«Ne rien préférer à l’amour du Christ»

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Pax Juin 2016 / No XIV «Ne rien préférer à l’amour du Christ» DES DONS DU SAINT-ESPRIT Saint-Bonaventure LIVRE II -DU DON DE CRAINTE CHAPITRE PREMIER Qu’est-ce que la crainte, et comment les affections désordonnées qui sont en nous la multiplient et la font s’éloigner de la voie. Après avoir parlé en général des dons de l’Esprit-Saint, nous allons traiter de chacun d’eux en particulier. Le premier, celui qui tient le dernier rang parmi les degrés à parcourir pour arriver à goûter la sa- gesse, c’est la crainte du Seigneur. Saint Anselme nous dit donc: «La crainte de Dieu est le premier des dons excellents; elle est comme la pierre fondamentale des autres; car l’Esprit-Saint l’a placée la pre- mière dans le champ de notre âme, et ensuite il a élevé dessus ses autres dons dans un ordre successif comme pour former un édifice. Il commence, en effet, par nous faire craindre d’être séparés de Dieu à cause de nos péchés, et d’être condamnés à subir les tourments de l’enfer en la société des démons. » Hugues ajoute: « Laissez-vous pénétrer par la frayeur du terrible jugement, par la crainte de l’enfer, des angoisses inévitables de la mort, des peines éternelles du feu dé- vorant, du ver rongeur, de l’odeur empestée du souffre, des flammes redoutables, par la crainte de tous les maux réunis. De la sorte vous arriverez enfin à vous écrier: Non, jamais je ne me laisserai entraîner Table des matières DES DONS DU SAINT-ESPRIT - Saint-Bonatenture DU DON DE CRAINTE.................................................................... 1 CONFÉRENCES SUR LA VIE CHRÉTIENNE (VIII) Dom Prosper Guéraner.... 9 LE CHRIST VIE DE L’ÂME - Dom Columba Marmion II - LE BAPTÊME, SACREMENT D’ADOPTION ET D’INITIATION. MORT ET VIE .............................................................................................12 COMMENTAIRES SUR LE NOTRE-PÈRE - Saint-François de Sales ............ 21

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DES DONS DU SAINT-ESPRITSaint-Bonaventure

LIVRE II -DU DON DE CRAINTE

CHAPITRE PREMIERQu’est-ce que la crainte, et comment les affections désordonnées qui sont en nous la multiplient et la font s’éloigner de la voie.

Après avoir parlé en général des dons de l’Esprit-Saint, nous allons traiter de chacun d’eux en particulier. Le premier, celui qui tient le dernier rang parmi les degrés à parcourir pour arriver à goûter la sa-gesse, c’est la crainte du Seigneur. Saint Anselme nous dit donc: «La crainte de Dieu est le premier des dons excellents; elle est comme la pierre fondamentale des autres; car l’Esprit-Saint l’a placée la pre-mière dans le champ de notre âme, et ensuite il a élevé dessus ses autres dons dans un ordre successif comme pour former un édifice. Il commence, en effet, par nous faire craindre d’être séparés de Dieu à cause de nos péchés, et d’être condamnés à subir les tourments de l’enfer en la société des démons. » Hugues ajoute: « Laissez-vous pénétrer par la frayeur du terrible jugement, par la crainte de l’enfer, des angoisses inévitables de la mort, des peines éternelles du feu dé-vorant, du ver rongeur, de l’odeur empestée du souffre, des flammes redoutables, par la crainte de tous les maux réunis. De la sorte vous arriverez enfin à vous écrier: Non, jamais je ne me laisserai entraîner

Table des matières

DES DONS DU SAINT-ESPRIT - Saint-Bonatenture DU DON DE CRAINTE.................................................................... 1 CONFÉRENCES SUR LA VIE CHRÉTIENNE (VIII) Dom Prosper Guéraner.... 9 LE CHRIST VIE DE L’ÂME - Dom Columba Marmion II - LE BAPTÊME, SACREMENT D’ADOPTION ET D’INITIATION. MORT ET VIE .............................................................................................12 COMMENTAIRES SUR LE NOTRE-PÈRE - Saint-François de Sales ............ 21

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au péché (De Simil., c. 130). » Ainsi nous comprenons que le don de crainte est le pre-mier degré de notre élévation.

Mais pour mieux connaître ce don, il y a quatre choses à remarquer. D’abord, qu’est-ce que la crainte, et comment les affections désordonnées qui sont en nous la multiplient et la font s’éloigner du droit chemin. En se-cond lieu, quelle crainte la charité parfaite chasse de notre âme, et quelle crainte elle souffre en sa société. Troisièmement, com-ment la crainte de Dieu fait lever en notre âme un jour brillant. Quatrièmement enfin, comment le don de crainte prépare un festin à notre âme.

Voyons donc, en premier lieu, ce que c’est que la crainte et comment elle varie selon les divers amours de notre âme, car son principe est l’amour. « La crainte, dit saint Augustin, est l’amour fuyant ce qui lui est contraire (De Civ. Dei, lib. 14, c. 7). » Et la Glose dit de même: « La crainte, c’est la fuite que prend l’homme pour ne point perdre ce qu’il aime. Ainsi la crainte naît de l’amour. Tant que l’homme dans le paradis conserva un amour bien réglé, il ne ressentit point en lui de crainte déréglée; mais aussitôt qu’il eut perdu cet amour, il fut en proie à cette crainte qui est une peine du péché, et il se cacha en disant: J’ai entendu votre voix, et j’ai été saisi de crainte (Gen., 3). Et pourquoi craignait-il, sinon parce qu’il avait transgres-sé le commandement du Seigneur en suivant un amour désordonné? Donc plus l’homme s’éloigne de cet amour faux et en dehors de toute règle, et plus il s’approche de la vraie charité, plus il échappe aux atteintes de la crainte déréglée.

Il y a cinq sortes de craintes: la crainte na-turelle, la crainte mondaine, la crainte ser-vile, la crainte des commençants et la crainte filiale. La crainte naturelle est un sentiment qui vient de l’amour inné que nous avons pour nous-mêmes et qui nous fait redouter naturellement ce qui nous est nuisible. Un tel sentiment ne peut mériter ni démériter par lui-même, puisqu’il n’est point libre, à moins que l’homme cependant ne soit arrivé à le soumettre à sa raison. Ainsi Jésus-Christ a craint la mort par un semblable sentiment, mais autant qu’il fa bien voulu, et cela pour nous servir d’exemple et nous instruire. Si donc la crainte naturelle est mauvaise quel-quefois, ce ne peut être en elle-même, mais par un défaut de notre raison et de notre vo-lonté; et bien qu’elle ne soit point produite

par l’Esprit- Saint, il peut cependant demeu-rer avec elle en l’homme.

La crainte mondaine est celle par laquelle on redoute la perte de la vie présente et des biens temporels. Ainsi celui qui aime trop le monde, les choses terrestres, ses amis, craint à l’excès d’en être séparé. Cette crainte naît d’un amour déréglé, et elle est toujours mau-vaise; car, selon la parole de saint Jean, celui qui aime le monde se rend ennemi de Dieu et n’a point en lui l’amour du Père céleste (I Joan., 2). Quelquefois elle est une faute mor-telle, comme lorsqu’on aime mieux perdre la vie éternelle que la vie présente, les biens célestes que ceux de la terre. Quelquefois elle est vénielle, comme lorsqu’elle pousse l’homme à faire ce qu’il ne devrait pas ou à omettre ce qu’il devrait faire pour éviter un malheur temporel, et une pareille crainte ne change jamais la volonté de façon à en rendre les actes méritoires. Ainsi elle n’est point un don de l’Esprit-Saint, car elle laisse à la vo-lonté sa malice, alors même que, conduite par elle, elle refuse d’agir. La crainte servile est celle par laquelle on redoute plus la peine qui suit le péché que le péché lui-même. Elle vient de Dieu en tant que crainte, mais non en tant que crainte servile, parce que la peine est son motif principal et qu’elle ne change pas la volonté mauvaise, bien qu’elle empêche d’accomplir le mal. Saint Augustin, expliquant ces paroles du Prophète: Trans-percez mes chairs de votre crainte, dit (In ps. 118): « La crainte servile de la loi ancienne a été comme un maître qui a précédé la loi nouvelle, et nous a conduits à Jésus-Christ. Mais elle crucifiait la chair. La volonté de pé-cher subsistait, et l’accomplissement s’en serait suivi si la peine ne s’y fût opposée. » Cette crainte n’est donc pas un don de l’Es-prit-Saint, car elle peut exister sans la chari-té, et même elle ne peut être avec la charité gratuite.

La crainte initiale est celle de ceux qui com-mencent; elle est le commencement de la sa-gesse. Elle est dite un don de l’Esprit- Saint, mais encore à l’état d’imperfection. Elle ne diffère de la crainte filiale que comme la cha-rité imparfaite diffère de la charité parfaite. Aussi saint Jean a-t-il dit: La charité parfaite met dehors la crainte (I Joan., 4). Et la Glose ajoute: « Elle met dehors cette crainte qui est le commencement de la sagesse. » Cette crainte éloigne l’homme du péché principa-lement à cause de Dieu, et ensuite à cause des peines éternelles. Saint Bernard en parle

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ainsi (Serm. 22, in Cant): « Ce n’est pas sans raison, dit-il, que cette crainte est appelée le commencement de la sagesse, car c’est elle qui souvent s’oppose la première à notre fo-lie. Elle est donc comme le premier pas vers la sagesse. Elle est vraiment la demeure de Dieu et la porte du ciel; elle est comme l’en-trée de la gloire. J’ai reconnu dans la vérité que rien n’est puissant à mériter, à conserver et à faire recouvrer la grâce comme de n’ap-paraître jamais en la présence de Dieu avec des pensées élevées, mais dans la crainte. Il n’y a plus de place pour l’orgueil dans le coeur rempli de la crainte du Seigneur, non plus que pour les autres vices: la plénitude de la crainte les chasse tous nécessairement, et si vous craignez Dieu pleinement, si vous le craignez parfaitement, il vous fera goû-ter les douceurs de la charité. » Cependant cette crainte des commençants, la charité parfaite la met dehors, ou bien, selon plu-sieurs, elle la perfectionne, lorsqu’elle la fait arriver jusqu’à la sagesse. C’est du moins le sentiment de saint Bernard, comme nous le dirons au chapitre suivant.

Enfin la crainte filiale est un des sept dons du Saint-Esprit, et un don à l’état de per-fection. L’âme remplie d’une telle crainte se laisse conduire sans résistance par les inspi-rations de l’Esprit-Saint; elle se soumet en-tièrement à lui et ne se refuse à aucun de ses désirs, selon qu’il est possible en cette vie. C’est pourquoi Gilbert de la Porrée nous dit: « Où tendent, si ce n’est à l’amour, les efforts de cette crainte filiale, qui déjà ne connaît plus les actes de la crainte et a presque cessé d’en mériter le nom? La charité s’unit parfai-tement et d’une manière indivisible une telle crainte. » Ainsi nous comprenons ce que c’est que la crainte; cependant nous en parlerons plus amplement encore.

CHAPITRE II

Quelle crainte la charité parfaite chasse du royaume de l’âme, et quelle crainte elle y

souffre avec elle.

Voyons maintenant quelle crainte la charité parfaite chasse hors de notre âme, et quelle crainte elle veut bien y souffrir en sa société, car l’apôtre saint Jean nous dit que la charité parfaite met dehors la crainte comme inu-tile au but qu’elle se propose. Et la raison qu’il en donne, c’est que la charité n’a rien de pénible, tandis que la crainte est accom-pagnée de peine. Il nous faut donc examiner

d’abord quelle est cette charité parfaite, qui ne saurait vivre en société avec la crainte et la chasse loin de sa présence. Or, il y a deux degrés de perfection dans la charité. Le pre-mier est de nécessité et de suffisance; le se-cond, de sainteté privilégiée et d’excellence. Saint Prosper nous indique ces degrés dans son livre de la Vie contemplative, où il dit: « Ceux-là sont parfaits, qui aiment Dieu d’une manière parfaite; qui, en voulant ce que Dieu veut, ne se laissent aller à aucune des fautes qui l’offensent, et se portent sans cesse aux vertus dignes de notre amour et avanta-geuses à notre âme. » Par ces paroles: en voulant ce que Dieu veut, il fait allusion à la perfection de nécessité, et tous ceux qui ont la charité possèdent ce degré. Le Seigneur en parle dans ce passage: Vous serez parfait et sans tache en présence du Seigneur (Deut., 18), ou autrement sans crime, comme on l’explique. Or, ce degré de charité peut sub-sister avec certaines craintes, ainsi que nous l’avons dit plus haut.

La perfection d’excellence dans la charité est exprimée en ces paroles que nous ve-nons de citer: Ceux-là sont parfaits, qui... se portent sans cesse aux vertus dignes de notre amour et avantageuses à notre âme; car, dit saint Bernard, on regarde comme la perfection une ardeur infatigable à s’avancer dans le bien, et des efforts continuels vers ce qui est parfait. Et c’est cette charité qui met dehors toute crainte accompagnée de peine. Mais en quel sens faut-il entendre cela? Gil-bert de la Porrée nous le montre dans les paroles suivantes: « La charité envers le pro-chain, dit-il, est exempte d’envie, et la chari-té envers Dieu exempte de crainte; car cette dernière ne renferme rien de pénible en soi, et la crainte indique la peine. Ainsi elle doit donc ignorer la crainte. En effet, que pour-rait craindre la charité? les offenses passées; mais elle couvre la multitude de nos péchés, selon l’apôtre saint Pierre (I Pet., 4). L’infir-mité de la conscience et les chutes qui en sont la suite? mais l’amour est fort comme la mort. Les souffrances et les peines tempo-relles endurées pour Jésus-Christ?

Mais alors même que ces peines devraient durer toujours, elles seraient impuissantes à lasser et à anéantir un amour consommé. La charité, en aimant, n’a point pour but de se préserver de la ruine: elle préférerait mourir éternellement aux choses du dehors et su-bir des peines sans fin plutôt que d’être pri-vée pour toujours de l’objet éternel de son

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amour. Quand l’homme, en effet, aurait sa-crifié toutes les richesses de sa maison pour l’amour, il les mépriserait comme s’il n’avait rien donné. La charité dédaigne donc la socié-té de la crainte, car elle ignore la contrainte et ne sait point se renfermer en des limites.» Voilà pourquoi elle la chasse comme inutile et superflue pour le but qu’elle se propose.

Mais il n’est pas ici question de cette crainte chaste qui persévère dans tous les siècles des siècles. C’est pourquoi le même auteur nous montre que la crainte demeure avec la charité. Il est, dit-il, une crainte que la cha-rité met dehors: c’est la crainte servile; une crainte que la vérité chasse: c’est la crainte des commençants; une crainte que la chari-té et la vérité introduisent en leur demeure: c’est la crainte filiale. La première est pré-voyante; la deuxième est pure, mais elle ne doit point demeurer éternellement. La pre-mière redoute la peine; la deuxième le péché. Mais la troisième jouit d’une liberté parfaite; elle n’est autre qu’un respect plein d’humilité et de sécurité. La première craint le péché sans doute, mais à cause de la peine dont il est suivi; la deuxième le redoute, mais pour elle-même; tandis que la troisième n’a rien qu’elle puisse appréhender. En effet, que pourrait craindre une félicité entière, une charité consommée? Et c’est des jardins dé-licieux d’une telle charité que naît la crainte filiale.

« Je n’ose pas avancer qu’une telle crainte n’est autre chose que la charité elle-même, et cependant je n’ose pas le nier. Car, que ne tente pas l’amour, qui ignore même le sen-timent de la crainte? Comment cette crainte n’est-elle point l’amour, alors qu’elle a cessé presque entièrement de craindre? Qu’est-ce donc que cette crainte, sinon une soumis-sion ardente, une obéissance libre, un res-pect abondant et volontaire? Comment don-ner le nom de crainte à celle qui ne craint point de pécher, à celle qui est impuissante à commettre le mal? Je ne saurais donc voir la crainte là où l’on ne redoute ni le crime ni le danger de s’en rendre coupable. Et ce-pendant comment n’y aura-t-il pas de crainte là où l’on n’ose se livrer au péché? Assuré-ment c’est une crainte, que ce sentiment qui n’entreprend rien audacieusement ni témé-rairement. Mais quelle est cette crainte, si-non un respect plein d’humilité par la vue de sa condition, un respect se produisant comme nécessairement, et pourtant sans subir l’influence de la contrainte? Car la né-

cessité d’un tel respect a sa source dans la condition de celui qui le rend; mais la liber-té de l’amour fait disparaître cette nécessi-té. Qu’est-ce donc enfin que cette crainte où l’on remarque plutôt l’absence de la témérité et de la négligence, qu’un entraînement for-cé? Vous voyez combien elle s’approche de la charité: c’est presque cette vertu elle-même, mais non dans sa plénitude. La crainte et l’amour diffèrent dans leurs causes et se rap-prochent dans leurs actes et la liberté de leur affection. Ainsi la première crainte redoute la punition; la deuxième, la privation, et la troisième ne s’occupe de rien de semblable. La charité parfaite détruit la première; elle tolère pour un temps la seconde, et elle de-meure inséparablement avec la troisième. Elle n’est jamais sans cette crainte pure et exempte de toute peine, car sa durée s’étend dans tous les siècles. »

En effet, selon saint Bernard, la crainte filiale s’accroît avec la charité; elle devient parfaite avec elle. C’est pourquoi elle exercera dans la patrie les mêmes actes qu’elle accomplit maintenant sur la terre. Cette crainte chaste qui demeure dans les siècles des siècles, dit saint Augustin, en persévérant dans le siècle futur ne sera point la crainte qui tremble à la pensée de maux possibles, mais celle qui affermit dans le bien dont la perte est impos-sible. Car, dès lors que l’amour du bien obte-nu est immuable, la crainte qui fait éviter le mal devient pleine de sécurité.

CHAPITRE IIIComment la crainte de Dieu fait lever en

notre âme un jour lumineux

Il nous faut examiner en troisième lieu comment, par le don de la crainte du Sei-gneur, un jour spirituel se lève en notre âme. Remarquons donc que l’oeil de notre coeur a son jour et sa nuit, comme l’oeil corporel. Mais autres sont les jours extérieurs, autres les jours intérieurs. Les premiers passent et ne durent qu’un instant; ils tendent conti-nuellement à la mort ou à leur fin; car, dit Job (Job., 14 — Ps. 102), l’homme ne demeure jamais dans un même état. Ses jours passent comme l’herbe; il est comme la fleur des champs, et l’esprit qui l’anime ne fait que passer en lui. Mais les intérieurs persévèrent éternellement, si nous le voulons, car ils sont comme des degrés de la vie spirituelle par lesquels l’homme s’avance à la vie éternelle. C’est de ces jours que le Psalmiste a dit: An-

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noncez le salut du Seigneur dans toute la suite des jours (Ps. 138), jusqu’à ce que, par les rayons de son salut incarné pour nous, nous soyons transformés en marchant de clarté en clarté et que nous arrivions au jour de son éternité. C’est pourquoi Hugues nous dit que nous devons aimer ardemment ces jours intérieurs, où les ténèbres ne succèdent point à la lumière; où les yeux spirituels du coeur pur sont illuminés des splendeurs du soleil éternel; où l’homme peut accomplir les oeuvres de la lumière comme un véri-table enfant de lumière, puisque la nuit de ce monde est pour lui brillante comme le jour par la présence de ce divin soleil, qui répand dans l’âme une nuit lumineuse en dérobant à ses regards par l’éclat de sa lumière toutes les choses créées, et change cette nuit en jour en manifestant à notre esprit ses vé-rités rayonnantes de clarté. Ainsi il arrive souvent que notre âme possède le jour alors que notre corps est plongé dans la nuit, et que l’âme pareillement est dans les ténèbres alors que le corps jouit de la lumière du jour. La raison en est que nos sens intérieurs s’en-dorment quand nos sens extérieurs veillent, comme l’expérience nous l’enseigne.

Or, ce jour spirituel, la crainte du Seigneur le fait naître; elle le conduit à son midi et le fait parvenir à sa consommation qui en est comme le soir. C’est ce qui fait dire à Hugues que le premier jour intérieur de notre âme, c’est la crainte du Seigneur, cette crainte qui demeure dans les siècles des siècles; car elle est le commencement de la sagesse. Ja-mais elle ne s’en sépare; mais elle va chaque jour croissant avec elle, et s’avance jusqu’à ce qu’elle soit parvenue à un jour parfait. Et c’est alors, selon plusieurs, qu’elle prend la forme de crainte filiale. Aussi Hugues nous dit-il encore: « La sagesse de Dieu est semée en nos coeurs comme en un paradis invisible, par la crainte; elle y est arrosée par la grâce, et dès lors se lève le matin d’un jour tout spirituel; ensuite elle fermente par la dou-leur, elle prend racine par la foi, elle germe par la dévotion, elle se montre par la com-ponction, elle croît par le désir, elle s’affermit par la charité, et ainsi semblable à la lumière du midi, elle est brillante et embrasée. Enfin la foi la fait verdir, la circonspection l’orne d’un feuillage épais et étend ses rameaux, la discipline la couvre de fleurs, la vertu la charge de fruits, la patience les conduit à la maturité, la mort les lui fait recueillir, la contemplation l’en nourrit, et alors le jour

produit par la crainte touche à son coucher, le repos succède au travail et l’homme se sent réparé par une nourriture toute spiri-tuelle. C’est là cette nourriture dont le Pro-phète a dit: « Vous me remplirez de joie en me montrant votre visage, et je goûte-rai éternellement à votre droite des délices ineffables. La crainte du Seigneur demeure sans interruption au milieu de ces rayons divers de la sagesse, elle s’étend comme la racine de cette même sagesse; elle porte de toutes parts le regard de sa circonspection de peur que quelques ténèbres du péché ne demeurent inaperçues, ne se mêlent à ces brillantes splendeurs, n’obscurcissent le jour qui s’est levé sur l’âme et n’attristent le re-gard de Dieu: telles sont les ténèbres des nombreuses concupiscences qui combattent fréquemment et assombrissent l’éclat du jour spirituel. Qui jamais est demeuré vain-queur en ce combat où l’esprit lutte contre la chair et la chair contre l’esprit? Qui, dis-je, a défait l’armée innombrable de ses concupis-cences s’il a combattu sans la crainte du Sei-gneur? Car c’est elle surtout qui fortifie notre coeur contre ces sortes d’ennemis. » Celui, dit saint Bernard, qui est rempli de la crainte du Seigneur n’a plus en lui de place pour les ténèbres du péché; car le jour qui a pris nais-sance en son coeur, est brillant comme le so-leil à son midi et il persévère sans interrup-tion; il n’a point de soir qui le termine, mais qui le consomme. Vous donc qui craignez le Seigneur, aimez-le et vos coeurs seront illu-minés. Celui qui marche à la clarté d’un tel jour, ne saurait se heurter dans sa course. C’est là le premier jour de l’âme, car le com-mencement de la sagesse est la crainte du Seigneur (Eccl., 1).

CHAPITRE IV

Comment le don de crainte prépare un banquet à notre âme

Selon saint Grégoire (Mor., I. 1. c. 162), le

don de la crainte du Seigneur offre au jour qui lui est propre un banquet â notre âme; et c’est lorsqu’il lui impose son frein de peur qu’elle ne se livre à l’orgueil, et lorsqu’il re-lève ses forces eu lui donnant pour nourri-ture l’espérance des biens futurs. Il nous faut donc examiner de quelle manière ce banquet se prépare.

Remarquons d’abord que si ce don de crainte était impuissant à offrir un tel festin, le Pro-phète ne se fût pas écrié, comme transporté

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d’admiration: Combien est grande, Seigneur, l’abondance de votre douceur que vous avez cachée pour ceux qui vous craignent (Ps. 30)! Car ces paroles ne veulent pas dire que cette douceur ineffable est dérobée à ceux qui craignent le Seigneur, mais qu’elle a été placée en eux pour être soustraite aux re-gards de ceux qui n’ont point une semblable crainte. En effet, une multitude de choses sont montrées aux justes, tandis qu’elles sont cachées aux méchants. Aussi saint Grégoire, écrivant sur ces paroles: L’oreille juge des paroles, et le palais de ce qui a du goût (Job., 12), nous dit (Mor., l. 12, c. 4): « Job, en ce passage, semble faire allusion aux élus et aux réprouvés. Ceux-ci écoutent les paroles de la sagesse, mais extérieurement; ceux-là, au contraire, ne se contentent pas de les écouter, ils les goûtent intérieurement, et leur coeur savoure avec bonheur ce qui ne fait que frapper l’oreille des méchants sans at-teindre jusqu’à leur âme. Autre chose est, en effet, d’entendre seulement parler d’un mets, autre chose de s’en nourrir. Ainsi les élus en-tendent parler de l’aliment de la sagesse de telle sorte qu’ils participent en même temps à ses douceurs, et ce qui arrive à leur oreille pénètre délicieusement par l’amour jusqu’au fond de leur âme; mais les réprouvés sont à ce sujet dans une ignorance complète, car encore une fois il y a une grande différence entre connaître une chose et la goûter en son âme. » Nous voyons donc, par ces paroles, que ceux qui craignent le Seigneur et sont pleins de sollicitude pour connaître et accom-plir sa volonté, ne se contentent pas de fixer leur attention sur ce qui est commun et à la portée de tous; mais qu’ils arrêtent leurs regards sur ce qui est caché dans le secret de leur âme et cherchent à faire l’expérience des choses que la crainte du Seigneur leur a appris à estimer.

Saint Bernard nous montre également que cette crainte produit en l’âme une douce suavité (In Cant., 23): « C’est avec raison, dit-il, que la crainte du Seigneur est appelée le commencement de la sagesse, car Dieu commence à faire sentir à l’âme sa douceur lorsqu’il lui enseigne à le craindre autant qu’à le connaître. En effet, la crainte renferme réel-lement une saveur. Or, la saveur fait l’homme sage, comme la science l’homme savant, et les richesses l’homme riche, car le mot de sagesse vient de saveur. Vous craignez la justice de Dieu, vous redoutez sa puissance: dès lors vous goûtez Dieu comme juste, vous

le goûtez comme puissant. »Ainsi la crainte qui nous initie à la sagesse

répand sans cesse dans le secret intime de notre coeur une douceur délicieuse; elle ra-nime toutes les forces de notre âme et fait régner en tout son empire la justice, la paix et la joie. Or, ces trois choses constituent le banquet de cette crainte du Seigneur, et ce banquet ne se célèbre pas dans un lieu étranger à l’âme; car, selon la parole du Sei-gneur, le royaume de Dieu est au-dedans de nous. Et un autre expliquant ces paroles: Le royaume de Dieu est proche de vous (Luc., 17), nous dit: Le royaume de Dieu, c’est sa puissance en toutes choses. Il est actuelle-ment en tous ceux qui rejettent loin d’eux la vie de la chair et ne considèrent que la vie de l’esprit; en ceux qui peuvent s’écrier avec l’Apôtre: « Je vis ou plutôt ce n’est plus moi qui vis, mais Jésus-Christ qui vit en moi (Ga-lat., 2). De même que mon esprit, par les lumières qui lui sont propres, me dirige dans les choses naturelles et me dispose à accom-plir tout acte intérieur ou extérieur, de même la vertu de Jésus-Christ me donne la vie par son action vivifiante et gratuite, et me rend apte à tout ce que je dois faire. »

Dès lors que le royaume de Dieu est au-de-dans de nous, sans aucun doute le festin célébré en ce royaume ne saurait consister dans les plaisirs du corps et des sens, qui nous rendent semblables à la bête, mais dans les biens de l’esprit qui nous conduisent à la perfection. Le royaume de Dieu, dit l’Apôtre (Rom., 12), n’est pas dans le boire ni dans le manger, mais dans la justice, dans la paix et dans la joie que donne l’Esprit-Saint. Voi-là donc trois choses nécessaires au banquet de l’âme: la justice, qui établit dans la droite voie les membres de ce festin; la paix, qui fait régner entre eux un accord parfait; et la joie, qui les remplit d’un bonheur ineffable. Or, ces trois choses ont pour principe la crainte du Seigneur: car c’est elle qui donne naissance à la justice, la justice produit la paix, et la paix engendre la joie qui est pour l’âme la nourriture la plus douce et la perfection du banquet préparé en elle.

La justice donc, qui établit dans la voie droite les membres de ce banquet, a pour principe, avons-nous dit, la crainte du Seigneur. En ef-fet, il est écrit dans l’Ecclésiastique: Celui qui est sans crainte ne pourra devenir juste(Eccl., 1). Mais alors quels charmes offrirait une so-ciété où manquerait l’équilibre de la justice? Que sont les royaumes, dit saint Augustin,

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sinon des repaires de brigands, quand la jus-tice en est bannie? De même que la justice renferme toute vertu, de même l’injustice renferme toute iniquité. Mais comment y au-ra-t-il une amitié véritable, une société réelle là où l’iniquité est abondante? Il ne faut donc pas s’attendre à y trouver davantage une joie calme et tranquille. Mais la justice fera régner cette joie, car la crainte du Seigneur chasse le péché, et cette crainte produit la justice. Dès lors nous pouvons appliquer à ceux qui prennent part à ce banquet ces pa-roles de l’Evangile: Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront rassasiés (Mat., 5). Ils seront rassasiés, dit saint Bernard, parce que le Seigneur abreu-vera tous leurs désirs aux eaux abondantes de sa justice, et ils ne soupireront qu’après cette justice qui porte l’âme à repousser sans réserve ce qu’elle doit repousser, et à em-brasser avec ardeur tout ce qui est digne de son amour. Ainsi le royaume de l’âme sera un royaume exempt d’iniquité, et ses habitants aussi; le Seigneur, le Roi de justice y régnera et eux avec lui, car la justice et l’équité sont l’appui de son trône.

En second lieu, la paix qui établit l’accord et la tranquillité entre les membres de ce festin, est produite par la justice. En effet, c’est de la justice des rois que naît la paix des peuples. La justice et la paix, dit saint Augustin, sont deux amies; elles se donnent mutuellement un baiser de tendresse. Si vous n’aimez pas la justice, l’amie de la paix, la paix sera pour vous sans amour; elle ne viendra pas fixer son séjour en vous. Si la paix n’est point en vous, il n’y aura point de festin, mais seule-ment la discorde. Or, la vraie paix établit son règne là où rien ne lui fait obstacle, et ainsi les pacifiques sont bienheureux, qui compri-ment les mouvements de leur coeur et les soumettent à leur raison. Mais il nous faut re-marquer que saint Bernard distingue dans la paix un triple degré. Il y a, dit-il, un homme pacifique qui rend le bien pour le bien et s’ef-force de ne nuire à personne autant qu’il est en lui. Celui-là n’est qu’un petit enfant qui se scandalise facilement, car en lui, comme dans un faible commençant, la loi de la chair s’oppose à la loi de l’esprit. Et dès lors com-ment garder la paix avec les autres quand on ne peut la garder avec soi? car c’est avec nous-mêmes que notre paix doit commencer. Il y a, en second lieu, un homme pacifique qui sait souffrir, ne pas rendre le mal pour le mal et supporter ceux qui lui nuisent. Celui-là

possède son âme dans la patience, selon la parole de l’Évangile, et une telle patience est la source et la gardienne de toutes les ver-tus. En effet, la vraie patience consiste à en-durer avec un esprit égal les peines qui nous viennent des autres, et à ne se laisser en-traîner à aucun ressentiment contre celui qui nous persécute. Ainsi, lorsque nous amenons nos âmes à souffrir selon la raison, nous les possédons, et elles-mêmes sont en posses-sion de nos corps. Il y a, en troisième lieu, un homme pacifique qui rend le bien pour le mal et est toujours empressé à venir en aide à son ennemi. Celui-là seul a la vraie paix et gagne beaucoup d’âmes à Jésus-Christ. C’est de cette paix que saint Augustin a dits: « La paix est la sérénité de l’âme, la tranquillité de l’esprit, la simplicité du coeur, le lien de l’amour, la compagne de la charité. C’est elle qui arrête les guerres, comprime les colères, apaise les discordes, réconcilie les ennemis et est pleine de douceur pour tous les hommes. Celui qui n’est point trouvé possesseur de cette paix est rejeté par le Père, déshérité par le Fils et devient étranger au Saint-Esprit. » La crainte du Seigneur la conduit à sa perfection, car, selon l’Ecclésiastique, la crainte du Seigneur est la couronne de la sa-gesse; elle donne la plénitude de la paix et les fruits du salut (Eccl., 1). Enfin, la joie qui pénètre et nourrit les membres de ce fes-tin sacré de l’Esprit-Saint, est engendrée par la justice et la paix. En effet, saint Ber-nard nous dit: « Gardez-vous de mépriser la justice que Dieu veut trouver en vous, et la paix que votre prochain a droit d’attendre de vous, car c’est d’elles que vient la joie de l’esprit; non pas la joie du siècle, non pas la joie dont le terme est le deuil et l’amertume, mais la joie qui change en elle toute tris-tesse. Personne ne vous ravira une telle joie, et vous la conserverez jusqu’au jour où vous entrerez dans la joie de votre Seigneur. Elle est vraiment la joie réelle et unique, cette joie qui ne vient point de la créature, mais est produite par le Créateur, cette joie dont la possession ne peut vous être enlevée. En sa présence, toute allégresse n’est que cha-grin, toute suavité n’est que douleur, toute douceur amertume, toute beauté un objet repoussant, et toute délectation une source de peine. »

Or, ce festin délicieux, l’Esprit-Saint le com-mence peu à peu en nous dans la crainte du Seigneur; ensuite il le continue en y ajou-tant de plus en plus, et enfin il le consomme

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dans l’éternelle béatitude où l’âme participe au bonheur de son Dieu. Un tel festin, di-sons-nous, célébré dans le royaume de Dieu et de l’âme, a des commencements faibles. C’est en effet ce qui est dit dans le verset de l’Ecclésiastique: « La crainte du Seigneur est le principe de la sagesse; elle est la source de la gloire, de l’honneur et de la joie; elle est une couronne d’allégresse (Eccl., 1). Voilà quatre mets d’une douceur ineffable offerts en ce festin. Mais la crainte du Sei-gneur commence d’abord par préparer, au moyen de la sagesse, le goût de l’âme à la savourer; car, dit saint Bernard (Serm. 23, in Cant.), c’est justement que la crainte du Sei-gneur est appelée le principe de la sagesse, puisque Dieu ne commence à faire goûter sa douceur à l’âme que lorsqu’elle est pénétrée de sa crainte. En effet, c’est lorsque cette crainte a purifié le palais de notre coeur de l’amertume du péché que les bienfaits du ciel nous offrent surtout des délices abondantes. Alors la gloire intérieure d’une renommée exempte de taches se fait sentir profondé-ment à l’âme, et l’honneur extérieur d’une semblable renommée la réjouit vivement. De même la joie des consolations éprouvées par l’homme intérieur répare ses forces, et l’allé-gresse de l’homme extérieur la pénètre et la remplit de félicité.

En second lieu, ce festin de l’âme persévère délicieusement, et sans jamais s’interrompre, dans la crainte du Seigneur. En effet, le Sage a dit: La crainte du Seigneur réjouira le coeur du juste; elle lui donnera la joie, l’allégresse et une longue vie (Eccl., 1), ou autrement la vie éternelle, car cette crainte s’étend dans

tous les siècles des siècles. C’est ainsi que se continue ce bonheur dont il est donné à l’homme intérieur et à l’homme extérieur de faire l’expérience.

En troisième lieu, ce festin délectable reçoit dans la crainte du Seigneur une consomma-tion bienheureuse quant à la vie intérieure et à la vie extérieure. Ainsi le Sage nous dit encore: Celui qui craint le Seigneur se trou-vera heureux à sa fin, c’est-à-dire quand l’homme sera parfait et consommé, et il sera béni au jour de sa mort, parce que sa vie ex-térieure se terminera au milieu des bénédic-tions. C’est ainsi, dit le Psalmiste, que sera béni celui qui craint le Seigneur (Eccl., 1 — Ps. 127).

Cassien, parlant de cette sainte crainte, nous dit (Instit. Monach., l. 4, c. 43): « Le commencement de notre salut et de notre sagesse, selon les Écritures, c’est la crainte du Seigneur. En effet, c’est de cette crainte que naît une componction salutaire. Cette componction du coeur produit le renonce-ment ou le mépris des biens terrestres; le renoncement engendre l’humilité; l’humilité, la mortification des plaisirs sensuels; la mor-tification entraîne la ruine et la destruction de tous les vices; le retranchement des vices fait germer et croître les vertus; dans cet ac-croissement le coeur trouve la pureté, et par la pureté il arrive à posséder la perfection de la charité apostolique. Tel est le sentiment du bienheureux Antoine. » — « Craignez donc le Seigneur, vous tous qui êtes ses saints, car rien ne saurait manquer à ceux qui ont une semblable crainte (Ps. 33). »

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SOMMAIRE

L’estime des grâces actuelles produit l’éloi-gnement pour le péché véniel. — Danger de

se familiariser avec cette sorte de péché. — L’indice de la vie est la faim et la soif de la justice. — La lassitude que cause à la na-ture la nécessité de suivre la grâce n’est pas une excuse, puisque l’on ne se maintient et l’on n’avance que par la lutte. — La crainte de Dieu doit inspirer la fidélité aux grâces actuelles, tout aussi bien qu’elle veille à la

conservation de la grâce sanctifiante.

Nous établissions dans la dernière confé-rence la nécessité de la foi pratique pour être à même de profiter des grâces actuelles. Sans la foi nous ne saurions pas d’où nous viennent ces touches de la grâce qui inclinent l’âme tantôt d’un côté tantôt de l’autre, avec plus ou moins de force. C’est la foi qui nous révèle l’origine, les conditions, l’importance, la nécessité de ces secours, sans lesquels nous serions souvent trop faibles pour agir et, dans tous les cas, incapables de rien faire de méritoire pour le ciel. « Le juste vit de la foi, » et il n’est juste que parce qu’il vit de la foi : c’est parce qu’il est régi par elle qu’il connaît la volonté de Dieu sur lui pour l’en-semble comme pour le détail de la vie. Le principe une fois posé venons-en maintenant à l’application.

LORSQU’IL s’agissait de la grâce sancti-fiante qui est la condition vitale, le principe même de la vie, nous avons vu l’importance que l’homme devait mettre à la conserver et pour cela à fuir le péché mortel qui tue l’âme en détruisant la grâce sanctifiante. C’est là une disposition indispensable, soit que l’on ait eu le bonheur de garder la vie telle qu’on l’avait reçue par le baptême, soit qu’après l’avoir perdue, on l’ait recouvrée par le sa-crement de Pénitence.

Nous trouvons à l’endroit des grâces ac-tuelles quelque chose d’analogue. Elles ont un ennemi; le péché véniel. Il faut donc que l’âme chrétienne résiste au péché véniel qui rend impuissantes les grâces actuelles. Éclairés par la foi nous savons tout le prix de ces grâces, fruit des mérites de N. S. Jé-sus-Christ, et en les repoussant nous nous exposons à tomber dans le péché véniel. Toutes ces grâces n’ont ni le même objet, ni la même importance. Les unes nous poussent à l’accomplissement des préceptes majeurs; les autres à la pratique des actes moins obli-gatoires ou même des simples conseils. Mais le chrétien qui tend à la vie spirituelle, doit avoir pris son parti et être résolu à ne com-mettre de propos délibéré aucun péché vé-niel, autrement il ne se maintiendra pas.

MAIS voici ce qui peut arriver : l’âme fera un pacte pour éviter le péché mortel, mais n’apportera pas une grande attention à la fuite du péché véniel. Elle ne fera pas tout le bien qu’elle pourrait faire ; elle n’évitera pas tout le mal qu’elle pourrait éviter. Elle conserve de l’amitié de Dieu ce qu’il faut ri-goureusement pour n’être pas réprouvée. Cela lui suffit, le purgatoire fera le reste. Il est rare qu’on formule ce raisonnement; mais implicitement une foule de gens en font la règle de leur conduite. Alors se produit un état maladif de l’âme qui arrête tout progrès, sans parler du danger qui peut en résulter. Par ce pacte il y a mépris de la grâce de Dieu.

Si la foi était bien vive, on ne se laisserait pas aller à des arrangements qui impliquent un manque de respect envers Dieu, et le peu de cas que l’on fait des avances de la bonté divine. En somme ce n’est pas l’amour de Dieu qui domine, mais l’amour de soi-même, parce que l’on ne veut pas être damné. C’est ainsi que la vie entière peut être faussée, et s’il faut que l’âme se refasse pour ainsi par-ler dans le purgatoire, ce travail demande-ra beaucoup de temps. Je ne parle pas du

CONFÉRENCES SUR LA VIE CHRÉTIENNE

DOM PROSPER GUÉRANGER

HUITIÈME CONFÉRENCE

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danger de tomber dans le péché mortel. Il est cependant extrême, car l’habitude du pé-ché véniel ne porte pas Dieu à la profusion des grâces actuelles. Rien au contraire ne le dégoûte davantage, ne provoque plus cette nausée, dont il est parlé dans l’Apocalypse.

UNE grande attention est nécessaire de ce côté. Dieu nous en donne la mesure dans celle des huit béatitudes où il promet à ceux qui ont faim et soif de la justice qu’ils seront rassasiés. Cette faim et cette soif sont-elles facultatives ? La justice, qui nous établit dans un si parfait rapport avec Dieu lui-même, n’est-elle pas le but auquel doivent tendre tous nos efforts ? Une âme qui a Dieu pour fin peut-elle ressentir autre chose que la faim et la soif de la justice, de ce qui lui assure la possession de Dieu, de ce qui la rend sem-blable à Dieu ? Voilà une définition de Notre Seigneur lui-même qui est aussi éloquente que possible. Si nous n’avons pas faim et soif de la justice, nous ne serons pas rassasiés; et nous ne le serons qu’à ce prix.

QUAND aurons-nous ce rassasiement? Da-vid nous le dit :

Satiabor cum apparuerit gloria tua. « Je serai rassasié quand votre gloire apparaîtra. La vue de Dieu, la contemplation de Dieu nous nourrira, nous rassasiera quand il se montrera à nous face à face dans l’Eternité. Mais une chose s’enchaîne à l’autre. Si nous n’avons pas faim et soif de la justice en ce monde, nous courons risque de ne pas arri-ver à la possession du souverain bien; et la cause en serait que nous n’apprécierions pas les avances de Dieu qui nous façonne par ses visites de tous les instants.

QU’ARRIVE-T-IL quand ce malheur a lieu ? On fait une sorte de raisonnement, d’arran-gement avec soi-même. On borne si bien ses désirs, qu’on n’avance plus dans la vie spiri-tuelle ; car on a réduit tout à l’égoïsme et on a ramassé l’amour dans son cœur

LA cause qui amène ce déplorable état, est une sorte de lassitude à suivre la grâce. La nature déchue est peu disposée à s’éle-ver. Cependant l’appel de Dieu est incessant. La grâce nous sollicite toujours; elle aime la promptitude, l’action, et nous sollicite sans cesse à monter. Nescit tarda molimi-na. » comme dit saint Ambroise. Si l’homme

ne fait pas attention à la lumière de la foi, il éprouve nécessairement de la lassitude. Il y a en lui quelque chose de bas et de court. Il a besoin de grandir et de se développer par le sacrifice et le dévouement; et plus on re-tarde ce développement, plus il devient dif-ficile. La grâce nous donne pour la pratique des vertus obligatoires ou des conseils, des ailes qui nous aideraient à monter plus haut. C’est une sorte d’attaque continue. Nous ne devrions pas en être étonnés; tout cela nous est envoyé par Dieu dans une inten-tion bienveillante. Il veut que le temps que nous passons en ce monde nous soit profi-table, que notre vie produise au taux de sa valeur; qu’elle se dépouille de toute banali-té et qu’elle soit bien remplie. Si nous vou-lons être fidèles à la grâce, nous avons une grande lutte à soutenir contre le mal qui est en nous, soit par suite du péché originel, soit par suite du péché personnel et volontaire. Il faut s’en dépouiller entièrement; et c’est une œuvre très laborieuse. Par la fidélité aux grâces actuelles nous arriverons à nous dé-pouiller du mal et à nous remplir du bien; mais nous avons immensément à faire.

Nous devons nous rendre semblables à l’homme nouveau, au second Adam qui est venu du Ciel pour réparer le premier, qui était de la terre. Pour cela nous avons vingt, trente, quarante ans, ce que Dieu juge à pro-pos de nous donner, et ce laps de temps sera peut-être bien court. On ne peut arriver à se maintenir à cette assimilation de N. S. Jésus – Christ que par un travail résolu et une fidèle correspondance aux grâces actuelles. Or ces grâces étant reliées entre elles comme les anneaux d’une même chaîne, si l’un de ces anneaux vient à se briser ou à s’enchevêtrer dans les autres, il se produit une confusion, un arrêt dont l’issue peut être fatale. Nous avons derrière nous une expérience de six mille ans.

ECLAIRÉ ainsi, l’homme voit qu’il ne se sanctifiera qu’avec un grand courage, qu’avec une volonté arrêtée. Notre Seigneur, dans l’Evangile, nous dit que « le royaume des cieux souffre violence - Regnum coelo-rum vim patitur. » On ne le ravira que par la violence, « et violenti rajiunt illud. » Cela est vrai non seulement pour ceux qui ren-

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contrent sur leur route des occasions terribles d’offenser Dieu, et pour quelques personnes d’élite, appelées à une voie très élevée, mais encore pour tout te monde. Si ce principe était bien admis, on se dirait à soi-même : «Je ne suis en ce monde que pour arriver à l’autre, et je n’atteindrai pas le but si je ne me fais pas violence à moi–même, à cause de la tendance de mon être vers le mal. » Si on était ainsi résigné à cette situation, les choses marcheraient tout autre vent. Mais la plupart des hommes ne pensent pas à cette nécessité. Ils croient pouvoir se maintenir sans se contraindre et ils sont dans l’illusion; c’est une chose impossible depuis la chute. Alors on reste en chemin parce qu’on perd de vue les grâces actuelles. On ne les voit pas telles qu’elles sont, et on perd courage.

S’il y a quelque chose qui doive nous émouvoir ; c’est que nous ne sommes ja-mais sûrs de notre fin ; mais d’un autre côté, nous pouvons nous rassurer, quand nous avons l’estime des grâces actuelles et la résolution de n’en perdre aucune. Si nous trouvons cette disposition au fond de nos cœurs, tout est bien. Autrement nous aurions tout à craindre, même pour la grâce sancti-fiante. Souvenons-nous de ce que disait Saint Bernard : « Je m’inquiète extrêmement pour mon salut, quand je lis cette parole dans les Saintes Écritures : « Personne ne sait s’il est digne d’amour ou de haine »; mais d’un autre côté, je sais qu’il est écrit: « Bienheu-reux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés. » Et comme je crois avoir cette faim et cette soif, je cesse alors de m’inquiéter autant. Car si je n’ose pas dire que je sois digne d’amour, du moins je crois que je ne suis pas digne de haine.» Un raisonnement pareil était très-fondé. Et si nous avons l’estime des grâces, nous pour-rons tirer la même conclusion que S. Ber-nard. Mais si on est indifférent à l’endroit de tel péché véniel ; s’il y a même telle ou telle catégorie de fautes sur lesquelles on ne se tourmente pas, c’est un signe que l’on n’a plus ni faim ni soif de la justice et qu’il y a déjà péril pour l’âme.

ON a donc grand besoin de se redire sou-vent à soi-même l’importance des grâces que nous recevons ; d’admirer comme Dieu per-

sévère toujours à accomplir pour nous ces grandes choses ; ce n’est jamais lui qui reste en arrière.

Nous avons posé en principe que la crainte de Dieu, qui, d’après les Ecritures, est le commencement de la Sagesse, est par là- même la première disposition à la vie spi-rituelle. Appliquant cette donnée à la grâce sanctifiante, nous avons vu que la première condition pour ne point la perdre par le péché mortel est d’avoir la crainte de Dieu. Or cette bienheureuse crainte, nous l’affirmons har-diment, n’est pas moins nécessaire pour se garder du péché véniel. Que si nous n’avons point cette crainte, c’est qu’alors existe au fond de nous-mêmes ce regrettable et dan-gereux parti dont nous vous avons parlé plus haut. Assurément la miséricorde et la bonté de Dieu sont très grandes. Cependant l’Apôtre nous dit de prendre une armure, de nous munir d’une cuirasse, d’un glaive, d’un casque. Il équipe, en un mot, le chrétien des pieds à la tête. Qu’est-ce que cela veut dire ? C’est que notre ennemi ne dort pas. Il y en a un au-dedans, un autre au-dehors. L’homme désirerait passer sa vie tranquillement, res-ter l’ami de Dieu sans qu’il lui en coûte. C’est un manque de respect envers Dieu ; et cela accuse qu’il n’y a plus de crainte de Dieu ; ce qui est le caractère de notre temps.

LES hommes d’aujourd’hui n’ont plus ce sentiment de la crainte de Dieu, qui est recom-mandé à toutes les pages de l’Ancien et du Nouveau Testament. Ce sentiment s’éteint de plus en plus. Il n’y a que les pensées fortes à pouvoir donner une bonne sève, sans cela on ne trouve pas de consistance. La recom-mandation de la crainte de Dieu est répétée sur tous les tons dans les Saintes Écritures. L’absence de ce sentiment se fait sentir aussi dans la famille, dans la société. On ne sait plus ce que c’est que l’autorité. Dans la fa-mille on ne respecte plus les parents ; dans la société, il n’y a plus de pouvoir possible parce que chacun le toise de son haut. Il n’y a plus de respect que chez quelques catho-liques. « Le Catholicisme, a-t-on dit, est une grande école de respect. » Mais là encore combien cette crainte est diminuée ! Et cela se porte sur Dieu. On l’accepte, mais dans la conduite il y a quelque chose qui semble

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dire: Si je voulais, je me passerais de toi. »ON voit du reste dans la conduite des âmes

combien il est difficile de leur faire prendre cette attitude passive devant le Tout-puis-sant, excepté chez quelques âmes d’élite. On trouve des âmes qui osent dire : « Moi je ne crains pas Dieu, je l’aime, et cela me suffit. » Et ce sont des âmes des plus vul-gaires qui vous parlent de la sorte, quand les plus grands saints tremblaient devant le Sei-gneur. Les mêmes dispositions se trouvent dans la famille chez les enfants vis-à-vis de leurs Père et Mère. Il ne résulte rien de bien de cette diminution du respect. Autrefois il eût suffi de mentionner la crainte de Dieu; aujourd’hui il faut y revenir sans cesse.

IL y a deux degrés dans cette crainte: la crainte de Dieu qui nous fait éviter le péché mortel et celle qui nous fait éviter le péché véniel, et par conséquent mettre à profit les grâces actuelles. Quand je dis les grâces ac-

tuelles, je ne parle pas de celles qui viennent pour nous donner la force de faire les choses commandées sous peine de péché mortel, mais de celles qui nous portent au bien, qui nous sont données pour faire des choses dont l’opposé serait un péché véniel ou nous empêcherait de monter.

EN résumé donc, il faut une situation ar-mée, car le royaume de Dieu souffre vio-lence, « et violenti rapiunt illud ». Pour y ar-river il faut du courage, et l’aliment de ce courage est l’esprit de foi qui nous révèle l’importance de la grâce et nous pénètre de reconnaissance envers N. S. Jésus-Christ, qui nous l’a méritée en mourant sur la croix pour nous racheter et nous pousser en avant.

VOILA encore une des stations auxquelles nous devions nous arrêter avant d’aller plus loin, afin de ne rien laisser derrière nous et de montrer l’application des principes posés jusqu’ici.

SOMMAIRE. — Le baptême, premier de tous les sacrements. — I. Sacrement de l’adop-tion divine. — II. Sacrement de l’initiation chrétienne; symbolisme et grâce du bap-

tême expliqués par saint Paul. — III. Comment l’existence du Christ ren-ferme le double aspect de « mort » et de « vie » que le baptême reproduit en nous. — IV. Toute la vie chrétienne n’est que le

développement pratique de la double grâce initiale donnée au baptême: « mort au pé-ché » et « vie pour Dieu ». Sentiments que doit faire naître en nous le souvenir du bap-

tême: reconnaissance, joie et confiance.

La première attitude de l’âme en face de la révélation qui lui est faite du plan di-vin de notre adoption en Jésus-Christ est, comme nous l’avons vu, la foi. La foi est la racine de toute justification et le prin-cipe de la vie chrétienne. Elle s’attache, comme à son objet primordial, à la divinité de Jésus envoyé par le Père éternel pour opérer notre salut: Mec est vita æterna

ut cognoscant te solum Deum verum et quem misisti Jesum Christum (Jn XVII, 3).

De cet objet capital, elle rayonne sur tout ce qui touche au Christ: les sacre-ments, l’Église, les âmes, la révélation en-tière, et quand, sous le souffle de l’Esprit, elle s’achève dans l’amour et l’adoration pour livrer tout notre être à l’accomplisse-ment plénier de la volonté de Jésus et de son Père, elle atteint la perfection.

Mais la foi ne suffit pasQuand Notre-Seigneur envoie ses apôtres

continuer sur la terre sa mission sanctifica-trice, il dit que « celui qui ne croira pas sera condamné »; il n’ajoute rien d’autre pour ceux qui ne veulent pas croire, parce que la foi étant la racine de toute justification, tout ce qui se fait sans la foi n’a pas de valeur aux yeux de Dieu: Sine fide impossibile est placere Deo (Hebr. XI, 6). Mais pour ceux qui croient, le Christ ajoute, comme condition d’incorporation à son royaume, la réception du baptême: « Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé » (Marc. XVI. 16). Saint Paul dit

Dom Columbia Marmion - Le Christ, vie de l’âme

II. — LE BAPTEME,SACREMENT D’ADOPTION ET D’INITIATION. MORT ET VIE

- Suite du numéro précédent -

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également que « celui qui reçoit le baptême revêt le Christ » (Gal. III, 27). Ce sacrement est donc la condition de notre incorporation au Christ. Le baptême est le premier en date de tous les sacrements; la première infusion de la vie divine en nous se fait dans le bap-tême. Toutes les communications divines, surnaturelles convergent vers ce sacrement ou le présupposent normalement; c’est ce qui fait sa valeur.

Arrêtons-nous à le considérer; nous y trouverons l’origine de nos titres de no-blesse surnaturelle, car le baptême est le sacrement de l’adoption divine et de l’initia-tion chrétienne; — en même temps, nous y découvrirons surtout, comme dans son germe, le double aspect de « mort au péché et de vie pour Dieu », qui doit caractériser toute l’existence d’un disciple du Christ.

Demandons à l’Esprit-Saint, qui a sancti-fié de sa vertu divine les eaux baptismales dans lesquelles nous avons été régénérés, de nous faire comprendre la grandeur de ce sacrement et les graves engagements qu’il emporte avec lui; sa réception a marqué pour nous l’instant à jamais béni où nous sommes devenus enfants du Père céleste, frères du Christ Jésus, et où nos âmes ont été consacrées comme un temple à cet Es-prit divin.

- I -Le baptême est le sacrement

de l’adoption divine

Je vous ai exposé que c’est par l’adoption divine que nous devenons enfants de Dieu; le baptême est comme la naissance spirituelle dans laquelle nous est conférée la vie de la grâce.

Nous, possédons en nous, d’abord, la vie naturelle, nous recevons de nos parents se-lon la chair; par elle, nous entrons dans la famille humaine: cette vie dure quelques années, puis s’achève dans la mort. Si nous n’avions que cette vie-là, jamais nous ne verrions la face de Dieu. Elle nous fait fils d’Adam et, par là même, marqués, dès notre conception, de la faute originelle. Sor-tis de la race d’Adam, nous avons reçu une vie empoisonnée dans sa source; nous par-tageons la disgrâce du chef de notre race nous naissons, dit saint Paul, Filii irae, « fils de colère »; Quisquis nascitur, Adam nas-citur damnatus de damnetus (S. Augustin. Enarr. in Ps. CXXXII). Cette.vie. naturelle,

qui plonge ses racines dans le -péché; -est, d’elle-même, stérile pour le ciel, Caro non prodest quidquam (Joan. VI, 64).

Mais cette vie naturelle, Ex voluntate viri, ex voluntate carnis, n’est pas la seule. Dieu, vous ai-je dit, veut nous donner une vie supérieure, qui sans détruire la vie na-turelle dans ce qu’elle a de bon, la sur-passe, la surélève et la déifie; Dieu veut nous communiquer sa propre vie.

Nous recevons cette vie divine par une nouvelle naissance, une naissance spiri-tuelle, qui nous fait naître de Dieu: Ex Deo nati sunt (Ibid. I, 13). Cette vie est une par-ticipation à la vie de Dieu; elle est, de sa nature, immortelle (Renati non ex semine corruptibili sed incorraptibili par Verbum Dei vivi et permanentis in aeternum. I Petr. I, 28); si nous la possédons ici-bas, nous tenons le gage de la béatitude éternelle, Heredes Dei; si nous ne l’avons pas, nous sommes, exclus pour toujours de la société divine.

Or le moyen régulier, institué par le Christ, pour naître à cette vie, c’est le baptême.

Vous connaissez cet épisode de l’entre-tien de Nicodème avec Notre-Seigneur, ra-conté par saint Jean (Joan. III, 1 sq.). Ce docteur de la Loi juive, membre du grand Conseil, vient trouver Jésus, sans doute pour devenir son disciple, car il regarde le Christ comme un prophète. A sa demande, Notre-Seigneur répond: « En vérité, en vérité, je te le dis, nul ne peut jouir du royaume de Dieu s’il ne naît de nouveau». — Nicodème, qui ne comprend pas, de-mande au Christ: « Comment un homme qui est déjà vieux peut-il naître? Peut-il rentrer dans le sein de sa mère et naître de nouveau »? — Que répond Notre-Sei-gneur? Ce qu’il a déjà dit, mais en l’ex-pliquant: « En vérité, je te le dis nul, s’il ne renaît de l’eau et de l’Esprit-Saint, ne peut entrer dans le royaume de Dieu »1. Et Notre-Seigneur oppose ensuite les deux vies, naturelle et surnaturelle: « Car ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’Esprit est esprit ». Et il conclut de nouveau: « Ne t’étonne pas si je t’ai dit: il faut que tu renaisses encore ».

1 « Être baptisé, c’est-à-dire se plonger dans l’eau, pour être purifié, était chose bien connue des Juifs; il ne restait qu’à leur expliquer qu’il y aurait un bap-tême où le Saint-Esprit, se joignant à l’eau, renouvel-lerait l’esprit de l’homme ». Bossuet, Méditations sur l’Évangile, la Cène XXXVIe jour.

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L’Eglise, au Concile de Trente (Sess. VII, De baptismo, can.) a fixé l’interpré-tation de ce passage: elle l’applique au baptême: l’eau régénère l’âme par la vertu du Saint-Esprit. L’ablution de l’eau, élément sensible, et l’effusion de l’Es-prit, élément divin, se joignent pour pro-duire la naissance surnaturelle. C’est ce que saint Paul disait déjà: « Dieu nous a sauvés, non à cause des oeuvres de jus-tice que nous eussions accomplies, mais à cause de sa miséricorde, par l’eau de la renaissance et par le renouvellement du Saint-Esprit, qu’il a répandu sur nous avec abondance, par Jésus-Christ Notre-Sei-gneur; afin que, justifiés par sa grâce, nous devenions déjà, en espérance, hé-ritiers de la vie éternelle » (Tit. III, 5-7).

Ainsi, vous le voyez, le baptême consti-tue le sacrement de l’adoption: plongés dans les eaux sacrées, nous y naissons à la vie divine; c’est pourquoi saint Paul ap-pelle le baptisé « un homme nouveau » (Ephes. III, 15; IV, 24). Dieu, en nous fai-sant libéralement participer à sa nature, par un don qui surpasse infiniment nos exigences, nous crée pour ainsi dire de nouveau; nous sommes, c’est encore l’ex-pression de l’Apôtre, « une nouvelle créa-ture » nova creatura (II Cor. V, 17; Gal. VI, 15); et parce que cette vie est divine, c’est la Trinité tout entière qui nous fait ce don. — Au commencement des temps, la Trinité a présidé à la création de l’homme: Fa-ciamus hominem ad imaginera et similitu-dinem nostram (Gen. I, 26); c’est aussi au nom du Père et du Fils et de l’Esprit-Saint que s’opère notre nouvelle naissance; elle est pourtant, comme le marquent les pa-roles de Jésus et de saint Paul, attribuée spécialement au Saint-Esprit, parce que c’est surtout l’amour qui a porté Dieu à nous adopter: Videte qualem caritatem... dedit no bis Pater ut fllii Dei nominemur et simus (Joan. III, 1).

Cette pensée est bien mise en relief dans les oraisons par lesquelles l’évêque, le samedi saint, bénit les eaux baptismales qui doivent servir au sacrement. Écoutez quelques-unes de ces prières, elles sont très significatives «Envoyez, Dieu tout-puissant, l’Esprit d’adoption pour régénérer ces nou-veaux peuples que la fontaine baptismale va vous enfanter »; « Jetez, Seigneur, vos re-gards sur votre Église et multipliez en elle vos nouvelles générations ». Puis, l’Évêque

appelle l’Esprit divin pour sanctifier ces eaux: « Qu’il daigne, cet Esprit-Saint, féconder, par l’impression secrète de sa divinité, cette eau préparée pour la régénération des hommes, afin que cette divine fontaine ayant conçu la sanctification, on voie sortir de son sein très pur une race toute céleste, une créature renouvelée ». — Tous les rites mystérieux, que l’Église multiplie en ce moment comme à plaisir, toutes les invocations de cette magni-fique bénédiction pleine de symbolisme sont remplis de cette pensée: c’est l’Esprit-Saint qui sanctifie ces eaux, afin que ceux qui y seront plongés naissent à la vie divine, après avoir été purifiés de toute faute: Descendat in hanc plenitudinem fontis virtus Spiritus Sancti, regenerandi fecundet effectu, «afin que tout homme auquel sera appliqué ce mystère de régénération renaisse à l’inno-cence parfaite d’une enfance nouvelle ».

Telle est la grandeur de ce sacrement: il est le signe efficace de notre adoption divine; c’est par lui que nous devenons vraiment les enfants de Dieu et que nous sommes incor-porés au Christ. — Puis il ouvre les portes à toutes les grâces célestes. Retenez cette vé-rité: toutes les miséricordes de Dieu à notre égard, toutes ses condescendances dérivent de notre adoption. Quand nous plongeons les regards de notre âme dans la divinité, la première chose qui nous est dévoilée des éternels conseils à notre sujet, c’est le décret de notre adoption en Jésus-Christ; et toutes les faveurs dont Dieu peut combler une âme ici-bas, jusqu’au jour où il se communique sans fin à elle dans la béatitude de sa Trinité, ont pour premier anneau auquel elles se rat-tachent, cette grâce initiale du baptême: à ce moment prédestiné, nous sommes entrés dans la famille de Dieu, nous sommes deve-nus de la race divine, assurés, en principe, de l’héritage éternel. A l’heure de notre bap-tême, par lequel le Christ grave un caractère indélébile dans notre âme, nous recevons le pignes Spiritus (II Cor. I, 22; V, 5.II), le «gage de l’Esprit» divin, qui nous rend dignes des complaisances du Père éternel, et nous assure, si nous sommes fidèles à conserver ce gage, toutes les faveurs qui sont faites à ceux que Dieu regarde comme ses enfants.

C’est pourquoi les saints, qui ont une vue si nette des réalités surnaturelles, ont tou-jours tenu en si grande estime la grâce bap-tismale: le jour du baptême a marqué pour eux l’aurore des libéralités divines et de la gloire future.

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- II -Le baptême nous apparaîtra plus grand en-core si nous le considérons sous son aspect

de sacrement de l’initiation chrétienne.

Notre adoption divine se fait, vous ai-je dit, en Jésus-Christ. Nous ne devenons en-fants de Dieu que pour être conformes, par la grâce, au Fils unique du Père; « Dieu ne nous a prédestinés à l’adoption, ne l’oubliez jamais, qu’en son Fils bien-aimé »: Praedes-tinavit nos in adoptionem filiorum per Je-sum Christum... ut esset ipse primogenitus in multis fratribus (Rom, VIII, 29). Ce sont d’ailleurs les satisfactions du Christ qui nous ont mérité cette grâce, comme c’est encore le Christ qui demeure notre modèle quand nous voulons vivre en enfants du Père cé-leste. Nous comprendrons cela parfaitement si nous nous rappelons la façon dont s’ac-complissait primitivement l’initiation chré-tienne.

Aux premiers siècles de l’Église, comme vous le savez, le baptême n’était ordinaire-ment conféré qu’aux adultes, après une pé-riode assez longue de préparation, pendant laquelle le néophyte était instruit des véri-tés qu’il devait croire. C’était le samedi saint, ou, plutôt, la nuit même de Pâques, que le sacrement était administré dans le baptis-tère, édicule détaché de l’église, comme cela se voit dans les cathédrales italiennes. Les rites de la bénédiction de la fontaine bap-tismale par l’évêque étant achevés, le caté-chumène, c’est-à-dire l’aspirant au baptême, descend dans la fontaine; là, il est, comme l’indique le mot grec pont, « plongé » dans l’eau, pendant que le pontife prononce les paroles sacramentelles: « Je te baptise au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit ». Le catéchumène est donc comme enseveli sous les eaux, d’où il sort ensuite par les degrés du bord opposé: là, le parrain l’attend, essuie l’eau sainte et le revêt. Quand tous les catéchumènes sont baptisés, l’évêque leur remet une robe blanche, symbole de la pureté de leur coeur; puis il marque le front de chacun d’eux d’une onction faite avec une huile consacrée, en disant: « Que le Dieu tout-puissant, qui t’a régénéré par l’eau et le Saint-Esprit et qui t’a remis tous tes péchés, te sacre lui-même pour la vie éternelle». Quand tous ces rites sont terminés, la pro-cession reprend le chemin de la basilique; les

nouveaux baptisés marchent en avant, vêtus de blanc et portant en main un cierge allu-mé, symbole du Christ lumière du monde. Alors commence la messe de la résurrection qui célèbre le triomphe du Christ sorti victo-rieux du tombeau, animé d’une vie nouvelle qu’il communique à tous ses élus. L’Église est tellement heureuse de ces nouveaux accrois-sements qu’elle vient d’apporter au troupeau du Christ, que, durant huit jours, ils auront une place à part dans la basilique, et leur pensée remplira la liturgie pendant toute l’octave pascale2.

Vous le voyez, ces cérémonies sont d’abord pleines de symbolisme; elles marquent, d’après saint Paul lui-même, la mort et la sépulture, suivie de la résurrection de Jé-sus-Christ, auxquelles participe le chrétien.

Mais il y a plus qu’un symbole, il y a la grâce produite; et si les rites antiques qui marquaient le symbolisme se sont simpli-fiés depuis que l’usage s’est introduit de baptiser les enfants, la vertu du sacrement demeure la même. Le symbolisme n’est que l’écorce extérieure; les rites subs-tantiels sont restés, retenant avec eux la grâce intime du sacrement.

Saint Paul explique, d’une façon profonde, le symbolisme primitif et la grâce baptis-male.— Voici d’abord le résumé de sa pen-sée, qui nous fera mieux comprendre en-suite ses paroles.

L’immersion dans les eaux de la fontaine représente la mort et l’ensevelissement du Christ: nous y participons en enseve-lissant dans les eaux sacrées le péché et toutes les affections au péché, auxquels nous renonçons; le « vieil homme » 3, souillé par la faute d’Adam, disparaît sous les eaux et est enseveli, tel un mort, (on 2 Les catéchumènes empêchés, par l’absence ou l’in-suffisance de préparation, de recevoir le baptême la nuit de Pâques, le recevaient la nuit de Pentecôte, en cette solennité qui commémore la venue visible du Saint-Esprit sur les apôtres et clôt en même temps la période pascale. On répétait alors les mêmes rites solennels de la bénédiction des fonts et de la collation du sacrement. Au symbolisme pascal qui demeurait entier s’ajoutait alors plus explicitement la pensée de l’Esprit Saint qui par sa vertu divine régénère l’âme dans l’eau baptismale. Comme les messes de l’octave pascale, celles de l’octave de la Pentecôte contiennent plus d’une allusion aux nouveaux baptisés.3 Le « vieil homme » désigne chez saint Paul l’homme naturel tel qu’il naît et vit moralement, fils d’Adam, avant d’être régénéré dans le baptême par la grâce de Jésus-Christ.

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n’ensevelit que les morts), comme dans un tombeau. — La sortie de la fontaine baptismale, c’est la naissance de l’homme nouveau, purifié du péché, régénéré dans l’eau fécondée par l’Esprit Saint; l’âme est ornée de la grâce, principe de vie divine; ornée encore des vertus infuses et des dons du Saint-Esprit. C’est un pécheur qui a été plongé dans la fontaine, il y laisse tous ses péchés; et c’est un juste qui en sort, imitant le Christ sortant du tombeau, et vivant de la vie divine.

Telle est la grâce du baptême, marquée par le symbolisme; symbolisme qui pre-nait tout son relief et sa pleine significa-tion quand le baptême était administré la nuit pascale (Ut unius ejusdemque elementi mysterio et finis esset vitiis et origo virtuti-bus — Bénédiction solennelle des fonts bap-tismaux, le samedi saint).

Écoutons maintenant saint Paul lui-même: « Ne savez-vous pas que nous tous qui avons été baptisés pour devenir membres du corps [mystique] du Christ, nous l’avons été en sa mort »? — C’est-à-dire que la mort de Jésus est pour nous le modèle et la cause méritoire de notre mort au péché dans le baptême. Pourquoi « mourir »? Parce que le Christ, notre mo-dèle, est mort coniplantati facti sumus similitudini mortis ejus. Et qu’est-ce qui meurt? La nature viciée, corrompue, le «vieil homme ». Vetus homo poster SIMUL crucifixus est. Et pourquoi? Pour que nous soyons libres du péché: Ut destruatur cor-pus peccati et ultra non serviamus peccato 4. « Nous avons donc, continue saint Paul, en expliquant le symbolisme, été ensevelis avec le Christ par le baptême en union avec sa mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts par la puissance glorieuse de son Père, nous aussi, nous marchions ensuite dans une vie nouvelle » Voilà indiqué l’engagement auquel nous sommes tenus par la grâce baptismale: « marcher dans une vie nouvelle », cette vie que nous montre le Christ, notre exem-plaire, dans sa résurrection. Pourquoi cela? « Si, en effet, nous avons, par notre 4 Rom. VI, 3-13, Sicut 1lle qui sepelitur sub terra, ita qui baptizatur immergitur sub aqua. Uncle et in baptismo fit trina immersio non solum propter (idem Trinitatis sect etiam ad repraesentandum triduum sepult’urae Christi, et Inde est quod in sabbato sancto solemnis baptismus in Ecclesia celebrator. Saint Tho-mas, In Epist. ad Rom. c. VI, I, 1.

union avec le Christ, reproduit l’image de sa mort, nous devons aussi reproduire, par une vie toute spirituelle, l’image de sa vie de ressuscité; notre vieil homme a été crucifié avec lui, c’est-à-dire a été détruit par la mort du Christ, afin que nous ne soyons plus esclaves du péché; car celui qui est mort est affranchi du péché » 5. Ainsi donc, nous avons, au baptême, re-noncé pour toujours au péché.

Cela ne suffit pas; car nous avons en outre reçu le germe de la vie divine, et c’est ce germe qu’il faut, pour toujours aussi, dé-velopper en nous. C’est ce qu’ajoute saint Paul: « Mais si nous sommes morts avec le Christ, nous croyons que nous vivrons aussi avec lui »; et cela, sans jamais ces-ser, « car le Christ, — qui n’est pas seule-ment un modèle, mais qui infuse sa grâce en nous, — une fois ressuscité, ne meurt plus; la mort n’a plus sur lui d’empire; il est mort au péché une fois pour toutes, et sa vie est désormais une vie pour Dieu ».

Saint Paul conclut son exposé par cette application adressée à ceux qui, par le baptême, participent à la mort et à la vie du Christ, leur modèle: « Ainsi, vous-mêmes, regardez-vous comme morts au péché et comme vivant pour Dieu, par Jé-sus-Christ », à qui vous êtes incorporés par la grâce baptismale: ITA ET VOS exis-timate: vos mortuos quidem esse peccato, viventes autem Deo in Christo Jesu (Rom. VI. 3-13).

Telles sont les paroles du grand apôtre: d’après lui, le baptême représente la mort et la résurrection du Christ Jésus, et il pro-duit ce qu’il représente: il nous fait mourir au péché, il nous donne de vivre en Jé-sus-Christ.

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Pour que vous compreniez davantage cette profonde doctrine, nous devons mettre en lumière ce double aspect de la vie du Christ qui se reproduit en nous dès le baptême et

5 « L’homme pécheur, dit saint Thomas, est enseveli, par le baptême, dans la passion et la mort du Christ; c’est comme s’il souffrait et mourait lui-même des souffrances et de la mort du Sauveur. Et comme la passion et la mort du Christ ont le pouvoir de satis-faire pour le péché et pour toutes les dettes du péché, l’âme qui est associée par le baptême a cette satis-faction est libre de toute dette en vers la justice de Dieu.» III, q, LXIX, a. 2.

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doit marquer notre existence entière.Comme je vous l’ai dit, le plan divin de

l’adoption surnaturelle conférée à Adam a été traversé par le péché; le péché du chef du genre humain se transmet à toute sa race et exclut celle-ci du royaume éternel. Pour que les portes du ciel fussent rou-vertes, il fallait une réparation de l’offense divine, une satisfaction adéquate et to-tale, qui effaçât la malice infinie du péché; l’homme, simple créature, était incapable de la fournir. Le Verbe incarné, Dieu deve-nu homme, s’en est chargé; et à cause de cela, toute sa vie, jusqu’au moment de la consommation de son sacrifice, a été mar-quée d’un caractère de mort. — Certes, notre divin Sauveur n’a ni contracté la faute originelle, ni commis de péché per-sonnel, ni subi les conséquences du péché incompatibles avec sa divinité, telles que l’erreur, l’ignorance, la maladie: il est en tout semblable à ses frères, sauf qu’il n’a point connu le péché; il est plutôt l’Agneau qui efface les péchés du monde, il vient pour sauver les pécheurs. — Mais Dieu a placé sur lui l’iniquité des pécheurs; et le Christ ayant accepté, dès son entrée en ce monde, le sacrifice que son Père ré-clamait de lui, toute son existence, de la crèche au Calvaire, porte la marque de victime 6. Voyez-le dans les humiliations de Bethléem; voyez-le fuir devant la co-lère d’Hérode; vivre dans le labeur d’un atelier; voyez-le, durant sa vie publique, souffrir la haine de ses ennemis; durant sa douloureuse passion, depuis l’agonie qui le remplit d’ennui et d’angoisse, jusqu’à l’abandon par son Père sur la croix, être comme « un agneau mené à la bouche-rie (Jerem. XI, 19), comme un ver de terre maudit et foulé aux pieds » (Ps. XXI, 7), car « il était venu en la ressemblance de la chair du péché » (Rom. VIII, 3); propitia-tion pour les crimes du monde entier, il ne solde la dette universelle que par sa mort sur un gibet.

Cette mort nous a valu la vie éternelle. — Jésus-Christ fait mourir, détruit le péché au moment même où la mort le frappe, lui, l’innocent, victime de tous les péchés des

6 Le Christ pourtant ne peut pas être dit, au sens strict du mot, « pénitent »; un « pénitent » doit solder à la justice une dette personnelle; le Christ est un « pon-tife saint et immaculé »; la dette qu’il solde est celle du genre humain, mais il ne la solde que parce qu’il s’est substitué, par amour, à nous tous.

hommes.Mors et vita duello conflixere mirando;

Dux vita mortuus regnat vivus —Séquence du jour de Pâques—.

« La mort et la vie se sont livré un combat singulier; l’auteur de la vie meurt, — mais, revenu à la vie, il règne ». Le prophète avait jadis exalté par avance ce triomphe du Christ: « O mort, je serai ta mort; ô mort, où est ta victoire »? Et saint Paul, reprenant ces mêmes paroles, répond « La mort est absorbée dans la victoire du Christ » sortant du tombeau (I Cor. XV, 54-55; cfr Osée, XIII, 14). Mortem nostram mo-riendo destruxit et vitam resurgendo repara-vit (Préface du temps pascal).

Car une fois ressuscité, le Christ Jésus a repris une vie nouvelle. Le Christ ne meurt plus, « la mort n’aura plus d’empire sur lui»; il a détruit le péché une fois pour toutes, et sa vie est désormais une vie pour Dieu, vie glorieuse qui sera couronnée au jour de l’As-cension.

Vous me direz: la vie du Christ n’a-t-elle pas toujours été une vie pour Dieu? — Oh! certainement, le Christ Jésus n’a vécu que pour son Père: en entrant dans le monde, il s’est livré tout entier pour faire la vo-lonté de son Père, Ecce venio ut faciam, Deus, voluntatem tuam (Hebr. X, 9); c’est là sa nourriture: Meus ci bus est ut faciant voluntatem ejus qui misit me (Joan. IV, 34). Même sa passion, il l’accepte parce qu’il aime son Père: Ut cognoscat mun- dus quia diligo Patrem (Ibid. XIV, 31); mal-gré la répulsion de sa sensibilité, il prend le calice offert à l’agonie, et il n’expire que quand il a tout consommé. Il peut vraiment résumer toute sa vie en disant « qu’il a toujours accompli ce qui plaît à son Père»: Qua placita sont ei facio semper (Ibid. VIII, 29) car ce qu’il a toujours recherché, c’est la gloire de son Père: Non quaro gloriam meam, sed honorifico Patrem meum (Ibid. VIII, 49-50).

Ainsi donc, il est vrai que, même avant sa résurrection, Notre-Seigneur n’a vécu que pour Dieu, sa vie n’a été vouée qu’aux inté-rêts et à la gloire de son Père; mais, jusque là, elle est, tout entière aussi, nuancée du caractère de victime. — Tandis que, une fois sorti du tombeau, libre désormais de toute dette envers la justice divine, le Christ ne vit plus que pour Dieu. C’est désormais une vie parfaite, une vie dans toute sa plénitude

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et sa splendeur, sans infirmité aucune, sans aucune perspective d’expiation, de mort, ni même de souffrance: Mors illi ultra non dominabitur. Tout, dans le Christ ressusci-té, porte le caractère de vie; vie glorieuse, dont les prérogatives admirables de liberté, d’incorruptibilité se manifestent, dès ici-bas, aux regards éblouis des disciples, dans son corps délivré de toute servitude; vie qui est un cantique ininterrompu d’action de grâces et de louanges, vie qui sera exal-tée à jamais au jour de l’Ascension, quand le Christ prendra définitivement possession de la gloire due à son humanité.

Ce double aspect de mort et de vie, qui caractérise l’existence du Verbe incarné parmi nous, et qui atteint son maximum d’intensité et d’éclat dans sa passion et dans sa résurrection, doit être reproduit par chaque chrétien, par tous ceux que le baptême incorpore au Christ.

Devenus disciples de Jésus dans la fon-taine sacrée, par un acte qui symbolise et sa mort et sa résurrection, nous de-vons reproduire et cette mort et cette résurrection durant les jours que nous avons à passer ici-bas. — C’est ce que dit bien saint Augustin: « Notre voie, c’est le Christ; regardez donc le Christ: il est venu souffrir, pour mériter la gloire; chercher le mépris, pour être exalté; il est venu mourir, mais aussi ressusciter » (Sermo LXII, c. 11). C’est l’écho même de la pen-sée de saint Paul: Ita et vos existimate, « Vous devez vous regarder comme morts au péché 7, comme ayant renoncé au pé-ché, pour ne plus vivre que pour Dieu ».

Quand nous contemplons le Christ, que trouvons-nous en lui? Un mystère de mort et de vie: Traditus est propter delicta nos-tra et resurrexit propter justificationem nostram (Rom. IV, 25). — Le chrétien re-prend, dans son existence, ce double élé-ment, qui l’assimile au Christ. Saint Paul est très explicite là-dessus: « Ensevelis, dit-il, avec le Christ dans le baptême, vous avez été, dans le même baptême, ressusci-tés avec lui; vous qui étiez morts (à la vie éternelle) par vos péchés, il vous a ren-dus à la vie éternelle, après vous avoir par-donné toutes vos offenses » (Col. II, 12-13). Comme le Christ a laissé dans le tombeau

7 « Vivre au péché, mourir au péché » sont des ex-pressions familières à saint Paul; elles signifient « de-meurer dans le péché, renoncer au péché ».

des linceuls, image de son état de mort et de sa vie passible, ainsi nous avons lais-sé dans les eaux baptismales tous nos péchés; de même que le Christ est sor-ti libre et vivant du sépulcre, de même, nous sommes sortis de la fontaine sacrée, non seulement purifiés de toute faute, mais l’âme ornée, par l’opération de l’Esprit, de la grâce, principe de vie divine, avec son cor-tège de vertus et de dons. L’âme est devenue le temple où la sainte Trinité habite, et l’objet des complaisances divines.

- IV -

Il y a une vérité que nous ne devons pas perdre de vue et que saint Paul nous a déjà insinuée: c’est que cette vie divine que Dieu nous donne n’est qu’à l’état de germe: elle devra croître et s’épanouir, — tout comme notre renoncement et notre «mort au péché» doivent se renouveler et se soutenir sans cesse.

Nous avons tout perdu d’un coup par une seule faute d’Adam, mais Dieu ne nous rend pas en une seule fois au bap-tême toute l’intégrité du don divin; il laisse en nous, pour y être une source de mérites par les luttes qu’elle provoque, la concupiscence, foyer du péché, qui tend à diminuer et à détruire la vie divine. En sorte que notre existence entière doit ré-aliser ce que le baptême inaugure; par le baptême, nous communions au mystère et à la vertu divine de la mort et de la vie ressuscitée du Christ. La « mort au péché » est opérée; mais, à cause de la concupiscence qui demeure, nous devons maintenir cette mort par notre renoncia-tion continuelle à Satan, à ses inspira-tions et à ses oeuvres, aux sollicitations du monde et de la chair. La grâce est, en nous, principe de vie, mais c’est un germe que nous devons développer; c’est ce royaume de Dieu en nous que Notre-Sei-gneur compare lui-même à une semence, au grain de sénevé qui devient un grand arbre. Ainsi en est-il de la vie divine en nous.

Voyez comment saint Paul nous expose cette vérité: « Par le baptême vous avez dépouillé le vieil homme, avec ses œuvres de mort (celui qui descend d’Adam) ; vous avez revêtu l’homme nouveau créé dans la justice et la vérité (l’âme régénérée en

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Jésus-Christ par l’Esprit-Saint), qui se re-nouvelle sans cesse à l’image de celui qui l’a créé » (Col. III, 9-10). Il dit la même chose à ses chers fidèles d’Ephese « Vous avez été instruits, à l’école du Christ, à vous dépouiller, eu égard à votre vie pas-sée, du vieil homme corrompu par les convoitises trompeuses, à vous renouve-ler dans le plus intime de votre âme, et à revêtir l’homme nouveau créé selon Dieu dans une sainteté et une justice véri-tables» (Ephes. IV, 20-24). Ici-bas, donc, tant que nous accomplissons notre pèle-rinage terrestre, nous devons poursuivre cette double opération de mort au péché et de vie pour Dieu: Ita et vos existimate.

Dans les desseins de Dieu, cette mort au péché est définitive, et cette vie est, de sa nature, immortelle; mais nous pou-vons perdre cette vie et retomber dans la mort par le péché. Notre œuvre sera donc de préserver, de conserver et de dé-velopper ce germe jusqu’à ce que nous arrivions, le dernier jour, à la plénitude de l’âge du Christ. Toute l’ascèse chrétienne dérive de la grâce baptismale; elle ne va qu’à faire éclore, dégagé de tout obsta-cle, le germe divin jeté dans l’âme par l’Eglise au jour de l’initiation de ses en-fants. La vie chrétienne n’est autre chose que le développement progressif et conti-nu, l’application pratique, à travers toute notre existence, du double acte initial posé au baptême, du double résultat sur-naturel de mort » et de « vie » produit par ce sacrement; c’est là tout le programme du Christianisme.

De même aussi, notre béatitude finale n’est autre chose que la libération totale et définitive du péché, de la mort et de la souffrance, et l’épanouissement glorieux de la vie divine déposée en nous avec le caractère de baptisé.

Comme vous le voyez, c’est la mort et la vie mêmes du Christ qui se repro-duisent en nos âmes, depuis l’instant du baptême; mais la mort est pour la vie. Oh! si nous comprenions les paroles de saint Paul: Quicumque in Christo baptizati estis, Christum induistis, « Vous tous qui êtes baptisés, vous avez revêtu le Christ» (Gal. 3, 27). Non pas seulement revêtu comme un vêtement extérieur, mais revê-tu intérieurement8. Nous sommes «gref-8 Cette vérité est signifiée par la robe blanche que revêtaient les néophytes au sortir de la fontaine

fés » sur lui, en lui, dit saint Paul, car « il est la vigne et nous sommes les branches » et, c’est sa sève divine qui coule en nous9, pour nous « transformer en lui »: In eamdem imaginem trans formamur. Par la foi en lui, nous l’avons reçu au bap-tême; sa mort devient notre mort à Satan, à ses œuvres, au péché; sa vie devient notre vie; cet acte initial qui nous fait en-fants de Dieu, nous a rendus les frères du Christ, nous a incorporés à lui, nous a faits membres de son Église, animés de son Esprit. Baptisés dans le Christ, nous sommes nés, par la grâce, à la vie divine dans le Christ. C’est pourquoi, dit saint Paul, nous devons marcher in novitate vitro ((Rom. VI, 4). Marchons, non plus dans le péché auquel nous avons renon-cé, mais dans la lumière de la foi, sous l’action de l’Esprit divin, qui nous donnera de produire par nos bonnes oeuvres de nombreux fruits de sainteté.

Renouvelons souvent la vertu de ce sa-crement d’adoption et d’initiation, en en renouvelant les promesses, afin que le Christ, né ce jour-là dans nos âmes par la foi, croisse de plus en plus en nous ad glo-riam Patrie. C’est là une pratique de pié-baptismale; à présent, au baptême des enfants, le prêtre, après l’ablution régénératrice, place un voile blanc sur la tête du baptisé.9 Si radix sancta et rami: Tu autem cum oleaster esses... socius radiais et pinguedinis olivae factus es, Rom. XI, 16 sq. Voici une magnifique prière de l’Église, qui contient toute cette doctrine: à noter qu’elle se dit le samedi de Pentecôte, un peu avant la bénédiction solennelle des fonts baptismaux et la collation du baptême aux catéchumènes: « Dieu tout-puissant et éternel, vous avez fait connaître à votre Église, par votre Fils unique, que vous étiez le vigneron céleste; vous soignez avec amour, afin qu’elles portent des fruits plus abondants, les branches que leur union à ce même Christ, vraie vigne, rend fécondes: que les épines du péché n’envahissent point les cœurs de vos fidèles, que vous avez fait passer par la fontaine baptismale, comme une vigne transplantée d’Egypte: pro-tégez-les par votre Esprit de sanctification, afin qu’abondent en eux les richesses d’une incessante moisson de bonnes oeuvres s: Omnipotens sempi-terne Deus, qui per Unicum Filium tuum Ecclesiae demonstrasti te esse cultorem, omnem patmitem, fructum in eodem Christo tuo qui vera vitis est, afferentem, clementer excolens ut’ fructus affe-rat amphores; fidelibus tuis quos velut vineam ex Egypto per fontem baptismi transtulisti, nul-lae peccatorum spine praevaleant, ut Spiritus tui sanctificatione muniti, perpetua fruge ditentur.

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té très utile. — Voyez saint Paul: dans sa lettre à son disciple Timothée, il le supplie de « ressusciter dans son âme la grâce de son ordination sacerdotale ». Je veux vous dire la même chose de la grâce baptis-male: faites revivre en vous la grâce reçue au baptême, en renouvelant les voeux que vous y avez faits. Quand avec foi et amour, par exemple, le matin après la communion, alors que Notre-Seigneur est réellement présent dans notre coeur, nous renouvelons en nous les dispositions de repentir, de re-noncement à Satan, au péché, au monde, pour ne nous attacher qu’au Christ et à son Église, alors la grâce du baptême jaillit pour ainsi dire du fond de notre âme, où le caractère de baptisé demeure gravé indé-lébile; et cette grâce produit, par la vertu du Christ qui habite en nous avec son Es-prit, comme une nouvelle mort au péché, comme une nouvelle force de résistance au démon, comme un nouvel influx de vie di-vine, comme une nouvelle intensité d’union avec JésusChrist.

Ainsi, « chaque jour, dit saint Paul, l’homme terrestre, l’homme naturel approche de plus en plus de la mort; mais l’homme intérieur, celui qui a reçu la vie divine par la naissance surnaturelle du baptême, celui qui a été re-créé dans la justice du Christ, l’homme nou-veau, celui-là, se renouvelle de jour en jour »: Licet is, qui foris est, poster homo corru-mpatur, tamen is, qui intus est, RENOVATUR DE DIE IN DIEM (II Cor. IV, 16).

Et ce renouvellement, inauguré au bap-tême, continue durant toute notre existence chrétienne, demeure jusqu’à ce que nous aboutissions à la perfection glorieuse de l’immortalité éternelle: Qum enim videntur, temporalia sunt; qus autem non videntur, sterna sunt (Ibid. 18). « Ici-bas, dit-il en-core, cette vie est cachée au fond de l’âme; elle se traduit, certes, au dehors, par des oeuvres; mais le principe en est caché au dedans de nous; au dernier jour seulement, quand le Christ, notre vie, apparaîtra, alors nous apparaîtrons, nous aussi, dans la gloire ». Mortui estis et vita vestra abscondita est cum Christo in Deo; cum CHRIS-TUS appa-ruerit VITA VESTRA, tune ET VOS apparebi-tis cum ipso in gloria (Col. III, 3-4).

En attendant que vienne ce jour bien-heureux où notre renouvellement intérieur éclatera dans son éternelle beauté, nous devons souvent, du fond du coeur, remer-cier Dieu de l’adoption divine donnée au

baptême: c’est la grâce initiale d’où dé-rivent pour nous toutes les autres. — Toute notre grandeur a sa source au baptême qui nous a donné la vie divine; sans cette vie divine, la vie humaine, si brillante soit-elle extérieurement, si remplie qu’elle paraisse, n’a aucune valeur pour l’éternité; c’est le baptême qui donne à notre vie le principe de sa véritable fécondité. — Cette recon-naissance doit se manifester par une géné-reuse et constante fidélité à nos promesses baptismales. Nous devons être si pénétrés du sentiment de notre dignité surnaturelle de chrétien que nous rejetions ce qui peut la ternir et ne recherchions que ce qui lui est conforme10.

La gratitude est le premier sentiment que doit faire naître en nous la grâce bap-tismale; la joie est le second. — Nous ne devrions jamais penser à notre baptême sans un profond sentiment d’allégresse in-térieure. Au jour du baptême, nous sommes nés, en principe, à la béatitude éternelle; nous en tenons même le gage dans cette grâce sanctifiante qui nous y a été donnée; entrés dans la famille de Dieu, nous avons le droit de participer à l’héritage du Fils unique. Quel motif de joie plus grand pour une âme, ici-bas, que de penser qu’en ce jour du baptême, le regard du Père éternel s’est posé sur elle avec amour, et que le Père l’a appelée, en lui murmurant le nom d’enfant, à participer aux bénédictions dont le Christ est comblé?

Enfin et surtout, nous devons laisser al-ler notre âme à une grande confiance. — Dans nos relations avec notre Père des cieux, nous devons nous souvenir que nous sommes ses enfants, par la participation à la filiation du Christ Jésus, notre frère aîné. Douter de notre adoption, des droits qu’elle nous donne, c’est douter du Christ lui-même. Ne l’oublions jamais: nous avons revêtu le Christ au jour de notre baptême: Christum induistis, ou plutôt nous avons été incorporés à lui; nous avons donc le droit de nous présenter devant le Père éternel et de lui dire: Ego sum primogenitus tous; de parler au nom de son Fils, de solliciter de lui, avec une confiance absolue, tout ce dont nous avons besoin.

Quand elle nous créait, la Trinité sainte le

10 Deus... da cunctis qui christiana profession censen-tur et illa respuere quae busc inimica sunt nomini (mort au péché) et ea quae sunt opta sectari (vie pour Dieu). Oraison du 3e dimanche après Pâques.

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faisait « à son image et à sa ressemblance »; quand elle nous confère l’adoption au baptême, elle grave en nos âmes les traits mêmes du Christ. Et c’est pourquoi lorsqu’il nous voit revêtus de la grâce sanctifiante, qui nous fait ressembler à son divin Fils, le Père ne peut que nous accorder ce que nous lui demandons, non de nous-mêmes, mais en nous appuyant sur celui en qui il a mis ses complaisances.

Telle est la grâce et la puissance que nous

apporte le baptême: de nous rendre, par l’adoption surnaturelle, frères du Christ, capables, en toute vérité de partager sa vie divine et son héritage éternel: Christum in-duistis.

O chrétien, quand reconnaîtras-tu ta grandeur et ta dignité?... Quand proclame-ras-tu, par tes oeuvres, que tu es de race divine?... Quand vivras-tu en digne disciple du Christ?...

COMMENTAIRES SUR LE NOTRE-PÈEREpar

Saint-Françcois de Sales

La priere immédiate est toute filiale, pleine d’amour et de confiance; elle s’addresse à Dieu comme à nostre Pere et nostre Chef souverain. Nostre Sei-gneur nous a luy mesme enseigné cette methode en l’Oraison Dominicale (Mt 6,9 Lc 11,2), qu’il commence par cette parole: Nostre Pere. O Dieu, que c’est une parole pleine d’amour que celle cy, et qu’elle remplit le coeur de douceur et de confiance filiale! Ce que vous verrez par les demandes qui se font en la mesme Oraison, en laquelle on parle immédiatement à Dieu; car apres l’avoir appellé du nom de Pere on luy demande son Royaume et que sa vo-lonté soit faite ça bas en terre comme elle serait là haut au Ciel. O que ces requestes sont grandes, qu’elles sont amoureuses et confiantes!

Père éternel, Père de Notre-Seigneur Jé-sus-Christ, Père des lumières, (Jc 1,17) Père saint, Père très doux et aimant, Père Créateur de l’univers: quand méritai-je de vous appe-ler Père, moi terre, poussière et cendre (Gn 18,27) , le dernier de tous vos serviteurs? Et quel bien avez-vous découvert en moi ou en quelqu’autre enfant d’Adam, pour que vous ayez voulu être notre Père? «Qui êtes-vous, Seigneur, et qui suis-je?» Vous êtes le Dieu d’infinie majesté, Roi des rois, Seigneur des seigneurs (Ap 17,14 Ap 19,16) , Saint des Saints, gloire des Anges et allégresse de tous les Bienheureux. En votre présence, les cieux, la terre et tout ce qu’ils contiennent, sont moins qu’un petit grain de sable en face du monde entier; moi, d’autre part, je suis un petit ver de terre, pécheur et enfant d’Adam

pécheur, qui si souvent ai offensé votre sou-veraine Majesté: et cependant, vous voulez que je vous appelle Père! Oh! Quelle excel-lence, quelle dignité me donnez-vous! Qu’il vous plaise, Seigneur, que mon âme la sache reconnaître et qu’elle vous rende les dues ac-tions de grâce pour tant de bienfaits. Mais parce que je ne suffis pas à cela, je prie les Anges de m’aider à louer et remercier conti-nuellement votre Majesté.Père, je dois confesser deux choses: l’une, que ce don et ce grand bienfait vient de votre bonté infinie et de l’amour infini que vous avez pour moi; l’autre, que ce mot de Père sied bien sur les lèvres de votre Fils unique mon Seigneur Jésus-Christ, qui est votre Fils par une éternelle et consubstantielle généra-tion, mais sur les miennes, moi qui suis un si grand pécheur, il ne sied pas, il ne convient pas, je ne mérite pas, Seigneur, un si grand bien. Cependant, puisqu’il plaît ainsi à votre Majesté, de grand coeur désormais je vous appellerai Père et je jouirai de ce doux nom de Père.Ce mot m’atteste l’amour immense que vous me portez, Seigneur; c’est pourquoi votre Évangéliste, émerveillé, dit: Voyez quel amour le Père nous a témoigné, que nous soyons appelés enfants de Dieu, et que nous le soyons en effet (Ep 3,1). Il m’apprend aussi et m’avertit également que je dois vous aimer de tout mon coeur: je vous aime, Sei-gneur, ma Force, mon rocher, mon refuge, mon libérateur et mon Père (Ps 17,2). Quel fils ingrat peut-on trouver au monde, qui ayant un Père bon, saint, doux, glorieux et aimant comme vous l’êtes, il ne l’aime pas? O Père, où trouverons-nous quelqu’un qui soit aussi bon, aussi saint, aussi doux et aimant

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que vous l’êtes? Donc, Père, que de mon coeur soit chassé tout autre amour, qu’il soit enflammé, afin qu’entre vous, mon Père, et moi votre enfant il y ait un continuel amour réciproque.Ce mot de Père m’excite à vous demander les choses qui me sont nécessaires, car le père ne refuse jamais à son enfant ce qu’il voit lui être nécessaire, pourvu qu’il puisse le lui donner. Je sais, mon Père, que vous pouvez et que vous voulez; vous pouvez, parce que vous êtes tout-puissant; vous voulez, parce que vous êtes tout bon. Les besoins ne me manquent pas: je suis blessé par beaucoup de péchés, il me faut des remèdes; vous, Père, vous êtes le médecin qui guérit toute langueur et soigne toute infirmité (Mt 4,23) . Ayez donc pitié de moi, Seigneur, car je suis faible; guérissez-moi, Seigneur, car mes os sont tremblants (Ps 6,3) , et je serai guéri. Seigneur, guérissez cette âme, voyez comme elle se présente devant vous toute blessée. - (Ici elle montre toutes ses blessures d’or-gueil, d’avarice, de luxure, etc., et affectueu-sement elle demande la santé.)En outre, ô Père, je suis nu et dépouillé des vêtements des vertus. Revêtez-moi, ô Père, vous qui revêtez le ciel de, tant d’étoiles et la terre de tant de fleurs; donnez-moi la robe nuptiale (Mt 17,2) de la charité, afin que je puisse paraître à vos noces; la robe de l’obéissance, afin que j’obéisse à vos com-mandements et à vos lois; la robe de l’humi-lité, afin que je sois agréable à vos yeux. Re-vêtez-moi des riches vêtements des vertus infuses; donnez-moi la parfaite foi, la ferme espérance, l’ardente charité.Je vous demande, ensuite, ô bon Père, que vous daigniez exercer envers-moi les of-fices de père. Le père frappe le fils quand il s’égare, afin qu’il se corrige, parce qu’au-trement, s’il ne le frappait pas, il ferait pire, et parfois serait même pendu. Frappez-moi, Seigneur, avec miséricorde. Je vous de-mande, Seigneur, la verge avec votre miséri-corde; brûlez, tranchez ici-bas, afin que vous me pardonniez dans l’éternité. Et si je ne m’amende pas, appesantissez, ô Père, votre sainte main et frappez-moi plus fort avec des tribulations, des maladies, des afflictions, et des angoisses. Que la pourriture entre dans mes os et qu’elle me consume au-dedans de moi, afin que je sois en repos au jour de la tribulation et que je me joigne à notre peuple pour marcher avec lui;() je vous prie, ô bon Père, que dans ces os entre la pourriture,

c’est-à-dire que, comme un autre Job, mon corps soit couvert de plaies et flagellé, pour-vu que mon âme soit en repos au jour de la tribulation, qui est celui de la mort, et soit du nombre de vos enfants qui sont ce peuple céleste, ceint de gloire et de béatitude.Le père, après avoir châtié et frappé son en-fant, lui fait quelques caresses. Père, après m’avoir frappé pour mes folies avec votre miséricorde, daignez me visiter par quelque consolation spirituelle, caressez cette âme par la suavité intérieure, afin qu’elle brûle de votre amour et ne cesse point de vous louer.Oh! quelle consolation excite dans mon âme cette parole: Père, et non seulement conso-lation, mais allégresse, joie et souverain contentement. Vous ferez entendre à mon coeur des paroles de joie et d’allégresse, et mes os humiliés exulteront (Ps 50,10), disait le saint Prophète; et cependant, ce nom de Père, ne lui était pas encore révélé. Et moi, que dirai-je? Père, vous m’avez fait entendre des paroles de joie et d’allégresse; oh! quelle est ma joie, quelle mon allégresse lorsque cette douce parole, Père, résonne à mes oreilles! Mon âme humiliée, mes os anéan-tis à cause de la multitude de mes péchés, se récréent et prennent une nouvelle vigueur entendant cette parole: Père. Quelle plus grande joie puis-je avoir que de me ressou-venir que j’ai un Père si bon, qu’il est la bonté même; si saint, qu’il est la sainteté même; si sage, qu’il est la sagesse même, et enfin si puissant, qu’il peut toutes choses au Ciel, sur la terre et dans les abîmes. Que les riches se réjouissent de leurs richesses, les puissants de leur puissance, les sages de leur sagesse: pour moi, je me réjouirai dans mon Seigneur, () parce qu’il est Père et notre Père. Ceux-ci mettent leur confiance dans leurs chars et ceux- là dans leurs chevaux; nous, nous exulterons dans le nom de notre Dieu (Ps 19,8). Seigneur, que mon esprit tressaille en vous, ô Dieu notre Sauveur et notre Père (Lc 1,42). Ce mot de Père me montre votre soin et combien est grande votre providence à mon égard et à l’égard de tous. Chaque jour, ô Père, vous préparez la table et faites le festin pour le monde entier, et je participe toujours à ce festin; chaque jour vous faites que le soleil nous éclaire, nous vos enfants, et le soir vous cachez cette belle lampe et il semble en certaine façon que vous éteigniez cette belle lumière afin que nous, vos en-fants, puissions reposer et prendre le som-meil; vous occupez, Seigneur, le ciel et la

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terre à mon service, et vous m’avez même confié aux soins des Anges: tout cela afin que j’obtienne l’héritage réservé à vos en-fants, qui est le Royaume des Cieux. Par là je reconnais quel Père prévoyant vous êtes pour nous, qui sommes vos fils.Enfin, ce mot de Père m’encourage, afin que lorsque je tomberai je coure me jeter dans vos bras avec contrition, car je serai reçu bien plus amoureusement que l’enfant pro-digue. Et maintenant, me souvenant des fautes passées, je cours vers vous, Père, et je dis: Père, j’ai péché contre le ciel et contre vous, je ne suis pas digne d’être appelé votre Fils; traitez-moi comme l’un de vos merce-naires (Lc 15,18). Ou bien, Père, parce que je connais votre miséricorde et l’amour que vous me portez, venez à ma rencontre, ou-vrez les bras de votre miséricorde, embras-sez cet enfant prodigue, donnez-moi la robe d’innocence, l’anneau de la foi vive, les sou-liers des exemples de vos Saints que je dois imiter. Donnez-moi, ô Père, le veau gras, c’est-à-dire votre Fils béni dans le Très Saint Sacrement, afin qu’il soit la nourriture de mon âme et (des mots manquent)... par sa grâce la plus abondante.Pour conclusion, ô Père, cette parole très douce est un verbe abrégé (Rm 9,28) qui contient toute douceur, comme la manne que vous donnâtes jadis à manger à votre peuple dans le désert;(Ex 16,14) et moi, je suis heureux que ce mot, Père, soit une nourri-ture très savoureuse pour mon âme. Il suffi-sait à l’apôtre Paul de savoir seulement et de comprendre Jésus-Christ crucifié (1Co 2,2) et à moi il suffit de savoir et de comprendre cette parole: Père, parce que la comprenant, je saurai que vous m’avez pris pour votre fils adoptif, qui est la plus grande dignité qui existe au Ciel et sur la terre après celle de fils naturel, qui appartient en propre à votre Fils unique et mon Seigneur Jésus-Christ.

Sur cette parole: Notre

Vous êtes, Seigneur, notre Père: qu’elle est grande votre bonté! Vous ne vous contentez pas de communiquer ce nom de Père à vos Anges et à vos Saints qui sont dans votre maison, mais vous voulez aussi le commu-niquer à ceux qui sont dans ce monde, et non seulement aux riches et aux puissants, mais aux plus pauvres bergers qui, sur les ponts et dans les forêts, dorment sur la terre nue. Il me semble, Seigneur, que vous êtes

comme le soleil qui communique sa lumière et envoie ses rayons à la plus petite fleur de la montagne comme à la montagne même; ainsi vous, mon Seigneur, communiquez éga-lement votre nom si doux de Père aux grands et aux petits, aux riches et aux pauvres, et vous voulez que pour cela nous vous appe-lions nôtre.Dans ces deux mots: Notre Père, vous me découvrez, Seigneur, un autre grand mys-tère: c’est que vous voulez que j’aime beau-coup votre sainte loi d’amour et de charité, car vous l’avez toute ramenée à votre amour et à l’amour du prochain. Par la première parole, Père, vous me demandez l’amour pour votre très souveraine Majesté; par la seconde, nôtre, vous me demandez d’aimer mon prochain, puisque vous me le donnez pour frère et vous voulez que je prie pour lui.Vous êtes notre Père, parce que vous nous avez créés: Vos mains Seigneur, m’ont formé (Jb 10,8); n’abandonnez pas l’ouvrage de vos mains (Ps 137,8). Vous êtes notre Père parce que vous nous avez achetés avec le précieux sang de votre Fils, l’Agneau imma-culé, notre Christ Jésus (1P 1,15), avec qui nous avons été adoptés pour vos enfants. Vous êtes notre Père parce que vous nous consolez très suavement dans cette vallée de larmes. Enfin vous êtes notre Père parce que, après cette vie de travaux et de péni-tence, vous nous préparez une vie de repos et d’éternelle béatitude.Enfin vous êtes notre Père parce que vous vous employez tout entier pour nous, si pauvres, et parce que vous nous avez tout communiqué en ce monde dans le Très Saint Sacrement; et puis, au Ciel, vous vous com-muniquerez plus manifestement, nous dé-couvrant votre bienheureuse essence, les trésors infinis de votre béatitude et la gloire de votre Majesté. Faites donc, je vous en prie, ô Père, que puisque vous êtes tout nôtre, je sois aussi votre enfant; vous, Père, et moi fils. Ces mots: Notre Père, siéront bien sur mes lèvres quand mon âme et mon corps se-ront tout vôtres, puisque vous êtes tout à nous.

Sur ces mots: Qui êtes aux Cieux

Je sais, Seigneur, que vous êtes partout et que les cieux et la terre (Is 6,3), sont pleins de votre gloire; et même je sais, Père, que vous tenez l’univers dans vos mains et que vous le conservez, car s’il en était autre-

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ment, toutes choses retourneraient dans le néant d’où vous les avez tirées. Vous êtes aussi, ô Père, dans les Cieux, où vous glori-fiez cette immense multitude d’Anges et de Saints qui sont continuellement présents de-vant le trône de votre gloire, vous adorant en toute révérence. Quand sera-ce, ô Père, que mon âme sera comme un ciel, élevée de la terre par la force de l’amour; ornée d’au-tant de vertus que le ciel contient d’astres et d’étoiles; ferme et forte en votre service, sans jamais tomber, ainsi que les cieux qui ne tombent pas, afin qu’elle soit toute belle et agréable devant votre face et que vous, Père, daigniez y habiter comme en un ciel très beau?Je vous demande encore, ô Père, qu’afin que mon âme soit un ciel et la demeure de votre très souveraine Majesté, elle puisse se mou-voir comme les cieux, selon le mouvement du premier moteur. Vous êtes le premier et sou-verain Moteur; que mon âme n’ait de mouve-ment que par votre sainte volonté, afin qu’en toutes choses elle se rende conforme à votre vouloir.Vous êtes aux Cieux, ô Père (Sg 7,26), c’est-à-dire dans les Anges et dans les Saints; vous les éclairez afin qu’ils vous connaissent, car vous êtes la lumière éternelle (Jn 1,9) qui éclaire tout. Vous êtes, Père, dans les Anges et dans les Saints, et vous les enflammez du feu d’un ardent amour, afin qu’ils vous ai-ment parfaitement, car vous êtes ce feu qui consume toute imperfection.Vous rendez vos Anges aussi prompts que les vents et des flammes de feu vos serviteurs. Vous êtes, Père, dans vos Anges et dans vos Saints, les comblant de béatitude afin qu’ils soient éternellement heureux, car vous êtes la béatitude, la gloire, le repos de cette glorieuse assemblée. Faites, ô Père, que je sois un ange et un saint par grâce, afin que je devienne participant de si grands biens et que mon entendement soit éclairé pour vous connaître. Vous avez donné, ô Père, à votre serviteur François ces deux grandes lu-mières: la première pour connaître votre su-blime Majesté, la seconde pour se connaître lui-même. Donnez-moi, ô Père, cette grande lumière, afin que je vous connaisse comme les Anges et votre serviteur François, vous, mon Dieu, d’infinie vertu, de puissance infi-nie, de sagesse infinie et de beauté infinie. Donnez-moi aussi l’autre grande lumière par laquelle je connaîtrai ma bassesse et ma mi-sère.

Je vous demande aussi, ô Père, que vous daigniez embraser mon coeur du feu du Saint-Esprit, comme vous embrasez les Anges au Ciel, et de même que vous embra-sâtes sur la terre les cœurs des Apôtres le saint jour de la Pentecôte. O Père très heu-reux, envoyez quelques parcelles de ce grand fleuve et de ce grand feu qui procède de votre siège et de l’Agneau (Ap 22,2), c’est-à-dire du Saint-Esprit; envoyez-les à mon âme afin qu’elle brûle de votre amour. Lancez d’en haut le feu dans mes os( Lm 1,13); que ce feu, Père, pénètre jusqu’à la moelle de mon âme, afin que les grandes eaux de la tribula-tion ne puissent éteindre la charité (Ct 8,7). Avec ce grand feu, embrasez mes affections, afin que je n’aille plus mendier les choses viles de la terre, mais qu’entraîné par sa ver-tu je cherche les choses éternelles du Ciel. ()Père saint, il est bien juste que puisque vous, mon Dieu, mon Père et mon héritage (Ps 15,5; Mt 6,20) êtes au Ciel, je ne cherche ni ne m’embarrasse plus de la terre; qu’ai-je à faire de la terre, ô Père, puisque tout mon bien, tout mon trésor est au Ciel? Si vous, mon Père, êtes au Ciel, il suit de là que moi, votre enfant, je suis étranger (Ps 38,13 1P 2,11) dans ce monde et que je marche tou-jours vers ma patrie, qui est le Ciel. Si le pè-lerin, quand il marche, a le corps sur la route et l’âme en la douce patrie, chaque heure lui semblant mille ans pour le désir qu’il a de l’atteindre et de voir son cher père et ses très doux frères, pourquoi n’en sera-t-il pas ain-si de moi? Pourquoi, notre Père, mon âme ne converse-t-elle pas dans les Cieux comme l’âme de votre saint Apôtre qui disait: Notre conversation est dans le Ciel (Ph 3,20), et pourquoi chaque heure de cet exil ne me semble-t-elle pas mille ans? pourquoi ne dé-siré-je pas voir mes chers frères, qui sont les Anges et les Saints? pourquoi, Père, ne réputé-je pas toutes les choses de cette vie, basses, viles et indignes d’y attacher mon coeur, puisque je suis créé pour posséder les biens du Ciel? Il est hors de doute, ô Père, que ce serait un grand déshonneur pour le fils d’un grand prince ou d’un roi d’étriller de ses mains les chevaux ou, avec les mêmes mains, ramasser les immondices et le fumier dans les rues; mais c’est un bien plus grand déshonneur pour moi de ce que sachant, ô Père céleste, que vous m’avez adopté pour votre fils et que vous me préparez des biens infinis, des richesses inestimables et même le royaume du Ciel, je m’abaisse et me rende

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méprisable en recherchant les choses viles et basses de ce monde. Donc, notre Père qui êtes aux Cieux, donnez-moi l’amour des choses célestes, afin qu’aimant celles-là je méprise les choses de la terre et que tout mon amour soit en vous, notre Père du Ciel.Je vous demande enfin, ô Père, que de même que vous remplissez les cieux, qui sont les Anges et les Saints, de gloire, de même vous daigniez remplir mon âme, lorsque, quittant ce monde, elle se présentera devant vous, afin qu’elle soit un «Ciel plein de votre gloire.»

Sur mots: Que votre Nom soit sanctifié

O Père éternel, faites, je vous en prie, que ce Nom si doux et suave soit connu dans le monde entier. Ne tenez pas caché, ô Père, un si riche trésor aux âmes auxquelles vous avez imprimé votre image et ressemblance. (Gn 1,26 Gn 5,11 Gn 9,6) Que l’orient, l’occident et les autres parties du monde sachent que vous êtes Père, que Jésus-Christ est votre Fils unique, coéternel et consubstantiel, et que tous peuvent être vos enfants d’adop-tion. Découvrez, ô Père, et communiquez à toutes les nations cet aimable Nom, afin que toutes s’embrasent et s’enflamment de votre saint amour. Oh! quelle joie serait pour mon âme de voir un jour le monde entier plier le genou pour adorer votre très souveraine Ma-jesté! Père de mon Seigneur Jésus-Christ, si mon sang et ma vie étaient nécessaires pour cela, j’offrirais volontiers mon sang, ma vie et mille vies, si je les avais.Que votre Nom soit sanctifié. Faites, ô Père, que mon âme et celles du monde entier aient toujours une plus claire connaissance de votre Majesté. Nous savons, Père, avec tous les saints, quelle est la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur (Ep 3,8): nous connaissons la largeur de vos bienfaits en-vers nous, qui est plus vaste que la mer et la terre; la longueur de vos promesses, qui sont infinies; la hauteur de votre Majesté, qui est immense: la profondeur de vos jugements, qui sont un abîme.Que votre Nom soit sanctifié. Père saint, toutes vos créatures m’excitent à louer votre saint Nom, à vous bénir incessam-ment: les Anges avec leur douce musique, vous chantent sans cesse de suaves matines, vous louent, vous bénissent et ne cessent de s’écrier: Saint, Saint, Saint, le Seigneur, (Is 6,2 Ap 4,2) Dieu des armées, et ils m’invitent à leur tenir compagnie. Les cieux, avec leurs

continuels mouvements, les étoiles avec leur brillante lumière, et surtout ces deux plus grands luminaires, (Gn 1,16) le soleil et la lune, par la splendeur de leur clarté, m’ex-citent à adorer et bénir votre saint Nom. Tous les éléments, le feu, l’air, l’eau, la terre, les oiseaux qui volent dans l’air, les poissons qui nagent dans la mer, les fleuves, les fontaines, les monts et les vallées, les plantes de la terre et enfin tous les animaux qui la parcourent, me prêchent l’adoration et me disent de vous bénir. Donc, ô Père, que votre Nom soit sanc-tifié (Mt 5,16); daignez faire de moi un saint, afin que je ne cesse de bénir votre souve-raine Majesté et que le monde, voyant que je suis occupé à vous louer et à vous bénir, vous glorifie, ô notre Père, et sanctifie votre Nom qui est béni dans les siècles des siècles (Rm 5,16).

Sur ces paroles: Que votre règne arrive Deuxième demandeJe vous demande, ensuite, ô Père, le royaume des Bienheureux, ce royaume de tous les siècles, si ardemment désiré par un fils, celui où reposeront nos âmes et où elles jouiront. En ce saint royaume, nous vous louerons tou-jours, nous vous aimerons et nous jouirons de vous, ô Père saint, avec votre Fils béni et le Saint-Esprit. O Père saint, que votre règne arrive, parce que c’est dans ce but que vous avez créé nos âmes; que votre règne arrive, parce que c’est pour cela que vous avez voulu que votre Fils mourût sur l’arbre de la croix; que votre règne arrive, pour que je bénisse votre nom: les justes sont dans l’attente de la justice que vous me rendrez (Ps 141,8); vos Anges et tous les Saints dé-sirent ce jour, parce qu’il découvrira en vous, Père, un abîme d’infinie beauté, de puissance infinie; c’est pourquoi ils désirent ardem-ment avoir de nombreux compagnons qui les aident à louer et à aimer votre souveraine Majesté. Dans votre bonté, Seigneur, répan-dez vos bienfaits sur Sion et que les murs de Jérusalem soient bâtis (Ps 1,20). Voyez, ô Père, une bonne partie des murs de votre Jérusalem sont tombés jusqu’au profond de l’enfer; recueillez-nous dans votre bonté, ô Père saint, et placez-nous dans cette glo-rieuse cité, afin que vous puissiez achever de bâtir ses saintes et bénites murailles.Que votre règne arrive: Père saint, bannis de votre royaume, nous sommes «dans cette vallée de larmes.» Faites, ô Père, que nous

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y revenions. Comme les pèlerins désirent la dernière journée qui terminera leur voyage et où ils retrouveront leur ville et leurs de-meures, ainsi nous désirons que votre règne arrive, afin que s’achève notre pèlerinage et que nous entrions dans le séjour que vous nous avez préparé dans votre saint royaume.Que votre règne arrive: nous sommes en guerre; faites, Seigneur, que nous rempor-tions la victoire, afin que nous obtenions le prix qui est votre saint royaume. Vous êtes juste, Seigneur, vous serez trouvé juste dans votre sentence (Ps 118,137). Vous nous avez promis votre royaume; je vous prie donc humblement de ne pas regarder nos démé-rites, mais le sang précieux de votre Fils bien aimé Jésus-Christ Notre-Seigneur: Regar-dez, l’ère, la face de votre Christ, et que par votre Christ votre règne arrive.(Ps 83,10)Que votre règne arrive. Oh! jour heureux! Oh! heure bénie! Quand sera-ce, ô Père, que ce jour s’approchera et que viendra cette heure? Quand viendrai-je et apparaîtrai-je devant votre face (Ps 41,3; Ap 21,18)? Quand verrai-je, ô Père, les murs de votre royaume, travaillés avec des pierres pré-cieuses? Quand frapperai-je à tes portes, ô céleste Jérusalem? Quand verrai-je tes riches palais? Quand jouirai-je de tes beaux jardins revêtus de fleurs éternelles? Quand m’abreu-verai-je à tes sources de vie? O Père saint, quand verrai-je dans votre royaume ces in-nombrables légions d’Anges et de Saints pleins de gloire, ces chœurs de vierges qui, les palmes à la main, chantent et suivent votre Agneau (Ap 7,9 Ap 14,4)? Quand donc mes oreilles entendront-elles la douce mu-sique, l’harmonie des Anges et le concert des Saints qui tous chantent devant vous: Saint, Saint, Saint le Seigneur, Dieu des ar-mées? Que vos tabernacles sont aimables, ô Seigneur des armées! O Dieu des Anges, qu’ils sont beaux, qu’ils sont aimables vos tabernacles! Mon âme s’épuise en soupi-rant après les parvis du Seigneur (Ps 83,2); mieux vaut un jour dans vos parvis que mille (loin de vous). Donc, ô Père éternel qui êtes aux Cieux, afin que je puisse jouir de votre glorieuse présence et voir la gloire de votre Majesté, pour la louer, aimer et bénir (et être enfin, logé parmi) vos fils, je vous prie hum-blement, qu’une fois dépouillé de mon enve-loppe mortelle, votre règne arrive. Que votre règne arrive. Voici, Père, votre royaume: mon corps et mon âme. Dans ce royaume vous voulez régner; je vous le

rends, ô Père, je vous le donne, qu’il soit bien vôtre, puisqu’en réalité il est vôtre; que je ne l’usurpe pas, que je ne le livre plus au démon, au monde ni à la chair, qui sont de très cruels tyrans, mais à vous qui en êtes le vrai Seigneur. Donc, ô Père, que votre règne arrive. Régnez dorénavant en mon âme: en ma mémoire, afin qu’elle se souvienne toujours de vous; en mon intelligence, afin qu’elle considère toujours votre bonté infi-nie et votre grandeur; en ma volonté, afin que sans cesse elle vous aime, vous loue et vous bénisse. Régnez, ô Père, en mon corps et en tous ses sens, afin qu’il s’emploie tout entier à votre saint service et que je sois un royaume où votre Majesté règne paisible-ment dans les siècles des siècles.

Sur ces paroles: Que votre volonté soit faite sur la terre comme au Ciel

Troisième demandePère, je vous prie aussi que votre très sainte volonté soit faite sur la terre comme elle se fait au Ciel. Faites, ô Père, que de même qu’en cette terre des vivants, (Ps 26,13 Ps 141,6) qui est le Ciel, tous les Anges et les Saints font votre divine volonté, ainsi sur cette terre des mourants, qui est ce monde, mon âme fasse votre sainte volonté. Votre volonté, ô Père, est sainte et bonne, la mienne est mau-vaise et sensuelle: que votre volonté, donc, soit faite sur cette terre de mon âme comme au Ciel. Mon âme sera bénie lorsqu’en tout elle se rendra conforme à votre volonté. Père saint, ôtez de mon âme, je vous prie, la vo-lonté propre et greffez en elle la vôtre, afin que toujours votre volonté se fasse et jamais la mienne. Lorsqu’à un arbre on coupe une branche et qu’on y greffe une autre meilleure, bien meilleurs aussi sont ses fruits; enlevez de cet arbre, ô Père, la petite branche de la volonté propre et greffez-y celle de votre vo-lonté sainte; alors je suis sûr qu’il portera de très beaux fruits. Tous mes défauts et péchés procèdent de cette volonté mauvaise. Donc, Seigneur, qu’attendez-vous? Coupez seule-ment ce qui est mien et greffez ce qui est vôtre. Je dirai, ô Père, avec votre Fils bien aimé Notre-Seigneur Jésus-Christ: Père, non pas ma volonté, mais la vôtre soit faite; Père, non ce que je veux, mais ce que vous voulez, Père, que votre volonté soit faite sur la terre comme, au Ciel (Mt 6,9 Mt 26,42 Mc 14,36).Je vous prie aussi, Père, que de même, que

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les esprits angéliques, signifiés par les cieux, font toujours votre très sainte volonté, de même l’âme des pécheurs, représentés par la terre, fasse aussi ce qui est de votre vo-lonté, car de cette manière ils ne vous offen-seront plus.Je vous demande avec instance, ô Père, que votre volonté soit faite en moi et en tous, parce que je suis sûr que votre volonté est que nous soyons tous des saints. Soyez saints, car je suis saint; et: Ce que je veux, c’est votre sanctification (Lv 11,44 Lv 19,2 1Th 4,3). O Source de toute sainteté, faites-nous saints, car telle est votre volonté. Quel est donc l’homme si aveugle d’intelligence qu’il ne désire être saint? Père saint, je ne cherche, je ne désire autre chose, mes ri-chesses, mes biens, mes trésors seront d’être saint. Que votre volonté soit donc faite en moi, afin que je sois saint.Père saint, que votre volonté soit faite sur la terre comme au Ciel. «Votre volonté est que je sois ferme dans la foi, humble dans la conversation, modeste dans mes paroles, juste dans mes actions, miséricordieux avec les nécessiteux, bien réglé dans mes moeurs; que je ne fasse injure à personne, que je sup-porte tous les hommes, qu’avec tous je garde la paix, que je vous aime comme Père, que je vous craigne comme père.» Que votre vo-lonté soit faite. Père, c’est cela que je veux, que je demande, que je désire de tout mon coeur, que votre volonté sainte soit faite en moi. Que l’accomplissement de votre volon-té soit le plaisir, le contentement, la joie de mon âme en tout lieu et en tout temps; car je sais, Père, qu’il est plus utile à mon âme de souffrir tous les tourments du monde, si telle est votre volonté, que de jouir de tous les divertissements et plaisirs des en-fants d’Adam. La joie des Anges, le désir des Saints et la consolation des justes sont en cela: que votre volonté soit faite. Que votre volonté soit faite sur la terre comme au Ciel; je vous prie donc, ô Père, que votre volonté soit faite en moi.Enfin, ô Père, vous et votre Fils bien aimé m’avez déclaré votre volonté quand celui-ci a dit: Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur, de toute votre âme, de tout votre esprit et de toutes vos forces, et votre prochain comme vous-même (Mc 12,30). O Père, puisque votre volonté est que je vous aime de tout mon coeur, de toute mon âme et de toutes mes forces, donnez-moi, ô Père, de faire « ce que vous ordonnez et

ce que vous voulez. « Source de charité, donnez-moi la charité; abîme d’amour infi-ni, donnez-moi l’amour. Allumez, Père, cette lampe de mon âme avec la lumière de votre amour. Vous nous avez ordonné, Père, qu’il y eût toujours du feu sur votre autel (Lv 6,12). Je vous offre, ô Père, mon âme pour autel; faites que le feu de votre amour brûle sans cesse en elle. O Lumière éternelle, « qui éclairez toute lumière et consumez dans l’éternelle splendeur des milliers et des mil-liers d’étincelants flambeaux devant le trône de votre Divinité dès le point du jour! « O Lumière éternelle qui éclairez toute lumière et la conservez dans votre éternelle splen-deur, des milliers et des milliers d’Anges sont devant votre Majesté comme autant de flam-beaux allumés par le feu de votre charité et brûlent continuellement sans se brûler ni se consumer. Permettez- moi, mon Dieu et mon Père, d’approcher de vous, Feu d’amour, ce flambeau de mon âme, afin qu’étant allumé, il brûle sans cesse, vous aimant vous-même et le prochain en vous: ainsi sera faite en moi votre sainte volonté.

Sur ces paroles: Donnez-nous au-jourd’hui notre Pain de chaque jour

Quatrième demandeOui, Père, les enfants ont besoin de pain; ne nous le refusez pas, de peur que nous ne mourions. Donnez-nous, ô Père, notre Pain supersubstantiel (Mt 6,11), votre Fils unique Jésus-Christ Notre-Seigneur dans le Très Saint Sacrement, afin que par ce Pain nous soyons nourris dans la vie spirituelle, nous croissions dans la vertu et nous soyons tellement fortifiés, que nous puissions faire le voyage en cette vallée de larmes, jusqu’à la montagne de Dieu, à Horeb (Ps 83,7 2R 19,8). Père saint, ce Pain est celui que votre Fils nous a apporté, ce sont les choses mer-veilleuses qu’il a opérées, prêchées, endu-rées; faites, ô Père saint, que pendant la du-rée de ce pèlerinage, cette manne céleste ne vienne jamais à nous manquer et que nous goûtions son immense suavité (Sg 16,20).Les yeux de tous les êtres sont tournés vers vous dans l’attente, Seigneur, et vous leur donnez la nourriture en temps opportun (Ps 144,15); les yeux de vos enfants vous re-gardent, ô Père, et demandent ce Pain de vie (Jn 6,35), parce que par lui on mène une vie céleste. Moi donc, Père, l’un de vos en-

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fants, bien que d’ailleurs indigne, grand par les années, mais très petit en mérites, affa-mé et besogneux, je vous demande le pain. Et parce qu’en moi se trouvent deux subs-tances, l’une corporelle, l’autre spirituelle, pour toutes deux je vous demande du pain. Pour le corps, qui est terre, je vous demande le pain de la terre; pour l’âme, qui est es-prit, je vous demande le Pain céleste, le Pain des Anges (Ps 77,25). Or, Père plein de pitié, souvenez-vous que lorsque les petits enfants demandent du pain à leur père, surtout s’ils ont bien faim, ils crient de toutes leurs forces ce mot: Pain, pain! et avec ce mot, comme avec autant de flèches, ils blessent le coeur de leurs pères qui, sur la terre, cherchent du pain pour le donner à leurs enfants. Me voici bien affamé, ô notre Père; écoutez ce mot que je vous adresse: du pain, Père, du pain! Daignez donc, Père saint, ouvrir les entrailles de votre miséricorde (Lc 1,78), et puisque vous le pouvez, secourez-moi et donnez à votre enfant le pain de votre grâce et le Pain supersubstantiel du Très Saint Sacrement.Donnez-nous en outre, ô Père, le, pain de votre suave et très douce parole, rompez-le-nous, coupez-le en morceaux par le moyen de vos ministres qui sont vos prédicateurs; faites qu’il fructifie dans nos âmes, comme ce bon grain qui tomba dans la bonne terre et qui rapporta le cent pour un (Mt 13,8).Enfin, Père, je suis maintenant sous la table de votre haute Majesté, où mangent une multitude d’Anges et de Saints; agenouillé devant votre face royale, humilié en votre présence comme les petits chiens qui sont sous la table de leurs maîtres (Mt 15,27) guettant les miettes qui en tombent, daignez m’honorer de cette suavité, de cette douceur que goûtent les Bienheureux à votre table, afin que dans mon oraison je goûte quelque chose de ce que goûtent vos enfants au Ciel. Faites, ô Père, que mon oraison ne soit pas aride et sèche, mais douce et suave, avec le pain de vos consolations et de vos visites.

Sur ces paroles: Pardonnez-nous nos offenses comme nous les pardonnons à

ceux qui nous ont offensés

Cinquième demande Père, nous sommes pauvres et pleins de dettes; vous, vous êtes riche et notre créan-cier; il faut que le riche remette au pauvre ses dettes: remettez-mous donc nos dettes.

Père, faites miséricorde à votre enfant qui a contracté autant de dettes qu’il a commis de péchés. Quel est le père qui ne remet-trait pas à son fils tombé en grande pauvreté n’importe quelle dette, si humblement il le lui demandait ? Et qui donc, ô Père saint, est un fils plus pauvre et plus chargé de dettes que moi ? Voici que, comme un autre publi-cain,(Luc 18, 13) humblement je vous prie: remettez-moi tant de dettes de péchés par lesquels je vous ai offensé». O Dieu, dont le propre est de faire toujours miséricorde et de pardonner, « ayez pitié de ce pauvre en-fant et remettez-moi toutes mes dettes; je reconnais, ô Père, que les dettes sont nom-breuses (dix mille talents), (Mt 18, 24) parce que j’ai péché contre toute votre loi; mais les richesses de votre miséricorde les sur-passent infiniment. Souvenez-vous, ô Père, de vos miséricordes qui sont éternelles, (Ps. 24, 6) et de même que vous avez usé de mi-séricorde à l’égard de tant de vos serviteurs, daignez me remettre tous mes péchés. Je me souviens, ô Père, de votre miséricorde à l’égard de votre ancien peuple à qui tant de fois vous pardonnâtes ses péchés (2 R 12,13). Je me rappelle, ô Père, que vous vous êtes souvenu de votre serviteur David et que vous lui avez pardonné sa grande faute. Je me souviens, ô Père, que votre bien aimé Fils, étant en ce monde, regarda d’un oeil de pitié son Apôtre quand il le renia et Made-leine quand elle se convertit, et enfin qu’il re-cevait tous les pêcheurs à pénitence et man-geait avec eux (Lc 7,37; 15,1; 22,55). Vous n’êtes point changé; vous étiez autrefois le Dieu très miséricordieux, vous ne l’êtes pas moins maintenant; vous êtes le même Dieu que jadis, votre miséricorde n’est pas finie puisqu’elle est infinie; elle ne s’est point arrê-tée puisqu’elle n’a point d’arrêts et que, plu-tôt, on fermerait le Ciel; elle n’a pas cessé, puisque de même que le feu opère toujours tant qu’il y a de la matière à consumer, ainsi votre miséricorde, tant qu’il y a des péchés à brûler et des dettes à remettre. Sa misé-ricorde s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent (Lc 1,50): cantique de la très sainte Mère de votre Fils béni, Notre-Seigneur Jé-sus-Christ, qui savait bien qu’elle était im-mense. Vous avez mis, Seigneur, des bornes à la mer, mais vous avez laissé sans bornes votre miséricorde, afin que toujours elle aille chercher les pécheurs chargés de dettes pour leur pardonner. Voilà, ô Père, que votre miséricorde se rencontre avec le plus grand

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pécheur entre tous les pécheurs, avec celui qui a plus de dettes qu’aucun autre enfant d’Adam: effacez mes péchés, remettez-moi la grande somme de mes dettes et passez toujours plus avant pour chercher les autres débiteurs. Un abîme appelle un autre abîme (Ps 41,8); le fils de la misère invoque [le Père des miséricordes.] Que l’abîme absorbe un autre abîme; que l’abîme, mes misères infinies, soit absorbé par l’abîme. Je sais, ô Père, que tous mes péchés, pour nombreux qu’ils soient, et tous ceux du monde entier, sont devant votre miséricorde comme un brin de paille en présence d’un grand feu. Enfin je vous prie, Père saint, par votre miséricorde infinie, par la vertu de cette Passion que votre Fils bien-aimé endura sur le bois de la croix et par les mérites et l’intercession de la Bienheureuse Vierge et de tous les élus qui existent depuis le commencement du monde, de daigner nous remettre nos dettes.

Comme nous les remettons à ceux qui nous ont offensés.

Je vous prie aussi, ô Père, de me donner as-sez de vertu et votre grâce pour que je puisse parfaitement pardonner à ceux qui m’ont of-fensé; et si vous trouvez dans mon coeur quelque reste d’imperfection contre ceux qui m’ont offensé, vous, Père, par le feu de votre charité, faites-le disparaître, brûlez-le, faites que nulle trace ni ombre de rancune demeure dans mon coeur, afin que je puisse dire en toute vérité: Pardonnez-nous nos of-fenses comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés.

Et ne nous induisez point en tentation Nous sommes, ô Père, en un lieu de tenta-tion. Notre adversaire, le diable, rôde au-tour de nous, cherchant qui dévorer (1 P 5,8). Donnez les moyens, portez secours, ô Père; les ennemis sont aussi nombreux que le sable de la mer et expérimentés dans le combat; mon âme est languissante, faible, impuissante si vous ne venez à son aide. Sai-sissez donc vos armes et votre bouclier, et levez-vous pour me secourir; tirez la lance et barrez le passage à mes persécuteurs (Ps 34,2); dites à mon âme: Je suis ton salut. O Seigneur, que cette pauvre âme a besoin de votre grâce, de votre secours, de votre assistance pour ne pas succomber aux ten-

tations! Une petite brebis au milieu des loups se perd si le berger ne la sauve; ainsi, Père, cette âme au milieu de tant de loups qui l’as-saillent dans un monde où elle est sollicitée par mille occasions de péchés, avec la chair qui continuellement la combat, que fera-t-elle sans votre secours? Père saint, je lèverai mes yeux au Ciel d’où me viendra le secours; mon secours vient du Seigneur qui a fait le ciel et la terre. O Père des miséricordes et Dieu de toute consola-tion, venez à mon aide; Seigneur, hâtez-vous de me secourir. Père saint, quand donc fe-rez-vous justice de ceux qui me persécutent (Ps 120,1 ; 2 Co 1,3 ; Ps 69,2 ; Ps 118,84)?

Faites justice, Seigneur, de ceux qui cherchent la mort de mon âme, donnez-moi cependant votre aide pour ne point tomber, pour ne pas vous offenser. Je ne demande pas que vous me délivriez des tentations, ô Père, mais je vous demande la grâce et la force pour résis-ter et combattre énergiquement. Par amour pour vous, je veux bien avoir des tribulations et des angoisses en ce monde, pourvu que dans les tribulations mon âme ne défaille pas. Faites, Seigneur, que, comme l’or dans la fournaise (Pr 17,3 ; 27,21 ; Sg 3,6) de-vient plus beau, ainsi mon âme jetée dans la fournaise des tribulations, devienne plus pure, lumineuse et resplendissante. Qu’elle ne soit pas comme la paille qui, par manque de force, se laisse brûler et consumer par le feu. Que je sois plutôt comme vos Saints qui, en ce monde, jetés dans les flammes et le feu, restèrent forts et fermes, et ensuite, comme des pierres précieuses, en sortirent avec plus de splendeur et de lumière. Ne nous induisez donc pas en tentation, ô Père, afin que nous n’offensions pas une telle Majesté.

Mais délivrez-nous du mal. Ainsi soit-il.

Père saint, je reconnais vos miséricordes sur moi, car vous m’avez préservé de beaucoup de maux que j’avais mérités par mes péchés; autant de fois que je péchai, autant de fois je méritai ce mal infini qui est la damnation éternelle. Qu’ils sont nombreux, Père, ceux qui ont encouru ce malheur! Ils avaient com-mis moins de péchés que moi; et combien, parce qu’il ne leur fut pas donné, comme à moi, le loisir de faire pénitence, moururent misérablement dans leurs péchés et se per-dirent! Je vous en prie, ô Père, délivrez-moi désormais de toute faute, afin que j’échappe aux peines de l’enfer; faites, Seigneur, que

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je ne vous offense plus; vous avoir offensé dans le passé est bien suffisant. Que mes pé-chés, Seigneur, ne se multiplient pas comme le sable de la mer (Jb 6,3) et les étoiles du ciel; que l’enfer ne m’engloutisse pas et que la fosse ne se ferme pas sur moi (Ps 68,16).Vous m’avez délivré, ô Père, de beaucoup de maux qui sont en ce monde. Que d’aveugles, que de sourds, que de muets, que de paraly-tiques sont au nombre des enfants d’Adam! et vous, Seigneur, m’avez préservé de tous ces maux, bien que je fusse comme eux en-fant d’Adam, et pécheur plus qu’eux tous; cependant, cela me servirait de peu de chose ou même de rien, si vous ne me délivriez du mal du péché. Donc, du péché, de la faute et de la peine due au péché, je demande d’être délivré. Mais délivrez-nous du mal. Vous m’avez délivré, ô Père, des ténèbres et de l’aveuglement où se trouvent les Turcs, les Maures, les Juifs, les Gentils et païens, me faisant naître dans le sein de la sainte Église; délivrez-moi, ô Père, des ténèbres et de l’aveuglement du péché, afin que je jouisse du sang et des mérites de votre Fils béni, Jésus-Christ mon Seigneur, et que je sois compté parmi vos enfants, qui sont les fils de la lumière (Lc 16,8 ;Ep 5,8 ; 1 Th 5,5) dans votre Royaume. Père, je me rappelle cette bonne femme de Thécua qui, entrant chez le roi David, lui de-manda pardon pour Absalon son fils; et ce

bon roi, entendant que la demande avait été ordonnée par le capitaine Joab (2 R 14,1), son bien-aimé et son favori, aussitôt il lui ac-corda la grâce qu’elle implorait. Père, votre saint et bien-aimé Fils Jésus-Christ m’a or-donné de faire cette prière et m’a envoyé à vous afin que je vous demande les grâces qui y sont contenues. Ne me regardez pas, ô Père, moi qui suis le plus grand de tous les pé-cheurs, mais regardez votre Fils très saint et béni, le plus grand de tous les Saints, voire le Sanctificateur d’eux tous (1 Co 1,30); et par l’amour que vous lui portez, accordez-moi ce qu’il m’a ordonné de vous demander. Je me souviens aussi, Père, qu’il n’était pas permis aux fils de Jacob de paraître une se-conde fois en présence de Joseph s’ils ne conduisaient avec eux leur frère cadet Ben-jamin (Gn 42,20 ; 43,3 ; 44,23); et à nous il n’est pas permis de paraître en votre pré-sence sans notre frère aîné, qui est votre Fils unique Jésus-Christ. Voilà donc, ô Père, je viens maintenant devant vous avec votre saint Fils, mon Seigneur Jésus. Je vous le pré-sente, et vous prie humblement que par ses mérites et par sa très sainte Mort et Passion vous daigniez m’accorder ce que lui-même, dans cette Oraison et cette requête qui sont siennes, m’a ordonné de vous demander, afin que mon âme soit toute vôtre et qu’elle vous loue et bénisse dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.