Neverov - Je Veux Vivre

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Alexandre Neverov (Неверов Александр Сергеевич) 1886 – 1923 JE VEUX VIVRE (Я хочу жить) 1923 Traduction de S. Kats, Europe, t. 38, 15 mai 1935. LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE LITTÉRATURE RUSSE

Transcript of Neverov - Je Veux Vivre

Je veux vivre

Alexandre Neverov

( )1886 1923

JE VEUX VIVRE

( )

1923

Traduction de S. Kats, Europe, t. 38, 15 mai 1935.Nous sommes au repos dans le petit village de la Steppe. Je suis assis sur le remblai de terre prs de lIzba et je caresse le dos dun grand chien aux longs poils rugueux. Il nest pas beau, mais la longue laine de son dos est toute chauffe par le soleil, et il mest agrable de rester assis ainsi, lgrement pench vers lui.

Du toit tombent sur mon paule de rares gouttes deau. Dans larrire-cour les oies lancent des cris par saccades.

Un poulain hennit dune voix fluette; des poules gloussent.

Devant les fentres se dressent des canons dtels, tirant leur cou dacier froid.

Les chevaux sells, couverts de sueur, mchonnent du foin.

Je suis assis, la tte expose au soleil davril, je regarde la toile daraigne dchiquete des nues bleuissantes qui voguent au-dessus de la terre dgele et noircie. Mes oreilles ne sont pas devenues sourdes cause des coups de canon; jentends comment des oies lancent des cris par saccades, comment les poulettes gloussent gaiement, comment les gouttes rares et sans bruit tombent doucement prudemment sur mon paule.

Ceci est mon printemps de campagne guerrire.

Peut-tre le dernier.

Jpie le frlement, les cris, qui saluent le jeune printemps davril. Mon cur sagite.

la maison jai une femme et deux enfants. Une petite chambrette au rez-de-chausse, des oreilles fines, aux aguets, qui pient les pas tardifs sur lescalier. On my attend.

Peut-tre mont-ils enterr depuis longtemps.

Tout en regardant le ruisselet sous mes pieds, les moineaux qui sautillent prs des affts, je vois mon fils Seriojka avec ses joues ples et anmiques ainsi que la petite Nionschka qui a trois ans et un petit ruban bleu ciel dans les cheveux mls, couleur or. Ils sont assis sur le bord de la fentre, serrs lun contre lautre et ils regardent travers les vitres qui dglent. Ils me cherchent parmi les passants, ils attendent le moment o je viendrai et les mettrai sur mes genoux. Et les deux petits museaux affligs remplissent mon cur dune amertume paternelle.

Je retire de ma poche une lettre vieille, depuis longtemps relue, qui me fut envoye de chez moi.

Ma femme me console.

Je ne pleure pas, tiens ferme, toi aussi...

Et avant mon dpart, elle me disait:

Pourquoi y vas-tu volontairement? As-tu assez de la vie?

Je craignis que la femme ne puisse pas comprendre mon amour pour la vie, et je rponds prudemment:

Je dois aller et jirai... voil, pour eux, pour les petits gosses.

Les larmes roulrent sur les joues de ma femme.

Elles contenaient le chagrin, lamour et la souffrance, mais mes jambes ne tremblaient pas.

Maintenant ma femme mencourage:

Ne crains pas pour nous; je suis endurante je supporterai tout...

Puis, une lettre de Seriojka.

Il ne sait pas former les lettres, et il a mis un tas de petits btonnets, queues, crochets, boucles et un petit buisson hriss sans feuillage. En dessous lexplication de la mre:

Comprends comme tu veux!...

Je comprends les caractres de Seriojka.

Jai lu sa lettre la premire fois au moment o nous allions lattaque, et ces btonnets et les petites queues me regardrent avec des yeux chris, encourageants. Je les embrassai furtivement, pour que les copains nen rient pas et, ayant tt mon fusil, je dis:

Va, pre!

Et prsent je pense de mme.

Je marche vers la mort non par ennui, non par snilit, ni parce que jai assez de la vie. Jai une forte envie de vivre. Je suis troubl et par ce large espace de printemps, et par les matins et les soirs pleins de calme, et par le vol lointain des cigognes, et par le murmure des ruisseaux dans les ravins. Jembrasse dun regard plein damour chaque petit nuage, chaque arbrisseau, et je marche quand mme vers la mort... Je vais la mort, fermement et calmement. Elle vole ma rencontre dans les obus de lartillerie, qui dchirent la terre dgele et noircie, et dans les frquents coups de feu, qui clatent avec une petite fume bleue. Je la vois, mpiant derrire chaque monticule de terre tout envelopp par la pnombre du soir, et je marche quand mme sans hsiter.

Je marche la mort parce que je veux vivre.

Je ne sais comment le dire plus simplement, avec dautres mots, mais entour par la mort riant aux clats, je ne sens pas ses mains froides me saisir. Je nai ni peur, ni nostalgie, ni nervement. Mme les yeux de mes gosses ne marrtent pas. Je les vois non pas plors, mais lumineux, souriants, chauffs par la joie enfantine, et il mest trs difficile de mimaginer ces yeux clairs et souriants aussi affligs que les miens taient dans mon enfance lointaine, je ne me rappelle pas quelles mains me saisissaient aux cheveux... Je me souviens et je sais une chose: mes yeux ntaient pas gais; des yeux vieux. Ils ne savaient pas rire, ils ne sallumaient pas du feu de la joie enfantine, ils ne voyaient pas le soleil, qui me rjouit maintenant.

Lorsque je naquis, les pices lumineuses et spacieuses taient occupes par dautres, par les heureux; ma mre et moi navions quun coin humide de sous-sol. Ma mre tait blanchisseuse. La premire chose que je vis dans mon coin, de mes yeux qui commenaient voir, ce furent des pantalons et des chemises mouills, pendus des cordes. Le soleil, je le voyais rarement, ses rayons se faufilaient peine travers les barreaux en fer des deux fentres. Mon pre, je ne lai jamais vu.

Peut-tre tait-ce un cordonnier de sous-sol.

Peut-tre tait-ce un petit vieux doux et pieux, dorigine marchande, qui allumait la petite lampe du soir.

Et peut-tre un fonctionnaire ivre, au visage couperos...

Ma mre buvait.

Dans son coin, venaient la voir, pendant les nuits, des soldats, des portefaix, des charretiers en chemise dchire, des vagabonds, des voleurs la tire. Parfois, ils la battaient, comme on bat un cheval extnu; parfois ils la solaient jusqu perte de conscience et la culbutaient sur le lit, dune manire absurde et obtuse, sans se gner devant moi...

Nous tions les malheureux.

Ma mre me le disait mme ainsi:

Nous sommes toi et moi, les malheureux, Vasska, meurs... petit-fils!

Mais je ne suis pas mort.

Je suis entr dans le monde des hommes.

Je nai eu ni amour, ni caresse, ni un regard chaud. Et cest ainsi que je grandis, comme un chiot: on me frappait je pleurais; on me caressait je souriais. Je ne savais pas en ce temps-l pourquoi nous tions les malheureux et les autres les heureux. Je regardais souvent le ciel bleu et haut, de mes yeux vieux et pas gais. On me disait quun bon Dieu y tait assis, qui organisait la vie des hommes. Il ny a qu lui demander et il aidera. Javais fort envie que quelquun organise notre vie, et je regardais pieusement le ciel profond et haut.

Le bon Dieu ne rpondait pas.

Le bon Dieu ne voyait pas mes yeux plors.

Cest la vie elle-mme qui me donna des leons. Elle ouvrit devant moi des vrits immuables que, les ayant pntres et comprises, je cessai de prier. Il me devient clair que je fus mis avec ma mre dans ce coin de sous-sol, non pas par hasard, ni par la volont dun seul homme, mais par la volont de cent qui voulaient occuper les pices claires et spacieuses illumines par le soleil et la lumire lectrique. Par la volont de toute une classe dhommes pour lesquels des milliers dautres hommes doivent comme des btes, se salir dans latmosphre humide des coins sombres des sous-sols...

Javais compris aussi ma mre, qui lon cognait sur la tte, et aussi la cause qui lobligeait se coucher avec des petits amis en ma prsence. Dans ses yeux sombres, je voyais un chagrin profond et sans larmes et un si bon sourire maternel, que mon cur se gonfle damour et de piti pour elle. Mais parce quelle tait jeune et belle la misre et linjustice lavaient conduite dans la rue, sous la lumire des lanternes, qui ne chauffent pas. Et par la suite, battue par les petits amis elle avait maintes fois maudit la vie, la jeunesse et elle-mme...

Javais compris beaucoup de choses.

Et surtout, voil ce que javais compris: je vivais dans cet univers, riche de beaut et de splendeurs, non pas comme un matre, mais comme un mercenaire, comme un chien solide et serviable qui ramasse des miettes. Jai commenc travailler 7 ans, jai travaill tous les jours, et je suis quand mme un pauvre, un relent de rinures. Ma vie est ainsi faite, que si mes bras devenaient dbiles et si ma poitrine terrasse ntait plus capable dun effort, on me jetterait dehors comme une inutilit, comme une ordure dune isba. Moi qui cre des valeurs, je nai absolument aucune valeur en tant quhomme, et ces matres qui se servent de mes muscles douvrier, me couvriront de honte, moi clou au lit ainsi que mes enfants, chasss dans les rues sans cur de la ville...

Et voil, maintenant, lorsque je regarde avec un sourire les btonnets et les petites queues de la lettre de Seriojka, mon amour pour lui me conduit sous le fusil, sans hsitation. Mon amour pour ma mre honnie, raffermit mes jambes fatigues. Jai peur de mimaginer Seriojka devenant le mme chiot que je fus, moi, le mme mercenaire qui vend les muscles sains de ses bras. Jai peur de penser la petite Nionschka avec son petit ruban bleu dans les cheveux emmls, couleur or.

la pense seule que ma fille changerait son sourire lumineux en grimaces, se mordrait ses lvres fines plies, et, les yeux honteusement baisss, sortant le soir dun pas indcis sous la lumire froide des lanternes; la pense seule que le regard lubrique dun fainant blas la conduisait derrire lui, elle qui est ne dans un sous-sol, la seule pense de cela mon cur se dchire... Je ne vois pas les fusils braqus sur moi, je nentends pas lexplosion des obus. Je serre les dents, je tombe, je rampe, je bondis nouveau, je me lance en avant. Il ny a pas de mort! Il ny a pas de soleil printanier qui berce!... Plein de jeunesse, dun lan irrsistible, jentends non pas la voix printanire de la nature, mais celle de ma mre:

Va, mon petit fils, va!

Je ne sens quune seule chose: Je veux vivre! Et pour cela je dois tirer des coups de feu pour obtenir les jours printaniers et ensoleills pour moi, pour Seriojka et Nionschka et pour tous ceux qui regardent le printemps avec des yeux vieux vids par les pleurs.

Jai un bras trou par une balle, mais ce nest pas le dernier sacrifice. Je resterai couch tout fait sur les champs dgels et schs ou je reviendrai la maison en vainqueur.

Il nexiste pas dautre voie.

Et moi, je veux vivre.

Je veux que Seriojka et Nionschka vivent et se rjouissent, que vive et se rjouisse tout notre quartier maintenu dans la crasse par les gens dau-dessus...

Et parce que je veux vivre, parce quil nexiste pas dautre moyen de faire cela plus simplement et plus facilement mon amour pour la vie me conduit la bataille.

Ma voie est longue.

Les aurores du matin et soir me verront plus dune fois encore dans les steppes, mais ma tristesse est lumineuse, encourageante...

Cest ma vie._______

Texte tabli par la Bibliothque russe et slave; dpos sur le site de la Bibliothque le 11 dcembre 2011.

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