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Pascal NGRE

SANS CONTREFAON

FAYARD

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Librairie Arthme Fayard, 2010. 978-2-213-66367-8 (avec la collaboration de Bertrand Dicale)

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Je suis producteur. Quand ils me reconnaissent dans la rue, la plupart des gens voient le type qui remettait le prix au vainqueur de Star Academy . Dautres se souviennent de moi ct de Mylne Farmer posant avec un disque dor dans les bras, ou dAlain Bashung, de Zazie, de Florent Pagny. Ou il y a quelques annes avec Johnny Hallyday Pour certains, je suis surtout lempcheur de pirater en rond, et lon crit mme ici ou l sur Internet que lHadopi a t invente pour me faire plaisir ainsi qu mes confrres. Et je sais que daucuns me considrent comme lincarnation du Mal dans le monde de la musique. On dit beaucoup de choses sur mon compte, dailleurs. Aprs tout, je suis producteur, et il est facile de dire nimporte quoi sur les producteurs de disques. Comme je suis prsident dUniversal Music France depuis 1994, cest souvent moi que les tlvisions appellent quand elles veulent entendre lavis de l industrie du disque . Et, quand on veut se payer les producteurs, cest souvent moi aussi que lon sen prend. Il est impossible pour un Franais de passer une journe sans entendre une chanson Universal, quelle soit publie par un label discographique dUniversal ou dite par Universal Music Publishing. Mais cela ne fait pas de notre maison une entreprise du CAC 40. Nous en sommes loin : le chiffre daffaires de lensemble de lindustrie du disque en France est comparable celui dun hypermarch. Pourtant, que ne raconte-t-on sur nous nous les majors du disque, nous les producteurs, nous Universal ! Alors, aprs des centaines dinterviews rapides donnes au gr de lactualit, aprs tant de portraits sommaires parus dans la presse, jai voulu prendre la parole. Rpondre toutes les questions sur mon mtier, mon parcours, le tlchargement illgal, la Star Ac , Johnny, les caprices des stars, la crise du disque, largent de la musique, le futur des maisons de disques On entend si rarement sexprimer les gens de notre mtier que jai voulu ne rien luder, ne rien viter, ne rien omettre. Ce nest pas lautocritique dont rvent certains, ce ne sont pas les -4-

confessions dun manager qui sest tromp : aprs avoir vcu les pires annes de la crise du disque, jai le sentiment quUniversal a prserv lessentiel et sest bien arm pour le futur. Alors je parle simplement, franchement. Sans faux semblants. Sans contrefaon.

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Malgr Julio

Je suis adolescent sous Giscard. Comme tout le monde, jcoute de la musique. Je ne suis pas plus passionn quun autre, mais jappartiens la premire gnration pour laquelle la musique va de soi : nous navons pas batailler avec nos parents pour acheter les disques qui nous plaisent ou avoir un lectrophone dans notre chambre. Je nai pas une grosse discothque, mais jaime compiler sur des cassettes mes chansons prfres. Nous ne sommes plus dans les annes 1960, quand les jeunes avaient des gots arrts qui sexcluaient les uns des autres. Nous sommes tous trs clectiques. Jai quinze ans en 1976, une poque dune incroyable richesse musicale : dans la chanson franaise prosprent Bernard Lavilliers, Jacques Higelin, Barbara, Yves Simon, Alain Souchon, Laurent Voulzy, Renaud, sans que la varit que lon juge kitsch ne perde du terrain Dalida, Michel Sardou, Johnny Hallyday, Sylvie Vartan, Sheila. Pour tre franc, je me sens plus proche des premiers, mme si, quand je nai pas cours laprsmidi, jcoute souvent sur RTL les choix de Monique Le Marcis la programmatrice historique qui a lanc Joe Dassin, Daniel Balavoine et tant dautres. Dans le mme temps, le reggae explose, le disco est partout, mais on aime aussi les Rolling Stones, Stevie Wonder, Deep Purple, Aerosmith, Genesis, Marianne Faithfull, David Bowie, Pink Floyd Je me rappelle parfaitement jai alors dix-huit ans le samedi o je vais acheter avec deux copines lalbum The Wall qui vient de sortir. Nous passons laprs-midi lcouter, cest notre hystrie du moment. Jadore The Dogs, groupe punk de Rouen, et les Stranglers, Neil Young, Frank Zappa, Simon & Garfunkel. Je me souviens aussi davoir suivi larrive de la new wave, du choc ressenti avec The Cure -6-

Jassiste mon premier concert douze ans : Michel Fugain et le Big Bazar. Quand je suis au lyce, je vais avec mes copains la Fte de lHuma, dont lentre est trs bon march pour une affiche imposante et varie. Je vais voir Genesis, Tlphone, Patti Smith Pourtant, si je rve dun mtier, cest darchologie. Je mhabille comme la plupart des ados. Baba cool, les chemises grand-pre en lin qui passent par-dessus le jean, les Clarks, le foulard Bnars. Je suis exubrant, chaleureux, social et solitaire la fois. Le genre tre lu chef de classe. Les soixante-huitards nous appelleront gnration X , mais nous sommes trs concerns comme on dit lpoque. Nous passons des heures parler de philosophie et de politique, analyser les attitudes et les comportements des gens que nous ctoyons. Jobserve les autres, leur manire de se vtir, de bouger, de vivre. Je vais peut-tre vous surprendre, mais je ne fais pas de musique, mme si quelques-uns de mes copains jouent dans des groupes. Si la musique mintresse, cest dj du point de vue des coulisses : dix-neuf ou vingt ans, jinvestis largent que jai gagn en donnant des cours de maths dans Quo Vadis, un petit groupe de rock californien genre Steely Dan. Je signe avec eux un contrat de production, je finance lenregistrement de deux titres en studio, ce qui lpoque est le dpart de toute carrire dartiste un investissement assez lourd, dailleurs. Mais laventure nira pas plus loin quune discrte audience dans notre banlieue ouest. Ce nest pas la banlieue la plus dshrite. Je suis n SaintGermain-en-Laye, jai grandi au Vsinet et Croissy-sur-Seine. Banlieue bourgeoise, vie bourgeoise, mais je ne viens pas de la bourgeoisie. Lhistoire de ma famille est typique des Trente Glorieuses. Mes grands-parents possdaient quelques centaines de pieds de vigne dans un petit village ct de Bziers, Magalas. Leur production ne rapportant pas assez pour en vivre, ils taient aussi ouvriers agricoles. Mes parents, venus tous deux de ce village, se sont connus Paris. Ils taient entrs dans les PTT, mon pre avec le bac, ma mre avec le brevet. Ils avaient la -7-

scurit de lemploi, mais mon pre a suivi les cours du soir du CNAM pour devenir ingnieur. Quand jtais petit, je couchais dans le salon, et je mendormais chaque soir en voyant mon pre apprendre ses cours, tout seul sa table. Le week-end, afin quil soit tranquille la maison, ma mre nous emmenait pour de longues promenades, ma sur ane, mon petit frre et moi. Jai constat le rsultat de ces efforts, jai vraiment connu lascension sociale. Cest difficile expliquer un jeune daujourdhui la socit est tellement bloque , mais jai commenc ma vie dans un appartement exigu, avec un pre employ des PTT, et rvis mon bac dans la belle maison avec jardin dun ingnieur de chez Bull, la grande socit franaise dinformatique dans les annes 1970, ctait un secteur davant-garde. En sixime, notre professeur danglais nous avait demand de faire le plan de notre habitation en indiquant le nom des pices en anglais. Elle ma dit : Ngre, you have forgotten the bathroom . Quelques annes plus tard, quand mes parents auront achet une maison Croissy-sur-Seine, nous ne nous laverons plus dans la cuisine. Logiquement, aprs un tel parcours, mes parents visaient les grandes coles pour leurs enfants. Ils voulaient que lascension se poursuive. Ma mre ma appris lire et crire afin que je saute une classe. Jai commenc par tre un trs bon lve, puis jai perdu cette anne davance et jai mme pass le bac avec un an de retard. Aujourdhui, cela na plus dimportance. Je nai pas suivi la voie imagine par mes parents, mais trente-trois ans, jtais patron de la plus grosse maison de disques franaise. De mme que lascension de mes parents est typique des Trente Glorieuses, je naurais pas pu accomplir mon parcours une autre poque que dans les annes 1980. En 1981, je vote videmment pour Mitterrand. Jai vingt ans et, comme toute ma gnration, jai toujours vu les mmes hommes au pouvoir. Alors je vote pour le changement. En 1995, je reconnaitrai ma joie du 10 Mai en voyant ces gamins fter dans la rue llection de Chirac la prsidence de la -8-

Rpublique : ils navaient connu que Mitterrand. Ds 1981, le changement est effectivement sensible en beaucoup de choses, notamment celles qui intressent les jeunes gens de banlieue, avec en particulier lexplosion des radios libres. On tourne le bouton sur la bande FM et on tombe sur dix, vingt, cinquante stations qui diffusent nos musiques prfres. On ne doit plus guetter telle mission spcialise, tel jour, telle heure. On entend toujours une chanson qui nous plat. Dans ma banlieue, la folie de la radio libre a une consquence paradoxale : des lus de droite simaginent que leur camp va tre priv daccs aux mdias puisque les communistes sont entrs au gouvernement ! Alors les maires du Vsinet, de Chatou, de Croissy et du Pecq crent Radio Boucle pour linformation locale, mais aussi parce quon ne sait jamais . Un peu par hasard, jy dbute comme animateur avec une petite tranche le dimanche aprs-midi, puis bien vite le samedi. On ne tarde pas me proposer de moccuper de la discothque de la radio. Le job est simple : acheter des disques et obtenir les nouveauts. Les maisons de disques mesurant vite limpact de la FM sur les jeunes, je suis bombard de disques et invit tous les concerts. Cest cette poque que je construis ma culture musicale. Jcoute tout ce qui sort, mais aussi lintgrale de Brel, lintgrale dAznavour, lintgrale de Brassens Comme je gre librement le confortable budget dachats de la radio, je peux me permettre dtre curieux ! Je regarde au dos des pochettes qui produit les disques, quels musiciens jouent derrire la vedette, quel est le studio denregistrement, qui est lingnieur du son. Aujourdhui, on me dit parfois que mes gots sont incohrents, puisque jaime tout la fois des artistes pointus , de la varit trs populaire, de la chanson texte, de la dance Lexplication est chercher du ct de ces annes la radio : je me suis bti une culture musicale non pas contre quelque chose, mais pour quelque chose. Quand je croise dans lindustrie du disque et mme chez Universal des professionnels aux prjugs artistiques et esthtiques trs forts, jaime dire que je naurais aucune honte avoir sign La Danse des canards (mais -9-

je ne suis pour rien dans ce contrat ni aucune major, dailleurs, puisque cest un producteur indpendant qui la sortie en 1981). Donc, dans ma radio, jessaie autant de comprendre comment se fabrique le son dun disque que de faire fonctionner mes oreilles de manire utile et intelligente. Jai alors le sentiment de tout devoir connaitre, mais aussi de prvoir ce qui va marcher et ce qui ne va pas marcher. Ce jeu mamuse dautant plus que jai rapidement limpression davoir de bonnes intuitions. Il me semble alors que je sens bien ce qui est susceptible de toucher le public. Manifestement, a se remarque : en 1983, je deviens le patron de la programmation musicale de Radio Boucle, qui fusionne avec la radio locale de Saint-Germain-en-Laye et devient Ouest FM. Jen prends bientt la direction gnrale, tout en conservant une mission chaque aprs-midi, pendant laquelle je reois des chanteurs. Il nest pas trs difficile de les faire venir dans le studio : les maisons de disques envoient leurs nouveaux artistes se dbourrer dans les radios libres avant dassurer leur promotion sur les grandes stations. Ainsi, Marc Lavoine na jamais donn dinterview de sa vie. Il vient de sortir son premier single. lantenne, pendant une heure, il rpond par oui ou par non toutes mes questions, ce qui nous amusera rtrospectivement quand je deviendrai son patron chez Universal, des annes plus tard. Je rencontre aussi William Sheller. Ou Juliette Grco. Son interview demeure un souvenir extraordinaire. Je nai pas plus de vingt-deux ans et cette dame lgendaire qui approche la soixantaine dit au micro : Tirer un coup, cest comme se laver les dents ; cest hyginique. Je suis sidr, je rougis Aprs le bac, je fais math sup. Mais, au lieu de poursuivre par math sp et les concours des grandes coles, je vais traner en fac de maths Jussieu. La pression, la carrire dingnieur, trs peu pour moi. Je consacre lessentiel de mes journes la radio, o je suis pay mi-temps. Pour arrondir mes fins de mois, je donne des cours particuliers des lycens je ne devais pas tre mauvais pdagogue puisque aucun de mes lves na eu moins de 12 en maths au bac. - 10 -

Je profite des avantages de la carte dtudiant, notamment des abonnements prix rduit dans les thtres publics. Je suis un fidle de Chaillot, alors sous le rgne dAntoine Vitez, des Amandiers de Nanterre dirigs par Patrice Chreau Je my rends une ou deux fois par semaine et, pour tout dire, je vois plus de pices contemporaines que de concerts. Jprouve un choc devant Tombeau pour cinq cent mille soldats de Pierre Guyotat la scne centrale plonge dans la pnombre, la violence, les corps nus Cest la saison particulirement intense au cours de laquelle Vitez a install une vraie fort sur la scne de Chaillot. Chez moi, le thtre parle lintelligence, mais aussi au cur, lmotion. Jai la passion du mot, mais aussi celle de linstant, de la sensation. Les concerts me touchent de la mme manire. Jai envie dinnovations, de jamais vu. Elton John et Ray Cooper me transportent pendant leur concert au thtre des Champslyses : le percussionniste joue couch sur le piano, se glisse dessous, invente des choses extraordinaires au ct dun chanteur au charisme fascinant. Jai limpression de voir cent cinquante personnes sur scne ! En 1982 ou 1983, Tour Kunda me permet de dcouvrir, au thtre des Halles, dautres rythmes, une autre culture, une communion joyeuse avec le public, mais aussi une terrible mlancolie. La petite salle est pleine. Jai limpression, comme au thtre, dtre au cur de la nouveaut. Je nai pas encore le recul ncessaire pour percevoir clairement ce bouleversement esthtique : la world music arrive, la new wave impose ses synthtiseurs, llectro se dgage de la disco Ma vie, ma vraie vie, cest la radio. Non seulement jy enrichis ma culture musicale, mais jy apprends aussi le management. Ouest FM, il y a cinq ou six permanents mitemps comme moi et une centaine de bnvoles. Il nest pas facile de diriger des gens dont largent nest pas la motivation principale, dont la passion est le vrai moteur. Cette exprience me servira toujours : aujourdhui dans une maison de disques, le plaisir au travail est aussi ncessaire que dans ces radios locales de lpoque. En 1984, la FM volue. Je comprends que les stations - 11 -

indpendantes de la rgion parisienne vont disparatre, que les grands rseaux comme NRJ domineront bientt le march. Ce que lon appelle la manif NRJ , le 8 dcembre 1984, a t lance par toutes les radios de la bande FM ou presque. Je dfile pour la libert daccs la publicit et pour la libert de puissance des metteurs, mme si je sais que la radio o je travaille ne va pas sen remettre, justement cause de la publicit et de la puissance des metteurs ! Dailleurs, elle ne survivra pas plus de six mois. ce moment-l, un attach de presse indpendant me propose une embauche. Jacky Gaillard est spcialis dans les clubs et la FM cest ainsi quil ma remarqu. Il souhaiterait que je moccupe plus particulirement de la promo club : envoyer les maxi-45-tours aux DJ, puis les relancer au tlphone, faire passer les disques dans les botes de nuit et obtenir que les titres soient classs dans le hit des clubs envoy Europe 1, RTL et RMC. Je serai pay au smic. Mais cest la musique et a mclate. Jy vais. Lenchainement est naturel de la radio au disque : la matire premire est toujours le son. Aujourdhui encore, si je ne dirigeais plus une maison de disques et quon me proposait de diriger une radio, je serais lhomme le plus heureux de la terre. Mais je ne sais pas si, en 1984, jaurais saut le pas aussi facilement pour partir la tlvision, mme si celle-ci vivait une rvolution avec Canal +, les projets de nouvelles chanes hertziennes, comme TV6 et La Cinq, qui allaient dmarrer en 1986 Quand je dbute comme attach de presse chez Gaillard, cest la fin des radios libres et la vraie naissance de ce que lon appelle aujourdhui la FM. Je croise souvent Nagui, Arthur et Jean-Luc Delarue, animateurs dbutants, et Laurent Bounneau, qui vient de prendre des responsabilits la Voix du Lzard, futur Skyrock Nous avons le mme ge et nous sommes emports par la mme spirale ascendante, tout comme cette gnration dartistes qui clot grce la FM. Si aujourdhui on se souvient surtout du Top 50 de Canal + et de lexplosion du vidoclip, cest grce la radio que Jeanne Mas, Mylne Farmer ou Axel Bauer rencontrent le succs. Les FM se - 12 -

thmatisent : la musique danser sur NRJ, le rock californien sur RFM La filire musicale est en crise. Des labels ferment, beaucoup dentreprises vivent des incertitudes terribles. Le mtier est en pleine mutation avec, la fois, un nouveau support, le CD ; un nouveau moyen de promotion, la publicit la tl ; un nouvel outil marketing, la FM. Un certain nombre de professionnels ny survivent pas. Par exemple, une gnration dattachs de presse est dcime. Ils ne comprennent pas le paysage qui se dessine, nont pas de contacts avec la gnration montante des mdias et se lamentent : Ah, mon pauvre Pascal, tu arrives cinq ans trop tard, tu nas pas connu les ftes dEddie Barclay, tu nas pas vcu lambiance du mtier dans les annes 1970 peu de choses prs, cest ce quon entend aujourdhui. Notre gnration a de nouveaux outils, de nouvelles mthodes, une nouvelle mentalit, mais cela ne signifie pas que tout changement est parfait. Bientt dbarqueront dans le disque des spcialistes du marketing soutenant que lon peut tout vendre grce la pub tl, qui sera autorise en 1988. Pendant un moment, a fonctionnera. Pendant un moment seulement. Quoi quon en dise, nos ftes ne sont pas moins belles que celles des annes 1970. Je suis en bote toutes les nuits. Jy entends les sons, jy vois les looks et jy repre les tendances venir. Le jeudi, le vendredi et le samedi soir, je suis au bureau jusqu trois heures du matin pour tlphoner aux DJ, puisque cest le seul moment o ils sont joignables. Ensuite, je vais faire la fte jusqu laube. Mon premier succs en club, dbut 1985, cest un maxi-45tours de Talk Talk confi par EMI Jacky Gaillard. En face A, une bonne chanson, Its My Life, et en face B ce que je pense tre un titre bien meilleur. Jappelle les DJ et leur rpte : Fais-moi confiance, il faut que tu coutes dabord la face B. Et ils commencent matraquer Such A Shame. Jappelle JeanFranois Ccillon, le patron du marketing dEMI, et je lui dis : Tel quil est parti, Such A Shame va tre premier au hit des clubs, mais comme il nest pas en face A, il ne sera pas class au Top 50. Ils ressortent donc le single avec Such A Shame en - 13 -

face A : Talk Talk monte la 7e place du Top et il sen vend des centaines de milliers. Lattach de presse qui soccupe des radios tant tomb malade, Jacky Gaillard me confie la promotion FM du single Noir et blanc de Bernard Lavilliers. Pour la premire fois, je travaille pour un artiste important, en direct avec un label prestigieux, Barclay. La maison est dirige par Philippe Constantin, un dcouvreur de talents ingalable dont, aprs sa mort, le nom a t donn au prix qui rcompense le meilleur nouveau talent franais chaque anne depuis 2002. Les bureaux de Barclay sont dans le XIIIe arrondissement. Lambiance y est extraordinaire. La premire fois que jy pntre, jai limpression que tout le monde est allum, dfonc, bourr, mais avec une vision artistique enthousiasmante. Chez Barclay, on mexplique que Lavilliers a besoin dun coup de main pour toucher le public des adolescents, quil connat un passage difficile aprs le demi-chec de son album Le Bal Je lui fais faire le tour des FM et le prsente des dizaines de jeunes animateurs et journalistes. De son ct, il me fait dcouvrir des lieux de fte inous. Je ctoie pour la premire fois un grand artiste, avec ses hauts et ses bas, ses exigences, ses accs de blues, sa gnrosit. Jai limpression de faire quelque chose de neuf des perspectives souvrent moi, une carrire peut-tre Je case partout Noir et blanc, qui devient un tube et monte en 10e position au Top 50 alors que Bernard va faire son grand retour durant six semaines la Halle de La Villette. Je suis plong dans cette effervescence professionnelle quand je suis appel au service militaire en fvrier 1987. Quelques annes plus tt, javais sign pour dix-huit mois de coopration, mais je ne veux plus partir ltranger. Il est question de menvoyer Trves. Javoue quaprs Talk Talk et Bernard Lavilliers lide de mexiler en Allemagne ne me tente gure. Je prends rendez-vous avec un psychiatre qui me rdige une lettre en vue dobtenir ma rforme. La veille de ma convocation, je reois un coup de fil de Laurence Leny, la nouvelle directrice de la promotion de BMG, qui vient de natre de la fusion de RCA et dAriola. Elle veut me proposer un job. Ah, a tombe trs mal, je pars en vacances. Combien de - 14 -

temps ? Quinze jours. Pas de problme, je peux attendre. Appelez-moi votre retour. En dix jours, je suis rform. Je tlphone Laurence et lui avoue la vrit sur mes vacances . Je vous appelle du service psychiatrique dun hpital militaire en Allemagne. Je viens dtre rform P4 parce que je ne peux pas parler aux gens que je ne connais pas. Si vous voulez toujours de moi comme attach de presse, jarrive. Elle clate de rire : Quand serezvous Paris ? Demain. Venez directement mon bureau. Le lendemain un vendredi , je me prsente dans son bureau, la boule zro. Elle me conduit chez Bernard Carbonez, patron de BMG, qui me pose trois questions avant de me lancer : Cest bon, tu commences lundi. Je rencontre Philippe Desindes, le responsable de linternational, qui me fait couter le premier single que je dois proposer aux radios. Ma carrire de salari dune major commence avec With or Without You de U2. Pour la premire fois, le groupe va tre class au Top, en 10e place pour le single comme pour lalbum, The Joshua Tree. Me voici responsable de la promo FM et de la promo club de BMG. Comme jobtiens de bons rsultats, on me confie aussi la promo tl. Je travaille avec certaines des stars les plus hautes en couleur de cette poque : Whitney Houston ne se dplace pas sans une amie qui porte un manteau de fourrure sublime tranant sur le sol. Je passe aussi des moments dlicieux avec Samantha Fox, une Anglaise blonde aux seins normes dont le monde entier est fou pendant un an ou deux. la sortie dune mission, elle va gentiment la rencontre de ses fans. Tandis quelle signe des autographes, je la vois se dandiner en poussant des petits ouh ! ouh ! ouh ! . Quand elle monte avec moi dans la limousine, elle mexplique : Pascal, ils me pincent les seins. Le bruit court en effet que ceux-ci sont faux, et des gens viennent lui demander des autographes uniquement pour les tester . lpoque, il y a chaque semaine des dizaines dmissions de tlvision susceptibles daccueillir nos artistes. Nous sommes presque tous les jours sur les plateaux jusqu minuit (notamment aux studios de la SFP, rue des Alouettes), avant - 15 -

daller dner avec les artistes et de faire la fte en bote. Tout le public squipe en CD et le secteur du disque est en pleine expansion. Mais il est aussi en pleine professionnalisation, or on manque de gens qualifis tous les postes de responsabilit. On essaie rgulirement de me dbaucher. Paul-Ren Albertini, qui ma connu alors quil tait directeur du marketing chez Barclay, passe chez Mercury (qui sappelle encore Phonogram) et me propose de rencontrer le patron du groupe PolyGram, Alain Lvy. Je suis flatt, bien sr, mais je leur rponds : Le jour o je mennuierai chez BMG, je vous appellerai. Lvy me rpond : Vous verrez, vous travaillerez un jour pour PolyGram. Je reste un an et demi chez BMG, que je ne quitte pas pour PolyGram mais pour CBS (qui deviendra Sony Music en 1991). Le nouveau patron, Henri de Bodinat, ma appel et je me rends son bureau avec une chemise fleurs, puisque je ne porte alors que a, hiver comme t. Je lamuse, il mamuse. Vous tes jeune, Pascal, rveillez ce mtier, changez-le Nomm patron de la promo radio et club de CBS le week-end de la Pentecte 1988, je prends aussitt un Boeing priv, rserv par la maison pour assister la premire europenne de la tourne Bad de Michael Jackson Rome. Mon travail change dchelle en deux heures de vol. Pendant ce voyage, je commence tisser des liens avec les programmateurs les plus importants du moment : Monique Le Marcis de RTL, Yvonne Lebrun dEurope 1, Max Guazzini de NRJ Je les connaissais dj tous, mais je ne suis plus un attach de presse parmi dautres. Cette fois, je reprsente la puissance invitante sur un vnement plantaire. Peu aprs mon arrive, Bodinat dcide de ressusciter des labels au sein de CBS, Columbia et Epic. Je deviens le directeur de promotion de Columbia et jai en charge des artistes de premier plan. En France, ce sont Francis Cabrel, Jean-Jacques Goldman et des gros vendeurs de lpoque comme Art Mengo, Jil Caplan, Dbut de Soire Et, ltranger, Michael Jackson, Kylie Minogue, Bruce Springsteen, Sade, George Michael. Je moccupe aussi du premier album de Mariah Carey. Tout le monde est au garde--vous, non seulement parce quelle - 16 -

remporte un gros succs, mais aussi parce quelle est la petite amie de Tommy Mottola, patron de CBS aux tats-Unis et bientt patron de Sony Music pour le monde entier. Mariah est une gentille gamine un peu intimide, mais extraordinairement doue. Je me souviens dune Sacre Soire pour laquelle on lui annonce : Mariah, ce sera en playback. Elle rpond : Je ne sais pas faire de playback. Je ne chante quen direct. Alors on branche un micro et, ds la rptition, elle envoie et tout le monde est bahi. Je vais vivre aussi la folie Lambada. On nimagine pas une telle furie aujourdhui. Dabord, le deal avec TF1 et Orangina est dmentiel : le clip sera diffus 250 fois entre juillet et aot 1989 ! Sans compter les passages sur Canal + au Top 50, ni les diffusions radio On en vient commander lusine 500 000 singles en urgence pour la semaine suivante. Il se vendra jusqu 100 000 disques par jour et 2,7 millions scouleront au total. On la oubli, mais le Mur de Berlin est tomb avec des gens qui dansaient la Lambada tout autour Nol, je pars me reposer Cuba, o jentends partout la Lambada. Quand on travaille sur une telle chanson, avec une telle russite, on est forcment transport. De manire gnrale, ce sont des annes trs stimulantes pour un attach de presse tl. Japprends dautant plus vite que le poids des mdias audiovisuels est faramineux cette poque. Un artiste, sil en est daccord, peut chanter la mme chanson dans cinquante missions diffrentes. Au-del de ces passages dun plateau lautre, jessaie de rflchir aux problmes dimage avec certains artistes. En tant que patron de la promo chez Columbia, je dois organiser la sortie de lalbum Fredericks Goldman Jones. Goldman est un norme vendeur et il me demande mon avis sur les missions dans lesquelles il devrait apparatre. Je lui conseille de nen accepter aucune, convaincu quil nen a pas besoin, except les journaux de 20 heures. Il se dispense donc de toutes les missions auxquelles participaient les autres chanteurs, et la tourne qui suit est un triomphe. Prsent de manire obsessionnelle par le clip et par la radio, il a cr une frustration inattendue en ne se montrant pas tous les jours la tl. Le succs de sa tourne prouve que le public se - 17 -

lasse davoir tous les soirs les mmes artistes dans son potage. Pendant cette priode, je tisse des liens inattendus avec certains artistes. Aprs un premier album chez PolyGram, Patricia Kaas est passe chez CBS. une remise de disque de platine, je remarque quelle porte un joli pins reprsentant le symbole stylis du Saint, le hros du feuilleton tlvis. Je lui avoue que cest la premire fois que jen vois un. Le lendemain, elle part pour un mois et demi de concerts en Allemagne et en Russie. son retour, elle vient me voir au bureau : Tiens, Pascal, je tai rapport le pins. Je suis dsole, il est un peu plus petit que le mien. Elle a vingt et un ou vingt-deux ans et, malgr les six semaines de folie quelle a vcues, elle a pens acheter pour son directeur de promo un pins du Saint dans la mercerie de son village en Lorraine ! Ma rencontre avec Julio Iglesias aurait pu changer ma vie. Chaque fois quil vient Paris, il invite toute lquipe dans un excellent restaurant, il y commande lui-mme le vin de grands crus, toujours et rgle laddition, ce qui est rare chez les artistes. Sa gnrosit est laune de son extraordinaire professionnalisme, de son impressionnant sens du dtail et de sa mmoire ahurissante. Aprs cinq ans dabsence Paris, il peut sarrter dans le hall daccueil de RTL et demander lhtesse : Alors a va, Monique ? Et votre fils, il a finalement russi son bac ? Il garde les adresses de tous les gens quil rencontre, journalistes, animateurs de radio, artistes, et leur envoie une carte de vux chaque nouvel an Julio et moi nous entendons trs bien, la fois humainement et dans le travail. Un samedi, alors quil est Paris pour un Dimanche Martin , il me demande dentrer dans son quipe de management. Mais, dix jours plus tt, jai sign mon nouveau contrat et je dois annoncer le lundi suivant mon dpart de CBS. Jignore si jaurais accept sa proposition. Jaurais sans doute men une vie bien diffrente. Jaurais fait quelques tours du monde chaque anne et je vivrais peut-tre Miami.

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Le vilain petit canard

Le 15 dcembre 1990, Paul-Ren Albertini me rappelle, comme il lavait prdit. Il vient de quitter la tte du label Phonogram pour prendre celle de lensemble PolyGram, la maison de disques du groupe Philips, et me propose de devenir le patron du label Barclay. Alors que quatre ans plus tt jtais attach de presse indpendant, on moffre la possibilit de diriger un label dans une major. Mme si le pari nest pas gagn davance et si je ny avais jamais prcisment song, devenir responsable dun label est pour moi un aboutissement logique. la direction de la promotion de Columbia, javais certes voix au chapitre quand il sagissait de choisir un single, on me demandait mon avis sur beaucoup de sujets, mais je ne donnais pas larbitrage final. Chez Barclay, je naurai pas dfendre le prochain JeanJacques Goldman ni le prochain Mariah Carey, mais je serai le dcideur. Javertis Paul-Ren Albertini que, si je me sens prt aborder le domaine artistique, je nai jamais vu un contrat de ma vie mes comptences comptables se limitent aux budgets promo. Je me souviens de sa rponse : Justement, je tai apport un contrat type pour un artiste, un contrat type pour une licence et les comptes dexploitation des deux dernires annes de Barclay. Tu regardes et, aprs, tu ty mets. Je my mets. Je nai quun deug de maths. Jai acquis ma seule exprience de chef dentreprise en animant les quipes dune radio au Vsinet. Mais je nai pas peur des chiffres. Assez rapidement, je saurai non seulement lire les comptes dexploitation, mais comprendre ce quils signifient dans le dtail sur la sant du label et sur les points o faire porter mon effort. Aujourdhui, je nai pas besoin de poser beaucoup de - 19 -

questions sur une filiale ou un label dUniversal quand je lis son compte dexploitation ; je vois trs vite ce qui va et ce qui ne va pas, comme un mdecin tablit son diagnostic en regardant une radiographie. tre directeur de label exige davoir les pieds sur terre, ce qui, on en conviendra, est un paradoxe dans un domaine aussi irrationnel que la musique. Les pieds sur terre, oui, mais sans tre pesant : on parle avec lartiste pour avoir une vision de son image en adquation avec ce quil souhaite, on sadresse aux mdias quand lattach de presse ou le directeur de promo ne parvient pas les convaincre, on fixe les budgets, on gre des quipes au quotidien Cest un mtier dans lequel on se laisse guider par ses motions tout en tant sans cesse confront des ralits trs concrtes. Arriv chez Barclay, je pose beaucoup de questions. Je bosse sans relche, mme si ce sont encore des annes de fte et de plaisir : dans notre rez-de-chausse un peu pouilleux de la rue des Reculettes, dans le XIIIe arrondissement, on ne sennuie pas. Au cours de ces annes, je fais une dcouverte : non seulement je suis capable de lire un compte dexploitation, mais de comprendre les angoisses dun artiste et de juger des qualits dune chanson. Ce mtier exige aussi de rester toujours connect la rue, dobserver et dinterprter le monde autour de soi, dtre lafft de ce qui est nouveau. Un travail intense quil faut concilier avec une vie de patachon : je vais voir tous les artistes du label en concert, je les accompagne souvent dans leurs vires en bote, je suis invit toutes les soires parisiennes. Ajoutez cela des runions matinales, des voyages, des points financiers auxquels je ne peux pas arriver lesprit embrum. Je sais dj que lalcool et les drogues dures font des dgts dans la profession. Heureusement, je suis un ftard plutt raisonnable. Jai la chance, aussi, de pouvoir rcuprer en faisant de temps en temps une nuit de quinze heures. De manire empirique, je me construis une hygine de vie en marant lesprit. Je cours les expositions, jcoute autre chose que les productions de mon label, je rencontre des gens hors de mon milieu Aujourdhui, je passe trois quarts dheure chaque jour sur Facebook changer sur tout sauf sur la musique. - 20 -

De mme, je serais incapable de ncouter que du rock, du rap ou de la musique classique : je refuse de navoir quune seule source de plaisir. Par exemple, je ne me suis jamais content de lire Lib et Le Nouvel Obs ou Le Figaro et Le Point : il faut que je lise tous les quotidiens et tous les hebdos. Cest un peu pareil en politique : aux dernires municipales Paris, jai soutenu Bertrand Delano, mais je ne vous dirai pas que jai toujours vot gauche. Je naime pas les chapelles et les sens uniques, je me refuse proclamer mon bon got. Pour un directeur de label, cet clectisme est une force. Fin 1990, Barclay est le label branch de PolyGram, peu prs lquivalent de ce que sera Virgin. Philippe Constantin doit partir chez Island crer Mango, un label de world music. Je pense que, secrtement, la direction de PolyGram se donne alors un an pour me tester : dans lintervalle, soit je remonte Barclay et le label continue ; soit jchoue et Phonogram absorbe Barclay. En fait, la situation financire de Barclay nest pas brillante. Fin dcembre, une runion est prvue avec Alain Lvy (dans notre langage maison, on appelle a un flash financier ). Comme il devient patron de la division pop de PolyGram pour le monde entier partir du 1er janvier 1991, cest son dernier point sur Barclay. Lambiance est tendue : malgr un chiffre daffaires de 100 millions de francs, le label perd de largent. Artistiquement, il traverse en outre depuis deux ans un passage vide et ne fait plus gure de marketing ni de promotion. Pendant longtemps, Barclay avait sorti des tubes en se proclamant la pointe de la branchitude. En 1990, le label est toujours aussi snob, mais na plus de succs. Malgr cela, lquipe na pas chang dattitude : nous sommes Barclay et si vous naimez pas, tant pis, cest que vous tes un ringard ! Les branchs affirment que le type qui a lanc la Lambada va tuer Barclay et la blague qui circule en interne mon propos consiste reprendre le slogan des publicits pour le matriel audio-vido de Sony : Jen ai rv, Sony la fait. Je ne viens pas seulement dune major qui a une autre culture, mais du camp ennemi. Lquipe de Barclay est dstabilise par mon arrive et se persuade que je viens mettre bas sa culture et sa - 21 -

manire de travailler. Il en dcoule des malentendus considrables. Un jour, mon assistante me dit : Pascal, jai au tlphone un con qui veut te parler et qui se fait passer pour Julio Iglesias. Ce nest pas un con, cest Julio Iglesias. Chez Barclay, o on ne lit lpoque que Les Inrockuptibles et Libration, personne nimagine que Julio appelle le patron. Dailleurs, ce nest pas trs bien vu Pour redresser le label au plus vite, je rationnalise le fonctionnement et renforce lquipe grce quelques personnes qui ont dj travaill avec moi. Surtout, je suis convaincu quil faut se recentrer sur les artistes, respecter lme et la ligne de Barclay, tout en relanant la promo et la publicit. Je veux prserver lesprit tout en gagnant en efficacit. Nanmoins, je nessaie pas den faire un label la Columbia. Barclay a toujours t un joyeux bordel et doit le rester. Mme attitude quavec les bnvoles dOuest FM : nous sommes tous l pour le plaisir, mais nous sommes aussi l pour vendre des disques. Et si nous nen vendons pas, nous ne nous amuserons plus trs longtemps Heureusement, ds les premiers mois, jai un coup de chance. Stephan Eicher vient denregistrer Engelberg. Jusqu prsent, malgr sa bonne image, il na pas encore dpass les 60 ou 70 000 disques en France, soit peine plus que ses ventes en Suisse. Parmi les artistes du label, il me semble quil est celui que le dpart de Philippe Constantin a le plus affect (en 2002, il sera, dailleurs, le premier prsident du jury du prix Constantin). Il naime pas beaucoup lide, non plus, que le patron de son label soit plus jeune que lui. Il nest pas vraiment hostile, mais la situation nest pas des plus simples. Or Engelberg est un album norme. Ds la premire coute, deux singles simposent : Pas dami (comme toi) et Djeuner en paix. De plus, la pochette est magnifique, illustre par une photo de Stephan, les cheveux mi-longs, semblant un Bonaparte dans les Alpes. Jai peu vu dalbums sur lesquels le travail ft aussi vident. Dans une interview Libration, Stephan lance quil aimerait que son label ose sortir en single le titre de son album chant en suisse allemand. Je lappelle aussitt et lui dis OK : Hemmige, avec son clip tourn dans une grange pleine de bottes - 22 -

de paille, de poules et de vaches, sera la seule chanson dans cette langue jamais classe au Top 50 franais. Quelques mois plus tt, nous avions un artiste suisse allemand avec un drle daccent ; soudain apparat une star franaise qui vend un million dalbums. Alain Bashung a lui aussi un album en chantier. Cest un artiste classe, branch, revenu lunderground aprs les succs de Gaby et Vertige de lamour, et qui, dsormais, passe presque pour un loser dans le mtier : son potentiel en est 20 000 exemplaires en moyenne par album. Jcoute le disque presque fini : une chanson sort du lot cest Osez Josphine. Je dgage un budget de 800 000 francs pour le clip. Celui-ci est tourn par Jean-Baptiste Mondino qui ralise aussi la pochette : il imagine de placer Bashung, guitare en main, au centre dune piste de cirque, dos dos avec une fille sublime, tandis quun cheval blanc tourne autour deux cette image elle seule ferait vendre des disques. Russite artistique blouissante, lalbum rencontre un norme succs commercial. Mais entre-temps jai d faire face des runions financires assez pnibles : 800 000 francs pour le clip dun artiste qui vend 20 000 albums, a ne passe pas facilement ! Osez Josphine se vendra finalement plus de 400 000 exemplaires. Je ne redresse pas Barclay coups de baguette magique. Tout ce que je propose et entreprends ne russit pas. Japprends mon mtier. Pour tout dire, jai mme oubli le nom du premier groupe que jai sign. Ctaient deux Yougoslaves, un Serbe et un Croate, en qui je croyais beaucoup. Il me semble quon na pas vendu plus de 1000 disques. La guerre en Yougoslavie va les sparer. En revanche, ma deuxime signature est Cheb Khaled. Je sens quil peut se passer quelque chose avec lui condition de trouver le bon son. Pour certaines chansons, nous envoyons Khaled Los Angeles o il travaille avec le producteur Don Was, qui on fait reprendre trente fois le mix de Didi afin que les cuivres sonnent la fois funk et oriental. Mais je commets encore des erreurs. Lalbum sort avec une pub rtrospectivement ! crtine : la reproduction du fameux tableau de Magritte, sur lequel est peinte une pipe lgende par - 23 -

Ceci nest pas une pipe , figure ct de la pochette de lalbum de Khaled, lgende quant elle par Ceci nest pas un disque arabe . Les droits pour lutilisation publicitaire du tableau cotent une fortune et lon se fait en outre massacrer par la presse spcialise. Les journalistes de world music crient la trahison Khaled a vendu son me au Diable ! Heureusement, M6 matraque le clip, et Skyrock et quelques botes de nuit diffusent Didi (celles qui ne nous ont pas dit : On ne va passer le disque dun type que nos videurs ne laisseraient pas entrer ). Le 12 mai, Khaled passe lOlympia. Aprs le concert, on organise une grosse fte lInstitut du monde arabe. Le ban et larrire-ban de la musique et des mdias sont l et, tout coup, je ne suis plus le vilain petit canard de Lambada et de Julio Iglesias, mais la personne la plus respectable du showbiz branch. La vue sur Paris depuis le toit de lIMA est magnifique, cest une des premires nuits de lt, tout le monde me congratule et, en sortant du btiment, je vois le sol jonch de centaines de gobelets en plastique tombs de la terrasse. Cest une soire russie. Cest la premire nuit de joie. Le lendemain, je djeune avec Albertini, mon patron. Il me dit : Bravo, ta fte tait formidable, tu as vendu 30 000 albums, cest un beau succs destime. Je lui rponds : On ne sest pas compris. Je ne veux pas un succs destime. Je veux vendre ce disque. Mais M6 ne suffit pas faire dcoller les ventes et Skyrock est lpoque un petit rseau. Khaled ne touche pas encore le grand public. NRJ doit diffuser imprativement Didi. Or, ses responsables mopposent une fin de non-recevoir : NRJ nest pas Radio Orient ni Beur FM ! Nous dcidons dacheter des pubs dune minute. Six fois par jour, une chanson en arabe dmarre au milieu de la programmation de NRJ et on nentend plus quelle. Une minute de Didi six fois par jour sur NRJ et tout semballe. Khaled fait ses premires vraies tls, Didi monte la 9e place du Top 50 et il se vendra 250 000 albums en France et plus de 600 000 lexport. Cest le premier succs dun artiste que jai sign personnellement. Malgr cela, je connaitrai bientt dautres checs. Rachel des Bois est une chanteuse que jadore, avec une vraie criture. On - 24 -

vend peine 6 000 albums. On tente un deuxime album, on en vend 6 000. Que faire ? Elle nest pas assez branche pour les branchs, pas assez pop pour la pop, un entre-deux difficile percevoir et expliquer, mais qui amne invitablement lui rendre son contrat, mme si elle a gagn une Victoire de la musique. Je regrette aussi linsuccs des Valentins, formidable duo qui na jamais dpass les 15 000 exemplaires. lpoque, ils ne russissent pas convaincre, mais, par la suite, dith Fambuena et Jean-Louis Pirot sont devenus des rfrences et ont arrang et produit albums et concerts pour beaucoup dartistes franais, tels Alain Bashung, tienne Daho, Jane Birkin, Renan Luce, Miossec, la Grande Sophie, Jean Guidoni, les Franoises Jprouve cette ralit au quotidien : dans une maison de disques, on passe plus de temps travailler sur des projets qui ne marchent pas que sur des projets succs. Lorsque lon signe huit artistes, on est content si un seul touche le public. Mais jai vu des directeurs de label signer vingt artistes dont aucun na dcoll. Dans mon aventure la tte de Barclay, plusieurs facteurs vont maider atteindre mon objectif. Dabord, je viens dun mdia nouveau, la FM. Ctait un atout comme directeur promo chez Columbia, a lest a fortiori comme label-manager. Je suis le premier dans les majors avoir ce pedigree, ce qui me permet dtre plus en phase que les autres avec le public jeune et les logiques commerciales novatrices. Ensuite, et je ne suis pas le seul en profiter, le march est dans une priode deuphorie. Lindustrie avait failli mourir au dbut des annes 1980 avec la baisse des ventes dalbums vinyle. Avec larrive du CD, elle sest remise en route et, au dbut des annes 1990, elle tourne plein rgime : le public achte des nouveauts promotionnes par la FM et la tl comme jamais on ne laurait rv, et en plus il rachte massivement tout ce quil avait en 33-tours et en 45tours, ainsi que les disques ngligs leur sortie. Or Barclay a un back catalog phnomnal, commencer par Jacques Brel. Celui-ci avait dj financ toute la priode Constantin de Barclay : la compilation Vingt ans damour a d se vendre deux ou trois millions dexemplaires, ce qui a dgag - 25 -

un sacr profit ! Mais nous pouvons aussi compter sur Lo Ferr, Dalida, Daniel Balavoine. Chez CBS, do je viens, il ny avait pas de relle politique de back catalog. Les compilations de Bob Dylan, Leonard Cohen ou Santana taient dcides et conues aux tats-Unis. Et le catalogue franais comprenait Annie Cordy, Line Renaud, Grard Lenorman, quelques Lo Ferr des annes 1950, mais rien qui permettait, au dbut des annes 1990, davoir une vraie dynamique de rdition. Chez Barclay, je pressens que faire vivre un catalogue aussi vaste peut tre une source norme de revenus. Nous dcidons de sortir des intgrales, des coffrets, des compilations, des rditions de Lo Ferr, dHugues Aufray, de Jean Ferrat, de Nicoletta, de Nino Ferrer, avec, lappui, de belles campagnes de publicit tlvises. Le chiffre daffaires de Barclay augmentera principalement grce aux nouveauts, mais lapport de ce catalogue sera loin dtre ngligeable. En trois ans, je lamne 400 millions de francs, dont 100 millions de profit. Le montant du chiffre daffaires que jai trouv en arrivant est devenu celui du profit. Il est vrai qualors nous enchanons les succs : Tostaky de Noir Dsir, Carcassonne de Stephan Eicher, Ace of Base, Bjrk, Portishead Les affaires florissantes du label dcident la direction de PolyGram intgrer dans Barclay un autre label, Island. Dabord label indpendant distribu en France par BMG, Island a t rachet en 1989 par notre groupe, mais avait conserv une certaine autonomie. Albertini me propose den prendre la direction. Cest encore un dfi diffrent : aucune signature franaise, que de linternational et du travail de marketing. Nous lanons pour lt 1993 une gigantesque opration sur U2, pour lequel javais eu de bons rsultats mes dbuts chez BMG. Nous faisons des pubs en tl pour chacun des albums de la discographie du groupe et nous obtenons ce miracle qui ne se reproduira plus jamais : les neuf albums se classent dans les vingt premires ventes, alors que le groupe vient en France pour la tourne Zooropa, un des plus extraordinaires spectacles de lhistoire du rock. De plus, quand je suis all Londres voir Chris Blackwell, le - 26 -

fondateur dIsland, celui-ci ma prsent un coffret de quatre CD de Bob Marley, Songs of Freedom, avec un single extraordinaire, Iron Lion Zion. La chanson montera la 3e place du Top et on vendra en France presque 400 000 exemplaires du coffret. Island produit aussi The Cranberries, groupe efficace gros tubes (comme Zombie), et nous signons un premier groupe franais fusionnant rap et rock, No One Is Innocent, qui marche trs bien. Le rapprochement entre Barclay et Island ayant fonctionn, Paul-Ren Albertini me dit : Phonogram va mal et on na pas la formule pour relancer le label. Est-ce que tu veux le prendre aussi ? Plusieurs solutions ont dj t essayes, le label a chang de nom pour devenir Mercury, mais cela na pas suffi lui redonner de lessor. Mercury est le label mainstream et varits de PolyGram, avec Johnny Hallyday en tte daffiche. Je mattaque au chantier en tan dem avec Yves Bigot, un ancien journaliste qui a dirig Fnac Music Production, le label de disques cr par les magasins. En reprenant Mercury au dbut de 1994, je retrouve Florent Pagny, avec qui javais sympathis sur une promo FM en province mes dbuts chez Jacky Gaillard. Chez BMG, javais assist sa premire tl : Jacques Martin lavait prsent aux tlspectateurs en disant : Il a normment de talent et, sous vos applaudissements, Laurent Fanny. Pendant des annes, je lai surnomm Laurent Fanny Donc je le retrouve dans le creux de la vague. Il est donn pour mort par le mtier et luimme commence douter. Un jour, il me prsente Azucena, sa nouvelle compagne, avec laquelle il rve de partir vivre en Argentine. Il me dit sans dtour : Il faut que je vende des disques. Il sort en mars lalbum Rester vrai, avec deux chansons de Jean-Jacques Goldman (Est-ce que tu me suis ? et Si tu veux messayer) et Jamais en duo avec Johnny Hallyday. Il obtient un disque dor, ce qui prouve que la marque nest pas finie, comme disent les gens du marketing. Or je sais que Florent a fait plusieurs tubes en 45-tours qui ne sont jamais sortis en album. Si on leur ajoute des succs tirs de ses albums, il y a la matire dun best of. Mais il me dit : Les compils, cest pour - 27 -

les chanteurs morts. Jinsiste et il accepte la condition dinclure des indits. Lalbum Bienvenue chez moi sort en septembre 1995, avec notamment Caruso, sa reprise de Lucio Dalla, et une reprise dOh Happy Day enregistre pour les Enfoirs avec Carole Fredericks et les Chrubins de Sarcelles. La pub tl et le succs de Caruso nous amnent deux millions dexemplaires, et Florent entre dans une phase de succs qui dure toujours, avec plus de dix millions dalbums vendus en dix ans. Et puis, il y a Zazie. Je lavais dj rencontre chez Barclay. lpoque, PolyGram avait mont lopration Gnration musique : dans sept ou huit villes de France, une douzaine dartistes prsentaient chacun trois chansons un public de disquaires, de journalistes, de programmateurs et de VIP locaux. On finissait tous les soirs une heure impossible, mais cela crait des liens. Quoiquelle ait dj gagn une Victoire de la musique avec son album Je, tu, il, Zazie participait cette opration promo. Je ne la connaissais pas puisquelle ntait pas de mon label. Un soir, je laborde en lui disant : Cest bien ton truc, jaime bien. Tes une espce de Vanessa Paradis en grand. Elle na pas apprci. On a sympathis malgr tout et, chez Mercury, on a ralis Zen ensemble. la remise du disque dor qui suit de prs la sortie de lalbum, je fais un discours. Je me souviens avoir dit : Sachez que, pour moi, Zazie est une plume, Zazie est une criture. Zazie est une future Barbara. lpoque, qui pense vraiment quelle est partie pour des annes de carrire au sommet ? Je ne suis la tte de Mercury que depuis quelques mois et dj sont annoncs des changements la direction de PolyGram. Paul-Ren Albertini, qui briguait une promotion, nobtient pas le poste espr. En revanche, on lui propose la direction de Sony France en remplacement dHenri de Bodinat. Il accepte. Son dpart nest pas encore divulgu lextrieur quAlain Lvy me met la pression : il voudrait que je remplace Albertini et devienne prsident de PolyGram Disc. Ma rponse est simple : non, non et non. Il vient Paris, me convoque dans sa suite lhtel George-V et me dit : Pascal, prenez la prsidence, je vous le demande comme un service personnel. - 28 -

Que rpondre une telle requte ? Jexplique que cest un mauvais choix, que je suis trop jeune, que je nai pas envie dtre banquier, que je prfrerais faire des disques plutt que du reporting international. Pascal, la fonction fait lhomme, mais cest dabord lhomme qui fait la fonction. Alors jaccepte et, dbut novembre 1994, avant que le dpart de Paul-Ren chez Sony soit officiel, je suis nomm prsident de PolyGram Disc lge de trente-trois ans. Ctait il y a seize ans et jen suis toujours prsident.

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Prsident (premire leon)

Barclay et Island se portent bien. Mais, fin 1994, le rsultat annuel du groupe PolyGram sannonce mal. On peut avoir les meilleurs artistes, les meilleures quipes et le meilleur catalogue, il ny aura jamais de rsultats satisfaisants sans gros succs. ce moment-l, nous ne sommes pas aux bonnes places dans les classements des ventes et il est clair que novembre et dcembre ne permettront pas de remonter la pente. Dans le disque, on plombe invitablement son anne si on rate la priode des cadeaux. mon arrive comme prsident, la direction europenne du groupe me dit : Octobre na pas t bon, faites-nous une prvision sur le rsultat de lexercice. Je ne peux qualerter Londres : on sera 40 50 millions de francs au-dessous des prvisions. Sauf miracle. Au cours de mon passage chez Mercury, jai t agac par un des paradoxes des gros contrats internationaux dans lesquels la plus simple logique est parfois malmene, comme on va le voir ici. cette priode, nous savons dj que le dessin anim Le Roi Lion, dont la sortie est prvue dbut novembre, va remporter la mise en salles. Nous nous apprtons sortir de notre ct le single de la chanson du film, interprte par Elton John, puisquil est en contrat chez nous. La chanson a tout pour tre un tube, dautant que le dernier succs dElton remonte quelques annes. Mais lalbum de la bande originale du film est distribu par Sony, comme pour tous les dessins anims de Walt Disney. La situation est absurde : nous avons Can You Feel The Love Tonight ?, mais lalbum Le Roi Lion, qui gnrera vraiment du chiffre daffaires, est chez une autre major. Pariant sur Can You Feel The Love Tonight ?, sur la notorit du chanteur dont on ne manquera de reparler cette occasion, et faute dun album pour accompagner lexposition de - 30 -

son single, je suggre de ressortir le Very Best Of Elton John en double CD. Lquipe du marketing propose alors une ide trs maligne. Nous faisons une pub tl dune minute divise en deux parties : un spot de trente secondes avec la pochette de la compilation et une liste de titres et, immdiatement derrire, une seconde pub de trente secondes, introduite par et il y a aussi , avec une autre liste de tubes. Bien sr, la chanson du Roi Lion nest pas dans la compilation, mais elle est tellement expose en radio quelle va inciter rcouter les grands succs dElton John et donc notre compilation. La mise en place est raisonnable, autour de 50 000 doubles CD. Je prends la prsidence de PolyGram le 4 novembre et, le jour mme, transmets Londres les mauvais chiffres que je prvois pour notre rsultat annuel. Lexploitation du Roi Lion dbute le week-end du vendredi 11. Les magasins de disques restent donc ouverts pendant deux jours de congs et, le lundi suivant, 80 000 commandes supplmentaires nous sont passes. En cette saison, cest la panique pour fabriquer des disques en urgence. Finalement, nous vendrons 750 000 doubles albums et dpasserons les prvisions de chiffre daffaires de lanne 1994 grce au Very Best Of Elton John, une opration qui ntait mentionne sur aucun programme. Accessoirement, Elton John jubile parce quil est la fois n 1 des ventes de singles, n 1 des ventes dalbums avec Le Roi Lion et n 1 des ventes de compilations. Ma prsidence souvre sur une satisfaction qui ne dissipe pourtant pas mon sentiment de ntre pas tout fait mr pour le poste. Outre mon jeune ge, je nai t directeur de label que quatre ans. PolyGram est de surcrot une maison de disques active dans tous les genres et dans tous les styles, et je ne connais pas grand-chose au march du jazz et de la musique classique. Je ne maitrise pas encore tous les mtiers de lentreprise que je dirige. Par ailleurs, je nomme des juniors des postes importants, notamment chez Mercury et Barclay, et je passe une partie de mon temps les aider. Enfin, je veux suivre de trs prs le travail entrepris chez Mercury. La premire anne, je passe par consquent 60 % de mon temps dans les labels. - 31 -

Lexprience acquise en tant que directeur de label de Barclay puis de Mercury nourrit mes convictions de prsident de PolyGram. Je suis persuad quil faut prserver de petites structures pour soccuper des artistes. Nous faisons un mtier dartisan : chercher des chansons, couter des maquettes, slectionner un ralisateur, trouver des musiciens, choisir un visuel, tout cela nexige pas cinquante personnes. Il ne faut surtout pas envisager une grosse structure, car lartiste doit disposer dun nid o tre en confiance. Il se donne compltement dans sa cration et doit le faire dans des conditions rassurantes dcoute, de complicit, de libert. Voil pourquoi jessaie de prserver la diversit culturelle au sein de PolyGram. Ce qui nest pas indispensable pour un label indpendant se rvle vital pour une major : nous devons afficher des couleurs et des univers assez diffrents pour attirer toute une palette dartistes aux sensibilits varies et les conduire au succs. Mes premires nominations vont dans ce sens : je choisis des patrons de label qui ne se ressemblent pas, qui nont pas les mmes gots ni les mmes parcours, et qui signent avec des artistes de tous horizons. En quelques annes, je constituerai une sorte de dream team de directeurs de label qui comptent parmi les hommes sur lesquels je mappuie encore chez Universal. Par ordre dentre en scne, il y a Olivier Caillart, tout frais moulu de luniversit de Dauphine lorsque nous dbutons ensemble chez BMG. Un peu plus tard, je lappellerai chez Barclay pour prendre la direction marketing du catalogue international, puis lensemble du marketing. Il est, ce jour encore, le directeur du label. Il incarne lintgrit artistique absolue et veille frocement sur limage du label Barclay. Il dteste tre mdiatis, et je me souviens combien il a d faire defforts sur lui-mme pour monter sur scne et rendre hommage Alain Bashung lors de la crmonie des Victoires de la musique 2010. Cest un fou de rock, de world, de rap. regarder sa discothque prive, on comprend vite quil y a des pans entiers de la musique populaire qui nexistent pas ses yeux. Mais il ne pose pas au directeur de label underground : il sait grer le succs, comme il y a quelques annes avec Noir Dsir, puis avec Bob Sinclar, Renan Luce, - 32 -

Mika ou Cur de Pirate. Dans ces moments-l, il prend scrupuleusement soin que lexposition ne nuise pas limage de ses artistes. Quant aux gots et aux signatures, je dirais que son exact inverse est Valry Zeitoun, qui produit des artistes aussi dissemblables que Chimne Badi, Grand Corps Malade, Peps ou Tom Frager. On prtend parfois quil ny a pas de cohrence artistique flagrante dans ce que produit Valry, mais il signe uniquement ce quil aime, et il aime autant dartistes branchs que dartistes populaires. Je lai connu la promotion chez Sony. Il arrivait de Cannes o il tait professeur de tennis et il a commenc par la promo des vidoclips en tl. Je lai fait entrer la promo tl chez Barclay, puis il sera directeur promo et marketing chez Mercury et enfin chez Polydor, avant que lon ne cre pour lui le label AZ en 2002. Contre la crise, il faut un homme tel que lui : il incarne lternel du show business avec son ct extraverti et champagne pour tout le monde , toujours lafft de la nouveaut, comme il la dmontr avec lopration Je veux signer chez AZ lance sur Internet au printemps 2010. Puisque janticipe en voquant les personnalits majeures dUniversal aujourdhui, il me faut citer Jean-Philippe Allard, qui, lui aussi, peut paratre aux antipodes de Valry Zeitoun, lequel a pourtant t son directeur du marketing avant de crer AZ. Jean-Philippe a dbut comme reprsentant : il allait vanter les nouvelles sorties aux disquaires. Trs vite, il est devenu le patron dUniversal Jazz, avant que je lui donne aussi la responsabilit du classique. En 1998, je lui ai confi Polydor, o, avec sa sensibilit tourne vers le studio et les artistes, il a dvelopp Olivia Ruiz, Ayo ou Feist, tout en signant Juliette Grco ou en travaillant avec Lara Fabian, Maurane et bien sr Mylne Farmer. Avec son esthtique jazzy-afro-chanson franaise, il est aussi un personnage part, qui a pris en main en 2007 les ditions Universal Music Publishing, une fois encore un nouveau mtier pour lui : il ne vend plus des disques, il vend de la musique. Olivier Nusse, aujourdhui patron des labels Mercury et ULM, a dbut comme stagiaire au marketing. lorigine, il - 33 -

tait rugbyman, mais il a vite compris quil ne serait jamais dans lquipe premire du Stade Franais. Il a enregistr un album, The Droppers, destin apporter des fonds son club. Parmi les directeurs de label, cest le seul avoir eu une activit artistique : il a chant sur lalbum et sest produit sur des plateaux tl, dont celui de Jacques Martin, avec des pom-pom girls autour de lui. Chez Universal, ses premires responsabilits ont concern le secteur des compilations et de la dance. Puis il a cr le label ULM, dvelopp Vitaa sur la marque Motown avec Diams comme directrice artistique. Cest lui qui a lanc Thomas Dutronc, Jena Lee, Stromae, Ben lOncle Soul Il a la capacit de faire aussi bien de la pop pour adolescents que du dveloppement dartiste trs long terme. Il innove dans le domaine du marketing et du buzz Internet, mais il a aussi une vraie sensibilit artistique, un profil indispensable pour Universal aujourdhui. Ces quatre personnalits sont aussi emblmatiques de notre mtier lune que lautre : formes Dauphine ou autodidactes, la diversit de leurs parcours est une force pour notre entreprise. Jai la conviction quil est important pour Universal davoir la tte de ses labels des gens qui ne viennent pas du mme milieu social, nont pas fait les mmes tudes, ont suivi des parcours opposs et sont entrs dans le monde du disque par des portes diffrentes. Puisque nous avons des labels distincts, il faut que leur esprit le soit aussi, mme si un dsir plus profond fdre tout le monde, que lon soit directeur artistique chez Barclay ou chez Mercury. Plus les sensibilits luvre pour la recherche de talents seront varies, plus nous aurons de chances de percevoir les nouvelles tendances en amont et davoir des succs dans chacune des couleurs musicales. Tout cela en respectant une rgle dor : ds quun label dUniversal prend contact avec un artiste ou son management, les autres lui laissent la priorit sur le contrat. Cest seulement si un label dcide de ne pas conclure quun autre peut, le cas chant, entamer une discussion avec lartiste. Ainsi, il ny a pas de frontires quant aux genres ou aux styles pour distinguer les labels, pas plus quil ny a de risque de concurrence dltre. - 34 -

Quant moi, lorsque je deviens prsident dUniversal Music France, je cesse rapidement de signer des artistes et de ngocier avec eux leurs contrats. Je laisse faire les patrons des labels, mme sil y a quelques artistes avec lesquels je traite directement. Aujourdhui encore Bernard Lavilliers signe avec moi, car nous nous connaissons depuis plus de vingt ans. Quand jtais chez BMG ou chez CBS, il venait me voir pour parler de ses disques, de sa carrire, de ses choix artistiques, et il a videmment compt dans ma dcision de prendre la direction de Barclay. Je nai pas sign Zazie chez Mercury, mais cest ensemble que nous avons vendu ses disques. Aujourdhui, bien quelle nexamine pas le moindre dtail avec moi, elle sait que je suis l pour toute question importante. Il y a entre nous de la confiance et du respect. Jessaie simplement de ne pas imposer de distance intimidante avec les artistes Universal. Je ne vouvoie que trois de mes artistes, Mylne Farmer, Juliette Grco et Nana Mouskouri. Pour ces deux dernires, cest videmment une question de respect d leur longue carrire. Jai t heureux que Juliette Grco revienne chez Universal en 2003 aprs quelle en eut t une artiste historique pendant vingt ans. Elle mavait tellement sduit par sa libert de ton quand je lavais rencontre mes dbuts danimateur FM En ce qui concerne Mylne, le vouvoiement de nos premires rencontres sest dfinitivement install entre nous comme un jeu. Cest un vouvoiement de complicit et de tendresse. Nous rions beaucoup, notre relation est lgre. Parfois, nos conversations prennent un tour plus intime. Alors quelle prpare les concerts au Stade de France pour septembre 2009, elle mavoue quelle dort mal, quelle fait souvent le mme rve angoissant : elle est sur scne dans un stade compltement vide. Quelques jours aprs ces propos, les billets pour le premier concert scoulent en moins de deux heures un record de vitesse qui naurait pas manqu dtre plus spectaculaire encore sans une panne de tous les sites de vente sur internet. Elle est trs mue : Tout les billets en deux heures, cest magnifique. Mon public est vraiment incroyable. Je lui dis : Alors, Mylne, vous tes rassure ? Vous ne faites - 35 -

plus de cauchemar ? Non, cette fois, jai rv que le Stade tait plein, que je chantais sur scne mais que les gens nen avaient rien faire et parlaient entre eux. Jadmire cette artiste qui ne cesse de douter jusqu la dernire minute. Pourtant, comble dironie, le jour de son premier concert au Stade de France, je dois participer un dbat la radio sur le thme : Mylne Farmer est-elle un produit marketing ? Au quotidien, mon bureau est ouvert, cest essentiel. Cest un aspect important de mes liens avec les artistes. Nous travaillons dur, et si la crise a durablement tendu la situation, le plaisir nen reste pas moins une part fondamentale de notre mtier. Le jour o lon signe un contrat, on sable le champagne et on fait la fte. Cest un peu comme le baccalaurat : cest un aboutissement, et pourtant les affaires srieuses ne font que commencer. Mon second principe est de ne jamais mentir aux artistes. Ils peuvent me proposer des ides, me demander mon avis je mefforce toujours de leur rpondre franchement. Si je leur mentais, ils seraient perdus. Ils savent aussi que jai parfois des intuitions utiles. Je ne vois pas Marc Lavoine toutes les semaines, mais nous navons pas perdu lhabitude de discuter de ses choix artistiques. Un jour, je lui ai dit quune de ses chansons me plaisait beaucoup et devrait tre le single de son album. Il fut surpris : il avait failli ne pas la mixer ni mme linclure dans le disque. Il a pens que jtais fou, mais ma fait confiance. Jai tout oubli, en duo avec Cristina Marocco, a fait exploser lalbum Marc Lavoine en 2001, et on en a vendu 800 000 exemplaires. Toutefois, de manire gnrale, je tiens ce que chacun remplisse son rle : le chef de produit a pour fonction de vendre la chanson ; le patron de label est l pour vendre le disque ; le prsident dUniversal doit rflchir sur trois ou cinq ans propos dun artiste. Je suis l pour vrifier que la direction choisie est la bonne : faut-il investir tel moment plutt qu tel autre, faut-il revoir une trajectoire, tout a-t-il t fait pour atteindre lobjectif artistique que lon stait fix ? Je discute avec lartiste des choix de singles, de son image, de ses auteurs. Je le provoque parfois, aussi, pour le pousser aller plus loin. Je me souviens davoir dit Magyd Cherfi quil manquait Zebda - 36 -

une chanson, un truc que je puisse chanter, mme moi qui chante faux. Plus tard, quand je suis all le voir Toulouse, il ma dit : Alors, tu las, ta chanson ! videmment, ctait Tomber la chemise. En tant que prsident, je suis un incubateur dides, mais aussi un garde-fou : je rappelle souvent que les ventes de disques ne doivent pas tuer lartiste, que le respect de son univers est plus important que les 50 000 derniers exemplaires couls. Je ne signe plus directement dartistes, mais jalerte mes patrons de label chaque fois quil me vient une ide. En 2000, je lis dans Libration que Scalen, un distributeur indpendant de Toulouse, dpose son bilan. Parmi les artistes qui restent sur le carreau, il y a Juliette, dont jentends parler depuis des annes par les journalistes spcialistes de chanson. Jappelle JeanPhilippe Allard qui dirige Polydor en lui conseillant : Regarde sil y a quelque chose faire avec Juliette. Il a conclu la ngociation, Juliette a obtenu le premier disque dor de sa carrire en arrivant chez nous et je ne crois pas quelle ait envie de nous quitter, mme si elle ne fait pas des ventes gigantesques. Elle est intervenue dans des projets collectifs comme un disque dhommage Brassens, elle a crit pour Olivia Ruiz, son label laccompagne dans ses aventures artistiques, si inattendues soient-elles : elle est bien chez Universal et Universal est fier de la produire. Parfois, il marrive de ne pas parvenir convaincre mes patrons de label, comme par exemple propos de Calogero. loccasion de leur rupture avec leur premire maison de disques, je rachte le catalogue des Charts, groupe aux belles mlodies et au charme particulier. Bruno Gerentes, qui dirige alors Polydor, les signe et ils sortent lalbum Changer en 1997. Alors quils ont connu quelques succs jusqu prsent, cette fois, cest une catastrophe : peine 15 000 exemplaires vendus. Je dis Gerentes quil faudrait faire travailler le chanteur seul, lui couper les cheveux, le faire produire par Obispo le sortir de lesthtique du groupe et le remettre dans lpoque, en quelque sorte. Mais Polydor nest pas convaincu, pas plus que Mercury. ce moment, le producteur indpendant Pierre-Alain Simon - 37 -

vient me voir pour une ngociation sur un autre artiste. Je lui demande : Tu connais Calogero, le chanteur des Charts ? Il est bassiste, il a un truc, tu devrais le voir Tu me le donnes ? Personne ne veut rien en faire ici. De toute faon, il sera en licence chez Universal. Simon se lance et Au milieu des autres sort en 1999 avec des titres dObispo et de Zazie et on en vend 30 000. Le chanteur commence vraiment faire son trou en 2002 avec lalbum Calogero et cest maintenant un artiste majeur, avec Pierre-Alain Simon comme producteur indpendant et un contrat de licence chez Mercury, qui a travaill efficacement son succs. Plus rcemment, jai essay de convaincre mes directeurs de label de sintresser Benjamin Biolay qui avait quitt EMI. Aucun dentre eux navait envie de le signer et il a sorti La Superbe chez Nave, qui lui a apport deux Victoires de la musique. Car, dans ce travail, la chance joue aussi son rle. Quand Notre-Dame de Paris a explos, Grard Louvin est venu me proposer Romo et Juliette, de la haine lamour, alors quau mme moment on mapportait Les Mille et Une Vies dAli Baba et Les Dix Commandements. Nous avons travaill sur ces trois comdies musicales, qui ont t des succs, et dont on a vendu normment de disques et de DVD. Or, au mme moment, dautres producteurs et dautres maisons de disques ont rencontr de svres dboires en pariant aussi sur lengouement du public pour les comdies musicales. Mon travail ressemble en somme celui dun entraneur sportif : je ne tape pas dans le ballon, mais je dois faire en sorte que les buts soient marqus. Cest pourquoi aucun succs nest personnel dans ce mtier, ni pour un prsident de maison de disques, ni pour un directeur de label, ni pour un artiste. Un succs comme un chec est collectif. Le talent de lartiste, ce quil a cr et donn, ne va pas sans lquipe qui lentoure : le manager, le directeur artistique, lquipe Internet, le producteur de spectacles, les chefs de projet, les attachs de presse, les commerciaux Si un artiste loublie, cest quil commence ne plus connatre le succs. Cest dj visible quand on dirige un label, a lest plus encore quand on prside une major : on ne doit pas dpendre - 38 -

dun seul succs, ft-il norme. Pour vivre sainement, une maison de disques doit cumuler les grosses ventes, ou tout au moins les russites. Dans les annes 1990, on a pu attribuer une partie du prestige de Sony auprs de la presse au fait que cette maison sortait systmatiquement le disque le plus vendu de lanne en France Cline Dion, Francis Cabrel, Jean-Jacques Goldman ou les Fugees En vrit, la domination dune maison ne se joue pas sur le disque le plus vendu de lanne, mais sur la part de march. Cest bon davoir sorti le n 1, mais ce nest pas le cur du challenge. Historiquement, on distingue deux sortes de culture dentreprise chez les majors : pour Sony (ex-CBS) et Warner, lenjeu est de signer des disques qui se vendront normment ; pour EMI et Philips, puis PolyGram, puis Universal, il faut signer les disques qui se vendront longtemps. Quand jtais chez Sony, le plus gros client de lentreprise tait Carrefour ; quand je suis arriv chez PolyGram, notre plus gros client tait la FNAC. EMI (qui a absorb Virgin, cest un signe) comme les entreprises qui ont constitu Universal sont des maisons de disques qui touchent des publics plus passionns de musique et moins directement sensibles la publicit. Si on veut encore schmatiser, ce qui est injuste et de plus en plus faux ces dernires annes, on peut dire que certaines majors font des scores gigantesques sans toujours construire des carrires, tandis que dautres construisent des carrires qui finissent par faire des scores gigantesques. Pourquoi ? En premire anne dans une cole de commerce, on apprendra quil vaut mieux vendre un million dexemplaires dun seul disque que 333 333 exemplaires de trois albums si le chiffre daffaires est le mme, les investissements sont beaucoup plus lourds. Mais il me semble que cest un calcul contestable terme : lentreprise est moins dpendante de chaque succs si ces derniers sont plus nombreux, le catalogue sera plus attractif, les relations avec les artistes seront plus simples. Il nest pas ais de maintenir un artiste un million dexemplaires par album ; en revanche, plusieurs artistes ayant vendu une, deux ou dix fois 333 333 albums peuvent atteindre un million dalbums grce un tube historique. Cest pourquoi, chez - 39 -

Universal et chez EMI, les politiques artistiques consistent plutt, et ce depuis trs longtemps, rflchir en termes de carrire. Ce qui ne nous empche pas davoir des succs spectaculaires dans les bacs des hypermarchs comme avec certaines comdies musicales, les disques de la Star Ac ou Era. Nous sommes aussi quips pour cela : prendre un projet totalement hors normes et lamener un succs mondial Era a vendu huit millions dexemplaires de ses trois albums, dont cinq millions ltranger. Cependant, il y a souvent dans les maisons de disques des divisions du travail assez surralistes. Quand je prends la direction de PolyGram en 1994, je dirige lensemble des labels, sans avoir encore la haute main sur le commercial ni sur la force de vente, si surprenant que cela puisse paratre. Je ne prendrai ce secteur en charge quun an plus tard. Malgr cette segmentation entre commercial et artistique, lquipe sortante avait bien fait son job : au dbut des annes 1990, PolyGram tait 26 ou 27 % de part de march, peine un ou deux points devant Sony ; mais, en 1995, nous en sommes 29 ou 30 %, quand Sony est toujours 24-25 %, ce qui apparat alors comme un maximum historique. Alain Lvy ne me cache dailleurs pas quil pense que nous ne pourrons plus que redescendre. Pourtant, au cours de ma deuxime anne de prsidence, en 1996, quand le commercial est enfin sous mon contrle, nous atteignons 33 % un tiers des disques vendus en France ! Il faut raliser ce que cela signifie : dans un pays dvelopp o chacun a le droit de sexprimer (et donc denregistrer de la musique) et le droit dentreprendre (et donc de faire commerce des disques quil a produits), une seule entreprise approche le tiers des ventes des produits culturels dans son domaine. Cette situation est impensable dans les secteurs du livre et du cinma, et, lpoque, elle est neuve pour le disque et la musique. Or, depuis, nous ne sommes plus jamais descendus, contre toutes les prdictions. En 2007, nous avons atteint les 40 %. En 2009, nous sommes arrivs une part de march quaucune maison de disques na jamais atteinte dans aucun pays occidental : nous avons vendu 42 % de la musique enregistre achete en France. - 40 -

Ce score ne sobtient pas en occupant les cinq premires places du classement. Il correspond une pertinence commerciale sur peu prs tous les segments du march. Observez le Top 100 des ventes dalbums, nimporte quelle semaine de lanne : parmi les vingt premiers, il y a environ une moiti dartistes Universal ; de la vingt et unime la quarantime place, il y a environ une moiti dartistes Universal ; de la quarante et unime la soixantime place, il y a environ une moiti dartistes Universal, et ainsi de suite. Notre puissance ne vient pas uniquement des tubes, mais aussi des disques qui ne sont disponibles que dans les FNAC, chez les derniers disquaires spcialiss ou en vente par Internet. Et nous sommes aussi bien classs pour les ventes de nouveauts que pour le back catalog et les compilations, le classique, le jazz, la world Cela tient notre logique ditoriale et notre culture profonde, fondamentalement artistique. uvrer pour la maison qui a compt parmi ses chercheurs de talents Jacques Canetti, Eddie Barclay, Boris Vian et Philippe Constantin, ce nest pas anodin. Quand je suis arriv la prsidence de PolyGram, je savais que jhritais dun catalogue extraordinaire et quil fallait qu mon dpart jy aie ajout une page. Je ne suis pas encore parti de cette entreprise, mais, si je fais un premier bilan, je ne pense pas avoir chou. On me demande parfois comment lactionnaire accepte cette logique. Par dfinition, notre discussion porte sur les rsultats de lentreprise, et donc sur la manire dy parvenir. Mais jai la chance de ne jamais avoir eu dactionnaires insensibles aux spcificits de notre activit. Jai mme la conviction quils ont beaucoup mieux compris que ceux dautres majors la particularit de notre mtier : mme si globalement nous ne vendons quun seul produit la musique , nous sommes contraints de raisonner selon des cycles, des genres et des logiques commerciales multiples. Nous dpendons autant dune masse denregistrements classiques produits depuis soixante ans que dun single gnial qui sera lunique succs de la carrire dun DJ, de lalbum trs mdiatis dune gloire de la chanson franaise que du tube pop dun inconnu qui passionne soudain les adolescents La singularit dUniversal est que, en mme - 41 -

temps que nous essayons de faire les meilleures ventes possibles dans linstant immdiat, nous rflchissons la manire dont chaque artiste va enrichir notre catalogue. Dans le jardin de la maison de campagne que jai achete en Touraine se dresse un pied de vigne qui date davant linvasion du mildiou, vers 1880, et qui continue de produire des raisins. a, cest le catalogue Brel. Au dbut, personne nimaginait quil serait aussi fertile, mais on en a pris grand soin sans jamais douter de son potentiel. Qui pouvait prvoir que lanne la plus prospre de Renan Luce serait 2008, alors que son album est paru la rentre 2006 ? Qui pouvait imaginer que Micky Green vendrait autant chaque anne, de 2007 2009 ? Chaque fois, nous avons accompagn ces russites en nous en donnant les moyens mme si le succs ntait pas attendu dans de telles proportions. Universal ne fait pas du profit selon un mtronome rgl sur un cycle de trois ans entre la signature du contrat et lapparition du chiffre daffaires correspondant dans les comptes dexploitation. Au contraire, nous pensons moyen terme pour rpondre aux exigences du court terme. Cest la philosophie de mon propre contrat : jignore si nous sommes nombreux dans ce cas la prsidence de majors, mais mon prcdent contrat tait sign pour neuf ans. Puis jai sign en dbut danne 2010 une prolongation jusqu fin 2015. Ce contrat signifie que jai du temps. Ma priorit nest pas de produire du cash, mais de crer des actifs, de gnrer de la valeur. Raisonner en termes de profit vient ensuite et, dans notre domaine, il ne faut surtout pas inverser les priorits. Je ne suis pas suspendu aux rsultats trimestriels, contrairement dautres prsidents de major. Certains patrons de maisons de disques indpendantes me disent que je dirige Universal comme si jtais moi-mme un ind . Cest la libert que me donne mon contrat : je me soucie plus de la construction dun catalogue que doccuper la premire place du Top singles toutes les semaines. Les profits que japporte mes actionnaires sont la garantie de ma libert. Si nous narrivions pas, malgr la crise, faire en sorte quUniversal soit une entreprise rentable, une bonne - 42 -

partie de ce fonctionnement serait sans doute remis en cause. Donc mes actionnaires nont pas besoin de savoir avec qui je signe : je finance ce que jai envie de produire, je peux faire marcher Universal Music France de la manire que je pense la plus pertinente et qui est aussi celle qui me plat le plus. condition de faire des bnfices. a tombe bien : jai une me de jardinier. Je mintresse la rcolte de lanne, mais je noublie jamais de semer, et cest peut-tre mme ce qui mintresse le plus. Planter des pommiers en sachant quils donneront pendant des annes Je suis le plus ancien patron de major en France et en Europe. La prosprit de mon entreprise en est la premire explication. Mais ce nest pas la seule. Ds ma prise de fonction, il y a seize ans, javais lintuition que je mengageais pour un bon moment la tte dUniversal Music France. Jen ai toujours tenu compte dans ma faon dorienter et de diriger cette entreprise. Il mest impossible de multiplier les coups tordus et les calculs court terme pour rafler la mise. Le milieu du disque est petit et, si on se conduit mal, cela se sait trs vite. Alors je mefforce dtre toujours honnte quand je signe un contrat. Bien sr, je souhaite que ce contrat soit favorable mon entreprise. Mais je peux regarder dans les yeux tous les gens qui ont sign avec moi ceux qui ont vendu des millions dalbums comme ceux qui nont pas perc, ceux qui sont toujours chez Universal comme ceux qui en sont partis. Cest ainsi que je noue des liens intenses avec certains artistes sans que nous nous souciions vraiment de chiffres, comme dans ma relation exceptionnelle avec Barbara. Quand je prends la direction de Mercury, je sais quelle compte parmi les artistes du label, mais quelle a une vision bien elle de ses obligations contractuelles. Elle na pas fait dalbum depuis quinze ans. Quelques annes plus tt, elle a chant sur scne, mais a refus quon lenregistre. En fvrier 1996, son assistante mappelle et mannonce, contre toute attente : Barbara est en train de rflchir un nouveau disque. Elle veut me rencontrer. OK, o elle veut, quand elle veut. On me dit : Chez elle. Me voil parti Prcy-sur-Marne. lpoque, les voitures ne sont pas quipes de GPS et, videmment, je me - 43 -

perds. Quand je trouve enfin la maison, je vois une feuille de papier punaise sur la porte : Le prsident est lheure : un album. Le prsident a un quart dheure de retard : neuf chansons. Le prsident a une demi-heure de retard : six chansons. Le prsident a trois quarts dheure de retard : trois chansons. Le prsident a plus dune heure de retard : zro chanson. Je sonne et lui dis : Gnial, jai six chansons et demie ! Elle clate de rire. Je la vois encore, habille tout en blanc, alors que je limaginais toujours en noir. Elle est dans son rocking-chair (celui-l mme que jai achet aux enchres aprs sa mort), nous parlons et plaisantons. Elle ne sort jamais, mais est au courant de toute lactualit, de tous les potins du milieu. Au bout dun moment, je lui demande : Avez-vous avanc sur les chansons ? Suivez-moi. Nous montons quelques marches et, sur une sorte destrade, elle se met un piano lectrique quip dune bote rythmes dun autre temps et me chante ses nouvelles chansons fond, comme si elle tait en concert. Il est clair quelle a dj dcid que le disque se ferait. Aprs que je lai flicite, nous discutons de lalbum. Barbara, vous allez me faire un peu de promo, quand mme ? Ah ! non, non, non ! Mais enfin, au moins un journal tl ? Ah ! non, a, je ne veux pas. Je vois a trop souvent : 100 000 chmeurs de plus, 2 500 enfants morts de faim en Afrique, Patrick Bruel sort son nouveau disque. a, je ne peux pas ! Je ne peux pas ! Tous ces artistes qui reviennent tous les six mois Il ne sagit pas de six mois, a fait quinze ans que vous navez pas fait de disque, quinze ans ! Cest un vrai vnement. Elle a alors un geste extraordinaire : elle lance ses jambes en lair et les croise trs haut, avec une pose de starlette, et me dit : En plus, a, on ne peut le faire quune seule fois mon ge. Je suis estomaqu. Pourtant, je ne mavoue pas vaincu. Jargumente longuement et elle finit par me concder quelle est prte faire une interview tl, mais de dos et avec une lumire trs tamise. Vous voulez faire une interview dans le noir, cest a ? Oui, cest ce que je prfrerais. a ne sappelle pas de la tl, a sappelle de la radio. Vous avez raison, je ne ferai pas de tl, - 44 -

mais je ferai toutes les radios. En revanche, elle a accept quon la filme en studio pendant lenregistrement, la condition que lon nutilise les images quaprs sa mort. On ne la voyait plus depuis des annes et, bizarrement, elle a quand mme voulu des images delle, qui sont sorties sur le DVD Une longue dame brune en 2004. Cet enregistrement est une pope. Je confie la production excutive du disque Jean-Yves Billet, quelle appelle Bouddha, et qui vit sans doute lexprience la plus spciale de sa carrire. Elle lui en fait voir de toutes les couleurs au sens propre : L, il faudrait un arrangement bleu ! Et il trouve un arrangement bleu moi, elle envoie par fax des fragments de textes, et par courrier des cassettes avec des petits bouts de musique. Elle mappelle six heures du matin, heure laquelle personne naurait lide de me tlphoner. videmment, en entendant la sonnerie, je pense une catastrophe, un drame, que sais-je Je la reconnais son all ! . Elle a une voix dange, une voix de petite fille, et elle parle trs vite. All, cest Barbara, je vous rveille ? Euh, un peu coutez, jai vu Johnny hier la tlvision. Ce nest pas possible, ses cheveux. Il faut que vous le lui disiez : Johnny, ce nest pas possible. Je vous embrasse. Et elle raccroche. Au bout de plusieurs semaines de travail, elle doit tre hospitalise. Elle mappelle : Mon petit prsident, ne vous inquitez pas. Impossible, impossible que je meure. Je suis lHpital amricain, a leur ferait une trop mauvaise publicit. Bon, je travaille, hein, je travaille, jcoute tout, je travaille. Bon, voil, je vous embrasse. Et effectivement Jean-Yves Billet lui envoie les mix lhpital et elle coute tout scrupuleusement. Le point final de lalbum est mis un samedi un jour dclipse de lune. Elle est un peu fatigue, mais passe la voir dans laprs-midi, me suggre Jean-Yves Billet, a lui fera plaisir. Jarrive au studio et jentends une voix norme. Cest Barbara. On me dit : Elle est en train de refaire toutes ses voix. Ils lui ont fait des piqres lhpital, elle est en super-forme, elle veut tout renregistrer. Elle est fbrile, heureuse, en nage, se comportant dans le studio comme si elle tait sur scne. Elle tait si heureuse davoir retrouv sa voix quelle la trop mise en - 45 -

avant cest pourquoi ce dernier album ma toujours paru mal mix. Aprs ce disque, qui a trs bien march, Barbara ne veut plus refaire de scne, alors que je ly pousse, ne serait-ce que pour tous ceux qui ne lont jamais vue en concert. Elle prfre rdiger ses mmoires. Je lui propose de sortir une compilation, puisquil ny en a pas sur le march. Ah oui, mon petit prsident, trs bonne ide. Elle choisit les chansons et la pochette, on lui montre les spots de pub, les affiches elle vrifie tout. Elle ne veut pas de photos delle : toute la campagne se dcline donc autour des symboles visuels mythiques de Barbara le rocking-chair, le chle noir La compil doit sortir un lundi. Je lui parle le vendredi prcdent au tlphone. On me dit que vous avez mis des affiches partout dans les gares, cest gnial. Vous savez, Pascal, jai envie de vous rendre visite votre bureau, je ny suis jamais venue. Jeudi 11 heures ? Bonne ide. Lquipe vous rencontrera, vous signerez des autographes, vous signerez le disque, a va tre super. Oui, a me fait plaisir Le lundi, je suis Londres quand on mavertit : Barbara est lhpital, dans le coma. Un empoisonnement avec des champignons dcongels et recongels, on ne sait pas bien Le choc ! Le premier rflexe est de faire supprimer les spots tl qui devaient dmarrer le lendemain mardi. Mais, pour la campagne daffichage, rien faire : on ne peut pas retirer les affiches, il faut quune autre campagne vienne les remplacer. Or, nous avons pay et donc bloqu lespace pour un certain temps et les affiches resteront dans les gares. Le lendemain, quand sa mort est annonce, jarrive de Londres. Je me souviens davoir regard mon agenda, o javais not le rendez-vous avec elle, le jeudi 11 heures. Son enterrement a t fix au jeudi 11 heures.

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Quest-ce quun producteur ?

Je lai souvent dit ici ou l : il est dommage que les maisons de disques ne se dfinissent pas plutt comme des maisons de musique ou des maisons dartistes car, lvidence, cest la musique et le rapport avec les artistes qui nous motivent et sont au cur de notre vie. Universal produit de la musique, cest--dire que cette entreprise fait confiance des artistes pour raliser des enregistrements dont elle assurera la commercialisation. Que cette musique enregistre soit diffuse et vendue sous forme de disques physiques ou de fichiers numriss, lessentiel du travail est le mme. Je suis producteur de disques. Un mtier qui vhicule autant de rumeurs que dides reues. Dans les annes 1960-1970, limage du producteur de disques dans les films populaires, les romans de gare, les bandes dessines et la presse people tait celle dun type un peu malsain, bedonnant, cigare au bec, qui faisait signer des filles peine majeures des contrats abusifs et graissait la patte des directeurs de radio. Ds quon sortait du clich, le seul producteur connu du grand public tait Eddie Barclay. Certes, il a travaill avec Jacques Brel, Lo Ferr, Jean Ferrat, Nino Ferrer, Dalida ou Daniel Balavoine, mais cest aussi le ftard de Saint-Tropez qui flambe des millions et se marie rgulirement avec des filles toujours plus jeunes. Lautre modle tait le non moins lgendaire Jacques Canetti, lhomme des belles annes 1950 de Philips Brassens, Brel, Grco, les Frres Jacques, Bart, Gainsbourg, Vian L encore, on grossissait le trait du producteur culturel ne sintressant quaux potes de la chanson. Ce nest pas parce que Canetti a quitt Philips aprs la signature du contrat de Johnny Hallyday - 47 -

quil ddaignait la varit des Andr Claveau, Dario Moren