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NathalieSarraute

EnfanceGallimard

©ÉditionsGallimard,1983.

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NathalieSarrauteaobtenulePrixinternationaldelittératurepourLesfruits d’or.Dès son premier livre,Tropismes (1939), elle est saluée parSartre etMax Jacob. Elle est aujourd’hui connue dans lemonde entiercommel’undesécrivainsfrançais lesplus importants,auteurdePortraitd’uninconnu,Martereau,L’èredusoupçon,Leplanétarium,Entrelavieet lamort, Vous les entendez ?, «disent les imbéciles »,L’usage de laparole,etdepièces:Lesilence,Lemensonge,Isma,C’estbeau,Elleestlà,Pourunouioupourunnon.

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— Alors, tu vas vraiment faire ça ? « Évoquer tes souvenirsd’enfance »… Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. Maisreconnaisquecesontlesseulsmotsquiconviennent.Tuveux«évoquertessouvenirs»…iln’yapasàtortiller,c’estbiença.

—Oui,jen’ypeuxrien,çametente,jenesaispaspourquoi…

—C’estpeut-être…est-cequeceneseraitpas…Onnes’enrendparfoispascompte…c’estpeut-êtrequetesforcesdéclinent…

—Non,jenecroispas…dumoinsjenelesenspas…

—Etpourtantcequetuveuxfaire…«évoquertessouvenirs»…est-cequeceneseraitpas…

—Oh,jet’enprie…

— Si, il faut se le demander : est-ce que ce ne serait pas prendre taretraite ? te ranger ? quitter ton élément, où jusqu’ici, tant bien quemal…

—Oui,commetudis,tantbienquemal…

—Peut-être,maisc’estleseuloùtuaiesjamaispuvivre…celui…

—Oh,àquoibon?jeleconnais.

—Est-cevrai ?Tun’asvraimentpasoublié comment c’était là-bas ?

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comme là-bas tout fluctue, se transforme, s’échappe… tu avances àtâtons, toujourscherchant, te tendant…versquoi?qu’est-cequec’est?çaneressembleàrien…personnen’enparle…çasedérobe,tul’agrippescommetupeux,tulepousses…où?n’importeoù,pourvuqueçatrouveunmilieupropiceoùçasedéveloppe,oùçaparviennepeut-êtreàvivre…Tiens,rienqued’ypenser…

—Oui, ça te rendgrandiloquent. Jediraimêmeoutrecuidant. Jemedemande si ce n’est pas toujours cette même crainte… Souviens-toicomme elle revient chaque fois que quelque chose d’encore informe sepropose… Ce qui nous est resté des anciennes tentatives nous paraîttoujours avoir l’avantage sur ce qui tremblote quelque part dans leslimbes…

—Maisjustement,cequejecrains,cettefois,c’estqueçanetremblepas…pasassez…quecesoit fixé line foispour toutes,du« tout cuit»,donnéd’avance…

—Rassure-toipourcequiestd’êtredonné…c’estencoretoutvacillant,aucunmotécrit,aucuneparolenel’ontencoretouché,ilmesemblequeça palpite faiblement… hors des mots… comme toujours… des petitsbouts de quelque chose d’encore vivant… je voudrais, avant qu’ilsdisparaissent…laisse-moi…

—Bon. Jeme tais…d’ailleursnous savonsbienque lorsquequelquechosesemetàtehanter…

—Oui,etcettefois,onnelecroiraitpas,maisc’estdetoiquemevientl’impulsion,depuisunmomentdéjàtumepousses…

—Moi?

—Oui,toipartesobjurgations,tesmisesengarde…tulefaissurgir…tum’yplonges…

«Nein,dastustdunicht»…«Non,tuneferaspasça»…lesvoicidenouveau,cesparoles,ellessesontranimées,aussivivantes,aussiactivesqu’à cemoment, il y a si longtemps, où elles ont pénétré enmoi, elles

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appuient, elles pèsent de toute leur puissance, de tout leur énormepoids…et sous leurpressionquelquechoseenmoid’aussi fort,deplusfortencoresedégage,sesoulève,s’élève…lesparolesquisortentdemaboucheleportent,l’enfoncentlà-bas…«Doch,Ichwerdeestun.»«Si,jeleferai.»

«Nein,das tustdunicht.»«Non, tune feraspasça…»cesparolesviennentd’uneformequeletempsapresqueeffacée…ilnerestequ’uneprésence…celled’une jeune femmeassiseau fondd’un fauteuildans lesalon d’un hôtel où mon père passait seul avec moi ses vacances, enSuisse,àInterlakenouàBeatenberg,jedevaisavoircinqousixans,etlajeune femme était chargée de s’occuper de moi et de m’apprendrel’allemand…Jeladistinguemal…maisjevoisdistinctementlacorbeilleàouvrageposéesursesgenouxetsurledessusunepairedegrandsciseauxd’acier...etmoi... jenepeuxpasmevoir,mais je lesenscommesi je lefaisaismaintenant...jesaisisbrusquementlesciseaux,jelestiensserrésdansmamain...deslourdsciseauxfermés...jelestendslapointeenl’airvers le dossier d’un canapé recouvert d’une délicieuse soie à ramages,d’unbleuunpeufané,auxrefletssatinés...etjedisenallemand...«Ichwerdeeszerreissen.»

—Enallemand...Commentavais-tupusibienl’apprendre?

— Oui, je me le demande... Mais ces paroles, je ne les ai jamaisprononcéesdepuis... « Ichwerde es zerreissen»... « Je vais ledéchirer»... lemot«zerreissen»rendunsonsifflant, féroce,dansunesecondequelque chose va se produire... je vais déchirer, saccager, détruire... ceserauneatteinte...unattentat...criminel...maispassanctionnécommeilpourraitl’être,jesaisqu’iln’yauraaucunepunition...peut-êtreunblâmeléger,unairmécontent,unpeuinquietdemonpère...Qu’est-cequetuasfait,Tachok,qu’est-cequi t’apris? et l’indignationde la jeune femme...mais une crainteme retient encore, plus forte que celle d’improbables,d’impensables sanctions, devant ce qui va arriver dans un instant...l’irréversible...l’impossible...cequ’onnefaitjamais,cequ’onnepeutpasfaire,personneneselepermet...

«Ichwerdeeszerreissen.»«Jevaisledéchirer»…jevousenavertis,je vais franchir le pas, sauterhorsde cemondedécent, habité, tiède et

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doux,jevaism’enarracher,tomber,choirdansl’inhabité,danslevide…

«Jevaisledéchirer»…ilfautquejevouspréviennepourvouslaisserletempsdem’enempêcher,demeretenir…«Jevaisdéchirerça»…jevaisleluidiretrèsfort…peut-êtreva-t-ellehausserlesépaules,baisserlatête,abaissersursonouvrageunregardattentif…Quiprendausérieuxcesagaceries,cestaquineriesd’enfant?…etmesparolesvontvoleter,sedissoudre,monbras amolli va retomber, je reposerai les ciseaux à leurplace,danslacorbeille…Maiselle redresse la tête,ellemeregarde toutdroitetellemediten

appuyant très fort sur chaque syllabe : « Nein, das tust du nicht »…«Non,tuneferaspasça»…exerçantunedouceetfermeetinsistanteetinexorablepression,cellequej’aiperçueplustarddanslesparoles,letondeshypnotiseurs,desdresseurs…

«Non,tuneferaspasça…»danscesmotsunflotépais,lourdcoule,cequ’ilcharries’enfonceenmoipourécrasercequienmoiremue,veutsedresser…etsouscettepressionçaseredresse,sedresseplusfort,plushaut, ça pousse, projette violemment hors demoi lesmots…« Si, je leferai.»

«Non,tuneferaspasça…»lesparolesm’entourent,m’enserrent,meligotent,jemedébats…«Si,jeleferai»…Voilà,jemelibère,l’excitation,l’exaltationtendmonbras,j’enfoncelapointedesciseauxdetoutesmesforces, la soie cède, se déchire, je fends le dossier de haut en bas et jeregardecequiensort…quelquechosedemou,degrisâtres’échappeparlafente…

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Danscethôtel…oudansunautrehôtelsuissedumêmegenreoùmonpèrepassedenouveauavecmoi ses vacances, je suis attabléedansunesalle éclairée par de larges baies vitrées derrière lesquelles on voit despelouses,desarbres…C’estlasalleàmangerdesenfantsoùilsprennentleursrepas,souslasurveillancedeleursbonnes,deleursgouvernantes.Ils sont groupés aussi loin que possible demoi, à l’autre bout de la

longue table… les visages de certains d’entre eux sont grotesquementdéformés par une joue énorme, enflée… j’entends des pouffements derire, jevois les regardsamusésqu’ilsme jettentà ladérobée, jeperçoismal,mais jedevineceque leurchuchotent lesadultes :«Allons,avale,arrêtecejeuidiot,neregardepascetenfant,tunedoispasl’imiter,c’estunenfantinsupportable,c’estunenfantfou,unenfantmaniaque…»

—Tuconnaissaisdéjàcesmots…

—Ah ça oui… je les avais assez entendus…Mais aucun de cesmotsvaguement terrifiants, dégradants, aucun effort de persuasion, aucunesupplicationnepouvaitm’inciteràouvrirlabouchepourpermettrequ’ysoitdéposélemorceaudenourritureimpatiemmentagitéauboutd’unefourchette, là, tout près de mes lèvres serrées… Quand je les desserreenfinpour laisserentrercemorceau, je lepousseaussitôtdansmajouedéjà emplie, enflée, tendue…ungarde-mangeroù ildevraattendrequeviennesontourdepasserentremesdentspouryêtremastiquéjusqu’àcequ’ildevienneaussiliquidequ’unesoupe…« Aussi liquide qu’une soupe » étaient les mots prononcés par un

docteurdeParis,ledocteurKervilly…

—C’estcurieuxquesonnomterevienneaussitôt,quandtantd’autres,tuasbeauleschercher…

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—Oui,jenesaispaspourquoid’entretantdenomsdisparuslesienselève…Mamèrem’avaitfaitexaminerparluipourjenesaisquelspetitstroubles, juste avant que je parte rejoindremon père… Ce qui me faitpenser,puisqueàcemoment-làellehabitaitParisavecmoi,quejedevaisavoirmoinsdesixans…«Tu as entendu ce qu’a dit le docteurKervilly ? Tudoismâcher les

aliments jusqu’à ce qu’ils deviennent aussi liquides qu’une soupe…Surtout ne l’oublie pas, quand tu seras là-bas, sans moi, là-bas on nesaurapas, là-basonoubliera,onn’y ferapasattention,ceseraà toid’ypenser,tudoisterappelercequejeterecommande…promets-moiquetule feras…–Oui, je te le promets,maman, sois tranquille, ne t’inquiètepas, tu peux compter surmoi… » Oui, elle peut en être certaine, je laremplaceraiauprèsdemoi-même,ellenemequitterapas,ceseracommesielleétaittoujourslàpourmepréserverdesdangersquelesautresicineconnaissent pas, comment pourraient-ils les connaître ? elle seule peutsavoircequimeconvient,elleseulepeutdistinguercequiestbonpourmoidecequiestmauvais.J’aibeauleurdire,leurexpliquer…«Aussiliquidequ’unesoupe…c’est

le docteur, c’estmamanquime l’a dit, je lui ai promis… Ils hochent latête,ilsontdespetitssourires,ilsn’ycroientpas…–Oui,oui,c’estbien,maisquandmêmedépêche-toidonc,avale…»Maisjenepeuxpas,iln’yaquemoiiciquisais,moiicileseuljuge…quid’autreicipeutdécideràma place, me permettre… quand ce n’est pas encore le moment… jemastiqueleplusvitequejepeux,jevousassure,mesjouesmefontmal,je n’aime pas vous faire attendre, mais je n’y peux rien : ce n’est pasencoredevenu«aussiliquidequ’unesoupe»…Ilss’impatientent,ilsmepressent… que leur importe ce qu’elle a dit ? elle ne compte pas ici…personneicisaufmoin’entientcompte…Maintenantquand jeprendsmesrepas lasalleàmangerdesenfants

est vide, je les prends après les autres ou avant… je leur donnais lemauvais exemple, il y a eu des plaintes des parents… mais peum’importe…jesuistoujourslà,àmonposte…jerésiste…jetiensbonsurceboutdeterrainoùj’aihissésescouleurs,oùj’aiplantésondrapeau…

—Desimages,desmotsquiévidemmentnepouvaientpasseformeràcetâge-làdanstatête…

—Biensûrquenon.Pasplusd’ailleursqu’ilsn’auraientpuseformerdanslatêted’unadulte…C’étaitressenti,commetoujours,horsdesmots,

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globalement…Mais cesmotset ces images sont cequipermetde saisirtantbienquemal,deretenircessensations.

Quejecède,que jeconsenteàavalercemorceausans l’avoird’abordrenduaussi liquidequ’unesoupeet jecommettraiquelquechoseque jene pourrai jamais lui révéler, quand je reviendrai là-bas, chez elle… jedevraiporterçaenfouienmoi,cettetrahison,cettelâcheté.

Sielleétaitavecmoi,ilyalongtempsquej’auraispun’ypluspenser,avaler sansmâcher comme j’avais l’habitude de le faire.Mamère elle-même, telle que je la connaissais, insouciante et distraite, l’aurait viteoublié… mais elle n’est pas ici, elle m’a fait emporter cela avec moi…«aussi liquidequ’unesoupe»…c’estd’elleque je l’ai reçu…elleme l’adonné à garder, je dois le conserver pieusement, le préserver de touteatteinte… Est-ce vraiment ce qui peut s’appeler « aussi liquide qu’unesoupe»?n’est-cepasencoretropépais?Non,vraiment, jecroisquejepeuxmepermettrede l’avaler…puis fairesortirdema joue lemorceausuivant…

Celamedésoled’imposercedésagrémentàcettepersonnesidouceetpatiente, de risquer de faire de la peine àmon père…mais je viens deloin,d’un lieu étrangeroù ilsn’ontpas accès,dont ils ignorent les lois,desloisquelà-basjepeuxm’amuserànarguer,ilm’arrivedelesvioler,mais ici la loyautém’obligeàm’y soumettre…Je supporte vaillammentles blâmes, les moqueries, l’exclusion, les accusations de méchanceté,l’inquiétudequeproduit icima folie, le sentiment de culpabilité…maisqu’a-t-il de comparable avec celui que j’éprouverais si, reniant mapromesse, bafouantdesparolesdevenues sacrées, perdant tout sensdudevoir,delaresponsabilité,meconduisantcommeunfaiblepetitenfantjeconsentaisàavalercemorceauavantqu’ilsoitdevenu«aussi liquidequ’unesoupe».

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Ettouts’esteffacé,dèsleretouràParischezmamère…toutarepriscetaird’insouciance…

—C’estellequilerépandait.

—Oui,elle, toujoursunpeuenfantine, légère…s’animant,étincelant,quandelleparlaitavecsonmari,discutaitlesoiravecleursamis,danscepetitappartementdelarueFlattersàpeinemeubléetassezsombre,maisellenesemblaitpasleremarqueretjen’yfaisaisguèreattention,j’aimaisrester auprès d’eux, seulement les écouter sans comprendre, jusqu’aumoment où leurs voix devenaient étranges, comme de plus en pluslointaines,etjesentaisconfusémentqu’onmesoulevait,m’emportait…

Exactement à gauche des marches qui montent vers la large alléeconduisantàlaplaceMédicis,souslastatued’unereinedeFrance,àcôtédel’énormebaquetpeintenvertoùpousseunoranger…avecdevantmoilebassinrondsurlequelvoguentlesbateaux,autourduqueltournentlesvoitures tapisséesde velours rouge traînéespardes chèvres…avec toutcontremondos la tiédeurde sa jambe sous la longue jupe… jen’arriveplus à entendre la voix qu’elle avait en ce temps-là, mais ce qui merevient,c’estcetteimpressionqueplusqu’àmoic’estàquelqu’und’autrequ’elleraconte…sansdouteundecescontespourenfantsqu’elleécritàla maison sur de grandes pages couvertes de sa grosse écriture où leslettresnesontpasreliéesentreelles…oubienest-ceceluiqu’elleestentraindecomposerdanssatête…lesparolesadresséesailleurscoulent…jepeux,sijeveux,lessaisiraupassage,jepeuxleslaisserpasser,rienn’estexigé de moi, pas de regard cherchant à voir en moi si j’écouteattentivement, si je comprends… Je peux m’abandonner, je me laisse

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imprégner par cette lumière dorée, ces roucoulements, ces pépiements,ces tintements des clochettes sur la tête des ânons, des chèvres, cessonneriesdescerceauxmunisd’unmanchequepoussentdevanteuxlespetitsquinesaventpasseservird’unbâton…

—Netefâchepas,maisnecrois-tupasquelà,aveccesroucoulements,cespépiements,tun’aspasput’empêcherdeplacerunpetitmorceaudepréfabriqué…c’estsitentant…tuasfaitunjolipetitraccord,toutàfaitenaccord.

—Oui,jemesuispeut-êtreunpeulaisséealler…

— Bien sûr, comment résister à tant de charme… à ces joliessonorités…roucoulements…pépiements…

— Bon, tu as raison… mais pour ce qui est des clochettes, dessonnettes, ça non, je les entends… et aussi des bruits de crécelle, lecrépitement des fleurs de celluloïd rouges, roses, mauves, tournant auvent…

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Jepeuxcourir, gambader, tourneren rond, j’ai toutmon temps…Lemur du boulevard Port-Royal que nous longeons est très long… c’estseulement en arrivant à la rue transversale que je devrai m’arrêter etdonnerlamainpourtraverser…Jedevancelabonnepouravoirletempsd’emplirmespoumons, cequimepermettradenepas respirer l’atroceodeur…ellemedonneaussitôtlanausée…quisedégagedesescheveuximbibésdevinaigre.Ainsijepourrailuidonnerlamaincommesiderienn’était, sans risquer de la vexer… ce n’est même pas sûr qu’elle sevexerait,elleesttrèsgentilleettrèssimple,ellesaitquecen’estpasmafautesi jenesupportepas l’odeurduvinaigre,maiselle,cen’estpassafautenonplussilessortiesàl’airfraisluidonnentdesmauxdetêtedontseul le vinaigre la préserve… Il a donc été convenu que je pourraismetenirassezloind’elle,saufbiensûrpourtraverser…La voici qui s’approche, une masse informe, la tête recouverte d’un

fichugrisâtre,ellemerejoint,elletendsamainetjemetsmamaindanslasienne…mespoumonssontpleinsd’air,jen’aipasbesoind’aspirer…jenerespirepasjusqu’aumomentoùnousposonslepiedsurletrottoirdel’autre côtéde la chaussée… là, aussitôt je lâche samain et je file…S’ilarriveparmalheurquejen’aiepasassezd’airpourtenirtoutaulongdela traversée, il esthorsdequestionque jemette lamainsurmonnez…ellemel’apermispourtant…maisilm’estimpossibledelefaire…jepeuxjuste aspirer par minuscules bouffées en détournant la tête, mais sanstropladétourner,celapourraitluifairedevinerlarépulsionproduiteenmoi…pasparelle,pasparcequ’elleest,pasdutoutparcequ’ilyaenelle, mais seulement par ce qui apparaît parfois sous son fichuentrebâillé,lapeauluisanteetjaunâtredesoncrâneentrelesmèchesdecheveuxtrempés.

Passé les grilles du Grand Luxembourg, plus de savantes traversées,elle s’installe à une place non loin du bassin, le dos tourné à la vaste

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façadeblanche…Jenesaispas liresur lagrandehorlogepoursavoirsic’est l’heuredugoûter,mais j’observe les autres enfants et aussitôtquej’envoisunquireçoitlesien,jemeprécipite…ellem’avuevenir,ellemetendmabarredechocolatetmonpetitpain,jelessaisis,jelaremerciedelatêteetjem’éloigne…

—Pourfairequoi?

—Ah,n’essaiepasdemetendreunpiège…Pourfairen’importequoi,cequefonttouslesenfantsqui jouent,courent,poussent leursbateaux,leurs cerceaux, sautent à la corde, s’arrêtent soudain et l’œil fixeobserventlesautresenfants,lesgensassissurlesbancsdepierre,surleschaises…ilsrestentplantésdevanteuxbouchebée…

—Peut-êtrelefaisais-tuplusqued’autres,peut-êtreautrement…

— Non, je ne dirai pas ça… je le faisais comme le font beaucoupd’enfants… et avec probablementdes constatations et des réflexionsdumêmeordre…entoutcasriennem’enestrestéetcen’esttoutdemêmepas toi, qui vas me pousser à chercher à combler ce trou par unreplâtrage.

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Hors de ce jardin lumineux, éclatant et vibrant, tout est commerecouvert de grisaille, a un air plutôtmorne, ou plutôt comme un peuétriqué… mais jamais triste. Pas même ce qui m’est resté de l’écolematernelle… une cour nue entourée de hautsmurs sombres autour delaquelle nous marchons à la queue leu leu, vêtus de tabliers noirs etchaussésdesabots.

Là pourtant surgissant de cette brume, la brusque violence de laterreur, de l’horreur… je hurle, je me débats… qu’est-il arrivé ? quem’arrive-t-il?«Tagrand-mère va venir te voir»…mamanm’adit ça…Magrand-

mère?lamèredepapa?Est-cepossible?Ellevavenirpourdevrai?ellenevientjamais,elleestsiloin…jenemesouvienspasdutoutd’elle,maisjesenssaprésenceparlespetiteslettrescaressantesqu’ellem’envoiedelà-bas,parcesboîtesenboistendregravéesdejoliesimagesdontonpeutsuivre les contours creux avec son doigt, ces coupes de bois peintcouvertesd’unvernisdouxautoucher…«Quandarrivera-t-elle?quandsera-t-ellelà?…–Demainaprès-midi…Tun’iraspasàlapromenade…»Je l’attends, je guette, j’écoute les pas dans l’escalier, sur le palier…

voilà,c’estelle,onasonnéàlaporte,jeveuxmeprécipiter,onmeretient,attends, ne bouge pas… la porte dema chambre s’ouvre, un homme etunefemmevêtusdeblousesblanchesmesaisissent,onmeprendsurlesgenoux,onmeserre,jemedébats,onm’appuiesurlabouche,surlenezun morceau de ouate, un masque, d’où quelque chose d’atroce,d’asphyxiantsedégage,m’étouffe,m’emplitlespoumons,montedansmatête,mourirc’estça,jemeurs…Etpuisjerevis,jesuisdansmonlit,magorgebrûle,meslarmescoulent,mamanlesessuie…«Monpetitchaton,il fallait t’opérer, tucomprends,on t’aenlevéde lagorgequelquechose

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qui te faisait du mal, c’était mauvais pour toi… dors, maintenant c’estfini…»

— Combien de temps il t’a fallu pour en arriver à te dire qu’ellen’essayait jamais, sinon très distraitement et maladroitement, de semettreàtaplace…

— Oui, curieusement cette indifférence, cette désinvolture, faisaientpartiedesoncharme,ausenspropredumotellemecharmait…Jamaisaucuneparole, sipuissamment lancéequ’elle fût,n’a euen tombantenmoilaforcedepercussiondecertainesdessiennes.

«Situtouchesàunpoteaucommecelui-là,tumeurs…»

—Peut-êtrenel’avait-ellepasditexactementdanscestermes…

—Peut-être…maisc’estainsiquecelaaétéreçuparmoi.Situtouchesàcela,tumeurs…

Nous nous promenons je ne sais où à la campagne, maman avancedoucementaubrasdeKolia…jeresteenarrièreplantéedevantlepoteaudebois…«Situletouches,tumeurs»,mamanaditça…J’aienviedeletoucher, je veux savoir, j’ai très peur, je veux voir comment ce sera,j’étendsmamain,jetoucheavecmondoigtleboisdupoteauélectrique…et aussitôt ça y est, çam’est arrivé,maman le savait,maman sait tout,c’estsûr,jesuismorte,jecoursderrièreeuxenhurlant,jecachematêtedanslesjupesdemaman,jecriedetoutesmesforces:jesuismorte…ilsnelesaventpas,jesuismorte…Maisqu’est-cequetuas?Jesuismorte,morte,morte, j’ai touché le poteau, voilà, ça y est, la chose horrible, laplushorriblequisoitétaitdanscepoteau,jel’aitouchéetelleestpasséeen moi, elle est en moi, je me roule par terre pour qu’elle sorte, jesanglote,jehurle,jesuismorte…ilsmesoulèventdansleursbras,ilsmesecouent, m’embrassent… Mais non, mais tu n’as rien… J’ai touché lepoteau,mamanl’adit…ellerit,ilsrienttousdeuxetcelam’apaise…

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—Tiens,maman,s’ilteplaît,avaleça…Mamanquin’apassonpince-nez,elleneleportequepourlire,sepenchetrèsbaspourvoircequ’ilyadans la cuillerque je lui tends…C’estde lapoussièreque j’ai ramasséepourtoi,ellen’estpassaledutout,n’aiepaspeur,avale-la…Tul’asdéjàfait…

—Maisqu’est-cequeturacontes?Maistuesfolle…

— Non. Tu m’as dit que c’est comme ça que j’ai poussé dans tonventre…parcequetuavaisavalédelapoussière…avaleencorecelle-ci,jet’enprie,fais-lepourmoi,jevoudraistantavoirunesœurouunfrère…

Mamanal’airagacée…

—Jenesaispascequejet’aidit…

—Tum’asditça.Ettuasditaussi,jet’aientendue…tuasditquetuserais contente d’avoir encore un enfant… Alors fais-le, maman, tiens,avale…

Mamanabaissemamaintendue…–Maiscen’estpascettepoussière-là…

—Alors,dis-le-moi…quellepoussière?

—Oh,jenesaispas…

—Si.Dis-le…

—C’estdelapoussièrecommeilyenasurlesfleurs…

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—Surlesfleurs?Surquellesfleurs?

—Jenem’ensouvienspas.

—Maisfaisuneffort,essaiedeterappeler…

—Ohécoute, arrêtedeme tourmenteravec tesquestions…Tu feraismieuxde jouer,commetous lesenfants,au lieude traînerderrièremoisans rien faire, tu ne sais plus quoi inventer, tu vois bien que je suisoccupée…

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Je suis assise près demaman dans une voiture fermée tirée par uncheval, nous cahotons sur une route poussiéreuse. Je tiens le plus prèspossible de la fenêtre un livre de la bibliothèque rose, j’essaie de liremalgré les secousses,malgré les objurgations demaman : « Arrête-toimaintenant,çasuffit,tut’abîmeslesyeux…»La ville où nous nous rendons porte le nom de Kamenetz-Podolsk.

Nous y passerons l’été chezmon oncle Gricha Chatounovski, celui desfrèresdemamanquiestavocat.Ce vers quoi nous allons, ce qui m’attend là-bas, possède toutes les

qualités qui font de « beaux souvenirs d’enfance »… de ceux que leurspossesseurs exhibent d’ordinaire avec une certaine nuance de fierté. Etcommentnepass’enorgueillird’avoireudesparentsquiontprissoindefabriquer pour vous, de vous préparer de ces souvenirs en tout pointconformesauxmodèleslesplusappréciés,lesmieuxcotés?J’avouequej’hésiteunpeu…

—Çasecomprend…unebeautésiconformeauxmodèles…Maisaprèstout,pourune foisque tuas cette chancedeposséder, toi aussi,de cessouvenirs,laisse-toiallerunpeu,tantpis,c’estsitentant…

—Maisilsn’étaientpasfaitspourmoi,ilsm’étaientjusteprêtés,jen’aipuengoûterquedesparcelles…

— C’est peut-être ce qui les a rendus plus intenses… Pasd’affadissementpossible.Aucuneaccoutumance…

—Ohpour çanon.Tout a conservé son exquiseperfection : la vastemaison familiale pleine de recoins, de petits escaliers… la « salle »,comme on les appelait dans les maisons de la vieille Russie, avec ungrandpianoàqueue,desglacespartout,desparquetsluisants,ettoutle

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long des murs des chaises couvertes de housses blanches… La longuetabledelasalleàmangeroùàchacundesboutssontassis,sefaisantface,se parlant de loin, se souriant, le père et la mère, entre leurs quatreenfants,deuxgarçonsetdeuxfilles…Aprèsledessert,quandmatanteadonné aux enfants la permission de sortir de table, ils s’approchent deleursparentspour lesremercier, ils leurbaisent lamainet ilsreçoiventsur la tête, sur la joue un baiser… J’aime prendre part aussi à cetteamusantecérémonie…Les domestiques sont comme il se doit gentiment familiers et

dévoués…Riennemanque…même la vieille «niania»douce etmolledanssonchâleetses jupesamples…Ellenousdonnepournotregoûterde succulentes tartines de pain blanc enduites d’une épaisse couche desucremouillé… et le cocher qui se chauffe au soleil sur le bancde boisadossé au muret dans la cour où se trouve l’écurie… j’aime grimperdoucement sur ce mur derrière lui et poser mes mains sur ses yeux…«Devinequijesuis…–Jesaisquec’esttoi,petitefriponne»…jemecolleàsonlargedos,jepassemesbrasautourdesoncou,jehumeladélicieuseodeurquis’exhaleducuirdesongilet,desonampleveste,desescheveuxpommadés,delasueurquiperleenfinesgouttelettessursapeautannéeetburinée…Et le jardin… avec au fond le pré couvert de hautes herbes où nous

allonstoujoursjouer,Lola,laplusjeunedemescousines,quiamonâge,sonfrèrePetiaetdesenfantsdevoisins,d’amis…Nouspressonsentrelepouce et l’index des coques jaunâtres et vides de je ne sais plus quelleplantepourlesentendreéclater,noustenionsaplatieetserréeentrenosdeux pouces rapprochés une herbe coupante et -nous soufflons dessuspour qu’elle se mette à siffler… La tête couverte d’un long voile demousselineblancheetceinted’unecouronnedepâquerettesquenianiaatressée,tenantàlamainunebaguettetoutelisse,encoreunpeuhumide,unpeuverdâtre,etembaumantleboisfraîchementécorcé,jeconduislaprocessionquiporteenterreunegrossegrainenoireetplatedepastèque.Elle repose dans une petite boîte sur une couche de mousse… nousl’enterronsselon les indicationsdu jardinier,nous l’arrosonsavecnotrepetitarrosoird’enfant,j’agiteau-dessusdelaterremabaguettemagiqueenprononçantdesincantationsfaitesdesyllabesbarbaresetdrôlesquej’ai longtemps retenues et que je n’arrive plus à retrouver…Nous ironsnouspencher surcette tombe jusqu’au jouroùenfinnousauronspeut-êtrelachancedevoirsortirdeterreunetendrepoussevivante…Aufonddupuitsvitsoussacarapaceunmonstretoutpetitmaistrèsméchant,sa

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piqûreestmortelle,s’ilsortets’avancedansl’alléeonrisquedenepaslevoir,sacouleurseconfondaveccelledusable…Duvisagedemononclenem’estrestéequ’uneimpressiondefinesse,

dedouceurunpeutriste…nouslevoyonstrèspeu,surtoutauxrepas…iltravailletant.Parcontrejevoistrèsbienmatante,tellequ’ellem’apparaissaitquand

j’aimaisregarderlesbouclesargentéesdesescheveux,sonteintrose,sesyeux… les seuls yeux bleus que j’aie vus avec une nuance vraimentviolette…mêmecetécartentresesdeuxdentsdedevanttrèsblanchesquiavancent légèrementaugmenteencoresoncharme.Ilyaquelquechosedanssonregard,danssonportdetête,quiluidonneuncertainair…jenetrouve aujourd’hui pour le qualifier que le mot altier… Maman dit detanteAnioutaqu’elleestune«vraiebeauté».Elletientunegrandemontrerondedanssamain,elleposeundoigtde

sonautremainsurlecadranetellemedemande:Silagrandeaiguilleestlà et la petite ici… Tu ne sais pas ? Réfléchis bien… ne lui souffle pas,Lola… Je réfléchis de toutes mes forces, j’ai peur de me tromper, jemurmure une réponse hésitante et elle a un large sourire, elle s’écrie :Bien!Trèsbien!

Nous sommes assis avec elle, nous, les plus petits, dans la grandecalèchedécouvertetiréepardeuxchevaux,nousallonsdel’autrecôtédufleuve, où se trouvent les magasins, où s’élève la haute tour blancheentouréeprèsdesonsommetd’unbalcon…Mêmedeloin,denotrerive,onvoitune silhouettequi sepencheà labalustrade, elle émetdes sonsétrangesquiressemblentàdescris,àdeschants.Notrecalèchetraverseàgué le large fleuve, l’eau monte plus haut que le marchepied, couvrepresquelepoitraildeschevaux,maisilnefautpasavoirpeur,ilnepeutriennousarriver, lecocherconnaîtbien lechemin…etnousvoicienfinsurlaterreferme,leschevauxmontentsurl’autrerive,nousroulonsautrot sur la route blanche vers la pâtisserie, les boutiques de livres, dejouets,desouliers…matanteexamineceuxquej’aiauxpieds,déjàusés,bientôttroppetits…Àtoiaussi,ilenfautd’autres…

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Danslachambretrèsclaire,bleueetblanche,dematante,ilyasurlacoiffeusetoutessortesdeflacons.Ilscontiennentdesparfums,del’eaudeCologne. En voici un vide, qu’elle va jeter dans la corbeille, mais je laretiens…«S’ilteplaît,nelejettepas,donne-le-moi…»Nousvoici,leflaconetmoi,seulsdansmachambre.Jeletourneavec

précautionentoussenspourmieuxvoirseslignesarrondies,sessurfaceslisses,sonbouchonovaletailléàfacettes…Onvacommencerparenleverce qui t’enlaidit… d’abord ce vilain ruban qu’on a noué autour de tongoulot…etpuislà,surledevant,cetteépaisseétiquettejauneetluisante…je la soulève par un bout et je tire… elle s’enlève facilement,mais ellelaisse à sa place une couche blanchâtre sèche et dure que j’amollis enl’humectantavecunpetitchiffonouunboutdecotontrempédansl’eaudu broc, et elle se détache parminces lambeaux qui roulent sousmondoigt…mais tout n’est pas parti, il reste un fin dépôt qu’il faut gratteravecuncanif,enprenantgardedenepasrayerleverre…Voicileflacondébarrassé de tout ce qui le déparait, nu, et prêt pour sa toilette. Jel’emplisd’eau,jelesecouepourbienlevider,pourqu’ilneconservepaslamoindretracedecequ’ilcontenait,jelesavonneetpuisjelerincedanslacuvette.Aprèsjelesècheavecmaservietteetquandilestbiensec,jememetsà le faire luireen lepolissantavecuncoinde lacouverturedemon litouavecundemesvêtementsde lainage.Alors il apparaîtdanstoutesonéclatantepureté…Jeletendsverslafenêtrepourleprésenteràlalumière,jel’emporteaujardinpourquelesoleillefasseétinceler…lesoir, jelecontemplesouslalampe…Riennenousmenace,personneneviendramel’enlever,Lolanes’occupequedesespoupées,Petiaposesurluiunregardvide.J’enaimaintenantplusieurs,tousdifférents,maischacunàsamanière

estsplendide.Une collection alignée surma cheminée, à laquelle personne d’autre

quemoi–onmel’apromis–n’aledroitdetoucher.Quandj’enemporteunavecmoi,jeletiensenveloppé,jeneveuxpas

quedesregards,desparolesfrivolespuissentl’atteindre.

—Ilestétrangequecettepassionpourlesflaconsaitdisparudèstondépart.

—C’estvrai,jen’enaiemportéaucun.Peut-êtreparcequej’avaiscesséd’yjouerpendanttoutletempsoùj’aiétémalade…unedecesmaladies

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sansgravité,maiscontagieuse…était-ce lavaricelle? la rubéole?Dansma chambre, un peu assombrie par un grand arbre, avec une porteouvrantsurcelledemaman,jesuiscouchéedansmonpetitlitcontrelemurdufond,jereconnaisquej’aibeaucoupdefièvreàlaprésence…ilsnemanquent jamais d’être là quandmon corps,ma tête brûlent… despetitsbonshommesdéversantsansfindessacsdesable,lesablecoule,serépandpartout,ilsendéversentencoreetencore,jenesaispaspourquoicesmonceauxdesableetl’agitationdecespetitsgnomesmefontsipeur,jeveuxlesarrêter,jeveuxcrier,maisilsnem’entendentpas,jen’arrivepasàpousserdevraiscris.Quand la fièvre est tombée, je peux m’asseoir dans mon lit… Une

femmedechambreenvoyéeparma tante fait leménage, refaitmon lit,melave,mecoiffe,medonneàboire,menourrit…Maman est là aussi, mais je ne la vois qu’assise à la table en train

d’écrire sur d’énormes pages blanches qu’elle numérote avec de groschiffres, qu’elle couvre de sa grande écriture, qu’elle jette par terre àmesure qu’elle les a remplies.Ou alorsmaman est dans un fauteuil entraindelire…

—Sois juste, il luiestarrivépendantcettemaladiedevenir s’asseoirprèsdetonlitavecunlivre.

—C’estvrai,etpasavecunlivreàelle,avecunlivreàmoi…jelevoismaintenant,jeleconnaissaisbien…c’étaituneéditionpourenfantsdelaCase de l’oncle Tom. Un grand livre cartonné, illustré de gravuresgrisâtres. Sur l’une d’elles on voyait Elisa sautant de glaçon en glaçonavecsonenfantdanslesbras.Suruneautre,l’oncleTommourantetenface,surl’autrepage,ladescriptiondesamort.Ellesétaienttoutesdeuxlégèrementgondolées,deslettresétaienteffacées…ellesavaientététantdefoistrempéesdemeslarmes…Mamanme litdesavoixgrave, sansmettre le ton… lesmotssortent

drus et nets… par moments j’ai l’impression qu’elle ne pense pasbeaucoupàcequ’ellelit…quandjeluidisquej’aisommeilouquejesuisfatiguée,ellerefermelelivretrèsvite,ilmesemblequ’elleestcontentedes’arrêter…

—Tusentaiscelavraimentàcemoment?

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—Je crois que oui, je le percevais,mais je ne portais sur elle aucunjugement…n’était-ilpasnaturelqu’unlivrepourenfantsn’intéressepasunegrandepersonnequiaimeliredeslivresdifficiles?C’estseulementàlafin,quandjemesuislevée,quandj’allaisdescendreaujardin…

—Là se terminent les « beaux souvenirs » qui te donnaient tant descrupules…ilsétaienttropconformesauxmodèles…

—Oui…ilsn’ontpastardéàretrouverl’avantagedeneressemblerqu’àsoi…Deboutdansma chambre, encorepas très solide surmes jambes,j’aientenduparlaporteouvertemamandisantàjenesaisqui:«Quandje pense que je suis restée enfermée ici avec Natacha pendant tout cetempssansquepersonnenesongeàmeremplacerauprèsd’elle.»Maiscequej’airessentiàcemoment-làs’estviteeffacé…

—S’estenfoncé,plutôt…

—Probablement…assezloinentoutcaspourquejen’envoierienàlasurface. Il a suffi d’un geste, d’un mot caressant de maman, ousimplementquejelavoie,assisedanssonfauteuil, lisant,levantlatête,l’air surpris quand je m’approche d’elle et lui parle, elle me regarde àtravers son lorgnon, les verres agrandissent ses yeux mordorés, ilsparaissentimmenses,emplisdenaïveté,d’innocence,debonhomie…etjeme serre contre elle, je posemes lèvres sur la peau fine et soyeuse, sidoucedesonfront,desesjoues.

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Commedansuneéclaircieémerged’unebrumed’argenttoujourscettemêmeruecouverted’uneépaissecouchedeneigetrèsblanche,sanstracedepasnideroues,où jemarche le longd’unepalissadeplushautequemoi,faitedemincesplanchettesdeboisausommettailléenpointe…

—C’estceque j’avaisprédit : toujours lamêmeimage, inchangeable,gravéeunefoispourtoutes.

—C’estvrai.Etenvoiciuneautrequiapparaît toujoursauseulnomd’Ivanovo… celle d’une longue maison de bois à la façade percée denombreuses fenêtres surmontées, comme de bordures de dentelle, depetitsauventsdeboisciselé…lesénormesstalactitesdeglacequipendentengrappesdesontoitétincellentausoleil…lacourdevantlamaisonestcouvertedeneige…Pasundétailnechanged’unefoisàl’autre.J’aibeauchercher,commeau«jeudeserreurs»,jenedécouvrepaslapluslégèremodification.

—Ah,tuvois…

—Oui…maisjenepeuxpasyrésister,cetteimageimmuable,j’aienviedelapalper,delacaresser,delaparcouriravecdesmots,maispastropfort,j’aisipeurdel’abîmer…Qu’ilsviennentencoreici,qu’ilsseposent...àl’intérieurdelamaison,danscettegrandepièceauxmurstrèsblancs…le parquet luisant est jonché de tapis de couleurs… les divans, lesfauteuils sont recouverts de cotonnades à fleurs… de grands baquetscontiennent toutessortesdeplantesvertes…dans les fenêtres,entre lesdoubles vitres, est étalée une couche de ouate blanche saupoudrée depaillettes d’argent. Aucune maison au monde ne m’a jamais paru plusbelle que cettemaison.Une vraiemaison de conte deNoël… et qui deplusestmamaisonnatale.

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—Etpourtantquelquechose l’empêchede figurerparmi« lesbeauxsouvenirsd’enfance»commeyavaitdroitlamaisondetononcle.

—Jelesaisbien:c’estl’absencedemamère.Jamaisellen’yapparaîtunseulinstant.

—Elleseraitapparuesituétaisdeceuxquiontledondeconserverdessouvenirs remontant très loin… c’est tout juste si chez certains ils neremontentpasàleurnaissance…

—Ouimaismoi, jen’aipascettechance…rienn’estrestédecequiaprécédémondépartd’Ivanovo,àl’âgededeuxans,riendecedépartlui-même,riendemonpère,nidemamère,nideKoliaavecqui, je l’ai sudepuis,noussommes,elleetmoi,partiesàGenèved’abord,puisàParis.

Maisiln’yapasquemamèrequisoitabsentedecettemaison.Detousceux qui devaient s’y trouver quand j’y revenais de temps à autre pourquelques semaines, je ne vois que mon père… sa silhouette droite etmince,toujourscommeunpeutendue…Ilestassisaubordd’undivanetmoiinstalléesursesgenoux,tournéeversleshautesfenêtresentièrementvoiléesd’unrideaublanc…Ilm’apprendàlescompter…est-cepossible?pourtantjem’ensouviensclairement…jecomptejusqu’àdix,plusune,ladernière,quifaitonze…

Jemetiensdeboutdevant luientreses jambesécartées,mesépaulesarriventàlahauteurdesesgenoux…j’énumèrelesjoursdelasemaine…lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi, dimanche… et puis,lundi,mardi…«Çasuffitmaintenant, tu lessais…–Maisqu’est-cequivientaprès?–Aprèstoutrecommence…–Toujourspareil?Maisjusqu’àquand?–Toujours.–Mêmesijelerépèteencoreetencore?Sijeledistoute la journée ? Si je le dis toute la nuit ? ça va revenir de nouveau,lundi,mardi,toujours?–Toujours,monpetitidiot…»samainglissesurmatête,jesensirradiantdeluiquelquechoseenluiqu’iltientenfermé,qu’ilretient,iln’aimepaslemontrer,maisc’estlà,jelesens,c’estpassé

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dans samainvite retirée,dans ses yeux,dans sa voixquiprononce cesdiminutifsqu’ilestseulàfairedemonprénom:Tachokoulediminutifdecediminutif:Tachotchek…etaussicenomcomiquequ’ilmedonne:Pigalitza…quandje luidemandecequec’est, ilmeditquec’est lenomd’unpetitoiseau.

J’aimepasserlamainsursesjouesmaigres,unpeurugueuses,serrerleurpeauentremesdoigtspourlasoulever,chatouillersanuque…ilmerepousse gentiment… et aussi parfois, quand il ne s’y attend pas, luidonnerungrosbaiserdanslecreuxdel’oreilleetvoircommeassourdiilyenfonceundoigtqu’ilagiteensecouantlatête…faitminedesefâcher…«Queljeustupide…»

Il parle souvent français avec moi… je trouve qu’il le parleparfaitement,iln’yaqueses«r»qu’ilprononceenlesroulant,jeveuxlui apprendre… Écoute quand je dis Paris… écoute bien, Paris…maintenant dis-le commemoi… Paris…mais non, ce n’est pas commeça… il m’imite drôlement, en exagérant exprès, comme s’il s’éraflait lagorge…Parrris…Ilmerendlapareilleenmefaisantprononcercommeilfautle«r»russe,jedoisappuyercontremonpalaispuisdéplierleboutretroussé dema langue…mais j’ai beau essayer… Ah, tu vois, c’est toimaintenantquinepeuxpasyarriver…etnousrions,nousaimonsnousamuserainsil’undel’autre…

Monpèreseulresteprésentpartout.Ilmesemblemaintenantquelesobjetsautourdenoussontmaniéspardesêtresinvisibles.Unecuillerramasseavecprécaution,enfaisantletourtoutaubordoù

c’estmoinschaud,ladélicieusebouilliedesemouleaulaitquis’étaleenungrand ronddansmonassiette… la cuiller se lève jusqu’àmabouchepourquejesouffle…Unecuillerempliedeconfituredefraisess’approchedemeslèvres…je

détourne la tête, je n’en veux plus… elle a un goût affreux, je ne lareconnaispas…que lui est-il arrivé?dans sabonnesaveurde toujoursquelque chose s’est glissé…quelque chose de répugnant s’y dissimule…elle me fait mal au cœur, « Je ne l’aime pas, ce n’est pas de la vraieconfiture de fraises. – Mais si, voyons, tu vois bien que c’en est »…

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J’examineavecbeaucoupd’attentionlamincecouchedeconfitureétaléesurlasoucoupe…lesfraisessontbiencommecellesquejeconnais,ellessontseulementunpeupluspâles,moinsrougesourosefoncé,maisilyasur elles, entre elles, comme de louches traînées blanchâtres… « Non,regardez, il y a quelque chose dedans… – Il n’y a rien du tout, ça tesemblé… » Quand mon père revient, je lui raconte que je n’en ai pasvoulu,decetteconfiture…elleestmauvaise,jel’aibienregardée,ilyavaitdedansdestraînéesblanches,despetitspointsblancs,elleavaitungoûtécœurant…Cen’estpasdelaconfituredefraises…Ilm’observe,ilhésiteuninstantetildit:«C’étaitbiendelaconfituredefraises,maiscequetuy voyais, c’était un peu de calomel. On l’avait mélangé avec elle, onespéraitquetunet’apercevraisderien,jesaisquetudétesteslecalomel,maisilfautabsolumentquetuenprennes…»L’impression un peu inquiétante de quelque chose de répugnant

sournoisementintroduit,cachésousl’apparencedecequiestexquis,nes’est pas effacée, et parfoismême aujourd’hui elleme revient quand jemetsdansmaboucheunecuillerdeconfituredefraises.

Mon père a fait élever pour moi dans la cour devant la maison unmonticule de neige bien tassée. Je l’escalade par sa pente douce et jeredescendssapenteraidesurmaluge…jeregrimpeetjeredescendssansme lasser, mon visage brûle, une vapeur sort de mes narines, de mabouche,toutmonêtreaspirel’airdesgrandsfroids.

J’aireçuunlargelivrerelié,toutmince,quej’aimebeaucoupfeuilleter,j’aimeécouterquandonmelitcequiestécritenfacedesimages…maisattention,onvaarriveràcelle-ci,ellemefaitpeur,elleesthorrible…unhommetrèsmaigreaulongnezpointu,vêtud’unhabitvertvifavecdesbasquesflottantes,branditunepairedeciseauxouverte,ilvacouperdanslachair,lesangvacouler…«Jenepeuxpasleregarder,ilfautl’enlever…–Veux-tuqu’onarrachelapage?–Ceseraitdommage,c’estunsibeaulivre.–Ehbien,onva lacacher,cette image…Onvacoller lespages.»Maintenant je ne la vois plus, mais je sais qu’elle est toujours là,enfermée… la voici qui se rapproche dissimulée ici, où la page devientplus épaisse… il faut feuilleter très vite, il faut passer par-dessus avantqueçaaitletempsdeseposerenmoi,des’incruster…ças’ébauchedéjà,

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cesciseauxtaillantdanslachair,cesgrossesgouttesdesang…maisçayest,c’estdépassé,c’esteffacéparl’imagesuivante.Danslesdessinsdemonlivrepréféré,MaxetMoritz,avecsesverssi

drôles que je sais par cœur, que j’aime scander, rien neme fait jamaispeur,mêmequand jevois lesdeuxméchantsgarnements ficelés surunplat,prêtsàêtreenfournésetrôtiscommedeuxpetitscochonsdelait…

—Est-il certain que cette image se trouve dansMax etMoritz ?Nevaudrait-ilpasmieuxlevérifier?

—Non,àquoibon?Cequiestcertain,c’estquecetteimageestrestéeliéeàcelivreetqu’estrestéintactlesentimentqu’ellemedonnaitd’uneappréhension, d’une peur qui n’était pas de la peur pour de bon,maisjusteunepeurdrôle,pours’amuser.

Ondéfaitdesonemballagedepapierbrununegrandeboîtedecarton,on enlève le couvercle, les papiers de soie, et on découvre couchée, lesyeux fermés, une énorme poupée… elle a des boucles brunes, sespaupièressontbordéesdecils longsetépais…c’estelle, je lareconnais,c’est celle que j’avais vue à Paris dans une grande vitrine illuminée, jel’avaistantregardée…Elleétaitassisedansunfauteuiletàsespiedsétaitposé un carton où il était écrit : « Je sais parler »… On la sort avecprécaution…quandonlasoulève,sesyeuxs’ouvrent…quandelletournelatêted’uncôtéetdel’autre,çafaitenelleunbruit…«Tuentends?elleparle, elle dit papamaman… – Oui, on dirait que c’est ce qu’elle dit…maisqu’est-cequ’ellesaitdired’autre?–Elleest troppetite,c’estdéjàbien qu’elle sache dire ça… N’aie donc pas peur, prends-la dans tesbras.»Je laprendsavecprécautionet je lapose sur ledivanpourmieux la

voir…Iln’yapasàdire,elleesttrèsbelle…elleaunerobedetulleblanc,une ceinture de satin bleu, des souliers et des chaussettes bleus et ungrandnœudbleudanslescheveux…«Onpeutladéshabiller?…–Biensûr… et même on peut lui faire d’autres vêtements… comme ça, tupourras la changer, tu l’habilleras comme tu voudras… – Oui, je suiscontente… j’embrasse très fort papa… – Alors, c’est celle-là que tuvoulais?–Oui,c’estbienelle…»Onnouslaissetouteslesdeuxpourque

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nousfassionsmieuxconnaissance.Jeresteàcôtéd’elle,jelacouche,jelalève, je lui faistourner latêteetdirepapamaman.Mais jemesenspastrèsàl’aiseavecelle.Etavecletempsçanes’arrangepas.Jen’aijamaisenvied’yjouer…elleesttoutedure,troplisse,ellefaittoujourslesmêmesmouvements,onnepeut lafairebougerqu’ensoulevantetenabaissantde lamême façon ses jambes et sesbras légèrement repliés, articulés àsoncorpsraide.Jeluipréfèreencorelesvieillespoupéesdesonquej’aidepuis longtemps, ce n’est pas que je les aime tellement,mais on peuttraiter comme on veut leurs corps un peu flasques, désarticulés, lesserrer,lestripoter,leslancer…Il n’y a que lui qui me soit vraiment proche, Michka, mon ours en

peluche,soyeux,tiède,doux,mou,toutimprégnédefamiliaritétendre.Ildort toujours avecmoi, sa tête au pelage doré, aux oreilles droites, estposéeàcôtédemoisur l’oreiller, sonbonnezrondavecsa truffenoirecomme ses petits yeux brillants dépasse du drap… je ne pourrais pasm’endormirsijenelesentaispaslàprèsdemoi,jeneparsjamaissanslui,ilm’accompagnetoujoursdansmesvoyages.

Onm’aamenéechercherpapaàsa«fabrique»oùiltravailletoute(ajournée…jetraverseunegrandecourboueuseetpuisunbaraquementausoldeterrebattue,ilfautsauterpar-dessusdesruisseaux,desflaquesdeliquide bleu, jaune, rouge… on voit circuler parmi les tonneaux, leschariots, des hommes barbus coiffés de casquettes, chaussés de hautesbottes…l’Odeuricin’estpasaussiécœurantequecelleduvinaigre,maisje préfère l’aspirer le moins possible tant elle est désagréable, âcre,acide… J’entre dans une longue pièce très éclairée, où il y a plusieurslongues tablessur lesquellesonvoitposéesdeboutcôteàcôtedansdessupports de bois des éprouvettes contenant des poudres de la mêmecouleuréclatantequelesruisseauxdanslacour,rouges,bleues,jaunes…des liquides de la même belle couleur sont chauffés dans des cornuessuspenduesau-dessusdepetites flammes…papaestdeboutdevantunedestables,revêtud’unelongueblouseblanche,iltientdanslamainunecornue, il l’agite doucement au-dessus de la flamme et puis la lève etl’examine à la lumière. Il la remet dans son support, il se penche, meprenddanssesbras,m’embrasseetpuismeconduitdansunepièceàcôtéoù ilm’installe hissée sur de gros livres, dans son fauteuil, devant sonbureau. Il rapproche de moi un grand boulier et il me dit… « Tiens,amuse-toi avec ça… jenevaispas tarder.»Je faisglisser,descendreet

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remonterdesboulesdeboisjaunesetnoireslelongdestigesdemétalsurlesquellesellessontenfilées,maiscen’estpasamusant, jenesaispasyjouer…ilmetardequepaparevienne…etlevoici,ilaenlevésablouse,ilportesapelisseetsonbonnetdefourrure, ila l’aircontent…«Voilà,tuvois,çan’apasététrèslong.»

Le voici sur une vaste place enneigée, je sais que c’est une place deMoscou, il sort d’un grand magasin de friandises, les bras chargés depaquetsenveloppésdepapierblanc,entourésderubans…J’aimelevoirainsi… le col de loutre de sa pelisse noire négligemment ouvert,découvrant sonhaut faux colblanc, sonbonnetde fourrure légèrementrejeté en arrière… il sourit, je ne sais pourquoi… sur son visage animé,d’où quelque chose de plus intense encore qu’à l’ordinaire se dégage,brillelalignenette,régulière,trèsblanchedesesdents.

Ils’approchedutraîneauoùemmitoufléejusqu’auxyeux,protégéeparletablierdecuir,jel’attends…ildégrafed’unseulcotéletablier,déposelespaquetssousmespieds,seglisseauprèsdemoiderrièrel’énormedosducocherrevêtudesonépaissehouppelande.

Nous sommes dans l’appartement demon père àMoscou.Un grandarbre de Noël occupe le centre de l’une des pièces. Cette fois je peuxdiscerner vaguement une jolie jeune femme blonde qui aime rire etjouer… Je lui tends toutes sortes de petits paquets, d’objets, de jouetsposés par terre auprès de l’arbre, des noix dorées, de toutes petitespommes rouges de Crimée, et elle les attache aux branches par desfaveursrouges,desfilsd’oretd’argent…Et puis dans l’entrée de l’appartement sont assis des enfants, nos

invitésquipartentaprèslafête…onleurenlèveleurssouliers,oncherchepartout, sous les banquettes, on retrouve et on enfile sur leurs jambestenduesleursbottesdefeutre.

Je suis couchée dansma petite chambre arrangée pourmoi dans ce

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même appartement, mon lit est appuyé contre un mur couvert d’unenatte de paille avec des dessins brodés. Jeme couche toujours tournéevers elle, j’aime caresser du doigt sa texture lisse, regarder sa délicatecouleur dorée, l’éclat soyeux de ses oiseaux, de ses arbrisseaux, de sesfleurs…Ici,jenesaispourquoi,j’aipeurseulelesoirdansmachambreetpapaaconsentiàresterauprèsdemoijusqu’àcequejem’endorme…Ilestassissurunechaisederrièremoietilmechanteunevieilleberceuse…savoixbasseest incertaine,commeunpeuéraillée… ilnesaitpasbienchanter et cette maladresse donne à ce qu’il chante quelque chosed’encoreplustouchant…jel’entendsaujourd’huisidistinctementquejepeuxl’imiteretj’avouequeparfoiscelam’arrive…danscetteberceuse,ilaremplacélesmots«monbébé»parlediminutifdemonprénomquialemêmenombredesyllabes,Tachotchek…Petitàpetitjem’assoupis,savoixdevientdeplusenplus lointaine…etpuis j’entendsderrièremoi lebruitlégerquefaitsachaise,ildoitêtreentraindeselever,ilcroitquejedors, ilvas’enaller…etaussitôt jesorsunemaindesous lacouverturepour lui montrer que je suis toujours éveillée… ou je perçois lescraquements du parquet sous ses pas lents, prudents… il va entrouvrirtout doucement la porte…alors je toussote, je pousseun grognement…mais jeneparlepas,celapourraitmeréveillercomplètementet jeveuxdormir,jeveuxqu’ilpuissepartir,celam’ennuiedeleretenir…

—Vraiment?Necrois-tupasquelorsquetulesentaisderrièretondos,les yeux rivés sur toi, chantonnant de plus en plus faiblement, sedirigeantsur lapointedespiedsvers laporte,seretournantsur leseuilunedernière foispour t’observer,pour s’assurerque tune tedoutesderien,etpuisouvrir laporte, larefermeravecd’immensesprécautionsetdélivréenfinprendrelafuite…necrois-tupasquecequitefaisaitsortirune main, toussoter, grogner, c’était le désir d’empêcher ce qui sepréparait, ce qui allait arriver, et qui avait déjà pour toi le goût de latrahisonsournoise,del’abandon?

— Je reconnais que tout paraissait réuni pour que cela se forme enmoi…Mais j’essaie deme retrouver, là, dans ce petit lit, écoutantmonpère se lever, marcher vers la porte… je sors la main, je pousse ungrognement… non, pas encore, ne pars pas, je vais avoir peur, tum’aspromis,c’étaitconvenuqueturesteraisavecmoitantquejeneseraispasendormie,jefaistoutcequejepeux,jevaisyarriver,tuverras,jenedoispas parler, pas trop remuer, je veux juste t’indiquer, puisque c’était

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convenu, qu’un pacte entre nous a été conclu, je sais que tu veux lerespecter,etmoiaussi,vois-tu,jelerespecte,jetepréviens…tuneveuxpas que j’aie peur… reste juste encore un peu, je sens que le sommeilvient, alors tout sera pourmoi très bien, je ne sentirai plus rien et tupourrastranquillementmelaisser,t’enaller…

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Lacalèches’arrêtedevantleperrond’unegrandemaisonenbois,papamedégagedescouverturesoùjesuisenfouie,ilmeprenddanssesbras,jesuistoutepetite, j’aimonmanteaudeveloursblancsibeauqu’onmeditquededansjesuisune«vraiepoupée»,ilmeporteenescaladanttrèsvitelesmarches,ilmedéposedanslesbrasdemongrand-pèreetdemagrand-mère qui sont là tous deux devant la porte, dans leurs longueschemisesdenuitblanches…Papaleurparled’unairfurieux…«Mais jevousavaisprévenus,jevousavaisdemandédenepasvouslever,c’estdelafolie…»Je suis tellement choquée qu’il leur parle de cette façon que je reste

figée, jenerépondspascommejevoudraisà leursbaisers,à leursmotstendres…Euxn’ont pas l’air d’en vouloir à papa…Peut-être qu’ils sonttropfaiblespoursedéfendre, ilssontsidoux,sivieux…Commenta-t-ilpuse fâchercommeça, leurparlersi rudement?Dèsquenousrestonsseulsjeleluidemande…«Tuavaisl’airsiméchant…–Maisnon,tuesbête, j’avais peur qu’ils prennent froid… à sept heures du matin ! enchemisedenuit!Ilsauraientpuattendredansleurlit,jeleuravaisécrit…–Maiscen’étaitpaslapeinedelediresiméchamment…–Maispasdutout,cen’étaitpasméchant…–Tuascrié…–Pourqu’ilsrentrentvite,ilsentendentmal…Jenevoulaispasqu’ilsprennentfroid…–Ilssaventquec’est pour ça ?–Bien sûr qu’ils le savent. Tu feraismieux de penser àautrechose…»

Et vraiment j’auraismieux fait. J’aurais peut-être alors pu conserverquelques autres moments de cet unique séjour auprès demes grands-parents… Mais on dirait que ce moment-là, tellement violent, a prisd’embléeledessussurtouslesautres,luiseulestresté.

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Jemepromèneavecmonpère…ouplutôtilmepromène,commeillefait chaque jour quand il vient à Paris. Je ne sais plus comment je l’airejoint… quelqu’un a dûme déposer à son hôtel ou bien à un endroitconvenu… il est hors de question qu’il soit venu me chercher rueFlatters… je ne les ai jamais vus, je ne peux pas les imaginer serencontrant,luietmamère…Noussommespasséspar l’entréeduGrandLuxembourgqui fait face

auSénatetnousnousdirigeonsverslagauche,oùsetrouventleGuignol,lesbalançoires,leschevauxdebois…Tout est gris, l’air, le ciel, les allées, les vastes espaces pelés, les

branchesdénudéesdesarbres. Ilmesemblequenousnous taisons.Entoutcas,decequiapuêtreditnesontrestésquecesmotsquej’entendsencore trèsdistinctement :«Est-ceque tum’aimes,papa?…»dans leton riend’anxieux,maisquelquechoseplutôtqui seveutmalicieux… iln’est pas possible que je lui pose cette question d’un air sérieux, quej’emploiecemot«tum’aimes»autrementquepourrire…ildétestetropcegenredemots,etdanslabouched’unenfant…

—Tulesentaisvraimentdéjààcetâge?

— Oui, aussi fort, peut-être plus fort que je ne l’aurais sentimaintenant…cesontdeschosesquelesenfantsperçoiventmieuxencorequelesadultes.Jesavaisquecesmots«tum’aimes»,«jet’aime»étaientdeceuxqui

leferaientserétracter,feraientreculer,seterrerencoreplusloinaufonddeluicequiétaitenfoui…Eteneffet,ilyadeladésapprobationdanssamoue,danssavoix…«Pourquoimedemandes-tuça?»Toujoursavecune nuance d’amusement… parce que cela m’amuse et aussi pourempêcher qu’ilme repousse d’un airmécontent, «Ne dis donc pas debêtises»…j’insiste:Est-cequetum’aimes,dis-le-moi.–Maistulesais…

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–Maisjevoudraisquetumeledises.Dis-le,papa,tum’aimesounon?…surunton,cettefois,comminatoireetsolennelqui lui faitpressentircequiva suivreet l’inciteà laisser sortir, c’est justepour jouer, c’est justepourrire…cesmotsridicules, indécents :«Maisoui,monpetitbêta, jet’aime.»Alorsilestrécompenséd’avoiracceptédejoueràmonjeu…«Ehbien,

puisque tum’aimes, tu vasmedonner…» tu vois, jen’ai pas songéuninstantàt’obligeràt’ouvrircomplètement,àétalercequit’emplit,cequetu retiens, ce à quoi tu ne permets de s’échapper que par bribes, parbouffées, tupourras en laisser sourdreun toutpetitpeu…«Tuvasmedonner unde ces ballons…–Mais où en vois-tu ?–Là-bas… il y en adanscekiosque…»Etjesuissatisfaite,j’aipuletaquinerunpeuetpuisle rassurer… et recevoir ce gage, ce joli trophée que j’emporte, flottanttoutbleuetbrillantau-dessusdematête,retenuparunlongfilattachéàmonpoignet.

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Je suis assez grandemaintenant pour qu’on nem’installe plus dansunevoiture, jepeuxm’asseoiràcalifourchonsurcelionjauneouplutôtsurcecochonrose…oubiennon,surcettebellegirafeblanche…Jeserreavecmamaingauche lahampedecuivreà laquelle jesuisattachéeparuneceinturepasséeautourdemataille,etjetiensdansmamaindroitelemanchedeboistoutlisseetrondsurlequelestfixéeunelonguetigedemétal…Lamusiquesemetàjouer,nouspartons…ilfautfairetrèsattentionde

tenir la tige tenduedans labonnedirection,noustournons,nousallonsdansquelques instantspasserdevant l’anneau…et levoici suspenduenl’air,sebalançantdoucement…ilserapproche…j’arrivetoutprès,c’estlemoment… je tends la tige vers lui, je vise tout droit, en plein dans soncentre…çayest,j’entendsunbruitmétallique,maisc’estseulementceluiqu’ila faitenseheurtantcontre la tige,ellene l’apasaccrochéet ilestdéjàdépassé,nouscontinuonsàtourner…tantpis,jevaisrecommencer…Etauprochaintour,denouveau…

—Maisessaiedeterappeler…iladûpourtantarriverparfois…

—Oui,sûrement,puisquejemesouviensdecesdeuxoutroisanneauxque je déposais sur le comptoir en sortant… Mais qu’est-ce que c’est,quandd’autresenfantsaussipetitsquemoi,etmêmepluspetits,saventsibienlesdécrocher…àlafinduparcourslesanneauxqu’ilsontréussiàenfilersurlatigelacouvrentparfoispresqueentièrement…Jeprendslesucred’orgequequandmêmeonmedonne… j’écoute les consolations,les conseils des grandes personnes…«Tu vois, tu te crispes trop, il nefaut pas, tu as vu comme font les autres enfants… ils le font ens’amusant… » Oui, je voudrais tant pouvoir comme eux, avec cettefacilité,cette légèretéqu’ilsont,cette insouciance…Pourquoiest-cequeje ne peux pas ?Mais qu’est-ce que ça peut faire ?… c’est vrai, quelle

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importance ?…Mais peut-être que la prochaine fois… si j’arrive à bienm’yprendre…Quand j’aperçoisde loin lagrilleverteautourdeschevauxdeboiset

leurs formes multicolores qui glissent, ils tournent, j’entends leurmusique chevrotante, j’ai enviede courir vers eux, je voudrais qu’on sedépêche…«Tuveuxyaller,vraiment?–Oui,j’aimeraisbien.»

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« Cher petit oreiller, doux et chaud sous ma tête, plein de plumechoisie,etblancetfaitpourmoi…»toutenrécitant,j’entendsmapetitevoixquejerendsplusaiguëqu’ellenel’estpourqu’ellesoitlavoixd’unetoute petite fille, et aussi la niaiserie affectée de mes intonations… jeperçois parfaitement combien est fausse, ridicule, cette imitation del’innocence, de la naïveté d’un petit enfant,mais il est trop tard, jemesuis laissé faire, jen’ai pas osé résister quandonm’a soulevée sous lesbrasetplacéedeboutsurcettechaisepourqu’onmevoiemieux…sionme laissait par terre, on neme verrait pas bien,ma tête dépasserait àpeine la longue tableà laquelle sontassis,de chaquecôtéd’unemariéetoutenblanc,desgensquimeregardent,quiattendent…j’aiétépoussée,j’aibasculédanscettevoix,dansce ton, jenepeuxplus reculer, jedoisavanceraffubléedecedéguisementdebébé,debêta,mevoiciarrivéeàl’endroit où ilme faut singer l’effroi, j’arrondismes lèvres, j’ouvremesyeuxtoutgrands,mavoixmonte,vibre…«Quandonapeurduloup,duvent,delatempête…»etpuislatendre,candideémotion…«Cherpetitoreiller, comme je dors bien sur toi… », je parcours jusqu’au bout cechemindelasoumission,del’abjectrenoncementàcequ’onsesentêtre,àcequ’onestpourdebon,mesjouesbrûlent,tandisqu’onmedescendde ma chaise, que je fais de mon propre gré une petite révérence defillettesageetbienélevéeetcoursmecacher…auprèsdequi?…qu’est-cequejefaisaislà?…quim’avaitamenée?…souslesriresapprobateurs,lesexclamationsamusées,attendries,lesfortsclaquementsdesmains…

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Encoreunnomquicurieusementasubsisté:larueBoissonade.C’estlà,dansunegrandepièceclaireaurez-de-chaussée,quejesuisvenue,jene sais plus comment, retrouver papa… Il est assis, toujours mince etdroit, sur un canapé et je suis assise auprès de lui…Par une porte quis’ouvredanslemurdevantnousunejeunefemmeentre…jel’aidéjàvue,cen’estpascelledeMoscouquidécorait l’arbredeNoëlavecmoi,maisuneautre,auxcheveuxchâtains,quejen’aivuequ’iciavecpapa…ellefaitsonentréedéguiséeenjeunehomme…elleporteuncostumedepapaetelle a sur la tête son chapeau melon sous lequel elle a dissimulé sonchignon,mais desbouclettes tombent sur ses joues, sur sanuque… sesyeuxd’unbleu très clair sont comme transparents…nous la regardons,surpris,nousrions,commeelleestdrôle,vêtueainsi,commeçaluiva…elles’approchedemoi,elles’inclinedevantmoicommeonfaitdans lesbalsdevantlesdames,ellemeprendparlamain,jemelève,ellemetientpar la taille et elle tourne avecmoi en chantonnantdes airs charmantsjoyeuxentraînantsellevadeplusenplusviteellemesoulèvemespiedsnetouchentplusterrelatêtemetournejerisderavissement…enfinellemeramèneaudivan,me lâche,me laisse tomber, se laisse tomberelle-mêmeauprèsdepapaetdemoi,sapoitrinesesoulève,sesjouesrondescommecellesdesenfantssonttoutesroses,ellerejettelatêteenarrièrecontreledossierdudivanetelles’éventeavecsonmouchoirenhaletantencoreunpeu,ensouriant…Jevoudraisbienqu’ellerecommence.

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Pourquoivouloir fairerevivrecela,sansmotsquipuissentparveniràcapter, à retenir ne serait-ce qu’encore quelques instants ce qui m’estarrivé…commeviennentauxpetitesbergères lesvisionscélestes…maisiciaucunesainteapparition,pasdepieuseenfant…J’étais assise, encore auLuxembourg, sur un banc du jardin anglais,

entremonpèreetlajeunefemmequim’avaitfaitdanserdanslagrandechambre claire de la rue Boissonade. Il y avait, posé sur le banc entrenousou sur les genouxde l’und’eux,ungros livre relié… ilme semblequec’étaientlesContesd’Andersen.Jevenaisd’enécouterunpassage…jeregardaislesespaliersenfleurs

le longdupetitmurdebriquesroses, lesarbres fleuris, lapeloused’unvertétincelantjonchéedepâquerettes,depétalesblancsetroses,leciel,biensûr,étaitbleu,etl’airsemblaitvibrerlégèrement…etàcemoment-là,c’estvenu…quelquechosed’unique…quinereviendraplusjamaisdecette façon, une sensation d’une telle violence qu’encore maintenant,après tantde tempsécoulé,quand,amoindrie,enpartieeffacéeellemerevient, j’éprouve…maisquoi?Quelmotpeuts’ensaisir?Paslemotàtout dire : « bonheur », qui se présente le premier, non, pas lui…« félicité », « exaltation », sont trop laids, qu’ils n’y touchent pas… et«extase»…commedevantcemotcequiestlàserétracte…«Joie»,oui,peut-être…cepetitmotmodeste, toutsimple,peuteffleurersansgranddanger… mais il n’est pas capable de recueillir ce qui m’emplit, medéborde, s’épand, va se perdre, se fondre dans les briques roses, lesespaliers en fleurs, lapelouse, lespétales roses etblancs, l’airqui vibreparcourude tremblementsàpeineperceptibles,d’ondes…desondesdevie, de vie tout court, quel autre mot ?… de vie à l’état pur, aucunemenacesurelle,aucunmélange,elleatteinttoutàcoupl’intensitélaplusgrande qu’elle puisse jamais atteindre… jamais plus cette sorted’intensité-là, pour rien, parce que c’est là, parce que je suis dans cela,danslepetitmurrose,lesfleursdesespaliers,desarbres,lapelouse,l’air

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quivibre…jesuiseneuxsansriendeplus,rienquinesoitàeux,rienàmoi.

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C’est dans cette large rue bordée d’un côté de grandes maisons decouleur claire et de l’autre de jardins, si différente de la rue Flatters,qu’habitentmaintenantmamanetKolia.Dans l’entrée de lamaison et sur lesmarches de l’escalier il y a un

épais tapisrouge,etdans lemuràgaucheunascenseur,comme ilyenavaitdansleshôtels.Etaussi,commedansleshôtels,unconciergevêtud’un bel habit orné de ganses et coiffé d’un haut chapeau… il aide àmontermesbagages.J’entredansunegrandepièceclaireoùmamanetKoliam’embrassent,

m’écartentd’euxpourmieuxmevoir…«Maisquelleminesuperbe,maiscomme tu as grandi… et quel jolimanteau tu as… tourne-toi, qu’on teregarde »… Il est très joli, en effet, bleu foncé, avec un col et desparementsdeveloursbleu,etjeportemesgantsdepeau…papaaccroupidevant moi sur le trottoir, à la sortie d’un magasin, à Paris, avait eubeaucoup de mal à les enfiler sur mes doigts que je tenais raides etécartés, mais les gants se sont détendus comme l’avait promis lavendeuse,etmaintenantlapressionsefermefacilementsanspincer,sansplisserlapeaudupoignet.Àdroitedelagrandepièceceseramachambre.Lelitetlatabledenuit

sont toutau fond,en facede la fenêtre.Ondiraitquecequi s’étend iciderrièrelesdoublesvitres,c’estdevastesespacesglacés…pasdelaneigeétincelant au soleil commeà Ivanovo, ni des petitesmaisons serrées etsombres, comme à Paris… mais partout de la glace transparente etbleutée.Etlalumièreiciestd’ungrisargenté.LavilleoùjesuisarrivéesenommePétersbourg.Labonnequis’occupedemoiiciesttrèsjeune,sonvisageoùtoutest

pâle, lapeau, les lèvres, lesyeux,abeaucoupdedouceur.Elle s’appelleGacha.Ellemepromènechaquejourdansunsquaretoutprocheoubien

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dansunvastejardinquejenerevoisjamaisqu’avecdesarbresgivrésetdespelousescouvertesd’unecouchedeglace luisantdanscette lumièreargentée…Nousaimonsaussimarcherdanslalargeavenuesurlaquelledébouche

notre rue, pour regarder les devantures des magasins. Ici elles sontentouréesd’uncadremarronetlesgrosseslettrespeintesenblancsurleverre ont comme quelque chose d’un peu gauche, d’un peu fruste…Presquedanschaquemaisonunescaliertoutraidedescenddansunsous-soloùilyasouventuneboutiqueouuncafé.Nousaimons,Gachaetmoi, rester à contemplerdans la vitrined’un

magasindechaussures,elle,des souliersnoirsvernisàhauts talons, ilssonttrèsbeaux,ellearaison,etmoidessouliersnoirsvernisd’enfantquiont des talons un peu plus hauts que ceux desmiens, presque commeceuxdesgrandespersonnes…Souvent le soir quandmes parents sont sortis, nous jouons à un jeu

qu’onm’aoffertici,«Lequatuordesécrivains».IlressembleaujeudesfamillesauqueljejouaisàParis.Commepouryjouerilfautêtrequatre,Gachaetl’autrebonne…jenemesouviensquedesaprésence…invitentunedeleursamiesquitravailledanslamêmemaison.Surchaquecarteblancheilyaleportraitd’unécrivainetdessousson

nomenlettresrouges.Plusbas,encaractèresnoirs,lestitresdequatredeses œuvres. Nous savons lire, mes partenaires et moi, et ce jeu nouspassionne.Nous sommes installées à la table carrée au milieu de la cuisine

éclairée par une lampe à pétrole suspendue au plafond, les murs sontsombres, toujours un peu suintants. La surface marron de l’une desportes paraît parfois remuer, elle oscille légèrement… au début celam’avait effrayée, mais on m’a expliqué que ce n’étaient que lesmouvementsdescafardsquirecouvrentcetteporte…despetitesbêtesquinemordentpasetquivontrester là…Personnenes’ensoucieet ilsmedonnentbientôt l’impression,commeà tout lemonde,qu’ils fontpartiedelamaison.Ilfaitbon,ilfaitbienchauddanscettecuisine.Ondistribuelescartes,onjettelesdéspoursavoirquivacommencer,

etpuiscelleque lesortadésignées’adresseà l’unedesautres :Donne-moi Tourguéniev: Pères et fils. L’autre tend sa carte. Et maintenant…d’untonplusassuré…tuvasmedonnerencoreTourguéniev:Récitsd’unchasseur…Tontriomphant:Jenelesaipas.Alors,toiGacha,donne-moiTolstoï :AnnaKarénine.Merci.Et toiNatacha :LaSonateàKreutzer.

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Merci.Alorsmaintenantdonne-moi…–Jenel’aipas…ettoi,tuvasmerendre…etainsidedéboiresenvictoires…seulel’arrivéedemesparentsnousarrête…Mamannousgrondegentiment,elleaimeyjouer,ellenouscomprend… «Mais quelle folie, il estminuit, quellemine tu auras…–Maisdemainjepeuxmelevertard.»

— C’est vrai, quand on y pense, pourquoi n’allais-tu pas en classecommeàParis?

—Jenesaispas.Jemesouviensvaguementd’unesalledeclassetrèsgaie, ornée de plantes vertes, où je suis allée peu de temps, et d’unegrosse petite fille qui portait un nom très drôle, composé avec le motabeilleetlemotmiel…Etaussiqu’onnousapprenaitàécriredelamaingauche comme de la main droite. Je l’avais raconté à papa dans unelettre.Etilm’avaitréponduqu’iltrouvaitquec’étaituneperteinutiledetemps.Jenesuisplusalléedanscetteécolenidansaucuneautre.

—Pourquoi?

—Vraimentj’aibeauchercher…Peut-êtrepourqu’onn’aitpasl’airicidecéderàmonpèresurcepoint.Maisjamaisunpareilsoupçonnem’aeffleuréeence temps-là. Je crois l’avoirdéjà constaté : jenemeposaispasdequestionsdecegenre.Et ma mère était toujours pour moi, aussi bien que mon père, au-

dessus,au-delàdetoutsoupçon.

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Je sentais sedégageantdeKolia, de ses joues arrondies, de ses yeuxmyopes, de sesmains potelées, une douceur, une bonhomie… J’aimaisl’air d’admiration, presque d’adoration qu’il avait parfois quand ilregardaitmaman, le regardbienveillantqu’il posait surmoi, son rire sifacileàfairesourdre.Quandilvoulait,dansunediscussionavecmaman,marquer son désaccord, il employait toujours, d’un ton gentimentimpatient, cesmêmesmots :«Ah, laissecela, s’il teplaît»…ou :«Cen’est pas du tout ça, rien de pareil »… sans jamais de véritablemécontentement, l’ombre d’une agression. Je ne saisissais pas bien cequ’ils disaient, je crois qu’ils parlaient le plus souvent d’écrivains, delivres… il m’arrivait d’en reconnaître certains qui figuraient dans mon«quatuor».Ce qui passait entre Kolia et maman, ce courant chaud, ce

rayonnement,j’enrecevais,moiaussi,commedesondes…

—Unefoispourtant…tuterappelles…

—Maisc’estcequej’aisentilongtempsaprès…tusaisbienquesurlemoment…

—Oh,même sur lemoment… et la preuve en est que cesmots sontrestésentoipourtoujours,desmotsentenduscetteuniquefois…unpetitdicton…

—MamanetKoliafaisaientsemblantdelutter,ilss’amusaient,etj’aivouluparticiper, j’aipris lepartidemaman, j’ai passémesbras autourd’ellecommepourladéfendreetellem’arepousséedoucement…«Laissedonc…femmeetmarisontunmêmeparti.»Etjemesuisécartée…

—Aussivitequesiellet’avaitrepousséeviolemment…

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—Etpourtantsurlemomentcequej’airessentiétaittrèsléger…c’étaitcommeletintementd’unverredoucementcogné…

—Crois-tuvraiment?

—Ilm’asemblésurlemomentquemamanavaitpenséquejevoulaispour de bon la défendre, que je la croyaismenacée, et elle a voulumerassurer…Laisse…necrainsrien,ilnepeutrienm’arriver…«Femmeetmarisontunmêmeparti.»

—Etc’esttout?Tun’asriensentid’autre?Maisregarde…mamanetKolia discutent, s’animent, ils font semblant de se battre, ils rient et tut’approches,tuenserresdetesbraslajupedetamèreetellesedégage…«Laissedonc,femmeetmarisontunmêmeparti»…l’airunpeuagacé…

—C’estvrai…jedérangeaisleurjeu.

—Allons,faisuneffort…

—Jevenaism’immiscer…m’insérerlàoùiln’yavaitpourmoiaucuneplace.

—C’estbien,continue…

—J’étaisuncorpsétranger…quigênait…

—Oui:uncorpsétranger.Tunepouvaispasmieuxdire.C’estcelaquetu as senti alors et avec quelle force… Un corps étranger… Il faut quel’organismeoùils’estintroduittôtoutardl’élimine…

—Non,cela,jenel’aipaspensé…

—Paspensé,évidemmentpas,jetel’accorde…c’estapparu,indistinct,irréel…unpromontoire inconnuquisurgitun instantdubrouillard…etdenouveauunépaisbrouillardlerecouvre…

—Non,tuvastroploin…

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—Si.Jerestetoutprès,tulesaisbien.

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Del’autrecôtédelaNévagelée,entrelespalaisauxcolonnesblanches,auxfaçadespeintesdedélicatescouleurs,ilyavaitunemaisonfaitetoutentièreavecdel’eauquelaforcedufroidavaitfaitprendre:lamaisondeglace.Ellesurgissaitpourmoninterminableenchantementd’unpetitlivre…

—Biendifférente,àcequ’ondit,delamacabreMaisondeglacequetuauraispuvoirdesannéesplustarddansuneéditionpouradultes.

—Cettemaison-là, jen’aipaspularegarder…J’aivouluconserver lamienne…Elleestdemeuréepourmoitellequ’ellem’apparaissait,blottieau creuxde cette ville, au cœur de ces hivers, la condensationde leurstransparences bleutées, de leurs scintillements… Ses murs de glaceépaisse,lescarreauxdesesfenêtresfaitsd’unecouchedeglacetrèsfine,sesbalcons,sescolonnes,sesstatuesfontpenseràdespierresprécieuses,ilsontlacouleurdusaphir,del’opale…Àl’intérieur,touslesmeubles,lestables, les chaises, les lits, lesoreillers, les couvertures, les tentures, lestapis,touslesmenusobjetsqu’ontrouvedanslesvraiesmaisons,toutelavaisselle,etjusqu’auxbûchesdanslescheminéessontenglace.La nuit d’innombrables bougies brûlent dans les chandeliers, les

candélabres, les lustres de glace, sans les faire fondre… la maisondevenue translucide semble flamber au-dedans… un bloc de glaceincandescente…Lafantaisied’untzarl’avaitfaitdresser…untzarcommeceluiquivit

danslepalaissurl’immenseesplanadeblanche…QuandGachaparledelui, sa voix baisse, comme imbibée de vénération… Il m’est difficiled’imaginerqu’ilestpareilauxautreshommes…soncorpsmêmedoitêtredifférent…«Est-cequ’ilfautqu’ilselave?Est-cequ’ilfautlesavonner?–Maisbiensûr…–Ilpeutdoncsesalir?–Oui,seulement lui, ilaimeêtrepropre…–Etila,luiaussi,là,aumilieudesonventre,cepetittrou?

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Etdedans,luiaussi,ilarrivequeçaledémange?»Onritautourdemoidanslacuisinesurchaufféeoùjemetiensdebout

dansungrandbaquetdebois,tandisqueGachamefaittournerentoussens,mesavonneetmerince.

—C’estàpeuprèsàcemomentqu’estentrédanstavie,etn’enestplussorti,cetautrelivre:Leprinceetlepauvre.

—Jecroisqu’iln’yenaaucundansmonenfance,oùj’aievécucommej’aivécudanscelui-là.

— Pasmême quand tu étaisDavidCopperfield ou le héros de SansFamille?

—Non,mêmepas.Leursviesontétélesmiennes,commeellesontétécellesdetantd’autresenfants,ellesn’ontpas laisséenmoicessillons…deuxsillonsquedeuximages,etellesseules,ontcreusés…

Celledupetitprinceloqueteux,juchésuruntonneau,couronnéd’uneécuelledefer-blanc,unetigedeferdanslamain…etencercleautourdelui, dans une lumière rouge… la lumière même de l’enfer… des êtreshumainsauxcorpshideux,auxfacessinistres…Ilproteste,ilcriequ’ilestEdward,leprincehéritier,leurfuturroi,quec’estsûr,quec’estvrai…Etilsricanent,ilss’esclaffent,ilsl’invectivent,ilsfontsemblantdel’adorer,ils le supplient, ils s’agenouillent devant lui pour rire, ils lui font descourbettesgrotesques,desrévérences…Etpuisl’imagedeTom,lepetitpauvre,lesosieduprince,revêtudeses

habits,enferméàsaplacedanslepalaisduroi…Ilestseul,loindessiens,entouréd’inconnus,deserviteurs,deseigneurssolennels…leursvisagessont fermés, leurs yeux que recouvre une épaisse couche de respect lefixent…Ilsobserventavecuneinquiétudecachéechacundesesgestes…Voici que l’un d’eux s’approche de lui et lui présente un bol d’orcontenantdel’eauoùflottentdespétalesderose…Tomhésite,quedoit-ilfaire?enfinilsedécide:ilprenddanssesmains,ilsoulèveetilporteàseslèvreslerince-doigts.Ilestcurieuxquetoutsesoiteffacédecelivrequejelisaisetrelisais,

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saufcesimagesrestéestoujoursaussiintenses,intactes.

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J’ail’embarrasduchoix,ilyadeslivrespartout,danstouteslespièces,surlesmeublesetmêmeparterre,apportésparmamanetKoliaoubienarrivésparlaposte…despetits,desmoyensetdesgros…J’inspectelesnouveauxvenus,jejaugel’effortquechacunvaexiger,le

tempsqu’ilvameprendre…J’enchoisisunetjem’installeavecluiouvertsurmes genoux, je serre dansmamain le large coupe-papier en cornegrisâtreetjecommence…D’abordlecoupe-papier,tenuhorizontalement,sépare lehautdesquatrepagesattachées l’uneà l’autredeuxpardeux,puisils’abaisse,seredresseetseglisseentrelesdeuxpagesquinesontplusréuniesqueparlecôté…Viennentensuitelespages«faciles»:leurcôté est ouvert, elles ne doivent être séparées que par le haut. Et denouveau les quatre pages « difficiles »… puis quatre pages « faciles »,puisquatre«difficiles»,etainsidesuite,toujoursdeplusenplusvite,mamain se fatigue,ma tête s’alourdit, bourdonne, j’ai commeun légertournis… « Arrête-toi maintenant, mon chéri, ça suffit, tu ne trouvesvraimentrienàfairedeplusintéressant?Jeledécouperaimoi-mêmeenlisant,çanemegênepas,jelefaismachinalement…»Mais il n’est pas question que j’abandonne. Tout ce que je peuxme

permettre pour diminuer l’ennui, alléger le tournis, c’est quelquesvariantes:m’occuperd’abordseulementdes«difficiles»,enpassantles« faciles»…que jegarderai«pour ledessert».Oualors, aucontraire,commencer par les faciles et terminer par les difficiles, ou soumettre àunedecesdifférencesméthodesdesgroupesdont jevarieraiàmongrél’épaisseur…parexemple,troisfeuilletsoùlesdifficilesetlesfacilesvontalterner…cinqoùjenem’occuperaid’abordquedesfaciles…Une fois que jeme suis embarquée sur cette galère, il nem’est plus

possiblede laquitter. Il fautabsolumentque jeparvienneàcemomentoù, toutes les pages découpées, le livre devenu plus gros, gonflé, jepourrailerefermerlepresserpourbienl’égaliseretentoutetranquillitéleremettreàsaplace.

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Maman me presse, me gronde doucement… « Ne te fais pas priercommeça, cen’estpasgentil, cen’estpasbien,va le chercher,viens lemontrer…»EtaussilaprésenceduMonsieurassisàcontre-jour,ledosàlafenêtre,sonsilenceattentif,sonattentepèsentsurmoi,mepoussent…mais je sais que je ne dois pas le faire, il ne le faut pas, je ne dois pascéder, jem’efforce comme je peuxde résister…«Mais cen’est riendutout,c’estjustepourm’amuser…cen’estvraimentrien…–Nesoispassitimide…Voussavezquecequ’elleécrit,c’esttoutunlongroman…»LeMonsieur…

—Quiétait-ce?jemeledemande.

—Impossibledemelerappeler.CepouvaitêtreKorolenko,àenjugerpar l’estime, par l’affection pour lui que je sentais chez maman… ellepubliaitdanssarevue,elle levoyaitbeaucoup,Koliaetelleenparlaientsouvent…Maispeuimportesonnom.

Cetteestime,cetteaffectionontrenduplusforteencore,irrésistiblelapressiondesparolesqu’ilaprononcées, toutà faitsur lemêmetonques’ilparlaitàunegrandepersonne :«Maisçam’intéressebeaucoup.Tudois me le montrer… » Alors… à qui n’est-ce jamais arrivé ? qui peutprétendreignorercettesensationqu’onaparfois,quandsachantcequivasepasser, cequi vous attend, le redoutant…onavance vers celaquandmême…

—Ondiraitmêmequ’onledésire,quec’estcelaqu’oncherche…

—Oui,çavoustire…unedrôled’attraction…

Jesuisretournéedansmachambre,j’aisortidutiroirdematableun

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épais cahier recouvert d’une toile cirée noire, je l’ai rapporté et je l’aitenduauMonsieur…

—À « l’oncle », devrais-tu dire, puisque c’est ainsi qu’en Russie lesenfantsappellentleshommesadultes…

— Bon, « l’oncle » ouvre le cahier à la première page… les lettres àl’encre rouge sont très gauchement tracées, les lignes montent etdescendent… Il les parcourt rapidement, feuillette plus loin, s’arrête detemps en temps… il a l’air étonné… il a l’airmécontent… Il referme lecahier,ilmelerendetildit:«Avantdesemettreàécrireunroman, ilfautapprendrel’orthographe…»

J’airemportélecahierdansmachambre,jenesaispluscequej’enaifait,entoutcasiladisparu,etjen’aiplusécrituneligne…

— C’est un des rares moments de ton enfance dont il t’est arrivéparfois,bienplustard,deparler…

— Oui, pour répondre, pour donner des raisons à ceux qui medemandaient pourquoi j’ai tant attendu avant de commencer à«écrire»…C’étaitsicommode,onpouvaitdifficilementtrouverquelquechose de plus probant : un de ces magnifiques « traumatismes del’enfance»…

—Tun’ycroyaispasvraiment?

—Si,toutdemême,j’ycroyais…parconformisme.Parparesse.Tusaisbienquejusqu’àcesdernierstempsjen’aiguèreététentéederessusciterlesévénementsdemonenfance.Maismaintenant,quandjem’efforcedereconstituer comme je peux ces instants, ce qui me surprend d’abord,c’estquejeneretrouvepourainsidirepasdecolèreouderancunecontre«l’oncle».

—Iladûyenavoirpourtant…Ilavaitétébrutal…

—C’estsûr.Maiselles’estprobablementtrèsviteeffacéeetcequejeparviensàretrouver,c’estsurtoutuneimpressiondedélivrance…unpeu

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comme ce qu’on éprouve après avoir subi une opération, unecautérisation, une ablation douloureuses, mais nécessaires, maisbienfaisantes…

—Iln’estpaspossiblequetul’aiesperçuainsisurlemoment…

—Évidemment.Celanepouvait pasm’apparaître tel que je le vois àprésent, quand je m’oblige à cet effort… dont je n’étais pas capable…quandj’essaiedem’enfoncer,d’atteindre,d’accrocher,dedégagercequiestrestélà,enfoui.

Jesuisdansmachambre,àmapetitetabledevantlafenêtre.Jetracedesmotsavecmaplumetrempéedansl’encrerouge…jevoisbienqu’ilsnesontpaspareilsauxvraismotsdeslivres…ilssontcommedéformés,commeunpeuinfirmes…Envoiciuntoutvacillant,malassuré,jedoisleplacer… ici peut-être… non, là… mais je me demande… j’ai dû metromper…iln’apasl’airdebiens’accorderaveclesautres,cesmotsquiviventailleurs…j’aiétéleschercherloindechezmoietjelesairamenésici,mais jene saispas cequi estbonpoureux, jene connaispas leurshabitudes…Lesmots de chezmoi, desmots solides que je connais bien, que j’ai

disposés, iciet là,parmicesétrangers,ontunairgauche,emprunté,unpeuridicule…ondiraitdesgenstransportésdansunpaysinconnu,dansunesociétédontilsn’ontpasapprislesusages,ilsnesaventpascommentsecomporter,ilsnesaventplustrèsbienquiilssont…Etmoijesuiscommeeux,jemesuiségarée,j’erredansdeslieuxqueje

n’aijamaishabités…jeneconnaispasdutoutcepâlejeunehommeauxbouclesblondes,allongéprèsd’unefenêtred’oùilvoitlesmontagnesduCaucase…Iltousseetdusangapparaîtsurlemouchoirqu’ilporteàseslèvres…Ilnepourrapassurvivreauxpremierssoufflesduprintemps…Jen’ai jamais été proche un seul instant de cette princesse géorgiennecoifféed’unetoquedeveloursrouged’oùflotteunlongvoileblanc…Elleest enlevée par un djiguite sanglé dans sa tunique noire… unecartouchière bombe chaque côté de sa poitrine… je m’efforce de lesrattraper quand ils s’enfuient sur un coursier…« fougueux»… je lancesur lui cemot… unmot quime paraît avoir un drôle d’aspect, un peu

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inquiétant,maistantpis…ilsfuientàtraverslesgorges,lesdéfilés,portésparuncoursier fougueux…ilsmurmurentdessermentsd’amour…c’estcela qu’il leur faut… elle se serre contre lui… Sous son voile blanc sescheveuxnoirsflottentjusqu’àsatailledeguêpe…Jenemesenspastrèsbienauprèsd’eux,ilsm’intimident…maisçane

faitrien,jedoislesaccueillirlemieuxquejepeux,c’esticiqu’ilsdoiventvivre…dansunroman…dansmonroman, j’enécrisun,moiaussi,et ilfaut que je reste ici avec eux… avec ce jeune homme qui mourra auprintemps,aveclaprincesseenlevéeparledjiguite…etencoreaveccettevieille sorcière auxmèches grises pendantes, aux doigts crochus, assiseauprèsdufeu,quileurprédit…etd’autresencorequiseprésentent…Jemetendsverseux…jem’efforceavecmesfaiblesmotshésitantsde

m’approcherd’euxplusprès,toutprès,delestâter,delesmanier…Maisilssontrigidesetlisses,glacés…ondiraitqu’ilsontétédécoupésdansdesfeuilles de métal clinquant… j’ai beau essayer, il n’y a rien à faire, ilsrestent toujours pareils, leurs surfaces glissantesmiroitent, scintillent…ilssontcommeensorcelés.Àmoiaussiunsortaétéjeté,jesuisenvoûtée,jesuisenferméeiciavec

eux,dansceroman,ilm’estimpossibled’ensortir…Etvoilàquecesparolesmagiques…«Avantde semettreàécrireun

roman, il faut apprendre l’orthographe »… rompent le charme et medélivrent.

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J’ai beaume recroqueviller, me rouler en boule, me dissimuler toutentièresousmescouvertures,lapeur,unepeurcommejenemerappellepas en avoir connue depuis, se glisse vers moi, s’infiltre… C’est de làqu’elle vient… je n’ai pas besoin de regarder, je sens qu’elle est làpartout… elle donne à cette lumière sa teinte verdâtre… c’est elle, cetteallée d’arbres pointus, rigides et sombres, aux troncs livides… elle-estcette procession de fantômes revêtus de longues robes blanches quis’avancent en file lugubre vers des dalles grises… elle vacille dans lesflammes des grands cierges blafards qu’ils portent… elle s’épand toutautour,emplitmachambre…Jevoudraism’échapper,maisjen’aipaslecourage de traverser l’espace imprégné d’elle, qui séparemon lit de laporte.Jeparviensenfinàsortirmatêteuninstantpourappeler…Onvient…

« Qu’y a-t-il encore ? – On a oublié de recouvrir le tableau. – C’estpourtantvrai…Quelenfantfou…Onprendn’importequoi,uneserviettedetoilette,unvêtement,etonl’accrochelelongdelapartiesupérieureducadre…Voilà,onnevoitplusrien…Tun’aspluspeur?–Non,c’estfini.»Je peux m’étendre de tout mon long dans mon lit, poser ma tête surl’oreiller,medétendre…Jepeuxregarderlemuràgauchedelafenêtre…lapeuradisparu.Une grande personne avec l’air désinvolte, insouciant, le regard

impassibledesprestidigitateursl’aescamotéeenuntourdemain.

Commeelleestbelle… jenepeuxm’endétacher, je serreplus fort lamaindemaman,jelaretienspourquenousrestionslàencorequelquesinstants,pourquejepuisseencoreregarderdanslavitrinecettetête…lacontempler…

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—Ilestdifficilederetrouvercequecettepoupéedecoiffeuravaitdesifascinant.

—Jen’yarrivepasbien.Jeneparviensàrevoirquesonvisageassezflou, lisse et rose… lumineux… comme éclairé au-dedans… et aussi lacourbefièredesesnarines,deseslèvresdontlescoinsserelèvent…C’estmonémerveillementquisurtoutmerevient…toutenelleétaitbeau.Labeauté,c’étaitcela.C’étaitcela–êtrebelle.

Je senssoudaincommeunegêne,une légèredouleur…ondiraitquequelque part en moi je me suis cognée contre quelque chose, quelquechoseest venumeheurter…ça sedessine, çaprend forme…une formetrèsnette:«Elleestplusbellequemaman.»

—D’oùest-cevenutoutàcoup?

— Jeme suis longtemps contentée, quand il m’arrivait plus tard derepenseràcetinstant…

—Avouequetunel’aspasfaitsouvent…

—C’est vrai.Et jenem’yarrêtais jamais longtemps… jem’imaginaisvaguement que cette importance que j’avais semblé attacher à l’idée de«beauté»avaitdûmevenirdemaman.Quid’autrequ’elleauraitpumel’inculquer?Elleavaitsurmoiuntelpouvoirdesuggestion.Elleavaitdûm’amener…sansjamaisl’exiger…ellem’avaitsûrementincitée,sansqueje sache comment, à la trouver très belle, d’une incomparable beauté…C’estdelàquecelam’étaitvenu,cemalaise,cettegêne…Mais àprésentquede toutesmes forces je cherche, jeneparviens à

entendremamanfaireallusionàla«beauté»qu’àproposdematante:

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«Anioutaestunevraiebeauté»ouencorelorsqu’elledisaitd’unedesesamies dont tout s’est effacé, le visage et le nom, «Elle est très belle »,mais toujours sur le ton d’une simple constatation. Avec indifférence.Avecunparfaitdétachement.Je ne peux pas la revoir se regardant dans unmiroir, se poudrant…

seulement son coupd’œil rapidequandellepassaitdevantuneglace etson geste pressé pour remettre en place une mèche échappée de sonchignon,rentreruneépingleàcheveuxquidépasse.Elleneparaissaitguèresepréoccuperdesonaspect…Elleétaitcomme

au-dehors…Horsdetoutcela.

—Oui.Ouau-delà…

— C’est ça : au-delà. Loin de toute comparaison possible. Aucunecritique,aucunelouangenesemblaitpouvoirseposersurelle.C’estainsiqu’ellem’apparaissait.Je la trouvais souvent délicieuse à regarder et ilme semblait qu’elle

l’étaitaussipourbeaucoupd’autres,jelevoyaisparfoisdanslesyeuxdespassants, desmarchands, des amis, et, bien sûr, de Kolia. J’aimais sestraitsfins,légers,commefondus…jenetrouvepasd’autremot…soussapeaudorée,rosée,douceetsoyeuseautoucher,plussoyeusequelasoie,plus tiède et tendre que les plumes d’un oiselet, que son duvet… Lacourbe que formait sa paupière légèrement bombée avec sa pommetteassezhauteavaitcettepureté,cetairdecandeurqu’elleaparfoischezlesenfants.Sesyeux,delamêmecouleurmordoréequesescheveuxlissesetsoyeux, n’étaient pas grands et leur forme était un petit peu inégale…quandquelquechosel’étonnait,undesessourcils, jecroisquec’était lesourcilgauche,serelevaitplushautquel’autre,ilressemblaitàunaccentcirconflexe. Son regard était assez étrange… fermé et dur parfois etparfoisvif,naïf…Souventcommeabsent…

—C’étaitpeut-êtresamauvaisevue…

—Maisnon, il y avait bien chez elle cette absencequi la rendaitparmomentsinaccessibleàtous…mêmeàKolia…etils’enagaçait…«Àquoipenses-tu?Tun’écoutespas…»En tout cas, il m’apparaît maintenant clairement que je ne m’étais

jamaisdemandésimamanétaitbelle.Etjenesaistoujourspascequim’a

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poussée ce jour-là àm’emparer de ce « Elle est belle » qui adhérait siparfaitementàcettepoupéedecoiffeur,quisemblaitêtrefaitpourelle,etàletransporter,àessayerdelefaireteniraussisurlatêtedemaman.Jen’aid’ailleursgardéaucunsouvenirdecetteopérationque j’aipourtantdû accomplir… seul m’est resté le malaise, la légère douleur qui l’aaccompagnée et sa phase ultime, son aboutissement quand j’ai vu…commentnepaslevoir?…c’estévident,c’estcertain,c’estainsi:Elleestplusbellequemaman.Maintenantquec’estenmoi,iln’estpasquestionquejeleluicache,je

nepeuxpasàcepointm’écarterd’elle,mefermer,m’enfermerseuleavecça,jenepeuxpasleporteràmoiseule,c’estàelle,c’estànousdeuxqueçaappartient…si je legarde,compriméenmoi,çadeviendraplusgros,pluslourd,çaappuieradeplusenplusfort,jedoisabsolumentm’ouvriràelle, je vais le lui montrer… comme je lui montre une écorchure, uneécharde, unebosse…Regarde,maman, ceque j’ai là, ce que jeme suisfait…«Je trouvequ’elleestplusbelleque toi»…etellevasepencher,soufflerdessus,tapoter,cen’estriendutout,voyons,commeelleextraitdélicatement une épine, comme elle sort de son sac et presse contre labosse pour l’empêcher de grossir une pièce de monnaie… « Mais oui,grossebête,biensûrqu’elleestplusbellequemoi»…et çaneme feraplusmal,çadisparaîtra,nousrepartironstranquillementlamaindanslamain…Maismamanlâchemamain,ouellelatientmoinsfort,ellemeregarde

desonairmécontentetellemedit:«Unenfantquiaimesamèretrouvequepersonnen’estplusbeauqu’elle.»Jenemerappellepascommentnoussommesrevenuesàlamaison…

peut-êtrenous taisions-nousoupeut-êtremêmeavons-nous continuéàparler comme si de rien n’était. J’emportais en moi ce qu’elle y avaitdéposé…unpaquetbienenveloppé…Cen’estqu’unefoisrentrée,quandjeseraiseule,quejel’ouvriraipourvoircequ’ilcontient…

—C’estcettehabitudedenejamaisouvriraussitôtcegenredepaquetset d’attendre pour examiner à loisir ce qu’ils renferment qui peutexpliquertonmanquederepartie,ton«espritdel’escalier».

—C’estsûr.Maisdanscecasaucunerepartie,mêmesij’enavaiseuledon,n’auraitétépossible…

— Il est probable qu’elle s’était mal exprimée. Ce qu’elle avait sans

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doutevouludireétait:Unenfantquiaimesamèrenelacomparejamaisàpersonne.

—C’estça:unenfantquiaimesamèrenel’observepas,ilnesongepasàlajuger…

—Etaussicequiavaitdûl’agacer,c’estquetul’avaistiréed’oùellesetenait…au-dehors,au-delà,etquetul’avaispousséeparmilesautres,oùl’oncompare,situe,assignedesplaces…ellenesemesuraitàpersonne,ellenevoulaitavoirsaplacenullepart.

—Maiscela,jen’étaispascapabledelediscerner,lesmotsqu’elleavaitemployés lemasquaient. Elle avait dit : «Un enfant qui aime samèretrouve que personne n’est plus beau qu’elle. » Et ce sont cesmots quiressortaient,cesonteuxquim’occupaient…Unenfant.Un.Un.Oui,unenfantparmitouslesautres,unenfantcommetouslesautresenfants.Unvraienfantemplidessentimentsqu’onttouslesvraisenfants,unenfantquiaimesamère…Quelenfantnel’aimepas?Oùa-t-onjamaisvuça?Nullepart.Ceneseraitpasunenfant,ceseraitunmonstre.Oualorsellene serait pas une vraie mère, ce serait une marâtre. Donc un enfantcommesont,commedoiventêtrelesenfants,aimesamaman.Etalorsillatrouveplusbellequequiquecesoitaumonde.C’estcetamourqu’ilapour elle qui la lui fait trouver si belle… la plus belle… Et moi, c’estévident, je ne l’aime pas, puisque je trouve la poupée de coiffeur plusbelle.Mais commentest-cepossible?Maisest-ce certain?Maispeut-être,

aprèstout,quejeneletrouvepas…Est-ilbiensûrqu’elleestplusbelle?L’est-elle vraiment ? Il faut encore l’examiner… Je fais réapparaîtredevantmoisonvisagerose,lumineux…jerevoischacundesestraits…iln’yarienàfaire,jen’ypeuxrien,iln’yarienenellequinesoitbeau,c’estcelaêtrebelle…etmaman…jevoisbiensonvisagefin,sapeausoyeuse,dorée…cequesonregarddégage…maisvoilà, iln’yapasmoyendenepas le voir, ses oreilles ne sont pas assez petites, leurs lobes sont troplongs, la lignedeseslèvresesttropdroite,sesyeuxnesontpasgrands,sescils sontassezcourts, sescheveuxsontplats…surmaman«belle»n’adhère pas partout, pas bien, ça se décolle ici et encore là, j’ai beaum’efforcer,iln’yarienàfaire,çacrèvelesyeux:mamann’estpasaussibelle.Maintenant cette idée s’est installée enmoi, il ne dépendpas dema

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volontédeladéloger.Jepeuxm’obligeràlarepousserausecondplan,àlaremplacerparuneautreidée,maispouruntempsseulement…elleesttoujourslà,blottiedansuncoin,prêteàtoutmomentàs’avancer,àtoutécarter devant elle, à occuper toute la place… On dirait que de larepousser,detroplacomprimeraugmenteencoresapoussée.Elleestlapreuve,lesignedecequejesuis:unenfantquin’aimepassamère.Unenfantquiportesurluiquelquechosequilesépare,quilemetaubandesautresenfants…desenfants légers, insouciantsque jevoisrire,crier,sepoursuivre,sebalanceraujardin,danslesquare…etmoijesuisàl’écart.Seuleavecça,quepersonneneconnaît,personne,sionleluirévélait,nepourraitlecroire.Jen’essaieplusdelutter,d’évoquerencorelatêtedanslavitrineetde

laplacerauprèsdecelledemaman…jesaisquecelaneferaitqu’installerenmoiencoreplussolidementl’idée…Etd’ailleurscettepoupées’estd’elle-mêmeeffacéeemportantavecelle

l’idéefixesurelle…Maissaplaceaétéaussitôtoccupée…uneautreidéesemblable est venue la remplacer. C’est même peut-être cette nouvelleidéequil’adélogée…

Iln’yaplusenmoicommeavant,commeentouslesautres,lesvraisenfants,ceseauxvives,rapides,limpides,pareillesàcellesdesrivièresdemontagne, des torrents,mais les eaux stagnantes, bourbeuses, polluéesdesétangs…cellesquiattirentlesmoustiques.Tun’aspasbesoindemerépéter que je n’étais pas capable d’évoquer ces images… ce qui estcertain, c’est qu’elles rendent exactement la sensation que me donnaitmonpitoyableétat.

Lesidéesarriventn’importequand,piquent,tiens,envoiciune…etledardminuscules’enfonce,j’aimal…«Mamanalapeaud’unsinge.»Elles sont ainsimaintenant, ces idées, elles se permettent n’importe

quoi. Je regarde ledécolletédemaman, sesbrasnusdorés,bronzés, ettout à coup enmoi un diablotin, un petit esprit malicieux, comme les«domovoï»quijouenttoutessortesdefarcesdanslesmaisons,m’envoiecettegiclée,cetteidée:«Mamanalapeaud’unsinge.»Jeveuxessuyerça,l’effacer…cen’estpasvrai,jenelecroispas…cen’estpasmoiquiaipenséça.Maisiln’yarienàfaire,lafourrured’unsingeaperçudanslacagedujardind’acclimatationestvenue,jenesaiscomment,seposersurlecou,surlesbrasdemamanetvoicil’idée…ellemefaitmal…J’appelle maman au secours, il faut qu’elle me soulage… « Tu sais

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maman j’aimaintenant une autre idée…Elle a l’air aussitôt agacée…–Qu’est-cequec’estencore?–Ehbien,jepense…quetuas…lapeaud’unsinge…»elle va regarder ceque j’ai là, cequi apoussé enmoi,malgrémoi,nousallons le regarderensemble…c’est si ridicule,grotesque…onnepeutques’enmoquer,ellevaéclaterdesonrirequimefaittoujoursrireavecelle,nousenrironstouteslesdeuxetl’idées’eniralàd’oùelleestvenue…làoùelleestnée…quelqueparthorsdemoi,dansunlieuquejeneconnaispas…Ouencoremamandira:«Ehbien,j’ensuisravie.Tutesouvienscommeilsétaientmignons,cespetitssinges.»

—Uneréponsequetuimaginesmaintenant…

— Bien sûr… mais j’attendais sans pouvoir l’imaginer exactementquelque chose de cet ordre… qui m’apporterait aussitôt l’apaisement…Mais maman a un rire méprisant et elle me dit : « Eh bien, je teremercie…Onn’estpasplusgentil…»Je ne crois pas que j’aie jamais été plus seule avant cela – nimême

après. Aucune aide à attendre de personne… Livrée sans défense aux« idées ». Un terrain propice sur lequel elles pouvaient faire tout cequ’ellesvoulaient,elless’ébattaient,s’appelaiententreellesetilenvenaittoujoursd’autres…toutesétaientlapreuveindubitablequejen’étaispasunenfantquiaimesamère.Pascommedoitêtreunenfant.Lemalétaitenmoi.Lemalm’avaitchoisieparcequ’iltrouvaitenmoi

l’alimentdont il avait besoin. Il n’aurait jamaispu vivredansun espritsainetpurd’enfantcommeceluiquelesautresenfantspossèdent.Quand je me tiens renfrognée dans un coin et que maman me

demande… mais peut-être que je me tiens ainsi ostensiblement pourqu’elleleremarqueetqu’ellemeposelaquestion…«Qu’est-cequetuasencore?Pourquoiest-cequetunejouespas?Pourquoinelis-tupas?…»je luirépondsseulement…etc’estquandmêmeunsoulagement:«J’aimesidées.»Comme on dit : « J’aimes douleurs. J’ai mamigraine »,mais avec

cettedifférencequec’est làunmalhonteux,unmalsecret,qu’elleseuleconnaît.Iln’estpaspossiblequejeleconfieàquelqu’und’autre.Jenemesouviensplusdetouteslesidéesfolles,saugrenuesquisont

venues m’habiter… seulement de la dernière, elle a fort heureusementprécédédepeumondépart,maséparationd’avecmamère,quiamisfinbrutalementàcequiensedéveloppantrisquaitdedevenirunevéritablefolie…

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Elleaété,cettedernièreidée-là,deloinlapluscruelledetoutes…Elleadûseglisserenmoiunsoirquandj’étaisàlacuisine,probablemententrain de jouer avec les bonnes au quatuor des écrivains. J’ai entenduGachadireàmotscouvertsauxdeuxautres:«Elle»…etjesavaisquece« elle » désignaitmaman… « elle est en somme très bien, elle ne criejamais,elleestpolie,etpourcequiestdelanourriture,iln’yapasàseplaindre,saufpourlaviande…Tuasvucesmorceaux?…»etpuisc’estpassé, ça m’a juste traversée rapidement sans laisser aucune traceapparente… Et voilà qu’à table, au moment où Gacha tendait commetoujourssonassietteàmamanpourqu’elleydéposelespartsdeviandedestinéesà«lacuisine»,j’aivu…jen’aipasoséregarderGacha,j’avaispeurde surprendre son regardposé sur l’assietteoùmamandéposait…oui, il n’y avait pas moyen de s’y tromper… les morceaux étaient pluspetits que les autres, il y avait dessus davantage de gras… Et aussitôt«l’idée»étaitlà:mamannetraitepasbienGacha…pourtantsipâle…etnonplusl’autrebonne…Cette fois, l’idée n’est plus de celles qu’il m’est possible de révéler

mêmeàmaman.Jenepeuxplus, si elleme ledemande, lui répondre :J’aimesidées…dansl’espoirqu’elleseradebonnehumeuretmedira:Allons qu’est-ce que c’est ? Et que je pourrai le lui montrer… Elles’étonnerait :Qui t’a fait penser à ça ? Elle se douterait,même si je ledissimulais… et avec maman je ne peux pas… elle saurait que c’estGacha…Alorscommetoujoursjen’aipaslaforcedereconnaîtreetd’accepterla

vérité. Les repas où il y a de la viande coupée en parts que mamandistribue aux bonnes deviennent un supplice. « Maman est avare. »«Mamann’est pas reconnaissante. »«Maman estmesquine»… l’idéetoute prête est là, elle attend… et j’essaie de la retenir… encore uninstant… il faut voir… ah, quel bonheur… maman tout occupée par laconversationaprisdeuxmorceaux toutà faitpareilsà ceuxqui restentdans le plat, j’ose regarder l’assiette de Gacha, j’exulte… l’idée vaincues’éloigne…Jesenscommese répandenmoi ladouceur, la fraîcheurdel’apaisement… les autres fois aussi maman ne pensait pas à ce qu’ellefaisait,elleestsisouventdistraite…lamesquinerie,non,çaneluivapasdutout,Gachanelaconnaîtpas…Maisvoiciqu’àunautrerepas,l’idéerevient,ellerôde,elleguette…j’ai

peur…j’essaiedel’empêcherd’entrer,jedétournelesyeux,maisquelquechosemepousse, il fautque je voie…C’est vers leboutdu rôti, vers cemorceaupluspetit,etcetautreàcôté,c’estverseuxquemamanavance

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lafourchette,c’esteuxqu’ellepique,soulèveetdéposedansl’assiettequeluitendGacha…jeneregardepaslevisagedeGacha…mêmes’iln’yapassur lui l’ombre d’un petit sourire, je sais ce qu’elle pense… je le pensecommeelle.Maismoil’idéemedéchire,medévore…quandellemelâche,c’estpouruntemps,ellevarevenir,elleesttoujourslà,àl’affût,prêteàbondiraucoursden’importequelrepas.

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Je suis assise au bord demon lit, le dos tourné à la fenêtre, je tiensdebout sur les genoux mon compagnon, mon confident, mon ours aupelagedoré,toutmouetdoux,etjeluiracontecequemamanvientdemedire…«Tusais,nousallonsbientôtreveniràParis,chezpapa…plustôtqued’habitude…etlà-bas,figure-toiqu’ilyaurauneautremaman…»Alorsmamanquiest là,quim’entend,meditd’unair fâché :«Mais

qu’est-cequeturacontes?Quelleautremaman?onnepeutpasenavoiruneautre.Tun’asaumondequ’uneseulemaman.»Jenesaissielleaprononcé ces phrases ou seulement la dernière d’entre elles, mais j’yretrouve l’emphase inhabituelle avec laquelle ellem’a parlé, et quim’arenduemuette,commepétrifiée.Jenemesouviensd’aucunpréparatifdedépart…jesaisquemamanet

Kolia allaientpartir aussi, dèsquemaman reviendrait.Kolia avait écritun gros livre sur l’histoire de l’Autriche-Hongrie et il était invité àtravaillerquelquesmoisàBudapest…unnomquej’aientendusouventàcemoment-là.L’annoncedemondépartnem’avaitpasrenduetriste.J’étaishabituée

àcesallersetretoursetj’étaiscontentecommetoujoursderevoirpapa,leLuxembourg…etlagentilledamequim’avaitfaitdanser,quiétaitauprèsdemoisur lebancàcemoment-là…quandcelas’étaitproduit…quandcelam’avaitemplie, irradiantdepartout,de la lumière,despetitsmursde briques, des espaliers, des marronniers en fleur… cela me revenaitencoreparfois…J’ai oublié mes adieux probablement déchirants avec Gacha… mais,

curieusement, ce qui est resté, c’est ce dernier moment, quand je suisrevenuepourembrasserKoliatoutoccupéàécrire,entourédepapiers…quand je l’ai flairé commeun petit chien, pourmieuxme le rappeler…retenir son odeur de tabac et d’eau de toilette, et quand j’ai regardéencoreunefoislaformedesesongles,desesdoigts…ilmesemblaitquec’estparlàsurtoutquesedégageaitcequil’emplissait,legonflaitmême

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unpeu,sagentillesse,sabonhomie.

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Ilestfaciled’imaginerlesplainestoutesblanches–c’étaitenfévrier–àtraverslesquellesnousroulions,lesisbasdebois,lestroncsblancsdesbouleaux, les sapins sous laneige… je les voyais sûrement…mais ils seconfondent avec tantd’autres images semblables.Cequine se confondavecrien,c’estmamanassiseenfacedemoiprèsdelafenêtre,songestequandétendant lebras elle essuie avec sonmouchoirdéjà trempémonvisage ruisselantde larmeset répète :« Ilne fautpas,monchéri, ilnefautpas,monpetitenfant,monpetitchat…ilnefautpas…»Parmomentsmadétresses’apaise,jem’endors.Oubienjem’amuseà

scandersurlebruitdesrouestoujourslesmêmesdeuxmots…venussansdoute des plaines ensoleillées que je voyais par la fenêtre… le motfrançaissoleilet lemêmemotrussesolntzeoù le lseprononceàpeine,tantôt jedissol-ntze,enramassantetenavançant les lèvres, leboutdemalangueincurvées’appuyantcontre lesdentsdedevant, tantôtso-leilenétirantleslèvres,lalangueeffleurantàpeinelesdents.Etdenouveausol-ntze. Et de nouveau so-leil. Un jeu abrutissant que je ne peux pasarrêter.Ils’arrêtetoutseuletleslarmescoulent.

—Ilestétrangequecesoitjustecettefois-làquetuaiesressentipourlapremièrefoisunetelledétresseaumomentdetondépart…Onpourraitcroireàunpressentiment…

—Oualorschezmaman…

—Oui,quelquechosequit’auraitfaitsentirquecettefoiscen’étaitpasundépartcommelesautres…

—J’aipeineàcroire,oui,peine,ausenspropredumot,quedéjààcemoment-là elle ait pu envisager… Non, il n’est pas possible qu’elle aitdélibérémentvoulumelaisseràmonpère.

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—Nenoussuffit-ilpasdeconstaterquenousétionsenfévrieretquetusavaisquelaséparationseraitpluslonguequed’ordinaire,puisquecettefois, tudevaisrestercheztonpèreplusdedeuxmois…jusqu’à lafindel’été.

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Je me souviens parfaitement d’une petite gare entourée de neigescintillanteoùnousavonsattendudansunesalleéclairéepardegrandesbaies, les uniformes des employés avaient changé, je savais que nousétionsàlafrontière.

Et puis Berlin. Une vaste pièce assez sombre où il y avait d’un côtédeuxlitscouvertsd’immensesédredonsrougeset,del’autredesfauteuilsetunetableronde…mamanestassiseàcettetableavecun«oncle»quejeneconnaispas…mamanm’aditquec’estundesesamisd’autrefois,autempsoùellefaisaitsesétudesàGenève,etquec’estaussiungrandamidemon père…C’est luimaintenant qui va se charger demoi et qui vam’ameneràParis.Ilaunvisagedouxetfin,toutgris,pleindepetitstrouscomme en ont ceuxqui ont eu la petite vérole… le bout de sonnez estpointu,commerongé…Maman parle avec lui à voix basse, et moi j’ai trouvé un jeu très

amusant : déjà revêtue dema longue chemise de nuit, je saute à piedsjointsd’unlitsurl’autre,leslitssontséparésparunassezlargeespace,ilfautbienviseretplouf,tomberdel’autrecôté,s’enfoncerdansl’énormeédredon,seroulerenfaisantdubruit,enpoussantdescris…Mamanmedit:«Arrête,tunousdéranges…demainnousallonsnous

séparer,iln’yapasdequoitants’amuser.»Instantanémentjemecalme,jem’étendsdetoutmonlongdansl’undeslits.J’entendsmamanquiditd’unairextrêmementsurpris:«Vraiment?Elleest…»Jeneperçoispaslemotquisuit…Quandnoussommesrestéesseules,jedemandeàmaman:«Qu’est-ce

quel’onclet’aditquandtuaseul’airsiétonnée?–Ohjenesaisplus.–Si,dis-le-moi.Tuasdit:«Elleest…»Quic’était,elle?»Mamanhésiteet puis elle dit : «Elle – c’était Véra, la femmede ton père. –Elle est

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quoi?–Rien…–Si,ilfautquetumeledises:Qu’est-cequ’elleest?»Mamana l’airdepenseràquelquechosequi l’amuse…«Ehbien, si tuveuxlesavoir,ilm’aditqu’elleestbête.»

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Du lendemain il ne me reste que le quai gris sombre, les atrocessifflets,mamanpenchéeàunefenêtredutrainquis’éloignelentementetmoi courant le long du quai, hurlant, sanglotant, et l’oncle courantderrièremoipourmerattraper,meprenantpar lamain,meramenant,où, je ne sais plus, probablement dans un autre train partant en sensinverse.Ilmesembleque jen’ai faitquepleurer jusqu’ànotrearrivéeàParisàlagareduNorddontlagrisaillejaunâtre,l’immensevoûtevitrée,ontpourlapremièrefoisunairsinistre.

Jenesaispassiquelqu’unestvenunouschercher,jenemesouviensde mon père que dans le petit appartement triste et comme pascomplètementhabitéde larueMarguerin…etdesonaccueilétrange,sidifférentdetoussesaccueilsprécédents…unpeufroid,compassé…etlajeunefemme…«TureconnaisVéra?tut’ensouviens?»Jedisoui,maisj’aidumalàreconnaîtrecettetrèsjeunefemmeauxjouesrondesetroses,si svelte et agile dans son costume d’homme, unemèche échappée duchapeaumelon,quime faisait tourner,me soulevait, tombait avecmoi,essoufflée, s’étendant avec son mouchoir, riant aux éclats… elle neressemblaitpasàcettedameauxcheveuxdisposésenrouleauxdechaquecôté de la tête, sagement lissés, pas unemèche ne dépasse, son visageallongé est très pâle, ses lèvres minces et droites, les dents du basavançant et recouvrant celles du haut, s’étirent comme pour fairesemblantdesourireet ilyadanssesyeuxtrèsclairs, trèstransparents,quelquechose…iln’yavaitriendepareildanslesyeuxencoreplusclairset transparents de Gacha… oui, quelque chose que je n’avais jamaisremarquéchezpersonne…commeunepetiteflammeinquiétante…

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J’occupeicicommeàPétersbourgunedeschambressurlarue.Iln’yaplus dehors de lumière argentée, ni quelque part plus loin de vastesespaces de glace, de neige scintillante…mais une lumière un peu sale,enferméeentredesrangéesdepetitesmaisonsauxfaçadesmornes…

—Mortes,devrais-tudire,sansavoirpeurd’exagérer.

—Oui,sansvie.Ilestcurieuxquecesmêmesmaisons,quandj’habitaisrue Flatters, m’aient paru vivantes, jeme sentais protégée, enveloppéedoucement dans leur grisaille jaunâtre… et elles conduisaient auxamusements, à l’insouciance des jardins du Luxembourg où l’air étaitlumineux,vibrant.IcilespetitesruescompasséesmenaientauparcMontsouris.Sonseul

nommesemblaitlaid,latristesseimbibaitsesvastespelousesencercléesdepetitsarceaux,ellesétaientcommeplaquéeslàpourrappelerdevraiesprairiesetvousendonnaientunenostalgieparmomentsdéchirante…tum’accorderasquelemotn’estpastropfort.C’estlàquej’allaisfairesemblantdejouer,auprèsdeVéra,auxpâtés,

au cerceau, ou en courant sur le gravier des allées bordées d’arceaux.Mêmeleschevauxdeboisicinemetentaientpas.Messoirées,quandj’étaisdansmonlit,étaientconsacréesàmaman,à

pleurer en sortant de sous mon oreiller sa photo, où elle était assiseauprèsdeKolia,àl’embrasseretàluidirequejen’enpouvaisplusd’êtreloind’elle,qu’elleviennemechercher…Ilavaitétéentenduentremamanetmoiquesi j’étaisheureuse je lui

écrirais:«Icijesuistrèsheureuse»,ensoulignant«très».Etseulement« Je suis heureuse », si je ne l’étais pas. C’est ce qu’un jour jem’étaisdécidéeàluiécrireàlafind’unelettre…jen’avaispluslaforced’attendreencoreplusieursmois,jusqu’enseptembre,qu’elleviennemereprendre.Jeluiaidoncécrit:«Jesuisheureuseici.»

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Quelque temps après, mon père m’appelle. Je le voyais très peu. Ilpartaitlematinversseptheures,quandjedormais,etrentraitlesoirtrèsfatigué,préoccupé,lerepass’écoulaitsouventensilence.Véraparlaittrèspeu.Lesmotsqu’elleproféraitétaienttoujoursbrefs,lesvoyellescommeécraséesentrelesconsonnes,commepourquechaquemotprennemoinsdeplace.Mêmemonnom,elleleprononçaitensupprimantpresquelesa.Cequidevenaitunson–ouplutôtunbruitétrange–N’t’che…Après le dîner, mon père, je le sentais, était content que j’aille me

coucher…etmoi-mêmejepréféraisallerdansmachambre.

—Tunefaisaispasqu’ypleurer…

—Non, jedevais lire,commetoujours…Jemesouviensd’unlivredeMayneReid,quemonpèrem’avaitdonné. Il l’avait aiméquand il étaitpetit…moiilnem’amusaitpasbeaucoup…peut-êtreétais-jetropjeune…huitansetdemi…jem’évadaisdeslonguesdescriptionsdeprairiesverslestiretslibérateurs,ouvrantsurlesdialogues.Donc quelques jours aprèsmon envoi de cette lettre àmaman,mon

pèremeretientaprèsledîneretm’amènedanssonbureauqu’uneportevitréeséparedelasalleàmanger…Ilmedit:Tuasécritàtamèrequetuétaismalheureuseici.Jesuisstupéfaite:Commentlesais-tu?–Ehbienj’ai reçu une lettre de ta mère. Elle me fait des reproches, elle me ditqu’onnes’occupepasbiendetoi,quetuteplains…Jesuisatterrée,accabléesous lecoupd’unepareille trahison.Jen’ai

doncpluspersonneaumondeàquimeplaindre.Mamannesongemêmepasàvenirmedélivrer,cequ’elleveutc’estquejeresteici,enmesentantmoinsmalheureuse.Jamaisplus jenepourraimeconfieràelle.Jamaisplusjenepourraimeconfieràpersonne.Jedevaismontrerunsitotal,siprofonddésespoirquetoutàcoupmonpère,abandonnantcetteréserve,cettedistancequ’ilmontre toujours ici àmonégard,me serredans sesbrasplusfortqu’ilnem’avaitjamaisserrée,mêmeautrefois…ilsortsonmouchoir,ilessuieavecunemaladressetendre,commetremblante,meslarmes, et ilme semble voir des larmesdans ses yeux. Ilmedit juste :« Va te coucher, ne t’en fais pas… une expression qu’il a souventemployéeenmeparlant…riendanslavien’envautlapeine…tuverras,danslavie,tôtoutard,touts’arrange…»À ce moment-là, et pour toujours, envers et contre toutes les

apparences,unlieninvisiblequerienn’apudétruirenousaattachésl’unàl’autre…Jenesaispasexactementcequemonpèresentait,maismoi,à

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cetâge-là,jen’avaispasneufans,jesuissûrequetoutcequipetitàpetits’est révélé àmoi, au cours des années qui ont suivi, je l’ai perçu d’uncoup, en bloc… tousmes rapports avecmon père, avecmamère, avecVéra, leurs rapports entre eux, n’ont été que le déroulement de ce quis’étaitenroulélà.

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NouspassonslemoisdejuilletdansunepensiondefamilleàMeudonpourquemonpère,quimaintenantessaiedefonderàVanvesunepetiteusinefabriquantlesmêmesproduitschimiquesquesonusined’Ivanovo,puisse chaque soir venir nous rejoindre. Lamaison est située dans unvaste parc sans pelouses, jonché d’aiguilles de pin, planté de grandsarbressombres…Danslasalleàmangervients’asseoiràuneautretableunhommeauvisagebouffietblafardquemerappelleraplustardl’acteurquijouaitl’assassindanslefilmallemand«M».Dèsquejeleregarde,ilmefixecommepourmefairepeurdesesyeuxtrèsbrillants.Sonregardimmobile,inexpressif,mefaitpenserauregarddesfauves.

Véraestdeplusenplusmaigre,sonvisageesttout jaune,sonventrepointe,j’apprendsjenesaispluscommentqu’elleattendunenfant.Etunmatin,peudetempsaprèsnotreretouràParis,monpère,quin’estpasallé travailler, me dit que Véra est depuis la veille au soir dans uneclinique et qu’une petite fille est née, une petite sœur pourmoi… je laverrai dès que Vera se sentiramieux, elle a énormément souffert et lebébéestencoretrèsfaible.Nousmarchonsdansunemorneruelonguecommesonnom,Ver-cin-

gé-to-rix, pour arriver enfin à la clinique. Véra me sourit gentiment,auprès de son lit dans un berceau, je vois un petit être hideux, rouge,violet, avec une énorme bouche hurlante, il paraît qu’il hurle ainsi às’étranglerjouretnuit.Véraal’airinquiet,lamainposéesurlerebordduberceau,ellelebalance.Onmeditd’embrasserlebébé,maisj’aipeurd’ytoucher,enfinjemedécideàposermeslèvressursonfrontplisséquesescrisstridentsmenacentdefaireéclater…Commentva-t-elles’appeler?–Hélène…C’estensouvenirde lapetite fillequiétaitnée troisansavantmoi et qui estmorte de la scarlatine avantma naissance. J’avais vu sa

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photoàIvanovo.Elleétaitdanslesbrasdesanourricecoifféed’unhautbonnetbrodédeperles…Elleressemblaitàmaman,maissesyeuxétaientimmenses,commeemplisd’étonnement…Onm’avaitditquepapal’avaitlui-mêmesoignée,bercéedanssesbrasetquesamortluiavaitfaittantdechagrinqu’ilenétaittombémalade.

—C’est vraiqu’il avait énormément souffertde samort,mais il étaittombémaladeparcequ’ilavaitattrapéd’ellelascarlatine.

—Jelesaismaintenant,maiscen’estpascequ’onm’avaitditetquejecroyaisencore…

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Quelques joursavantqueVérarevienneavec lebébé, jesuissurpriseen voyant que les objets qui m’appartiennent ne sont plus dans machambre, une assez vaste chambre donnant sur la rue. La grande etgrosse femme qui s’occupe de tout dans la maison m’apprend quej’habiteraidorénavantdanslapetitechambrequidonnesurlacour,toutprèsdelacuisine…«Quivahabiterdansmachambre?–Tapetitesœuravecsabonne…–Quellebonne?–Ellevaarriver…»Si quelqu’un avait pensé à m’expliquer qu’il n’était pas possible de

logerunbébéetunegrandepersonnedansmanouvelle chambre,qu’iln’yavaitpasmoyende faireautrement, jecroisque je l’auraiscompris.Maisenlevéeainsi,brutalement,decequipetitàpetitétaitdevenupourmoi « ma chambre » et jetée dans ce qui m’apparaissait comme unsinistre réduit, jusqu’ici inhabité, j’ai eu un sentiment qu’il est faciled’imaginerdepasse-droit,depréférenceinjuste.C’estalorsquelabravefemmequiachevaitmondéménagements’estarrêtéedevantmoi,j’étaisassisesurmonlitdansmanouvellechambre,ellem’aregardéed’unairdegrandepitiéetelleadit:«Quelmalheurquandmêmedenepasavoirdemère.»«Quelmalheur!»…lemotfrappe,c’estbienlecasdeledire,deplein

fouet. Des lanières qui s’enroulent autour de moi, m’enserrent… Alorsc’est ça, cette chose terrible, la plus terriblequi soit, qui se révélait au-dehors par des visages bouffis de larmes, des voiles noirs, desgémissements de désespoir… le « malheur » qui ne m’avait jamaisapprochée,jamaiseffleurée,s’estabattusurmoi.Cettefemmelevoit.Jesuisdedans.Danslemalheur.Commetousceuxquin’ontpasdemère.Jen’enaidoncpas.C’estévident,jen’aipasdemère.Maiscommentest-cepossible?Commentçaa-t-ilpum’arriver,àmoi?Cequiavaitfaitcoulermeslarmesquemamaneffaçaitd’ungestecalme,endisant:«Ilnefautpas…»aurait-ellepulediresiç’avaitétéle«malheur»?Je sors d’une cassette en bois peint les lettres quemamanm’envoie,

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elles sont parsemées de mots tendres, elle y évoque « notre amour »,« notre séparation », il est évident que nous ne sommes pas séparéespourdebon,paspourtoujours…Etc’estça,unmalheur?Mesparents,qui savent mieux, seraient stupéfaits s’ils entendaient ce mot… papaseraitagacé,fâché…ildétestecesgrandsmots.Etmamandirait:Oui,unmalheurquandons’aimecommenousnousaimons…maispasunvraimalheur… notre « triste séparation », comme elle l’appelle, ne durerapas…Unmalheur, tout ça ?Non, c’est impossible.Mais pourtant cettefemmesiferme,sisolide,levoit.Ellevoitlemalheursurmoi,commeellevoit«mesdeuxyeuxsurmafigure».Personned’autreicinelesait,ilsonttousautrechoseàfaire.Maiselle

quim’observe,ellel’areconnu,c’estbienlui:lemalheurquis’abatsurlesenfantsdans les livresdansSansFamille,dans DavidCopperfield.Cemêmemalheurafondusurmoi,ilm’enserre,ilmetient.Je reste quelque temps sans bouger, recroquevillée au bord demon

lit…Etpuis toutenmoi se révulse, se redresse,de toutesmes forces jerepousse ça, je le déchire, j’arrache ce carcan, cette carapace. Je neresteraipasdansça,oùcettefemmem’aenfermée…ellenesaitrien,ellenepeutpascomprendre.

—C’étaitlapremièrefoisquetuavaisétépriseainsi,dansunmot?

—Jenemesouvienspasquecelamesoitarrivéavant.Maiscombiende fois depuis ne me suis-je pas évadée terrifiée hors des mots quis’abattentsurvousetvousenferment.

—Mêmelemot«bonheur»,chaquefoisqu’ilétaittoutprès,siprès,prêtàseposer,tucherchaisàl’écarter…Non,pasça,pasundecesmots,ilsme fontpeur, jepréfèremepasserd’eux,qu’ilsnes’approchentpas,qu’ilsnetouchentàrien…rienici,chezmoi,n’estpoureux.

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Les petites rues bordées de maisons tristes, rue du Loing, rue duLunain,rueMarguerin…

—Desnomspourtantcharmantsquandtulesécoutesmaintenant…

— Quand je fais un effort pour capter le son délicat, léger, qu’ilsdoivent avoir auxoreillesd’un touriste…Oud’unde ceuxqui ont eu lachance, ilsme l’ontdit plus tard, de trouverdans cespetites rues cettediscrète, presque tendre bienveillance que répandaient sur moi la rueFlattersoularueBerthollet.Maisquandjelesretrouvetelsqu’ilsétaientencetemps-là,cesnoms,

Lunain, Loing, Marguerin, ils reprennent aussitôt, comme ces petitesrues, leuraspectétriqué,mesquin…Ilmesemblequ’àl’abridesfaçadessansvie,derrière les fenêtresnoires, au fonddespetites cages sombresdesgensàpeinevivantssedéplacentprudemment,bougentàpeine…Je cours le long de cesmaisons, j’entre sous un porche semblable à

tous les autres, je franchis l’endroit dangereux où dans sa loge uneconcierge,redoutéemêmedesadultes,soulèveunpanderideaugrisâtreet m’observe… je frotte mes semelles sur le tapis-brosse, j’ouvre avecprécaution la double porte vitrée, je grimpe aussi vite que je peuxl’escalierciré, jusqu’ausecond…ouest-ce le troisièmepalier? jesonne,onaccourt,onm’ouvre…«Viens,ilssontlà.»Dans lachambredesenfants lesobjets, les jouetscassés, lesmeubles

défoncés ont un air de liberté, d’insouciance, ils ne demandent qu’às’amuser,leslits,lesdivanssonttoutprêtsàcequ’onselaissetombersureux en riant, en poussant des petits cris… pas trop fort cependant…«Faitesunpeumoinsdebruit,s’ilvousplaît,mespetits…»Uneportes’entrouvre, on entrevoit une pièce toute blanche, un fauteuil dedentiste…«Calmez-vousunpeu,j’aidespatients…»MadamePéréverzevvêtued’une longueblouseblanche tientdans lamainun instrumentde

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métal brillant, son visage est tout rond et tout rose et son nez est siretrousséqu’ondit,etça l’amuse,qu’àtravers luion litdanssatêtesespensées. Sa fille Tania a exactement lesmêmes narines… on dirait quec’est sa candeur, son espièglerie qui les arrondissent, les dilatent ainsi,retroussent sa lèvre… De son frère, qui a un ou deux ans de plus quenous, je n’ai retenu que le nom, Boris, et ces fous rires auxquels ils’abandonnait, qu’il nous communiquait, que l’interdiction de faire dubruit entretenait et fortifiait, qu’interrompaient des silences pleins àcraquer,prometteursdedangereuses,devoluptueusesexplosions.Parfois s’ouvre une autre porte et apparaît la silhouette mince et

sombredeMonsieurPéréverzev…maismaintenant,pourmoi,satêteetcelledeTchékhovseconfondent,sonpince-nezestposéunpeudetraverssursonnez, lecordonnoirquisertà l’attacherpend le longdesa joue,son visage est pensif, un peu triste, il dit d’une voix douce et basse…«Tss,tss,allons,allons,lesenfants,laissez-moitravailler.»

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À qui s’adressent-elles donc, les cartes postales, les lettres quem’envoiemaman?Àquicroit-elleraconter,commeonraconteàunpetitenfant, que là où elle passe avecKoliaunmoisde vacances les fillettesportentdesrubansrougesetdejolissabotsdebois,quelameresttoutebleue et qu’on voit passer dessus des bateaux à voile comme ceux dubassinduLuxembourg,maisicicesontdesvrais,desgrandsbateaux…Ellenesaitpasquijesuismaintenant,elleamêmeoubliéquij’étais.Parfois à travers ces récits enfantins filtre comme de la gaieté, de la

satisfaction.J’ai envie de ne plus jamais recevoir aucune lettre, de briser pour

toujourscesliens,maischaquefoislesmotstendres,caressantsdelafinme retiennent, m’enveloppent… je suis tout amollie, je ne peux pasdéchirer le papier sur lequel ces mots ont été tracés, je le rangepieusementdansmacassette.

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Jeparlelemoinspossibledemaman…Chezmonpèretoutcequipeutl’évoquerrisquedefairemonteretsemontrerau-dehors…pasdanssesparoles,maisdans le froncementde ses sourcils, dans leplissementdeseslèvresquis’avancent,danslesfentesétroitesdesespaupièresquiserapprochent…quelquechosequejeneveuxpasvoir…

—Delarancune,delaréprobation…osonsledire…dumépris.

—Mais jen’appellepas celaainsi. Jenedonneà celaaucunnom, jesens confusément que c’est là, en lui, enfoui, comprimé… je ne veuxsurtoutpasquecelasemetteàbouger,quecelavienneaffleurer…Monpèrelui-même,quandillefautvraiment,désignemamèreparle

nomdulieuqu’ellehabite :«As-tuécritàPétersbourg?»«TuasunelettredePétersbourg.»Lesmots« tamère»qu’il employait autrefois,maintenant,jenesaispourquoi,nepeuventplusluipasserleslèvres.Et voilàqu’un jour, sous le regarddemonpèreque je sensposé sur

monvisage,unregardquis’attarde,nelequitteplus,jerelèveundemessourcilscommelefaitmaman,j’ouvremesyeux:toutgrands,jelesfixedevant moi très loin, mes yeux comme ceux de maman s’emplissentd’étonnement,dedésarroi,decandeur,d’innocence…Monpèreregardetoujourscequejetiensétalé,immobiledevantlui…Maiscen’estpasmoi,c’estlui,c’estsonregardàluiquiafaitvenircela

surmonvisage,c’estluiquilemaintient…

—Onauraitpucroirequecequesonregardferaitapparaître,ceseraitplutôtl’airferméetdurquetamèreavaitparfois,celuiqu’elleavaitdûleplussouventluimontreretqu’ildevaitlemieuxconnaître.

—Sijel’avaissenti,c’estcetair-làquej’auraisprisetjel’auraisencoredurci…pardéfi…commeonlefaitparfoisenpareilcas…

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—Oui,etaussipardésespoir…

—Maiscen’estpascetairquemonpèreacherchésurmonvisage,cen’estpasluiqu’ilavouluretrouver,etcequiestarrivéensuiteprouvequej’avais senti juste. Il s’est tourné vers l’ami qui était là, c’était l’amicommundemesparentsquim’avaitamenéedeBerlin…nousétionsseulstouslestrois…etmonpère,détachantenfinsesyeuxdemoi,s’esttournéversluietluiadit:«C’estétonnantcommeparmomentsNatachapeutressembler à samère… » et dans cesmots quelque chose d’infinimentfragile,quej’aiàpeineosépercevoir,jecraignaisdelefairedisparaître…quelquechoseaglissé,m’aeffleurée,m’acaressée,s’esteffacé.

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«Cen’estpastamaison»…Onapeineàlecroire,etpourtantc’estcequ’unjourVéram’adit.Quandjeluiaidemandésinousallionsbientôtrentreràlamaison,ellem’adit:«Cen’estpastamaison.»

— Tout à fait ce que la méchante marâtre aurait pu répondre à lapauvreCendrillon.C’estcequit’afaithésiter…

—Eneffet, jecraignaisqu’enrevivantcela, jeneme laissepousseràfairedeVéraetdemoidespersonnagesdecontesdefées…

—IlfautdirequeVéra,parmoments,quandons’efforcedel’évoquer,donnelesentimentdedécollerduréel,des’envolerdanslafiction…

—Maisnepourrait-onpas,cettefois,poursemaintenirdanslaréalité,essayer d’imaginer que ces paroles, elle les a prononcées parce qu’ilrestait entendu quemamère allaitme reprendre, il ne fallait pas tropm’habitueràmesentirchezmoidansunemaisonquejedevraisbientôtquitter…ellevoulaitm’éviterunnouveaudéchirerment…

—Admettons-le…Etadmettonsaussiqu’ellecommençaitpeut-êtreàcraindrequetunerestesici…c’étaitpourcettejeunefemmeunelourdecharge… tout à fait imprévue… rien n’avait pu lui faire penser qu’elledevrait pour toujours l’assumer… et quand tu lui as fait entendre quec’étaittamaisonoùtucomptaisrentrer,ellen’apaspuseretenir,ellen’apas su arrêter l’impulsionqui la poussait à t’arracher à cettemaison, àt’empêcherdet’y installercommecheztoi…Ahnon,pasça…«Cen’estpastamaison.»

—Il faudraitpourretrouvercequiapufairesurgird’ellecesparolesréentendre au moins leur intonation… sentir passer sur soi les fluides

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qu’elles dégagent…Mais rienn’en est resté. Il est probable qu’elles ontparleurpuissancetoutécrasé…mêmesurlemomentrienenelles,rienautourd’ellesd’invisible, rienàdécouvrir, à examiner… je les ai reçuesclosesdetoutesparts,toutesnettesetnues.Ellessonttombéesenmoidetoutleurpoidsetellesontunefoispour

toutes empêché qu’« à la maison » ne monte, ne se forme en moi…Jamaisplusd’« à lamaison», tantque j’ai vécu là,mêmequand il futcertainquehorsde cettemaison ilpouvait y enavoirpourmoiaucuneautre.

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On est en octobre, les classes ont commencé, tous les enfants que jeconnaisvontà l’école… j’aimeraisbienyalleraussi, j’aidéjàneufans…monpèremeditqu’ilaécritàPétersbourgpourdemandersioncomptaittoujours me reprendre, mais il n’y a jusqu’à présent aucune réponse…pourtant en Russie les classes ont commencé depuis le début deseptembre…Nevaudrait-ilpasmieuxqu’enattendantjesuivedescours?IlyatoutprèslecoursdesdemoisellesBrébantquipourraitmeprépareràentreràl’écolecommunaledanslaclassequicorrespondàmonâge.

Je n’ai gardé de mon passage assez bref au cours Brébant que lesouvenir de mon écriture, jusque-là tout à fait claire, et devenuesubitementméconnaissable…jenecomprenaispascequ’il luiarrivait…lescaractèresétaientdéformés,contrefaits,leslignespartaientdanstouslessens,jeneparvenaisplusàdirigermamain…

AucoursBrébantonmontreàmonégardbeaucoupdepatience,delasollicitude.Quandonparvientàdéchiffrermongribouillis,ons’aperçoitque je faismoinsde fautesd’orthographeque lesautres, j’ai sansdoutebeaucouplupourmonâge.Maisilfautquejerecommenceàapprendreàécrire. Comme autrefois, quand j’allais à l’école de la rue desFeuillantines,jerecouvreàl’encrenoiredesbâtonnetsd’unbleu-gristrèspâle, tous alignés sous un même angle… Je rapporte à la maison descahierspleinsdebâtonnets et ausside lettresque jedois retracerde lamêmefaçon…petitàpetit,àforced’application,monécritures’assagit,secalme…

C’estapaisant, c’est rassurantd’être là touteseuleenferméedansmachambre… personne ne viendra me déranger, je fais « mes devoirs »,j’accomplisundevoirquetoutlemonderespecte…Lilicrie,Vérasefâchejenesaiscontrequoiniqui,desgensvontetviennentderrièremaporte,

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riendetoutcelanemeconcerne…J’essuiemaplumesurunpetitcarrédefeutre,jelatrempedansleflacond’encrenoire,jerecouvreenfaisanttrèsattention…ilfautqu’iln’yaitaucunebavure…lespâlesfantômesdebâtonnets,delettres,jelesrendsleplusvisibles,leplusnetspossible…jecontrainsmamainetellem’obéitdemieuxenmieux…

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Je n’y pense plus jamais, je peux dire que cela m’est complètement«sortide la tête».Etun jourvoilàquecelamerevient…C’estàpeinecroyable…Commentest-ilpossiblequej’aiepuéprouvercelailyasipeudetemps, ilyaàpeineunanquandellesarrivaient,s’introduisaientenmoi,m’occupaiententièrement…«mesidées»quej’étaisseuleàavoir,qui faisaient tout chavirer, je sentais parfois que j’allais sombrer… unpauvreenfantfou,unbébédément,appelantàl’aide…«Tusais,maman,j’aimesidées…Jepensequetuaslapeaud’unsinge…»J’imitecommejepeuxcetonquej’avais,untonéploré,piteux,grotesque…J’essaiedefairerevenir… c’est juste pour m’amuser, juste pour rire, je peux me lepermettre sans danger… cette appréhension quand je les sentaiss’approcher…ellessurgissaientàn’importequelmoment,ellesvenaientde n’importe où, elles s’installaient, s’épanouissaient, chez moi ellesétaientchezelles…dansunlieupropicefaitpourelles,unlieumalpropre,malsain… Comme il est délicieux, le contraste avec ce que je suismaintenant…commemaintenantmonespritparaîtnet,propre, souple,sain…Des idées…pas«mes» idées…plusdece«mes» louche,dece«mes»inquiétant…desidéescommechacunenameviennentcommeàtout le monde. Je peux sans crainte penser n’importe quoi. Y a-t-ilquelquechosequipuissemefairehonte,quifassedemoiunpauvreêtreanormal, unparia ?Rien.Absolument rien. J’aurais beau chercher… jecherche…qu’elleviennedonc, si elleveut, cette« idée»…mais riennevient…iln’yenapas…Tiens,j’envoisunequiressembleà«mesidées»d’autrefois,àcellesquejeruminaistristementdansuncoin…jel’appelle,lavoici :«Papaamauvaiscaractère.Papase fâchepourrien.Papaestsouventd’unehumeurmassacrante.»Alors?…Alorsquoi?Jel’aipenséetcelan’appartientqu’àmoi.Jen’aiàenrendrecompteàpersonne.Maispeut-êtreque j’exagère,quepapa…–Peut-être…L’idéeaglissé,elleestpassée…elles sontdiscrètesmaintenant, les idées, ellesne fontquemetraverser,ellesm’obéissent,c’estmoiquidécidedelesretenir,delesfaire

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resterletempsqu’ilfaut,quandilm’arrived’avoirenviedelesexaminer,avantde les congédier.Aucunenepeutme fairehonte, aucunenepeutm’atteindre,moi.Ohquejemesensbien…Jamaisplusçanem’arrivera.Jamais…

—Maissi tuétaisrevenuelà-bas?Es-tusûreden’avoirpasredouté,mêmeunseul instant,même très fugitivementque là-bas, auprèsde tamère,çapuissetereprendre?

—Jenelepensepas.Ilmesemblequ’àcemoment-là,j’aicruposséderpour toujours une force que rien ne pourrait réduire, une complète etdéfinitiveindépendance.

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QuandMonsieurLaranvientchezmonpère,ilamèneavecluisonfilsPierrequiamonâge.MonpèreestimebeaucoupMonsieurLaran,c’estunsavant,ilenseignedansunegrandeécole,jecroisquec’estàl’«Écoledes Mines ». Mon père dit que Pierre est très intelligent, très fort ensciences, toujours le premier de sa classe. Je dois passer avec lui unegrande partie de l’après-midi, et nous devons prendre l’air, il faut quenousallionsjouerauparcMontsouris.Nous marchons côte à côte dans la grande avenue morne. Pierre

ressemblebeaucoupàsonpèremais ilparaîtplusvieuxque lui.Jesaisbienqu’ildevaitêtrevêtucommel’étaient lespetitsgarçonsdesonâge,maisquandjelerevoismaintenant,jedoiseffacerlechapeaumelonqueje vois sur sa tête et le remplacer par un béret de matelot, je dois luienleverlehautfauxcolblancdesonpère,dénudersoncou,posersursesépaulesunlargecolmarin,transformersonpantalonenculottecourte…maisaucundeceschangementsnemepermetdeletransformerenpetitgarçon.C’estunvieuxmonsieuravecquijemepromène.Vieuxettriste.Onvoitqu’ilensaitlong…surquoi?Jen’ensaisrien,surtoutessortesdechosesque j’ignore…Ilécoutemonbabild’enfant…mais ilest rarequej’arrive, comme avec presque toutes les grandes personnes, à le fairesourire.Àlafin,jenefaisplusd’efforts.Nousnoustaisons.Jepenseàtoutes

sortesdechosesquim’amusent…Etlui?Jenemedemandepasàquoiilpense,jesuistropoccupéeàpréparermonnuméro…pourdemain…non,demainceseralundi,maisjeudi,quandj’iraichezMicha…«Alors,tut’esamusée?–Non,idiot,etjenetelepardonneraipas…Tuauraisvraimentpuvenir.Tonpèreestvenu…»MonsieurAgafonoffestunsavantaussi.En Russie il enseignait la géologie aux étudiants, il a écrit des livres.Quandilestarrivéetqu’onluiademandépourquoiiln’avaitpasamenéMicha ila faitunegrimace, ila levé lamaind’ungestedésolé, toutsonêtreirradiaitdetendresse,defierté,etiladit…«Commentvoulez-vous

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quej’arriveàattrapermonvaurien,jenesaispasoùiladisparu.»Moi je lesais…«Jamais jen’aivuunégoïstecommetoi.Tupouvais

faireçapourmoi.»Maisjesavouredéjàcequiseprépare…etMichametend la perche… « Allons, raconte, c’était intéressant ? Où êtes-vousallés?–Tuneméritespasquejeteleraconte…–Maissi,tunepeuxpaslegarderpourtoi.Çadevaitêtredésopilant…–Maisalorsjecommencedepuis le début… Nous descendons l’escalier… Pierre me laisse passerdanslaporte…—C’estpasvrai…»La mère de Micha est entrée, elle s’assoit dans un fauteuil, elle me

regarde gentiment de ses yeux verdâtres, son visage délicat et doux estblême, presque gris, elle chiffonne toujours dans sa main un petitmouchoir de batiste… elle est très malade… peut-être qu’elle le sait,Michanem’enparlejamais…maiselleritquandmêmetrèsfacilement…Elledit:«Iln’yapasdequoirire.Pierreesttrèsbienélevé…»Nousnedemandonsqueça…«Trèsbienélevé.Ilest trèsbienélevé !»Jepeuxcontinuermonnuméro.Iln’yarienquej’aimetantqu’imiterlesgens.EtquitrouverdemieuxfaitpourêtreimitéquePierre?Jel’imiteentraind’ouvrir la porte devant moi. Je m’imite inclinant dignement la têtecomme une dame. Et puis je m’avance posément, je fais semblant dem’arrêter au bord d’un trottoir comme on doit le faire… je regardeprudemment d’un côté puis de l’autre… Nous pouffons… MadameAgafonoffdit:«Ah,tuvoisMicha,toiunjourtuteferasécraser…»Jedis sentencieusement : « Oui, Micha, c’est ce qui t’attend. Et aussi tuseras un jour guillotiné… Quand j’ai raconté à Pierre tout ce que tufabriquais…–Tun’aspas fait ça?–Si, je luiai raconté…» jepeuxenparler devant sa mère… rien ne l’attendrit autant… Micha a volé unbouquet à la devanture d’une fleuriste pour le lui offrir pour sonanniversaire,etaprèsquandilaavoué,quandill’arapporté,lafleuristele lui a donné pour rien, et il est revenu avec le bouquet… « je lui airacontéquetuasvolé…–Qu’est-cequ’iladit?–Ilafaitlesgrosyeux,iladitc’esthorrible…»JemarchecommePierre,commesi jetenaisunecanne à lamain… Puis jem’imite gambadant autour de lui comme unpetit chien, faisant le beau pour obtenir un petit sourire… faisant lamendiante:Monbonmonsieur,justeunsourire…Maisilneveutpas…J’invente encore je ne sais plus quoi, nous pleurons de rire, MadameAgafonoff s’essuie les yeux avec son petit mouchoir… « Ça suffitmaintenant, les enfants, allez faire un tour… – Mais pas au parcMontsouris,maman…»Michas’approchedesamère,ilamonâge,mais

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ilesttrèsfort,etelletoutefrêle…elleétendlesmainsdevantelled’unairapeuré… «Non, non, neme touche pas, tu vasm’écraser », elle rit detendresse,illaserredanssesbrasdoucement,etnouspartons.MonsieurAgafonoff,unsuperbebongéant,nouscroisedansl’entrée.

«Où allez-vous encore traîner vos chausses ? » Il prendMichapar lesoreillesetfaitsemblantdelesoulever…«Ah,petitchenapan…Ilmedit:Faisattention.Dieusaitquelleidéefollepeutluipasserparlatête,àcecrétin…»Maisilsait,jesaisaussiqueriendemalnepeutm’arrivertantquejesuisavecMicha…Nous allons sur notre terrain de chasse, l’avenue d’Orléans, et nous

commençons notre concours. Le gagnant sera celui qui recueillera desmainsdescamelotsleplusdeprospectus.Chacunchassesuruntrottoir.Puischangedetrottoiravecl’autre.Ilestinterditderedemanderlemêmeau même camelot et de ramasser ceux qui sont par terre. Puis nousrentrons chezMicha et installésdans sa chambrenous comptonsnotrebutin:despilesdeprospectusblancs,jaunes,bleus,roses…

—Querecevaitlegagnant?

— Je ne m’en souviens pas. Rien d’autre, il me semble, que lasatisfactiondelavictoire.

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Lili est installée sur une chaise rehaussée par des coussins devant latabledelasalleàmangerrecouvertependantsesrepasd’unetoileciréeblanche.Elletendsonpetitbrasmaigreverslecordondelasonnettequipend de la suspension, ses yeux sont écarquillés, elle crie d’une voixstridente«Çabalance!çabalance!»Véraassiseauprèsd’ellesaisit lecordon pour l’immobiliser… il est pourtant déjà tout à (ait immobile…maiscelanecalmepasLili ;ellecontinueàcrier«Çabalance!»AlorsVéraenroulelecordonautourdelasuspension…etpuiselleprendavecunecuillerunpeudenourrituredansl’assietteetl’approchedelabouchedeLili…«Mange,monpetit lapin…elle l’appelleainsiouencore:Monpetit lapin blanc… tu dois le manger, c’est bon pour toi… » Ce qu’elleessaiedeluifaireavaler,c’estdelacervelle…iln’yaqueLiliquialedroitd’enavoir,elleestsifragile,illuifautcemetsfortifiantetdélicat…Moi,c’estlagentillegrossebonnequiunjouràlacuisinem’enafaitgoûterunpetitmorceau…Elleessaieparfoisainsideréparercommeellepeutdesinjusticesquil’indignent…«Ici,iln’yenaquepourlapetite…

C’est comme pour les bananes, vousme croirez si vous voulez, ellessont cachées enhautduplacardà linge,derrière lapilededraps,pourquelagranden’enprennepas…Sic’estpasmalheureuxdevoirça…»Jenesaisplusàquielleparlait,maisjemesouviensquec’estainsiquem’aété révélé quelque chose de stupéfiant et que je ne soupçonnais pas :l’existencedecettecachette.J’aicettechance,lacervellegrise,laiteuseetmollenemeplaîtpas…et

les bananes, si j’en ai envie, je peuxm’en acheter avecmon argent depoche…Jen’aimêmepasbesoind’endemanderàpapa,c’esttoujoursluilepremierquim’endonne…maisjenecroispasm’êtrejamaisachetédesbananes,ilmesemblequejen’yaipaspensé…Véra présente d’abord à Lili la bienfaisante cervelle d’un air calme,

patient,maisonsentqu’ellecommenceàsefâcher…commeelleditelle-

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mêmeparfois:«Touttrembleenmoi.»Lilifixetoujoursd’unœildilatéle cordonde la sonnette enroulé autour de la suspension et samère larassure d’une voix de plus en plus sifflante… « Tu vois bien, ça ne sebalanceplus,alorsmange…»Liliouvrelabouche,crieNon!etaussitôtlareferme.Vérainsiste…Sesyeuxd’unbleutrèspâledeviennentcommetransparentsetdedans

une petite flamme s’allume… il y a dans son regard fixe quelque chosed’obstiné,d’implacablequifaitpenserauregardd’untigre.

— Quelqu’un avait dit, tu te rappelles, qu’elle avait parfois les yeuxd’unechattesauvage…

— Et sur quel ton !… comme si c’était une de ses qualités les pluscharmantes. Mais moi en ce temps-là, je n’avais jamais vu de chatssauvages, je n’avais observé au jardin d’acclimatation que les yeux despanthèresoudestigres.C’esteuxqueVéramerappelait.Quandsafureurdevenait plus grande, elle ne pouvait plus parler, elle soufflait, l’airmenaçant,àtraverssesdentsserrées,sapoitrinesesoulevait…SeuleLiliavait le pouvoir de la transformer ainsi, de la mettre « dans tous sesétats»…EtLilin’enavaitpaspeur.Onauraitditqu’ellevoyaitlàencoreunepreuvedel’amourpassionnédesamère.

—Unepassionunique.Liliétaitsamaladie.Etcettefureur,onsentaitqu’ellen’étaitpasvraimentdirigéecontreLili,maiscontrequelquechosequiétaitau-delàd’elle…c’est surcelaqueVéra fixait ce regardobstiné,implacable… sur un destin qu’elle voulait vaincre à tout prix… ellecompenserait, elle ferait plus encore que compenser tout ce qu’ilrefuserait à son enfant, elle le transformerait coûte que coûte pour enfairelemeilleur,leplusenviabledestindumonde.

—Quantàmoi,jen’avaispaspeurnonplusdeVéra.Jesavaisquejene pouvais provoquer chez elle un agacement, une impatience où il yavait de l’hostilité, mais une hostilité distante et froide, que si ellecraignaitquejenuiseenquoiquecesoitàLili.Etjem’entenaistoujoursaussiloinquepossible…jelefaisaissanseffort,jen’avaisaucuneenviedem’approcherdecetenfanthurleur,auvisagecrispé…

— Qui pouvait être dangereux… il lui était arrivé quand vous étiez

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seulesdesemettreàpousserdescrispourfairecroirequetuluiavaisfaitmal…

—Maismêmedanscecas,Véranes’estpasmisetrèsencolèrecontremoi…

—Elleneselepermettaitpas.Peut-êtreavait-ellepeurdejouerlerôledisgracieuxdelamarâtre…

— Peut-être… et puis elle sentait auprès de moi la présence mêmelointaine,maisprotectricedemonpère…Ilmesemblequ’àsafaçonunpeusauvage,sansbiens’enrendrecompte,ellelecraignait…

—Oui,obscurément,ellevoyaitenluisonmaître…Etnepeut-onpaspenseraussiqu’elles’étaitpeut-êtredoutéequeLiliavaitjouéunedesescomédies…

—Non, tout demêmepas…Jene crois pas qu’elle pouvait être à cepointlucide…pasdanscecas…EtjenecroispasnonplusqueVéraétaitcapabled’éprouverlesentimentd’uneinjusticequandils’agissaitdeLili.Elleavaitdûseborneràmedire«Nelatouchepas,jet’enprie.Laisse-la.»Etj’avaisdûrépondre«Maisjelalaisse.»

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Depuis lanaissancedeLili,Véraest trèsmaigre, toutepâle,papaestalléavecelleconsulterunprofesseurdemédecinequiaditqu’elleétaitmenacéedephtisie,qu’elledevaitsesuralimenter…Etdepuis,à l’heuredugoûter,onapportesurlatabledelasalleàmangerdeuxassiettes,unepour elle, une pour moi… je n’ai aucun besoin de ce repassupplémentaire, mais Véra m’a proposé de le prendre avec elle… Nosassiettessont rempliesdemacaronisdoréset luisantsdebeurre frais,àchaquebouchéedescendde la fourchetteune longuecouléede fromagefonduqu’ontrancheavecsesdents.Jedévoretoutcequ’ilyadansmonassiette et souvent quand je l’ai vidéeVéram’offre ce qui reste dans lasienne… « Finis-le si tu veux, moi, je n’en peux plus, j’ai beau meforcer…»

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Quand Véra n’est pas préoccupée par Lili, quand elle l’oublie, elleredevientparfoistoutejeune…DansuneforêtdesenvironsdeParis,suruncheminbordédechaque

côtédegrandsarbresauxfeuillesjaunissantes…lesoleilestdoux,onsentl’odeur délicieuse, vivifiante de lamousse… jeme suis juchée surmonvéloaidéeparVéraetellecourtunpeuderrièremoi, lamainposéesurma selle, puis elle me lâche… mais arrivée au tournant, ça y est, denouveau, je tombe…nousrions…«Maiscen’estpaspossible, tu le faisexprès…C’estparcequetuasde l’appréhension,tutecrispes.Regarde-moi.»Jel’aideunpeuàsehissersursaselleetelledévaleenpédalant,elle disparaît derrière le tournant… Mon père et moi l’applaudissonsquandellerevientsouriante…Etelleaussiapplauditetcriebravo!quandenfinj’airéussiàfranchirletournant…Et nous apprenons à monter à mon père… Mais il est si raide, si

maladroit,sipeusûrdelui…nouscouronsauprèsdeluienletenantdechaquecôté,maisdèsqu’onlelâche,ils’arrête,ilposeunpiedparterre…«Non,décidément»…ila l’airpenaud,gêné, ilestmaldoué,commeilparaîtâgé…etmoi,commetoutàcoupilmefaitpitié…

—Iln’avaitpourtantquequarante-deuxoutroisans…

—Maisdanscetemps-là,onétaitvieuxplustôtquemaintenant.Etilétaitsipeusportif…ilm’aparusoudaintoutvieuxet ilm’asembléqueVéra le voyait ainsi, et que lui-même avait senti qu’il était un vieillardauprèsd’elle,quandellecouraitavecmoientenantsaselle,quandnousl’exhortionstoutesdeux,quandnousnousmoquionsgentimentde lui…Quin’auraitditqueVéraétaitmagrandesœur,quenousétionssesdeuxfilles…

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Noussommesassises,Véraetmoi,àcôtél’unedel’autre,àlatabledelasalleàmangercouverted’unépaistapisdepeluchedorée.Jeregardesespetitesmainsfines,sesdoigtsagilesquiplongentdansunlargebocalcontenantdu tabac…c’estunmélangequepapaapréparé lui-mêmeetdans lequel on a dispersé quelques morceaux de carotte crue pourempêcherqu’il se dessèche…Véra sort entre trois doigts unepincéedetabac,ellelatriturelégèrementpourbienséparerlesfeuilles,etpuisellel’étalesurunpetittubedemétalouvertendeuxetposédevantellesurunpapier…elletassebienletabacdanschacunedesdeuxmoitiésdutube,etelle les referme l’une sur l’autre avec un petit claquement… Alors elleprenddansunegrandeboitedecigarettesvidesquepapasefaitenvoyerdeRussie, il ne supportepasd’en fumerd’autres, une cigarettedont leboutencartonestaussilongqueceluienpapier.C’estdanscecylindreenpapier très fin que Véra introduit avec précaution le tube de métal…poussedélicatementletabacqu’ilcontient,l’emplit…

—Maiscomment?

—Jenelevoisplustrèsbien.Ilmesemblequ’ellelefaitenpoussantunepetiteboulelelongd’unerainurecreuséedansletube…Etpuiselleretireletubesansfairecraquerlepapier,elletapoteavecundoigtleboutpleinde la cigarettepour égaliser le tabac, elle enlèveunepetite feuillequidépasse…J’observechacundesesgestes… jevoudraisbienessayer…etelleme

laisse prendre comme elle une pincée de tabac, la triturer, l’étaler surchaquemoitiédutubedemétalouvert, lerefermer…etpuissortirdelaboîte une cigarette vide… y introduire le bout du tube, pousser…Attention,pastropfort…jelefaisaussidoucementquejepeux,maislepapierestsifragile,etvoilà,ilacraqué…Jevoudraisencore,laisse-moijusteunefois…–Bon,maisaprèsc’est

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fini.Etdenouveaulepapiersedéchire…Onnepeutplusrecommencer,onnepeutpasgaspillercescigarettes,ellessontintrouvablesicietpapanepeutpass’enpasser.

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Monpèresortd’untiroirdesonbureauetmetendunecartepostalesur laquelle je vois la tête brune d’une fillette, émergeant d’un grandbouquet de roses… « Regarde ce qui est écrit de l’autre côté… » Jereconnaisl’écrituredemononcleIacha,jelis:MonpetitTachokchéri,etd’autresmots tendres…Et toutes sortesd’imagesde lui seprésententàmoi, il devait y en avoir beaucoup en ce temps-là, une en tout casmevient,laseulequisoitrestée,quiesttoujourslà…Ilmarcheauprèsdemoienmetenantparlamain,ilestmincecomme

papa,maisplusgrandetplusjeune…ilestvenumechercherrueFlatters,lui il rencontre maman et même il échange quelques mots avec elle…Nous traversons la grande place devant le Petit Luxembourg… et justeavant de franchir le portillon, il s’arrête, il lâchemamain, il se pencheversmoi, il enlève son gant et il reboutonnemaladroitement le col demonlongmanteaugrisàpèlerine…ilmeregarde…sesyeuxressemblentbeaucoupà ceuxdepapa,mais ils sontmoinsperçants, plusdoux…desonvisageétroitetpâle,desesgestescoulesurmoiunedouceurtendre…«Onatrouvécettecartepostalesurlui…»Monpèren’apasbesoinde

m’en dire davantage, je sais qu’il est mort asphyxié dans la cabine dubateau qui le transportait de Suède à Anvers oùmon père l’attendait…C’estpourempêcherquemononclenesoitlivréà«l’Okhrana»,unnomterrifiantque j’aiappris ici,quemonpèreadûquitterpour toujours laRussie…Papaareprislacartepostale…«Tunemeladonnespas?…–Non, je voulais que tu la voies,mais je vais la garder pour toi… » J’aienvie de pleurer, il me semble qu’il a envie de pleurer commemoi, jevoudraismejeterdanssesbras,meserrercontrelui,maisjen’osepas…Iciiln’estpluscommeautrefois…ilestdistant,fermé…

—Ilnet’appelaitplusjamaisTachok…

—J’aimisuncertaintempsàm’enapercevoir…Ilmesemblequ’alors

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je sentais seulement chez lui une sorte de réserve, une gêne… surtoutquandVéraétaitprésente,etelle l’étaitpresque toujours.Maismêmeàunmomentcommecelui-là,quandnoussommesseuls,papaetmoiavecentreluietmoi,entrenousseulsceliensifort,lagênesubsiste.

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Qu’àcelanetienne,puisqueVéraarefusédem’enacheterun,enunesecondema décision est prise… Je reste un peu en arrière, je tends lamain,jesaisisundespetitssachetsdedragéesempilésàl’étalaged’uneconfiserie, je le cache dansmon large blouson à colmarin et je rejoinsVéraensoutenantd’unemainlesachetappuyécontremonventre…Maistrèsviteonnousrattrape…lavendeusem’avueàtraverslavitre…«Lapetite vientde volerun sachetdedragées…»Véra la toise, ses yeux sedilatent,deviennentd’unbleuintense…«Qu’est-cequevousdites?C’estimpossible ! »Et je secoue la tête automatiquement, sans conviction jedisNon!…lavendeusemontreouseulementregardelaboursouflureaubasdemonblouson, et cela suffit, je sors le sachet en le faisantpassersouslecaoutchoucquileretientetjeletends…SansunmotnoussuivonsVéraquisedirigeverslaboutique,latraverse,vaaufondoùsetrouvelacaisse,faitdesexcusesetpaieleprixdusachet…Lacaissièrecompatit…« AhMadame, les enfants aujourd’hui… » La vendeuse veut tendre lepaquet,maisVéral’arrête…«Non,merci…»Ellerefusedeleprendre.Nous sortons, nous rentrons… je ne sais plus par quelmoyen… sans

parler,dumoinscertainementpasdecequivientdesepasser.Véras’abstient,aveccetteobstinationqueriennepeutvaincrequand

elleaprisunedécision,desemêlerdemonéducation.Ilmesemblequecedoitêtrelerésultatdediscussionsentreelleetmonpère…jenelesaijamaisentendues,maisjemedoutequemonpèreluiafaitdesreprochesàproposdemoi…

—Bienquejamaistunetesoisplainte…

—JeneluiparlaisjamaisdeVéra.

—Pourquoi,jemeledemande…tun’enavaispaspeur…

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—Non…C’estcurieuxd’ailleurs…d’unecertainefaçon,jemesentaisàégalitéavecelle.

— C’est plutôt, ne crois-tu pas, parce que tu craignais de faire de lapeineàtonpère…

— Peut-être… j’avais l’impression qu’il n’était pas heureux, il mesemblaitsoucieux…ilyavaitchezluiquelquechosequimedonnaitenviedeleprotéger…Ànotreretourrienn’aétéditenmaprésence,maisjesavaisqueVéra

luiraconteraitavecindignation…etjemedemandaissimonpèreneluireprocheraitpasdem’avoir refusé… luine l’aurait sûrementpas fait, etalorsceneseraitpasarrivé…Jepensequec’étaitcelaquejemedisaisquand,commetoujourspeu

de temps après le dîner, je suis allée dans ma chambre, Véra dans lasienneetmonpèredanssonbureau…Je suis couchée dansmon lit, je vaism’endormir, lorsquemon père

entre,l’airfâché…«Commentas-tupufaireunechosepareille?…TuterendscomptedansquellesituationtuasmisVéra…ettoi-même…quellehonte…»,jesensqu’ilestfatigué,quec’estpourluiunevéritablecorvéed’avoir l’air fâché, il semet à arpenterma chambre, ilme semble qu’ilessaiedes’exciter…«C’est incroyable !une tellemalhonnêteté, tantdedissimulation…»Ils’arrêtedevantmonlit…«Maisenfin,qu’est-cequit’apris?–C’estparcequej’enavaistellementenvie…»Parcetteréponsejeluidonne,sanslevouloir,l’élan,laforcequiluimanquent…

—Sanslevouloircertainement,tasollicitudepourluin’allaitpasaussilofa…

—Cesparoleslerendentfurieux…Illesrépète:«Parcequej’enavaisenvie!J’enavaisenvie!Alorsjemepermetsn’importequoi!Jemefaisprendrecommeunevoleuse,jefaisdumalauxautres…J’enaienvie,ehbien, je fais tout ce qui me passe par la tête… Voyez-vous ça, j’en aienvie…ilmesemblequemaintenantilsouffreetragepourdebon…Maismoi, est-ce que tu t’imagines que je fais tout ce dont j’ai envie ?Maisqu’est-ce que tu crois ?…J’en ai tellement envie, alors plus riennemeretient,plusriennecompte…»Cesparolesfuribondesmetraversentetvontquelquepartailleurs,au-delàdemoi…«Ah,quandonaunenature

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commecelle-là…jesensmaintenantsurmoisondégoût…jepeuxmêmeledire,jen’exagèrepas…sahaine…Alorsjemetourneverslemur…Ilditencore quelques mots comme… Ce sera joli plus tard, ça promet, çadonnera de beaux résultats… » et il sort en refermant rageusement laporte.

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Jenefaisrien,jerêvasseassiseàunegrandetableenferforgédansunjardinpelé,probablementceluid’unevillaauxenvironsdeParis,est-ceClamart ouMeudon ? où nous passons l’été. Adèle, venue de Bretagnepours’occuperdeLili,estinstalléeenfacedemoiàunepetitedistancedelatable,latêtepenchéesurunouvragedecoutureoudebroderie…Sonvisage est ridé et grisâtre, ses cheveux rassemblés sur sa nuque en unpetit chignon sont grisonnants, elle est vêtue comme toujours d’unelongue robe grise, son nez est courbé comme un bec, un coin de sapaupière fripée retombe sur sonœil… comme chez certains oiseaux deproie…maisellen’apascetairredoutablequ’ilsontquandilssetiennentimmobiles, somnolents, perchés dans leurs grandes cages. Elle est trèsvive,active,etjen’aijamaisdéceléchezelleriendeméchant…niriendebon,ondiraitqu’ellenepeutpaséprouverdesentiments.Toutencousantoubrodantellemedemandedeluipassersesciseaux

posésprèsdemoisurlatable.Jelesprendsdistraitementparn’importequelboutetjelesluitends…Ellealevélatête,ellefixedesespetitsyeuxnoirs et brillants, complètement inexpressifs, la pointe d’acier dirigéeverselleetdeseslèvresétroitessortentcesmots:«Onnet’adoncpasappris chez ta mère que ce n’est pas comme ça qu’on doit passer desciseaux?»Jesaisparfaitementbiencommentondoittendresdesobjetspointus,

telsquelesciseauxetlescouteaux,mais«cheztamère»arrêteenmoicequiallaitmonter…«Ohpardon.»« Chez ta mère… » alors que je n’ai jamais entendu personne faire

devantAdèlelapluslégèreallusionàmamère.Jamaisrienquipuissemefairepenserqu’Adèleconnaîtsonexistence.Etilapparaîtmaintenantquenonseulementelleconnaît l’existencedemamère,maisqu’elleneperdjamaismamèredevue…ellelavoitàtraversmoi…Ellevoittoujourssurmoi sa marque. Des signes que je porte sans le savoir… des signesmauvais…

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—Négatifs…Oui, négatifs chez toi, alors que cesmêmes signes sontchez lesautresdessignespositifs…Chez toi lessigness’inversent.C’estainsi qu’Adèle, et aussiVéra, disentde toi avecune certainenuancedemépris…«Oh,ellen’estpasdifficile,ellemangen’importequoi»,cequilaisse entendre que les continuels refus de nourriture et les fantaisiescapricieuses deLili sont le signede son tempérament délicat…Commed’ailleurs sa santé fragile est une qualité, chez toi la bonne santé est lamarqued’unenatureassezgrossière,unpeufruste.Etaussilemot«nerveux»quandilestappliquéàLiliprendsonsens

positif… « Elle est nerveuse » veut dire : « Quelle force vitale elle a,commeelleestvivante!»

—Toutcelaauraitdûmefairedevinercequej’étaisauxyeuxd’Adèle,cequ’endomestiqueparfaite,elleavait trèsvitesaisi…C’est legenredechosesqu’ellecomprenaitaussitôt,qu’elledevaitsedirelorsquerelevantetplissantlapeaud’unedesesjouesmaigres,ellefaisaitpasserl’airentresesdentsdecôtéavecunpetitclaquementquisemblaitsignifier,«J’enconnaisunrayon.»Jeconnaislavie.Jenem’enlaissepasconter.Ahquevoulez-vous, c’est ainsi… » et elle accompagnait ces réflexionsgénéralement exprimées par son petit claquement d’un hochement detête etd’un«Ahbendame…Ahdameoui»quimarquait la certitude.Aucundouten’étaitpossible.Elleavaitdèssonarrivéereniflé l’airde lamaison, elle avait senti d’où « soufflait le vent », elle savait où était lafaiblesse et où était la force. Qui était l’enfant deMadame et qui étaitceluid’unefemmequeMadameneportepasdanssoncœur,contrequiMadame a une dent, l’enfant auquel, si l’envie vous en prend, il estpermisdelancer,pasmêmeparméchanceté,maisparcequec’estainsi,Ah dame on n’y peut rien… là-bas, d’où il est venu, on ne sait pas ceschoses-là,onignorecesraffinements…«Onnet’adoncpasappris,cheztamère,commentondoitpasserdesciseaux?»

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— Il n’est pas facile de comprendre d’où pouvait te venir… commejamais auparavant, jamais quand tu te préparais à entrer au coursBrébant…cetteallégresse,cetteimpatience…

—Cen’esttoutdemêmepascequ’ontditdevantmoidesamisdemonpère…«Ilfautabsolumentlamettreàl’écolecommunale.Riendemieuxque cet enseignement-là. Des bases solides pour toute la vie… » jemesouviensdechaquemotmaiscelan’apassuffi, jen’étaispas,àdixans,unaussiraisonnablepetitmonstre…

—Non,celanepeutpasexpliquercetétrangeattraitpourcetteécoled’aspectrébarbatifdelarued’Alésia.Sesmursdebriquespoussiéreusesétaientsemblablesàceuxdel’écoledelaruedesFeuillantines,ilsétaientaussimornes,aussitristes.

—J’entendaisdemachambrequidonnaitsurunecouradjacenteàlacourderécréation, lesexplosionsdecris,dehurlementsdesenfants, ilsdevaientêtrelâchés,commenousl’étionsautrefois,dansuncarrécouvertde gravier, de ciment, sans aucun arbre… et puis, au coup de sifflet,commeunechute,unebrusquepertedeconscience,cecompletsilence.Mais tandis que je regarde Véra, qui étale sur la table une grande

feuilledepapierbleumarine,ouvreenleurmilieulescahiersetleslivres,les dispose en tous sens sur la feuille, les change de place, suppute,réfléchit, puis découpe, replie, referme, lisse, appuie, enfin contemple…elle a sonair jeune, animé, elleparaîtmieuxaimer faire celaqu’emplirdes cigarettes… ce que j’éprouve en l’observant ressemble à monexcitation joyeuse quand je regardais comme on découpait, enroulait,collait, peignait, attachait avec des fils d’or, entourait de rubans ce quiallaitornerl’arbredeNoël.JenedemandepasàVéradel’aider,jevoisquec’esttropcompliqué,je

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neveuxrienabîmer,maisellemepermetdecolleràl’aided’unpetitboutde coton trempé dans un peu d’eau au fond d’une soucoupe, juste aumilieu de chaque livre, de chaque cahier une grande étiquette blanchebordéed’unlisérébleu.Etpuisavecmonnouveauporte-plumerougeetuneplumeneuveauboutlargejetracedemaplusbelleécritureenhautdel’étiquette:NathalieTcherniak…

—Comment te revient-il tout à coupde si loin, ceT tout contourné,alorsqueplustardtuastoujoursécrittonnomavecunTcommelalettreimprimée…

— Je le revois maintenant, ce T vieillot, qui s’était complètementeffacé.L’autre,toutsimple,faitdedeuxbarres,jenel’aiécritqu’aulycée.Jeletrouvaisplusnouveau,assezosé…

— Tu te rappelles comme Véra en voyant un jour ce T t’avait dit…«Tiens,mais c’estplus joli…D’où t’estvenuecette idée?Moiaussi, jevais l’écrireainsi…»et cetteapprobationpresqueadmirativedeVéra…c’étaitsirare…

—J’ensuisrestéetoutétonnée,trèsflattée.

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Chaque matin à heure fixe, avant de refermer derrière lui la ported’entrée, mon père disait à la cantonade : « Je suis parti. » Pas « Jepars»,mais«Jesuisparti»…commes’ilcraignaitd’êtreretenu,commes’il voulait être déjà loin d’ici, là-bas, dans son autre vie… Et moi, jem’élançaisau-dehorsaveclamêmeimpatience…

—Maistunetecomparaispasàlui…

—Jenemecomparaisàpersonne.J’essaie seulementde retrouveràtravers ce que je percevais en lui ce qui se passait enmoi quandmoncartableauboutdemonbrasjedévalaisl’escalier,couraisversl’école.La vague odeur de désinfectant, les escaliers de ciment, les salles de

classe entourant une cour sans arbres, leurs hauts murs d’un beigesouillé, sans aucun autre ornement que le tableau noir au fond del’estradeetuneternecartedesdépartements,toutceladégageaitquelquechose quime donnait dès l’entrée le sentiment, le pressentiment d’unevie…

—Plusintense?

— « Plus » ne convient pas. « Autre » serait mieux. Une autre vie.Aucunecomparaisonentremavierestéelà-bas,dehors,etcettevietouteneuve…Maiscomment,paroùlasaisirpourlafairetantsoitpeurevenir,cettenouvellevie,mavraievie…

—Faisattention,tuvastelaisseralleràl’emphase…

—Bon, essayons simplementd’isolerd’abordunde ses instants…enluiseul…permets-moideledire…enluitantdeplaisirssebousculent…

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Unpeuengoncéedansmonépaistabliernoiràlonguesmanchesfermédans le dos, pas commode à boutonner, jemepenche surmonpupitreavectouteslesautresfillesdemaclasse,àpeuprèsdelamêmetailleetdu même âge que moi… nous écrivons sur une copie où chacune ad’abordinscritenhautetàdroiteladate,etaumilieulemot«Dictée»qu’il a fallu, comme le nom et la date, souligner en faisant habilementglisser saplume le longd’une règle sansqu’il y ait debavures.Le traitdoitêtreparfaitementdroitetnet.Lamaîtresse se promène dans les travées entre les pupitres, sa voix

sonneclair,ellearticulechaquemottrèsdistinctement,parfoismêmeelletriche un peu en accentuant exprès une liaison, pour nous aider, pournous faire entendreparquelle lettre telmot se termine.Lesmotsde ladictée semblent être des mots choisis pour leur beauté, leur puretéparfaite. Chacun se détache avec netteté, sa forme se dessine commejamais celled’aucunmotdemes livres…etpuis avec aisance, avecunenaturelle élégance il se rattache aumot qui le précède et à celui qui lesuit… il faut faire attention de ne pas les abîmer… une légère angoissem’agitetandisque jecherche…cemotque j’écrisest-ilbienidentiqueàcelui que j’ai déjà vu, que je connais ? Oui, je crois… mais faut-il leterminer par « ent » ? Attention, c’est un verbe… souviens-toi de larègle…est-il certainque cemot là-bas est son sujet ?Regardebien,nepasse rien… il n’y a plus enmoi rien d’autre que ce quimaintenant setend, parcourt, hésite, revient, trouve, dégage, inspecte… oui, c’est lui,c’estbienlesujet,ilestaupluriel,un«s»commeilsedoitletermine,etcelam’obligeàmettreàlafindeceverbe«ent»…Mon contentement, mon apaisement sont vite suivis d’une nouvelle

inquiétude,denouveautoutesmesforcessetendent…queljeupeutêtreplusexcitant?Lamaîtressenousprendnoscopies.Ellevalesexaminer,indiquerles

fautes à l’encre rouge dans lesmarges, puis les compter etmettre unenote.Riennepeutégalerlajustessedecesignequ’ellevainscriresousmon

nom. Il est la justicemême, il est l’équité.Lui seul fait apparaître cetteraced’approbationsurlevisagedelamaîtressequandellemeregarde.Jene suis rien d’autre que ce que j’ai écrit.Rien que je ne connaisse pas,qu’onprojettesurmoi,qu’on jetteenmoiàmon insucommeon le faitconstamment là-bas, au-dehors, dans mon autre vie… je suiscomplètement à l’abri des caprices, des fantaisies, des remuementsobscurs,inquiétants,soudainprovoqués…est-ceparmoi?ouest-cepar

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cequ’onperçoitderrièremoietque jerecouvre?Etaussi ilnepénètrerien jusqu’ici de cet amour, « notre amour », commemaman l’appelledansseslettres…quifaitleverenmoiquelquechosequimefaitmal,quejedevraismalgréladouleurcultiver,entreteniretqu’ignoblementj’essaied’étouffer…Pastraceicidetoutcela.Icijesuisensécurité.Desloisquetousdoiventrespectermeprotègent.Toutcequim’arrive

ici nepeut dépendrequedemoi.C’estmoi qui en suis responsable.Etcettesollicitude,cessoinsdontjesuisentouréen’ontpourbutquedemepermettredeposséder,d’accomplircequemoi-mêmejedésire,cequimefait, à moi d’abord, un tel plaisir… «Mais Nathalie que t’est-il encorearrivéavecceverbe«apercevoir»?Tuluiasdenouveaumisdeuxp!–Oh, mais comment est-ce possible ?… c’est parce que j’ai de nouveaupenséà«apparaître»…–Écoute,monpetit,tusaiscequetudoisfaire,tuvasécrirevingtfois:«Jen’aperçoisqu’unpauverbeapercevoir.»Etj’admiretantd’ingéniosité.C’est«pourmonbien»,commetoutcequ’onfait ici,qu’ons’efforce

d’introduire dansmon esprit ce qui est exactement à samesure, prévuexprèspourlui…

—Pastoutàfaitpourtant…celaparaîtsouventdifficileàsaisir,unpeutropcontournéoutropvaste…

—Oui, juste suffisammentpourempêchermonespritdese relâcher,des’amollir,pour l’obligeràs’étirer lepluspossibleetàfaireplaceàcequiseprésente,àcequidoitleremplirentièrement…lesnombresdelatabledemultiplicationou lesnomsdesdépartements, et puis ceuxdespréfectures,etpuis,encoreuneffort,pourqueparviennentàl’occuper,àbiens’yinstallerlesnomsdessous-préfectures…lesvoicienfintouslà,àleur place… ils obéissent àmon appel, il suffit que je prononce le nomd’un département et aussitôt les noms des préfectures et des sous-préfectures docilement l’un après l’autre se présentent… Seule unemaîtriseparfaitepeutdonnerunpareilcontentement.Même là-bas,dehors, l’écolemeprotège.Onpassederrièremaporte

sanss’arrêter,onmelaissetravailler…Etmoi, par contre, je peux entrer dans le cabinet de travail demon

pèrequandrevenuàlamaisonilsereposedanssonfauteuildecuirvertfoncé, les jambes allongées, après les longues journées passées deboutdevant ses éprouvettes et ses cornues… mais il dit que pendant qu’iltravailleilnesentjamaislafatigue…Ilposeaussitôtquej’entrelesrevues

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dechimiequ’ilestentraindeparcourirousonépaisjournaldusoir…Ilregardelecahierquejetiensàlamain…

—C’est dans la classe du certificat d’études que tu lui apportais cesproblèmesqui,eux,neparaissaientvraimentpasfaitsàlamesuredetonesprit.

—J’avaisbeauessayerdemerappelercommentilfallaitraisonner,jeneparvenaispasàtrouverlenombredelitresd’eauquedéversaientdesrobinetsoubiencesterriblesheuresd’arrivéedestrainsquisecroisent…Mon père trouvait ces nombres en un instant par le mystérieux,miraculeuxprocédédel’algèbre…«Voiciqueldoitêtrelerésultat…Maistoi, il faut que tu l’obtiennes par l’arithmétique…Et ça,moi, on nemel’apprenaitpas.»Etnousvoicitousdeuxnousefforçant,monpèreassisauprès de moi à son bureau et moi cherchant à retrouver ce que lamaîtresse a expliqué… que j’avais cru retenir, et ça s’est échappé…parfois,avecnosforcesrassembléesnousparvenonsàtrouverauboutdenotreraisonnementlenombre,c’estlui,c’estceluiquemonpèreaobtenugrâce à l’algèbre. La même satisfaction nous emplit, nous détend, elleaffleuresurnosvisagesquandnousentronsdanslasalleàmanger,nousmettons à table et sansplusparlerdenotreproblèmeprenons avec lesautresnotrerepas.Maisparfois,nousn’avonspasréussiàtrouveretaprèsledîner,nous

nousremettonsàchercher.

—Ilestarrivéquetonpèrefinissepartedirequ’ilfallaitquetuaillestecoucher… il irait demander de l’aide à tel ou tel ami qui habite tout àcôté…«Luiilsaura,ilestplusfortquemoiencettematière…Maisquelleidéedefairerésoudredetelsproblèmespardesenfants!»

— Je suis presque ou même complètement endormie quand papaentre…«Tudors?–Non,cen’estrien…Alorsilsonttrouvé?–Oui,c’esttrèssimple,commentn’yavons-nouspaspensé?»Papas’assoitprèsdemoi surmon lit et ilm’explique…Celanemeparaît pas si simple…Çaflotte…emmêlé…ettoutd’uncoupçasesépareenélémentstrèsnetsquiviennentcommed’eux-mêmessemettreenplace,à leur justeplace… ilne peut y en avoir d’autre… dans un ordre impeccable ils se succèdentjusqu’à ce nombre qui les attend, qui est le signe indubitable de leur

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accomplissement…«Jevaisl’écriretoutdesuite.–Alorsvite,dépêche-toi,ilesttard.»

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Je ne me rappelle plus où ça s’est passé… dans le brouillard qui lerecouvrejeneperçoisquelaformetrèsvaguedemonpèreassisàcôtédemoi.Ilmesemblequ’ilesttournédeprofil,ilnemeregardepasquandilm’annonce jenesaisplusenquels termesquemamèreproposedemereprendre.

—Auboutd’unanetdemi…oupeut-êtrededeuxans…

—Ilmeditqu’elleymetunecondition:ellenepourrapasvenirelle-même ou me faire chercher, il faut que ce soit lui qui se charge dem’envoyerchezelle…Etilsaitparfaitementquesielleytientvraiment,ellepeut trèsbien,elleena lesmoyens…etquantà lui,cette fois, ilnelèverapasundoigtpourl’aider,àmoins…«Àmoinsquecesoittoiquiledemandes…»Il n’est pas difficile de retrouver ce qui a dû emplir le silence qui a

précédémaréponse:lechocproduitparcettebrusqueréapparitiondeceàquoij’avaisétéarrachée,quejem’étaisefforcéed’écarter,queleslettresvenuesdelà-bas,toujourspluslointaines,commeirréelles,avaientaidéàéloigner… et sous ce brutal rapprochement la découverte d’un nouveléloignement… et puis ce que mon père fait peser sur moi, cetteresponsabilité de la décision que moi seule je dois prendre… et quoiencorede toutaussi invraisemblable ?…mais cette reconstitutionde ceque j’aidûéprouverestpareilleàunemaquetteencartonreproduisantenunmodèleréduitcequ’avaientpuêtrelesbâtiments,lesmaisons,lestemples,lesrues,lesplacesetlesjardinsd’unevilleengloutie…

—Pasentièrement…

— Quelque chose s’élève encore, toujours aussi réel, une masseimmense…l’impossibilitédemedégagerdecequimetientsifort,jem’y

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suisencastrée,celameredresse,mesoutient,medurcit,mefaitprendreforme…Celamedonne chaque jour la sensationdegrimper jusqu’àunpoint culminant de moi-même, où l’air est pur, vivifiant… un sommetd’oùsijeparviensàl’atteindre,àm’ymaintenirjeverrais’étendredevantmoilemondeentier…riennepourram’enéchapper,iln’yaurarienquejeneparviendraipasàconnaître…

— Il est curieux que tu aies éprouvé précisément le sentiment quel’enseignementprimairecherchaitàdonner…

—J’aiétéétonnéeenapprenantbeaucoupplus tardquec’était làundesbutsquecetenseignementvoulaitatteindre.Entoutcas,avecmoi,ilyaréussi.

—L’école dominait ton existence… elle lui donnait un sens, son vraisens, son importance… Quand tu t’es sentie si malade, tu avais larougeole,tuaspriéleCiel…

—Oui,c’estcomique,jel’imploraisdemelaisservivrejusqu’àceque«jesachetout»…

—Etquelleperted’équilibre,queldésarroiaprès, au lycée,quand tut’esaperçuequecemondebienclos,entièrementaccessible,s’ouvraitdetoutesparts,sedéfaisait,seperdait…

— Mais pour en revenir à ma réponse, je ne l’ai pas fait attendrelongtemps… le tempsd’un léger recul… ce seradouloureuxde tranchermoi-mêmecelienquim’attacheencoreàmamère,iln’estplustrèsbienfixé,mais à certainsmoments je le sens, il semet àme tirailler… unedouleurpareilleàcelles, latentes,queréveille l’atmosphèreambiante, lefroid, l’humidité… mais les paroles de mon père… « Si elle y tientvraiment, elle peut très bien… » agissent comme un anesthésiant quim’aideàacheverd’arrachersanstropsouffrircequis’accrocheencore…voilà,jel’aifait,«C’esticiquejeveuxrester.»Jenesaispassimonpèrem’aserréedanssesbras,jenelepensepas,

çanem’auraitpasfaitsentirdavantagelaforcedecequinousunit,etsonsoutien total, sanscondition, rienn’estexigédemoienéchange,aucunmotnedoitallerluiportercequejeressens…etmêmesijenesentaispas

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enversluicequelesautresappellentl’amour,maiscequientrenousnesenommepas,celanechangeraitrien,mavieluiseraitaussiessentielle…pluspeut-êtrequelasienne?…entoutcasautant…Je savais que dans la joie qu’il comprimait en lui il y avait aussi la

certitudequej’avaisfaitpourmoid’abordlebonchoix.

—Pour lui-même…maisya-t-ilpensé? ilestclairquetaprésenceàsonfoyernepourraitquerendresavieplusdifficile…ilestapparuplustardqu’avantdeprendreladécisiondeseremarier,ilavaitdemandéàtamère si elle consentirait à te laisser à lui et qu’elle n’avait pas mêmedaignérépondre…

—Commentsavoirsines’estpasglisséeenluiuneamertume…maistout ce que j’ai perçu, c’est son air soulagé, détendu, et une complicitéjoyeuseavecmoiquej’entendsencoredanssavoixquandilmedit:«Tusais,ilsuffitquejenebougepas…Sijenet’envoiepasmoi-mêmelà-bas,iln’yaaucunechancequ’onviennetereprendre.»

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Lemercredi après-midi, en sortant de l’école, puisqu’il n’y a pas dedevoirs à faire pour le lendemain, je vais parfois jouer avec LuciennePanhard,unefilledemaclasse.Ellealemêmeâgequemoiàdeuxmoisprès et la même taille, son mince visage est très gai, ses yeux sontlégèrement bridés, et ses deux grosses nattes dorées que sa mère metlongtempsàtresserluidescendentplusbasquelataille,pascommemesdeux«queuesde rat»,quim’arriventauxépaulesetque jepeuxmoi-mêmetrèsvitenatter.Luciennem’attendaucoindelarued’AlésiaetdelarueMarguerinpendantquejecoursdéposermoncartableetprévenirquejevaisjouerchezelle.Le café de ses parents avec « Panhard » inscrit en grosses lettres

rouges au-dessus de la porte est tout au bout de l’avenue du parcMontsouris, juste à côté de l’entrée duparc, à droite, à l’angle de deuxrues.J’aimecepetitcafétrèsclair,bienastiqué,lesparentsdeLucienneont

l’air jeune et gentil, ils rient souvent, ils plaisantent… Je suis contentequandMadame Panhard nous laisse laver les tasses et les verres, c’estune faveurquenousdevons lui demander, enpromettantde faire bienattention…Maiscequejepréfère,c’estposersurlespetitestables,devantlesclients,unverredevinouunetassedecafé,dire«VoiciMadame»,surletond’unevraieserveuse,ramasserlamonnaie,«MerciMonsieur»,larapporterà lacaisse,guetter ledépartdesclientspourmeprécipiter,desservir, bien essuyer la table avec une épongemouillée. Je ne sais sic’estmonzèle,monamusementquisecommuniquentàLucienne,maiselle qui pourtant peut avoir chaque jour cette chance veille aussijalousement que moi à ce que chacune de nous serve à son tour… lesclients assis aux tablés sont rares à cette heure-là, nous nous lesdisputons, parfois Madame Panhard intervient, elle choisit entre nosmains tendues, elle écarte celles-ci…Non, cette fois, cen’estpasà toi…elledisposeleverreoulatasseconvoitésentrecelles-là…Tiens,porte-la,

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c’esttontour…Ettoituleferaslaprochainefois…Pournotregoûter,ellenouslaissechoisirsouslaclochedeverreuncroissantouunebriocheouunemadeleine,elledonneàchacunedenousunebarredechocolatetellenousverseàchacuneunverredelimonadequenousbuvonsdeboutprèsducomptoir…Quandnousenavonsassezde jouerà laplongeuse, à laserveuse, nous allons dans le parc, près de l’entrée, nous sautons à lacorde « jusqu’au vinaigre », nous rattrapons une petite balle decaoutchoucquenouslançonsenl’airdeplusenplushaut,nousessayonsdejongleravecdeux,puistroisballes.Nousnenousparlonspasbeaucoup,etjenesaispascequifaitqueje

nem’ennuiejamaisavecelle,nielle,ilmesemble,avecmoi.

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C’est la leçon de récitation… je regarde lamain de lamaîtresse, sonporte-plume qui descend le long de la liste de noms… hésite… si ellepouvaitallerplusbasjusqu’àlalettreT?…elleyarrive,samains’arrête,ellelèvelatête,sesyeuxmecherchent,ellem’appelle…J’aime sentir cette peur légère, cette excitation… Je sais très bien le

texte par cœur, je ne risque pas deme tromper, d’oublier un seulmot,maisilfautsurtoutquejepartesurletonjuste…voilà,c’estparti…nepasfairetropmonter,tropdescendremavoix,nepaslaforcer,nepaslafairevibrer,çameferaithonte…danslesilencemavoixrésonne, lesmotssedétachenttrèsnets,exactementcommeilsdoiventêtre,ilsmeportent,jemefondsaveceux,monsentimentdesatisfaction…

—Aucuneactricen’apuenéprouverdeplusintense…

— Aucune. Bien qu’il n’y ait pas d’applaudissements, mais quelsapplaudissements, quelles ovations peuvent donner plus de joie que nem’en donne la certitude d’avoir atteint la perfection… ce que confirme,commeilsedoit,commeilestjuste,lamaîtressequandelleprononcecesmotsoùiln’yapasdeplacepourlamoindreréserve:«C’esttrèsbien.Jetemetsdix.»

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«Tiebiapodbrossili»…c’estunedesraresfoisoùjemesouviensdansquelle langue Véra m’a parlé, elle parlait parfois français avec moi ettoujours avec Lili pour ne pas « embrouiller la petite avec deuxlangues»…maiscettefoisjelesais,c’estenrussequ’ellemel’adit…enfrançaiselleauraitdûdire«ont’aabandonnée»,cequineseraitqu’unmou,exsangueéquivalentdesmotsrusses…leverberussedontelles’estservie…

—Maisoùétait-ce?Àquelpropos?

—Nousmarchionscôteàcôtedansunjardinmorne,surlesabled’uneallée qui sinuait entre des pelouses… ce ne pouvait être que le parcMontsouris… Véra très maigre et pâle, coiffée d’un large chapeau develoursmarron,lecouentouréd’unboa,poussaitlelandaudeLili,quandellem’adit:«Tiebiapodbrossili»…Maisalorsàquelpropos?cela,jeneleretrouvepas…peut-êtreàproposderien,commeça,parcequeça l’atraversée tout à coup…elle n’a pas cherché à le retenir, ou elle n’a paspu…lesmotsrussesontjaillidursetdruscommeilssortaienttoujoursdesabouche…«podbrossili»unverbequi littéralementsignifie« jeter»,maisquiadeplusunpréfixeirremplaçable,quiveutdire«sous»,«parendessous»etcetensemble,ceverbeetsonpréfixe,évoqueunfardeaudontsubrepticementons’estdébarrassésurquelqu’und’autre…

—Commefaitlecoucou?

— Oui, mais il me semble que dans l’acte du coucou il y a de laprécaution, de la prévoyance, tandis que cemot russe évoque un rejetbrutalenmêmetempsquesournois…

—Tunet’essûrementpasoccupéeàcemoment-lààdécouvrirtoutes

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lesrichessesquecemotrecèle…

—Jen’enétaispasémerveilléecommeje lesuismaintenant,maiscequi est certain, c’est que je n’ai pas perduuneparcelle…quel enfant laperdrait?…detoutcequeceverbeet le«tu»qui leprécédait«tiebiapodbrossili»,meportaient…Etcurieusement,enmêmetempsquelarancunedeVéracontreceux

quisesontdébarrasséssurelledecepoidsetquil’obligentàs’encharger,enmêmetempsquesaragecontrecettechargequej’étaispourelle…oui,en même temps que ces mots me blessaient, leur brutalité mêmem’apportaitunapaisement…Onneveutpasdemoilà-bas,onmerejette,cen’estdoncpasmafaute,cen’estpasdemoiqu’estvenueladécision,jedoisrestericiquejeleveuilleounon,jen’aipaslechoix.Ilestclair,ilestcertainquec’esticietnullepartailleursquejedoisvivre.Ici.Avectoutcequis’ytrouve.

— Et tu savais déjà que le caractère de Véra, ses rapports avec toin’étaientqu’unepartie,paslaplusimportante,dece«tout».

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Enentrantdansmachambre,avantmêmededéposermoncartable,jevoisquemonoursMichkaquej’ailaissécouchésurmonlit…ilestplusmouetdouxqu’iln’ajamaisété,quandilfaitfroidjelecouvrejusqu’aucouavecuncarrédelainetricotéeetonn’aperçoitquesapetitetêtejauneetsoyeuse, sesoreillesamollies, les filsnoirsusésdesa truffe, sesyeuxbrillants toujours aussi vifs… il n’est plus là… mais où est-il ? Je meprécipite…«Adèle,monoursadisparu–C’estLiliquil’apris…–Maiscommentest-cepossible?–Ellearéussiàmarcherjusqu’àtachambre…la porte était ouverte… – Où est-il ? Où l’a-t-elle mis ? – Ah elle l’adéchiré…cen’étaitpasdifficile,ilnetenaitqu’àuncheveu,cen’étaitplusqu’uneloque…–Maisonpeutleréparer…–Non,iln’yarienàfaire,jel’aijeté…»Je ne veux pas le revoir. Je ne dois pas dire un mot de plus sinon

Adèle,c’estsûr,vamerépondre:Desourscommeça,onentrouvetantqu’on veut, et des tout neufs, des bien plus beaux… Je cours dansmachambre,jemejettesurmonlit,jemevidedelarmes…

— Jamais il ne t’est arrivé d’en vouloir à quelqu’un comme à cemoment-làtuenasvouluàLili.

—Après j’aimishorsde saportée lesboîtes russes enbois gravé, larondeetlarectangulaire,lebolenboispeint,jenesaisplusquelsautrestrésors, mes trésors à moi, personne d’autre que moi ne connaît leurvaleur, ilnefautpasqueviennelestoucher,quepuisses’enemparercepetitêtrecriard,hagard,insensible,malfaisant,cediable,cedémon…

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JedemandeàVéra, jene saisplusàquelpropos,maispeu importe,«Pourquoionnepeutpasfaireça?»etellemerépond«Parcequeçanese faitpas»deson tonbuté, fermé,encomprimant lesvoyellesencoreplusqu’ellene le faitd’ordinaire, lesconsonnescognées lesunescontreles autres s’abattent, un jet dur et druqui lapide ce qui enmoi remue,veutsesoulever…

«Parcequeçanesefaitpas»estunebarrière,unmurverslequelelleme tire, contre lequelnous venonsbuter…nos yeux vides, globuleux lefixent,nousnepouvonspaslefranchir,ilestinutiled’essayer,nostêtesrésignéess’endétournent.

—Est-cequ’àuntelmoment,l’idéenet’estpasvenuedeteservirdeceque tamère t’avait remis avantde te quitter… tu l’avais quelque tempsconservé…

—Oui,cesparolesdemamandanslachambred’hôtelàBerlin,lesoirquiaprécédénotreséparation:«Véraestbête»…unpaquetqu’ellem’adonnéàemporter,commeceuxqu’onremetàsonenfantqu’onvaplacercommeinterneaucollège…Tiens,monchéri,çapourrateservirquandtuserasloindemoi,tupourrasenavoirbesoinlà-bas…

—Non,làilfautquejet’arrête,tutelaissesentraîner,jamaistamèren’asongéàtedonnerçacommecesprovisionsoucesremèdesfamiliauxdont onmunit les enfants qu’on amène en pension… C’est toi qui l’ascontraintepartesquestions:«Qu’est-cequel’onclet’adit,maman?Dequi il t’a parlé ? » C’est parce qu’elle a fini par te céder qu’elle t’arépondu : « L’onclem’a dit queVéra est bête »…mais pendant qu’elleprononçaitcesmots,ellet’aperdudevue,ellenetevoyaitplus,cen’estpas à toi qu’elle pensait, mais à quelque chose qui lui donnait un air

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surprisetamusé…quelquechosededrôleque l’oncle luiavaitconfiéetqu’uninstantellearegardé…c’estdecettefaçonqu’avecsoninsouciance,soninconsciencedetoujours,nesongeantpasàcequetuenferais,ellet’alaisséeleprendreetl’emporteravectoi:«Véraestbête.»

—Etpendantlespremierstempsjel’aigardé,çaenvalaitlapeine,jen’avais jamaisrienvudesemblable.Unegrandepersonneaffubléed’unbonnetd’âne invisible…Ilestclairquemonpèrene lesaitpas,niVéraelle-même,niquiquecesoitd’autre,saufmoietl’onclequivientparfoiscommesiderienn’était lesvoir,elleetpapa,etn’en laisseabsolumentrienparaître.«Véraestbête»…c’estquelquechosequidoitmanquerdanssatêteet

lapauvrenes’endoutepas,iln’yarienàfaire,elleestainsifaite…maisau-dehorsàquoiest-cequ’ons’enaperçoit?Qu’est-cequel’onclevoit?Illui parle exactement comme à tout le monde… mais moi, quand ellem’interditoumerecommandedefairetelleoutellechose…quandelleditcequ’ellepensedequoiquecesoit…est-ellecapabledepenser?peut-ellecomprendre?puisqu’elleest«bête».C’est pénible de ne pas pouvoir me fier à ce qu’elle me dit, d’être

obligéedetoujoursm’interrogeret iln’yapersonneàquimeconfier.Àquipeut-onrévélerpareillechose?

— Ilme semblequ’un jour,peude tempsaprès tonarrivée, avant lanaissancedeLili,quandelle s’occupaitde toi lemieuxqu’ellepouvait…est-cequejerêve?est-ilpossiblequetuaiesfiniparfondreenlarmesetquetuluiaiesdit…

—C’estàpeinecroyable,maisjelerevois…J’airéfléchicommej’aipuà ce que Véra venait de me demander de faire, puisqu’il ne m’est paspossible de croire tout ce qu’elle me dit, j’ai trouvé qu’elle n’avait pasraison,j’aidoncrefusédel’écouter…

—Maisqu’était-cedonc?

— Je ne sais pas, je ne retrouve pasmon désespoir,ma solitude, cepoids énormedont j’ai besoindemedélivrer… ellem’interroge, elle necomprend pas… « Pourquoi es-tu si entêtée ? Pourquoi est-ce que turefusesdem’écouter?…–Jenepeuxpas ledire…–Maissi,dis-le…–

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Non, je ne peux pas… et enfin, entre mes sanglots… Je ne peux past’écouterparceque…parceque…tu…es…bête…Onmel’adit…–Maisqui ? » Je ne sais pas combien de temps il a fallu à ces mots quim’étouffaientpoursefrayeruncheminetluiexploserauvisage:«C’estl’onclequiestvenumechercheràBerlin…ill’aditàmaman.»Aussiinvraisemblablequecesoit,ilestmalheureusementcertainque

ças’estpassé.Maisc’étaitaudébutdemonséjouràParis,quandj’étaisencorece faiblepetitenfant titubant,àpeinesortideses« idées»,quis’accrochait, se confiait, avouait, risquait d’exaspérer, de provoquer larancune,l’hostilitépournepasresterseul,àl’écart,portantenlui-mêmequelque chose qu’il ne faut laisser voir à personne, et qui le ronge, lepossède…Maisjesuisicidepuisprèsdedeuxans,jenesuispluscetenfantfou…

Lesmots«Véraestbête»nemereviennentplus…D’ailleursaucunmotnevients’appliquersurelle…

—Quand on y pense, tu ne lui en as jamais appliqué aucun.Même«méchante»…

—C’estcurieux,quandilm’estarrivéd’entendred’autresenfantsdireque ma belle-mère était méchante, cela me surprenait… aussitôtsurgissaient des images qui ne trouvaient pas de place dans«méchante»…

Entoutcas,quandellem’adit,etelleadûmeledireplusd’unefois,«Parcequeçanesefaitpas»…«Véraestbête»n’apasétécommecesanticorpsquipermettentà l’organismede luttercontreune invasiondemicrobes.Non,danscecas,«Véraestbête»,mêmesijel’avaiseuàmadisposition,n’auraitpaspumeservird’antidote.J’avais touché à quelque chose dont une fois pour toutes elle s’est

interditde s’approcher, ellen’estpasà cepoint stupide, ellen’apasdetempsàperdre.«Çanesefaitpas»arrêtetoutexamen,rendinutiletoutediscussion.«Çane se fait pas» est comme ces empereurs orientauxd’autrefois

devant qui leurs sujets s’inclinaient sans jamais oser lever leurs yeuxjusqu’àleurface.Etmoi,j’avaiseul’outrecuidancedevouloirobserverdeprès,palper…

qu’ya-t-ildonclàquiempêche?…«Pourquoinepeut-onpasfaireça?»Etcequidansmonespritavaitpermisàcesmotsabsurdes,indécents

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de se former, de grandir, de remuer, de semontrer, avait reçu un boncoupderèglebienappliqué:«Parcequeçanesefaitpas.»Un coupbienmérité quandon était assezniais, assezprésomptueux

pourvouloirsefaireexpliquer,pourvouloircomprendre…pourquoipaspourjuger?…oumême,sil’explicationneparaîtpassatisfaisante,pourallerfaire,àlabarbedelaterreentière,cequinesefaitpas?Quandonvousaassené«Parcequeçanesefaitpas»,onest…j’allais

dire étourdi, assommé…C’est ce qu’on pourrait penser,mais en réalitéune rage impuissanteproduisait enmoi commedes trépignements,desgigotements…cettefureuraveugle,absurdequeprovoqueunobjetcontrelequelonestvenusecognerdurement,onaenviedelecogneràsontour,j’avaisenviedetaperdessus,deluidonnerdescoups.Maisrendrecouppour coup à « Parce que ça ne se fait pas », en lui assenant : « Etpourquoi?Pourquoiçanesefaitpas?»Non,jenelepouvaispas,jen’enavaispaslecourage…

—Etpourtantlerisque,vudel’extérieur,n’étaitpasgrand…

—Mais par contre, à l’intérieur deVéra, ce que cesmots pourraientprovoquer…cettedéflagrationsilencieuse,cebouillonnementfurieux,cesâcres ; fumées, ces coulées incandescentes… jamais je n’ai : osévolontairement déclencher cela, jamais je n’ai permis que parviennejusqu’àsonoreille,mêmeproférédoucement,mêmechuchotéparmoi:«Etpourquoiest-cequeçanesefaitpas?»

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Quandviennentdesamis,monpèresetransforme.Iln’aplussonairfermé,ilsedétend,ils’anime,ilparlebeaucoup,ildiscute,ilévoquedessouvenirs, il raconte des anecdotes, il s’amuse et il aime amuser. Tousceux qui sont assis autour de lui à la grande table ovale de la salle àmangerleregardentavecsympathie,avecadmiration,ilestsispirituel,siintelligent…mêmemamanm’aditunefois,c’estunedesraresremarquesque je lui aie jamais entendu faire sur lui… « Ton père est trèsintelligent…»

—Ellel’aditàproposderien,unjouràPétersbourg,d’untondétaché,indifférent,commesiellefaisaitlàunesimpleconstatationàlaquelleellen’attachaitpasgrandeimportance…

—Sic’estundimancheaprès-midi,Michaestlàavecmoietilyaaussises parents et Monsieur et Madame Péréverzev, Monsieur Ivanov, ungrandamidemonpère,etMonsieurBilitquiacettehabituded’arrivern’importequelsoirdelasemaineàl’improviste,ets’ilsetrouvequec’estl’heure du dîner, on met pour lui un couvert de plus et Véra que sonappétitinsatiableétonneetamuse,mêmesilerepasestassezcopieux,luifaitpréparerpour sondessertuneénormeomeletteauxconfitures, sonplatpréféré.MonsieurBilitesttrèsfortenmathématiques.Ilaperduunbras,sonbrasgauche,dansjenesaisquelcombat,quelattentat,etunemainenboisgantéedecuirmarrondépassedesamanche.Ilyalàencoredeuxsœursassezâgéesetd’autres invitésquejeconnaismoins,dont jemesouviensmoinsbien.Quandjeregardecesfemmesetceshommesrassemblésautourdela

table,desgensvieillissants,unpeumélancoliqueset fatigués, jemedisqu’onnepourrait jamaisdevineràquelpoint ilssonthorsducommun,desêtresextraordinaires,desrévolutionnaires,deshérosquiontaffrontésansflancherlesplusterriblesdangers,tenutêteàlapolicedutzar,lancé

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desbombes…ilsontmarché«parétapes»,lespiedsenchaînés,jusqu’aufonddelaSibérie,ilsontétéenfermésdansdescachots,condamnésàlapendaison, et ils ont attendu la mort avec sérénité, prêts, quand ilsseraient au pied du gibet, quand le bourreau s’approcherait d’eux pourleurenvelopperlatêtedel’atrocecagoule,pourpasserautourdeleurcoula corde glissante enduite de savon, à crier une dernière fois Vive laRévolution!Vivelaliberté!Jelesconfondstousdanslamêmeadmiration,maisceluiquej’aimele

plus,mêmedavantagequelesparentsdeMicha,etMonsieuretMadamePéréverzevque j’aimepourtantbeaucoup,chezqui jevaissouvent,c’estMonsieurIvanov.On pourrait dire de son beau visage aux traits délicats, comme

d’ailleurs de toute sa personne, qu’ils sont « pétris de bonté »… elleirradiedesplisautourdeseslèvres,desesyeuxclairsdélavés,etmêmedespetitespochesqu’ilasouslesyeux…MonsieurIvanovbégaielégèrementetcelaluidonnequelquechosede

plus doux encore, de désarmé, d’innocent… J’ai entendu raconter quec’est depuis qu’on est venu le réveiller dans sa cellule de condamné àmort et qu’on lui a annoncé que sa condamnation à la pendaison étaitcommuée en détention à perpétuité qu’a commencé chez lui cebégaiement. Bien sûr, il n’avait pas signé de recours en grâce. Jamais,malgré les supplications de ses parents et même les objurgations desjuges, iln’aconsentiàcommettreune telleaction.Commed’ailleursnel’aurait jamaiscommiseaucundeceuxquisontàcette table.Quandondit tout bas de quelqu’un qu’il a demandé au tzar de le gracier, c’estcommesionrévélaitqu’ilportesecrètementunemarqueinfamante.MonsieurIvanovestrestédepuis l’âgedevingtans jusqu’àquarante-

cinqansenfermédanslaforteressedeSchlüsselbourg,longtempsdansleplus complet isolement, avec pour seule lecture la Bible… J’entendssouventcesnoms:forteressede«Schlüsselbourg»,de«PierreetPaul»,« Okhrana », « Cent Noirs »… et il est aussi beaucoup question depersonnagessuspectsquicirculentdans«laColonie»,ilssefontpasserpourdesrévolutionnaires,maisilssontpeut-êtredesagentssecretsdelapolice,desespions…MichaenvoitpartoutetmonpèreditenriantqueMonsieur et Madame Agafonoff lui ont communiqué leur maladie,«l’espionnite»…

—Quand quelques années plus tard a éclaté la révolution et se sontouverts les dossiers de l’Okhrana, on a pu constater que parfois ces

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soupçonsétaientfondés.

—Monpèrequisemoquedecettemaladie,nepeuts’empêcher,quandquelqu’un luidéplaît,des’emparerde luietd’en faireunpersonnagesiinquiétant, si compliqué et si comique que tous l’écoutent commefascinés,enchantésdesonhumour,desestrouvailles,desessaillies…sesyeux sombres pétillent, ses dents blanches luisent, sa verve, son espritsontunelameétincelantequitranche…parfoisdanslevif…parfoisilmesemble que c’est en moi aussi qu’elle atteint… c’est pourtant dansquelqu’un d’autre, que je connais à peine ou pas du tout qu’elles’enfonce…maisjesensenmoisonglissementfroid…j’aiunpeumal,unpeupeur…lesautressentent-ilscelacommemoi?EtMonsieurIvanov?luidontmonpèreditqu’ilaunjugementsidroit,silucide?Trouve-t-ilquemonpèrevatroploin?…Jusqu’iciilsouriaitdesonsourirepaisibleet doux…mais là tout à coup on dirait que son sourire se fige un peu,dans ses yeux passe comme unmouvement, ilme semble que quelquechose en lui se contracte, se rétracte…mais à peine…Quelqu’un arrêtemonpèregentiment…

«Là,jecrois,cherIlyaEvseitch,quevousexagérezunpeu…iln’estpastrès sympathique, mais je le connais bien, ce n’est pas un si mauvaisbougre…»MonsieurIvanov,lui,hochejustelatêted’unairindulgent,ildoitconsidérercesélans irrépressiblesdemonpèrecommeunegrandepersonneregardelesébatsd’unenfantparfoisunpeutropturbulentquis’amuse,quis’échauffe…maisilsaitbienqu’ilaunbonfond,qu’iln’estpasméchant…ilsaitquemêmesiceluidontmonpèrevientdefaireunsiimpitoyableportraitvenaitluidemanderdel’aide,iloublieraitd’uncoupcommentillevoyait,ilneverraitdevantluiqu’unpauvrehommedanslebesoin,ilneluirefuseraitpas,ilnepeutpasrefuser…

—Véraessayaitparfoisdel’arrêter…«Tudonnesàn’importequi,ilsenprofitent…Jet’assurequecelui-làaplusderessourcesquetoi…»etilluirépondait,enhaussantlégèrementuneépaule…

«Ehbienalors,tantmieuxpourlui.»

—Véraestassiseenfacedemonpèredel’autre:côtédelatable,àlaplacequedoitoccuperlamaîtressedemaison,derrièrelegrandsamovar

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decuivre.Elleverselethédanslestasseset lesverres, lesdistribue, lesreprend quand ils sont vides, rince leur fond au-dessus d’un petit bolplacésouslerobinet,lesremplitdenouveau,lestend,surveillesanscesselesassiettesdechacun,ilfautsurtoutquepersonnenemanquederien…jamais elle ne parle, à peine quelques mots, plutôt quelquesmonosyllabes, quelques rires brefs, par politesse…Est-ce qu’elle écouteseulement ce qui se dit ? Ses yeux fixes transparents qui font penserparfois aux yeux des chats, parfois aux yeux des fauves, s’arrêtent parmoments sur tel ou tel visage… et après le départ des invités, elle dit,surtoutdequelqu’unquin’estpasunhabitué,d’unnouveauvenu,desontonbrusque,sansréplique:«Untel(ouUnetelle)atrèsbonneopiniondesoi.»Onsentquec’estlàuneconstatationdéfinitive,unecondamnationsansappel…etcelaprovoquechezmoitoujourslemêmeétonnement,lesmêmes questions : À quoi a-t-elle bien pu reconnaître ça ? Pourquoi,parmi tant d’autres jugements qu’on peut porter sur les gens, cejugement-làest-illeseulqu’elleporte?Etpourquoiyattache-t-elletantd’importance?Ilmesemblequetoustantqu’ilssont,elle lessépareendeuxcatégories:ceuxquiontbonneopiniondesoi,etlesautres.

—Pendant longtemps tun’aspascherchéàdécouvrircequepouvaitcontenircejugement…

— Ilme surprenait… Ilme faisait éprouver de la sympathie, un peud’envieàl’égarddeceux«quiavaientbonneopiniondesoi»…

— N’étaient-ce pas ceux qui avaient été les plus animés, les plusintéressants?

— C’est probable… Ce bref « Il (ou elle) a bonne opinion de soi »,accompagné de ce petit bruit sec, km, km, que Véra émettait après ledépart des invités donnait l’impression qu’elle soufflait sur la flammed’unebougie,d’unelampe…

Toutes les chaises sont vides, les lumières sont éteintes, on peut seretirer,sereposerenfin…

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C’estlapremièrefoisquej’ypense,jamaisdanscetemps-làcelanemevenaitàl’esprit,tantcelameparaissaitnaturel,allantdesoi,maiscequime frappemaintenant, c’est qu’aussi bien au point de vuemoral qu’aupoint de vue intellectuel, personne ne faisait entre les hommes et lesfemmeslamoindredifférence.J’avaislesentiment…

—Pasmêmelesentiment,tun’enétaismêmepasconsciente…

—C’estvrai,c’étaitplutôt l’absencede toutsentimentd’une inégalitéquelconque.

— Pour ce qui est notamment de la dureté envers soi-même, de labravoure,Véra,quin’avaitprispartàaucuneactionrévolutionnaire,enavaitmontrébeaucoupquandelleétait infirmièrevolontairependant laguerreentrelaRussieetleJapon.

Lorsquemonpèreyfaisaitallusion,ellel’arrêtait,agacée…«Ohjet’enprie,qu’est-cequetudis?Jen’airienfaitd’autrequecequ’ilfallait.»

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EnpassantdanslecouloirdevantlaportedelachambreàcoucheroùVéraestalléesemettreaulitdebonneheure,commeelleaimelefaire,pour « lire tranquillement unbon roman», tandis quemonpère resteencorequelquetempsdanssoncabinetdetravail,àcompulserdesrevuesde chimie, à prendre des notes, je perçois un bruit étrange… ça neressembleàriendecequej’aijamaisentendu…c’estcommedesplaintes,commedesgeignements…oupeut-êtredessanglotsretenus…maisilyalàquelquechosedesidémuni,d’innocent…c’estcommeunedétresse,undésespoir d’enfant qui s’échappe de lui, il ne peut pas le retenir, ças’arrachedufonddesonâme…l’entendreseulementfaitmal…J’ouvrelaporte,lalumièreestallumée,Véraestcouchéedanssonlit,tournéeverslemur, enfoncée jusqu’aux oreilles dans ses draps, onne voit dépasserquesescheveuxchâtainsaplatispourlanuitetréunisdanssanuqueenunenattequiluidonnel’aird’unepetitefille…

Je m’approche, je me penche par-dessus le lit, je lui dis toutdoucement:«Qu’est-cequetuas?Tunetesenspasbien?jevoissonvisage violacé,détrempé, gonflé,unvisagedegrosbébé…Est-ceque jepeuxt’aider?Veux-tuquejet’apporteàboire?»Ellefaitnondelatête,ellearriveàarticuler:«Cen’estrien,çavapasser»…Jesoulèveuncoindu drap, j’essuie son visage, je caresse sa tête soyeuse et douce, toutetiède…etpeu àpeu elle s’apaise…Toujours sans se retourner, elle sortune main, elle la pose sur la mienne, elle serre mes doigts… je luidemandesielleveutquej’éteignelalumière…«Non,non,cen’estpaslapeine,net’inquiètepas,cen’étaitrien,jevaisbien,jevaisencorelireunpeu…»Etjeparsenrefermantdoucementlaporte…

—Jamaisunmotn’aplusétéprononcéentrevousquipuisserappelercela.

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—Etjamaisjen’enaiditmotàpersonne.Après, jen’aipaspudormir, j’essayaisdecomprendre…monpèreet

Véran’avaientpasparuêtreenfroid,commecelaarrivaitparfois,quandilsavaientdesvisages figés, separlaientàpeineà table…Ce soir-là, ilsavaient eu l’air de bien s’entendre… alors pourquoi ? d’où cela était-ilvenu?Etpourlapremièrefois,j’aivuquelqu’und’aussifamilier,bienvisible,

connuquel’étaitpourmoiVéra,devenirsousmesyeuxquelqu’undetoutautre… des images, des bribes de récits qui étaient passés comme àdistance d’elle, très loin, comme quelque part au large, revenaient, seplaquaientsurelle,larecouvraient…Elleesttrèsgaie,affectueuse,mêmetendre… sa famille, ses amis l’aiment comme ellemérite d’être aimée…elle est toujours la première à vouloir s’amuser, à proposer d’aller enbandedanslaforêtcueillirdesfraisesdesbois,deschampignons,ellesaitbien les trouver, les reconnaître… elle adore danser, personne ne valsemieux, ne dansemieux làmazurka qu’elle… parfois on l’applaudit, ellereçoitunprix…sescarnetsdebal,j’enaivudanssestiroirs,attachésparunefaveurbleueourose,sonttoujoursremplis,touteslesdansesontétéretenues d’avance… elle s’évente en renversant en arrière son visageencore tout échauffé, tout rose, comme autrefois lorsqu’elle m’a faittournerrueBoissonade,ellehochelatêteensouriant…Non,ellenepeutpas, elle doit refuser la prochaine valse à un de ces superbes officiersrevêtusdel’uniformeblancquej’aiadmirésenfeuilletantsonalbumdefamille…ilyavaitaussi laphotographiedesamèrequiaunvisagetrèsbon, Véra l’aime tant qu’elle laisse rarement passer un jour sans luiécrire,etcelledesonfrère,desabelle-sœurquis’appelleVaria…Véran’apasdemeilleureamiequ’elle…Etelleaquittétoutcela,elleestàl’autreboutdumonde…Maispourtant jamais jene l’ai entendue regretter, seplaindre,mêmeàsonretour,quandelleétaitalléepasserquelquesjoursàMoscou,prèsdessiens…C’estqu’elleestsi résolue, sidurepourelle-même…cettegrandecicatricequ’elleasursonavant-brasàl’endroitouàquatorzeanselleaétépiquéeparunevipèreetoùelleaaussitôtenfoncésesdents, s’arrachantàelle-mêmeunmorceaudechairpourempêcherqueleveninnesepropage…Ilafalluquecesoirellesoitamollieunpeu,affaiblie,etc’estvenul’envahir,cequ’ellealaissélà-bas,çal’aemplie,ças’estdéverséd’elleengeignements,enlarmes…Etmonpère luiaussise transforme, je levoisplusâgé,plussombre,

plus austère… elle ne l’appelle jamais par son prénom… est-ce parcequ’elle le respecte trop ? ou le redoute un peu ? j’ai parfois cette

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impression…maispourquoi,jemeledemande…ettouscesgensquisontici,desgenscommeellen’ena jamaisvu,sidifférentsdeceuxqu’elleaconnus…C’est eux qui la rendent toute raide etmuette, quand elle estassisederrièrelesamovar,leurversantlethé,surveillantleursassiettes…Ce qu’ils disent ? Elle ne l’écoute pas, ce n’est pas à elle qu’ilss’adressent… d’elle ils doivent penser… Bien sûr, c’est ça… elle doits’imaginer… tandis qu’ils continuent à parler entre eux, lui sourient,tendent leurs verres et leurs tasses vers elle, inclinent la tête en lesrecevant,laremercienttrèspoliment,ellepensequ’ilslatrouvent…

—Maislà,jecroisquetutetrompais,ellenesongeaitpasàelle-même,àl’impressionqu’elleleurfaisait…C’étaiteuxseulsqu’elledevaitvoir,siaudacieux, n’hésitant jamais à donner leur avis, à discuter, sûrs d’êtrebieninstruitsetcompétents,si lucides,si intelligents,si justes,toujoursduboncôté…

—Oui,maintenant je l’aperçois, c’était ce qui devait surgir dans sonesprit,quandaprès leurdépartelledisait,commesielleconstataitchezeux une particularité, un trait qui les rendait risibles… « Ils ont bonneopiniondesoi.»

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« Vous raconterez votre premier chagrin. « Mon premier chagrin »seraletitredevotreprochaindevoirdefrançais.»

—N’est-cepasplutôtrédactionqu’ondisaitàl’écolecommunale?

—Peut-être… en tout cas, cette rédaction-là ou ce devoir de françaisressortparmilesautres.Dèsquelamaîtressenousaditd’inscriresurnoscarnets «Mon premier chagrin », il n’est pas possible que je n’aie paspressenti…jemetrompaisrarement…quec’étaitun«sujetenor»…j’aidûvoirétincelerdansunebrumelointainedespépites…lespromessesdetrésors…J’imaginequ’aussitôtquejel’aipu,jemesuismiseàleurrecherche.Je

n’avais pas besoin de me presser, j’avais du temps devant moi, maisj’avais hâte de trouver… c’est de cela que tout allait dépendre… Quelchagrin?…

—Tun’aspascommencéparessayer,enscrutantparmiteschagrins…

—Deretrouverundemeschagrins?Maisnon,voyons,àquoipenses-tu ?Un vrai chagrin àmoi ? vécu parmoi pour de bon… et d’ailleurs,qu’est-cequejepouvaisappelerdecenom?Etquelavaitétélepremier?Jen’avaisaucuneenviedemeledemander…cequ’ilmefallait,c’étaitunchagrinqui seraithorsdemapropre vie, que jepourrais considérerenm’entenantàbonnedistance…celamedonneraitunesensationquejenepouvais pas nommer, mais je la ressens maintenant telle que jel’éprouvais…unsentiment…

— De dignité, peut-être… c’est ainsi qu’aujourd’hui on pourraitl’appeler…etaussidedomination,depuissance…

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—Etdeliberté…Jemetiensdansl’ombre,horsd’atteinte,jenelivreriendecequin’estqu’àmoi…mais jepréparepour lesautresceque jeconsidèrecommeétantbonpoureux,jechoisiscequ’ilsaiment,cequ’ilspeuventattendre,undeceschagrinsquileurconviennent…

—Et c’est alors que tu as eu cette chance d’apercevoir…d’où t’est-ilvenu?

— Je n’en sais rien, mais il m’a apporté dès son apparition unecertitude,unesatisfaction…jenepouvaispasespérertrouverunchagrinplusjolietmieuxfait…plusprésentable,plusséduisant…unmodèledevraipremierchagrindevraienfant…lamortdemonpetitchien…quoideplusimbibédepuretéenfantine,d’innocence.

Aussiinvraisemblablequecelaparaisse,toutcelajelesentais…

— Mais est-ce invraisemblable chez un enfant de onze, presque dedouzeans…tuétaisdanslaclasseducertificatd’études.

—Cesujetafaitvenir,commejem’yattendais,pleind’images,encoresuccinctes et floues, de brèves esquisses…mais qui promettaient en sedéveloppantdedevenirdevraiesbeautés…Lejourdemonanniversaire,ohquellesurprise,jesauteetbatsdesmains,jemejetteaucoudepapa,demaman,dans lepanierunebouleblanche, je laserresurmoncœur,puis nos jeux, où donc ? mais dans un beau grand jardin, prairies enfleur,pelouses,c’estceluidemesgrands-parentsoùmesparentsetmesfrèresetsœurspassentlesvacances…etpuisviendral’horreur…labouleblanchesedirigeversl’étang…

—Cetétangquetuavaisvusuruntableau,bordédejoncs,couvertdenénuphars…

— Il faut reconnaître qu’il est tentant, mais voici quelque chosed’encore plus prometteur… la voie ferrée… nous sommes allés nouspromenerdececôté,lepetitchienmontesurleremblai,jecoursderrièrelui, je l’appelle, et voici qu’à toute vitesse le train arrive, l’énorme,effrayantelocomotive…icipourrontsedéployerdessplendeurs…

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Maintenant c’est lemoment… je le retarde toujours… j’ai peur denepaspartirdubonpied,denepasbienprendremonélan…jecommencepar écrire le titre… « Mon premier chagrin »… il pourra me donnerl’impulsion…Lesmotsparmilesquelsjemesuisposéenesontpasmesmotsdetous

lesjours,desmotsgrisâtres,àpeinevisibles,assezdébraillés…cesmots-cisontcommerevêtusdebeauxvêtements,d’habitsde fête…laplupartsont venus de lieux bien fréquentés, où il faut avoir de la tenue, del’éclat…ilssontsortisdemesrecueilsdemorceauxchoisis,desdictées,etaussi…

—Était-ce des livres deRené Boylesve, d’André Theuriet ou déjà dePierreLoti?

—En tout cas ce sont desmots dont l’origine garantit l’élégance, lagrâce, la beauté… jeme plais en leur compagnie, j’ai pour eux tous leségards qu’ils méritent, je veille à ce que rien ne les dépare… S’il mesemble que quelque chose abîme leur aspect, je consulte aussitôt monLarousse, il ne faut pas qu’une vilaine faute d’orthographe, un hideuxbouton les enlaidisse. Et pour les relier entre eux il existe des règlesstrictes auxquelles on doit se conformer…, si je n’arrive pas à lesretrouverdansmagrammaire,silemoindredoutesubsiste,ilvautmieuxnepasy toucher,àcesmots,enchercherd’autresque jepourraiplacerdansuneautrephraseoùilsserontàuneplaceappropriée,danslerôlequileurconvient.Mêmemesmotsàmoi,ceuxdontjemesersd’ordinairesans bien les voir, lorsqu’ils doivent venir ici acquièrent au contact desautresunair respectable,debonnesmanières.Parfois jeglisse iciou làunmotrare,unornementquirehausseral’éclatdel’ensemble.Souvent lesmotsmeguidentdansmeschoix…ainsidanscepremier

chagrin,le«bruissementsec»desfeuillesd’automnequenousfroissionsen courant, ennous roulantdessus,monpetit chien etmoi,m’ont fait,aprèsavoirhésité,préférerpournos jeuxdans le jardindemesgrands-parentsl’automneauprintemps…

—Pourtant«lespoussestendreset lesbourgeonsduveteux»étaientbienséduisants…

—L’automnel’aemportéetjenel’aipasregretté…n’yai-jepastrouvé

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«ladouceurdesrayonsd’unsoleilpâle,lesfeuillesd’oretdepourpredesarbres…».

Derrièrelaporteferméedemachambre,jesuisoccupéeàcequ’ilpeutyavoiraumondedeplusnormal,depluslégitime,depluslouable,jefaismesdevoirs,encemomentilsetrouvequec’estundevoirdefrançais.Jen’enaipaschoisilesujet,ilm’aétédonné,mêmeimposé,c’estunsujetfaitpourmoi, à lamesured’unenfantdemonâge… ilm’estpermisdem’ébattre à l’intérieur de ses limites, sur un terrain bien préparé etaménagé, commedans la cour de récréation oubien aussi, puisque cesébats s’accompagnent de grands efforts, comme dans la salle degymnastique.

Maintenantarrivelemomentdeconcentrertoutesmesforcespourlegrand bond… l’arrivée du train, son vacarme, sa vapeur brûlante, sesénormesyeuxquibrillent.Etpuis,quandletrainestpassé,entrelesrailslatouffedepoilsblancs,laflaquedesang…Mais cela, jeme retiensd’y toucher, je veux laisser lesmotsprendre

tout leur temps, choisir leur moment, je sais que je peux compter sureux…lesderniersmotsviennenttoujourscommepousséspartousceuxquilesprécèdent…Dansl’obscuritédelasalleducinémadelarued’Alésia,tandisqueje

regardepasserjenesaisplusquelfilmmuet,accompagnéd’uneagréable,excitantemusique,jelesappelle,jelesrappelleplutôt,ilssontdéjàvenusavant,maisjeveuxlesrevoirencore…lemomentestpropice…jelesfaisrésonner… faut-il changer celui-ci de place ?… j’écoute de nouveau…vraiment la phrase qu’ils forment se déroule et retombe très joliment…encore peut-être un léger arrangement… et puis ne plus l’examiner, jerisqueraisde l’abîmer… il faut seulement s’efforcerde la conserver tellequ’elleest,nepasenperdreunmot jusqu’aumomentoùje l’écriraisurmacopiedéjàmiseaunet,enallantàlalignepourbienlafaireressortirdanstoutesabeauté,enlafaisantsuivredupointfinal.Ilnemeresteraplusqu’àtraceràbonnedistancedeladernièreligne

untraitbiendroitetnetavecmaplumetrèspropreetmarègle.—Jamaisaucoursdetoutetavieaucundestextesquetuasécritsne

t’adonnéunpareilsentimentdesatisfaction,debien-être…Peut-être,plustard,encoreunautredevoir,celuisurlesjouets…

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— Un sujet de devoir de français en troisième au lycée. Cetteimpression d’accomplissement, là aussi, quand me venaient des motsdélicieux,porteurs«d’effluvesdupassé,d’uneodeurdemoisissurequim’étaitmontéeauvisagelorsqueseuledanslegrenierdelavieillemaisonj’avais soulevé le lourd couvercle du coffre où gisaient pêle-mêle desjouets abandonnés, délabrés… un flot de souvenirs charmants… »j’écoutais enchantée chantonner sourdement dans mes phrases « unemélancolieretenue,uneémouvantenostalgie…».

— Maintenant c’était de Balzac surtout que les mots te venaient…Reconnais qu’entre la qualité de ses textes, de ceux de Boylesve ou deTheurietetlestienstunevoyaisguèrededifférence…

—Etcetteressemblancem’apportaitunecertitude,unesécurité…Maisjedoisavouerquemestextesétaientpourmoiplusdélectables.En relisant une dernière fois « Mon premier chagrin »… j’en

connaissaisparcœurdespassages…jel’aitrouvéparfait,toutlisseetnetetrond…

—Tuavaisbesoinde cettenetteté,de cette rondeur lisse, il te fallaitqueriennedépasse…

— J’aimais ce qui était fixe, cernable, immuable…C’est cela quim’aplustardcharméedans lagéométrieplane,dans lachimie inorganique,dans les premiers éléments de physique… le théorème d’Archimède, lamachine d’Atwood… aucun risque de voir quoi que ce soit semettre àfluctuer, devenir instable, incertain… j’ai perdu pied dès que j’ai dûquittercesrégionsoùjemesentaisenparfaitesécuritéetabordercellesmouvantes, inquiétantes de la géométrie dans l’espace, de la chimieorganique…«Monpremierchagrin»estarrondietfixeàsouhait,paslamoindre aspérité, aucun mouvement brusque, déroutant… rien qu’unbalancementlégeretrégulier,undouxchantonnement…Vraiment ce devoir mérite que je le montre à mon père. Il aime

regardermesdevoirs.Surtoutmesdevoirsdefrançais.Il faut que nous soyons seuls, il est tacitement entendu queVéra ne

doitpasêtreprésente.Commeilestconvenuentrenous,sansqu’unmotaitétédit,qu’ellenedoit jamaisêtre làquandje faissigneràmonpèremoncarnetdenotes.

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Bien sûr, la croix que lamaîtresse épingle surmon tablier et que jeportetoutelasemaine,ilestimpossibled’éviterqu’ellelavoieetquenese soulèvent en elle comme des vaguelettes de mécontentement,d’hostilité.Quandj’entredanslecabinetdetravaildemonpèreavecmacopieàla

main, il abandonne aussitôt ce qu’il est en train de faire et se met àm’écouter… et moi, en lui lisant, je retrouve les joies de la récitation,encore accrues… y a-t-il un texte dont mes intonations fassent mieuxjouertouteslesnuances?Mon père est toujours réservé, il ne se répand pas en compliments,

mais jen’enaipasbesoin, je sais à sonair, à la façondont ilm’écoutequ’ilmediraquec’est trèsbien.Sansplus.Maiscelamesuffit.Pasuneseconde entrenous il ne s’agit d’une appréciationd’un autre ordre quecellequ’ilferaitsurn’importelequeldemesdevoirs.Jamaisn’estmêmede loin suggérée, jamais ne vient nous frôler l’idée de « donsd’écrivain»…rienn’estaussiéloigné…

—Enes-tusûre?

—Absolument. Jen’ai fait qu’un très bondevoir. Jeneme suis rienpermis,jen’enaid’ailleursaucuneenvie,jenecherchejamaisàdépasserles limitesquimesontassignées,pourallervagabonderDieusaitoù, làoùjen’airienàfaire,chercherjenesaisquoi…ouplutôtcequemonpèredéteste par-dessus tout, ce qu’il n’évoque qu’en plissant d’un airméprisantseslèvres,sespaupières,etqu’ilappelle«lagloriole»…certesnon, je ne la cherche pas. L’idée ne me vient jamais de devenir unécrivain.Parfoisilm’arrivedemedemandersijenepourraispasêtreuneactrice…mais pour ça il faut être belle comme Véra Koren ou commeRobine.Non,cequej’aimerais,c’estd’êtreinstitutrice.

Le jour où la maîtresse nous rend nos devoirs, j’attends avec lepressentiment,mais c’est plutôtune certitude, que la liste commenceraparmonnom.Lanote inscrite sur la copieamoinsd’importance…elleseraprobablementun8ouun9…Maisilfautabsolumentpourquesoitconfirméemaréussitequeledevoirsoitentêtedelaliste!…

— Il ne t’est jamais venu à l’esprit qu’il serait le premier de trentedevoirsassezmédiocresetqueparconséquentcettesélection…

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—Non, jamais. Lenumérounmarquepourmoiun absolu.Quelquechoseàquoirienn’estsupérieur.Peuimporteoù.J’ail’illusionquec’esthorscomparaison.Iln’estpaspossiblequecequej’aifaitvienneaprèscequ’afaitquelqu’und’autre.

—Taragecontretoi-même…c’étaitaulycéeFénelon…quandpourlapremièrefoisMonsieurGeorgin,enrendantlesversionslatines,t’adit:«Maisques’est-ilpassé?Vousêtes…»était-cetroisièmeouseconde?…

—Sur le chemin du retour, j’ai sorti demon cartable l’ignominieusecopie, je l’ai piétinée, je l’ai déchirée, et j’ai jeté ses morceaux dans lebassindelaplaceMédicis.

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Touslesenfantsautourdemoidisent«maman»,Lilisaitledireaussimaintenant, Véra en parlant de moi dit toujours ma fille… et les genss’étonnent parfois… Vous avez déjà une fille de cet âge ? et il est vraiqu’elle n’a que quinze ans de plus quemoi…Et puis,malgré son air sijeune, celame gênede l’appelerVéra, comme faitmonpère, comme sij’étais une grande personne, je lui propose donc un jour… je ne mesouviens pas du tout comment… de lui dire maman. Elle me répond«Trèsbien,maisilfautquetuendemandeslapermissionàtamère»…

Jeme souviens par contre très bien de ce repas, entremon père etVéra,demeslarmesquitombentdansmonpotageetdecesilenceautourdemoi…,monpèreneposepasunequestion,ildoitsavoir…dèsqu’ilestrentré,Véraadûlemettreaucourant,elleadûluidire:«Boretzkaia…jesaisquec’estainsi,dunomdefamilledeKolia,qu’ilsappellententreeuxmamère…Boretzkaiaarépondu…elleneveutpas…»J’essaiederetenirmeslarmes,ellescoulentdeplusenplusfort,jeles

essuie avecmonmouchoir, jememouche…mon père a son air agacé,fâché, ses paupières plissées… il me tapote brièvement l’épaule… « Net’en fais pas… cemot qu’il employait toujours quand ilme voyait danstousmesétats…Net’enfaispas,çan’envautpaslapeine,jet’assure.»Mais il ne sait pas ce qu’il y avait dans cette lettre… le chagrin,l’indignation de maman… Il faut manquer de cœur, être insensible,ingrat,oublierleslienslesplussacrés,cequ’ondoitavoirdepluscheraumonde, sa mère, un nom qu’aucune autre femme ne peut porter, pasquestionne diremême… c’était l’alternative que je lui avais proposée…«maman-Véra».Cenom,maman, ne peut s’accoler à aucun autre. Jen’avaissurterrequ’uneseulemère…etellen’étaitpasencoremorte…Mes larmes, celles d’autrefois, taries depuis près de deux ans…mais

comme à cet âge-là les années étaient longues… ces larmes reviennentplusâcresencore,plusrongeantes.

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Dans les grandes feuilles de papier bleu qui servent à recouvrirmescahiers et mes livres, je découpe des petits carrés que je plie et repliecommeonmel’aapprispourenfairedescocottesenpapier.Surlatêtedechacunej’inscrisd’uncôtélenometdel’autreleprénomd’uneélèvedemaclasse : trenteentoutet jesuis l’uned’entreelles.Je lesdisposesurmatable,côteàcôte,enplusieursrangsetmoi,leurmaîtresse…paslavraiequinousenseignecetteannée…unemaîtressequej’invente…jem’installesurmachaiseenfaced’elles.Ainsi je peux apprendre sans souffrance, etmême enm’amusant les

leçons lesplusassommantes.J’aidevantmoimonlivred’histoireoudegéographie et je pose àmes élèves et àmoi-même des questions… auxcancres, quand je ne connais pas encore bien la leçon… ils bafouillent,disent toutes sortes de choses stupides et drôles que j’invente en lesimitant…j’aimebeaucoupimiterlesgensetsouventmesimitationsfontrire…Enrobédecette façon,de facéties,depitreries,de tordantes inepties,

parvient à s’introduire enmoi et à y demeurer ce qui à l’état nu seraitrepoussé… traités de paix, noms des batailles, des villes, desdépartements, des pays, leur superficie, le nombre de leurs habitants,leursproduits… je saupoudre tout cela avec cequi est àmongoût…dugenre…«Dis-moi,oui,toi,MadeleineTamboitte…maisneprendspas,jet’enprie,cetairahuri…QuiagagnélabatailledePoitiers?Qui?Neluisoufflezpas…je tapote impatiemmentmatableavecmoncrayon…Qui,as-tu dit ? Charles etMarcel… Bravo ! Non, ne riez pas. C’est CharlesMartel,ignorante…CharlesMartel.Ettoi,SuzanneMorin,dis-moi,quia-t-ilrepoussé?Quoi!lesAllemands!Maisqu’est-cequeturacontes,maistuasde labouilliedans la tête… lesAllemands,c’estceuxquinousontpris…dis-le,GermainePelletier…etelleréponddesavoixdecrécelle…l’Alsace-Lorraine, en 1870… Trrès bien… Et un jour nous allons lareprendre.MaisàPoitiers…–Madame!…–Bon,àtoi…Oui,c’estça,à

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PoitiersnousavonsrepoussélesArabes…en732.Rappelez-vousbiença:732…»Certains jours arrivent des inspecteurs… des inspecteurs de toutes

sortes… des gros poussifs qui ne prononcent que quelques mots ensoufflant… des méchants livides et maigres qui sifflent des remarquesaigres-douces ou acerbes… et moi aussi je me transforme, je changecommejeveuxmonaspect,monâge,mavoix,mesfaçons…Cet inspecteur est un peu dur d’oreille… « Qu’a donc répondu cette

élève?…Jetransformeaussitôtlamauvaiseréponse…Elleaditcela?Ilm’a semblé pourtant… – NonMonsieur l’inspecteur, toute la classe l’aentendue…N’est-cepas?(d’unairdoucereux)mesenfants?…ettoutelaclasse en chœur, comme un bêlement… Oooui Maadaame… » Queldommage de dire à mes élèves que pour aujourd’hui la classe estterminée, de ramasser toutes les cocottes enpapier, de les ranger l’unecontrel’autredansleurboîte.

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JesuiscouchéedansmachambredansunevilladeMeudonoùnouspassonsl’été…Toutmonbrasdroitdel’épauleaupoignetestenflé,dur,brûlant, couvert de pustules, j’ai une grosse fièvre… cela provient de lapiqûre qu’a faite à Lili et à moi le médecin d’ici, pour nous empêcherd’attraper ladiphtérie.Lilin’arien,maismoi…j’entendsdirequ’iladûmepiqueravecuneaiguillepasassezpropre…jevaisdeplusenplusmal,desgrosperce-oreilles,desbêtesdontj’aitrèspeurcourentsurmoi,vontentrerdansmesoreilles,jecrie…papameparledoucement,samainestposéesurmonfront…chaquefoisquejereviensàmoi,j’étendslebrasetjelesenslà,toutprès…Personned’autrequelui…JamaisVéra…

—Celaparaîtàpeinepossible…Jamaisvraiment?

—Non,jamais,entoutcasaucoursdecettemaladie.

—Elledevaitêtrefâchéeavectonpère…

— Probablement. Elle se vengeait souvent ainsi en cessantcomplètement de s’occuper de moi. Et quand Véra avait pris unedécision…onauraitpumourir…

—C’estbienlecasdeledire…

—Ilfaitpresquenuit…Monpèretoutàcoupmesoulève,m’enveloppedans une couverture et me porte, aidé par un homme… c’était lechauffeurd’untaxiqu’ilavaitfaitvenirdeParis…Toutlelongduchemin,de sa voix d’autrefois ilme rassure ilme caresse la tête…«Cene serarien, tuverras…nousallonschezungranddocteurpour lesenfants,unprofesseur, il saura te guérir… » Le taxi s’arrête dans une large rue deParis,onmemonte,onmeporteàtraversdesgrandssalonsjusqu’àune

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piècetouteblanche…undocteurm’examine…ilprendunepinceetcoupeunàunlesboutonssurmonbras.

—Onenvoitencoreaujourd’huilescicatrices.

—Ilmemetdespansements,ilmefaitunepiqûre,ilesttrèscalmeetdoux.Monpèreet le chauffeurme font redescendre.Dans le taxi,monpèreal’airheureux,ilmeserrecontrelui,…Tuvasguérir,leprofesseurLesage…

— Un nom qu’il a répété souvent… « Le professeur Lesage… quelmédecin…jenel’oublieraijamais…Sanslui…»

— « Le professeur Lesage l’a promis… Comme on a bien fait d’allerchezlui…tuvasdormirmaintenant,bientôttuserasdanstonlit,ettoutpassera,tuserasbientôtguérie,Tachotchek,mapetitefille,machérie.»

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Depuisquelquetempsensortantdeclasse,àquatreheures,jerenonceà lambiner dans la rue, à bavarder, à jouer à la marelle, j’ai envie derentrertoutdesuite,jesaisqu’elleaentendusonnerlaclochedel’écoleetqu’ellem’attend…jenefileplusdroitdansmachambreenpassantparle couloir, je vais d’abord dans sa chambre à elle, qui donne sur levestibule, je cours vers elle, je l’embrasse, je la serre dansmes bras, jel’appelle « babouchka » en russe, et en français je l’appelle « grand-mère»,c’estellequil’avoulu,bienqu’ellesoitlamèredeVéra.Maisilnepeutpasexisterdevraiegrand-mèrequimeconvienne,qui

meplaisedavantage.Ellen’apourtantpasgrand-chosedanssonaspectdecequirendexquiseslesgrand-mèresdécritesdansleslivres…

—Pasgrand-chosedecommunaveccellequetuasmontréeplustarddansl’undestiens…

—Rienquelajupemoelleuse,lestaveluresquiparsèmentledosdesesmains et, sur son annulaire, au niveau de l’articulation ce petit creux…Maissescheveuxsontd’unjauneterne,sesyeuxnesontpaspareilsàdel’émail bleu, ils sont d’un vert jaunâtre un peu déteint, elle a un grandvisageblafard,d’assezgrostraits…ilestimpossibledelamodelerenunemignonne statuette bleue et rose de grand-mère de conte de fées…impossibledelafiger…ilyaquelquechoseenelledetoujoursmouvant,de pétillant, quelque chose de vif qui se tend aussitôt vers ce qu’on luiprésente…Jeposemoncartableet jevaisme laver lesmainsdans lecabinetde

toilettequiséparenoschambresetpuisnousgoûtons,ellefaitduthésurun petit réchaud et elle sort de son armoire un pot de confiture decarottesqu’elleapréparéesuivantsarecetteetquenoussommesseules,elleetmoi,àapprécier…jeluiracontetoutcequis’estpasséàl’écoleetelle le rend intéressant, amusant, par sa façon de l’écouter…C’est avec

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ellequej’apprendslesleçonslesplusrebutantes…avecelle,mêmecellesde géographie ont du charme, je n’ai plus besoin de mes cocottes enpapier.Jenelesaimontréesqu’àelle,etunefoisjeleuraifait laclassedevantelle,jel’aifaitrire…Nous rions beaucoup toutes les deux, surtout quand elle me lit des

comédies…LeMaladeimaginaire…ouLeRevizor…ellelittrèsbien,ellerit parfois tellement qu’elle est forcée de s’arrêter, et moi je me tordslittéralement,couchéeàsespiedssurletapis.Onnepourraitpascroirequec’estlapremièrefoisdesaviequ’elleest

enFrance…Enl’écoutantparler,onseraitsûrqu’elleyatoujoursvécu,iln’y a aucune trace d’accent étranger dans sa prononciation, dans sesintonations,ellenecherchejamaissesmots…

— Elle emploie seulement… c’est rare… certains mots qui ont un airvieillot…comme«serrer»pour«ranger»…«Serreceladansletiroirdelacommode»…

—Il luiarrive,pendant lesrepas,d’oublierqu’elleestenFranceetsielleestentraindeparlerrusseetqu’elleveutdirequelquechosequelabonnequisertàtablenedoitpascomprendre,elle leditenfrançais,etc’est parfois une remarque désobligeante… alors Véra lui rappelle enrussequ’elleestenFrance, et elle rougit, sedésoleen russecette fois…MonDieu!c’estpourtantvrai,oùai-jelatête?Quellehorreur…Mon père l’appelle Alexandra Karlovna… Karl n’est pas un prénom

russe,sonpères’appelaitCharlesFeuedelaMartinière,c’étaitunofficierfrançais envoyé enmission enRussie parNapoléon (j’ai longtemps cruque c’était Napoléon Ier, et j’ai été bien déçue en apprenant que c’étaitNapoléonIII).Là-basilaépouséuneRusseetpeudetempsaprèsilssontmortstousdeuxducholéraenlaissantunefille,Alexandra…Nosrepassonttransformésparsaprésence…entremonpèreetelleje

sensdel’estime,del’affection…monpèreparlebeaucoupavecelleetelleaussiraconte,discute,ilsseposentl’unàl’autredesquestionsetilsm’enposentàmoisurmesétudes,toutàfaitinsoucieux,commeinconscientsdelaprésencedeVéra,etmoi,commesiderienn’était,jeréponds.Monpèrefaitbeaucoupd’élogesdelafaçondontdanslesécolesprimaires,àen juger par la mienne, sont traités et instruits les enfants… c’est unmodèle d’éducation, ces écoles de France… Un pays pour lequel ilvoudraitluifairepartagersapassion.Après ledîner, souvent je reviensdanssachambre,ellem’apprendà

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crocheterundecesgrands fichus rondsàgrossesmaillesqu’elle se faitpourelle-mêmeetqu’elleportetoujours,repliésendeuxsursesépaules…J’aime avec elle essayer de me rappeler l’allemand que j’ai apprisautrefoisenbavardantetellemelefaitliredansl’écrituregothique…Ellemedonnedesleçonsdepiano,cequim’amusebeaucoupmoins,maiselleserait contente si je savais jouer, alors j’accepte sans rechigner derecommencersansfin,assiseprèsd’elle,cequ’ilpeutyavoiraumondedeplusennuyeux,lesgammesetlesexercices…Unjourjeluiaidemandécommentelleaappristoutcequ’ellesaitet

ellem’a racontéqu’après lamortde sesparents, elle étaitdevenueunepupilledelatzarineetaétéélevéeàl’institutSmolny…J’avaiseuunlivreà Pétersbourg, dont l’histoire se passait à l’institut Smolny…Ma mèretrouvait ce livre insipide,demauvaisequalité…Qu’est-cequi t’attire là-dedans ?Mais ilmepassionnait…Je croismêmequ’il a inspiréundesépisodesdemonmalencontreuxromanoùjefaisaismourirauxpremierssoufflesduprintempsunjeunephtisique…Installée par terre, adossée aux genoux de grand-mère, l’écoutant

parler de son enfance, je voyais revenir les vastes places enneigées auxreflets bleutés, les façades à colonnes des palais peints de délicatescouleurs, leshautes fenêtresdoubles, lacouchedeouatesaupoudréedepaillettes d’argent entre les carreaux ornés de dessins de givre, lesstalactitesétincelantes,lestraîneaux…etdansundecespalaisleslargesetlonguesgaleriesauxparquetsbrillants,lespetiteschambresblanches…lejoliuniforme,lesrèglesstrictes…unjourdelasemainesurdeuxonneparleentresoiquelefrançais…unautrejourl’allemand…ilestinterdit,même en chuchotant à table ou dans un couloir, de prononcer un seulmotrusse.DesFrançaises,desAllemandes,desAnglaisessurveillentsanscesse,ne laissentrienpasser…Et les fêtes…lavisitede la tzarine…uneapparition toute de beauté et de bonté… les présentations, lesrévérences…lebalenrobesblanches,avecdesfleursdanslescheveux…onnepeutêtreplusloindespetitesruesd’ici,decesmaisonsauxfaçadesplatesetgrises,denostabliersnoirs,demonécole,desesclasses,desacour, de son préau de ciment avec au mur le bon vieux visage duprésidentFallières…Qu’est-cequetuveuxencorequejeteraconte?Cen’étaitpasgaitous

lesjours,ilfaisaitsouventtrèsfroid,lesrèglesétaientsévères,jen’avaispasdeparents…–Etaprès,quandtuessortie?…–Ohaprès… j’aiétémariéedebonneheure…avecunofficier…Jesavaisquesonmari,FiodorCheremetievski,s’étaitmisàboire…jenemerappelleplusqui,sûrement

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paselle,m’avaitditqu’ilétaitmortd’unemaladieeffroyablequivousfaitvoirdesbêteshorribles courirpartout… ledelirium tremens…Après samort,quandjesuisrestéeseule…ilétaittrèsdépensier,ils’étaitruiné…ila fallu que j’élève nos quatre enfants… j’ai dû enseigner, donner desleçons…–C’estpourçaquetusaissibien?…–Queveux-tu,j’étaisbienobligée… ils étaient encore petits… Maintenant Fiodor… grand-mèreparle toujours avec fierté de son fils aîné… Fiodor est professeur defaculté…Génia est très instruite… Lydia… elle n’aime pas beaucoup enparler…Véraditparfoisdecettesœur-làqu’elleestunpeufantasque…etVéraelle-même…grand-mèrel’appelle«lapetite»,c’estsadernière…onsentqu’ellel’aime…

— Il ne semble pas qu’il y ait eu entre elles durant tout ce séjour lemoindredissentiment,jamaisunmotdésagréable…Quandonypense,ilestétonnantqueVéraaitsibienpristesrapportstrèsaffectueuxavecsamère…etaussiuncertainéloignementdesamère,unedistanceplutôt,àl’égard de Lili… Mais Véra savait que les très petits enfants nel’intéressaient pas beaucoup et elle devait se rendre compte que lecaractère nerveux de Lili, ses caprices continuels et ses cris écartaientd’elle, même son père… Il ne s’en est rapproché davantage que plustard…

—OnsentaitqueVéraaimaitetrespectaitbeaucoupsamèreetquesamèreavaitdelatendressepourelle,maisqu’ellel’inquiétaitunpeu,elleavaitdûêtredifficileàélever…grand-mèrem’aditd’elleunjour…c’estpeut-êtrelaseulefoisoùellem’enaparlé…«C’estleportraitdesonpère.Aucundemesautresenfantsne lui ressembleautant…Quand ilyavaitquelque chose qu’elle voulait ou qu’elle ne voulait pas faire, il n’y avaitaucunmoyen… c’est de lui qu’elle tient ça… et aussi son goût pour ladanse, un vrai talent… et son intrépidité…Moi je suis plutôt… » Je laserredansmesbras, je l’étreins…«Oh toi, toi, toi tu es…Personnenepeutêtremieuxquetoi.»

Etpuisaussibrusquementqu’elleétaitvenue,elleestpartie.Sonfilslasuppliaitderentrer,ilavaittroisfillesdontelles’occupaitbeaucoup,elleavaitpromisderevenirauboutdequelquesmoisetvoilàbientôtunan…

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il fautqu’ellerentre…ellemel’aditàplusieursreprises,mais jenem’yarrêtaispas,c’étaitimpossible,jenevoulaispas…Quandavantdepartirellem’aserréedanssesbras,nousétionsseules,j’étaiscommeobnubilée.Ellem’aécartéed’ellepourmeregarderaufonddesyeux,ellem’acaressélajoueetellem’adit:«Continueàbientravailler,c’estl’essentiel.»Etpuiselleaajoutéquelquechosequim’aétonnée :«Veillebiensur tonpapa.»Jen’aigardéaucunsouvenirdel’étatoùm’alaisséesondépart…jene

pourraisque l’imaginer, ceserait facile.Jemesouviensparcontreavecuneparfaitenettetécommequelquetemps,assezlongtempsaprès,monpèreademandéàVérad’untonunpeuinquiet…ilsétaientdanslapièceàcôté,ilsnepensaientpasquejepouvaislesentendre…«Quesepasse-t-ilavecNatacha?etellearépondu:C’estàcausedudépartdemaman…»

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Adèle m’emmenait parfois à l’église de Montrouge où je faisais lesmêmes gestes qu’elle… des gestes qui ne me semblaient pas être biendifférents de ceux qu’exige la simple politesse… la main plongéerapidement dans le bénitier, l’automatique signe de croix, la brèveesquisse de génuflexion en passant devant l’autel… elle aurait été trèschoquéesijenel’avaispasfait,commeellel’auraitétésijen’avaispasdit«AurevoirMadame»ensortantd’uneboutique…ousijenem’étaispaseffacée dans une porte… Ilm’était impossible d’imaginer…malgré tousles actes de piété accomplis rigoureusement et très fréquemment parAdèle, elle allait souvent à l’officede sixheuresdumatin,nemanquaitjamaislamesseundimanche…jenepouvaispasluiattribuerlamoindreparcelle d’une vie spirituelle, un sentiment quelconque de l’existencepossible de quelque chosequi n’était pas sur terre, par terre, au ras deterreoùellevivait.

—Maistoi-même,quandtupriais…

—C’étaitplutôtdelasuperstition…jerécitais«NotrePèrequiêtesauxCieux»ou«SainteMarie,mèredeDieu»…commejetouchaisduboispour détourner le mauvais sort, ou avec le vague espoir qu’ainsi jerecevraiscequejedésirais…Avecgrand-mèreàl’égliserussedelarueDaru,jemeprosternaisfront

contreterreauprèsd’elle,jefaisaislesignedecroix,cettefoispascommeAdèle,degaucheàdroiteavecmamainouverte,maisdedroiteàgaucheavecmonpouceappuyécontredeuxdoigts.Jenesaissigrand-mèreétaitvraimentcroyante,jecroisqu’elleallaità

l’égliselesjoursdefêtepourprendrepartàdesritesqu’elleaimait,pourretrouversaRussie,s’yreplonger,etmoijem’yreplongeaisavecelle…jeretrouvais lachaleur, la lumièred’innombrablescierges, les icônesdansleur châsse comme une dentelle d’argent ou d’or éclairées par les

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flammes des petites veilleuses de couleur, les chants grégoriens… uneferveurrépanduesurtoutetenmoicommeuneexaltationtrèsdouceetcalmequej’avaisdéjàressentie…était-ceàPétersbourgouencoreavant,àIvanovo…

— C’est étrange qu’à cet âge-là jamais ne te venait l’idée que cesreligionsn’étaientpascellesdetesancêtres…quejamaispersonnenet’enavaitparlé…

—Mamèrenevoulaitpaslesavoir…jecroisqu’ellen’ypensaitjamais.Quantàmonpère, il considérait toutes lespratiquesreligieusescommedes survivances… des vieilles croyances dépassées… il était « librepenseur » et pour lui comme pour tous ses amis le fait même dementionnerquequelqu’unestjuifounel’estpas,ouqu’ilestslave,étaitlesignedelaplusnoireréaction,unevéritable…indécence…Jen’aijamaisentendudired’unamiquivenaitàlamaisonqu’ilétait

autrechosequerusseoubienfrançais.Etàl’écolemêmecettenotiondeRussenesemblaitpasexister, tous lesenfantsd’oùqu’ils fussentvenusétaientconsidéréscommedebonspetitsFrançais.Jenemesouvienspasqu’onm’aitposéaucunequestion,visiblementlesidéesdedifférencederaceoudereligionn’entraientdansl’espritdepersonne.Monpèremelaissaitallerdanstoutesleséglisesoùl’onm’emmenait…

peut-êtresedisait-ilquecesbellescérémoniesnepouvaientquelaisseràunenfantdebeauxsouvenirs,etilnecherchaitpasplusàmedétournerde Dieu, du Christ, des saints, de la Sainte Vierge, qu’il ne m’avaitempêchéed’adresserdesprièresauPèreNoël.Mais plus tard, chaque fois qu’était soulevée cette question, j’ai

toujoursvumonpèredéclareraussitôt,criersurlestoitsqu’ilétaitjuif.Ilpensaitquec’était vil,quec’était stupided’enêtrehonteuxet ildisait :Combien d’horreurs, d’ignominies, combien de mensonges et debassesses a-t-il fallu pour arriver à ce résultat, que des gens ont hontedevant eux-mêmes de leurs ancêtres et se sentent valorisés à leurspropres yeux, s’ils arrivent à s’en attribuer d’autres, n’importe lesquels,pourvu que ce ne soient pas ceux-là… Tu ne trouves pas, me disait-ilparfois,beaucoupplustard,quetoutdemême,quandonypense…–Oui,jeletrouvais…

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MadameBernardnem’ajamaisposédequestionsurmaviedefamille,ellemedisaitcommeauxautres«Disàtamamandepassermevoir…»peut-êtres’était-elleaperçuequec’étaittoujourspapaquivenait…entoutcas, je ne sais pourquoi ellem’ademandéun jour si j’aimerais venir lelendemaingoûterchezelleavecsesenfants…etaprèsresterunpeu,fairemesdevoirschezelle.

—C’étaitpeut-êtreàcausedel’incident…tuterappelles…lespoux…

—Ahoui,lespoux…laclasseestencorevide,jesuisseuleàmonrangetderrièremoi sontassises lesdeuxplusmauvaisesélèvesde laclasse,des commères inséparables, toujours en train de chuchoter entre elles,d’échangerdescoupsd’œil,dericaner…Jelesévitais,maisellesjouaientunrôleimportantdansmaclassedecocottesenpapier…ellesm’étaientd’un grand secours quand je commençais à m’ennuyer, elles meprocuraient l’occasion de m’amuser en leur faisant dire des chosesabracadabrantes,donnerdesréponsesdrôles,insolentes…Maintenantellessontlàenchairetenos,installéesderrièremoi,pas

drôlesdutout,unpeurépugnantes,grossières,chuchotantes,ricanantes,malveillantes…ellesétouffentdespetitscris,despetitsrires,etquandjemeretourneellesfontdestêtesdebois…Aussitôtlaclasseterminéeellesdescendentàtouteallurelesgradins,ellescourentversMadameBernardet lui chuchotent quelque chose d’un air excité… et voilà queMadameBernardmecherchedesyeux,elleme fait signedem’approcher,etellem’emmène dans un petit bureau à côté de la classe. Là elle me dit :Laisse-moi regarder ta tête… elle se penche vers mes cheveux de toutprès,etd’untongêné,scandalisé,grave,compatissant,elleprononcecesmotsinattendus:Tuasdespoux…Ilfautqu’ont’endébarrasseauplusvite…Pourçatudevrasresterquelquesjourscheztoi…Uneélèveviendrat’apportertoutcequ’ilfautpourteteniraucourantettuluiremettrastes

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devoirs, comme ça tu ne manqueras rien… et dis à ta maman qu’elleviennemevoir.Et ellepose surmoiun regardpréoccupé, pénétrant etaffectueuxquimerévèle,unefoisdepins,lafinesse,lagrandeetpudiquebontéquejesenstoujoursenelle…Je rentre aussi vite que je peux et j’annonce à Adèle et à Véra cette

étonnante nouvelle : J’ai des poux ! Oui, dans les cheveux… Adèle seprécipite,regarde,défaitmesnattes,constate…–Maiscommentsefait-ilque tun’aies rien senti ?Çane tedémangedoncpas ?–Maisnon…–JésusMarie Joseph, Sainte Vierge ayez pitié de nous, il y amême deslentes…C’estlapremièrefoisquej’entendscemot…Oui,ilyadeslentes,lesœufsquepondentlespoux…Véragrogne,sefâchecontreAdèle,Adèleproteste,m’accuse…Voilàcequec’estdevouloir tout faireelle-même…Mademoiselle se natte, fait sa toilette toute seule, il ne faut pas ytoucher… Tout en « répondant à Madame » qui est furieuse, elle seprépare pour aller à la pharmacie, et elle en rapporte un onguent dontellem’enduitlatêteenécartantlescheveuxraieparraie,ellelesimbibeentièrement,lesrelèveetlesenserreétroitementdansuneserviette.Rienn’apercédel’explicationqu’ilyaprobablementeueaprèsentre

monpèreetVéra.Moijecomprenaismall’excitationetlesricanementsdesdeuxélèves,

l’air grave, préoccupé, gêné, deMadame Bernard, sa tendre et délicatecompassion… et l’émotion, les protestations d’Adèle, les accusationsfurieusesdeVéra… j’avais l’impressiond’être toujours plutôt propre, etces poux dans ma tête ne me paraissaient pas bien différents desmicrobes qu’on attrape, on n’y peut rien, par contagion, comme j’avaisattrapélarougeole…

JenesaispascombiendefoisjesuisalléechezMadameBernard,sij’ysuisalléesouvent…toutsefonddansquelquesimages…lesrefletsdelatoileciréed’unvertjaunâtrequirecouvrelagrandetablecarréedelasalleàmangeréclairéeparune suspensionenopalineblanche… levisagedeMadameBernardestunetacherosesousl’épaissecoucheargentéedesescheveux…soncorpsarrondi,plutôtcourt,sesgestesvifsetprécisquandelle nous distribue, à ses enfants et àmoi, des barres de chocolat, destartinesbeurrées…lescahiersouvertsdevantnous,nosmains…mais jene nous vois pas, je ne vois que des bras, desmains qui se tendent ettrempentlesplumesdanslelourdencrierdeverreplacéaumilieudelatable…Elle,assiseunpeuàl’écartdansunfauteuil,tricoteensilence…etde sa pose, des mouvements de ses doigts, du cliquetis léger de ses

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aiguilles,desonregardquiparfois,lorsquejelèvelatête,seposesurmoiavec toujourscetteattentiondiscrèteet…tendre?…non, toutdemêmepas,etj’aimemieuxqu’ilensoitainsi,c’estpluspaisible,plusrassurantquenesoientpasfranchieslesfrontières…assezéloignées,maispastrop,elles sont à la bonne, à la juste distance… les bornes de la simplebienveillance.

—Jepensequec’estavantleséjourdegrand-mèrequeceladevaitsesituer…

—Ouest-ceaprès?

—Non,avant…ilmesemblequegrand-mèreestvenuequandtuallaisentrerdanslaclasseducertificatd’études…

—Danscetteclasse,lamaîtresseétaitMademoiselledeT…impossiblederetrouversonnom,ilmesemblequ’ilétaitcourtetseterminaitparun«y»ouparun«é».Safilleadoptiveplusjeunequemoiportait,çajem’ensouviens,leprénomdeClotilde.MadameBernardadûme«passer»àMademoiselledeT…cardèsles

premiersjoursj’aisentichezelledel’attention,commedelasympathie…et après au cours de l’année elle me demandait parfois en sortant del’école de la raccompagner jusque chez elle, ce n’était pas bien loin,quelque part du même côté de la rue d’Alésia, je n’aurais au retouraucuneruedangereuseàtraverser.Elle non plus ne posait aucune question d’ordre privé, nous nous

taisionsoubiennousparlionsdecequ’onétudiaitenclasseoudeslivresquejelisaisàlamaison…jelesprenaiscommeelleàlabibliothèquedel’école communale des garçons… Nous marchons le long de la rued’AlésiaendirectionduparcMontsouris,elletientClotildeparlamain…detempsentempselles’arrête,ellepenchelégèrementversmoisonlongbustemaigre, sonvisage trèsminceaux jouesplates, elle rejette, elle lefait souvent, une mèche de ses cheveux châtains qui retombe sur sonfront,sursesyeuxvifs…En classe, elle articulait chaque mot avec une extrême netteté, ses

explications étaient lentes, patientes, presque trop répétées… Avec ellej’avaisencoreplusqu’avecMadameBernardl’impressiond’explorer…onpeutyarriver, il suffitdes’efforcer…unmondeauxconfins tracésavec

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une grande précision, un monde solide, partout visible… juste à mamesure.

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C’est déjà avecMadameBernardquema gorge se serrait, les larmesmemontaientauxyeuxcommeàelle,quandellenousparlaitdelaguerrede70,dusiègedeParis,delapertedel’Alsace-Lorraine.LaMarseillaisequenous chantions en chœurme soulevait,me faisait vibrer, je sentaispasserdanssesaccentslaraged’uneinsupportabledéfaite,ledésirdelarevanche,l’élanguerrier…AvecMademoiselledeT.cetteadmirationpourlesacrificedesavieau

servicedelapatrieaatteintsonpointculminant…LeportraitdeBonaparteaupontd’Arcole,fixéentrelecadreetlaglace

au-dessusdemacheminée,s’élançantledrapeauàlamain,condensaitenluitouteslesrêveriesd’héroïsmeetdegloire…

—C’estunpeuplustardquet’estvenucegrandamourpourlui…

—Était-ce de l’amour ? jeme transportais tellement en lui…Quandplustardaulycéej’aiépingléaumurdemachambreuneimmensecartedelabatailled’Austerlitzquej’avaismoi-mêmedessinéeavecdescrayonsde toutes les couleurs, chaque régiment, chaque mamelon y étaitindiqué… c’était moi, incarnée dans ce Napoléon un peu gras etventripotent, mais je ne le voyais pas, c’était moi à travers lui quiregardaisdanslalorgnette,donnaisdesordres…

— QuandMademoiselle de T. a amené toute la classe au musée duLuxembourg et puis a donné comme devoir de français : «Décrivez letableauquevousavezpréféré»,celuiquetuaschoisianaturellementétéLerêvedeDetaille…

—J’aigardédecedevoirlasensationquej’avaiseueendécrivantdes« bataillons de héros qui traversaient un ciel de gloire au-dessus dessoldats endormis dans leurs capotes sombres… », un sentiment

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d’exaltationquisedéversaitdansdesphrasesquej’avaisprisesjenesaisoù,déjàampouléesàsouhait,etlesgonflaitpourqu’elless’élèventencoreplushaut,jamaisassez…

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Un étudiant est penché sur sa table couverte de cahiers, de livres, ilprépare un examen… quand soudain derrière son dos un rideau develours sombre s’entrouvre… deux mains aux doigts épais et forts ensortent, s’avancent… des mains gantées d’une peau blanchâtre… desgantsenpeauhumaine!…elless’approchentdoucement,ellesentourentlecoudel’étudiant,ellesleserrent…jemeurs,j’aibeaugarderalluméelalampedemachambre,restercouchéedansmonlitledosappuyécontrelemurduretnu,sansaucunrideau…riennepeutensortir…jevoislesmains étrangleuses, elles s’approchentdemon coupar-derrière… jen’ytiensplus,jesautehorsdemonlit,jecourspiedsnuslelongducouloir,jefrappeàlaportedelachambreàcoucher,monpèrem’ouvre,sortenrefermantdoucementlaporte,Véradort…«Papa,jet’ensupplie,laisse-moiresterprèsdetoi,j’aipeur,jen’enpeuxplus,j’aitoutessayé,jevoislesmains… – Qu’est-ce que tu as ? Quellesmains ? –Mais lesmainsgantéesdepeauhumaine…jesanglote…permets-moi, jene feraiaucunbruit,jemecoucheraisurladescentedelit…–Tuesfolle…Voilàcequec’est…tuvasregardern’importequelfilmidiot…tunedemandesmêmepas…–Si,jetel’aidemandé.–Non,tun’asriendemandédutout.–Si,jet’aidemandésijepouvaisvoirFantômasavecMichaettuasditoui…–Cen’estpaspossible…tupenses…quandonestpeureuxcommetoi.JesuissûrqueMichan’apaspeur…–Maismoijevaismourir…rienquedepenser que ça va revenir, reste avec moi… – C’est tout ce qui memanquait. Je dois me lever à six heures… et tu n’as rien, tu n’es pasmalade,tute laissesallercommeunbébé,unevraiemauviette…àonzeansnepaspouvoirsedomineràcepoint,c’esthonteux.C’estladernièrefoisquetuasétéaucinéma…»Jereviensdansmachambre,jemerecouche,laragedem’êtreexposée

àun rejethumiliant, àunmépris insultantm’emplit,megonfle, je vaiséclater, écraser tout ce qui oseram’approcher… desmains… n’importequelles mains même si elles ont des gants de peau humaine… mais

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qu’ellessortent…maistandisquejemerecouche,quejemetourne,pasle dos aumur, pour quoi faire ? non, le dos vers le vide derrièremoi,exprès,onverrabien…j’aibeaufermerlesyeux,meraidir,attendre,mafureurdoit lestenirà l’écart,ellesn’osentpassortirderrièremondosàmoi,ellessetiennentbientranquilles là-bas,dans le film, loindemoi…derrièreledosdecejeunehomme…desmains…Michaavaitraison…desgants en peau humaine, ça ? Mais on voit que c’est des gants decaoutchouc…desgantsdegroscaoutchouc…jerisunpeutropfort,jenem’arrêtepasderire,jepleurederiretandisquejem’endors.

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Depuisquelque tempsVéra a l’air plusdétendue, plus gaie qu’avant,ellen’aplusseslèvrestoujourspincées,sonregardtrèsdur,coupant,ellemefaitpenseràcequ’elleétaitautrefoisquandellemefaisaitdanserrueBoissonade,ouquandelleétaitassiseauprèsdemonpèreetdemoiauLuxembourg,devantlespelousesdujardinanglais…

—Mêmedepuis ce temps déjà lointain, il lui est arrivé parfois, bienrarement, il est vrai, de s’adoucir, de rajeunir, comme au cours de cesrandonnées à bicyclette dans la forêt de Fontainebleau, ou quand tu lafaisais rire en dévorant à côté d’elle d’énormes assiettées de pâtes, ouquandellerecouvrait,excitée,amusée,tescahiersetteslivres…enfinilyaeudesmoments…

—Etcesmoments-ciontencoreplusdedouceurquelesautres,jesenschez Véra ce que je n’ai jamais senti avant… oui, un attachement, del’affection…sûrementceladevaitêtre làdepuis longtemps,maisenfoui,ratatiné,durci,etmaintenantcelasemontreau-dehors,celas’épanouit…et aussitôtma confiance,mon affection… il faut peu de chose pour lesfairesourdre…s’épandentenmoi,recouvrenttout,débordent…AlorsquandVéram’offredem’emmener,j’enrêvaisdepuislongtemps,

voir lesgrandeseauxdeVersaillesetmeproposed’inviterdeuxdemesamies…«Lesquellestupréférerais?–LuciennePanhard…–Etencore?–ClaireHansen,elleesttrèsgaie…onjoueensembleauxrécréations,onarrivemaintenantàjongleravectroisballes…unpetitpeuavecquatre…– Oh vous allez me montrer… nous allons pique-niquer… – Ah maisvoilà…qu’est-cequejevaisfaire?C’estquemamanseralà…Ceseradeuxjours après son arrivée…–Eh bien tu lui diras… elle comprendra trèsbien,elleseraraviedesavoirquetut’amuses…–Tucrois?–Maisj’ensuissûre,quellemèreneleseraitpas?…C’est justepourunejournée…Enfinc’estcommetuveux,jenevoudraissurtoutpas…»

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J’hésiteunseulinstantetpuisjenepeuxpasrésister,jesuistiréetropfort, happée… « Bon, oui, tant pis, je lui dirai, c’est donc sûr, on va yaller.»

Mamanestlà,elleestarrivée,ellevapasserlemoisd’aoûtavecmoi…ellem’attend,jevaislavoir…ilyasilongtempsquejenel’aipasvue,jen’avaisquehuitans…

—Huitansetdemiexactement,c’étaitenfévrier1909.

—Etle18juillet,j’aieuonzeans…etilmesemblequejesuistoutàfaitunegrandepersonne lorsque jequitte lamaisonde larueMarguerinetvais seule, sans soutien,quelquepart loind’ici, où ceuxqui viventavecmoi ne peuvent pas me suivre… d’ailleurs s’ils le pouvaient ils ne levoudraient pas, cela ne les concerne pas, c’est moi seule que celaconcerne…Etmoijenesaispastrèsbienversquoijevais,c’estimprécis,lointain, presque étranger… et en même temps je sais que ce que jetrouveraiestcequejepeuxavoirdeplusprochesurterre,mamère,onn’aqu’unemère,quinedoitpréférersamèreàtoutaumonde,c’estmamèrequejevaisrejoindre…Onm’aexpliquéavantquejeparte…

— Aujourd’hui tu aurais pu imaginer que tu étais comme unparachutistequ’on lâcheau-dessusduvideen luirépétantunedernièrefois:«Alorstuterappellesbien,tunetetromperaspas?tusaiscequetudoisfairepouryarriver?»ettudis«Oui,jesais…»Etderrièretoilaportesereferme.

—Jemeconformeattentivementàtouteslesindications…jetourneàgauchedanslarued’Alésiajusqu’àlaplacedeMontrouge,puisencoreàgauchedansl’avenued’Orléanset,arrivéeàlaported’Orléans,àgauchede nouveau, sur lemême trottoir, deux ou troismaisons plus loin, il yauraunpetithôtel…etlevoici,jelevois,c’estl’«HôtelIdéal».Jefranchislaportevitréeetjedisàunegrossedameassisederrièreun

comptoiràdroitedansl’entrée:«JevoudraisvoirMadameBoretzki…»etcommecenomsonnebizarrement,ilmesemblequec’estlapremièrefoisdemaviequejel’entends…

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— Pourtant autrefois, rue Flatters, c’est déjà ainsi que ce nom seprononçait,àlafrançaise…

—Mais il y a de cela tellement longtemps, un si immense espace detempss’estécouléentrel’âgedesixansetceluideonzeans…Maintenant«MadameBoretzki»etd’ailleurschaquemotquejedisrendentunsonirréel, étrange… ils contrastent avec les mots qu’en réponse la dameprononce comme des mots tout à fait normaux, banals, d’un tonindifférent,unpeudistrait:«MadameBoretzkiestlà»,etellem’indiquelenumérodesachambre…Je frappeà laporte, j’entends«Entrez !»etd’unseulcoup, rienne

m’estplusfamilierquecettevoix…grave,àpeineunpeurauque,etaussicetteprononciationoùseulementle«r»rouléetunecertaineintonationrévèlentl’accentrusse.

Ilmesemblequejenel’auraispasreconnuesijel’avaisrencontréeparhasard…elleaunpeugrossi,maisc’estsurtoutsanouvellecoiffure,cesdeuxrouleauxlissesetfoncésdechaquecôtédufront,commeceuxqueporte Véra… ils ne lui vont pas, ils donnent à son visage qui neressemblaitàaucunautre,quelquechosedebanal,d’unpeudur…Maisaussitôtquemeslèvrestouchentsapeau…jeneconnaispasd’autrepeausemblable,plussoyeuseetplusdoucequetoutcequiestsoyeuxetdouxau monde, et son léger, délicieux parfum… j’ai envie de nouveaud’étendrelamainetdecaressersescheveux,maisjen’osepas,jecrainsd’abîmer sa coiffure… ses jolis yeuxmordorés, inégaux, un sourcil plusrelevéquel’autrem’inspectent,ilmesemblequ’elleestdéçue,jenesuispasjolie«àcroquer»,commeonmedisaitsouventquejel’étais,elleledisait aussi, et personne ne le dit plus… elle hoche la tête d’un airdésapprobateur…«Commetuasmauvaisemine,tuessipâle…C’estcesystèmeinhumain…desclassesjusqu’àlafindejuillet…Etonbourrelatête des enfants, on en fait des petits vieux… » Je me souviens quemaman n’attache pas grande importance au travail scolaire… elle ledédaigneplutôtunpeu…

—Elle t’avait souventditqu’elle-mêmeavait étéunemauvaiseélève,toujoursentrainderêver…ellesemblaits’enflatter…Ellet’avaitracontécomme elle avait été renvoyée du lycée pour avoir gardé chez elle destracts…mais pas par conviction révolutionnaire, une autre élève le luiavaitdemandé!ellenes’étaitpasrenducomptedudanger…et jecrois

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qu’elle était persuadée qu’elle avaitmieux faire…Depuis son renvoi dulycée,toutcequ’ellesavait,ellel’avaitapprisenlisant…

— Même si tous ces détails ne me reviennent pas à l’esprit tandisqu’elle me regarde et me dit combien elle trouve malsain le systèmescolaired’ici,jeneluiraconteriensurmonécole,riensurmesefforts,surmessuccès…

Elleestàdemiétenduesursonlitetmoijesuisassisesurunechaisedevantelle, il faitextrêmementchaud,elleabaissésarobedechambresursesépaules,unpeutrop,elles’esttropdénudée,etcelamechoqueunpeu,etpuisjemerappellequecesontdeschosesquilà-bas,enRussie,nechoquentpascommeici…jenousrevoistoutesdeuxnues,parmid’autrescorpsnus de femmes et d’enfants semouvant dans une épaisse vapeurchaude,autrefoisàPétersbourg,quandj’étaisavecelleàla«bania».Nousrestonslàl’uneenfacedel’autre,nousnousregardons,jenesais

pas quoi dire et je vois quemamanne sait pas très bienquoi direnonplus…

—Et pourtant il fallait se parler…Quepouvait-on faire d’autre, quelautremoyenyavait-ildeseretrouver?

—Mamanmedit:Koliat’embrassetrèsfort,ilétaitdésolédenepaspouvoirpartir, il termineunnouveau livre…Etpuiselle se tait, je sensqu’elle cherche…«Tu te souviensdes enfantsavecqui tu jouaisquandnous étions àRazliv ?Leurdatcha était à côtéde lanôtre…–Oui. J’aiconservélepetitflaconavecunepetitechaînedoréequetum’avaisdonnépourmesseptans…–Ehbien,figure-toi,j’airencontréleurmère,l’aînédesgarçons,celuiquiavaitneufans,estmalade,ilaunetuberculosedesos,ildoitrestercouché…Maissapetitesœur,elleavaitlemêmeâgequetoi,tutesouviensdeValia?ellevatrèsbien,ilparaîtqu’elleesttoujourslemêmeboute-en-train…L’étéderniernoussommesalléssurlaVolga…Jet’aienvoyédescartespostales…mêmeunephotographiedeKoliaetdemoidansungrouped’amis,pendantuneexcursion…–Oui,jelesai…»Etmamancherchetoujours…hésite…

— Comme dans un magasin de jouets, devant la vendeuse quidemande:C’estpourunenfantdequelâge?Peut-êtreunjeudecubes?

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Non?Ilesttropgrand…Alorsunjeudeconstruction?

—Elle se décide enfin… « Tu sais, là-bas, l’été dernier, il y avait unpêcheurquiattrapaitdespoissonsgroscommeça…Nousfaisionsavecluide grands feux de bois, on faisait cuire des « oukhas »…» et puis elles’arrête,ellesentquecen’estpasçaqu’ilmefaut…«Maistunemedisrien,parle-moide toi…Tuneme racontes riendans tes lettres…Tuasunepetitesœur…quelâgea-t-elleexactement?–Ellevaavoirdeuxansaumoisd’août…–Elle s’appelleLili ?–Oui.–Mais sonvrainom?–Hélène…–Hélène?»…mamanparaîtchoquée…jesaisquec’estparceque c’était lenomde sa fille,dema«vraie sœur», comme je l’appellequandjepenseàelle,quandjeregretted’êtresiseule,denepas l’avoirprèsdemoi…Au temps lointainoùpapa, etmamanaussiparfoism’enparlaient ils me disaient qu’on ne pouvait pas imaginer d’enfant plusdoux et plus intelligent… ! même trop… ce sont des êtres dont on ditqu’ilsn’étaientpasfaitspourvivre…«Hélène…maisonnel’appellepasLola?…–Non,onl’appelletoujoursLilienfrançaiscommeenrusse…–Ah, tout demême…J’ai entendudire que c’est une petite fille difficile,très nerveuse… et que cette… Véra… » jeme rétracte… je sens que denouveaumamannesaitplustrèsbienàquielleparle…maintenantellenemevoitplusdutoutcommeunenfant,ellecroitqu’elles’adresseàunadulte…maisjenesuispasunadulte,entoutcaspasceluiqu’ellevoit…«Cette…Véra»quetire,qu’étireledédain,lemépris,n’estpasfaitpourmonusage,celanemeconvientpas,jen’enveuxpas…

—Tusavaispourtantcommel’auraitsuunadultequ’iln’yavaitdansceméprispaslamoindretracedejalousie,d’envie…tutesouvenaisassezdemamanpourêtresûrequ’ellenepouvaitrienéprouverdecetordre…elle n’avait jamais un instant regretté d’être partie, elle devait plutôtplaindrecellequiavaitacceptélaviequ’elle-mêmeavaitrefusée,elleétaitsi profondément satisfaite de la sienne… mais surtout maman étaittoujoursàunedistancesigrande,tropgrandepourqu’ellepuissejamaissemesurer,secompareràquiquecesoit…

—Et c’est ce quime rend « cette…Véra » encore plus pénible…Ceméprisvientdecequ’ontrévéléàmamandesgensenquiellepeutavoirconfiance,elleauraitaussibienéprouvédel’estimepourVérasionlaluiavaitprésentéeautrement…Seulementvoilà,Vérasuscite,Véraméritecemépris,etcelamefaitmal,celamefaitpeur,etjemereculetoujoursplus

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loin,làoùlesparolesquivontvenirnepourrontplusm’atteindre…maismamannes’enaperçoitpas,ellecontinuecommesielleseparlaitaussiàelle-même…«Cette…Véran’est pas tout à fait normale… il paraît quec’estunehystérique…»Celameheurte,mecognetrèsfort,cequ’ilyadanscemot…jenevois

pas bien ce que c’estmais ça soulève enmoi, ça fait courir enmoi desvaguelettesdeterreur…jesecouelatête…«Non?ellenel’estpas?Ehbientantmieux…tantmieuxpourtoi…»Et d’un coup je sens, comme jamais je ne l’avais sentie avant,

l’indifférenceàmonégarddemaman,ellesortà flotsdecesmots«Ehbientantmieuxpourtoi»,elledéferlesurmoiavecunetellepuissance,ellemeroule,ellemerejettelà-bas,verscequi,simauvaisquecesoit,esttoutdemêmeunpeuàmoi,m’est toutdemêmeplusproche…ellemepousseverscellequilaremplace,auprèsdequijevaisrevenir,avecquijevaisvivre,celleavecquijevis…

Commentai-jeditàmamanquelelendemain…c’étaitlelendemaindesonarrivée…jedevaisalleràVersailles,etquejeviendraislavoiràmonretour ? Comment a-t-elle réagi à cela ? Comment s’est passée cettejournéeavecVéra,ClaireetLucienne?Jen’enairienretenu…Oùétaitmonpère?Iln’aimaitguèrecegenredesorties,rarissimesd’ailleurs,ledimanche.Iladûresteràliredanssonfauteuil…

—JemedemandemêmesiVéra l’avaitmisaucourantduprojet…sielleluiaracontéquoiquecesoitaprès…Ettoi,luienas-tuparlé?Jenelecroispas…

—En tout cas, ce dimanche-là… et cela ne s’est jamais effacé, c’estd’une parfaite clarté… lorsque dans l’après-midi j’ai couru à l’« HôtelIdéal»etquej’aidemandéenbassiMadameBoretzkiétaitlà,ilm’aétérépondu : « Non, Madame Boretzki est sortie. – Et quand va-t-ellerentrer?–Ellen’ariendit.»Et le lendemain matin, quand je suis arrivée dans la chambre de

maman, ellem’a annoncé qu’elle allait partir, rentrer en Russie le soirmême,elleavaitdéjà retenusaplacedans le train…Maisendehorsdecela,touslesmotsqu’elleaprononcés,lessentimentsqu’elleaexprimés,ceuxquej’aiéprouvés,toutaentièrementsombrédepuislongtemps…Jene peux qu’imaginer, l’ayant mieux connue depuis, sa froideur calme,

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cette impressionqu’elledonnaitd’invincibilité, commesielleavaitelle-même reçuune impulsion à laquelle il lui était impossiblede résister…c’estcequemonpère,aumomentoùellelequittait,adûressentir…jel’aicompris beaucoup plus tard, grâce à quelquesmots qu’ilm’en a dit enparlantnonpasd’elle,maisde«cesêtresqui»…iln’yavaitaucunmoyende l’atteindre… je la sentais déjà là-bas, très loin de moi. Il n’est pasvraisemblablequej’aiemêmeessayédelaretenir.Jedevaisêtreméduséeparl’étonnement.Écraséesouslepoidsdema

faute,assez lourdepouravoirpuamenerunepareilleréaction.Etpeut-être ai-je aussi eu quelques soubresauts de révolte, de colère… Je n’ensaisrien.Cequiseulsedégagedel’oublietressortc’est,peudetempsavantque

nousnousquittions,ceci:elleestassiseàcôtédemoi,àmagauche,surlebancd’un jardinoud’unsquare, ilyadesarbresautour… jeregardedans la lumière du soleil couchant son joli profil doré et rose et elleregardedevant ellede son regarddirigé au loin…etpuis elle se tourneversmoi et ellemedit : «C’est étrange, il y a desmots qui sont aussibeauxdanslesdeuxlangues…écoutecommeilestbeauenrusse,lemotgniev»,etcommeenfrançaiscourrouxestbeau…c’estdifficilededirelequel a plus de force, plus de noblesse… elle répète avec une sorte debonheurGniev…Courroux…elle écoute, ellehoche la tête…Dieuquec’estbeau…etjerépondsOui.»

Tout de suite après le départ demaman nous sommes allés habitercomme chaque été une villa à Meudon… J’avais probablement un airaccablé,morneet tristequeVéraetmonpèredevaient trouverridicule,exaspérant…etquiadûunbeau jour,peude tempsaprès ledépartdemaman, inciter mon père à venir vers moi, brandissant une lettre…«Tiens, voilà ce que tamèrem’écrit, regarde…» et je vois tracé de lagrosseécrituredemaman:«Jevousfélicite,vousavezréussiàfairedeNatachaunmonstred’égoïsme.Jevouslalaisse…»monpèrem’arrachela lettre desmains avant que j’aie fini de la lire, il la froisse, il l’écrasedanssonpoing,illajetteloindelui,ilémetunesortedecraquementquimontrequ’ilestsurlepointd’éclaterd’indignation,defureur…Haa…

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Trois ans après, en juillet 1914, ma mère est revenue. Cette foisj’habitaisavecelleàSaint-Georges-de-Didonne,dansunejoliemaisonoùnous occupions deux chambres et une cuisine donnant sur un grandverger.Jamais je n’avais vu quelqu’un d’aussi épanoui, d’aussi gai qu’elle,

admirant sans cesse autour de nous les pins, la mer, les prairies, lesarbres,lesfleurs…qu’ellen’aimaitpascouper,ellepréféraitlesregarder…toujours prête à s’amuser de n’importe quoi, prompte commemoi auxfousrires…«Mamaison n’est pas une souricière ! »… cette phrase quemaman

répétaitnousfaisaitrireauxlarmes…Nousavionsentenduunacteur laprononcer avec une énorme emphase dans unmélodrame joué par unthéâtreambulant…«Mamaison…etmamanétendaitlebras,rejetaitlatête en arrière… n’est pas une souricière ! » Nous trouvions celadésopilant…Etpuisaumoisd’août,letambouraannoncélamobilisationgénérale.

Etaprès,des feuilles collées sur lamairienousontapprisquec’était laguerre. Maman s’est affolée, il fallait qu’elle rentre en Russieimmédiatementsinonelleseraitcoupée,retenueici.EllepouvaitencoreprendreunbateauquipartiraitdeMarseille…Jel’aiaccompagnéeàRoyan,autrain…j’étaisdéchirée…etcequime

déchiraitencoredavantage,c’étaitsajoiequ’ellenecherchaitmêmepasàdissimuler…cebeauvoyagejusqu’àConstantinople…etpuislaRussieetPétersbourgetKolia…commeildevait l’attendre…commeildevaitêtreinquiet…QuandjesuisrevenuedanslavillaquemonpèreetVéraavaientlouée

àl’autreboutdeSaint-Georges-de-Didonne,monairdésoléadûencorecettefoislesagacer,monpèreétaitplusfroidavecmoiqued’ordinaireetVéra plus sifflante encore, plus vipérine qu’elle ne l’était assez souventdanscetemps-là.

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Peu de temps après le départ de grand-mère, Véra a décidé que lemoment était venu où Lili devrait absolument avoir une gouvernanteanglaise.Sil’onattendaitdavantage,Lilin’auraitpluslebonaccent.Ne sachant pas elle-même l’anglais, elle faisait soigneusement

contrôlerlafaçondeparlerdesjeunesAnglaisesquiseprésentaientparuneamiequis’yconnaissait,etnechoisissaitqueparmicellesquiavaientlaprononciationlapluspure.Véraleurfaisaitbiencomprendrequ’ellesn’étaientengagéesquepour

donnerleurssoinsà«lapetite»,«lagrande»n’enavaitpasbesoin.Il s’est révélé rapidementqueriennepouvaitdavantage fâcherVéra,

l’indisposer contre elles que de les entendre m’adresser la parole enanglais,mefaireuneobservationquelconquetouchantàmonéducation,enfindelesvoirs’occupertantsoitpeudemoi.Ilme semblemaintenantque c’était peut-être làun effortde sapart

pour équilibrer entre Lili etmoi les avantages, les chances… Je parlaistrèsbienlerusse,quelquepeul’allemand,jen’avaispasbesoinenplusdel’anglais…Etmême,l’anglaisdontlaconnaissanceétaitpourelleunsignededistinction,d’éléganceprocureraitquelquespointsd’avancesurmoiàLili. Et aussi peut-être trouvait-elle que sa mère m’avait donné biendavantagequ’àsavéritablepetite-filleetquemonpèresepréoccupaitunpeutropdemoi…Entoutcas,siVéraavaitvoulumedonneràmoilapassiondel’anglais,

ellen’auraitpaspumieuxs’yprendre…Etpuis il s’est trouvéquecettelangueparelle-mêmem’enchantait.Etaussiellesmesemblaientpourlaplupart charmantes, ces jeunes Anglaises candides, toutes fraîches -éclosesdeleursenfanceschampêtresdefillesdepasteurs,d’instituteurs…desenfancesquin’avaientpuêtrequecequesontles«vraies»enfancesvécuesdansl’insouciance,danslasécurité,souslafermeetbienveillantedirectiondeparentsunis,justesetcalmes…Ellessesentaientperduesici,auxprisesaveclespassionsobscures,lesréactionssauvagesdeVéra.

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Elles se rendaient compte au bout d’un certain temps qu’ellesoccupaient dans cette maison le point le plus « chaud », le plusdangereux,ellesavaientlachargedeLili…Liliprotégéecontretousparlepuissantsystèmededéfensedisposéautourd’elleparsamère…Cellesquicommettaienttantsoitpeul’imprudenced’amenerLiliàmettreenbranleparsesplaintes,sespleurnicheries,cedispositiftoujoursenétatd’alerte,devaientsedépêcherdebattreenretraite…Siellesosaientsedéfendre,ellesrecevaientlavoléedemitrailledecesmotslancésparVérasursontonsansréplique:«Lili-ne-ment-jamais.»Peud’entreellesparvenaientàtenirbienlongtempsàceposted’oùen

présence de Véra je m’approchais le moins possible. Mais je ne m’enprivaispasquandVéras’absentait,cequiarrivaitassezsouvent.Le soir surtout, quand Véra et mon père étaient sortis, nous nous

retrouvions, ces jeunes Anglaises esseulées et moi, dans leur chambreprès de la mienne, celle que grand-mère avait occupée, qui avaitl’avantage d’être plus près de l’entrée… de là nous pouvions mieuxentendrelesbruitsdansl’escalier,laportecochèrequisereferme,lespasquimontent…ilss’arrêtentsurlepalier…lacleftâtonnedanslaserrure,ellevatourner…Ilfautquejem’arracheàlajoied’écouter,dem’efforcerdeparlermoi-mêmecettelangue,dedécouvriràtraverscesnostalgiqueset tendres récits, comme à travers les délicieux nursery rhymes et lespetits livres pour enfants destinés à Lili, un pays où tout me charme,éveilleenmoiaussiune tendresse,unenostalgie…mais iln’yaplusuninstantàperdre,jemesauve,jerefermedoucementmaporte…

—TutesouviensdeMissPhilips,rencontréebienplustard…

—Cedevaitêtreunevingtained’annéesaprèssondépart…Jel’airevueau Bois, en uniforme bleu marine de nurse, poussant un landaud’enfant… Je l’ai tout de suite reconnue et elle a paru agréablementsurprisedevoirque j’avais réussiàsurvivre…Ellem’adit :« I still seeyourstep-motherinmynightmares»,etnousnoussommesquittéesenriant.

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On a mis dans ma chambre une vieille commode achetée chez unbrocanteur, elle est enbois sombre,avecuneépaisseplaquedemarbrenoir,destiroirsouvertssedégageuneforteodeurderenfermé,demoisi,ils contiennent plusieurs énormes volumes reliés en carton recouvertd’unpapiernoiràveinulesjaunâtres…lemarchandaoubliéoupeut-êtrenégligédelesretirer…c’estunromandePonsonduTerrail,Rocambole.Touslessarcasmesdemonpère…«C’estdelacamelote,cen’estpas

unécrivain,ilaécrit…jen’enai,quantàmoi,jamaisluuneligne…maisil paraît qu’il a écrit des phrases grotesques… « Elle avait les mainsfroidescommecellesd’unserpent…»c’estun farceur, il semoquaitdesespersonnages, il lesconfondait, lesoubliait, il étaitobligépourse lesrappeler de les représenter par des poupées qu’il enfermait dans sesplacards, il lesensortaità tortetà travers,celuiqu’ilavait faitmourir,quelqueschapitresplusloinrevientbienvivant…tunevastoutdemêmepasperdretontemps…»Rienn’yfait…dèsquej’aiunmomentlibre jemedépêchederetrouvercesgrandespagesgondolées,commeencoreunpeuhumides,parseméesdetachesverdâtres,d’oùémanequelquechosed’intime,de secret…unedouceurqui ressembleunpeuà cellequiplustardm’enveloppaitdansunemaisondeprovince,vétuste,malaérée,oùilyavaitpartoutdespetitsescaliers,desportesdérobées,despassages,desrecoinssombres…Voicienfinlemomentattenduoùjepeuxétalerlevolumesurmonlit,

l’ouvrir à l’endroit où j’ai été forcée d’abandonner… je m’y jette, jetombe… impossibledeme laisser arrêter, retenirpar lesmots, par leursens, leur aspect, par le déroulement des phrases, un courant invisiblem’entraîne avec ceux à qui de tout mon être imparfait mais avide deperfectionjesuisattachée,àeuxquisontlabonté,labeauté,lagrâce,lanoblesse, la pureté, le courage mêmes… je dois avec eux affronter desdésastres,courird’atrocesdangers,lutterauborddeprécipices,recevoirdans le dos des coups de poignard, être séquestrée, maltraitée par

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d’affreuses mégères, menacée d’être perdue à jamais… et chaque fois,quandnoussommestoutauboutdecequejepeuxendurer,quandiln’ya plus le moindre espoir, plus la plus légère possibilité, la plus fragilevraisemblance… cela nous arrive… un courage insensé, la noblesse,l’intelligenceparviennentjusteàtempsànoussauver…C’estunmomentdebonheurintense…toujourstrèsbref…bientôtles

transes, les affres me reprennent… évidemment les plus valeureux, lesplusbeaux,lespluspursontjusqu’icieulaviesauve…jusqu’àprésent…maiscommentnepascraindrequecettefois…ilestarrivéàdesêtresàpeinemoinsparfaits…si,toutdemême,ilsl’étaientmoins,etilsétaientmoinsséduisants, j’yétaismoinsattachée,mais j’espéraisquepoureuxaussi,ilsleméritaient,seproduiraitauderniermoment…ehbiennon,ilsétaient,etaveceuxunepartarrachéeàmoi-même,précipitésduhautdesfalaises,broyés,noyés,mortellementblessés…carleMalestlà,partout,toujoursprêtàfrapper…IlestaussifortqueleBien,ilestàtoutmomentsur lepointdevaincre…etcette fois toutestperdu, toutcequ’ilpeutyavoir sur terre de plus noble, de plus beau… le Mal s’est installésolidement,iln’anégligéaucuneprécaution,iln’aplusrienàcraindre,ilsavoure à l’avance son triomphe, il prend son temps… et c’est à cemoment-làqu’il fautrépondreàdesvoixd’unautremonde…«Maisont’appelle,c’estservi, tun’entendspas?»… il fautalleraumilieudecesgenspetits,raisonnables,prudents,rienneleurarrive,quepeut-ilarriverlàoùilsvivent…làtoutestsiétriqué,mesquin,parcimonieux…alorsquechez nous là-bas, on voit à chaque instant des palais, des hôtels, desmeubles,desobjets,des jardins,deséquipagesde toutebeauté, commeonn’envoitjamaisici,desflotsdepiècesd’or,desrivièresdediamants…« Qu’est-ce qu’il arrive à Natacha ? » j’entends une amie venue dînerposertoutbascettequestionàmonpère…monairabsent,hagard,peut-être dédaigneux a dû la frapper… etmonpère lui chuchote à l’oreille…«ElleestplongéedansRocambole!»L’amiehoche latêted’unairquisignifie:«Ah,jecomprends…»Maisqu’est-cequ’ilspeuventcomprendre…

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ÀVanves,àl’anglededeuxlonguesruesmornes,dansunemaisondepierre d’un gris sale, semblable à l’extérieur aux autres maisons, monpères’efforcedereconstituerenbienpluspetitsa«fabriquedematièrescolorantes»d’Ivanovo.Danslacourdeterrebattueentouréedepetitshangars,quisetrouve

derrièrelamaison,jesenscommedanslacourquis’étendaitdevantlesvastesbâtissesdeboisd’Ivanovouneécœuranteodeurd’acideetjedoiscommelà-basenjamberdesruisseauxdeliquiderouge,bleu,jaune…Enpassantdevant la porte ouverted’unpetit bureau, je reconnais surunetable le grand boulier avec ses boules jaunes et noires qu’on faitdescendre etmonter le long des tringles.Dans le laboratoiremonpèrevêtu d’une blouse blanche se penche sur une table où devant leséprouvettesdresséesdansleurssupportsdebois,lescornues,leslampes,sontalignéesdesplaquesdeverre…surd’euxd’entreelless’élèveunpetittas depoudred’un jaune éclatant… je sais,monpère enparle souvent,quecela s’appelledu« jaunedechrome»…Ilobserve longuement l’undespetitstas…«Regardebien,tunetrouvespasqu’ilamoinsd’éclatquel’autre ? Il est un petit peu plus grisâtre… Je m’efforce de voir unedifférence…–Non, jenevoispas…oupeut-êtresi,unpetitpeu…–Unpeu trop, c’est évident, il estplus terne…Çane fait rien, je croisque jesaisd’oùçavient,onvarefaireça…maisçasuffitpouraujourd’hui,allezviens,ons’enva…»Nous descendons l’escalier, nous allons dire au revoir àMonsieur et

MadameFlorimond. Ils travaillent iciet ilshabitentun logementsur larue,aurez-de-chaussée.Je lesvoyais rarement,mais curieusement leur image s’est imprimée

enmoiplus fortementque cellesmêmesdes gensque je connaissais lemieux… Il me semble que c’est parce qu’ils étaient pour moi « lesFlorimond»,commelesexactesreproductionsdesimagesquemonpèretraçaitenmoiavectoutesaconviction,sapassion…desimagessimpleset

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nettes… comme des enluminures, des images de piété… comme desillustrations des qualités que mon père estime… Sur le visage deMonsieurFlorimond,sahouppedecheveux,soncou,sesmainscommeimprégnésdecouleurrouge,jevoissonamourdutravail,ilenoubliedeprendredesprécautions…cequipasseàtraverssesyeuxrougisetcouledansmesyeux,c’estsonintelligence…biendessavantspourraientlaluienvier… c’est sa franchise, sa fierté… et Madame Florimond avec soncorpsdodu,sesjouesrondes,sabouchequesonsourirerelèvedavantaged’un côté, ses grands yeux attentifs… est l’image du dévouement, de lamodestie,maisausside la fermeté…Etcommeilss’aiment…unpeudemélancoliepassedanslavoixdemonpèrequandilévoquelestouchantesattentionsqu’ilsontl’unpourl’autre…«desgensmerveilleux,jenesaispascequej’auraisfaitsanseux,jen’aipasdemeilleursamisqu’eux,c’estunegrandechance…»Ilssepenchentversmoi,ilsmetapotentlatête…«Comme elle vous ressemble »…Monpèrem’attend sur le seuil de laporte…Ilsedécoupelà,trèsminceetdroit,uneimage,luiaussi,celledeladétermination,del’énergie…sonvisageestplusjeuneetplusheureuxque d’ordinaire… Il dit « Bon. Alors à demain… un « Bon » par oùs’échappeunpeudesasatisfaction,un«Bon»oùjeperçoiscommec’estbon, comme c’est bienqu’il en soit ainsi, que j’aie reçu aujourd’huimapart d’efforts quotidiens, que je la reçoive encore demain… Sans cettepart, comment est-ilpossibledevivre ?…Bon.Alors àdemain…Allonsviens,mafille.»

C’estainsiqu’ilm’appelleparfoisdepuisquejesuisàParis,quandilsemontre tendre avec moi. Plus jamais Tachok, mais ma fille, ma petitefille,monenfant…etcequejesensdanscesmots,sansjamaismeledireclairement,c’estcommel’affirmationunpeudouloureused’unlienàpartquinousunit…comme l’assurancede sonconstant soutien, et aussiunpeucommeundéfi…

—Mais crois-tu que vraiment,même à cemoment-là, dans ce havreretiré, ce sanctuaire, sous la protection de ces images saintes, tu aiesperçudanscesmots…

— Je ne crois pas quemême là j’aie pu entendremon pèreme dire«Ma fille » comme si j’entendais de simplesmots usuels, banals, toutnaturelsetallantdesoi, lesmotsqu’ontentendusMonsieuretMadameFlorimond.

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Nous revenons, Véra etmoi, de l’avenue d’Orléans où nous sommesallées faire des achats, nousmarchons tranquillement le long de la rued’Alésia,nousallonsquelquespasplusloinlatraverserpourentrerdanslarueMarguerin…quandtoutàcoupjeposelamainsurlamaindeVéraqui tient légèrement soulevée sa longue jupe et je lui demande ce quis’appelleàbrûle-pourpoint:«Dis-moi,est-cequetumedétestes?»JesavaisbienqueVéranemerépondraitpas«Oui,jetedéteste»…je

devaisespérerquecemotviolent, lancéà l’improviste, l’accrocherait, latireraitversmoi,elleseraitforcéedesetournerversmoi,deplongeraufonddemesyeuxunregardnavréetdemedire:«Maisqu’est-cequeturacontes?Maisaucontraire,voyons,commentnelesens-tupas?»

— Non, là tu vas trop loin, tu ne pouvais pas t’attendre à de telleseffusions…

—Alors jevoulaisaumoinsqu’ellemeregarded’unairagacé,qu’ellehausselesépaulesetdise:Maisquellestupidité!Vraiment«lesoreillessefanent»enentendantça…uneexpressionqu’elleemployaitsouvent…Enfin, il est certain que j’attendais, que je quêtais une petite tape

rassurante.

—Etpeut-être as-tu cherché àprofiter de ce calme, de cette ententepourl’effrayer:Tuvois,regarde,maintenant,quandtuteconduissibien,observecequisepasseparfoisentoi,cesbrusquesfureursrentrées,cesbouillonnements,cessifflementsqui teviennentonnesaitd’où…peut-être de ma seule présence… regarde, voilà comment on nomme ça:«détester»,ças’appelleainsi.C’estclair,tume«détestes»…Non?Cen’estpasclair?Cen’estpasça?Tunemedétestespas?Qu’est-cequec’estalors?Essayonsde l’examinerensemble…en toutesincérité…nosdeuxâmesrapprochées…jesuistouteprêteàvoirdanslamienneceque

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tuyvois,ettoiaussi…nousallonsd’unmêmeélan,d’unmêmecœur…

—Oui,ildevaityavoirquelquechosecommeça,siincroyablequecelaparaisse…

Véras’arrêtebrusquement,ellegardelesilence…etpuiselleditdesontonbref,péremptoire:«Commentpeut-ondétesterunenfant?»Desmotsqu’elleestalléechercheretqu’ellearapportésdelàoùjene

peuxpaslasuivre…desmotscompacts,opaquesoùjeneperçoisquece«on»quejeconnais…«On»…lesgensnormaux,lesgensmoraux,ceuxquisontcommeondoitêtre,ceuxdontellefaitpartie…Et«détester»…quelmot !…unde cesmots trop forts, demauvais

goût…qu’unenfantbienélevénedoitpasemployer,et surtout…quelleoutrecuidance…osersel’appliqueràlui-même…«Est-cequetumedétestes?»Mais pour qui se prenddonc cet enfant ? « détester »! comment un

enfantpeut-ilprovoquerunpareilsentiment?Ilfautquejemangeencorebeaucoupdesoupeavantqu’onpuisseme

« détester »… Je devrai encore attendre assez longtemps pour obtenircettepromotion…Mais plus tard, quand je n’appartiendrai plus à cette catégorie de

pitoyablespygméesauxgestespeuconscients,désordonnés,auxcerveauxencore informes… plus tard, si cela subsiste encore en moi, ce qui s’ytrouvedéjà…quelquechosequejenevoispas,maisqu’ellevoit…sicelaresteenmoi,cequ’onnepeutpasdétestermaintenant,onnedétestepasunenfant…maisquandjeneseraiplusunenfant…maissijen’étaispasunenfant…ah,alorslà…

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Jedévaleencourant,enmeroulantdansl’herberaseetdrueparseméede petites fleurs des montagnes jusqu’à l’Isère qui scintille au bas desprairies,entrelesgrandsarbres…jem’agenouillesursonbord,jetrempemes mains dans son eau transparente, j’en humecte mon visage, jem’étendssurledosetjel’écoutecouler,jerespirel’odeurdeboismouillédesénormes troncsdesapinsécorcésportésparsoncourantetquiontéchouéprèsdemoidansleshautesherbes…jecollemondos,mesbrasencroixleplusfortquejepeuxcontrelaterrecouvertedemoussepourque toutes les sèvesmepénètrent,qu’elles se répandentdans toutmoncorps,jeregardelecielcommejenel’aijamaisregardé…jemefondsenlui,jen’aipasdelimites,pasdefin.

Le brouillard qui monte jusqu’à l’hôtel, recouvre les prés, emplit lavallée, est bienfaisant, il adoucit, il rendmoins douloureuse la fin desvacances… Sa fraîcheur, sa grisaille me stimulent, elles fortifient monimpatienced’affronterenfincequim’attendàlarentrée,cette«nouvellevie » au lycée Fénelon, on m’a dit qu’on y travaille tellement, que lesprofesseursysonttrèsexigeants, tuverras, lespremierstempsrisquentd’êtredifficiles,çatechangeradel’écoleprimaire…

Enfin unmatin très tôt, Vérame conduit jusqu’à l’angle de l’avenued’Orléansetdelarued’Alésiaoùs’arrêteletramwayMontrouge-Garedel’Est… Elle m’aide à escalader le marchepied, elle se penche vers laportièreetelleditaucontrôleur:«Soyezgentil,c’estlapremièrefoisque«lapetite»prendletramwaytouteseule,rappelez-luidedescendreaucoinduboulevardSaint-Germain…»,ellemeditencoreunefoisdefaire

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bien attention, je la rassure d’un geste et je vais m’asseoir sur labanquette en bois sous les fenêtres,mon lourd cartable neuf bourré decahiersneufsetdenouveauxlivres,poséparterreentremesjambes…Jemeretiensdebondiràchaqueinstant,jemetourned’uncôtéetdel’autrepour regarder les rues à travers les vitres poussiéreuses… c’est agaçantqueletramways’attardetantàchaquearrêt,qu’ilneroulepasplusvite…

Rassure-toi,j’aifini,jenet’entraîneraipasplusloin…

—Pourquoimaintenanttoutàcoup,quandtun’aspascraintdevenirjusqu’ici?

— Je ne sais pas très bien… je n’en ai plus envie… je voudrais allerailleurs…

C’est peut-être qu’il me semble que là s’arrête pour moi l’enfance…Quand je regarde ce qui s’offre à moi maintenant, je vois comme unénormeespacetrèsencombré,bienéclairé…Je ne pourrais plus m’efforcer de faire surgir quelques moments,

quelquesmouvementsquimesemblentencoreintacts,assezfortspoursedégager de cette couche protectrice qui les conserve, de ces épaisseursblanchâtres, molles, ouatées qui se défont, qui disparaissent avecl’enfance…

Fin

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DUMÊMEAUTEUR

AuxÉditionsGallimard

PORTRAITD’UNINCONNU,roman.Premièreédition:RobertMarin,1948.

MARTEREAU,roman.

L’ÈREDUSOUPÇON,essais.

LEPLANÉTARIUM,roman.

LESFRUITSD’OR,roman.PrixInternationaldeLittérature.

LESILENCE,LEMENSONGE,pièces.

ENTRELAVIEETLAMORT,roman.

ISMA,pièce.

VOUSLESENTENDEZ?,roman.

«DISENTLESIMBÉCILES»,roman.

L’USAGEDELAPAROLE

THÉÂTRE:

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Elleestlà–C’estbeau–Isma–LeMensonge–LeSilence.

POURUNOUIOUPOURUNNON,pièce.

AuxÉditionsdeMinuit

TROPISMESPremièreédition:Denoël,1939.