape, VI l’Amoureux, VII le Chariot, VIII la Justice, IX l’Ermite, X la Roue de Fortune, XI la Force, XII le Pendu, XIII la lame sans nom, XIV la Tempérance, XV le Diable, XVI la Maison Dieu, XVII l’Étoile, XVIII la Lune, XIXle Soleil, XX le Jugement, XXI le Monde et la lame non numérotée le Fou.

Il y a donc une carte sans nom mais numérotée, la XIII (sauf dans le Noblet), et une carte non numérotée mais nommée, le Fou.

U Cinquante-six lames mineures

Appelées autrefois cartae ou naibi (« cartes », de l’arabe naib).

• Elles sont divisées en quatre « couleurs » (ou « enseignes »)

Les Épées, les Bâtons, les Coupes et les Deniers. Ces enseignes sont dites italiennes par rapport aux enseignes françaises, Cœurs, Piques, Carreaux, Trèfles ou aux enseignes allemandes, Cœurs, Grelots, Glands, Feuilles…

• Chaque couleur se compose de quatorze cartesLes dix numérales numérotées de I (As) à X.Les quatre honneurs : le Roi, la Reine, le Chevalier

(ou Cavalier), le Valet.Soit pour les quatre couleurs, quarante numérales et seize

honneurs.

LES CAHIERS DE LA FRANC-MAÇONNERIE

66

U Ce qui donne au total

Soixante-dix-huit cartes dont trente-huit figures : les vingt-deux atouts et les seize (quatre fois quatre) honneurs.

Tandis que le jeu de cartes ordinaire de cinquante-deux cartes comporte douze figures (quatre fois trois figures par couleur : Valet, Dame, Roi (il n’y a pas de Chevalier).

l Origine et évolution des tarots de Marseille

U Le tarot de Jean Noblet, Paris 1650, premier tarot de Marseille connu

Jean Noblet était cartier à Paris (son atelier se trouvait rue Sainte-Marguerite dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés). Son jeu est conservé à la Bibliothèque nationale de France. Il lui manque cinq cartes numérales d’Épées (celles numérotées de VI à X), mais tous les atouts sont présents.

On n’a pas édité de fac-similé, mais les vingt-deux lames majeures ont été recopiées et faites au pochoir par Jean Claude Flornoy2 qui les a ainsi tirées de l’oubli. C’est dans ce jeu qu’apparaissent pour la première fois les mots Maison Dieu pour désigner la Tour. C’est le tout premier tarot qui met des noms sur les lames.

Le dos des cartes est marqué de croix de Malte.

U Même époque : le tarot atypique de Jacques Viéville

Le tarot de Jacques Viéville, maître cartier à Paris entre 1643 et 1664, est très proche de celui de Noblet. On le date également des alentours de 1650.

2. Jean-Claude Flornoy, Les Tarots de Marseille de Jean Noblet, Éditions « letarot.com » paru en juin 2001. Jean-Claude Flornoy est décédé le 24 mai 2011.

FRANC-MAÇONNERIE ET TAROT

7

On y retrouve les mêmes couleurs, Coupes, Épées, Bâtons, Deniers, et les mêmes atouts allégoriques.

Par contre, si les lames majeures sont numérotées, elles n’ont pas de légende. Leurs noms toutefois apparaissent, mais de très curieuse façon, sur l’As de Deniers et sur le Deux de Coupes sous la forme d’une sorte de rébus, comme si tout le monde en fait les connaissait depuis longtemps et était donc à même de les retrouver. Ce qui laisse entendre une origine plus ancienne. On peut lire par exemple sur l’As de Deniers :

PERE SAINCT FAIT MOY YUSTICE DE CE VIELART. MA. E. BAGA AMOVREUX. DE CESTE. DAMEQVY. SOYECRYE.ASONDE TROMPE PAR TOUT L.E MONDE DEPAR LE PAPE LAPAPESSE. LANPEREVR LINPERATRYCE LE SOLEIL.

Que l’on peut traduire par « Père saint, fais-moi justice de ce vieillard ma et Baga amoureux de cette dame qu’il soit crié à son de trompe par tout le monde de par le pape, la papesse, l’empereur, l’impératrice, le soleil ».

Ce qui nous donne la Justice, le Vieillard (l’Ermite), Ma (le Mat ou le Fou), Baga (de bagatto, le Bateleur en italien), l’Amoureux, la Trompe (le Jugement), le Monde, le Pape, la Papesse, l’Empereur, l’Impératrice et le Soleil.

Notons toutefois au passage que l’on peut voir un jeu de mots dans le Vielart que l’on peut interpréter comme le Viel Art ou l’Art ancien.

Par ailleurs, un certain nombre d’atouts sont nettement différents. Par exemple, sur la XVI, équivalent de la Maison Dieu, la tour est remplacée par un arbre. Sur la XVII, équivalent de l’Étoile, à la place de la jeune femme avec ses deux cruches, se trouve un astrologue assis tenant un compas dont une pointe est dressée vers l’étoile.

Le dos des cartes est marqué des mêmes croix de Malte que celles du Noblet.

LES CAHIERS DE LA FRANC-MAÇONNERIE

8

U Le « Tarot parisien dit anonyme ». Première moitié du xviie siècle

Comme celui de Jacques Viéville, ce tarot est proche de celui de Noblet mais également atypique.

Il est complet. Il a ses soixante-dix-huit cartes et il est l’un des tout premiers tarots affichant des noms pour les lames. La Maison Dieu est ici appelée la Foudre comme sur le Viéville. (On l’a vu, c’est Noblet qui donna à cette carte le nom de Maison Dieu.) Certaines des illustrations comme celles de Viéville sont très différentes de celles de Noblet, mais fort intéressantes et énigmatiques.

Ces deux tarots, le Parisien anonyme et le Viéville, ne sont pas considérés comme les ancêtres du Tarot de Marseille. C’est le Noblet qui garde ce privilège. Cela dit, ils peuvent être considérés comme des étapes dans son élaboration.

U Le tarot de Jean Dodal, Lyon 1701. Celui qui donne les clefs

On considère généralement qu’il prend sa source dans celui de Noblet.

C’est lui qui nous donnera les clefs.Il a été fait à Lyon et est conservé à la Bibliothèque Nationale

de Paris. Il avait été réédité en fac-similé par les éditions Dusserre au début des années 1990 et ceux qui ont eu la chance de pouvoir l’acheter le gardent précieusement. Il est malheureusement épuisé et n’a pas été réédité. Jean-Claude Flornoy, toutefois, tout pour comme le Noblet, a réalisé les vingt-deux atouts au pochoir en format plus petit.

Tous les tarots suivants vont s’inspirer du Dodal, mais en gommant les petits détails (souvent en apparence des défauts) destinés à le décrypter (en le rendant plus « propre » et plus « beau »).

FRANC-MAÇONNERIE ET TAROT

9

U Le tarot de Pierre Madenié, Dijon 1709, le plus beau

Ce tarot reprend celui de Dodal en gommant les « défauts du graphisme » et les « fautes d’orthographe »…

Pour cette raison, certains le considèrent comme le plus parfait, comme le « Tarot Maître », la « référence absolue ». Pierre Madenié était cartier à Dijon.

U Le tarot de Jean-Pierre Payen, Avignon 1713. Le plus connu

Les Payen sont une famille de cartiers d’Avignon.Jean Payen l’aîné (1654 – 1731) publia une première

version du modèle du Dodal en 1713.En fait, une copie expurgée de ses « fautes ». Cette version

très diffusée sera connue sous le nom de Tarault des bourgs ou des villages.

Jean-Pierre Payen (1683 – 1757), fils aîné de Jean Payen, diffusera le même tarot que son père.

Puis Jean Payen le jeune reprendra le tarot de son grand-père, le rénovera et diffusera une nouvelle version en 1743.

U Le tarot de François Chosson, Marseille 1736

Réalisé par François Sellon et publié par François Chosson, il est inspiré de celui de Madenié. Il servira à son tour de modèle à Nicolas Conver, qui l’aurait même copié à partir de ses moules.

U Le tarot de Besançon, 1746-1750, celui qui inspirera Paul Marteau

Ce tarot n’est qu’une variante du Tarot de Marseille dans lequel la Papesse et le Pape ont été remplacés par Junon et Jupiter. Le tarot de Paul Marteau s’en inspirera tout en restituant la Papesse et le Pape.

LES CAHIERS DE LA FRANC-MAÇONNERIE

10

U Le tarot Bourlion, Marseille 1760

« Le tarot de François Bourlion – ou plutôt son moule – est l’exact contemporain de celui de Nicolas Conver lui aussi cartier à Marseille3. »

Il est très proche de celui de Conver, il ne s’en distingue que par de minuscules détails.

À partir de là, la production marseillaise des tarots s’intensifie.

U Le tarot de Nicolas Conver, Marseille 1760

La beauté de ce tarot, en particulier ses couleurs et notamment son bleu clair, poussa les éditions du Héron à le publier en fac-similé.

Ce tarot fut commenté sur le plan ésotérique et maçonnique par Alain Boché4.

U L’aboutissement moderne, 1930. L’Ancien Tarot de Marseille de Paul Marteau

Baptiste Paul Grimaud avait racheté en s’installant le fonds et les outils du cartier parisien Arnoult (qui s’établit dans les années 1750). Il édita ainsi un Tarot italien. En fait, il s’agissait d’un tarot de Besançon.

En 1930, après restitution de la Papesse et du Pape, Paul Marteau chez Grimaud relança ce type de cartes sous le nom de l’Ancien Tarot de Marseille en plaçant les couleurs à sa façon.

À partir de là, de nombreux « voyants », ésotéristes, occultistes ou artistes de tout poil se mirent à faire leur tarot de Marseille, qui n’avait plus grand-chose à voir avec le message initial du tarot Dodal, mais le découpage et les symboles sont restés sensiblement les mêmes.

3. Tarot, jeu et magie, op. cit.4. Alain Boché, Les Cahiers du Tarot, 2 vol., éd. Partage, 1989.