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C ommençons par présenter à tous, lectrices et lecteurs, nos meilleurs vœux pour 2002. La parution rapide du n° 20 surprendra ceux qui ont parfois dû attendre long- temps entre deux livraisons. L’arri- vée en temps et en heure d’un pour- centage élevé des articles promis, ainsi que le dévouement d’un auteur qui a préparé en toute urgence le nouveau dossier sur l’Argentine, tout cela explique que ce numéro succè- de aussi rapidement au précédent. Nous avons ainsi rattrapé le retard pris à l’automne, lorsqu’il a fallu prendre le temps de présenter une appréciation réfléchie et argumentée des attentats du 11 septembre et de la situation créée par le début de la guerre en Afghanistan. Dans ce numéro, le projecteur est braqué sur la Palestine, sur l’Argenti- ne et sur la France. C’est en Palesti- ne que la radicalisation ultra réac- tionnaire qui a suivi les attentats du 11 septembre a eu les consé- quences politiques directes les plus graves, du point de vue du combat pour les droits des opprimés, la dé- mocratie et la liberté. Deux cultures de mort y sont à l’œuvre : celle de Sharon, de ses ministres et de ses généraux, à qui G.W. Bush a donné le feu vert pour « combattre le terro- risme » en s’inspirant des méthodes américaines contre le réseau Al-Qai- da ; celle des chefs de l’Islam poli- tique, qui enferment les Palestiniens dans l’impasse des attentats sui- cides, qui ne vaut pas mieux que n’importe quelle autre politique d’at- tentats de masse contre des popula- tions civiles. Nous avions déjà parlé longuement de l’Argentine dans le précédent nu- méro. Un article avait analysé la cri- se économique et sociale ; un autre les résultats des élections, l’ampleur de l’abstention et la montée du vote pour les organisations d’extrême gauche. Les événements de dé- cembre ont montré l’ampleur et la détermination du soulèvement popu- laire d’un côté, et de l’autre révélé la profondeur de l’implosion des struc- tures économiques mais aussi poli- tiques sous les coups de boutoir des mesures de libéralisation et de déré- glementation débridées. Ici, la lectu- re de l’article sur la faillite du groupe texan Enron est importante, car elle montre l’ampleur des effets écono- miques et sociaux déstabilisateurs (les retraites privées, l’emploi), mê- me dans les bases arrières du capi- talisme néolibéral. La lecture des articles venus d’Ar- gentine paraît dire que le pays est entré dans une période de type pré- révolutionnaire, où les salariés et les chômeurs cherchent des issues à leurs problèmes, et posent ouverte- ment la question du contrôle social effectif, et donc de la propriété des entreprises comme de celle du sys- tème bancaire et financier. Face à la crise, les salariés et les chômeurs s’étaient engagés, pour des besoins de défense élémentaire et de survie, dans la construction de certains types d’organisations autonomes. Le soulèvement contre le gouverne- ment de De la Rua et contre celui de son successeur péroniste a supposé aussi des formes d’organisation ori- ginales. Seront-elles les unes et les autres les fondements d’organes po- litiques indépendants dans lesquels les salariés et les chômeurs élabore- ront le projet social et le programme politique correspondant à leurs aspi- rations ? Les organisations d’extrê- me gauche aideront-elles à la construction d’organes politiques in- dépendants ? Telles sont les ques- tions de l’heure. Un article de Jean-Philippe Dives élargit cette discussion. Il vient rap- François Chesnais CARRÉ ROUGE N° 20 / HIVER 2001-2002 1 É D I T O R I A L

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Commençons par présenter àtous, lectrices et lecteurs, nosmeilleurs vœux pour 2002. La

parution rapide du n° 20 surprendraceux qui ont parfois dû attendre long-temps entre deux livraisons. L’arri-vée en temps et en heure d’un pour-centage élevé des articles promis,ainsi que le dévouement d’un auteurqui a préparé en toute urgence lenouveau dossier sur l’Argentine, toutcela explique que ce numéro succè-de aussi rapidement au précédent.Nous avons ainsi rattrapé le retardpris à l’automne, lorsqu’il a falluprendre le temps de présenter uneappréciation réfléchie et argumentéedes attentats du 11 septembre et dela situation créée par le début de laguerre en Afghanistan.Dans ce numéro, le projecteur estbraqué sur la Palestine, sur l’Argenti-ne et sur la France. C’est en Palesti-ne que la radicalisation ultra réac-tionnaire qui a suivi les attentats du11 septembre a eu les consé-quences politiques directes les plusgraves, du point de vue du combatpour les droits des opprimés, la dé-mocratie et la liberté. Deux culturesde mort y sont à l’œuvre : celle deSharon, de ses ministres et de sesgénéraux, à qui G.W. Bush a donnéle feu vert pour « combattre le terro-risme » en s’inspirant des méthodesaméricaines contre le réseau Al-Qai-da ; celle des chefs de l’Islam poli-tique, qui enferment les Palestiniensdans l’impasse des attentats sui-cides, qui ne vaut pas mieux quen’importe quelle autre politique d’at-tentats de masse contre des popula-tions civiles.Nous avions déjà parlé longuementde l’Argentine dans le précédent nu-méro. Un article avait analysé la cri-se économique et sociale ; un autreles résultats des élections, l’ampleurde l’abstention et la montée du vote

pour les organisations d’extrêmegauche. Les événements de dé-cembre ont montré l’ampleur et ladétermination du soulèvement popu-laire d’un côté, et de l’autre révélé laprofondeur de l’implosion des struc-tures économiques mais aussi poli-tiques sous les coups de boutoir desmesures de libéralisation et de déré-glementation débridées. Ici, la lectu-re de l’article sur la faillite du groupetexan Enron est importante, car ellemontre l’ampleur des effets écono-miques et sociaux déstabilisateurs(les retraites privées, l’emploi), mê-me dans les bases arrières du capi-talisme néolibéral.La lecture des articles venus d’Ar-gentine paraît dire que le pays estentré dans une période de type pré-révolutionnaire, où les salariés et leschômeurs cherchent des issues àleurs problèmes, et posent ouverte-ment la question du contrôle socialeffectif, et donc de la propriété desentreprises comme de celle du sys-tème bancaire et financier. Face à lacrise, les salariés et les chômeurss’étaient engagés, pour des besoinsde défense élémentaire et de survie,dans la construction de certainstypes d’organisations autonomes. Lesoulèvement contre le gouverne-ment de De la Rua et contre celui deson successeur péroniste a supposéaussi des formes d’organisation ori-ginales. Seront-elles les unes et lesautres les fondements d’organes po-litiques indépendants dans lesquelsles salariés et les chômeurs élabore-ront le projet social et le programmepolitique correspondant à leurs aspi-rations ? Les organisations d’extrê-me gauche aideront-elles à laconstruction d’organes politiques in-dépendants ? Telles sont les ques-tions de l’heure.Un article de Jean-Philippe Divesélargit cette discussion. Il vient rap-

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Commençons par un rappelchronologique. C’est le28 septembre 2000 que Ariel

Sharon (à l’époque encore chef duLikoud) a effectué sa visite provoca-trice sur l’esplanade de la mosquéeal-Aqsa. Cette initiative a suscité, lejour suivant, de violentes manifesta-tions à Jérusalem qui ont rapidementgagné la Cisjordanie et la bande deGaza. La seconde Intifada avaitcommencé. Le 6 février 2001, ArielSharon remporte les élections, et le7 mars il succède à Ehud Barak com-me Premier ministre. Un mois plustard, les opérations militairesconnaissent un changement qualita-tif. Le 11 avril 2001, des chars et desbulldozers entrent dans le camp deréfugiés de Khan Younis (Gaza),tuant deux Palestiniens et détruisant25 maisons. L’utilisation des chars etde l’artillerie va devenir habituelle.C’est du 18 mai 2001 que date lepremier attentat-suicide qui coûte lavie à cinq Israéliens à Netanya. Lelendemain, Israël fait un pas de plusdans l’escalade militaire en utilisantdes avions de chasse F16, achetésaux Etats-Unis, pour tirer des mis-siles sur les bâtiments des organesde sécurité palestiniens à Naplouse.L’attaque provoque la mort de neufPalestiniens. L’utilisation d’un arme-ment aussi puissant a été fortementcritiquée alors, aussi bien en Israëlqu’à l’extérieur. Néanmoins, Israël aréutilisé ces F16 dans des opéra-tions visant aussi bien à terroriser lapopulation qu’à mener des frappes

ciblées. Le 9 août 2001, à la suite del’attentat-suicide meurtrier de la piz-zeria à Jérusalem, des F16 ont bom-bardé le quartier général de la policecivile palestinienne à Ramallah. Le26 août 2001, des F15 et des F16 ontattaqué des positions palestiniennesen Cisjordanie et à Gaza…

L E S É T A P E S

D E L ’ E X P L O I T A T I O N D E

L ’ E F F E T

« 1 1 S E P T E M B R E »

Le gouvernement Sharon-Peres (caril ne faut jamais perdre de vue le faitque le gouvernement israélien est ungouvernement d’unité nationale,dont l’autre pilier est Shimon Peres,membre éminent de l’Internationalesocialiste) a d’abord cru pouvoir ex-ploiter l’effet « 11 septembre » toutde suite, dès le lendemain des atten-tats de New York et de Washington.Entre le 12 et le 17 septembre 2001,l’ampleur et l’intensité des attaquesde l’armée israélienne se sont ac-centuées : 18 incursions dans leszones contrôlées par l’Autorité pales-tinienne ; 28 Palestiniens tués ; desdestructions de grande ampleurdans les villes de Jénine et de Rafah.A cette date cependant, la précipita-tion de Sharon ne correspondait pasaux nécessités politiques améri-caines du moment, d’autant plus queYasser Arafat a appelé le 18 sep-tembre à l’arrêt des attentats, avantde réprimer dans le sang une mani-

C'est en Palestine, plus que dans toute autre partie du monde,que la radicalisation ultraréactionnaire qui a suivi les attentatsdu 11 septembre a eu les conséquences politiques les plus di-rectes et les plus meurtrières. Ici aussi, on constate l’impassedramatique que représentent les réponses que l’islamisme poli-tique prétend offrir.

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Les Palestiniens seulsface à Sharon et Bush

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festation anti-guerre à l’Université is-lamique de Gaza comme preuve deson adhésion à la « grande alliance »contre le réseau Al-Qaida (trois étu-diants et un enfant ont été tués par lapolice de l’Autorité palestinienne).Dans un premier temps, les Etats-Unis ont donc invité Israël à fairepreuve de « retenue ». Le 11 oc-tobre, G. W. Bush a même évoquéfugitivement, dans une conférencede presse où il a réitéré sa « déclara-tion de guerre au terrorisme », lapossibilité que les Etats-Unis don-nent leur appui à la proclamationd’un État palestinien. Rien n’étaitprécisé quant à ses frontières ou àsa continuité territoriale, mais le motétait prononcé. Pourquoi ? Parcequ’à cette date les États-Unis crai-gnaient encore la réaction desmasses populaires des pays arabescontre le début des opérations mili-taires en Afghanistan, et il leur fallaitencore achever de souder la grande« alliance » contre le réseau Al-Qai-da. Les gouvernements de l’Unioneuropéenne, Chirac et Jospin en tê-te, ont applaudi de toutes leursforces. L’ensemble des hommes po-litiques et des médias a loué la sa-gesse américaine, annonçant qu’auMoyen Orient les conséquences du11 septembre auraient été béné-fiques, permettant à Arafat de se re-mettre en selle et contraignant Sha-ron à s’appuyer d’avantage sur Shi-mon Peres.Après la mi-octobre, la position amé-ricaine a rapidement évolué. LesÉtats-Unis ont constaté que lesmasses populaires des pays arabesne s’étaient pas soulevées au pointde menacer les régimes pro-améri-cains. A partir de la rencontre deG.W. Bush avec les dirigeantsrusses et chinois à Shanghaï, lesAméricains ont été assurés du sou-tien de Moscou et de Pékin. Les

concessions verbales sur la Palesti-ne ont été remisées au magasin desaccessoires. Les formes diploma-tiques les plus élémentaires égale-ment : hôte répété de Bill Clinton à laMaison Blanche et à Camp David,Yasser Arafat n’a même pas eu ledroit de croiser G.W. Bush lors del’Assemblée générale des Nationsunies. Dans le même temps, lesamis d’Ariel Sharon à Washington luiont fait savoir qu’il avait la voie libre.L’exemple américain sur le terrain afait le reste. Au vu de l’ampleur desmoyens militaires utilisés en Afgha-nistan, ainsi que des formes poli-tiques qui ont accompagné leur miseen œuvre (ce qui est appelé pudi-quement « l’unilatéralisme » desÉtats-Unis), Ariel Sharon a comprisqu’il pouvait, lui aussi, s’engagerdans une politique de fait accompli etfaire régner la terreur dans les villeset les villages palestiniens. Tout étaitprêt.Lorsque est survenu le 17 octobre,l’assassinat politique par desmembres du Front populaire de libé-ration de la Palestine (FPLP) du mi-nistre israélien d’extrême-droite, Ra-havam Zeevi, comme représailles àcelui en août de leur leader Abou AliMoustafa par l’armée israélienne(dans ce cas encore on nomme celapudiquement une « exécution extra-judiciaire »), celle-ci a pu s’engager,à l’exemple des États-Unis, du jourau lendemain, dans une répression« sans limites ». Entre le 18 et le21 octobre, six villes palestiniennesétaient réoccupées par les forces is-raéliennes, cinq militants palesti-niens de plus assassinés, de mêmeque 21 civils, plus de 160 personnesblessées en une seule semaine. Pa-rallèlement, Sharon a lancé unecampagne de propagande politiquesans merci contre le président del’Autorité palestinienne, Arafat, ca-

ractérisé comme « le Ben Laden d’Is-raël ». Une visite officielle de Sharonà Washington est annoncée pour le4 décembre. Il s’agit de bien la pré-parer.De nouveau pas dans l’escalademeurtrière sont donc franchis dans lasemaine du 20 au 26 novembre. Aucamp de Khan Younis, à côté de Ga-za, cinq enfants palestiniens sonttués sur le chemin de l’école par unengin piégé. Beaucoup de pays s’enémeuvent, de même qu’une fractionde l’opinion israélienne. L’effet en estvite contrecarré par l’organisationd’une provocation de grande enver-gure aux conséquences encore plusdramatiques. Le 23 novembre, unhaut dirigeant du Hamas, MahmoudAbou Hounoud, est assassiné à l’ai-de d’un missile tiré d’un hélicoptèrelors d’une « exécution extra-judiciai-re » modèle. Les 1er et 2 décembre,la riposte attendue du Hamas a lieu :trois attentats-suicide à JérusalemOuest et à Haiffa provoquent un car-nage : on compte 27 morts, dont lestrois kamikazes palestinien, plus detrès nombreux blessés graves.C’est ainsi qu’Ariel Sharon a pu serendre à Washington le 1er décembre2001 muni des éléments de sa dé-monstration du danger que le terro-risme ferait peser sur Israël à l’instardu réseau Al-Qaida sur les États-Unis. Il a commencé par s’assurer del’appui du lobby sioniste au Pentago-ne et au Conseil national de sécurité.Fort de l’appui du secrétaire à la Dé-fense, Donald Rumsfeld, il s’est ren-du chez G. W. Bush et lui a annoncéqu’il allait agir avec « ses terro-ristes » de la même manière que lesÉtats-Unis agissaient avec les« leurs ». La Maison Blanche a pu-blié une déclaration de Bush au titreéloquent, « Le moment est venu decombattre la terreur » (Le texte com-plet de cette déclaration a été publié

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par Le Monde du 4 décembre 2001).Le 4 décembre, enfin, Yasser Arafatest « bloqué », « assigné à résiden-ce », en somme emprisonné par l’ar-mée israélienne à Ramallah. Le mê-me jour Ariel Sharon déclare en échoà Bush : « Une guerre nous a été im-posée. Une guerre de terreur ».La décision des États-Unis de per-mettre à Sharon « de combattre laterreur » en Palestine, comme ils lefaisaient de leur côté en Afghanistanet s’apprêtent à le faire « sur d’autresfronts », n’a reçu de la part des« grands » pays européens et desgouvernements socialistes et so-ciaux-démocrates qui les dirigent,que la plus faible des oppositions. Ala télévision et dans le discours des« présidentiables » français en cam-pagne, l’idée prévaut de plus en plusque le « problème du Moyen-Orient »est le fait du « terrorisme » et non del’occupation militaire et du rejet parIsraël des exigences les plus mi-nimes des dirigeants palestiniens.Les attentats-suicide sont devenus lacause exclusive de la « violence », etnon l’une de ses conséquences. Onse refuse à dire qu’il y a affrontementdramatiquement inégal entre unepartie qui possède un État surdéve-loppé et un arsenal militaire moderne(approvisionné sans condition parles États-Unis), alors que l’autre estdépourvue d’État et se retrouve prati-quement sans défense, sauvage-ment persécutée, parquée dansl’équivalent de 160 minuscules can-tons coupés les uns des autres pardes barrières militaires, avec lesécoles fermées, la vie économiquerendue impossible, la société dé-structurée. Replacer les attentatsdes kamikazes islamistes dans leurcontexte n’absout pas d’en soulignerla profonde impasse. Ils servent àcreuser le fossé entre les Palesti-niens et les Israéliens et à les

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U N T H É O R I C I E N I S R A É L I E N D E« L ’ É R A D I C A T I O N » , O U Z O L A N D A U , M I N I S T R E D EL A S É C U R I T É I N T É R I E U R E .

« Le monde musulman a été une grande civilisation. Aujourd’hui il est en retarddans tous les domaines. En s’attaquant à nous, les Palestiniens participent à lamême lutte [que celle de Ben Loden] contre notre civilisation.Les accords d’Oslo ne sont pas la solution ici. Ils sont même le problème. LesPalestiniens ont lancé cette Intifada, parce qu’après Oslo ils se sont sentis plusforts. Il faut donc, comme en Afghanistan, détruire les infrastructures de la ter-reur. Je ne parle pas seulement du Amas et du Djihad, mais des talibans locauxqui les protègent, le Tanzin bras armé du Fatah, la force 17, la garde rapprochéed’Arafat, toute l’Autorité palestinienne à travers ses ministères, ses activités. Ilfaut mettre toutes ces organisations hors-la-loi, hors d’état de nuire.La destruction d’Israël est inscrite dans le code génétique de l’Autorité palesti-nienne. Nous devons prendre des mesures beaucoup plus drastiques pour luttercontre elle. Tuer ses soldats, détruire ses bâtiments, l’étrangler financièrement.[…] Quant aux responsables politiques, qu’ils retournent à Tunis. C’est une ques-tion de moment politique. Aujourd’hui Arafat est déjà coincé à Ramallah, sanspossibilité de bouger, comme un paria. Pour le “président” de l’Autorité, c’est unsymbole.Ici ce sera une lutte à mort entre nous et les Palestiniens. Car tant que les Pales-tiniens auront de l’espoir, la terreur ne cessera pas. […] Avec l’actuel gouverne-ment israélien, les Palestiniens savent que c’est une lutte à mort. Alors tout aug-mente : la terreur d’un côté, notre répression de l’autre. Dans la guerre on ne fi-nasse pas. […] Je préfère un Hamas sans masque à une Autorité palestiniennequi avance masquée. La différence entre Arafat et le cheikh Yassine [le chef spi-rituel du Hamas] est le même qu’entre l’Étrangleur de Boston et Jack l’Éventreur.Tous deux sont des assassins. Seul la manière de tuer diffère.Pour les plans de paix on verra plus tard. Le terrorisme est comme une tumeur,comme le sida, le cancer. Il faut d’abord l’éradiquer. Nous ne devons pas cesserune seule seconde de mener bataille tant que nous l’aurons remporté. Ce qui estsûr, c’est que nous n’accepterons jamais l’existence d’un État palestinien. Ce se-rait une catastrophe. […] On a trop perdu de temps avec Oslo. Maintenant il fautfaire venir un million de Juifs supplémentaires en dix ans et progresser. Alors lesArabes comprendront. […] Nous sommes au Moyen Orient. Celui qui l’emporten’est pas le meilleur, c’est le plus obstiné. »Le Monde, 14 décembre 2001, page 2.

confronter à deux cultures de mort :celle de Sharon et celle des chefs del’Islam politique. Le ministre israéliende la Sécurité intérieure, Ouzi Lan-dau, dans ses déclarations au jour-nal Le Monde (voir encadré), vend lamèche lorsqu’il dit qu’il « préfère unHamas sans masque à une Autoritépalestinienne qui avance mas-

quée ».D A N S L E S T E R R I T O I R E S

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S O C I A L E

Le bouclage et l’occupation militairesactuels des territoires palestiniens nedatent pas de la Seconde Intifada(que les Palestiniens nomment l’Inti-fada al-Aqsa, du nom de la Mosquéeet de l’esplanade où Sharon a fait saprovocation en septembre 2000). Ilssont l’aboutissement d’un processusancien, qui s’est même accélérédans les années 1990. A la suite desaccords d’Oslo en 1993, des bar-rages israéliens ont été construitstout autour des « territoires occu-pés », que ce soit sur la frontière in-ternationale avec l’Egypte et la Jor-danie, ou le long de la « ligne verte »,la frontière avec Israël. Puis chaquenouvelle colonie a été protégée mili-tairement et reliée aux autres par des« routes militaires » construites sur labase de l’expropriation des paysanspalestiniens. Rappelons les donnéesélémentaires au sujet des nouvellescolonies. Lors de la signature des ac-cords d’Oslo, en 1993, on comptait32 750 unités d’habitation dans lescolonies. Depuis lors, 20 371 nou-velles unités d’habitation ont étéconstruites. Cela représente uneaugmentation de 62 %. Sous le gou-vernement Barak, la construction de6 045 unités d’habitation a été lancéedans les colonies. La constructiondans les colonies a même été en2000 la plus active depuis 1992,avec le lancement de 4 499 construc-tions nouvelles. Au total, à la fin dejuin 2001, 6 593 unités d’habitationétaient en construction dans les colo-nies.Bien avant le début de la seconde In-tifada, les Palestiniens qui voulaientvoyager entre la bande de Gaza et laCisjordanie devaient déjà obtenir unpermis de sortie délivré par Israël. Is-raël a fréquemment renforcé ce bou-

clage en refusant tout permis de sor-tie (y compris les permis de travail enIsraël) ou en interrompant les rela-tions entre les zones palestiniennes.Chaque fois qu’elles le jugeaient« nécessaire pour la sécurité », lesforces israéliennes ont déclaré lecouvre-feu dans tel ou tel « sec-teur », empêchant que les gens puis-sent même sortir de leur maison. De-puis le début de la seconde Intifada,le bouclage des territoires et le siègedes principales villes sont devenusquasi permanents, faisant des bar-rages une des caractéristiques del’occupation actuelle. Des tranchéesont été creusées. Des blocs de bétonont été amenés afin de bloquer lesroutes en cas « d’urgence ». Lecouvre-feu est devenu une règle etnon plus une exception pour la majo-rité des villages, de même que pourdes villes telles que Hébron, dontune partie est placée sous contrôlepermanent de l’armée israélienne.L’Autorité palestinienne, comme lesorganisations de solidarité avec laPalestine, rappellent que tout com-me Israël n’a jamais appliqué les ré-solutions du Conseil de sécurité surla Palestine, l’État juif (comme il senomme lui-même) a constammentviolé, et viole aujourd’hui plus systé-matiquement que jamais, toutes lesconventions internationales sur laguerre et les conditions d’existenceélémentaires des populations. Ainsi,les Conventions de Genève sur ledroit humanitaire dictent qu’en tempsde guerre les parties en conflit ont ledevoir d’assurer que la population ré-sidant là où un conflit se déroulepuissent recevoir de la nourriture etdes soins médicaux. La loi internatio-nale interdit la destruction de proprié-tés civiles dans les territoires occu-pés militairement. Il est en particulierinterdit d’attaquer ou de détruire desobjets indispensables à la survie de

la population, tels que la nourriture,des terrains cultivés, des récoltes,des stocks de nourriture, des instal-lations d’eau potable. Or c’est ce quel’armée israélienne a fait continuelle-ment pour motifs de « sécurité ». Unseul exemple dont la portée peut êtreaisément comprise par tout méditer-ranéen. Aussi bien à Gaza qu’en Cis-jordanie, des centaines d’hectaresd’oliveraie ont été dévastés par l’ar-mée israélienne sous prétexte que laculture d’oliviers fournit des bouclierspour des tireurs. Un olivier a besoinde 5 à 7 ans pour commencer à pro-duire des fruits, et beaucoup d’oli-viers abattus avaient plus de 100 ansd’âge.Les conséquences du bouclage etde l’occupation militaires pour l’éco-nomie et pour les conditions quoti-diennes d’existence des Palestinienssont dévastatrices. Elles se sont en-core aggravées au cours de 2001.Les ouvriers et les paysans ont étéempêchés de se rendre au travail ;les commerçants et les petits entre-preneurs ont été incapables devendre leurs marchandises. L’écono-mie a été étranglée. Si 93 % des52 000 permis de travail alloués parIsraël ont été utilisés au cours du troi-sième trimestre 2000, seulement42 % des 4 000 permis qui ont étémaintenus à la fin de l’année étaientutilisés. Même les quelques « chan-ceux » qui ont pu garder leur permisde travail à la suite de la seconde In-tifada sont très souvent empêchésde rejoindre leur lieu de travail à cau-se des bouclages. Puis il y a lesécoles fermées ; les enfants qui meu-rent de mines piégées en tentant des’y rendre ou de missiles de F15 etde F16 en sortant de classe. Derrièreces chiffres, i l y a des histoiresd’êtres humains, des histoires d’hu-miliation, de passages à tabac auxbarrages, de longs détours à accom-

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plir en empruntant des routes diffi-ciles pour se rendre à l’école ou autravail. En Cisjordanie, depuismars 2001, environ 15 000 famillesqui représentent quelque 100 000personnes dépendent complètementde l’assistance du Comité internatio-nal de la Croix Rouge (le CICR) pourla nourriture. C’est le résultat directdu bouclage (et du « bouclage inter-ne ») imposé par Israël à Gaza et à laCisjordanie, qui interdit aux Palesti-niens de quitter leur village, de re-joindre leur emploi, de se rendre surdes marchés ou d’avoir accès à desservices médicaux. A la finaoût 2001, le CICR a recensé 73 vil-lages qui étaient, de façon régulière,isolés par des barrages routiers et

qui se trouvaient dans une conditionéconomique critique.Tels sont les faits dont des hommespolitiques et des faiseurs d’opinion« responsables » tant soit peu hon-nêtes devraient faire état en perma-nence. Mais il est plus porteur électo-ralement de braquer le projecteur surles seuls attentats-suicide et fairedes discours généraux sur le « terro-risme ». Cela a l’avantage de s’inté-grer à l’ensemble du discours « sé-curitaire » dont la force de démons-tration paraît s’accroître s’il est undiscours d’ensemble, réponse à unemenace « globale ». Cela corres-pond surtout aux vents qui soufflentde Washington.

U N E C A R A C T É R I S A T I O N

P O L I T I Q U E

D E Y A S E R A R A F A T

Dès qu’on examine les faits, onconstate que les « appels » lancésaux Palestiniens au long des années,avant comme après les accords d’Os-lo, à négocier de façon « raison-nable » et de « comprendre la néces-sité de trouver des compromis », n’ontjamais de fait été autre chose que desmises en demeure d’accepter la colo-nisation et l’occupation israéliennes.Plus précisément encore, tous (lespays Européens aussi bien que lesÉtats-Unis) ont exigé des Palestiniensà chaque nouvelle « reprise des né-gociations » qu’ils les acceptent enprenant comme base de départ lesformes aggravées et l’extension terri-toriale nouvelle résultant de la phasela plus récente de l’avancée israélien-ne du moment. Il a fallu invariable-ment qu’ils acceptent aussi qu’Israëlgarde le droit exclusif de dire, unilaté-ralement, si les conditions de « sécu-rité » de l’État juif étaient réunies pourla mise en œuvre de l’accord qui se-rait signé. C’est sur cette base que lesaccords d’Oslo ont été négociés et si-gnés. C’est ce qui s’est passé à CampDavid en 2000, au cours de la derniè-re négociation sous la houlette deClinton, puis encore à Tabah lors dela dernière rencontre avec lesmembres du gouvernement Barak.Depuis la reconnaissance de l’Étatd’Israël par l’OLP, Yasser Arafat s’estde plus en plus prêté à ce jeu. Il a si-gné les accords d’Oslo aux côtés dece qui existe comme bourgeoisie éco-nomique palestinienne, portée parl’espoir illusoire de pouvoir produire,vendre et accumuler pour son proprecompte dans un espace réduit maisstable. Arafat était un exilé à la têted’un petit appareil. Son idéologie et sa

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P A L E S T I N E

L A P R O V O C A T I O N A U C Œ U R D E S E N G R E N A G E S D EL ’ E S C A L A D E M I L I T A I R EL’enchaînement des actions du gouvernement et des dirigeants de l’armée ressortbien à la lecture de la presse israélienne. Ainsi, après l’assassinat de Mahmoud AbouHounoud par l’armée israélienne le 23 novembre, Alex Fishmam, le spécialiste desquestions militaires du grand quotidien israélien, Yediot Achronot, faisait le 25 no-vembre la « prédiction » suivante : « Une nouvelle fois, nous nous préparons aveccrainte à une nouvelle attaque terroriste massive derrière la Ligne verte [les frontièresde 1967]. Ceux qui ont donné le feu vert à cet acte de liquidation savaient parfaite-ment qu’il détruirait du même coup l’accord entre Hamas et l’Autorité palestinienne ;selon cet accord, Hamas devait éviter, dans le futur proche, de répéter des suicides àla bombe à l’intérieur de la Ligne verte, comme celui commis au Dolphinarium [la dis-cothèque de Tel-Aviv]. » Et Fishman d’enfoncer le clou : « C’est un fait que si les ser-vices de sécurité ont accumulé des informations sur la préparation d’attaques terro-ristes à l’intérieur de la Ligne verte, celles-ci ne se sont pas matérialisées. Cela nepeut pas seulement être attribué aux succès impressionnants des services spéciali-sés dans l’interception de ceux qui se préparaient à se suicider avec une bombe et deceux qui les contrôlent. Plus exactement, les directions respectives de l’Autorité pa-lestinienne et du Hamas étaient arrivées à un accord selon lequel il serait préférablede ne pas faire le jeu d’Israël par des attaques massives dans ces centres populeux. »La conclusion est limpide. « Ceux qui ont décidé la liquidation d’Abou Hounoud enconnaissaient par avance le prix. La question a été discutée de façon approfondieaussi bien aux échelons militaires que politiques, avant que soit mise en œuvre la li-quidation. Les organes de sécurité ont fait l’hypothèse qu’Hamas s’engagerait dansun effort concerté pour mener des attaques suicides à la bombe, et les préparationssont effectuées en conséquence. » Par « préparations », il faut entendre l’escalademilitaire et répressive dans les territoires occupés et l’opération de propagande degrande envergure pour imposer que le « problème du Moyen-Orient » exclusivementest le fait du « terrorisme ».

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vision du mode lui interdisaient demener un combat dont les fonde-ments sociaux et le programme au-raient conduit à un affrontement pro-longé avec l’impérialisme. Il a crupouvoir se faire une petite niche dansle système impérialiste mondial, et ils’est mis, comme le dit Edward Saïd,« sous la tutelle américaine, caution-nant toutes les concessions, parmilesquelles l’implantation de nouvellescolonies israéliennes » Expert dans« l’agression verbale à l’encontre d’Is-raël », sa seule politique pourtant estde les « faire revenir aux vieilles négo-ciations dans des termes plus oumoins semblables » (voir « Dix pointspour se mouvoir dans la réalité actuel-le » traduit par Carré Rouge, n° 18,été 2001).Arafat a largement (sinon complète-ment) abandonné les revendicationsnationales fondamentales de la Pa-lestine, au cœur desquelles il y a laquestion de la terre. Arafat a donccombattu les secteurs laïques del’OLP et a renforcé les positions desislamistes. Depuis vingt ans, il été tou-jours plus fortement motivé sa poli-tique par un désir de mettre fin à sonexil et de donner aux gens de son ap-pareil et à lui-même les mesquinesbases matérielles et donc les privi-lèges d’un embryon d’État croupion.C’est à cela que servent les subsidesque l’Autorité palestinienne a reçuesde la « communauté internationale »(en réalité à peu près exclusivementde l’Union européenne, qui n’a droitde peser sur aucune décision maisqui doit payer). L’appareil du Fatah adétourné pour lui-même une partie deces subsides. Ses membres se sontménagé une vie privilégiée, qui estune insulte aux Palestiniens descamps de réfugiés ou des cam-pagnes colonisées par Israël.Les islamistes du Hamas ont pu ex-ploiter le ressentiment populaire

contre la corruption. Face à la dé-faillance de l’Autorité palestinienne,les gens, notamment dans les campsde réfugiés, se sont tournés vers leHamas comme « organisation caritati-ve », capable de les aider dans unnombre croissant de problèmes de lavie quotidienne. De plus en plusconsciemment, Arafat et son appareilse sont déchargés de leurs responsa-bilités sur le Hamas. Du fait de l’actionet de l’inaction conjointe des gouver-nements israéliens successifs etd’Arafat, l’enseignement est tombé deplus en plus entre les mains des reli-gieux. Dans un article récent publiépar le Al-Ahram Weekly (25 au 25 oc-tobre 2001), Edward Saïd note que« les jeunes hommes envoyés parHamas ou le Jihad islamique font cequ’on leur a dit de faire avec uneconviction qui suggère des objectifsclairs, si ce n’est beaucoup plus. Levrai coupable est un système d’édu-cation primaire privé désespérémentde toute conception : bricolé à partirdu Coran, des exercices répétés com-me des perroquets et tirés de ma-nuels surannés datant de plus de 50ans, des classes désespérémentgrandes, des maîtres totalement nonpréparés pour leur travail et une inca-pacité presque totale à penser de ma-nière critique. Avec les arméesarabes surdimensionnées, ce systè-me d’éducation vétuste a produit lesbizarres banqueroutes dans la lo-gique, la réflexion éthique et l’appré-ciation de la vie humaine, qui ontconduit aux poussées d’enthousias-me religieux de la pire espèce, ou auculte servile du pouvoir ».

L E S O B J E C T I F S

D É C L A R É S

D U G O U V E R N E M E N T

S H A R O N - L A N D A U - P E R E S

Tel est l’engrenage qui a conduitArafat à entrer dans des négocia-tions répétées dont le périmètre a étéchaque fois plus étroit. L’éclatementde la seconde Intifada a marqué leslimites de ce que les Palestiniensdes camps de réfugiés et des cam-pagnes colonisées pouvaient sup-porter. Il a donc également marquéles limites de ce qu’Arafat pouvait (etpeut) faire comme concessions. Il atout cédé et ceux qui l’ont utilisé,Américains et Israéliens, n’ont plusbesoin de lui. Aujourd’hui le pro-gramme du gouvernement Sharon-Peres est de briser physiquement etmoralement la résistance du peuplepalestinien et d’en finir avec le sym-bole que constitue l’Autorité palesti-nienne. Il s’agit de réduire les Pales-tiniens au statut d’une population co-lonisée « pacifiée », ou alors de leschasser des derniers vestiges territo-riaux de la Palestine, et de détruirel’Autorité dirigée par Arafat. Le Mon-de du 14 décembre a publié les pro-pos recueillis par Sylvain Cypel au-près du ministre israélien de la Sécu-rité Intérieure, Ouzi Landau. Celui-cine s’embarrasse pas de nuances ettient un langage d’une violence à la-quelle la sensibilité (pour ne pas direla sensiblerie) démocratique de« l’opinion publique moyenne » de laFrance comme des autres pays eu-ropéens est peu habituée de la partd’un ministre. Les déclarations deOuzi Landau (voir encadré 2) sont laforme actualisée de celle faites parAriel Sharon, le 12 avril 2001, auquotidien de Tel-Aviv, Haaretz, « Laguerre d’indépendance [sic] de 1948n’est pas achevée. Non. 1948 n’a étéqu’un chapitre ».Quel est l’enjeu représenté par l’exis-tence de l’Autorité palestinienne ?Les accords d’Oslo établissaient uncalendrier de retrait de Gaza et deCisjordanie, et ils contenaient une

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perspective de proclamation d’unÉtat palestinien « partageant unemême terre » aux côtés de l’État Juif.L’Autorité palestinienne a été crééecomme amorce de cet État. Le gou-vernement Sharon-Landau rejettecatégoriquement toute idée de créa-tion d’un tel Etat, ce qui n’empêchepas Shimon Peres, pourtant l’un des« artisans d’Oslo », d’apporter sacaution à ce gouvernement. Sharonet Landau veulent détruire toute pos-sibilité que cet État se crée. Pour cefaire, ils peuvent prendre appui surce que tous les gouvernements is-raéliens depuis 1993 ont fait pour endétruire les bases matérielles, aumoyen de la politique de colonisationaccélérée. Comme unique vestigedes accords d’Oslo, il ne reste plusque l’Autorité palestinienne. Indé-pendamment de ce qui en a été ditdu point de vue de l’appareil d’Arafat,son existence est un symbole : unpur symbole, mais un symbolequand même. Pour Sharon et lessiens, ce symbole doit être détruit etl’heure de le faire leur semble avoirsonné.C’est pour cela que la défense dupeuple Palestinien inclut aujourd’huicelle de l’Autorité palestinienne,donc aussi celle d’Arafat, indépen-damment de sa caractérisation poli-tique indispensable, puisqu’il en estle chef. Mais cette défense ne peutpas s’accompagner de la moindre in-vocation du « respect des accordsd’Oslo », dont le contenu est à l’origi-ne directe de tout ce qui s’est passédepuis (non- proclamation immédia-te de l’État palestinien, non-déman-tèlement des colonies dans les terri-toires occupés — avec maintien depoints de fixation exprès comme àHebron —, aucune interdiction denouvelles implantations, monopolede détermination du « respect de lasécurité » donné à Israël, etc.). Le

combat politique immédiat doit se fai-re sur des mots d’ordre élémentairesqui dessinent les clivages essentielsactuels : « bas les pattes devant l’Au-torité palestinienne », « retrait com-plet de l’armée israélienne de Gaza,de Cisjordanie et de Jérusalem »,« démantèlement de toutes les colo-nies, implantations et routes de qua-drillage construites depuis 1967 », etenfin « retour des réfugiés palesti-niens dans les villages dont ils ontété chassés ». Car il ne faut jamaisoublier qu’il y a eu en Israël applica-tion, avant que le terme ne surgisse,d’une politique de nettoyage eth-nique, dont la conséquence a été laformation après 1947 d’immensescamps de réfugiés ; ces camps doi-vent être fermés et le retour des réfu-giés des camps vers leurs terres as-suré.Ce sont là les plus importantes condi-tions préalables à toute possibilitépour les Palestiniens de s’exprimerensuite, dans des conditions élémen-taires de liberté et de démocratie, surla manière dont ils veulent s’organi-ser politiquement dans l’avenir. Au-cun choix, donc aucune solution depaix durables, ne sont possibles ce-pendant sans la fin de l’occupationmilitaire et la démantèlement des co-lonies juives à Gaza, en Cisjordanieet à Jérusalem. Ce sont les seulsmots d’ordre qu’on puisse défendredans le très court terme, les seulsactes qui puissent « préserver l’ave-nir ». Ce sont les objectifs des millierset des dizaines de milliers de jeunesPalestiniens qui affrontent l’armée is-raélienne d’occupation presque tousles jours. C’est à leurs côtés qu’il fautse placer sans la moindre hésitationet c’est dans ce sens qu’il faut tenterde discuter avec chaque Israélienqu’on peut connaître ou rencontrer.Car c’est sur ceux-ci qu’il faut fairefond. Rappelons ici encore l’un des

reproches majeurs adressés par Ed-ward Saïd aux dirigeants palestiniensdu Fatah dans le texte publié dans len° 18 de Carré Rouge : celui de nepas s’être adressés avec la détermi-nation et la constance indispensables« à l’opinion publique israélienne,spécialement à ces citoyens touchésdirectement par les faits actuels, quicondamnent le pays à un état deconflit permanent, pas plus qu’auxcentaines de réservistes qui ont refu-sé d’exécuter leur période militairependant l’Intifada. Il existe en Israëltout un groupe de votants que l’onpeut impliquer. Il faut trouver unmoyen de le faire, comme l’a fait leCongrès national africain, qui établis-sait comme priorité politique l’implica-tion des Blancs contre l’apartheid ».Seule, la fin de l’occupation militairepermettra aux Palestiniens de dires’ils veulent se constituer en État sou-verain mitoyen avec celui d’Israël, ouau contraire rechercher, sur la based’un seul État, une paix durable avectous les Israéliens qui se révélerontcapables de partager avec eux unemême terre. Cependant, aussi bienl’histoire des États de la région avant1947 que celle qu’ils ont vécue de-puis, de même que la dispersion desréfugiés, nous conduisent à estimerqu’il ne pourra y avoir de paix véri-table tant qu’une Fédération démo-cratique, laïque et socialiste n’aurapas vu le jour au Moyen Orient.La propagande autour de ces reven-dications élémentaires doit aller depair de notre part avec le travail pourinformer, dire ce qui se passe, multi-plier les initiatives les plus diversesqui permettent de faire front à la dés-information, à la désinformation. Fai-re tout ce que nous pouvons pour bri-ser l’isolement politique des Palesti-niens comme partie centrale de notreactivité, aussi modeste que soit sonimpact actuel.

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Le fait que la faillite du « meilleurélève du FMI » constitue unecondamnation sans appel du

« modèle néolibéral » basé sur la fi-nance globalisée a été souligné dansd’autres publications. Moins connuessont cependant les causes structu-relles plus profondes. La catastropheà l’œuvre depuis plusieurs annéesillustre tant les lois impitoyables del’impérialisme capitaliste que cellesdu développement inégal etcombiné : c’est parce que l’Argentinea été, à l’époque de la production in-tégrée de substitution des importa-tions, un pays relativement avancé,le plus prospère d’Amérique Latine,que la mondialisation du capital a to-talement détruit son économie. C’estpour cette raison, et évidemment pasdu fait de prétendues particularités« culturelles » nationales (comme unjournal aussi sérieux que Le Mondel’a insinué), que le parasitisme et la

corruption de la bourgeoisie, ainsique de ses agents politiques et syn-dicaux, s’y manifestent dans detelles proportions. Le lecteur qui sou-haite connaître et comprendre lesressorts d’une explosion ayant aba-sourdi et désorienté la quasi totalitédes commentateurs occidentaux,pourra se référer avec profit à l’articleque Roberto Ramirez avait livré enseptembre pour notre dernier numé-ro (« Catastrophe économique et so-ciale, crise politique et renouveaudes luttes en Argentine »).La moindre des réalités et des ensei-gnements politiques de la nouvellesituation n’est certes pas que soit po-sée à nouveau, directement et immé-diatement, à une échelle de masse,et dans un pays dont le poids n’estpas mineur, la nécessité d’une alter-native socialiste à la barbarie. L’ex-trême-gauche argentine, principale-ment trotskyste ou d’origine trotskys-

Une révolution a commencé en Argentine. Fin décembre, parleurs grèves et manifestations, en s’affrontant durement auxforces de répression, les travailleurs et le peuple ont renverséen l’espace de dix jours deux présidents et deux gouverne-ments, d’abord radicaux puis péronistes, c’est-à-dire représen-tant l’une puis l’autre des deux variantes du traditionnel bipartis-me bourgeois. En additionnant les différents intérims, ce sontcinq présidents de la République qui viennent de se succéderen moins de deux semaines…

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A R G E N T I N E

Jean-Philippe Divès

En introduction à des textes surune révolution en marche…

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te, se trouve donc placée devant desresponsabilités immenses. Elle est laseule force politique à avoir appelé etparticipé – en première ligne – à l’in-surrection, dont les trois centralessyndicales, CGT officielle et dissiden-te comme CTA, ont été absentes par-ce que c’est la décision politiquequ’elles avaient prise. Dans le scrutinlégislatif du 14 octobre dernier, leslistes des différentes tendancesmarxistes révolutionnaires (l’uned’entre elles alliée au petit PC castris-te) avaient obtenu 1 million de voix,7 % des suffrages exprimés (voir,également dans notre numéro 19,l’article commentant cette « spectacu-laire percée électorale »). Toutes au-jourd’hui se développent de façon si-gnificative. Elles ont à relever le défide s’unir autour d’un programme d’ur-gence susceptible de sortir le pays etle peuple travailleur de la catastrophe,ce qui implique d’ouvrir la voie à unetransformation socialiste. Dans cecadre, il leur faut « expliquer patiem-ment » les tenants et aboutissants dela situation, tout en œuvrant en faveurde l’indépendance et de l’auto-organi-sation des travailleurs et du mouve-ment populaire.Pour cette édition, nous sommes heu-reux de pouvoir présenter, ci-après,des textes écrits dans le feu des évé-nements par deux des intellectuels (etmilitants) marxistes révolutionnairesargentins les plus perspicaces et pro-ductifs. Leurs articles sont datés, etces dates d’écriture ont leur importan-ce. Ils sont ainsi centrés sur le conte-nu, les conséquences et enseigne-ments des journées insurrectionnellesdes 19 et 20 décembre, qui ont mis àbas le gouvernement De la Rua enimposant d’abord la démission du mi-nistre de l’économie haï, Cavallo(chantre du néolibéralisme et « père »de la parité dollar-peso dans les an-nées quatre-vingt-dix, sous Menem,

avant d’être réembauché l’an dernierpar De la Rua), puis celui du présidentélu en 1999. Ils n’ont pu traiter de lachute de Rodriguez Saa (quoique leurcontenu l’anticipe largement), ni necommentent évidemment les faits po-litiques ultérieurs. D’où les lignes quisuivent, et se veulent complémen-taires.

L ’ É P I S O D E

R O D R I G U E Z S A ANommé le 23 décembre par l’assem-blée législative (députés et sénateurs)en tant que président intérimaire, jus-qu’à des élections présidentielles quiavaient alors été prévues pour le3 mars, le péroniste Rodriguez Saa adû jeter l’éponge au bout d’une se-maine de mandat. Lors de sa prise defonctions, il avait fait assaut de pro-messes et gestes totalement déma-gogiques et frauduleux : déclarationde « moratoire » d’une dette extérieu-re qui était de toute façon devenueimpossible à payer (tout en affirmantque « l’Argentine honorerait à nou-veau ses engagements » dès qu’ellele pourrait, et en garantissant la pour-suite des paiements des intérêts de ladette dite « nationale » c’est-à-direcontractée auprès d’institutions ar-gentines ou étrangères implantéesdans le pays) ; annonce de « la créa-tion d’un million d’emplois en unmois » (en fait, des emplois bidon etpayés moins qu’une misère, mais detoute façon impossibles à créer dansce délai et à soutenir à une telle échel-le, dans le cadre du système) ; annon-ce du maintien de la parité dollar-pesogrâce à la création d’une monnaiesupplémentaire, l’argentino, monnaiede singe devant servir de vecteur àune dévaluation masquée ; promessede lever les restrictions bancaires dé-cidées par le gouvernement précé-dent pour faire face à la crise de liqui-

dités (mesures signifiant une quasiconfiscation des économies et sa-laires des travailleurs relativementmieux lotis de la dite « classe moyen-ne ») ; réception en grande pompedes Mères de la Place de Mai, pro-messe d’abroger le décret interdisantl’extradition de criminels de la dictatu-re tels que le tristement célèbre capi-taine Astiz…Le soutien de la bourgeoisie à un re-présentant se révélant aussi irrespon-sable commença tout de suite à s’éro-der, d’autant plus que ce dernier, sitôten place, exprima des velléités de semaintenir au-delà du 3 mars, enconnivence avec l’ancien présidentmafieux Carlos Menem, lui aussi objetd’une haine populaire considérable.C’est cependant, encore une fois, lamobilisation qui détermina la chute.Les nouvelles manifestations et lesnouveaux combats de rue devant lessièges du pouvoir (allant jusqu’à l’in-cendie partiel du congrès, siège duparlement), sur fond de grèves, occu-pations et autres mobilisations sepoursuivant dans tout le pays et don-nant lieu à des affrontements d’uneextrême violence, furent déclenchéspar le maintien du gel des comptesbancaires et, surtout, par la nomina-tion au gouvernement d’une série depersonnages crapuleux qui avaientsévi sous Menem voire, pour certains,sous la dictature militaire de 1976-1982. A ce moment, les manifestantss’étaient mis à exiger « qu’ils s’enaillent tous » : radicaux, péronistes,députés et sénateurs, gouverneursdes provinces, juges de la cour suprê-me… Les caciques du parti péronisteconsidérèrent alors préférable de reti-rer leur appui à Rodriguez Saa, quis’en fut à son tour.

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Terrorisée par le cours des événe-ments, la bourgeoisie argentine amomentanément fait taire ses divi-sions pour investir, le 2 janvier, lepéroniste « responsable » Duhalde,ancien gouverneur de la province deBuenos Aires et candidat malheu-reux à la présidentielle de 1999. Ce-lui-ci a formé un gouvernementd’union nationale, à majorité péro-niste mais intégrant le parti radical,la formation de centre-gauche Fre-paso, ainsi que le « syndicalisme »traditionnel (le ministère du travailétant confié à un dirigeant de la CGTofficielle) et l’organisation patronale(Mendiguren, président de l’Unionindustrielle argentine, s’est vu re-mettre le portefeuille de la produc-tion).Dans le même temps qu’elle nom-mait Duhalde à une écrasante majo-rité, l’assemblée législative prenait la« sage » décision de lui confier lepouvoir exécutif jusqu’en 2003,c’est-à-dire pour le temps restant àcourir du mandat interrompu de Dela Rua ; et donc, d’annuler purementet simplement l’élection présidentiel-le du 3 mars, qui risquait de produire« n’importe quoi » en « précipitant lepays dans l’aventure ». Une expres-sion électorale sanctionnant un ef-fondrement du bipartisme bourgeoistraditionnel était en effet plus queprobable ; peut-être au profit d’ElisaCarrio, dirigeante de l’Alliance pourune république d’égaux (ARI), dissi-dence du parti radical préconisantun « capitalisme sérieux et moral »,« antinéolibéral », avec le soutien dela centrale syndicale CTA ; peut-êtreau profit d’une autre figure émergen-te de « centre-gauche » ; et danstous les cas, avec un score extrême-ment élevé pour le député socialisterévolutionnaire, Luis Zamora.

Au « populisme » débridé de Rodri-guez Saa succède un style infini-ment plus « sobre et responsable ».Dans son discours d’intronisation,Duhalde a reconnu que le pays étaiten situation de faillite, affirmé que leredressement de l’économie pren-drait du temps, et lancé l’appel atten-du à accepter les sacrifices inévi-tables dans l’espoir de lendemainsmeilleurs. La parité peso-dollar, dontle maintien avait ruiné toute compéti-tivité des produits argentins sur lemarché globalisé, ce qui avait aggra-vé la récession économique, estabandonnée et la monnaie nationaledévaluée, le peso « officiel » étantdans un premier temps fixé auxalentours de 0,7 dollar. En mêmetemps commencent de nouvelles né-gociations avec le FMI pour obtenirle versement de 15 milliards de dol-lars sans lesquels le nouveau planéconomique paraît condamnéd’avance. Bush, qui s’est dit « préoc-cupé », n’a pas promis davantagequ’une « collaboration ».Les cercles dirigeants impérialistes,occupés à d’autres tâches en Afgha-nistan et au Moyen-Orient, semblentpour l’instant considérer que puis-qu’il n’y a pas de danger imminentde contagion économique (du fait dela marginalisation de l’économie ar-gentine, et grâce aux provisions surpertes passés depuis un an par lesgroupes occidentaux les plus enga-gés), une aide financière massivetelle que celle accordée dans la der-nière période à d’autres maillonsfaibles de l’économie mondiale nese justifierait pas. Cependant, lesmultinationales qui se sont appro-priés les hydrocarbures et lesconcessions de service public, et quiont réalisé ces dernières années desprofits fabuleux, après avoir priscontre les travailleurs des anciennessociétés d’État des mesures d’une

brutalité inouïe, inconcevable enFrance (parmi elles, les fleurons ducapital et de l’État français TotalFi-naElf, EDF et France Telecom),s’alarment et s’insurgent contre lefait de devoir payer des impôts, oud’être maintenant rétribuées nonplus en dollars mais en pesos déva-lués.Les travailleurs et la population vontquant à eux payer un prix encoreplus dramatique. En même tempsque la fin de la parité peso-dollar,Duhalde a annoncé la présentationd’un budget respectant la règle édic-tée par le FMI et la Maison Blanchedu « déficit zéro ». Faute de liquidi-tés, les salaires des fonctionnaireset les retraites seraient pour une lar-ge part acquittés grâce l’émissiondémultipliée des bons appelés « Le-cop », qui ne sont changeables enpesos qu’au prix d’une décote éle-vée. Dès l’annonce du nouveau planéconomique, les prix ont commencéà flamber. Pour la grande majoritéde la population et principalementles salariés, la dévaluation va doncsignifier une nouvelle perte très sub-stantielle de pouvoir d’achat. En unmot, davantage de misère et, ausens strict, de famine. Sans compterla possibilité d’une nouvelle vaguede faillites de PME nationales et d’undésengagement de certaines firmesétrangères…Celles et ceux qui par millions vien-nent de s’emparer de la rue et de ba-layer deux gouvernements, les vic-times du système qui forment l’im-mense majorité de la population,l’accepteront-ils ? Les articles ci-après nous disent que non, et quepar conséquent ce pays s’acheminevers de grands combats de classe.C’est aussi notre avis.

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L’extraordinaire massivité dusoulèvement, la victoire écra-sante sur les forces de répres-

sion, le succès que représente le faitd’avoir chassé un gouvernementd’affameurs, font des journées révo-lutionnaires de l’argentinazo [1] untournant dans l’histoire des rébel-lions populaires de notre pays. Cesjournées couronnent une décennied’intenses luttes préparatoires et ou-vrent une étape de mouvements plusradicaux et massifs, comme le dé-montre déjà le cacerolazo [2] qui acontraint le nouveau gouvernementde Rodriguez Saa à démettre lesmembres du cabinet les plus corrom-pus, et qui semble devoir liquider sonintérim.La chute d’un gouvernement civild’origine « progressiste » et au servi-ce du FMI, comme résultat immédiatde l’action directe d’une mobilisationpopulaire, a peu d’antécédents dansle monde. La réussite du soulève-ment est due à la convergence dansla lutte de l’ensemble des secteursde la population frappés par l’ajuste-ment. Cette convergence entre lestravailleurs, les chômeurs, la classemoyenne et la jeunesse a, en48 heures, démoli Cavallo-De la Ruaet leur état de siège.

L E S A C T E U R S

D E L A L U T T E

L’éclatement de l’argentinazo a étéprécédé d’une longue séquence derévoltes, inaugurée par le Santiaga-zo [3] de 1993 et poursuivie à traversles soulèvements des localités deCutral-Co et General Mosconi. Aucours des deux principales journéesde la rébellion, c’est à nouveau lamobilisation des chômeurs et pré-caires de la banlieue de BuenosAires et des provinces, réclamant dela nourriture par une action directe,qui a prédominé. Les millions de tra-vailleurs plongés dans une misèreabsolue se sont rassemblés dansleurs quartiers et, en coupant lesrues [4], ont montré la voie à tous lessecteurs mobilisés. Même si l’actionorganisée du mouvement piqueteroa eu à cette occasion une incidencemoindre, les formes de lutte qu’il a in-troduites servent maintenant de mo-dèle à toutes les irruptions popu-laires.L’argentinazo a condensé une suc-cession de grèves et manifestationsde travailleurs du téléphone, de l’aé-ronautique, de l’industrie céramique,des chemins de fer, des employésmunicipaux et des enseignants, dontl’impact a été important avant etaprès la grève de masse du jeudi13 décembre, convoquée par lestrois centrales syndicales. Commecela a été traditionnellement le casen Argentine, ces mouvements ontconstitué la toile de fond de la révolte

Claudio Katz *

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La signification de l’argentinazo

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générale. Pour la énième fois, ils ontprouvé que les grèves « servent àquelque chose » et que la classe destravailleurs – socialement très dure-ment frappée – continue de jouer unrôle décisif dans les grandesconfrontations. Quoique l’interven-tion organisée de la classe ouvrièren’ait pas eu, lors des deux journéesclés, la puissance et la force d’attrac-tion du 17 octobre [5], du cordobazoou de la grève générale de 1975,parce que la crainte d’un déborde-ment avait conduit les deux CGT etla direction de la CTA a demeurer enretrait, très loin de l’épicentre de lalutte.La classe moyenne a pris la tête del’explosion spontanée du mercre-di 19, qui a culminé dans l’occupa-tion de la Place de Mai [6]. La confis-cation des dépôts à terme et la ban-carisation forcée ont été la goutted’eau qui a fait déborder le vased’une semaine d’indignation à la por-te des banques et de plusieurs an-nées de résistance à la paupérisa-tion. Les électeurs de l’Alliance [7] quiavaient inauguré les cacerolazos àl’invitation de Chacho Alvarez ont finipar produire un vacarme assourdis-sant sous les fenêtres de son asso-cié Cavallo. Ils étaient déjà descendudans la rue lors de protestations an-térieures (par exemple, contre lesinondations), mais cette fois, person-ne n’est resté à la maison.L’importance du cacerolazo résideen ce qu’il a introduit la revendicationexplicite d’en finir avec De la Rua etCavallo à travers une manifestationen direction du centre du pouvoir, quia mis en pièces les intentions gou-vernementales de diviser la popula-tion entre « pilleurs de la banlieue »et « propriétaires du centre ». Il a en-terré l’opération « psychose du pilla-ge » montée par les services secretset les médias pour terroriser la clas-

se moyenne et parvenir à l’opposeraux « vandales ». Le gouvernementest tombé précisément parce qu’ils’est trouvé confronté au rejet par cesecteur de l’état de siège. A la diffé-rence de 1955, la classe moyennene se trouve plus entraînée dans ungorillisme [8] hostile à la classe ou-vrière et ne fournit plus une base so-ciale à des coups d’État militaires. El-le forme un secteur plus appauvri,plus laïque et plus radicalisé.La jeunesse a fait front dans la rueface à la répression. Défiant les ma-traquages, supportant les gaz lacry-mogènes, récupérant cent foischaque pouce de terrain perdu faceaux chevaux de la police montée etaux balles, elle a dans la bataille dujeudi 20 déterminé la victoire de lamobilisation. Cette action a été lebaptême du feu définitif de toute unegénération qui n’a pas subi la dictatu-re militaire, mais qui a souffert du gé-nocide social et de la brutalité poli-cière des 20 dernières années. Lesétudiants, employés et motoqueros[9] qui ont résisté pied à pied, au côtédes Mères de la Place de Mai, re-créent l’héroïsme des annéessoixante-dix. Les enfants des ac-teurs du cordobazo ont déjà à leuractif le succès d’un argentinazo etconstituent la force motrice des ba-tailles qui vont se dérouler à partir decette victoire.Le seul courant politique à avoir étéprésent au sein des quatre forces quiont convergé dans la rébellion estl’extrême-gauche [10]. Aucun élu, res-ponsable ou représentant publicd’aucune autre tendance ne s’est ris-qué dans la rue dans les momentsde répression. Ces gens savent im-proviser tous types de discours, maissont étrangers à tout engagement àrisquer leur peau au côté du peuplesur les barricades. Tandis que ladroite [11] réclamait davantage de ré-

pression et que les péronistes prépa-raient en cuisine le nouveau gouver-nement, les anciens membres decentre-gauche de l’Alliance choisis-saient de disparaître. En participantactivement à l’action, la majorité despartis de gauche a démontré uneconduite vaillante et révolutionnaire.Mais l’extrême-gauche estaujourd’hui confrontée à un défi d’unautre type : trouver le chemin d’unefusion politique avec les masses, quipermette d’ouvrir une voie vers le so-cialisme.

L A N O U V E L L E S I T U A T I O N

Le gouvernement qui avait débuté en1999 en assassinant des travailleursdans la ville de Corrientes fait sesadieux en ajoutant à son bilan 27 vic-times de la sauvagerie policière.L’état de siège n’a pas été un « ex-cès » mais une mesure réclamée partous les porte-parole de la classe do-minante (journal La Nacion,chambres patronales, banquiers,Union industrielle argentine), qui ontexigé la « restauration de l’ordre »par les vieilles méthodes des dicta-tures. C’est pour cela que le nombrede morts est double de celui advenudans la crise de 1989. Les permis detuer ont été délivrés, comme le dé-montrent l’usage d’armes à feu poin-tées en direction des organes vitauxdes victimes, l’absence d’informationdans les hôpitaux, les dénonciationsde tortures, la dissimulation depreuves en justice et l’existence d’unplan pour faire intervenir 10 000 sol-dats si la police était débordée.La victoire populaire a mis un coupd’arrêt au projet initial de militarisa-tion, placé les tueurs sur la défensiveet même face à une possible incar-cération. Les responsables directsdu massacre (Mathov et Santos) [12]

pourraient finir en prison si la mobili-

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sation contre leur impunité se pour-suit. De plus, la libération des per-sonnes emprisonnées lors des mani-festations est déjà en cours et l’onbataille pour l’abandon des chargesretenues contre tous les combattantsdu mouvement social. Le très fragilegouvernement de Rodriguez Saa sevoit également contraint de recevoirles Mères de la Place de Mai et d’en-visager l’abrogation du décret empê-chant d’extrader des militaires géno-cidaires réclamés par la justice [13].Mais si la victoire de l’argentinazo afait échouer la militarisation, elle aégalement mis en évidence l’existen-ce d’un appareil répressif préparépour intervenir contre le peuple par lefer et le feu. Si ce dispositif est de-meuré en réserve face à l’avancéepopulaire, la bourgeoisie conserveune carte contre-révolutionnairequ’elle jouera en présence d’une si-tuation extrême et qui doit être éro-dée dès maintenant. Ainsi que leprouve l’assassinat tranquille destrois jeunes de Floresta, le same-di 29, il y a de nombreux répresseursdisposés à se lancer dans une guer-re ouverte et sanglante, et dont lebras ne pourra être arrêté que parune réaction énergique, à l’image decelle qui a commencé dans ce quar-tier et tend à s’étendre à toute la ca-pitale fédérale. Il convient en outrede rester attentif à l’action de nom-breux provocateurs qui tentent ettenteront d’alimenter la « guerre despauvres contre les pauvres » [14] dé-noncée par les dirigeants piqueteros.La lutte de classes en Argentines’exacerbe de façon accélérée parceque les exploiteurs ont été mis sur ladéfensive par la mobilisation populai-re et sont effrayés. Cavallo ne péroreplus depuis son piédestal mais im-plore une protection personnellealors qu’il est conspué jusque dansson douillet refuge du sud du pays.

De la Rua s’est vu interdire de quitterle pays et les chefs de la police ten-tent d’échapper à une inculpation enjustice. Les mafieux tels que Grosso,qui pensaient pouvoir grâce au nou-veau gouvernement recommencerallègrement à piller le butin de l’État,ont été chassés en 24 heures par lerejet populaire, et le même destin at-tend tous les personnages du nou-veau cabinet qui accumulent d’épaisdossiers en justice (Franco, Frigeri,Vernet, Gabrielli). Le ménemisteBarra ne peut pas non plus prendreson café tranquillement et les jugesde la Cour suprême sont une descibles de la colère populaire. Ce cli-mat de haine envers toutes les fi-gures les plus emblématiques del’oppression est historiquement unsymptôme classique d’une révolutionen marche.La classe dominante est déconcer-tée par l’insubordination populaire etsonde diverses voies afin de désacti-ver le volcan, sans pouvoir dessineraucune stratégie stable de domina-tion. Ses penseurs n’ont pas encoredigéré le coup de la révolte, ni l’effon-drement des fantaisies néolibérales.Tous cependant reconnaissent laportée de l’argentinazo, qu’ils com-parent avec la Semaine Tragique [15]

de 1919 (Fraga), qu’ils assimilent àune « insurrection civique » (MoralesSola), auquel ils attribuent l’effondre-ment du gouvernement (M. Grondo-na) et le passage soudain à la rébel-lion active de la classe moyenne (V.Massot).L’argentinazo a également provoquéun séisme dans les cercles intellec-tuels d’un centre-gauche écrasé parla démoralisation. Les plus affligéssont les porte-parole du discours im-périaliste méprisant (« les Argentinssont incorrigibles ») et des vieux pré-jugés libéraux (« on revient mainte-nant au populisme »). Certains esti-

ment que la chute du gouvernementa été « un épisode lamentable » (N.Jitrik), d’autres considèrent qu’« il n’ya pas de peuple, seulement desbandes qui s’affrontent » (T. Abra-ham), se demandent pourquoi « lesfascistes sont toujours victorieux »(M. Giardinelli) ou insinuent que labarbarie est en train d’enterrer la civi-l isation à travers « un retour auXIXe siècle » (B. Sarlo) et au « cau-dillisme autoritaire » (T.E. Martinez).Ceux qui avaient proclamé « la findes mobilisations populaires » (J.L.Romero) [16] et la victoire de l’indivi-dualisme consumériste sont cho-qués par un soulèvement qui réfutetoutes leurs croyances. Certains enviennent, incroyablement, à mettreen cause le « manque de participa-tion » de la population au moment oùcelle-ci est au zénith de sa mobilisa-tion (E. Martinez).

L E S R E S P O N S A B I L I T É S

D E L ’ E X T R E M E - G A U C H ETous les slogans repris par les mani-festants pendant et après l’argenti-nazo ont été dirigés contre le régimepolitique. Pas seulement contre Ca-vallo et De la Rua, mais contre « tou-te la classe politique… car se sonttous des voleurs ». Ce sentiment po-pulaire est à ce point dominantqu’une semaine seulement après lachute de l’Alliance, les mêmeschants prennent déjà pour cible Ro-driguez Saa et ses « administrateurscorrompus » [17]. Le cri de « sans ra-dicaux ni péronistes, nous vivronsmieux » exprime clairement cettenausée de 18 années d’alternancede gouvernements de couleur diffé-rente mais partie prenante du mêmesystème. Un indice du rejet envers lerégime sont les nouvelles manifesta-tions en direction des tribunaux pourque démissionnent les « juges à la

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petite serviette » [18] (« on a déjàchassé De la Rua, maintenant c’estau tour de la Cour »)Mais jusqu’à présent, dans leur ma-jorité, les manifestants ne savent pasce qu’ils veulent, quelle pourrait êtrel’alternative. Dans le passé, un tel cli-mat était utilisé par les militaires pourpréparer un putsch, mais les gen-darmes sont aujourd’hui aussi dis-crédités que les politiques. A traversles médias, on voit la droite naviguerdans cette ambiance à la recherched’un point d’ancrage pour quelqueprojet réactionnaire.De par sa trajectoire et de par saconduite, l’extrême-gauche n’est pasidentifiée à la « classe politique ».Cependant, elle ne joue pas non plusun rôle de direction. Elle a pour res-ponsabilité d’empêcher une manipu-lation par la droite des sentimentspopulaires, et aussi de rechercherdes ponts entre la conscience desmasses et le projet socialiste. Onpeut discuter la pertinence du motd’ordre « assemblée constituante »pour permettre ce type de liaison (eneffet, il pose correctement la néces-sité d’un changement radical, tout enayant aussi été très manipulé par lesystème politique haï) [19]. Mais cequi est incontestable, c’est la néces-sité d’articuler des politiques, desmots d’ordre et des revendicationsqui favorisent la maturation socialistede l’argentinazo. L’expérienced’autres pays et révolutions indiquequ’une telle évolution ne s’est jamaisfaite de manière spontanée à travers« l’autoconvocation des masses ».Le fait que la mobilisation actuellesoit dépourvue d’une direction recon-nue et ne s’aligne politiquement suraucun courant représente une gran-de avancée par rapport à la domina-tion traditionnelle du péronisme.Mais la distance séparant cette mo-bilisation du socialisme constitue un

obstacle qui doit également être re-connu. Il faut chercher les moyensde le surmonter dans les délais trèscourts imposés par la crise. Fairel’éloge de la dépolitisation ou de laprésence active des organisationsd’extrême-gauche n’est pas seule-ment nocif dans la bataille pour doterle processus en cours d’un contenusocialiste, mais est encore extrême-ment dangereux face au discours an-ti-partis tenu par la droite.Le doigt accusateur du peuple dé-signe déjà les politiciens et les jugesdu système. C’est maintenant autour des banquiers, qui à travers le« corralito » [20] sont les grands proté-gés des institutions du régime. Lapropagande ouverte de l’extrême-gauche devient vitale afin que les fi-nanciers qui détiennent le pouvoirréel, au-delà des tribunaux et du Par-lement, soient identifiés par les tra-vailleurs comme le véritable ennemi.Dans l’immédiat, deux grands ter-rains complémentaires doivent per-mettre de populariser une issue so-cialiste à la crise : les organismespropres dont se dotent les massesen lutte, et le champ électoral. Cer-taines formes embryonnaires de re-présentation directe ont été pré-sentes dans l’argentinazo, mais demême que les organisations de pi-queteros et les assemblées popu-laires qui les ont précédées, elles neconstituent pas encore des formesde pouvoir alternatif. Et quoiqu’un ef-fondrement dans le fonctionnementde l’État puisse servir de déclen-cheur à leur développement rapideen tant qu’instrument alternatif auxactivités étatiques de base, person-ne ne peut prédire un tel développe-ment. L’extrême-gauche a mille foisraison de promouvoir la formation deces organismes, mais il n’y a aucuneloi de l’histoire qui garantisse leur ap-parition en masse.

Si les élections de mars se tiennent,l’extrême-gauche éveillera degrandes attentes, pour la bonne etsimple raison que le spectre politiquese trouvera exceptionnellement pola-risé entre le péronisme, le centre-gauche et l’extrême-gauche. Un telcadre permettrait de concrétiser lesaut qualitatif d’une avancée histo-rique de l’extrême-gauche, qui a déjàcommencé à se dessiner dans lesélections du 14 octobre et qui se dé-veloppe à un rythme très soutenu.Une coalition d’extrême-gauche, parexemple, vient pour la première foisd’arracher aux radicaux la directionde la Fédération Universitaire [21].Cela témoigne du type de progres-sion exponentielle qui est à portée demain si l’on sait répondre aux oppor-tunités qui se sont ouvertes.Pour avancer à ce rythme, il faut agirsans hésitations, notamment en lan-çant le plus tôt possible une formuleélectorale unitaire de l’extrême-gauche, avec des candidats ca-pables de canaliser le tournant poli-tique en cours. Dans ces conditions,l’unité devient plus qu’appropriée : el-le est absolument indispensable sil’on veut que la population puisse en-trevoir une alternative. Penser dansles termes d’une « intervention pro-grammatique » d’un petit groupe,alors que toutes les conditions sontdonnées pour un formidable sautqualitatif de l’extrême-gauche, n’aaucun sens. Il faut gérer les diver-gences de façon positive dans lecadre d’une avancée générale de laperspective socialiste et atténuer lesbatailles obsessionnelles pour l’hé-gémonie. Après l’intervention com-mune dans l’argentinazo, en particu-lier lors du meeting commun du sa-medi 22, la voie vers l’unité est main-tenant ouverte en grand.L’abstentionnisme constitue un obs-tacle à surmonter pour que l’extrê-

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me-gauche progresse, parce que labataille électorale fournit pour le mo-ment un champ très riche afin de pré-senter l’alternative socialiste à l’en-semble de la population. Il est com-plètement erroné d’opposer à cecadre la lutte dans la rue, tant qu’unpouvoir populaire alternatif n’est pasen vue, car l’extrême-gauche a enco-re besoin de gagner beaucoup d’au-torité et beaucoup de crédibilité poli-tique. Elle constitue une force poli-tique minoritaire qui peut se transfor-mer à court terme en option de mas-se, si elle prend conscience de l’oc-casion exceptionnelle qui se présen-te actuellement. Pour se proposer deconquérir le pouvoir, il faut au préa-lable gagner l’adhésion des tra-vailleurs, et cet examen reste à pas-ser. Les préjugés antisocialistes dupassé ont d’ores et déjà disparu, par-ce qu’à la différence de la période quia suivi le cordobazo et de la grèvegénérale de 1975, les Jeunesses Pé-ronistes sont un mouvement fantô-me, et qu’à la différence des annéesquatre-vingt, l’alfonsinisme [22] estprivé de toute base. Les délais seraccourcissent pour construire uneforce d’extrême-gauche à même dedonner un sens au sacrifice des 27camarades tombés et de construirela nouvelle société d’égalité et dejustice dont rêvent les militants quidescendent quotidiennement dans larue.

30 décembre 2001

* Marxiste révolutionnaire indépen-dant, Claudio Katz est professeurd’économie à l’Université de BuenosAires et chercheur au Conicet.

Notes du traducteur

1. Néologisme ou « argentinisme » intradui-sible en français. On dit d’un très beau butau football que c’est un « golazo ». La semi-insurrection ouvrière, étudiante et populairede 1969 à Cordoba, deuxième ville du pays,qui a inauguré tout un cycle de luttes, estpassée à l’histoire sous le nom de cordoba-zo. L’argentinazo est donc le nom donné augrand soulèvement qui vient de se produiredans toute l’Argentine.2. Forme de lutte consistant à descendredans la rue en frappant sur des casserolesde façon à faire le plus de bruit possible.3. Soulèvement populaire dans la ville deSantiago del Estero.4. Le corte de ruta, barrage ou barricaderoutière, est la forme de lutte privilégiée despiqueteros (ceux qui font des piquets), chô-meurs et précaires dont le mouvement etles mobilisations se sont fortement dévelop-pés ces dernières années. Voir, sur ce pointnotamment, l’article de Roberto Ramirezdans Carré Rouge n° 19.5. Le 17 octobre 1945, une immense mobili-sation ayant à sa tête les ouvriers desusines frigorifiques fit échec à un coupd’État pro-US, consolida les conquêtes ou-vrières, arracha la libération de Peron et im-posa des élections libres – remportées parPeron en février 1946. Sur le cordobazo,voir la note 1. La grève générale victorieusede juin-juillet 1975 avait été déclenchée parla décision du gouvernement péroniste del’époque de ne pas homologuer les conven-tions collectives qui prévoyaient des aug-mentations de salaire supérieures aux ob-jectifs qu’il avait fixés.6. Au centre de la capitale, cette place hé-berge la Casa Rosada (Maison Rose), siè-ge de la présidence de la République, etconstitue le lieu de rassemblement tradition-nel de toutes les grandes manifestations.7. « L’Alliance » entre l’UCR (le parti radical,formation centenaire de la bourgeoisie) et leFrepaso (Front pour un pays solidaire, de« centre-gauche », formé en partie par desdissidents péronistes) avait gagné les élec-tions présidentielles et législatives de 1999.Sa première grande crise avait été marquée

par la démission du vice-président membredu Frepaso, « Chacho » Alvarez, que celui-ci avait motivée par une dénonciation del’insuffisance de la lutte contre la corruption.8. Depuis le coup d’État militaire « gorille »ayant renversé le gouvernement de Peronle 16 septembre 1955, avec le soutien desÉtats-Unis, de l’Église et du parti radical, ceterme est attaché non seulement aux mili-taires putschistes, mais aussi aux grands etpetits bourgeois horrifiés par le péronisme,non pas du fait de sa nature de classe, à100 % bourgeoise, mais parce qu’il usaittraditionnellement d’une rhétorique anti-im-périaliste, s’appuyait sur les masses et leurfaisait des concessions.9. Les motoqueros sont les jeunes très ex-ploités qui gagnent leur vie comme cour-siers à moto ou mobylette. Leur participa-tion à l’argentinazo est déjà devenue unegeste héroïque. En chargeant sur leurs en-gins la police à cheval, en faisant circulerl’information et en aidant les manifestants àse regrouper et s’organiser, ils ont large-ment contribué à la victoire sur le dispositifde répression.10. Appelée « la gauche » dans le texte ori-ginal, comme plus généralement en Argenti-ne où il n’existe pas de « gauche » réformis-te traditionnelle telle que nous la connais-sons en Europe.11. Terme utilisé pour désigner une « droitedure », aujourd’hui très minoritaire dans lavie politique.12. Respectivement, ministre et chef de lapolice fédérale.13. Pour leurs actes commis pendant la dic-tature militaire de 1976-1982.14. Référence, notamment, aux pillages depetits commerces qui ont ruiné leurs pro-priétaires déjà paupérisés.15. Insurrection menée par un mouvementouvrier alors majoritairement anarchiste, quifit trembler la bourgeoisie en janvier 1919.16. Ce personnage homonyme n’a évidem-ment rien a voir avec l’auteur de l’article sui-vant…17. C’est-à-dire les membres de l’adminis-tration présidentielle, pour lesquels on utili-

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se en Argentine (et dans le texte original) lemot de « fonctionnaire », dans un sens évi-demment très différent de celui en vigueuren France.18. Il s’agit des membres de la Cour suprê-me, aux ordres du pouvoir exécutif et dési-gnés par lui à travers diverses manœuvres.Un ministre du gouvernement de l’ancienprésident péroniste Menem avait l’habitudede leur transmettre ses instructions par desnotes griffonnées sur de petites serviettesen papier utilisées dans les bars (serville-tas).19. Menem avait convoqué une « assem-blée constituante », qui avait modifié laconstitution afin de lui permettre de se re-présenter à la présidence.18. Ce terme désigne ici les restrictions auxretraits bancaires et tous les désagrémentsqui en résultent.19. Organisme de représentation des étu-diants de l’Université, dont les membressont élus par scrutin de listes.20. Désigne les militants et l’opinion quisoutenaient l’ancien président radical RaulAlfonsin.

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1/L’« explosion sociale » si at-tendue a fini par se produire.Les demandes de nourriture

devant les supermarchés se sonttransformées en pillages en diverspoints du pays, dans le contexted’une grève générale massivementsuivie, de l’occupation et de l’incen-die partiel de la mairie de Cordoba,de grèves et de mobilisations desemployés publics de la province deBuenos Aires afin de bloquer le su-per-ajustement du gouverneur Ruc-kauf, de l’échec de la tentative deconsensus dans les locaux de Cari-tas où le président et ses conseillersont été conspués par une manifesta-tion de travailleurs du téléphone.Dans une tentative désespérée et ir-responsable, De la Rua a décrétél’état de siège et déclenché, en parti-culier à Buenos Aires, un intermi-nable cacerolazo, des centaines decoupures de rue et des rassemble-ments spontanés Place de Mai et de-vant le Congrès. La répression bruta-le qui a fait au moins 28 morts a atti-sé la rébellion populaire. C’est ainsique s’est produit un véritable argenti-nazo qui a directement conduit à ladémission de Cavallo, à la chute dugouvernement présidé par De la Ruaet, avec un certain « décalage », à lalevée de l’état de siège.Nous pouvons de ce fait affirmer quela mobilisation populaire a obtenu

une victoire retentissante, qui génèreà son tour des conditions plus favo-rables au développement de la politi-sation, de la mobilisation et de l’orga-nisation des secteurs populaires,dans le contexte d’une nouvelle si-tuation politique que nous pouvonssans doute définir comme pré-révo-lutionnaire.Cette caractérisation devra être pré-cisée, développée et concrétisée enanalysant de façon détaillée : a) lamassivité et la puissance de la rébel-lion populaire dans les différentes ré-gions du pays ; b) les développe-ments inégaux de ses différentescomposantes (exigence de nourritu-re et pillages, actions plus ou moinscentralisées des employés publicsde l’État et des provinces, grève gé-nérale, mobilisations de commer-çants, cacerolazos et rassemble-ments populaires dans la ville deBuenos Aires, résistance civile etcombats de rue, etc.) ; c) le rôle la-mentable ou l’absence des organisa-tions traditionnelles du mouvementouvrier ; d) la relative faiblesse oumarginalité de l’intervention de laplupart des organisations composantle mouvement des piqueteros et deschômeurs ; e) le développement dela subjectivité des acteurs des mani-festations à partir d’un apolitisme ini-tial marqué ; f) les contradictions, fric-tions et y compris affrontements

Aldo Andrés Romero *

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Après l’argentinazo

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entre les différentes composantesdes mouvements, qui se sont expri-més dans les luttes de pauvrescontre des pauvres, des actes devandalisme, des vagues de paniqueprovoquées par les forces de répres-sion afin d’ouvrir la voie à des projetsautoritaires, etc.

2/En même temps, le transfertdu gouvernement au Partijusticialiste [péroniste, NdT],

à travers des manœuvres parlemen-taires ayant abouti à la nominationde Rodriguez Saa comme présidentintérimaire, chargé de réorienter lapolitique économique et de convo-quer à l’élection de nouveaux prési-dent et vice-président pour le 3 mars2002, ouvre une conjoncture aux dé-veloppements incertains. La ruptureintroduite au niveau du discours parun président qui proclame la suspen-sion du paiement de la dette exté-rieure, promet un million d’emplois etannonce un « choc redistributif » desrichesses, tout comme la prétentiondélibérée de contenir et dissoudrel’action directe des secteurs popu-laires au moyen d’élections, ont pourtoile de fond la catastrophe écono-mique et sociale, les diktats du capi-talisme globalisé et la tendanceinexorable à décharger sur lesépaules du peuple le plus grandpoids de la crise.

3/La crise ouvre une étape degrands affrontements, mais ilest hautement improbable

qu’elle puisse se résoudre à termerapproché. Le mouvement ouvrier etpopulaire devra parcourir un cheminlong et difficile avant de se trouver encondition de pouvoir, objectivementet subjectivement, postuler commealternative révolutionnaire. En mêmetemps, la lutte entre diverses frac-tions bourgeoises et l’usure des par-

tis traditionnels illustrent le fait que labourgeoisie semble loin de pouvoirformer un nouveau « bloc dominant »capable de remplacer celui qui ac-tuellement agonise. Ces deux fac-teurs permettent de prévoir que l’in-stabilité va acquérir un certain carac-tère « chronique ».Nous sommes en présence d’unevéritable crise organique dans lesens où l’entendait Gramsci. Dansce cadre, l’irruption massive de mil-lions de nouveaux acteurs de la crisepolitique introduit un ingrédient sup-plémentaire d’explosivité et d’instabi-lité, avec la possibilité de change-ments brusques vers la gauche etvers la droite. Tel est le contextedans lequel nous, révolutionnairessocialistes, devrons agir.

4/Pour intervenir dans la crise,il est nécessaire de proposeret de corriger en permanen-

ce, en fonction du développementdes événements et des enseigne-ments de la lutte de classes, un pro-gramme transitoire qu’il nous faudrasoumettre aux (et ré-élaborer avecles) masses, en tant qu’ensemble deréponses efficaces face à la catas-trophe nationale et au discours popu-liste du nouveau gouvernement.C. Katz a proposé de travailleur[dans un texte du 17 décembre 2001intitulé « Les alternatives à la criseéconomique » – NdT] autour de troisaxes (n Non-paiement de la dette ; nAugmentation des salaires et des re-traites en même temps que mise enœuvre transitoire d’une assurance-chômage, financées par le non-paie-ment des intérêts de la dette et pardes impôts sur le patrimoine, les en-treprises privatisées et les rentes fi-nancières ; n Contrôle direct desbanques et des entreprises qui com-mandent l’économie, incluant la ré-étatisation des entreprises privati-

sées, sous le contrôle démocratiquedes travailleurs et des usagers), arti-culés non pas dans l’optique illusoired’une « humanisation du capital »,mais dans celle d’une transformationsocialiste. Luis Becerra et AndrésMéndez ont également proposé deséléments pour une issue anticapita-liste dans la revue Herramienta n° 17[voir son site Internet, www.herra-mienta.com.ar, NdT]. Ces apportsainsi que d’autres constituent unpoint de départ, qui doit être retra-vaillé en s’ajustant au contexte né del’argentinazo.En même temps, il nous faut avancerdes propositions d’action et d’organi-sation adaptées en permanence audéveloppement des événements,notamment en fonction des dévelop-pements des différents mouvementssociaux. Le centre de notre activitédoit être mis sur l’intervention depuisen bas sur la base de telles proposi-tions, en comprenant qu’un aspectfondamental de cette intervention estla « patiente explication » de la poli-tique et de la perspective révolution-naire du socialisme à travers sespropositions concrètes et la propa-gande sur la nécessité de lutter pourune transformation socialiste dans lepays et en Amérique Latine.

5/Pour relever les défis del’heure et développer l’inter-vention signalée précédem-

ment, il est également indispensabled’articuler une politique en directionde l’ensemble de l’extrême-gaucheet pour les prochaines élections. Ilnous faut dénoncer tant la criminelleparabole du gouvernement radicalque la vélocité et l’impudence aveclesquelles le péronisme s’est installéà sa place, la manipulation éhontée àtravers laquelle il tente d’assurer savictoire en mars prochain. Si cettedénonciation coïncide avec une évo-

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lution dans le même sens des prota-gonistes de l’argentinazo, il sera pos-sible de développer une puissantecampagne contre le cirque électoral.Mais nous devons aussi nous prépa-rer à développer une interventionélectorale commune de l’extrême-gauche politique, sur la base d’un ac-cord minimal sur des mesures anti-capitalistes, qui aide à donner uneexpression et à favoriser la participa-tion politique directe de millions dejeunes et de travailleurs. Quoi qu’ilen soit, il est nécessaire pour impul-ser cette bataille politique de recon-naître et d’apprécier à sa juste valeurla place privilégiée que Luis Zamoraoccupe, indépendamment des fai-blesses de son organisation poli-tique. Il serait sectaire d’ignorer pluslongtemps sa capacité de dialogueavec des secteurs de l’avant-gardeet des masses, tout comme le conte-nu révolutionnaire de ses positionsgénérales. Sa présence dans la rueet son intervention à l’assemblée lé-gislative confirment et renforcent cet-te caractérisation.

6/Enfin, mais ce n’est pas lemoins important, il nous fautrenforcer la dénonciation de

la colonisation impérialiste du paystout comme de la croisade guerrièrelancée par Bush, avec son impactsur l’Amérique Latine et le pays, enluttant contre tout envoi de soldatsen Afghanistan, contre l’interventionUS en Colombie, contre la tenue demanœuvres et l’installation de basesimpérialistes dans notre pays.Sur un autre plan, les répercussionsdes récents événements facilitent etexigent une activité visant à établirdes liens de coopération et de solida-rité avec les organisations socialeset les forces d’extrême-gauche au ni-veau international et continental.23 décembre 2001

* Aldo Andrés Romero est membredu comité central du MAS (Mouve-ment vers le socialisme) ainsi que duconseil de rédaction de la revue Her-ramienta.

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Nous sommes encore trop prèsdes barbares attentats de NewYork et de Washington pour

en apprécier toutes les consé-quences internationales.Le tapis de bombes qui a ravagé l'Af-ghanistan, pantelant de misère aprèsdes décennies de guerres, commel'agression militaire contre le peuplepalestinien, sont autant de succès del'impérialisme américain : aux yeuxdes peuples du monde, Bush appa-raît invincible. D'autant que, depuisle 11 septembre, à peine le présidentdes États-Unis claque-t-il des doigtsque Blair, Schroeder, Chirac, Jospinse précipitent à son service, tels deslaquais. Bush les traite d'ailleurscomme des supplétifs.C'est dans ces circonstances quel'euro est devenue réalité historique.À l'initiative de l'Allemagne et de laFrance (Kohl - Mitterrand), l'objectifde la monnaie unique a été réalisé,imposé dans chaque pays avecconstance, pugnacité. Partout le capa été maintenu. Les « critères » deMaastricht ont été respectés : pland'austérité, ouverture à la concurren-ce des services publics, déréglemen-tation, blocage des salaires, indé-pendance des banques centrales,création de la B.C.E., véritablecontre-gouvernement économiqueaux ordres des marchés boursiers,baisse des charges patronales et del'impôt sur le revenu, préparant latentative de privatisation de la sécuri-

té sociale et du système des re-traites. C'est un événement considé-rable qui implique une dynamiquepolitique. Les gouvernements de lazone euro, se soutenant les uns lesautres, adossés aux institutions eu-ropéennes, vont multiplier dans lesmois, les années qui viennent lesagressions contre les salariés pourbaisser les salaires, les charges,« assouplir » le marché du travail,c'est-à-dire mettre en cause servicespublics, droits, statuts et garantiessociales. La coalition politique despartis bourgeois et « ouvriers » [1],unie aux bureaucraties syndicalessont parvenues, d'alternance en al-ternance, à imposer l'Euro, ce quepeu d'entre nous croyaient possible.C'est évidemment une défaite poli-tique majeure pour celles et ceux quivivent de leur travail. C'est donc unevictoire du capital.Impossible d'aborder l'examen de lasituation politique française, sansavoir à l'esprit ces éléments. Nonpour broyer du noir ou manifester unincorrigible catastrophisme maispour cerner au plus près les condi-tions dans lesquelles doit se menerla réflexion. La vérité c'est que lesclasses exploitées doivent, danschaque pays, affronter leur gouver-nement soutenu par les institutionseuropéennes, excipant d'un « droit »qui prétend s'élever au-dessus deslois, règles et droits nationaux, fon-der une légitimité au mépris de la dé-

« C'est après l'événement que tout commence » (Ramuz)Charles Jérémie

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L'urgence politique

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mocratie représentative. Bref, depuisMaastricht (de Mitterrand jusqu'àChirac-Jospin) la position de la bour-geoisie française s'est par voie deconséquence, singulièrement renfor-cée.Et cependant, malgré le rapport deforces favorable à l'échelle euro-péenne, rarement les acteurs essen-tiels, président de la République,premier ministre, auront semblé à cepoint déphasés de la réalité sociale,politique, alors que dans quatremois, se succéderont élections prési-dentielles et législatives. Qu'on en ju-ge.

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Présentant aux citoyens-téléspecta-teurs sa « probable » candidatureaux élections présidentielles, le Pre-mier ministre a déclaré : « Quand onfait de la croissance, les entreprisesont des carnets de commandes rem-plis et font du profit. Ils n'ont pas à seplaindre d'un gouvernement qui a étécapable d'opérer de grandes restruc-turations industrielles et de maîtriserles comptes publics… Je pense quenous avons bien travaillé ».Le Premier ministre dit vrai. D'ailleursLes Échos du 20 novembre accordeau « probable » candidat la médaillede meilleur privatiseur tous gouver-nements confondus :« Privatisations : Jospin a doublé ladroite ». Et de préciser : « le bilanmontre que Lionel Jospin aura en-caissé et dépensé 40 milliards d'eu-ros (environ 260 milliards de francs)en cinq ans. Soit près du double dece qu'avaient réalisé ensembleÉdouard Balladur et Alain Juppé de-puis 1993 ».Dans la même émission de télévi-sion, Lionel Jospin précisait qu'éluprésident, il réglerait en « cinq ans »le problème des retraites, reprochant

à Alain Juppé (maladroit !) d'avoirprovoqué les grèves et les manifes-tations de 1995… La « solution »,précise Michel Rocard, sera « trèsdouloureuse », mais Jospin le fera…Irréel ?Non. Sincère, sans fard, Lionel Jos-pin s'avance sur l'avant-scène élec-torale, son C.V. d'homme d'État à lamain, clamant à destination de labourgeoisie française, qu'il est« meilleur », plus « apte » que Chi-rac, à mettre en œuvre avec efficaci-té, la mondialisation en France.Et pour bien être compris, pour prou-ver que son passé ne l'embarrasseplus, il choisit d'écrire un livre-pro-gramme avec… Alain Duhamel.L'homme a toutes les qualités. Édito-rialiste de Libération, de France2, ilfut successivement giscardien, bar-riste, balladurien. Depuis 1997, ilsoutient Jospin, son gouvernement.Il incarne politiquement le centre.L'alliance Jospin-Bayrou.Ainsi, pour la première fois dans l'his-toire de la Ve république le candidatde « gauche » se présente ouverte-ment comme le meilleur… hommepolitique du capital ! Ayant gouvernécinq ans à son profit, il se présentecomme l'un des siens, sans hypocri-sie. L'horreur économique a donnénaissance à son expression poli-tique.En cela, cette élection présidentielleinaugure la fin d'un long cycle poli-tique. De 1965 [2] jusqu'en 1995, lecandidat de « gauche », la main surle cœur, s'affirmait comme le porte-parole des salariés, des pauvres,des sans-voix, etc. Mitterrand en lamatière était un expert. Il dénonçaitd'autant plus la « dictature de l'ar-gent » qu'il sut protéger le capital fi-nancier.De fait, pour mieux défendre l'État etbien sûr la propriété privée, surnombre de points, gauche et droite

s'opposaient formellement : servicespublics, l'Europe des travailleurscontre celle du capital, l'école laïque,les retraites, la sécurité sociale, ladéfense du statut des fonctionnaires,les nationalisations, évidemmentl'élargissement des libertés démo-cratiques… Les partis ouvriers sedistinguaient clairement des partisbourgeois, et les salariés globale-ment se reconnaissaient dans leP.C. et le P.-S.Cette époque est révolue.Cette fois, nous avons deux candi-dats pour un programme commun.Jospin et Chirac auront, à quelquesdétails près, le même programme.C'est évidemment le résultat d'une« cohabitation » exceptionnellementlongue : cinq ans. Sur l'essentiel, laconstruction européenne, lesguerres aux côtés de l'impérialismeUS, les engagements budgétaires,les réformes constitutionnelles, Chi-rac et Jospin ont gouverné deconcert, parlant « d'une mêmevoix ». [3]

Comme aux États-Unis, où démo-crates et républicains s'inscriventdans la même logique capitaliste, lacampagne sera donc affaire de« communicants », de couleurs decravates, les épouses souriront avecentrain, les partis fourniront des figu-rants pour la claque. On ne se paye-ra pas de mots, de convictions, maisde formules publicitaires.Après les affrontements avec les en-seignants, les salariés des finances,les fonctionnaires, l'éviction d'Al-lègre, de Sautter, de Zucharelli, ladislocation du premier gouverne-ment Jospin (en février 2000), nul necroit plus à la possibilité de donner lechange sur le fond. « La fonction pré-sidentielle, déclare F. Hollande, doitêtre réhabilitée ». C'est d'ailleurs lesens du livre publié par le directeurde cabinet du premier ministre.

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Qu'écrit, en substance, OlivierSchrameck ? Il faut mettre un terme àla cohabitation. Revenir à une pra-tique saine, cohérente, des institu-tions de la Ve république. C'est-à-diresupprimer le petit espace de libertécréé par la cohabitation, expressiondes contradictions d'un bonapartis-me abâtardi ! Pour la première foisdans l'histoire de la Ve République,c'est un haut fonctionnaire gouverne-mental qui devient le premier porte-parole du futur candidat socialiste etqui avec son accord détermine l'ob-jectif : restaurer en la modernisant laVe République.Les deux (principaux) candidats au-ront donc, à quelques formules près,le même programme anti-ouvriers :retraites, réforme de l'État, fonds depension, baisse des charges, réfor-me fiscale, sécurité sociale, «tout sé-curitaire », etc… Lionel Jospin sedistinguant de Jacques Chirac sur unseul point : celui de l'intégrité indivi-duelle.Les deux candidats vont mener unecampagne courte, au galop. C'estcompréhensible. Ils vont dire la mê-me chose : l'exercice risque d'être vi-te lassant. En attendant le « désir »(!), que Lionel Jospin espère voirmonter parmi les Français pour qu'ildevienne président, prend desformes inattendues. D'autant que l'in-téressé, décidément coupé du mon-de que nous connaissons, espèredes « compliments » pour son bi-lan…

P O L I C I E R S

E T G E N D A R M E SEn quelques jours, Daniel Vaillantd'abord, Alain Richard ensuite ontcédé aux revendications des poli-ciers et des gendarmes. Ce qui apermis aux internes en grève depuiscinq semaines (auxquels en re-

vanche Kouchner et Guigou refusentde donner satisfaction) d'être matra-qués par des policiers augmentés etsatisfaits !L'histoire est un raccourci illustrant lapolitique gouvernementale.Interpellé à l'Assemblée, le ministrede la Défense a caractérisé le mou-vement des gendarmes comme« Une crise sérieuse de l'État danslaquelle chacun devait prendre sesresponsabilités… »La Croix résume parfaitement la na-ture de cette « crise de l'État » : « Untabou national a sauté sans qu'appa-remment quiconque y trouve à redi-re. Des militaires, disciplinés par dé-finition et par fonction, ont fait pour lapremière fois irruption dans le champsocial. C'est une première, et ce n'estsûrement pas une dernière » [4].1 000 francs par mois, du matériel(voitures, ordinateurs, gilets pare-balles) et 4 500 créations de postes,voilà ce qu'en substance les gen-darmes ont obtenu après quelquesjours de manifestations, et une jour-née de négociations.Négociations ?Le Figaro Magazine, qui ne passepas pour un brûlot anti-militariste, in-terroge le général Lorant, inspecteurgénéral des armées, plus haut gradéde la gendarmerie, qui assistait le mi-nistre Alain Richard lors de sa ren-contre avec les représentants des…mutins.« Question : Comment s'est passéecette journée ?Réponse : Tendue. Un gendarme adonné le ton au début : “Noussommes venus écouter vos proposi-tions. Si ça ne nous convient pas, ons'en va ! ».Voilà qui devrait servir aux dirigeantssyndicaux qui acceptent de négociersur l'ordre du jour du patronat ou dugouvernement.Bref, par la manifestation, illégale

pour les militaires, policiers et gen-darmes ont obtenu ce que doua-niers, salariés des hôpitaux, éduca-teurs, surveillants de prison, méde-cins, avocats, personnels de la cultu-re, etc. tentent d'arracher depuis desmois [5]. L'éditorialiste de Libérationcommente cette situation. « En ma-tière de lutte sociale aujourd'hui,mieux vaut être gendarme en unifor-me qu'ouvrier chez Bata ».Nul doute que les salariés vont tirerles mêmes conclusions.Une course est maintenant engagée.Entre le gouvernement et les grèvesqui fusent, qui l'emportera ?Les salariés arracheront-ils satisfac-tion à leurs revendications ? Nul nepeut répondre à ces questions. Cequi est certain, c'est que la tensionsociale [6] croît, la tendance à la radi-calisation s'accentue. Il faut tout l'artdes bureaucrates syndicaux (unis enla matière) pour diviser, multiplier lesjournées d'action, les grèves par-tielles, tournantes, etc. Cette efficaci-té est relative. Les appareils syndi-caux sont faibles : le gouvernement,le patronat sont à la merci d'un« coup de tabac » des salariés. Unmouvement spontané, uni, peut ba-layer toutes les défenses dans unsecteur.Résumons l'état des lieux institution-nel :n La gauche plurielle n'existe plus.n Chaque formation aura son candi-dat.n Chaque candidat, Hue, Chevène-ment, Mamère, n'existe qu'en atta-quant le gouvernement qu'ils ontsoutenu, voire auquel ils ont partici-pé.n Chacun lâche une partie de la véri-té. Lors de la dernière discussion surle « projet de loi de modernisationsociale » à l'Assemblée nationale,Georges Sarre déclare au Figaro :« Avec cette loi, le P.C. a rendu un

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fier service au patronat ». Ce qui estvrai.De son côté, Marie-Georges Buffetaffirme le 16 décembre que « si onveut mettre en échec la droite, c'estmaintenant qu'il faut agir, et agir àgauche ». Donc, avant, ce n'était pasle cas : c'est exact.n Chaque candidat de « l'ex-gaucheplurielle », rabatteur de voix pour lesecond tour, cherche… sa gauche.Sauf le Parti socialiste qui, résigné,présente un programme électoral Le-louchien, intitulé « La vie en mieux, lavie ensemble »Responsable du « projet », MartineAubry ne cherche même plus à don-ner le change. La lecture de ce textedémoralise d'ailleurs les meilleuresvolontés. Ainsi, l'éditorialiste du Mon-de, Laurent Mauduit, conclut-il sonarticle consacré aux « fortes ambi-guïtés » du projet socialiste, en cestermes : « Ce texte apparaît de bouten bout très confus. Pour ne pas direun peu cynique ». Laurent Mauduitest sévère avec Martine Aubry. Com-ment la rédactrice aurait-elle pu faireautrement ?Que promettre quand les« 35 heures » se traduisent par l'ins-tauration de la flexibilité, le blocagedes salaires et sont subventionnées,au profit du patronat (!) par les fondsde la sécurité sociale, c'est-à-dire parle salaire différé !Comment éviter les « ambiguïtés »quand Laurent Fabius avec la loi sur« l'épargne salariale » offre aux mar-chés boursiers les liquidités dont il abesoin en attendant les fonds depension ?Comment trouver les mots alors queles fonctionnaires savent que les diri-geants-ministres du PS piaffent d'im-patience à mettre en œuvre la « ré-forme de l'État » battue en brèchepar les grèves et les manifestations ?Martine Aubry sait l'exercice pro-

grammatique impossible. En fait, ceque le Maire de Lille et quelquesautres préparent… c'est leur avenir.Ils ne croient pas vraiment à la victoi-re. D'autant que, lors des électionsmunicipales, cette politique a été du-rement sanctionnée, le P.C. et le P.-S. perdant des dizaines de mairies.Le seul fait que Chirac, politiquementdévalué, enfoncé dans les affaires,traqué par les juges, apparaisse enmesure d'être réélu est totalement ir-réel.C'est l'abstention populaire massive,certaine, le rejet que le PS et le PCvont provoquer parmi les salariés,qui peuvent permettre à la droite ras-semblée d'espérer l'emporter… mal-gré son candidat !Nous aurons l'occasion d'y revenirdans le prochain numéro, mais si leshypothèses que nous dégageons seconfirment, alors les prochainesélections seront marquées par undouble séisme.n La disparition du PCF comme partinational.n L'explosion du Parti socialiste.Une époque s'achève. Même sur leslibertés, P.-S. et P.C. bazardenttoutes leurs traditions démocra-tiques. Après avoir adopté, au nomde la lutte contre le terrorisme, desmesures liberticides dénoncées pardes centaines d'avocats et la Liguedes droits de l'homme, la majoritéplurielle sort sa matraque.Sur la « sécurité », le Parti socialisteaffirme dans les mots, et dans lesfaits, une orientation qui est iden-tique au R.P.R. ou a l'U.D.F. [7]. Lajeunesse est dorénavant rendue res-ponsable de sa désocialisation, desa précarité. Les banlieues doiventpayer pour leur misère. Julien Dray,« spécialiste de la sécurité », refusede sombrer dans « l'angélisme ». Les« bavures » (meurtres de jeunes) semultiplient dans les banlieues lais-

sées à l'abandon, à la mort écono-mique et sociale. Il y a cinq ans, leP.-S. évoquait un plan Marshall pourles banlieues ; la répression estmaintenant, ouvertement, la seulepolitique sérieuse envisagée. Nou-veaux convertis, les socialistes vontlà aussi montrer de quoi ils sont ca-pables…Qu'on nous comprenne bien. Il fautévidemment refuser violence et dé-linquance. Mais cette situation est laconséquence de la crise du capitalis-me qui, depuis des décennies, rendles pauvres plus pauvres, les exclusplus exclus. L'économie de marchécrée, engendre la société de marché.On ne régule pas la déréglementa-tion. C'est impossible. Les jeunesdésocialisés sont nés dans la misè-re. Vols, délits, violences, trafics dedrogues sont quelques aspectsd'une réalité qui porte un nom : pau-périsation.Exagération ?Les responsables des restaurants ducœur viennent de l'annoncer : cetteannée, c'est plus de soixante millionsde repas qui seront servis. Tous lesrecords seront battus. Ils dénom-brent plus de 500 000 démunis, sansaucune ressource. Les jeunes, préci-se un responsable dans le Nord, sontparmi les démunis de plus en plusnombreux et on rencontre mainte-nant des « travailleurs pauvres » quine gagnent pas assez pour mangerdeux fois par jour et payer un loyer…La pauvreté gangrène toute la socié-té. La précarité broie tous les re-pères.Ayant abdiqué toute politique anti-capitaliste, P.-S. et P.C.F. construi-sent plus de prisons, recrutent plusde policiers, alors que polices muni-cipales et milices privées se multi-plient. Comme aux États-Unis.Justement. Parlons des États-Unis.Depuis le 11 septembre, 624 411

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emplois y ont été supprimés. Pourl'ensemble des onze premiers moisde l'année, les suppressions d'em-plois ont atteint 1 795 292, soit quasi-ment trois fois le nombre de licencie-ments annoncés pendant toute l'an-née 2000 (Le Figaro économique6 décembre).Récession aux États-Unis, au Japon,en Allemagne ; il semble impossibleque la France échappe à cette situa-tion. Faillites de grandes compa-gnies (Swissair, A.O.M., Moulinex,Sabena), restructurations à marcheforcée : à nouveau le chômage va ex-ploser. La précarité s'accroître enco-re. L'insécurité, la violence, l'écono-mie maffieuse et criminelle vontprospérer. Le capital provoque lechaos, le désordre, le désespoir.L'Expansion affirme que l'année2002 sera sur le plan économique laplus difficile depuis 1945…À ce degré de mise en cause desconditions d'existence de ceux qui vi-vent, qui veulent vivre de leur travail,la question est posée : quelle initiati-ve, quelle action peut stopper cetteentreprise de dislocation de la socié-té ?Que faire pour arrêter le massacre ?Voter pour Jospin ? Plaisanterie. Il amené, il mènera la même politiqueque Chirac. Avec plus de cohérence,de talents.

L ' U R G E N C E P O L I T I Q U E

Pour garantir les retraites du privé,du public à 37,5 annuités ; pour stop-per le chômage, supprimer la préca-rité, l'annualisation des 35 heures,défendre les services publics encoreexistants, renationaliser sans indem-nités ni rachat ceux qui ont été priva-tisés, pour que l'éducation nationale,la culture, soient au cœur d'une ac-tion gouvernementale démocratique,il faut rassembler chômeurs, salariés

du public, du privé, jeunes et retrai-tés dans, par la grève générale.Ce n'est ni un remède miracle, ni ungadget. C'est maintenant une néces-sité. Une urgence politique.Ce ne doit pas être un simple motd'ordre d'agitation, mais l'axe de tou-te politique anti-capitaliste, anti-mon-dialisation, anti-gouvernementale sé-rieuse.Il faut préparer la grève générale.Oser, énoncer cette vérité, simple,claire, en finir avec les généralitéssur le mouvement social.Hier une majorité de salariéscroyaient encore que les élections,l'alternance pouvaient changer la si-tuation, au moins freiner la dégrada-tion. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas.L'abstention, toujours plus grande,l'atteste. Or l'abstention est une ré-ponse passive, sans issue. L'absten-tion laisse les mains libres au capital,aux appareils.Contre un gouvernement (de« gauche » ou de droite) adossé auxinstitutions européennes, lié au FMI,défendant les intérêts des « entre-prises », il faut maintenant mettre enavant l'action directe, la force dunombre, de l'unité de classe, seuleen mesure de faire reculer les as-saillants.Il s'agit d'une bataille politique.Si les candidats de LO, de la LCR, duPT veulent être utiles aux salariés (etils peuvent l'être), c'est cette ques-tion qu'ils doivent, nous semble-t-il,mettre au centre de leur bataille poli-tique. Seule la préparation d'une mo-bilisation d'ensemble, tous en-semble, situera la campagne électo-rale de ces candidats sur un terrainde classe, compréhensible par tous.Le danger de voir dans les mois quiviennent la société reculer qualitati-vement sur le plan social, écono-mique, politique, ne relève pas dupronostic apocalyptique.

Il suffit de suivre l'histoire qui s'écriten Argentine. Il suffit de passer laManche et d'aller voir ce qui existeen Angleterre, au pays des mer-veilles de Thatcher-Blair. Il faut stop-per tout cela. Il faut contre-attaquer.Il faut la grève générale.Les rares militants du PCF et du PSfidèles à leurs engagements serontde ce combat : la plupart des mili-tants syndicaux (à l'exclusion des bu-reaucrates) s'engageront dans cettebataille. Les salariés du public, duprivé, entendront cette nécessité :aucun bureaucrate ne pourra y résis-ter. Il s'agit de les submerger. Natu-rellement, il ne suffira pas de parlerde la grève générale pour qu'elle in-tervienne. Rien n'est simple s'agis-sant de la préparation politique d'uneinsurrection sociale des forces vivesde la société. Mais les centaines demilliers de femmes, d'hommes, quivoteront pour l'extrême gauche peu-vent devenir les acteurs d'une telleentreprise. C'est, répétons-le, une af-faire politique, qui appelle pour lesmilitants, débats, initiatives. Pas unebaguette magique.À Carré Rouge, nous n'avons pasvocation à formuler des motsd'ordres d'actions ultimatistes [8].Nous sommes une revue et nous nevoulons d'aucune manière nous sub-stituer aux groupes et aux organisa-tions existantes. De surcroît, notreexpérience militante nous a vaccinéscontre la prétention à répondre à unesituation complexe par un seul motd'ordre d'action, au risque d'écrasertoutes les nuances. Si nous soumet-tons la grève générale à la discus-sion des militants, c'est qu'il noussemble que cette perspective seral'axe de la vie politique, sociale, desmois qui viennent.Les salariés au sens large du termesont dans une situation paradoxale.Depuis cinq ans, la « gauche pluriel-

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le » a aggravé leur situation, maisgrâce à leurs combats, à leurs résis-tances, ils sont debout, prêts à agir.L'action engagée par les salariés deLu-Danone, le 9 juin 2001, constituaitun premier signe de cette disponibili-té. La manifestation fut un réel suc-cès. C'est un point d'appui. Aux élec-tions, une couche significative de sa-lariés et de jeunes votera pour lescandidats de LO, de la LCR ou dePT. Ceux-là affirmeront leur volontéde se rassembler contre les candi-dats du capital, sans illusions électo-rales. Les salariés savent que, pourfaire reculer la droite et la gaucheunies au patronat, adossé aux insti-tutions européennes, il faut une lutted'ensemble, vigoureuse, totale. Lagrève générale est dans l'air. Elle ré-pond à un besoin. Celui de forger laconfiance, de rassembler, d'unifierau-delà des statuts, des corpora-tions, des métiers. Préparer la grèvegénérale, c'est mobiliser le bas de lasociété. C'est rassembler lescouches profondes, la jeunesse.C'est un travail dans la durée, maisqui peut aboutir. Ni par le bulletin devote, ni par des luttes classiques, lesplans du capital ne seront battus enbrèche. Il faut restituer à la grève gé-nérale son sens politique historiqueprofond.La grève générale est une politiquesérieuse, raisonnable, à l'opposé detoute attitude, ou pose gauchiste. Etcette démarche conduit naturelle-ment à poser au cœur de la cam-pagne électorale une question : quidoit gouverner le pays et pourquoi ?

« T O U T

R E C O M M E N C E R ! »Depuis l'alternance de 1981, nous vi-vons au rythme des « gouverne-ments du marché ». Une équipe,composée d'énarques, d'avocats

d'affaires, succède à l'autre. La majo-rité exerce le pouvoir gouvernemen-tal, l'opposition se repose… et seprépare en « conseillant » les chefsentreprises. C'est l'alternance. Lespartis ouvriers-bourgeois se sontusés à la tâche. Ils sont en voie dedisparition, comme hier la SFIO lami-née par son soutien aux guerres co-loniales et à de Gaulle. Avec des dif-férences de taille par rapport à cetteépoque. Le Mur de Berlin est tombé,l'ex-parti stalinien est au dernier sta-de de l'agonie.À de nombreuses reprises, différentsrédacteurs ont écrit sur la nature dela social-démocratie. Ainsi, Charles-André Udry écrivait-il : « La social-dé-mocratie (sous la forme du New La-bour ou du PDS italien) représenteaujourd'hui une force politique qui nepeut plus être analysée dans lestermes traditionnels du “parti ouvrierbourgeois”, du “restaurant ouvrieravec cuisine bourgeoise”.La fonction organique entre lescercles centraux de la social-démo-cratie et le grand capital privé (parexemple en France, dans le cerclede l'industrie crée par DominiqueStrauss-Kahn) fait de ces partis lesvecteurs efficaces d'un projet social-libéral, s'inscrivant dans un bipartis-me émergeant qui rend caduques lesapproches “traditionalistes” sur leschangements de majorité gouverne-mentale (gauche-droite oul'inverse) ». (Charles-André Udry,Carré Rouge n° 9. Novembre 1998).Poursuivant la réflexion, notre amiFrançois Chesnais écrivait dans len° 12 de Carré Rouge : « Il est clairque le personnel dirigeant du Partisocialiste se meut plus aisémentdans la mondialisation que celui despartis traditionnels de la bourgeoisie,notamment du RPR. Du fait de lacombinaison particulière d'originessociales (où la fortune héritée est de-

meurée l'exception) et de la forma-tion reçue (l'Ena, la haute fonctionpublique et financière en France,mais aussi, pour l'entourage, delongs passages à la Commission eu-ropéenne ou dans les institutions fi-nancières internationales de Wa-shington), nous sommes en présen-ce d'un personnel politique moins en-clin à être “englué dans le national”que celui des partis de “droite” tradi-tionnels. Ce sont des gens aptes à“comprendre le système mondial” età penser les intérêts particuliers ducapital financier français (au moinsdans certaines de ses formes, car ilssont hostiles à l'impérialisme colonia-liste traditionnel) dans le contexte de“l'intérêt général” de la dominationimpérialiste dans son ensemble ».Ces deux citations illustrent parfaite-ment le trajet effectué en cinq anspar le gouvernement de Lionel Jos-pin. Les principes de gestion capita-liste des entreprises ont été, dansune large mesure, appliqués… aupays tout entier. C'est la « corporategovernance ». La politique des ac-tionnaires. Évidemment, jamais cettestratégie n'aurait pu voir le jour sansle soutien actif du PCF. Robert Hue araison de le répéter : sans les voixdes députés communistes, pas de« majorité plurielle ». Les dirigeantsdu PCF vont d'ailleurs en payer leprix fort lors des prochains rendez-vous électoraux. N'en déplaise à noscamarades de Lutte Ouvrière et de laLigue Communiste, la social-démo-cratie comme l'ex-parti stalinien nesont plus des partis ouvriers. On ver-ra d'ailleurs, même si ce critère n'estpas déterminant, que peu d'ouvrierset de salariés du rang, pour ne riendire des chômeurs, voteront pour cespartis lors des prochaines élections.Le P.-S. et le P.C.F. n'ont plus deliens militants réels avec la massedes salariés. Les appareils sont de

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plus en plus réduits à eux-mêmes.Nous entrons dans le troisième millé-naire dans une configuration poli-tique totalement bouleversée dumouvement ouvrier. Pas seulementsur des décombres. De nouveauxéléments sont présents. Des raisonsd'espérer existent, mais selon la for-mule de Trotsky à la fin des annéestrente : « Il faut tout recommencer ! ».Naturellement, l'efficacité devraitconduire les organisations révolu-tionnaires à s'unir. C'est un rêve. Lespetits appareils craignent, plus quetout, l'existence d'une formation dé-mocratique unifiée. C'est ainsi, et si-non aux marges, rien ne changerasur ce point à court terme.Seules de puissantes luttes desclasses permettront d'avancer entermes neufs, novateurs, vers la for-mation de nouveaux partis démocra-tiques, révolutionnaires.Nous savons que les salariés doiventdiriger la société, proposer une nou-velle architecture économique, éco-logique, sociale, politique. L'élabora-tion d'un projet, d'un nouveau pro-gramme de transition pour le socia-lisme démocratique (en admettantque ces termes soient encore lesbons) apparaît nécessaire. Ce nepeut être un projet national, mais in-ternationaliste. Au moins européen.Un tel travail d'élaboration, un projetanti-capitaliste, un programme degouvernement ne peuvent voir lejour, indépendamment du combat vi-vant, concret, contre le capital enFrance et en Europe.De 1936 à 1968, la classe ouvrièrefrançaise a multiplié les grèves géné-rales sectorielles (des fonction-naires, des mineurs, de la presse,etc.) ou totales. Les salariés françaisont le sang chaud. C'est probable-ment l'une des explications à cequ'on nomme « l'exceptionfrançaise ». Par ailleurs, à la différen-

ce de l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne,le Portugal, jamais depuis la Com-mune de Paris les salariés n'ont étéécrasés physiquement par la réac-tion ; et jamais non plus la bourgeoi-sie ne l'a emporté dans un choc fron-tal comme Thatcher contre les mi-neurs. Au contraire. En 1963, deGaulle doit reculer devant la grèvedes mineurs, et en 1995, Chirac-Jup-pé ont été quasiment submergés parles cheminots et les salariés de laRATP.Le seul moment où une trêve durablede la lutte des classes s'est installée,c'est à partir de l'élection de FrançoisMitterrand. Les espoirs et les illu-sions des salariés en l'union de lagauche au pouvoir lui ont coûté cher :désindexation des salaires, dérégle-mentation, privatisations et surtoutavec les grandes « restructurations »industrielles, création d'une arméede millions de chômeurs. À certainségards, le jospinisme est le dernieravatar du mitterrandisme.En 1968, la grève générale n'est pastombée pas du ciel ; elle fut, dansune situation donnée, préparée parl'action de « groupuscules ». D'uncoup, une France qui « s'ennuyait »s'est massivement passionnée, poli-tisée.Les salariés vivent, aujourd'hui, dansdes conditions économiques et so-ciales infiniment plus difficiles qu'en1968. C'est peut-être dans la naturede « l'exception française » qued'inaugurer le XXIe siècle par un évé-nement grandiose. Discutons-en. Etbonne année à tous.

Notes1- Ainsi on a entendu Chirac et Jospin pré-senter leurs vœux, chacun s'attribuant le rô-le essentiel dans la mise en place de l'eu-ro…2- Première élection présidentielle au suffra-ge universel.

3- Pour illustrer notre propos, renvoyonsnos lecteurs à la dernière initiative « euro-péenne » des deux « têtes de l'exécutif ».L'alliance passée par Jospin et Chirac pourimposer Giscard d'Estaing comme présidentde la convention sur l'avenir de l'Europe,contre les candidats socio-démocrates, àcommencer par Jacques Delors !4- Il n'a pas fallu attendre longtemps. Pré-sentant au nom des Armées ses vœux auChef de l'État, le chef d'État-Major a récla-mé pour tous « les personnels » les avan-tages obtenus par les gendarmes.5- Rappelons que policiers et gendarmessont en charge du plan vigipirates et que la« France est en guerre » aux côtés desEtats-Unis… Sourions.6- Edouard Balladur, qui n'est pas un mé-chant, sans doute vexé d'avoir été battu parJospin sur les privatisations, interrogé aprèsla prestation du « probable » candidat à latélévision, a considéré, fort de la « mêmeexpérience » de Premier ministre-candidat,que Jospin… sous-estimait la « tension so-ciale » !7- Daniel Vaillant a décidé d'organiser-chaque année… une journée de la police !Elle sera sans doute jumelée avec celle dela musique…8- Qu'il soit bien clair que cet article n'enga-ge que son auteur. Il y a naturellementd'autres points de vue au sein du comité derédaction. La discussion par écrit permettrade faire progresser la réflexion collective surla situation politique, les réponses à y ap-porter.

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L’État bourgeois est de nouveaude manière évidente au devantde la scène politique et sociale

depuis le 11 septembre. Cela contre-dit toute idée d’une éclipse, d’un effa-cement de son rôle à l’heure de lamondialisation capitaliste, où ne pré-vaudrait que le libre jeu des forces dumarché et des multinationales. De laguerre économique contre les sala-riés et l’accentuation de la répres-sion, à la guerre tout court, en pas-sant par le rôle d’animateur en chefdu marché national (sur le mode desspeakers de galerie commercialepoussant chacun à consommer, car« tout va bien ») les gouvernantssont les hérauts et les organisateursde ce « patriotisme économique »

qui plaît tant au MEDEF, comme dupatriotisme tout court. Mais le gou-vernement de Gauche plurielle, deperte de crédibilité en mini-crises,depuis l’hiver 1999 en gros avec ladémission de Strauss-Kahn, voit sonautorité s’affaiblir, taraudé par les fai-blesses institutionnelles de la coha-bitation, par l’atmosphère pré-électo-rale qui déchire ses rangs et par lesattaques de Chirac. Le nouveau cos-tume est trop grand pour Jospin etses ministres falots. Vigipirate et leclimat « d’insécurité » réel ou suppo-sé ont peut-être resserré de manièretransitoire et précaire l’opinion autourde ses autorités, mais ils ont aussi eucomme effet boomerang d’introduireune forte tension au sein des person-

La fronde des gendarmes de fin novembre – début décembredernier n’est pas seulement révélatrice de l’affaiblissementcontinu du gouvernement de Gauche plurielle. Elle n’est pas pu-rement et simplement une poussée sécuritaire : c’est plus lecontexte politique que les revendications des gendarmes elles-mêmes, bien moins sécuritaires que celles des policiers, quipousse ce conflit dans ce sens. Il ne s’agit pas non plus, biensûr, d’un conflit revendicatif classique auquel les révolution-naires peuvent apporter leur soutien. « Crise de mai 1968 à re-tardement », « crise sérieuse de l’État », selon Alain Richard,ministre de la Défense [1], c’est dans ce sens que nous aurionsintérêt à traiter ce conflit inédit, afin de prendre la mesure desquestions qu’il pose.

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Laurent Cavelier

France : de la f ronde desgendarmes à la crise de l’État

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nels chargés de la répression.G E N D A R M E R I E :

U N E C R I S E I N É D I T ELe 22 octobre la Garde Républicainerefuse de présenter les armes à l’en-traînement. Fin novembre – débutdécembre : dans bien des casernes,des officiers se font huer par leurssubordonnés. Pendant plus d’unesemaine, le quart des 100 000 gen-darmes a manifesté, souvent en utili-sant des véhicules de service. Il y apeut-être fallu une certaine complai-sance d’une partie de la haute hiérar-chie proche des milieux de droite oud’extrême-droite, et prompte à saisirl’occasion de réclamer à un gouver-nement de gauche, toujours pluscompréhensif à son égard, sa partdans le budget de professionnalisa-tion des armées. Mais en admettantqu’il y ait eu une main invisible dansce conflit, elle s’est plus efforcée dele suivre que de le précéder.Hormis les périodes de guerre ou deguerre civile, de tels actes d’indisci-pline sont inédits dans l’histoire mili-taire. L’expression de « crise demai 1968 à retardement », employéepar un inspecteur général des ar-mées [2], renvoie à cette poussée re-vendicative inédite, symptomatiquede l’évolution d’un corps d’arméedont le recrutement et les missionsfont pénétrer en son sein une culturede plus en plus civile. Cette pousséerevendicative était connue depuisdes mois par des messages ano-nymes sur des sites Internet. Exagé-rée et traduisant le désarroi d’un hautfonctionnaire, la référence à la crisede mai 1968 traduit aussi une éro-sion des mécanismes d’autorité etdes valeurs d’un des corps de ré-pression les plus anciens de l’État. Etsi les gendarmes ont tenu à signifierqu’ils ne remettaient absolument pas

en cause leur statut militaire (avecles avantages qui y sont liés, notam-ment en matière de retraite), leursmodes d’action entraient bien encontradiction avec les us et cou-tumes de « la grande muette ».

L ’ É V O L U T I O N P A R A L L E L E

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B O U R G E O I S

Comme bien des institutions bour-geoises, la gendarmerie, qui est unedes plus anciennes, est héritée del’État monarchique. Les bourgeois« libéraux » de 1 791 avaient nonseulement grandi et prospéré en sonsein, mais y avaient aussi beaucoupappris. Et quand ils fondent la gen-darmerie, celle-ci devait avoir claire-ment à leurs yeux une fonction de ré-pression et de surveillance dans lacontinuité de la maréchaussée d’An-cien régime. Police militaire, la gen-darmerie en a conservé le fonction-nement hiérarchique : on ne désobéitpas à un ordre, fût-il l’incendie d’unepaillote, et le fonctionnement encorps d’armée isolé de la société.Mais comme pour nombre de corpsd’État, le personnel gendarme a évo-lué. Du fils de paysan ou de petitbourgeois qui cherchait dans la gen-darmerie une promotion sociale, entirait gloire et honneur pour lui et sesfils, qui seraient gendarmes commePapa, on est passé à un recrutementplus diversifié, plus professionnalisé,basé au moins autant sur des com-pétences techniques que sur la foi enla République. Les gendarmes sonttoujours encasernés, mais en ville, etleurs femmes, qui parfois travaillentou vont chercher les enfants à l’écolevoisine et croisent des femmes detravailleurs, n’épousent pas forcé-ment, avec leurs maris gendarmes,

la passion pour la vie de caserne, cequ’elles ont d’ailleurs parfois signifiépendant le récent conflit.L’évolution du personnel et des fonc-tions de la gendarmerie traduit demanière atténuée l’évolution desfonctions et du personnel de l’Étatdepuis un siècle, plus encore depuis1945. Cela vaut pour le cas françaismais aussi très largement pour lespays impérialistes. On n’est plusseulement en présence d’un appa-reil, état-major politique de la bour-geoisie financière. Plus exactement,parce qu’il est devenu l’instrumentpolitique exclusif de la bourgeoisie fi-nancière, l’État, en tant que régula-teur du cycle de reproduction tou-jours plus complexe du capital, tou-jours plus social, a suivi le mêmechemin que lui et s’est emparé detout le corps de la société pour en fai-re une machine à produire et àconsommer. Système, machine,bien plus qu’appareil, l’État bour-geois impérialiste d’après 1945 poseau prolétariat d’une autre manière laquestion de la prise du pouvoir, com-me celle de l’élaboration, ici et main-tenant, des mécanismes de résistan-ce à une domination qui ne se limiteplus à l’entreprise, même si celle-cien est le cœur et la raison d’être,mais qui distille aussi sa morale etses mécanismes de domination danstoute la société.La socialisation des fonctions del’État va de pair avec une prolétarisa-tion de son personnel. Y compris ausein des armées, on trouve un per-sonnel civil, technique, qui par sesconditions de vie ressemble bienplus au salariat qu’aux hauts fonc-tionnaires, et qui n’a plus rien à voiren tous cas avec la figure du fonc-tionnaire petit notable, qui avait faitles écoles et tirait de son élévationsociale un mépris pour le prolétaire,une passion pour la chose publique,

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comme cela pouvait encore être lecas au 19e siècle, ou même encorependant l’entre-deux-Guerres.De plus en plus isolé de la sociétécar de moins en moins démocra-tique, l’État de la bourgeoisie au 20e

siècle, parce qu’il se fixe comme ob-jectif de réguler la vie des« masses », doit exercer sa domina-tion sur le mode du consensus, qu’ilsoit le produit ou non d’un écrase-ment de toute velléité de contesta-tion. C’est pour cette raison qu’il tendvers le mode de gouvernement dé-mocratique, bonapartiste ou totalitai-re. Pour cette raison encore que cenouvel État de l’ère des masses estaussi le reflet des conditions écono-miques et sociales d’une époque.

L ’ É V O L U T I O N

D E S F O N C T I O N S

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L’entre-deux-Guerres, marqué pardes conflits de classe violents et uneimpossible stabilisation, n’offre pasdes conditions à une stabilisation del’État impérialiste, en tous cas surdes bases démocratiques durables.C’est seulement après 1945, quandla bureaucratie stalinienne pourratroquer son rôle de domesticationdes luttes ouvrières, que, sur la based’un nouveau régime d’accumulationdu capital protégé par les USA, fon-dé sur une révolution technologique[3] et l’expansion du secteur desbiens de consommations que« l’Etat-Providence » pourra appa-raître comme un modèle pour lesbourgeoisies impérialistes, à la foispour juguler l’influence de l’URSS,remettre en selle les économies ca-pitalistes ruinées par la guerre et sur-tout, pour assurer le calme social.L’établissement de ces « Etats-Pro-vidence », si providentiels pour les

bourgeoisies impérialistes, connaîtraun tel succès politique qu’ils aurontmême de pâles copies dans le Tiers-Monde, où suite aux révolutions co-loniales, quelques États bourgeoiss’entoureront de quelques fonctionssociales. Au niveau mondial, cette si-tuation était le fruit de l’existence etde la stabilisation de l’URSS stali-nienne. Les bureaucraties syndi-cales furent appelées à négocier etplus ou moins à cogérer un secteursocial puissant, toléré par les bour-geois en échange de la domestica-tion du mouvement ouvrier, pour le-quel l’existence de l’URSS constitueune référence si ce n’est un modèle.L’équilibre n’était donc qu’apparent,puisqu’il s’agissait pour les capita-listes comme pour les bureaucratesde l’URSS ou du mouvement ouvrierde maintenir l’ordre capitaliste oustalinien.L’État français de l’après-Guerre hé-rite de surcroît de cette période deluttes intenses, certains traits « bo-napartistes ». Ils vont s’atténuer ouse ranimer par la suite en fonctiondes situations de crise pendant cesdécennies d’après-Guerre où la clas-se ouvrière ne peut pas prendre lepouvoir, mais où la bourgeoisie nepeut pas non plus faire absolumentce qu’elle veut. Par exemple, laConstitution de 1946, qui fait de laFrance une république « démocra-tique et sociale », traduit la nécessitépour la bourgeoisie de l’époque decontenir la poussée et les aspirationsdu prolétariat au sortir de la SecondeGuerre mondiale, qui s’inscriventaussi dans la continuité des grandesluttes ouvrières de 1936. La recon-naissance de droits sociaux impor-tants va de pair avec un degré sup-plémentaire d’intégration des bu-reaucraties ouvrières chargées decontenir les luttes jusqu’à un certainpoint, celui où leur propre légitimité

serait remise en cause par les tra-vailleurs. Ces traits constitutifs de l'É-tat français d'après-Guerre servirontde base à l'édification de la Ve Répu-blique. De 1958 à 1963, le balanciersocial et politique s'est déporté àdroite, vers les forces bourgeoises.Mais De Gaulle consolide l'édificeinstitutionnel au prix d'une intégrationplus poussée des organisations re-présentatives du patronat… commedes syndicats ouvriers, opérationqu'il renouvelle à la suite de la crisede mai 1968. L’équilibre sera rompuau milieu des années 1970.

L A R U P T U R E

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A U M I L I E U D E S A N N É E S

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La crise rend impérative pour labourgeoisie une offensive pour réta-blir ses profits et se réapproprier unepartie du surproduit social, pendantque la référence à l’URSS s’éloigne,le tout dans un contexte de défaitesdes mouvements de révolte àl’échelle mondiale. Au niveau inter-national, il faudra la contre-révolutionlibérale et d’importantes défaites duprolétariat dans les années 1980 [4]

pour que les bourgeoisies impéria-listes réunissent les conditions d’uneredéfinition du rôle social de l’État.Ces défaites sont concomitantes del’affaiblissement du rôle de l’URSS.Comme référence des luttes d’unepart, puisque avec la révolution ira-nienne de 1979 et les grèves polo-naises de 1981, on voit apparaîtrepour la première fois depuis des dé-cennies des mouvements de massesprolétaires qui ne vont pas puiser,même de manière détournée ou loin-taine, leurs références dans un desavatars idéologiques de la Révolu-tion d’octobre. Comme socle de ré-

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sistance au mouvement du capitalenfin, puisque dans la foulée de ladisparition de l’URSS, une vague de« libéralisation » va déferler sur lemonde et s’emparer des systèmesétatiques.La crise de l’Etat-Providence est his-torique. Le progrès technique et hu-main dans les sociétés des paysriches rendent de plus en plus insup-portables à des individus de plus enplus autonomes, rétifs à l’autorité, unÉtat omniprésent et qui s’empare detous les domaines de la vie sociale,de la vie tout court. Mais si cette crisestructurelle prend la forme d’unecroisade libérale, c’est que c’est dece côté-là, celui des élites de la bour-geoisie, que viennent les réponsespolitiques. « L’État tue le social »,proclame Seillères. C’est surtout queles nouvelles formes du capitalismetuent l’Etat-Providence. Il n’y a plusde « grain à moudre », pour re-prendre l’expression de l’ancien lea-der syndical Bergeron, ou plutôt il yen a de moins de moins. Les Étatsde l’ère libérale deviennent les ac-teurs d’un gigantesque transfert desbudgets sociaux vers la sphère fi-nancière, de la destruction denombres de mécanismes de protec-tion collective ou de régulation impo-sés par la faiblesse des bourgeoisiesnationales ou par les luttes despeuples pendant les décennies pré-cédentes. La nécessité d’ouvrir deschamps d’investissement rentablescomme réponse à la suraccumula-tion du capital entraîne la vague, puisle raz-de-marée des privatisations.Cette privatisation des États est mar-quée par la sélection de plus en plusrigoureuse de leur personnel diri-geant, grands patrons liés aux for-mations de droite en crise dans uncertain nombre d’États, et surtout,avocats d’affaires ou personnels diri-geants de grands trusts pour ce qui

concerne la social-démocratie.La privatisation des fonctions, dupersonnel et des biens de l’État entreen conflit avec ce à quoi les tra-vailleurs sont attachés depuis desdécennies, à savoir ses fonctions so-ciales et collectives, ce qui génèred’importants conflits sociaux, maissurtout une perte de légitimité popu-laire de l’Étattel qu’il se transforme sous nos yeux.Q U ’ E S T - C E Q U E

L ’ É T A T L I B É R A L ?Certainement pas en tous cas unÉtat qui assiste passif au libre jeudes « marchés ». Cette liberté, quipermet à Jospin de se déclarer im-puissant face aux licenciementschez Michelin, a été pour le moins or-ganisée, planifiée, de la libéralisationcomplète des mouvements de capi-taux dans les années quatre-vingt àla suppression de l’autorisation ad-ministrative des licenciements enFrance par exemple. Demain, unÉtat pourra de même se déclarer im-puissant devant la dégradation du ni-veau scolaire s’il privatise le systèmed’éducation, ou devant la recrudes-cence des accidents aériens si la pri-vatisation du système du guidage ausol des avions se poursuit.Il n’est pas certain que l’ensembledes bourgeoisies avancent du mêmepas avec le rouleau compresseurdans la voie d’un modèle « ultra-libé-ral », « néo-libéral » ou « social-libé-ral ». La bourgeoisie agit et pensecomme une classe sociale à la foisinternationale et nationale, capablede s’adapter aux résistances desclasses ouvrières nationales, auxtraditions continentales, aux événe-ments historiques comme le 11 sep-tembre. Elle écoute ses intellectuelscomme une référence, mais l’expé-rience du pouvoir la pousse à ne pasagir de façon trop dogmatique.

La vision d’un État national et protec-tionniste conservant des méca-nismes de régulation important n’aplus la cote, mais celui-ci demeureune solution de repli, au cas où sa ré-activation s’imposerait. Les nécessi-tés actuelles lui imposent de pour-suivre et d’amplifier les mécanismesd’atomisation de la classe ouvrière,donc d’infléchir les mécanismes deprotection collective, de poursuivre àune échelle encore plus vaste lestransferts de capitaux vers la sphèrefinancière, d’ouvrir un champ de plusen plus large aux investissementsprivés, mais également, et plus en-core après le 11 septembre, de ren-forcer les fonctions régaliennes : poli-ce, armée, justice.C’est en dernière instance l’estima-tion du degré de résistance desclasses ouvrières qui fait osciller lesbourgeoisies nationales vers le plusou moins d’État, vers l’ultra- ou le so-cial libéralisme. Mais les propres fai-blesses des bourgeoisies comptentégalement : les bourgeoisies euro-péennes ont toujours bien plus be-soin de leurs États respectifs que lapuissante bourgeoisie américaine,de leur présence directe dans l’in-dustrie par exemple.

E N T R E F O N C T I O N S

R É G A L I E N N E S

E T F O N C T I O N S

S O C I A L E S ,

L A C R I S E A C T U E L L E

D E L ’ É T A T

La bourgeoisie et ses États se si-tuent aujourd’hui dans un entre-deuxhistorique. Elle poursuit et amplifieses attaques contre le prolétariat.Mais les nouvelles couches ou-vrières que son économie a géné-rées et les nouvelles résistances en

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son sein privent les bourgeois dumonde entier de défaites décisives.« Refondation sociale », « réformede l’État », « référendum sur l’éduca-tion », « le marché du 21e siècle :2000 milliards de dollars » titrait-onavant le 11 septembre… Les projetsde contre-réformes sont nombreuxen France et ailleurs. Les bourgeoisont encore bien des attaques dansleur besace, en Europe, mais aussiaux États-Unis. ou au Japon, oucomme ici, les hommes politiques dela bourgeoisie peinent à tourner lapage du XXe siècle, c’est-à-dire àtourner la page de ce que les his-toires nationales et plus d’un sièclede luttes ouvrières ont inscrit dans lasociété et dans l’État.On n’en a pas encore fini avec l’Etat-Providence, et on n’en est pas enco-re heureusement rendu à l’Etat-Péni-tence [4]. Pour utiliser les expressionsde Loïc Wacquant [5], le pénal nes’est pas encore substitué au social.Il n’en sera d’ailleurs jamais ainsi,même aux États-Unis. Pour re-prendre le cas de la France, les fonc-tions sociales jouent encore leur rôle,même si leur poids relatifs diminue etpeine à soulager les souffrances.L’évolution à laquelle nous assistonspeut-être depuis une dizaine d’an-nées, c’est le mélange et le renver-sement des genres. Pendant les malnommées « Trente Glorieuses », lesocial était l’élément régulateur com-mun et le pénal traitait les déviancesà la marge, en appui. Aujourd’hui,bien des fonctions sociales commel’éducation par exemple viennent aucontraire de plus en plus à l’appui dupénal, d’une logique normative, si ce

n’est répressive. Il y a en tout cas, unlarge mélange des genres.C’est à ce mélange des genres queles corps de l'État, surtout les corpsrépressifs, sont peu habitués à faireface. D'où le malaise des gendarmes(qui ont vu, en zone rurale, les délitsaugmenter de manière spectaculaireces dernières années), mais aussides policiers et des magistrats, et ence qui concerne les fonctions so-ciales, le malaise de l'Éducation na-tionale…Sans compter que tout cela a uncoût. Le resserrement sur les fonc-tions régaliennes, notamment de ré-pression, implique des investisse-ments importants de la part des Étatsactuels, notamment la professionna-lisation des armées, à l’œuvre dansplusieurs pays européens, ou lesmoyens accrus pour la police. Maisles budgets sociaux ne connaissentpas encore de diminution significati-ve. D’une part, parce que les classespopulaires revendiquent. D’autrepart, parce que les futures privatisa-tions impliquent des modernisationspréalables et donc des injections decapitaux pour attirer les investisse-ments.En France, quelques semainesavant les gendarmes, l’État a ouvertsa bourse pour la santé publique…et privée. La situation française estparticulièrement délicate à la veilled’échéances électorales décisives.Mais c’est l ’ensemble des Étatsbourgeois, en tous cas dans les paysriches, qui oscillent ainsi dans leurschoix. De la fronde des policiers àcelle des gendarmes, des avocats,de tout le système judiciaire ou de la

santé, ces mouvements traduisenttout à la fois une poussée revendica-tive, une perte d’autorité et une crisede l’État.

U N E B R E C H E Q U I P E U T

O U V R I R L A V O I E

À L ’ A U T O - O R G A N I S A T I O N

Les gendarmes ne réclamaient au-cun moyen de coercition ou de ré-pression supplémentaire. Ils récla-maient une amélioration de leursconditions matérielles. Est-ce quecela signifie qu’il fallait traiter leurmouvement comme un mouvementpurement revendicatif, comme unautre : être POUR ou êtreCONTRE ? C’est visiblement entreces deux écueils qu’ont plus oumoins hésité les éditorialistes d’ex-trême-gauche.Est-ce dans ces termes que le débatse pose pour des révolutionnaires ?Une crise affecte l’appareil de l’État,et elle ne peut pas nous laisser indif-férent. Elle annonce nécessairementque des brèches sont en train de secréer dans les formes de dominationde classe. Discutons alors des voieset des moyens pour remplacer cetappareil en crise par l’auto-organisa-tion, ici et maintenant, des tra-vailleurs. Discutons de mesurestransitoires.

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F R A N C E

Notes

1- Le Monde, mardi 11 décembre 20012- Le Monde, dimanche 9, lundi 10 dé-

cembre 20013- Ernest Mandel, Le troisième âge du capi-talisme4- Loïc Wacquant, Le Monde, mardi 7 dé-

cembre 19995- Loïc Wacquant, Les prisons de la misère

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U N P U R P R O D U I T D E

L A D É R É G L E M E N T A T I O N

F I N A N C I E R E E T

D E L ’ É N E R G I E

Ce groupe texan, basé à Houston etfort de 21 000 salariés dans le mon-de, est issu à l’origine d’une fusionopérée en 1985, sous la direction deKen Lay, entre deux entreprises dedistribution de gaz naturel (HoustonNatural Gas et InterNorth). Porte-drapeau de la déréglementation dusecteur de l’énergie, cet ami person-nel du président George Bush J.-R. [1] et du vice-président Dick Che-ney a fait ses premières armes à laCommission fédérale de l’énergie et

au Pentagone durant la guerre duVietnam. Il va transformer Enron, surà peine plus d’une décennie, en l’unedes toutes premières entreprisesmondiales de courtage en énergie :achetant quand les prix sont bas etrevendant quand ils s’apprécient, legroupe parvient à contrôler 25 % dela distribution d’électricité et de gazaux Etats-Unis et tire les quatre cin-quièmes de ses revenus de son acti-vité de « trading » à la toute fin desannées quatre-vingt-dix. Il se chargede l’approvisionnement de sesclients (Universités, hôpitaux, entre-prises) en les prémunissant de la va-riabilité des prix de l’énergie : pour cefaire, il leur propose des prix garantisen s’assurant par le biais de produits

Le 2 décembre, le groupe américain Enron s’est placé en situa-tion de liquidation judiciaire (procédure dite du chapitre XI de laloi sur les faillites), provoquant « la plus grande faillite de l’histoi-re américaine » (Le Monde du 4 décembre). Même si les contre-coups sur le système financier et sur Wall Street ont été bienmoins sérieux que lors de la faillite annoncée du fonds de place-ment spéculatif Long Term Capital Management (LTCM) en sep-tembre 1998, la faillite d’Enron a suscité, et continue de susciterde très forts remous. Cela tient à la lumière très crue que l’his-toire de la montée et de la chute d’Enron jette sur les effets de ladéréglementation et de la libéralisation dans la finance et dansles services, comme sur l’extrême vulnérabilité des retraites fon-dées sur l’épargne salariale.

Catherine Sauviat

CARRÉ ROUGE N° 20 / HIVER 2001-2002 / 35

F A I L L I T E

Enron : les fa i l les du« nouveau capitalisme »

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dérivés d’énergie et en développant,à l’instar des hedge funds, des tech-niques de couverture complexes(contrat d’échange de taux contre lesrisques de défaut de crédit).Il étendra ces techniques de « titrisa-tion » issues de la déréglementationfinancière au négoce d’autres mar-chandises sur des marchés en voiede déréglementation (télécommuni-cations, eau, pâte à papier, bois, es-pace publicitaire, etc.), en dévelop-pant à partir de 1999 une plate-formede marché Internet (Enron Online)où il emploie quelques 500 courtierschargés de mettre face à face ache-teurs et vendeurs. Aucune de ces ac-tivités n’est soumise à la réglementa-tion fédérale, car Enron et d’autresgrands groupes du secteur ont obte-nu en 1992, après un intense lob-bying, d’être exemptés de toute véri-fication effectuée par l’organe decontrôle pour ce type de transac-tions, la Commodity Futures TradingCommission. La croissance du grou-pe explose à tel point qu’en 2000, ilémarge au 7e rang du classementdes 500 premières entreprises mon-diales du magazine Fortune, devan-çant IBM et AT & T. Il représentealors 63 millions de capitalisationboursière et possède plus de 3 500 fi-liales un peu partout dans le monde.Il réalise un chiffre d’affaire de100 milliards de $, dont un quart àl’international où il profite des mar-chés nouvellement déréglementésde l’énergie en investissant dans di-vers pays comme le Brésil, l’Inde, leRoyaume-Uni, etc. Bien que le grou-pe possède encore des filiales enga-gées dans la production et la distri-bution d’énergie, il s’est transmué enun véritable conglomérat financier,intervenant sur les marchés del’énergie de la même manière queles banquiers interviennent sur lesmarchés de l’argent et transformant

des marchandises en titres négo-ciables et en liquidités pures.S C A N D A L E

E N C A L I F O R N I E

E T C H U T E

D ’ U N E « É T O I L E »

L’année 2001 marquera brutalementla fin de cette success story. En jan-vier, le groupe est accusé publique-ment par des représentants poli-tiques californiens, ainsi que par lesautorités locales de réglementationdu secteur énergétique, d’avoir réali-sé d’énormes profits sur le dos desusagers. Enron aurait atteint cet ob-jectif en provoquant une hausse sou-daine des prix de l’électricité et enprivant d’électricité de façon répétéeles habitants et les entreprises del’un des Etats les plus riches et lesplus peuplés de la première puissan-ce économique mondiale. Les accu-sations touchent le groupe dure-ment. En août, Jeff Skilling, le toutnouveau président directeur généraldu groupe (nommé à peine six moisplus tôt par Ken Lay), qui avait rejointla société en 1990 après une carrièrede consultant chez McKinsey, dé-missionne suite à la chute de moitiédu cours boursier d’Enron, empo-chant au passage 62 millions de $ enlevant ses stock options et en ven-dant ses actions. En octobre, la so-ciété révèle une perte nette de638 milliards de $ pour le troisièmetrimestre et une diminution de sesfonds propres de 1,2 milliard de $,due au rachat de 55 millions d’ac-tions émises par ses filiales non co-tées, créées et dirigées par le jeunedirecteur financier d’Enron, AndrewFastow. Ce dernier sera congédiéune semaine plus tard, non sansavoir tiré auparavant plus de 30 mil-lions de $ de revenus de ces filialesen sus de son salaire et de ses stock

options provenant de la maison mè-re. En novembre, alors qu’un petitconcurrent, Dynegy, est prêt à ac-quérir Enron, les dirigeants du grou-pe annoncent, lors d’une réunionavec les analystes financiers, que lesbénéfices ont été surévalués de586 millions de $ sur ces quatre der-nières années. Trois des plusgrandes agences de notation (Stan-dard & Poor’s suivi par Moody’s etFitch) décident de dégrader la detted’Enron au rang de junk bond, ce quia pour effet immédiat de rendre exi-gible le remboursement d’une dettehors bilan de 3,4 milliards de $. Dy-negy rejette alors l’offre d’acquisitiontrois semaines à peine après le dé-but des négociations.A partir de là, les événements s’ac-célèrent : les banquiers de Dynegy etles investisseurs institutionnels dé-couvrent qu’Enron a financé son ex-pansion en transférant une partie deson endettement hors bilan, à des fi-liales non consolidées dans les-quelles certains de ses dirigeantssont impliqués financièrement. Dé-but décembre, la société est mise àsa demande sous la protection duchapitre XI de la loi américaine sur lesfaillites, ce qui lui permet de pour-suivre son activité et de tenter uneréorganisation tout en se mettant àl’abri de ses créanciers. Ces derniersne peuvent plus exiger la saisie desactifs du groupe en remboursementde leurs créances dont le total, fait deprêts bancaires et d’obligations, estestimé à plus de 15 milliards de $.Dans la foulée, le groupe licencie dujour au lendemain 4 500 salariés,dont 60 % des effectifs du siège àHouston, et plus de 1 000 salariésdans ses filiales britanniques. Poursolde de tout compte, chaque salariéreçoit une indemnité de 4 500 $,quelle que soit son ancienneté dansla société. Tandis que l’action du

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F A I L L I T E

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groupe s’échangeait en août 2000 à90 $, son cours s’effondre littérale-ment et passe sous la barre de 1 $en décembre 2001. Aujourd’hui, legroupe fait l’objet d’investigations dela Securities & Exchange Commis-sion (la SEC est le « gendarme » desmarchés financiers), des ministèresde la Justice et du Travail, ainsi quepas moins de cinq comités duCongrès.

U N E « C O R P O R A T E

G O V E R N A N C E »

B I E N P E U

T R A N S P A R E N T E

Les analystes financiers comme lesauditeurs chargés du contrôle descomptes et les banquiers à la foisconseil et prêteurs n’y ont vu que dufeu et ont découvert le pot aux rosesbrutalement. Certes l’arrogance dumanagement d’Enron est soulignéepar beaucoup, et peu nombreux sontceux qui, parmi les analystes finan-ciers, se risquaient à poser desquestions en dépit de leurs difficul-tés à comprendre de quoi les reve-nus d’Enron étaient faits. Mais laconfusion des rôles y est sans douteaussi pour quelque chose, rendantles intérêts de ces différents acteursfinanciers dépendants de ceux deleurs clients : les banques d’investis-sement placent les émissions d’ac-tions et d’obligations des entreprisesauprès des investisseurs institution-nels, de même qu’ils sont à la foisconseil pour les fusions-acquisitions(donc pour les actionnaires) et pourl’achat ou la vente de titres auprèsde ces mêmes investisseurs institu-tionnels. De surcroît, ces banquesaccordent des crédits à ces mêmesentreprises.Quant aux auditeurs, ils sont en mê-me temps commissaires aux

comptes et conseil d’une même en-treprise, c’est-à-dire à la fois juge etparti [2]. Le comportement grégairedes investisseurs institutionnels ex-plique sans doute aussi en partie lefait que la quasi totalité d’entre euxn’ait pas vendu les titres d’Enron. Demême, le conseil d’administration dela société, épine dorsale du systèmede corporate governance, a failli àson rôle de mandataire des action-naires, bien que ses membres soientparmi les mieux payés des adminis-trateurs des grandes entreprisesaméricaines. Certains d’entre euxétaient d’anciens fonctionnaires del’administration George Bush pèreou bien encore des amis politiquesde George Bush J.-R., ayant contri-bué à la déréglementation descontrats dérivés d’énergie. Ils n’au-ront guère exigé beaucoup du comi-té d’audit d’Enron, dont l’indépen-dance et la neutralité des membresétaient vraiment toute théorique.Quelques-uns pourraient être accu-sés de délits d’initiés, pour avoir re-vendu leurs titres avant la débâcle.Ainsi, la soi-disant supériorité dumodèle de contrôle des entreprisespar les marchés financiers, tant van-tée par la théorie économique domi-nante, est ici sérieusement mise encause. Bien que la presse anglo-saxonne évoque à l’égard de la sagaEnron l’une des faillites les plus re-tentissantes de toute l’histoire améri-caine des entreprises, il faut surtouty voir les défaillances criantes dusystème de corporate governanceaméricain, celui-là même que les zé-lateurs du capitalisme anglo-saxonvoudraient imposer au reste du mon-de. En même temps, cette histoireen dit long sur la façon tout à fait arti-ficielle dont une entreprise et ses di-rigeants peuvent obtenir à boncompte la « confiance » des mar-chés financiers (SEC, analystes fi-

nanciers, auditeurs, agences de no-tation, etc.), de leurs banquiers, deleurs salariés, de leurs clients, pourautant que les apparences comp-tables et boursières soient sauves eten dépit d’un mode de managementdes plus opaques, favorisant l’enri-chissement des dirigeants au détri-ment de la grande masse des sala-riés mais aussi des actionnaires [3].Toute la gestion du groupe étaitorientée pour favoriser l’évaluationboursière et, à son pic, l ’actions’échangeait à une valeur équivalantà 70 fois le résultat du groupe (soitun Price Earning Ratio anormale-ment élevé).Cette faillite ressemble à beaucoupd’égards à la débâcle des entre-prises du secteur Internet, tant En-ron aura été vanté par la presse, parWall Street et par les professeursdes business school américaines lesplus réputées, comme le modèle del’entreprise innovatrice du XXIe siècle[4]. Et les nombreux « investisseursinstitutionnels », notamment desfonds de pension et des mutualfunds (équivalents de nos OPCVM),actionnaires de la société, auront vufondre la valeur de leur portefeuilleen conséquence. Mais à côté de cespertes « fictives » pour les uns, les4 500 salariés du groupe qui ont étélicenciés ont non seulement perduleur emploi, donc leur principalesource de revenu, mais aussi leurépargne-retraite voire leur épargnetout court. Ceux-là devront secontenter de leur pension de sécuri-té sociale, qui reste la source de re-venus dominante des Américainsâgés de 65 ans et plus. C’est à ce ré-gime par répartition, créé en 1935sous Roosevelt, que le présidentGeorge W. Bush voudrait s’attaqueraujourd’hui, pour le transformer enpartie en un régime à cotisations dé-finies, sous la pression de l’industrie

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F A I L L I T E

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financière dont les appétits sontsans borne. Et c’est là le deuxièmeenseignement majeur de la faillited’Enron, qui illustre en quelque sortegrandeur nature les risques d’unsystème de retraite fondé de façoncroissante sur une épargne salarialeindividualisée et soumise aux ca-prices des marchés financiers.L A T R A N S F O R M A T I O N

D U S Y S T E M E A M É R I C A I N

D E R E T R A I T E S P R I V É E S :

U N M A R C H É D E D U P E S

L’une des transformations majeuresdu système de retraite capitalisé auxÉtats-Unis durant ces vingt dernièresannées a été l’essor continu des ré-gimes d’employeur à cotisations défi-nies, soumettant l’épargne-retraitedes travailleurs directement à leur ef-fort contributif et aux risques desmarchés financiers, en leur laissantthéoriquement plus de choix. Cet es-sor s’est opéré au détriment des ré-gimes d’employeur à prestations dé-finies servis par les entreprises, pluscoûteux pour l’entreprise qui prend àsa charge le risque de marché, et ga-rantit le montant de la retraite enfonction du salaire et de l’anciennetédu salarié dans l’entreprise [5].Parmi l’ensemble des plans à cotisa-tions définies, les plans dits « 401k »(du nom de la section du code fiscalaméricain qui s’y réfère) sont ceuxqui ont connu le développement leplus spectaculaire. Ils s’apparententdavantage à des plans d’épargne sa-lariale qu’à de véritables régimes deretraite et sont d’ail leurs trèsproches, dans leur conception etdans leur facture, des plansd’épargne d’entreprise à la française.Défiscalisés, ces plans facultatifs ontl’avantage d’être « portables » avecune forme de sortie en capital ; alors

que les droits à retraite des tra-vailleurs dans les régimes d’em-ployeur à prestations définies nesont préservés qu’au bout de six an-nées d’ancienneté dans l’entreprise,et que ces derniers privilégient lasortie en rente. Par conséquent, unsalarié qui quitte une entreprise peuttransférer son plan 401k avec lui ; ilpeut aussi le conserver dans l’entre-prise, même après son départ en re-traite ; il peut encore l’utiliser sansavoir quitté l’entreprise sous cer-taines conditions et ce, sans pénalitéfiscale (achat d’une résidence princi-pale, études des enfants, décès oumaladie dans la famille).Mis en œuvre à partir de 1982 etconçus dès le départ pour favoriserl’actionnariat salarié, les plans 401ksont devenus extrêmement popu-laires, à la faveur de la hausse ex-ceptionnelle du marché boursier desannées quatre-vingt-dix. Dans ce ty-pe de plans, les salariés épargnentthéoriquement en vue de leur retrai-te, en choisissant de cotiser un pour-centage déterminé de leur salaire di-rectement prélevé à la source, placésur un compte individuel défiscaliséet plafonné (10 500 $ par an en2000). La plupart des employeursabondent les cotisations de leurs sa-lariés (généralement 50cts pour 1 $placé par le salarié). Un tiers des en-treprises lient cet abondement à leurprofit qui, comptabilisé comme unedépense, est déductible du résultat.Ces sommes sont ensuite placéespar le salarié, parmi les différentesoptions possibles de fonds qui luisont proposées par son employeur.Comme il n’existe aucune limite ré-glementaire aux placements effec-tués en titres de l’entreprise, contrai-rement aux fonds de pension à pres-tations définies qui ne peuvent léga-lement investir plus de 10 % de leurportefeuille en actions d’une même

entreprise, certains employeursabondent en titres de leur propre en-treprise.

U N E É P A R G N E S A L A R I A L E

S O U M I S À T O U S

L E S R I S Q U E S

Compte tenu de ces caractéris-tiques, les plans 401k sont plus lour-dement investis en actions que lesautres types de plans (75 % à fin2000), ce qui est un paradoxe, car lerisque n’y est pas du tout mutualisé.Et sur les presque 2 000 milliards de$ capitalisés dans les plans 401k,près d’un cinquième (19 %) est in-vesti en actions de l’entreprise. Cepourcentage est d’autant plus élevéque la taille des entreprises s’ac-croît : il est de 32 % dans le cas desgrandes entreprises, et monte à52 % quand celles-ci abondent entitres de l’entreprise [6]. L’actionnariatsalarié au travers des plans 401k oud’autres formules, comme les stockoptions ou les Employee Stock Ow-nership (ESOP) s’est développéd’autant plus aisément, outre les inci-tations via l’abondement ou les dé-cotes, qu’il s’agit d’un choix plus faci-le que l’investissement dans des por-tefeuilles diversifiés de mutual funds.Et les success stories de Microsoftou de Gillette ont occulté les risquesinhérents à ce type de placement,laissant accroire que chaque salariépouvait un jour devenir millionnaire.Par ce biais, les employeurs accen-tuent encore un peu plus le lien desubordination des salariés : non seu-lement ils attendent de ces derniersqu’ils travaillent plus et mieux, maisils exigent qu’ils soient aussi de bonset loyaux actionnaires.Aujourd’hui, environ 2 000 entre-prises américaines, couvrant au total6 millions de travailleurs, offrent à

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F A I L L I T E

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leurs salariés leurs propres titrescomme une des options de place-ment au choix dans leurs plans 401k.Et la moitié de ces entreprises abon-dent les cotisations versées par leurssalariés en titres de l’entreprise :c’est le cas des grandes entreprisescomme Coca-Cola, Procter &Gamble, Texas Instruments, McDo-nald’s, General Electric, etc. Tandisque la plupart de ces entrepriseslaissent leurs salariés libres de re-vendre leurs actions ainsi acquises,certaines d’entre elles obligent leurssalariés à porter ces titres un certainnombre d’années, ou jusqu’à un cer-tain âge (généralement 50 ans), enen faisant des actionnaires captifs :c’est le cas notamment de QwestCommunications, de Coca-Cola,d’International Paper ou encore deProcter & Gamble.

L E S N O U V E L L E S R E G L E S

S A L A R I A L E S :

D E U X P O I D S ,

D E U X M E S U R E S

Chez Enron, la substitution du plan401k, en lieu et place du régime tra-ditionnel de pension à prestationsdéfinies, a été réalisée en 1995.L’employeur abondait en généralpour moitié les cotisations des12 000 participants à son plan 401ken titres de l’entreprise dans unfonds dédié (Enron Corporate StockFund) : un dollar de cotisation sala-riale était abondé l’équivalent de 50cts en actions Enron, jusqu'à hauteurde 6 % du salaire [7]. En conséquen-ce, le plan 401k de l’entreprise étaitcomposé à hauteur de 62 % de titresEnron au début de l’année 2001, etce en dépit des dix-huit options lais-sées théoriquement au choix des sa-lariés. Car du fait de l’abondement,les salariés étaient implicitement in-

cités à investir en actions de l’entre-prise, bien qu’ils ne puissent les re-vendre avant d’avoir atteint l’âge de50 ans.Des salariés du groupe, de mêmeque des actionnaires, ont attaquél’employeur en justice pour avoir faillià ses devoirs fiduciaires, notammentpour ne pas avoir informé ses sala-riés de ses difficultés financières.Car les employeurs ont l’obligationde contrôler les options d’investisse-ment qu’ils offrent à leurs salariés etde les éduquer en matière d’investis-sement et de risque. Des poursuitesont également été engagées à l’en-contre de la firme d’audit Arthur An-dersen, chargée de certifier lescomptes, et de Northern Trust Co.,l’administrateur fiduciaire du plan,qui ont laissé se développer des pra-tiques comptables visant à falsifierles comptes. D’autres cas sem-blables de poursuites judiciairescontre l’employeur se sont produitsrécemment, où les plans d’épargne-retraite ont été littéralement volatili-sés après la chute des valeurs bour-sières (Lucent Technologies ou Po-laroid). Sans parler des salariés dutransport aérien (notamment ceuxd’United Airlines) qui, coincés dansleur plan d’actionnariat salarié(ESOP), ont vu leur épargne salaria-le fondre comme neige au soleil, sui-te à l’effondrement des cours bour-siers dans le secteur.Dans le cas d’Enron, l’affaire est en-core plus compliquée et illustre demanière brutale le fossé existantentre le traitement privilégié accordéaux cadres dirigeants ou aux déten-teurs de soi-disant « compétencesclés » et celui de la grande massedes salariés : les premiers ont puvendre leurs actions acquises au tra-vers des stock options ou d’autresformes de rémunération [8], tandisque les salariés ordinaires en ont été

empêchés de mi-octobre à mi-no-vembre (l’entreprise a prétexté unchangement d’administrateurs descomptes) alors que le titre avait com-mencé à baisser [9]. En conséquen-ce, les 12 000 salariés impliquésdans le plan 401k d’Enron ont perdujusqu’à 90 % de la valeur de leur« épargne-retraite » d’après le minis-tère du Travail, pour certains les éco-nomies de toute une vie. Sans comp-ter les 4 500 salariés qui ont été desurcroît « remerciés » avec pour seu-le indemnité 4 500 $ chacun. Alorsque quelques jours avant que legroupe ne se déclare en faillite sousla protection du chapitre XI, 500cadres dirigeants devaient recevoirpour 55 millions de $ de primes, etque la société avait versé début no-vembre 1950 millions de $ à 75 deses traders pour les inciter à resterdans le groupe.Ce mode très fortement discrimina-toire de gestion de la main-d’œuvre,qui a trouvé son plein épanouisse-ment dans le cadre d’un capitalismedominé par la finance de marché, adémultiplié les effets de polarisationau sein du salariat, que les luttes ou-vrières des trente glorieusess’étaient employées à contenir, voireà réduire. Aux Etats-Unis, cela prendla forme d’un véritable apartheid so-cial : la rémunération moyenne entreun ouvrier et un dirigeant d’entrepri-se était dans un rapport de 1 à 45 en1980 ; vingt après, cet écart va de 1 à530.

U N C R I M E C O N T R E

L E C A P I T A L I S M E

A C T I O N N A R I A L ?

L’affaire Enron est loin d’être termi-née et dire que les zones d’ombrerestent nombreuses à ce jour relèvede l’euphémisme. On peut pourtant

CARRÉ ROUGE N° 20 / HIVER 2001-2002 / 39

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d’ores et déjà s’interroger sur la via-bilité d’un système de retraite par ca-pitalisation, configuré en partie pourpromouvoir l’actionnariat salarié etdépendant des marchés financiers,ainsi que sur sa capacité à procurerdes revenus adéquats aux pension-nés. L’autre question soulevée parcette faillite concerne le système decorporate governance américain lui-même, pris en défaut à tous lesétages du système alors qu’il estsupposé, selon la théorie, être lemeilleur instrument de contrôle et desurveillance des dirigeants : tous lesdispositifs destinés à contrôler et àrendre transparente l’action de cesderniers étaient formellement en pla-ce, aucun d’eux n’a fonctionné.La nécessité de réglementer à nou-veau le système de retraite fondé surles fonds de pension et les différentsplans d’actionnariat salarié se poseaujourd’hui, tout comme celle d’uneréforme de la profession d’auditeuret de la façon dont ces profession-nels rendent des comptes aux ac-tionnaires. Etant donné que la moitiédes ménages américains détiennentdes actions, directement ou indirec-tement, cette tâche apparaît des plusurgentes à de nombreux acteurs si-tués au cœur même du système fi-nancier et du système politique amé-ricain. Mais au-delà de ces questionset à y regarder de près, ce sont lesfondements mêmes du capitalismeactionnarial et de ses plus importantssymboles qui ont été atteints. C’estainsi qu’un journaliste d’un grandhebdomadaire américain de la viedes affaires a pu écrire : « au-delà dece que divulgueront les enquêtes[sur Enron], c’est comme si un crimeavait été commis » [10].

Sources : Business Weeks, Chicago Tribu-ne, Financial Times, Fortune, Guardian, Los

Angeles Times, New York Times, Pensions& Investments, The Economist, Wall StreetJournal Europe, Washington Post.Notes

1- Enron a été le groupe qui a le plus contri-bué aux campagnes de l’actuel présidentBush ces dernières années (2 millions de $depuis 1993). En retour, l’ex gouverneur duTexas favorisera la déréglementation dumarché énergétique de l’Etat en 1999, etpermettra aux industries polluantes commeEnron d’éviter de se soumettre aux lois surla réduction des émissions de gaz. QuandGeorge W. Bush est élu président, Ken Layest le seul dirigeant reçu en privé par le vice-président Dick Cheney, ancien sous-secré-taire d’État à l’énergie de Reagan, pour dis-cuter de la politique énergétique de la na-tion. Début 2001, le General Accounting Of-fice, lié au Congrès américain, menace depoursuivre Dick Cheney en justice après quece dernier ait refusé de rendre publics cer-tains documents concernant sa politiqueénergétique et surtout ceux issus des ré-unions qu’il tenait régulièrement avec les di-rigeants d’Enron.2- Dans le cas d’Enron, Arthur Andersenétait non seulement leur commissaire auxcomptes mais aussi leur consultant : ses ho-noraires de conseil comptaient autant queceux provenant de l’activité de contrôle descomptes. De même, les banques les plusexposées dans la dette d’Enron, J.-P. Mor-gan et City Group, sont aussi les banquiersconseil qui ont préparé le dossier de fusionavec Dynegy.3- Jeff Skilling avait notamment créé un sys-tème annuel d’évaluation des traders, desti-né à se débarrasser des 20 % les moins per-formants, et dont le résultat était de faire ré-gner un climat féroce basé sur l’hyper com-pétition individuelle, comme dans de nom-breuses dot-coms.4- Le magazine Fortune lui aura durant sixannées consécutives décerné le titre de l’en-treprise américaine la plus innovative. Cf.aussi Business Week, 17 décember 2001.5- Ce risque est néanmoins mutualisé par un

système d’assurance obligatoire à une cais-se de garantie publique, mise en place en1974, la Pension Benefit Guaranty Corpora-tion, et qui ne vaut que pour les fonds depension à prestations définies.6- cf. Holden S. & VanDerhei J. : " 401k planasset allocation, account balances and loanactivity in 2000 ", Perspective, InvestmentCompany Institute, Vol. 71, n° 5, no-vembre 2001.7- Cet abondement représentait 11 % du to-tal des avoirs du plan 401k.8- Pour la seule année 2000, son présidentKen Lay aura pu lever pour 123 millions de $d’options d’actions. L’année 2001 lui auraété moins favorable avec la levée de 25 mil-lions de $ d’options d’actions.9- Le ministère du Travail a décidé de dili-genter une enquête à ce sujet.10- cf. " Why Enron went bust " byB. McLean, Fortune, 24 décembre 2001.

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La « démocratie participative »est devenue, après le premierForum Social Mondial tenu l’an

dernier à Porto Alegre, un nouveauparadigme pour de nombreux sec-teurs de gauche et même d’extrême-gauche. Paradigme et aussi tarte à lacrème, tant cette notion fait l’objetd’utilisations et revendications éten-dues, au-delà même du camp ou-vrier et populaire.Elle a été élaborée à partir de « l’ex-périence du budget participatif dePorto Alegre », que le directeur duMonde Diplomatique commentait, il ya un an, dans les termes suivants :« Tous ceux qui, d’une manière oud’une autre, contestent ou critiquentla mondialisation néolibérale vont seréunir, en effet, du 25 au 30 janvier2001, dans cette ville du sud du Bré-sil où se tient le 1er Forum socialmondial […] Pourquoi précisément là? Parce que Porto Alegre est deve-nue, depuis quelques années, unecité emblématique. Capitale de l’État

de Rio Grande do Sul, le plus méri-dional du Brésil, à la frontière de l’Ar-gentine et de l’Uruguay, Porto Alegreest une sorte de laboratoire socialque des observateurs internationauxregardent avec une certaine fascina-tion.« Gouvernée de manière originale,depuis douze ans, par une coalitionde gauche conduite par le Parti destravailleurs (PT), cette ville a connudans maints domaines (habitat,transports en commun, voirie, ra-massage des ordures, dispensaires,hôpitaux, égouts, environnement, lo-gement social, alphabétisation,écoles, culture, sécurité, etc.) un dé-veloppement spectaculaire. Le se-cret d’une telle réussite ? Le budgetparticipatif (o orçamento participati-vo’), soit la possibilité pour les habi-tants des différents quartiers de défi-nir très concrètement et très démo-cratiquement l’affectation des fondsmunicipaux. C’est-à-dire déciderquelle type d’infrastructures ils sou-

La politique de « budget participatif » mise en place par le gou-vernement de Rio Grande do Sul et par la municipalité de PortoAlegre dirigés par le Parti des travailleurs (PT) a fait l’objet decommentaires aussi dithyrambiques que mal informés. Il fautdonc rectifier un peu les faits.

Jean-Philippe Divès

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« Budget participatif » :

réalités et théorisationsd’une expérience réformiste

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haitent créer ou améliorer, et la pos-sibilité de suivre à la trace l’évolutiondes travaux et le parcours des enga-gements financiers. Aucun détourne-ment de fonds, aucun abus n’est ain-si possible, et les investissementscorrespondent exactement aux sou-haits majoritaires de la populationdes quartiers. » [1]

Le fonctionnement des assembléesqui associent des milliers d’habi-tants, les formes de mandat et délé-gation mises en place, le systèmequi permet effectivement une certai-ne dose de contrôle et une meilleureefficacité de certaines dépenses pu-bliques, ont été suffisamment dé-crits, dans d’autres publications,pour qu’il ne soit pas nécessaire d’yrevenir ici. En revanche, les limitesne sont jamais signalées, ce qui don-ne lieu à des phénomènes d’idéalisa-tion et à des confusions.

D E S R É A L I T É S M O I N S

E N C H A N T E R E S S E SBien peu d’articles et de textes pu-bliés en France pour encenser lebudget participatif mentionnent qu’ilne concerne qu’entre 10 % et aumaximum 20 % [2] des seules dé-penses budgétaires de la ville dePorto Alegre ou de l’État de RioGrande do Sul (c’est-à-dire lessommes qui y sont affectées aux in-vestissements nouveaux). On oublieencore plus souvent de dire que lesdécisions populaires portant sur cet-te fraction des dépenses ne sont quedes recommandations, de caractèreindicatif, le dernier mot restant auxautorités élues selon les méca-nismes étatiques traditionnels de ladémocratie représentative : maire,adjoints et conseil municipal ; gou-verneur, gouvernement et parlementd’État [3]. Et l’on évite surtout de sou-ligner que la gestion des 80 ou 90 %

restants des dépenses, de mêmeque celle de la totalité du volet desrecettes, demeurent du ressort ex-clusif de ces mêmes autorités.L’argument selon lequel la démocra-tie participative rapproche le citoyendu processus de décision, en per-mettant d’éviter ou de limiter les pro-cessus de bureaucratisation, doitdonc être replacé et « proportionné »dans le cadre de cette réalité : tout auplus 10 % du total des lignes budgé-taires (produits et charges), et à titreindicatif. Cela signifie que lesgrandes décisions politiques, qui setraduisent dans les choix générauxde l’orientation budgétaire, échap-pent à toute forme d’intervention ci-toyenne directe. Une démocratieparlementaire dans le cadre de la-quelle les députés ne pourraient dé-cider que de l’affectation d’une enve-loppe, déterminée à l’avance, repré-sentant 10 % du budget, serait cer-tainement considérée à juste titrecomme une caricature de démocra-tie représentative. Pour les mêmesraisons, parler de « la démocratie di-recte de Porto Alegre » constituepour le moins une exagération gros-sière.Lorsqu’ils sont interpellés sur ces li-mites, les administrateurs du budgetparticipatif répondent en généraldeux choses. Premièrement, qu’ilssont eux-mêmes limités dans leursambitions par les impositions de lalégalité bourgeoise. C’est en partie(non totalement) exact, étant donnéqu’ils respectent cette légalité de fa-çon absolue. Deuxièmement, quel’on ne peut pas augmenter à l’infinila part des investissements, puisquecela signifierait diminuer celle desdépenses de fonctionnement, dont leposte principal est constitué par lessalaires des travailleurs des servicespublics ; ou alors, cela impliqueraitd’augmenter les impôts, qui repré-

sentent déjà une lourde charge pourla population…Ce qui est certain en tous cas, c’estque le budget participatif n’inclut pasle moindre mécanisme de codécisionni même de consultation des syndi-cats des employés de l’État ou de lamunicipalité, en ce qui concerne ladétermination de leur salaire. Le rap-port salarial, en tant qu’expression etbase du rapport d’exploitation, de-meure ainsi totalement intact, celadans une situation où les cadres dugouvernement (parmi eux, ceux dubudget participatif) touchent des trai-tements qui sont de 10 à 20 fois plusélevés que ceux des travailleurs durang… Et ne parlons pas des chô-meurs auxquels pourrait venir l’idéesaugrenue de demander un revenudécent pour tous : cette question estcomplètement hors sujet.En ce qui concerne la politique d’im-position, le gouvernement de RioGrande do Sul et la municipalité dePorto Alegre dirigés par le Parti destravailleurs (PT) sont plus sélectifsque ne le sont la plupart des autresautorités étatiques territoriales dansla détermination des exemptions fis-cales en faveur des entreprises,comme moyen de « favoriser l’em-ploi ». Ils favorisent les capitalisteslocaux (les « gauchos ») plutôt queles très grandes entreprises multina-tionales que courtisent les autresgouvernements territoriaux. Ainsi legroupe automobile General Motorss’est-il vu refuser les subventionspharaoniques qu’il demandait pourinvestir et a choisi de s’installer dansl’État de Bahia, où toutes ses condi-tions étaient acceptées par l’oligar-chie locale. Mais la municipalité et legouvernement de Rio Grande do Sulse gardent bien d’appeler à la colla-boration et à la mobilisation des tra-vailleurs et de leurs organisationssyndicales pour lutter contre l’éva-

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sion fiscale que tout le patronat pra-tique à grande échelle. En revanche,le gouvernement PT a décrété, com-me l’une de ses premières mesures,une augmentation sensible des coti-sations de sécurité sociale des em-ployés du secteur public. Ces réali-tés ont été mise en évidence par lestravailleurs de l’enseignement lors-qu’en mars-avril 2000, avec leur syn-dicat CPERS (86 000 adhérents, leplus important de l’État, affilié à laCUT), ils ont mené pendant 32 joursla plus grande grève de ces der-nières années dans l’État de RioGrande do Sul, contre la politique sa-lariale du gouvernement d’Olivio Du-tra [4]. Parmi les principaux slogansde leurs manifestations figuraientceux de « Olivio, attaque les frau-deurs, pas les travailleurs », et « Oli-vio, l’éducation a besoin de l’argentde l’exemption ».Il n’y a pas non plus de « démocratieparticipative » qui vaille pour tout cequi concerne le paiement rubis surl’ongle des intérêts de la dette (paie-ment assuré par le gouvernement fé-déral après reversement des quote-part dues par chaque État), poste re-présentant quelque 15 % du budgetdu Rio Grande do Sul. Ainsi, nonseulement la politique du budget par-ticipatif n’a rien d’anticapitaliste, maiselle n’est même pas franchement« anti-néolibérale ». Dire cela équi-vaut moins à faire une critique qu’unconstat, lequel représente en re-vanche une invitation pressante àcertains à ne pas raconter n’importequoi et à d’autres à ne pas prendredes vessies pour des lanternes. LeRio Grande do Sul n’est pas exté-rieur aux rapports de classe sociauxet politiques du Brésil industrialisédans son ensemble. C’est ainsi quela situation générale dans le sud bré-silien est bien différente de l’imaged’Épinal d’un paradis rouge gaucho.

Les travailleurs et la population duRio Grande do Sul connaissent lesmêmes difficultés que ceux du restedu pays : salaires de misère, précari-té, chômage (d’un taux de 17 %),manque de terres pour les agricul-teurs. Dans le texte par lequel il ex-pliquait sa démission en no-vembre 2000 du gouvernementd’Olivio Dutra, et sa rupture avecl’orientation que ce dernier maintient,un responsable du PT dénonçaitentre autres la politique fiscale et so-ciale des autorités de l’État, le com-bat qu’elles avaient mené contre lesrevendications des enseignants et lagrève du CPERS, mais aussi leur ap-pel aux forces de police pour répri-mer l’occupation par le MST (Mouve-ment des paysans sans terre) du siè-ge de l’INCRA (Institut national decolonisation et réforme agraire) situéà Porto Alegre [5].

R A T I O N A L I S A T I O N

C A P I T A L I S T E E T

R É P A R T I T I O N D E

L A P É N U R I E

Non seulement le budget participatifne met nullement en cause la domi-nation du capital, mais il aide dansun certaine mesure à huiler, à mieux« réguler » son fonctionnement éco-nomique, en lui permettant de mieuxadapter ses objectifs, ses projetsd’investissement, à la demande sol-vable. Un autre militant brésilien si-gnale ainsi que « les entrepriseselles-mêmes s’intègrent au projet de“budget participatif”, en démontrantque tous “participent”. Dans l’État deRio Grande do Sul et sa capitale,Porto Alegre, l’importante entreprisede télécommunications CRT (Com-pagnie du Rio Grande de Télécom-munication) a décidé qu’à partir decette année, elle participerait aux ré-

unions des instances de cette “dé-mocratie participative”. Ses diri-geants affirment ainsi que “la CRT abien compris que ces réunionsconstituent l’espace le plus adéquatafin d’ajuster les plans d’expansionde l’entreprise […] C’est une initiativesimple et de faible coût. Un bonexemple à suivre par les entrepriseset les gouvernements” » [6].D’ailleurs, il n’est pas vrai non plusque ce mode de gestion soit l’apana-ge exclusif du PT ou de secteurs desa gauche. « Le Parti des travailleurs(PT) veut présenter cette idée com-me une innovation, mais en réalitéelle n’est pas neuve au Brésil. Lesmunicipalités de Lajes, dans l’État deSanta Catarina, et de Boa Esparan-ça, dans l’État de Espiritu Santo,alors entre les mains du PMDB, avaitappliqué cette initiative, pas avec cenom mais avec exactement le mêmecontenu, à l’époque de la dictaturemilitaire [le Parti du mouvement dé-mocratique du Brésil était alors laprincipale formation bourgeoised’opposition, N.D.L.R.]. Peu aprèssont apparus les cas de la ville deDiadema, dans l’État de Sao Paulo,en 1983 sous direction PT, et de VilaVelha (Espiritu Santo).« […] Lorsque l’on considère les di-vers gouvernements municipaux enexercice de 1997 aux dernières élec-tions municipales de 2000, ons’aperçoit que le modèle du “budgetparticipatif” a été adopté par 140 mu-nicipalités, dont 34 étaient dirigéespar les partis de droite ou de centre-droit PFL, PPB, PMDB et PSDB […]On s’attend à ce que ce nombre aug-mente, non seulement du fait desgains municipaux du PT (qui gèredésormais 187 villes) dans les der-nières élections, mais aussi parceque d’autres partis, de droite et decentre-droit, ont d’ores et déjà affir-mé qu’ils appliqueraient ce système,

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indépendamment du fait que danscertains cas sa dénomination soit dif-férente. Dans son programme degouvernement, Marta Suplicy, lanouvelle mairesse de Sao Paulo, vil-le la plus riche du pays, introduit le“budget participatif” […] Mais quepersonne ne s’en étonne, puisque lapolitique dudit “budget participatif”est appliquée jusque dans des villesdes États-Unis telles que Phoenix,Arizona » [7].Il n’y a effectivement pas lieu des’étonner, puisque le PT est un partiréformiste dont le programme degouvernement ne va guère plus loinque l’anti-libéralisme prudent affichépar Jospin dans sa campagne élec-torale de 1997. Certes, c’est un partiréformiste particulier, conservant destraits « travaillistes » et autorisant laprésence en son sein de tendancesqui se réclament du socialisme etéventuellement de la révolution.C’est justement pour cette raisonque de telles tendances peuvent seretrouver, dans une situation non ré-volutionnaire, non caractérisée parune forte offensive des travailleurs etdu mouvement de masse, en charged’importantes responsabilités éta-tiques. Dans un tel cadre, les contra-dictions et dangers sont évidemmentconsidérables…On a vu que le type de coparticipa-tion populaire prévu par le budgetparticipatif peut parfaitement s’avé-rer fonctionnel à l’activité écono-mique des « entreprises », c’est-à-di-re, pour parler un peu crûment, auxprofits patronaux. De même sur unplan politique, il peut parfaitementservir comme outil de répartition dela pénurie que le capital organise auniveau des services publics. Et il ysert. Le gouvernement de Rio Gran-de do Sul avait expliqué aux ensei-gnants, comme l’aurait fait n’importequel gouvernement bourgeois, qu’il

ne pouvait pas les augmenter parcequ’il n’avait pas les fonds pour cela.Eh bien, c’est exactement la mêmelogique qui est à l’œuvre en ce quiconcerne la politique d’investisse-ments. Faut-il goudronner telle routeou telle autre ? Rénover telle écoledont le toit fuit ou agrandir tel groupescolaire qui implose sous la progres-sion des effectifs ? Construire un dis-pensaire ici ou réparer les canalisa-tions là-bas ? A travers les organesterritoriaux et thématiques du budgetparticipatif, les habitants se trouventainsi « mis en concurrence » et op-posés les uns aux autres. Il sont invi-tés à élaborer et présenter (avec lesoutien des techniciens de l’État oude la municipalité, qu’ils ont donc in-térêt à bien traiter…) les « meilleursprojets possibles », afin de l’empor-ter « démocratiquement » sur leurscompagnons d’infortune.La perversité d’un tel retournementd’une idée paraissant a priori pro-gressiste tient évidemment aux li-mites imposées par la domination ducapital et de l’État… mais surtout àl’impossibilité et/ou au refus de lestransgresser. Une assemblée géné-rale de travailleurs cesse d’être uncadre d’autodétermination progres-siste si elle vote l’acceptation des li-cenciements imposés par les action-naires. De même, « l’intervention ci-toyenne » ne peut prendre de conte-nu progressiste, donc révolutionnai-re, que dans la dynamique d’une mo-bilisation anticapitaliste.

L ’ E S S E N T I E L N ’ E S T P A S

D E « P A R T I C I P E R »Si par extraordinaire des militants ré-volutionnaires se retrouvaient au-jourd’hui en France (ou ailleurs) à latête d’une municipalité de quelqueimportance (ce qui dans la situationactuelle, sans que se produisent de

grands changements dans la lutte declasses, apparaît tout de même peuprobable), sans doute applique-raient-ils certaines des idées quisont avancées pour justifier le « bud-get participatif ». Mais, c’est en toutcas à espérer, ils le feraient très dif-féremment. Pas en restreignant l’in-tervention des masses à la sphèrede la répartition des dépenses d’in-vestissement, mais en les invitant às’approprier la globalité de la poli-tique municipale, comme à contrôlerles personnes chargées de sa miseen application. C’est-à-dire non à« participer » à la marge, mais à dé-cider réellement et effectivement,donc politiquement.C’est seulement dans ces conditionsque les formes démocratiques, ens’étendant et en devenant ainsi ef-fectives, peuvent servir à la subver-sion de l’ordre du capital et préfigu-rer, aider à préparer un processussocialiste. Mais cela signifie aban-donner le terrain de la« participation » pour entrer sur celuide la « décision », passer de la dé-mocratie « participative » à une dé-mocratie authentique, combinantd’ail leurs des expressions« directes » comme « représenta-tives » (avec contrôle et révocabilitédes représentants).Admettons cependant, de façon trèshypothétique, que des révolution-naires socialistes gagnent les élec-tions municipales dans des villesgrandes ou moyennes alors mêmeque les contraintes extérieures res-teraient telles qu’il s’avérerait impos-sible d’aller au-delà du type de parti-cipation mis en œuvre à PortoAlegre. Au minimum, une municipali-té « rouge » expliquerait clairementaux travailleurs et à la populationquelles sont les limites imposées àson action par le système capitalisteet le fonctionnement général de

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l’État bourgeois, et elle les appelle-rait à se mobiliser à ses côtés pourtenter de les transgresser. En aucuncas elle n’affirmerait que le « budgetparticipatif » représente sousquelque forme que ce soit une expé-rience dont la généralisation pourraitmener au socialisme.C’est-à-dire qu’elle ne ferait pas ceque fait la tendance du PT Démocra-tie socialiste, affiliée à la QuatrièmeInternationale (Secrétariat unifié) ettrès influente dans les institutions dubudget participatif de Porto Alegre etdu Rio Grande do Sul [8]. Certains ar-ticles politiques rédigés à l’occasionde tel ou tel événement sont plus si-gnificatifs, mais il vaut mieux se réfé-rer, pour étayer cette affirmation, àun document « officiel » et de carac-tère programmatique, tel que lesThèses pour une actualisation duprogramme du Parti des Tra-vailleurs, adoptées par la 5° confé-rence nationale de Démocratie so-cialiste tenue en juin 1999.Les problèmes de la rupture révolu-tionnaire, de l’affrontement à l’Étatbourgeois et de sa destruction, del’abolition du capital et du salariat, ysont totalement évacués, voire par-fois directement niés, au profit d’unedémarche graduelle centrée sur « lacréation d’institutions qui prennent laplace du marché capitaliste et del’État bourgeois, institutions baséesla “libre association des travailleurs”,sur l’activité autonome, démocra-tique et souveraine de la population,institutions qui interviennent dans lagestion de la chose publique » ; au-trement dit, le socialisme est la gé-néralisation de la démocratie partici-pative grignotant progressivementdes parcelles de pouvoir. Très pro-gressivement, puisque c’est seule-ment « à très long terme » que « res-te valable la formulation de Marx se-lon laquelle une société réellement

libre aura éliminé la production demarchandises, et donc le marché ettoutes les catégories marchandes »,et qu’elle « aura réussi à faire dispa-raître l’État comme appareil politiqueautonomisé ». Logiquement, ce texterevisite la vieille division entre pro-gramme minimum (ce qui est au-jourd’hui « possible ») et programmemaximum (le socialisme pour unavenir indéterminé) : « comme pers-pective pour l’époque actuelle, com-me axe d’un programme démocra-tique et populaire, notre propositiondoit être bien plus limitée : dévelop-per toute les formes d’auto-organisa-tion populaire et de contrôle socialsur l’État et le marché ». D’ailleurs« nous ne défendons comme pers-pective immédiate ni la disparition del’État – c’est évident – ni sa réduc-tion. Ce que nous défendons, c’estsa transformation… ».Ce qui est donc posé est une trans-formation graduelle de l’État bour-geois, toujours au moyen de la dé-mocratie participative improprementcaractérisée « auto-organisation »ou « contrôle social ». Quant aux« axes d’un programme démocra-tique et populaire », programme degouvernement du PT en cas de vic-toire dans les élections fédérales de2002, les plus audacieux avancéspour impulser une « réorientation del’économie » sont « l’étatisation aveccontrôle social du système bancaireet financier » et la « ré-étatisationdes entreprises stratégiques privati-sées ». Très loin de la répudiation dela dette publique illégitime, ce mêmeprogramme se borne à préconiserune « suspension du paiement de ladette extérieure et [un] audit ». Enquoi cela se distingue-t-il des pro-grammes les plus traditionnels du ré-formisme historique ? Encore unefois, en rien, sauf par la démocratieparticipative (principal levier d’une

« démocratisation radicale de la so-ciété ») et l’utilisation de la phraséo-logie « citoyenne », faussement anti-autoritaire, qui distingue le néoréfor-misme post-chute du Mur de Berlin.

« B U D G E T

P A R T I C I P A T I F »

E T P E R S P E C T I V E S

I N T E R N A T I O N A L E S

Un auteur influent, déjà cité, qui pen-sait il y a un an que « le nouveausiècle commence à Porto Alegre »,vient de découvrir qu’en fait, il n’au-rait débuté qu’à Manhattan lors del’effondrement des tours du WorldTrade Center : « après les événe-ments du 11 septembre […] succé-dant au cycle entamé le 9 novembre,lors de la chute du mur de Berlin,une nouvelle période historique vientindiscutablement de démarrer » [9]. Ilest vrai que la situation internationa-le est complexe et que des ten-dances contraires y agissent, dansun cadre général restant caractériséprincipalement par l’offensive capita-liste-impérialiste. Cependant, face àces interprétations changeantes, onse sent d’autant plus en droit de sou-mettre une autre hypothèse : et si leXXIe siècle avait commencé le 20 dé-cembre à Buenos Aires ? Autrementdit, si la perspective ouverte pour cesiècle était celle d’une barbarie etd’un chaos grandissants, degrandes actions directes desmasses en dehors des institutions etcontre elles, de l’impossibilité d’alter-natives viables dans le cadre du sys-tème capitaliste, et de la nécessitéimmédiate de bâtir une issue socia-liste ?En mai 2001, les maires de PortoAlegre, Sao Paulo, Belo Horizonte(Brésil), Montevideo (Uruguay) etRosario (Argentine) s’étaient réunis

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à Buenos Aires à l’invitation de sonpremier magistrat, le politicien de« centre-gauche » Anibal Ibarra (de-venu en fin d’année l’un des princi-paux soutiens du gouvernementd’union nationale de Duhalde), dansun « Sommet des maires desgrandes villes du cône sud ». A sonordre du jour, un point : la mise enœuvre du budget participatif [10]. De-puis cette date, hélas, le projet n’apas vraiment avancé en Argentine.C’est que dans ce pays, il n’y a mê-me plus de pénurie à partager. Enrevanche, les piqueteros et moto-queros y donnent l’exemple d’unautre type de participation démocra-tique. Il n’y a aucun doute que cesont eux qui symbolisent l’avenir.Notes

1. « Porto Alegre », éditorial du Monde Di-plomatique, janvier 2001.2. Selon une conférence donnée le 14 juillet1999 par Raul Pont, alors maire de PortoAlegre, et publiée sous le titre « Démocrati-sation de l’État : l ’expérience de PortoAlegre », les investissements de la ville ap-prochaient cette année les 20 %. Texte dis-ponible sur le site Internet de la revue cata-lane Espai Marx (Espace Marx), www.es-paimarx.org.3. Le Brésil est une république fédéraledans laquelle les 23 États et 3 territoires dis-posent de larges pouvoirs étatiques auto-nomes. Y compris d’ailleurs des pouvoirs derépression, à travers les polices « militari-sées » qui sont équipées d’armes de guerreet de tanks.4. Les travailleurs exigeaient que le salairede base des enseignants passe de 129 à377 réais, et celui des personnels adminis-tratifs de 121 à 353 réais. Le gouvernementDutra, qui proposait un réajustement de10 % échelonné sur 6 mois, s’est opposé àla grève en dénonçant son caractère « cor-poratiste » de concert avec les principauxmédias de l’État. Le mouvement s’estconclu par une semi-défaite, les travailleurs

n’obtenant qu’une augmentation de 14 %.Les cadres de l’administration gouverne-mentale touchent jusqu’à 4 500 réais. Le ré-al (pluriel, réais) vaut à peu près, sur le mar-ché des changes, un demi-euro.5. « Pourquoi j’ai quitté le gouvernementOlivio », par Jorge Santos Buchabqui, avo-cat et militant pétiste, ex-Secrétaire à l’Ad-ministration du gouvernement Olivio Dutra.Publié dans le journal Esquerda Socialista,n° 1 de janvier 2001.6. Basilio Abramo, La gauche en débat,9 juin 2001, www.clasecontraclase.cl. Lespropos cités de la direction de la CRT ontété reproduits dans un article, titré « Télé-participation », publié le 23 décembre 2000par le grand quotidien Folha de Sao Paulo.7. Texte cité ci-dessus. On doit égalementmentionner, comme l’une des études cri-tiques les plus sérieuses et équilibréesayant été utiles à la rédaction de cet article,le texte de Mariucha Fontana et JulioFlores, deux responsables du PSTU du Bré-sil, titré « Budget participatif : dans les li-mites de l’ordre bourgeois » (revue Marxis-mo Vivo n° 3, mai 2001 ; www.marxismali-ve.org). Et remercier plusieurs membres ducourant Cours Nouveau (notamment Dalmoau Brésil, Nora et Roberto en Argentine,Chepa en Espagne) qui nous ont transmissur ce sujet de fort nombreux textes et do-cuments.8. Ainsi que l’exprime une somme d’articles,textes et documents publiés régulièrementpar la revue Inprecor dans sa rubrique Bré-sil (www.inprecor.org). Les thèses de DS ci-tées juste après sont parues dans le numé-ro 443/444 de janvier 2000.9. Ignacio Ramonet, éditoriaux du MondeDiplomatique, respectivement de janvier etdécembre 2001.10. Voir le dossier publié le 14 mai 2001 parle principal quotidien argentin, Clarin, sousle titre « Ils gouvernent de grandes villes etveulent que les gens participent ». Son ar-ticle principal commence par la phrase :« Le concept est ancien, il s’en va et il re-vient selon les époques politiques. C’est ladémocratie participative, qui séduit du

centre à la gauche et effraie du centre à ladroite… ». L’éditorial de cette même édition,« Les défis des gouvernements locaux »,apportait un franc soutien à cette initiative.

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P O R T O A L E G R E

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Jean-Paul Mauduy, président duMEDEF Rhône-Alpes, n’a aucu-ne raison de masquer ses objec-

tifs. Il laisse au ministre « socialiste »le soin de mener la manœuvre, d’en-dormir les futurs victimes :« Ce principe de formation tout au

long de la vie nous sera sans doutefort utile lorsque nous seronsconfrontés au déficit démographiquedes années 2005. Un déficit d’envi-ron 100 000 personnes par an ! Pourcombler ce creux, la logique voudraitque les jeunes entrent plus tôt sur le

Jean-Luc Mélenchon, ministre « Gauche » socialiste, entendbien utiliser pleinement les 100 jours qui restent au gouverne-ment Jospin avant l’élection présidentielle pour mettre en œuvrela « formation tout au long de la vie » dont la Commission euro-péenne a fait l’axe de sa politique scolaire. En implantant àmarche forcée les Lycées des Métiers, il veut laisser sa « tra-ce » dans l’histoire déjà longue des serviteurs sociaux-démo-crates zélés des intérêts capitalistes. Sa « réforme » pourrait eneffet achever un cycle de destruction de l’enseignement profes-sionnel public ouvert en 1959 avec le premier ministre de l’Édu-cation nationale de De Gaulle.Il fallait un « opposant de gauche » dans le Parti socialiste pourachever une tâche dont l’intérêt est vital pour le patronat. Allègreavait maladroitement tenté de la réaliser : la mobilisation l’en aempêché. Mélenchon, avec beaucoup de finesse, remet l’ouvra-ge sur le métier.Son lycée des métiers (qui n’est pas un lycée et ne prépare pasaux métiers) regarde au premier chef tous les salariés, tous lesjeunes de ce pays. Il faut, pour en apprécier pleinement la por-tée, mais surtout pour aider enseignants, salariés et jeunes à yfaire obstacle, situer cette mesure dans la logique qui, depuisdes décennies, guide patronat et gouvernements : celle de laguerre contre les qualifications ouvrières, les conventions collec-tives, du combat inlassable pour émietter le salariat.

Yves Bonin

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F O R M A T I O N

Lycée des métiers :Mélenchon réal ise le v ieuxrêve du MEDEF

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marché du travail. Nous sommesprêts pour cela à leur garantir un re-tour en formation quelques annéesplus tard pour acquérir une formationcomplémentaire. Nous avonsd’ailleurs déjà expérimenté en Rhô-ne-Alpes ce principe de “formationinitiale différée”. […] Le fait d’avoirune seule personne qui coordonnel’initial et le continu sur l’académie deGrenoble est donc plutôt positif. »(Interview parue dans Formationsprofessionnelles initiale et continue,revue édité par l’académie de Gre-noble, numéro spécial octobre 2001)Formation initiale… différée ! Coordi-nation de l’initial et du continu « sousun même toit ». Formation tout aulong de la vie : « Laissez venir à nousles petits enfants ». C’est, sans fard,l’expression de la volonté patronale.Le maquillage est l’affaire de Mélen-chon. Il serait irresponsable de pen-ser qu’il manque d’adresse. Effor-çons-nous de le démasquer. Celanous contraindra à revenir loin en ar-rière, aux premières heures de la Ve

République.

C H U T E D ’ A L L E G R E ,

C O N T I N U I T É D U M A N D A T

P A T R O N A L

Mars 2000 a vu se développer unmouvement puissant des ensei-gnants qui a mis un terme à la carriè-re ministérielle de Claude Allègre,entraînant la chute du gouvernementJospin I (la « dream team », d’oùavait déjà disparu Strauss-Kahn, misen examen…).Le fait saillant (que nous avons, àCarré rouge, pu à juste titre qualifierde « victoire ») était que la mobilisa-tion des enseignants avait été assezpuissante pour balayer les obstacles,imposer l’unité (l’assemblée des éta-blissements en grève reconductible

solidement ancrée sur une plate-for-me que personne n’a réussi à déna-turer). De ce point de vue, et il est es-sentiel, ce mouvement était un mo-dèle.Allègre s’en est donc allé. Jack Langl’a remplacé, assisté, pour l’ensei-gnement professionnel, par Jean-Luc Mélenchon, leader de la« gauche » « socialiste » dans le PS.Tous deux ont parfaitement évalué lapuissance du mouvement qui avaitdéfait Allègre. Ils l’ont montré enusant de beaucoup de baume pourpanser les plaies ouvertes par le trèsbrutal démagogue qui avait mis lefeu aux poudres.Mais si le mouvement des ensei-gnants a montré à tous les salariésde ce pays (et bien au-delà : cettegrève a été passionnément suiviepar les salariés des pays européens)comment on pouvait enrayer et aumoins partiellement battre les offen-sives que tous subissent, il n’a pasété assez puissant pour balayer lesplans gouvernementaux, et encoremoins pour faire disparaître la causeprofonde de ces offensives.Certes prudemment, sans ménagerles caresses au moins « symbo-liques » à l’ego endommagé des en-seignants, Lang et Mélenchon ontdonc repris et poursuivi le travail làoù Allègre avait dû l’abandonner.Le point le plus aigu de l’offensive deClaude Allègre avait porté sur les ly-cées professionnels, sur leur réorga-nisation en profondeur, et sur une re-mise en cause fondamentale du sta-tut des professeurs qui y enseignent.C’est d’ailleurs autour de la mobilisa-tion des LP que le mouvement qui l’achassé s’est articulé, et chez les pro-fesseurs de LP que se sont consti-tués les noyaux les plus solides aux-quels l’ensemble du mouvement apu s’ancrer.Si Allègre avait les LP en ligne de mi-

re, s’il a pris le risque politique de lesaffronter, et de s’y acharner jusqu’àsa perte, cela n’a rien à voir avec sonprofil de caractériel, par ailleurs no-toire. C’est que l’enseignement pro-fessionnel, c’est-à-dire le problèmede la qualification des salariés futurs(et donc d’un aspect fondamentaldes rapports de classe sur le terrainde l’exploitation quotidienne), est aucentre des préoccupations des man-dants de Claude Allègre : les capita-listes, et en particulier les action-naires du capitalisme financier mon-dialisé.Tout à la bataille, nous ne l’avons àl’époque pas assez clairement analy-sé et expliqué. Il était après tout na-turel que le mouvement reflue, aprèsavoir considéré qu’il avait abattu lecoupable. Il était en revanche denotre devoir de revenir en détail surles raisons de l’offensive à laquellevenait d’être donné provisoirementun coup d’arrêt. Nous ne l’avons glo-balement pas fait.Jean-Luc Mélenchon nous rappelle àl’ordre. Lui non plus n’a rien en parti-culier contre les professeurs de LP,et plus généralement contre les en-seignants du secteur de l’enseigne-ment technologique et professionnel.Ceux-ci ne sont d’ailleurs touchéspar ses projets qu’« au passage »,en quelque sorte. La réforme quiprend désormais le nom de « Lycéedes métiers » poursuit en effet desfins autrement plus vastes que leseul statut des enseignants de cesecteur. Il ne s’agit de rien de moinsque de parachever une mutation ja-mais complètement aboutie maisprofondément entamée depuis desdécennies : substituer définitivementles « compétences » aux « qualifica-tions » ; déraciner la « prétention »des salariés à se prévaloir de leurs« diplômes » dans la négociation deleur contrat de travail ; remplacer

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complètement la négociation collecti-ve du contrat de travail par une négo-ciation individuelle ; déstabiliser à ja-mais le salarié en le lançant à lapoursuite d’une chimère : sa propre« employabilité », toujours espérée,jamais atteinte.En somme, il appartient à Mélenchonde réaliser ce qu’Allègre n’a pas sufaire. Autrement dit, Mélenchonayant les mêmes mandataires, ilpoursuit le travail qu’ils lui ont confié.Tout au plus le second aura-t-il tiréenseignement des échecs de sonprédécesseur. Là où Allègre avaittenté un passage en force, Mélen-chon use de toutes les subtilités dufin politique : on « postule » à l’« hon-neur » du label Lycée des métiers ;cette labellisation se fait vague parvague ; le ministère sait reculer et re-noncer à labelliser un lycée si celui-cirenâcle.Mais surtout, l’excellente formationpolitique qu’a reçue Mélenchon danssa jeunesse lui a appris toutes lesnuances du jésuitisme (Jospin a étéà la même école : il peut ainsi dirigerle gouvernement de « gauche » qui abattu tous les records de « droite »en matière de privatisation, parexemple…). Mélenchon argumente,biaise, truque. Et il n’est pas le plusmauvais à ce jeu.Nous avons la conviction profondeque, avec l’ensemble des salariés etdes jeunes (qui sont les vraies ciblesde cette réforme), les enseignantssont capables de battre cette nouvel-le mouture de réforme de type that-chérien. Ensemble, nous en avons laforce. Et d’ailleurs, rien ne se ferasans mobilisation. Personne ne peuts’y substituer.Mais nous avons surtout la convic-tion qu’aucune mobilisation efficacene pourra se développer si nous n’ai-dons pas à en éclairer à la fois lesraisons d’être et les objectifs à at-

teindre, si nous n’aidons pas à leverle voile que très intelligemment Mé-lenchon jette sur la vraie nature deses entreprises et de ceux au comp-te desquels il les mène.Nous allons donc nous attacher à dé-crire la logique des attaques qui, de-puis des décennies, s’acharnent surl’École en général bien sûr, mais sur-tout sur ce segment qui, au fond, estde l’importance la plus déterminantepour le capital : l’enseignement pro-fessionnel.Notre réflexion ne pourra éviterd’aborder une évaluation des dégâtsdéjà commis, et de leur portée sur laconstitution même de la classe ou-vrière, sur les possibilités mêmes deconstruction de sa conscience declasse.

B E S O I N S R É E L S D E

F O R M A T I O N E T

É V O L U T I O N D E

L A S C O L A R I S A T I O N :

U N É C A R T À R É D U I R E

Les dernières décennies ont vu ap-paraître un décalage croissant entreles besoins réels de formation (expri-més par les entreprises) et l’évolu-tion de la scolarisation.Depuis 1959, et plus encore aprèsque la question algérienne ait été ré-glée par Gaulle, tout l’effort des gou-vernements successifs (y comprisévidemment, ô combien, les gouver-nements de « gauche » ou de « co-habitation » depuis 1981) porte sur latentative de limiter le développementde la scolarisation, voire de la fairerefluer, en tout cas d’orienter le plusvite possible les jeunes vers les en-treprises où les attendent des em-plois de plus en plus déqualifiés. Adéfaut de pouvoir les chasser del’école, il faut au moins s’assurer

qu’un contingent important de cesjeunes achèveront leur scolarité obli-gatoire sans le moindre diplôme àfaire valoir sur le marché du travail.Qu’ils n’y soient pas parvenus (outrès incomplètement) est une toutautre affaire.Mais c’est par rapport à cette volontéqu’il faut apprécier la portée et l’ob-jectif de l’ensemble des « réformesscolaires » qui ont été entreprisesdans cette période. C’est probable-ment ce qui permet, au-delà des« bavardages » pseudo idéolo-giques, de comprendre où la « cri-se » de l’école trouve ses racines.Si l’enseignement professionnel oc-cupe une place de choix dans ces ré-formes (la plupart du temps à l’insuou presque des autres « ordres »d’enseignement, qui pensaient quecela ne les concernait pas… Quelleterrible erreur !), c’est qu’il travaille aucœur de ce qui préoccupe principale-ment le patronat et les gouverne-ments qui lui ont tous été dévoués : lerapport capital/travail, la négociationde la vente de la force de travail. Laformation et la qualification y jouentun rôle essentiel.Si le patronat et ses adjoints poli-tiques savent parfaitement que c’estlà une question essentielle, on nepeut pas dire que cette conscienceait été aussi claire chez les salariéset, en particulier, parmi les ensei-gnants. Le syndicalisme morcelé quiprévaut depuis la FEN, et aujourd’huidans la FSU, où les enseignants sontorganisés en syndicats séparés, n’apas favorisé cette prise de conscien-ce. L’isolement des salariés de l’Édu-cation nationale dans des syndicatsdistincts des grandes confédérationsa affaibli sous cet angle à la fois lessalariés de toutes catégories et lesenseignants.Les salariés dans leur ensemble(mais aussi les jeunes en formation,

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quelle que soit la filière, et les chô-meurs, victimes de la tendance capi-taliste à constituer une « armée deréserve » pour faire encore davanta-ge pression sur les salaires et l’em-ploi) doivent vitalement se saisir denouveau de cette question. Elle estau cœur de toute tentative un peusérieuse d’aider leur mobilisation.

F A I R E R E F L U E R L A

M A S S I F I C A T I O N D E L A

S C O L A R I S A T I O N :

U N E C O N S T A N T E D A N S

T O U T E S L E S R É F O R M E S

E N T R E P R I S E S D E P U I S

1 9 5 9

Les possédants ont sans doute tou-jours marqué leur répugnance à voirle peuple accéder à trop d’instruc-tion. Longtemps confiée aux ecclé-siastiques, elle ne décidera de trans-férer cette mission à l’État quecontrainte et forcée. Elle n’aurad’ailleurs de cesse de la lui re-prendre, ou de la ramener dans le gi-ron des congrégations. Ce n’est pasun hasard si les lois antilaïques mar-queront immédiatement la prise depouvoir de De Gaulle.Il est certain également que la bour-geoisie n’a jamais souhaité donnertrop de connaissances du monde,c’est-à-dire trop de moyens de lecomprendre et éventuellement de lecombattre aux enfants du peuple.Cela suffirait certainement à expli-quer le combat constant que la clas-se dominante mène pour limiter lascolarisation de ces enfants, pourdéfaire ce qu’elle a dû concéderdans ce domaine. De la lutte contrel’obligation scolaire aux déclarationsde Jules Ferry lui-même, un florilègede citations le démontrerait sans pei-

ne (j’avais tenté d’en donnerquelques exemples dans le N° 8 deCarré rouge).Mais au risque de paraître trop « ma-térialiste » (au sens trivial du terme),nous sommes convaincus que lesmotivations des possédants pourtenter de chasser les jeunes desécoles et les amener très rapidementà entrer dans les entreprises (oudans « l’armée de réserve du chôma-ge ») sont avant tout dictées par lebesoin de faire pression sur les coûtsde production, en jouant sur la « va-riable d’ajustement » la plus souple :le salaire.Il est intéressant de suivre quelquesépisodes de cette action constantedu CNPF (devenu MEDEF) et desgouvernements à sa solde, en parti-culier depuis le retour au pouvoir deDe Gaulle en 1958 (et sans en exclu-re, naturellement, les périodes oùnous avons connu des gouverne-ments de « gauche », qui ont accom-pli plus que leur part de mauvaiscoups contre l’enseignement profes-sionnel et général), afin de mieux fai-re apparaître cette constante.Dès 1959, Jean Berthoin décide enjanvier (on ne perd pas de temps…)de la prolongation de la scolarité obli-gatoire jusqu’à 16 ans (mesure quine sera effective qu’en 1967). Uncycle d’observation est mis en placeen classes de 6e et de 5e.Massification ? Et même démocrati-sation ? Il s’agit avant tout de maîtri-ser les flux de scolarisation :« Nous retenons dans l’enseigne-ment théorique nombre de jeunesesprits qui trouveraient mieux leurvoie dans l’enseignement techniqueà l’un ou l’autre de ses niveaux […]Par une exacte recherche des di-verses aptitudes, les différents typesd’enseignement doivent recevoirtous les élèves […], le problèmen’est pas de hiérarchisation, mais de

répartition. »(Ordonnance et décret du 6 janvier1959, note préliminaire)Tout de suite, ce décret contient unversant enseignement professionnel(article 31, titre IV), qui traduit ce quesont ces parcours entre lesquels ilfaut « répartir » les élèves :« La formation professionnelle quipeut achever la scolarité obligatoireest donnée soit dans les établisse-ments de l’enseignement technique,soit par un travail réparti entre les di-verses écoles qui donnent l’ensei-gnement terminal et des entreprisesliées par contrat avec l’école [noussommes ici dans la perspective del’alternance, N.D.L.R.], soit dans lesétablissements ou centres relevantd’autres ministères, soit enfin dansdes entreprises » [et c’est la pers-pective de l’apprentissage, ou, mieuxencore, de la « formation tout au longde la vie », N.D.L.R.Il s’agit donc, pendant ce cycle d’ob-servation, de trier les élèves qui de-vront aller le plus vite possible et partoutes les voies possibles vers la« vie active ». À quel niveau ? La sui-te de cet article ne le cache pas :« Tenant compte de la réalité trèsnombreuse que représente l’ouvrierspécialisé — c’est-à-dire, on le sait,l’ouvrier non qualifié — nous enten-dons lui donner d’une part une for-mation professionnelle aussi polyva-lente que possible qui lui permettra,à travers des tâches et des tech-niques en transformation rapide, dedétenir des moyens de réadaptationaisée. » (Souligné par nous)En 1963, Christian Fouchet met celaen musique. Il crée les CES (desti-nés à remplacer les CEG et les « finsd’études » et, bientôt, avec Haby etses « collèges », les premiers cyclesde lycée), et y établit trois filières (onaffine le tri, la « répartition ») :n Filière I : classique moderne (type

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lycée)n Filière II : moderne court (typeCEG)n Filière III : transition-pratique (en-seignement terminal)La première filière mène au secon-daire long (bac général), la secondedestine aux « nouveaux » CET, oùl’on pourra préparer un CAP en 3 ans(CAP qui existe dans les conventionscollectives) ou un BEP en 2 ans (leBEP n’y figure pas) ; quant à la filièreIII, elle mène vers la « vie active ».

Assemblée générale du CNPF dejanvier 1966Le CNPF pense (c’est un jeu bien ro-dé) que le gouvernement ne va pasassez loin, pas assez vite ! Il souhai-te, lui, un retour à la loi Vigier de1919, qui confiait la formation profes-sionnelle aux entreprises et à leurscentres de formation (lesquels ontété transformés en CET en 1947, etont échappé aux entreprises). Ilconteste que l’instance régulatricede l’enseignement technique ne soitconstituée que de « fonctionnaires »,sans représentation des « entre-prises ». Il note cependant avec re-gret : « Certes, il faut convenir que leretour à la législation de 1919 provo-querait un tel bouleversement qu’ilest difficile de l’envisager. »En attendant que les conditions poli-tiques le permettent, le CNPF prônen la mise en place d’une voie « trèscourte » (vers un CEP, certificationd’« éducation » professionnelle, unesorte de « diplôme » d’OS)n l’entrée directe en apprentissageavec enseignement en alternancen les formations qualifiantes rame-nées à deux ans (que ce soit pour leCAP ou pour le BEP) et ne débutantqu’après la classe de 3e.Le CNPF se prononce égalementpour la suppression du CAP (en tantqu’examen national) et son rempla-

cement par une attestation délivréepar chaque centre de formation, oupour sa délivrance sous formed’« unités capitalisables », qui enre-gistreraient des « capacités » (on di-rait aujourd’hui des « compé-tences »), et pourraient être partielle-ment obtenues en cours de forma-tion ou au cours de la vie profession-nelle.La loi d’orientation et de programmede l’enseignement professionnel du3 décembre 1966, puis les lois dejuillet 1971 vont organiser tout cela.Les CFA sont mis en place (il y en a87 en 1973, et 340 en 1976 : la ma-chine est lancée).Surtout, l’accès aux formations quali-fiantes tend à s’organiser après la 3e.(Rappel : avant 63, on entrait au CETaprès la classe de fin d’études.Après 63, tout a été fait, conformé-ment aux vœux du CNPF, pour quecela soit reporté après la 3e, une foisle « tri », la « répartition » faits. Enréalité, de nombreuses entrées enCAP en trois ans auront lieu après la5e, signe de la résistance des pa-rents, qui comprennent très bien quele « cycle terminal » est un cul-de-sac, qui ne mène à aucune formationreconnue par les conventions collec-tives)Le CEP est créé. En voici la défini-tion : « Une information sur les mé-tiers : contacts, entretiens avec leschefs d’entreprises, courts séjoursen entreprises.

Acquisition de certaines aptitudesconcrètes devant les problèmes pro-fessionnels : qualités d’attention,possibilités de comprendre et d’ap-pliquer des instructions, transmissiondes informations, travail d’équipe,soin dans l’exécution.Initiation aux responsabilités élé-mentaires de la vie du travail : forma-tion technologique rapide, étude demécanismes simples permettantd’exercer la réflexion en partant d’unéveil de la curiosité. » (Extrait del’instruction officielle sur le cycle ter-minal, 5 avril 1966)Il s’agit bien, selon les vœux duCNPF, encore une fois, d’une « for-mation » d’OS. Le texte précised’ailleurs :« Cet enseignement donne une for-mation d’ouvriers spécialisés (OS)qui correspond à l’échelon inférieurdu niveau V ; rapide, il correspond ef-fectivement à un besoin spécifiquede l’économie. On ignore encore sicet enseignement sera suivi en mi-lieu scolaire ou prendra la forme d’unapprentissage aménagé ».Le CNPF, pas plus que son rejeton leMEDEF, ne se paie pas de mots !Rappelons que, contre toutes les dé-clarations « intéressées » (et généra-lement de « gauche » syndicale oupolitique), le cours de l’économie neva pas vers une amélioration de laqualification générale, mais vers unedéqualification massive des postesde travail (« le mort saisit le vif » : le

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F O R M A T I O N

Tableau I : Origine scolaire des élèves de 5e par filière en 1966-1967

Venant de 6e I 6e II 6e transition Autres Totaletentrant en5e I 90,5 0,6 0 8,9 100 %5e II9,4 75 0,8 14,8 100 %5e trans. 0,8 13 59,7 26,5 100 %

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capital fixe domine le travail vivant). Ilfaut donc orienter hors de l’école unemasse importante d’écoliers et decollégiens, et les préparer à ces em-plois déqualifiés.L’objectif déclaré du Ve Plan (1966-1970) est d’ailleurs d’orienter 30 %des élèves vers le « cycle terminal »(la filière III des CES). Le Plan seprésente à cet égard comme une mi-se en conformité des besoins de for-mation établis en fonction des be-soins en main d’œuvre aux différentsniveaux.On pouvait se poser le problème de-vant la réforme Fouchet de 1963 :s’agit-il bien, comme le prétend le mi-nistre, d’une mesure de démocrati-sation, qui va permettre aux enfants,même en difficulté, de rejoindre lesétudes secondaires longues « pourtous » ? En somme, s’agissait-il d’unsystème de rattrapage ? La réponseest clairement négative : il s’agit d’unsystème d’aiguillage. Il s’agit d’ame-ner 30 % des élèves en cycle termi-nal, c’est-à-dire vers une « entréedans la vie active » sans formationprofessionnelle, sans diplôme. Le ta-bleau I permet de vérifier que l’opé-ration est réussie : aucun élève ve-nant de 5e I ne vient d’une 6e de tran-sition, mais 13,8 % des 5e de transi-tion viennent de 6e I et II. L’« aiguilla-ge » a été réalisé.Cependant, la résistance des pa-rents, nourrie essentiellement par lefait que le CAP reste une référence

au cœur des conventions collectives(nous sommes toujours dans lecadre des classifications Parodi etdes accords sur les conventions col-lectives de 1950), fait que les CAPen deux ans après la 3e tardent à semettre en place, que le CEP neprend pas, et que le BEP a du mal às’imposer (il n’existe pas dans lesconventions collectives), même s’ilprogresse, et surtout dans les em-plois tertiaires, alors que le CNPF ledestinait essentiellement aux em-plois du secteur industriel…Le tableau II traduit cette résistance.Il faut donc accélérer, selon le CNPF.Cela va être fait en deux temps. Onn’en revient pas encore à la loi Vigierde 1919, mais on peut enfin relégiti-mer les entreprises en tant que « lieude formation ».Les Accords nationaux interprofes-sionnels du 9 juillet 1970, puis leslois de juillet 1971 mettent en placeun ensemble de mesures qui per-mettent le retour des jeunes vers lesentreprises, afin qu’ils « ne perdentplus de temps dans les écoles, siéloignées des préoccupations desentreprises » (en particulier des clas-sifications que les patrons veulentdétruire, ce qu’ils ne parviendront àfaire qu’en 1975, avec la fin des clas-sifications Parodi) :n le principe de l’apprentissage enentreprisen la mise en place des stages pourles élèves de CET-LEP

n le développement des CFALa cohérence de l’ensemble de cesmesures est de retirer à l’enseigne-ment professionnel public une frac-tion croissante des effectifs scolari-sés en CET, de raccourcir le tempsde formation initiale au profit d’uneformation permanente au cours de lavie professionnelle.On peut s’arrêter un instant sur leproblème des « stages » en entre-prises mis en place pour les élèvesde CET à ce moment-là. Il ne s’agitpas de les juger « en tant que tels »,« en soi », mais de comprendre qu’ilsfaisaient partie intégrante de ce dis-positif cohérent. Nous y reviendrons.

Q U E L Q U E S É L É M E N T S D EB I L A N

Le VIe Plan (1971-1975) avait émisun certain nombre de prévisions.Celles-ci confirment que les ré-formes de 1959 et de 1963 avaientbien pour objectif majeur de canali-ser le flux d’élèves vers les voiescourtes, et donc de freiner la scolari-sation qui se développait en résultatd’une demande sociale et politiquepuissante. Le tableau III montre cela,mais il indique également que la ré-sistance a été grande, et que les ob-jectifs sont loin d’avoir été atteints,tant qualitativement que quantitative-ment.Le VIIe Plan (1976-1980) devra inté-grer un nouvel élément : la montéetrès rapide du chômage, et en parti-culier de celui des jeunes de moinsde 25 ans (de 3,3 % en juin 1968 à4,9 % en mai 1974, contre une évolu-tion de 1,7 % à 2, 1 % pour l’en-semble de la population active).Le rapport Emploi et travail du VIIe

Plan explique clairement : « Il est né-cessaire de relever le phénomènefondamental que constitue l’écartgrandissant entre le niveau de for-

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1958-1959 1968-1969 1978-1979

CEP (1 an) ---- 1 119 8 122CAP (3 ans) 171 311 393 080 362 357CAP (2 ans) ---- 27 327 9 300BEP ---- 54 719 218 273

Total 171 311 484 179 598 052

(Source : SIGES éducation et formation, n° 5, 1983)

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mation général et la structure desemplois offerts par le système pro-ductif. Même si un jugement définitifne peut être porté sur l’ampleur del’évolution dans la qualification des

est enfin mis à bas. Toutes les exi-gences déjà exprimées vont pouvoirs’affirmer de nouveau, mais avec unverrou essentiel dans les conven-tions collectives en moins. Ce n’est

dieu pour dire que l’école valoriseceux qui y entrent en héritiers de sesvaleurs. La fonction de reproductionest essentielle. Elle ne relève pasd’un quelconque complot, ni d’unevolonté maligne.Mais la sélection dont il s’agit là estd’une autre nature : elle est délibé-rée, planifiée. Les gouvernementssuccessifs (et encore une fois dedroite comme de « gauche » y pren-nent parfaitement leur place) répon-dent explicitement aux vœux du pa-tronat, et cherchent méthodiquementà sélectionner une couche d’environ30 % d’enfants qui doivent être dé-scolarisés à terme proche, pour êtretrès tôt orientés vers les tâches d’OSou de manœuvres dont une industrie(et un commerce, et on pourrait ajou-ter des services) de plus en plus au-tomatisée a grand besoin.Perdre de vue cette exigence et lesdispositifs qui ont été successive-ment mis en place pour la satisfaire,c’est risquer de ne plus rien com-prendre à ce qui se passe au collège,c’est se condamner à limiter sesvues à l’exigence de « démocratisa-tion du collège » qui devient alors unmot d’ordre creux, insaisissable.Il faut d’autre part dire nettement quele collège Haby se met en place surla base d’une défaite des salariés,défaite qui leur a été infligée par lepatronat, certes, mais aussi, et avanttout, par la trahison de leurs direc-tions syndicales : les lois dejuillet 1971 sur la formation profes-sionnelle, et l’abandon des classifi-cations Parodi (voir encadré).En effet, en imposant les classifica-tions par niveau (et non par métiers),le patronat a infligé une défaite nonseulement symbolique, mais pra-tique aux salariés. Un combat histo-rique a eu lieu entre patronat et sala-riat sur ce que signifie laqualification : pour le patron, la clas-

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Prévisions VIe Plan Résultats observés

pour 1975 en 1975

Nb d’élèves sortant de l’école

sans form. prof. 0 environ 360 000

Redoublt 11 à 12,5 % 14 % en CP

(16,6 % en 1970)

11,4 % en cm2

Orientation en

Transition 20 % 18 %

Sorties du Second 125 000 145 000

cycle court (CAP) dont 50 % industrie 54 %

et 33 % tertiaire 46 %

Sorties du second 150 000 68 000

cycle court (BEP) dont 50 % industrie 37 %

50 % tertiaire 63 %

second cycle long 750 000 960 000

(effectifs) 450 000 général 620 000

300 000 technique 340 000

Enseignement supérieur réduction 750 000

des effectifs

(640 000 en 1970 = + 110 000)

emplois, on peut au moins affirmerqu’elle n’a guère été sensible enmoyenne, et que des “pans” entiersdu système des emplois ont été lelieu d’une déqualification notable(dans le tertiaire par exemple). »(Souligné par nous, N.D.L.R.)La même exigence patronale vadonc animer la réforme Haby (1975).Elle va cependant pouvoir s’exerceravec d’autant plus de force que lesystème des classifications Parodi

pas indifférent.Le « Collège » Haby : un collège d’ai-guillage, dans un contexte où lesclassifications « par niveau » ont étéimposées partout par le patronatLes fonctions de « triage », d’« ai-guillage » nettement dévolues auxCES de Fouchet vont être pleine-ment confirmées par la réforme Ha-by. Il s’agit bien de « sélection ».Mais le terme doit être explicité.Nous sommes d’accord avec Bour-

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sification doit partir des tâches exi-gées par les différents postes de tra-vail ; pour le salarié, elle s’appuie surla formation et l’expérience acquise.Et cette lutte vient de tourner de ma-nière déterminante à l’avantage dupatronat [1]. La porte est désormaispleinement ouverte aux « compé-tences », à la « mobilité », à la « flexi-bilité », au contrat de travail indivi-duel.

Des lois de juillet 1971…Quelques citations permettront devoir que leur axe principal est de fa-voriser la formation permanente (ilest devenu usuel de parleraujourd’hui de « formation tout aulong de la vie », ce qui donne touteson extension à la notion de « per-manence » !) par rapport à la forma-tion initiale (dont tout l’esprit était fon-dé sur la préparation à des diplômesouvrant accès à une classification, etdonc à une grille de salaire contrai-gnante pour l’employeur) :Article 6 : « Les méthodes de l’ensei-gnement technologique peuventcomporter un enseignement à tempsplein, alterné ou simultané. ».Article 7 : « Les établissements ousections d’enseignement technolo-gique dispensant une formation àtemps plein ont aussi la responsabili-té d’assurer, en liaison avec les mi-lieux professionnels, l’apprentissageselon les termes de la loi n° 71-576du 16 juillet 1971 et la formation pro-fessionnelle continue selon lestermes de la loi 77-575 du 16 juillet1971. ». Article 8 : « Les titres ou di-plômes de l’enseignement technolo-gique sont acquis par les voies sco-laires et universitaires, par l’appren-tissage ou la formation profession-nelle continue. »L’article 4 prévoyait une initiationtechnologique dans le premier cycledu second degré.

à la réforme Haby de 1975La réforme Haby va mettre tout celaen œuvre. On y reconnaîtra toutesles recommandations faites par lepatronat dès 1966. À grands traits,elle instaure, après le cycle d’obser-vation, les activités pré-profession-nelles en 4e et 3e et les stages en en-treprises. Elle se présente comme uncorrectif de la réforme Fouchet ensupprimant les filières. En réalité, el-

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U N G R A N D « A C Q U I S » D U P A T R O N A T : L AL I Q U I D A T I O N D E S C L A S S I F I C A T I O N S P A R O D I

1946 : les classifications ParodiElles reconnaissent la qualification individuelle sur la base des diplômes obtenus dansla formation initiale. Ce sont les arrêtés Parodi-Croizat de 1946, qui généralisent desclassifications qui n’existent avant-guerre que dans la métallurgie parisienne : deux ni-veaux de manœuvre (M1 et 2), deux d’ouvrier spécialisé (OS 1 et 2) et trois d’ouvrierprofessionnel (P1, 2 et 3). La base est celle du métier et du temps d’apprentissage.On entre comme P1 avec un CAP.Chaque catégorie professionnelle a un salaire obtenu par un coefficient affecté àchaque échelon, multiplié par la valeur du point.La loi du 11 février 1950, qui définit les conditions de libre négociation entre em-ployeurs et salariés du contrat de travail (classifications et salaires) donne lieu à la mi-se en place dans beaucoup de branches de conventions collectives.Mais le savoir « passe dans la machine ». L’ouvrier qualifié est de plus en plus rem-placé par la machine. Le patronat (en particulier dans l’automobile) combat pour uneautre forme de classifications, où ce ne serait plus le métier qui serait la base, mais laqualification du poste de travail.Il annonce en 1968 qu’il entend revenir sur les classifications Parodi. En 1975, l’UIMM(Union des industries métallurgiques et minières) signe un accord le 21 juillet avec lesfédérations FO, CFTC et CGC. CFDT et CGT ne le signent pas mais ne le remettentpas fondamentalement en cause.

Deux catégories sont créées : les ouvriers non qualifiés et les ouvriers qualifiés. Enréalité, la classification se fait par niveau : elle ne fait plus référence au métier. Il n’y aplus de tourneur, de fraiseur ou d’ajusteur, mais tous les P1 peuvent indifféremmenttravailler sur différents postes de travail au gré des besoins. La polyvalence et la mo-bilité sont les maîtres mots. Muté d’un poste à l’autre (d’un atelier à l’autre), rien n’em-pêche que l’ouvrier y perde en salaire. Cette mutation peut même intervenir « dansl’intérêt de l’ouvrier » : « en vue d’éviter à l’intéressé d’être compris dans un licencie-ment collectif » (!)

Rappelons que 1975 est la date de mise en œuvre de la réforme Haby (création des« collèges »). Inutile de dire que cela n’a rien d’une coïncidence.

le accorde beaucoup d’importance àl’activité manuelle puis à l’enseigne-ment technologique. L’« aiguillage »,le « tri », se font pendant le cycled’observation (4e et 3e) : « Le cycled’orientation ne doit pas être celui oùs’affirme l’inégalité des aptitudes etdes valeurs, mais celui où s’indivi-dualisent clairement les tendances etles goûts » (Haby, dans une brochu-re parue à la Documentation françai-se, Pour une modernisation du sys-

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tème éducatif). Et ce n’est pas de safaute si les enfants d’ouvriers ont plu-tôt des « tendances et des goûts »qui les portent vers les usines et leschantiers…Ce cycle va donc comporter une for-mation commune et des options por-tant sur deux domaines :n les langues (latin, grec, LV2)n Les « bancs d’essai » de type pré-professionnel, plus des stages (dansles LEP, dans des CFA ou des entre-prises).À la sortie du collège, l’enfant peutaller :n en seconde au lycéen en LEP en première année (versCEP, CAP ou BEP)n en apprentissage artisanal (CFA)ou en entreprise.À côté des classes « normales », onmet en place des Classes pré-pro-fessionnelles de niveau (CPPN) etdes Classes de préparation à l’ap-prentissage (CPA). Leur mission estde donner des « qualifications pro-fessionnelles » ! CAP (qui peut êtreobtenu également par apprentissa-ge) et BEP seront désormais prépa-rés en deux ans.À la fin du collège Haby, on a seizeans. On sort de l’obligation scolaire.L’objectif est donc d’orienter unmaximum d’enfants vers l’apprentis-sage (où l’on est « rémunéré » à uneproportion du SMIC), d’éviter lesorientations massives vers les LEP(c’est-à-dire vers les diplômes !). Lesvœux exprimés par le CNPF en 1966sont intégralement réalisés.

L’axe est désormais pleinement : for-mation permanente contre formationinitialeLes « stages » qui se multiplient àtous les niveaux (dès la 4e en collè-ge, ou au LEP, ou en CPPN et CPA)fournissent une main d’œuvre gra-tuite et souvent absolument suffisan-

te pour les tâches totalement déqua-lifiées offertes par l’industrie, le com-merce ou les services. Réapprovi-sionner des linéaires en grande sur-face, alimenter et surveiller une ma-chine dans un atelier automatisé (etalerter la maintenance, qualifiée, el-le, lorsque l’on constate un incident),classer des documents dans un bu-reau, balayer des cheveux dans unsalon de coiffure : toutes ces tâchespeuvent être accomplies par un jeu-ne à peine « dégrossi ». Le stageest, dans ce cadre, absolument gra-tuit. Il faut être parfaitement rêveurpour penser que cela n’intéressepas ces entreprises, même pourquinze jours ! La bataille pour lescoûts de production, pour la baissede la masse salariale, se satisfaitpleinement de ces petits cadeaux.D’autant que l’on ne s’en tiendra pasaux « petits » cadeaux. Le Pactepour l’emploi de juillet 1977 va allerbeaucoup plus loin. Les stages qu’ilinstaure durent de 6 mois à deuxans. Le stagiaire est « rémunéré »en 1977 à 410 F par mois pour lesmoins de seize ans, et à 90 % duSMIC au-delà [2]. C’est l’État quipaye ! I l ne débouche ni sur uncontrat de travail, ni sur la délivranced’une qualification. La circulaire quien fixe les modalités (8 février 1982)est signée Rigout (ministre PCF dugouvernement Mitterrand). Il y ex-plique : « Les formations alternéesconstituent un projet pédagogiqueglobal qui associe, dans un mêmemouvement, des séquences de for-mation générale et théorique, dis-pensée par un organisme de forma-tion agréé ou conventionné, à desséquences de formation pratique as-surées en vraie grandeur sur un lieude travail. »En même temps, se met en place ungigantesque marché de la formationcontinue.

Le bilan général est un transfertmassif de la formation profession-nelle (initiale, alternée ou continue)entre les mains du patronat. On n’enest pas revenu frontalement à la loiVigier de 1919 ! Mais la réalité nes’en éloigne plus.Yvon Chotard, vice-président duCNPF, expliquait en 1974 : « L’exis-tence d’un véritable système de for-mation continue permettra à l’écoleet à l’université de ne plus avoir laprétention d’apprendre aux jeunes,avant d’entrer dans la vie active, lesconnaissances dont ils auront be-soin tout au long de leur existence. »Ce que confirme le président duCNPF, Ceyrac, en 1972 : « Notre ob-jectif permanent reste l’adaptationde l’emploi à une économie de crois-sance qui implique des mutationséconomiques et une plus grandemobilité… »

P E T I T E C O N C L U S I O N

La bataille autour du problème desclassifications, et donc des qualifica-tions ; le combat pour la détermina-tion de la vente de la force de travail,ne se sont pas arrêtés en 1971 ouen 1975 avec la victoire plus quesymbolique du patronat. Elle conti-nue et n’a pas de cesse. Lesconventions collectives n’ont pas étéabolies (même si elles sont sanscesse menacées). La lutte desclasses continue (et ces matièressont en son centre). Mais le reculque nous venons de prendre sur 40ans de lutte autour de la questionscolaire fait apparaître la constancedu combat patronal, sa logique im-placable. Si la question scolaire nes’y résout évidemment pas, il s’agitd’un axe essentiel.Et depuis 40 ans, dans ce domainecentral, nous reculons du point devue des intérêts du salariat.

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Années soixante. Un jeune sort du CETavec en poche un CAP de tourneur.Il trouve aisément un emploi dans uneentreprise de la métallurgie parisienne.Son diplôme le classe d’emblée commeO.P.1 (ouvrier professionnel du premierniveau). Cette classification, liée à laqualification dont son CAP atteste, le faitaccéder à une grille indiciaire communeà l’ensemble de la métallurgie.Il est placé sur un tour semi-automa-tique. Il débite plus ou moins des ron-delles. Il serait plus juste de dire qu’il as-siste la machine. En vérité, il accomplitun travail d’O.S. (Ouvrier spécialisé,autre classement dans la même grille declassification, correspondant à un salariénon diplômé, et donc nettement moinsbien payé). En somme, un O.P. fait untravail d’O.S. Mais il est payé comme unO.P.Années 2000 (petite anticipation, dequelques années au mieux…) Une jeunefille sort de BTS Comptabilité-Gestion.Elle trouve (difficilement) un CDD dansune entreprise. Elle a pourtant un diplô-me qui atteste d’une technicité, d’une ap-titude à accomplir des démarches intel-lectuelles assez qualifiées et complexes.Dans cette entreprise, l’ordinateur sur le-quel elle travaille est doté d’un logicielqui a été conçu pour accomplir la quasi-totalité des opérations intellectuellesauxquelles la jeune fille a été formée.(Ce n’est pas encore tout à fait réalisé :les logiciels aujourd’hui disponibles nesont encore capables que de « rempla-cer » les aides-comptables…)Elle a un BTS. Elle sera « opératrice desaisie », chargée d’alimenter l’ordinateuren données comptables que la machineva (à très grande vitesse) traiter. C’est àce titre qu’elle est (provisoirement) em-bauchée. Son salaire sera celui d’uneopératrice de saisie, sans qualificationparticulière. `Le logiciel, utilisable 24 heures sur 24, et365 jours par an, a coûté quelques mil-liers de francs par poste de travail. L’in-vestissement sera bien vite amorti, sur-

tout si l’employeur n’est plus tenu depayer son employée BTS au niveau oùce diplôme le contraint aujourd’hui à lapayer…Que s’est-il passé entre ces deux dates ?Plusieurs choses. Tout d’abord, dans lesannées soixante, c’est le patron qui étaittrès mécontent. Aujourd’hui, c’est la jeu-ne employée. La peur a changé decamp, en quelque sorte…Dans les ateliers de la métallurgie desannées soixante arrivaient des machinesnouvelles (dans le cas évoqué, c’est untour à commandes numériques) qui inté-graient des premiers éléments d’automa-tion. Le savoir pratique, la dextérité, lesdémarches intellectuelles étaient, pour lapremière fois au niveau des tâches« nobles » de l’atelier (tourneur, fraiseur,ajusteur, etc.), intégrés à la machine. Ilsétaient en quelque sorte transférés del’homme à la machine. Avec le dévelop-pement de l’électronique puis de l’infor-matique, les tâches transférées del’homme à la machine n’ont cessé de sedévelopper, englobant petit à petit destâches d’une grande sophistication, cor-respondant à des qualifications an-ciennes très élevées. Loin d’être confinéaux emplois de l’industrie, ce transferttouche aujourd’hui des fonctions corres-pondant même à des emplois autrefoisconsidérés comme relevant de l’enca-drement.Surtout, ce qui protégeait le jeune tour-neur des années soixante, la grille desqualifications de la métallurgie parisien-ne (les classifications Parodi) a été abolidans les années 75. C’est aujourd’hui leposte occupé, la tâche réalisée effective-ment, qui priment. Le statut et le salaireliés à la classification ont sauté avec elle.Il est vrai que l’intelligence est désormaislargement dans la machine. Le mort asaisi le vif.Mais la jeune fille est mécontente, amè-re. N’a-t-elle pas fait des études supé-rieures ? N’a-t-elle pas passé un diplômede niveau Bac +2 ? Tout cela pour êtreemployée (en CDD, en plus) comme ser-

vante d’un ordinateur qui fait l’essentiel àsa place ? Qu’à cela ne tienne : le ME-DEF a une solution ! Évitons désormaisque des jeunes aillent perdre leur tempssur les bancs de l’école, y acquièrent desconnaissances trop nombreuses et in-utiles (elles sont désormais dans les ma-chines). Évitons surtout qu’ils n’aient àéprouver de l’amertume, du dépit, voirede la révolte. N’est-il pas préférable qu’ilsentrent très jeunes dans l’entreprise ? Ilsse formeront au gré des besoins. Plustard.Problème : la demande d’éducation estimmense dans la population. C’est mê-me une terrible exigence politique, querien ne semble pouvoir endiguer. Il fautdonc à la fois chasser le trop-pleind’élèves inutiles dans les écoles (alorsqu’il faudra chaque année 100 000 nou-veaux salariés rien que dans la régionRhône-Alpes, à partir de 2005), tout enménageant la demande des familles detoujours plus d’années d’études, de tou-jours plus de diplômes. D’autant que lechômage des jeunes fait peur aux pa-rents…Résumons :- Le problème des classifications qui obli-geaient le patronat à payer au niveau P1un ouvrier qui faisait en réalité un travaild’OS a été réglé. En grande partie avecla complicité des « grandes » centralessyndicales de l’époque.- Le problème de la contradiction entrescolarisation de masse et nécessitéd’orienter très vite les jeunes vers les en-treprises, sans qualification, lui, n’est pasréglé. Mais il obsède organisations patro-nales et gouvernements à leur solde de-puis des décennies. Il marque de sonsceau toutes les mesures prises vis-à-visde l’école depuis les années soixante aumoins. C’est à cette échelle qu’il faut ap-précier chaque nouvelle mesure.- C’était le sens de la politique d’Allègre.C’est aujourd’hui celui de la politique deMélenchon.

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Le problème essentiel des classifi-cations et des qualifications a été ré-glé de telle façon que rien de ce quise passe de ce point de vue n’estplus semblable dans l’école et au-delà.C’est sous cet angle qu’il faut appré-cier le mot d’ordre des « 80 % d’uneclasse d’âge au niveau du bac ».C’est également à cet aune qu’il fautévaluer la mise en place du Bac pro,faux bac (il n’est en aucun un « pre-mier degré universitaire » ; il estconçu comme une fin d’études, mê-me si, là aussi, les parents et lesjeunes ont tenté de le prolonger versles BTS par exemple, sans beau-coup de chances de réussite, il fautle dire), mais aussi diplôme ne cor-respondant en rien à une qualifica-tion stable (conventions collectives).Et c’est très naturel, puisque toutesles qualifications ont été déstabili-sées dès lors qu’elles ne correspon-daient plus à un métier strictementdéfini, mais à un « niveau » dans le-quel pouvait se mettre en place lamobilité. Le résultat n’est cependantpas aussi clair.U N E P O L I T I Q U E A U X

R É S U L T A T S

C O N T R A D I C T O I R E S .

L E P R O B L E M E D E S

« S U R D I P L O M É S »

C’est une bataille « vivante » qui semène depuis des décennies. Le pa-tronat, et les gouvernements succes-sifs qui l’ont servi, n’ont pas pu avan-cer sans rencontrer de résistance. Lachute d’Allègre, entraînant celle dugouvernement Jospin I, en est le der-nier exemple. Mais la résistance n’apas pris seulement la forme degrèves, de manifestations, d’affron-tements directs.

Nous l’avons vu à plusieurs reprisesen brossant une fresque des années1959-2000, si la pression a étéconstante pour rejeter du systèmescolaire le plus tôt possible une mas-se d’enfants dont l’industrie, le com-merce et les services avaient besoinsans qualification, sans diplôme, ellen’a pas réussi à atteindre les objec-tifs qu’elle se fixait.Les parents, eux-mêmes salariéssensibles aux problèmes de qualifi-cations, ont longtemps résisté auxtentatives de maintenir les jeunes aucollège jusqu’à la 3e, avec commeseule perspective une sortie sans di-plôme ni formation du système sco-laire. C’est ainsi que l’orientation enfin de 5e a été longtemps maintenue,vers les CET et les CAP en 3 ans. Lamontée du chômage des jeunes a el-le aussi provoqué des effets « indési-rables » (pour le patronat !). Une ten-dance à la prolongation d’étudess’est manifestée vigoureusement.L’un de ses résultats a été l’appari-tion d’une frange de « sur-diplômés »qu’il ne faudrait surtout pas considé-rer comme un effet attendu des ré-formes scolaires, comme une mani-festation positive de la « démocrati-sation » de l’école. Cette poursuited’études s’est d’ailleurs souvent faiteun peu à l’« aveugle », sans objectifbien précis. Mais comme toujours, ceque le patronat et la bourgeoisie neparviennent pas à maîtriser, ils le re-tournent en éléments de décomposi-tion sociale.Et les effets pervers, dislocateurs, decette prolongation de la scolaritépour retarder l’entrée dans la vie pro-fessionnelle (impossible du fait duchômage, ou non désirée du fait destransformations qui interviennentdans les conditions d’un travail deplus en plus déqualifié), ces effetsont été et sont encore ravageurs.Le film de Laurent Cantet, Res-

sources humaines, nous montre biences familles ouvrières dans les-quelles surgit une sorte d’« hybri-de », un fils qui n’est ni « prolo » ni« intello ». Étudiants malheureux,sans projets ; ouvriers qui ne veulentplus se penser comme tels ; frustrésdes promesses d’un poste corres-pondant à une formation pas vrai-ment désirée ; jeunes fils d’ouvriersjamais à l’aise dans les études supé-rieures au cours desquelles on leurfait sans cesse sentir qu’ils ne sontpas à la hauteur, qu’ils ne possèdentpas les « codes » sociaux du groupeauquel leur diplôme pourrait leur per-mettre de prétendre, etc., cette situa-tion s’est infiniment reproduite.Stéphane Beaud et Michel Pialouxont montré les ravages provoquéspar ces nouveaux arrivants dans lesateliers de Peugeot à Montbelliard.Ils ont longuement interviewé desouvriers et des jeunes pour leur Re-tour sur la condition ouvrière(Fayard, 1999), et ils montrent le rôle(involontaire) qu’ont joué les jeunesde cette génération à qui l’on a faitmiroiter que le BTS ou même le BacPro leur permettrait de « dépasser lacondition ouvrière » : celui d’élémentde dislocation du groupe ouvrier [3].Par ailleurs, cette tendance à l’accu-mulation de diplômes a égalementeu un effet pervers sur l’embauche.Les employeurs savent par exempletrès bien que, même si l’on déqualifieun jeune embauché en lui faisant fai-re un travail d’OS alors que sa forma-tion lui aurait autrefois assuré un em-ploi qualifié, ce jeune va cependanttravailler mieux et plus vite, plus effi-cacement et plus « intelligemment »que celui qui n’a pas fait d’études.Combien de postes sans aucunequalification pour lesquels vont pos-tuler des jeunes munis de diplômesde l’enseignement supérieur ?Une étude récente de l’INSEE,

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conduite par Claude Seibel, noted’ailleurs que cet effet pervers rejettede l’emploi des jeunes qui convien-draient parfaitement à des emploispeu ou pas qualifiés, parce que « lesrecruteurs [privés comme publics]ont tendance à privilégier exagéré-ment les personnes les plus quali-fiées. » Tout à fait dans l’air dutemps, ils préconisent, selon LeMonde, que l’on abandonne « l’ap-proche “adéquationniste” selon la-quelle la formation initiale doit collerau plus près des attentes des entre-prises [qui ne privent pas, nousl’avons vu, de placer ces jeunes surdes postes non qualifiés, où ils fontmieux que ceux qui n’ont reçu aucu-ne formation initiale, N.D.L.R.], pouradopter une approche “constructivis-te”, où les qualifications ne sont pasacquises une fois pour toutes au seindu système scolaire mais s’acquiè-rent tout au long de la vie profession-nelle. »Le président du MEDEF de Rhône-Alpes ne dit pas autre chose…

N E P A S S E V O I L E R

L E S Y E U X …Le patronat et « ses » gouverne-ments successifs ne sont pas parve-nus à réaliser pleinement leurs ob-jectifs. Ils ont cependant marqué despoints déterminants dans la bataillepour les atteindre. Ne revenons passur l’arsenal législatif, de la destruc-tion des classifications Parodi auxlois sur l’apprentissage de 1971.Nous nous en sommes suffisammentexpliqué.Mais ce n’est pas tout. Au plan de lapsychologie collective, la peur duchômage, l’habituation aux petitsboulots comme passage obligé, lasoumission à l’instabilité profession-nelle érigée en vertu ou en fatalitéont fait des ravages.

L’existence des conventions collec-tives, et de leur articulation autour dela grille commune des qualifications,avec référence à la formation, a uneportée considérable, y compris auplan de la psychologie collective : ellefonde littéralement la classe des sa-lariés comme telle, avec sa part desolidarités, de réponses collectives.Sa destruction doit être appréciée àce niveau. La primauté donnée aucontrat individuel opposé au contratcollectif (et ce dans tous les do-maines de la vie sociale), l’apologiedes « réussites individuelles » dres-sées contre les projets collectifsn’ont rien d’évolutions « naturelles »,mais sont le reflet au niveau des psy-chés individuelles d’un émiettementsocial, dont l’impact a été décuplépar l’échec sanglant de l’« expérien-ce socialiste ».Dans le même temps, le collège asubi de plein fouet cette désespéran-ce. La lucidité des jeunes promis àcet avenir, leur rejet de l’avenir quileur était tracé ne sont pas pour riendans l’explosion de violences detoutes sortes que le collège connaîtdepuis des années. Beaud et Pialouxnotent ainsi dans Retour sur la condi-tion ouvrière : « Pour ces lycéens etétudiants, la scolarité — et par exten-sion la culture, le livre, etc. — n’estplus une chance à saisir, mais unecontrainte, un pensum », et aussi :« Sur fond d’amertume, voire d’ai-greur, lié à leur échec scolaire qui nese manifeste que progressivement,ces “malgré nous” de l’Ecole peuventmême développer une certaine for-me d’anti-intellectualisme et, par ex-tension, un refus des idées progres-sistes incarnées par les profs. »Il faudrait ajouter à tout cela la formi-dable pression vers la consomma-tion, les « marques », et l’effet ter-rible qu’elle a sur les jeunes. Et de cepoint de vue, la promesse (pourtant ô

combien dérisoire !) d’un pré- « salai-re » en CFA ou en apprentissage aun effet déterminant dans le mouve-ment vers ces fausses formations.Mais les points marqués l’ont égale-ment été au plan politique. Laconversion passionnée, étourdissan-te (et à bien des égards hallucinante)de la « gauche » à l’entreprise, saservilité à accomplir avec minutie lesexigences du patronat, l’apologie du« fric » et le modèle de corruptiondonné pendant les années Mitter-rand, tout cela contribue de manièredéterminante à briser net tout espoirde changement politique. « S’en sor-tir », « faire du business », « frimer » :cette nouvelle « morale » ne doit pasêtre blâmée, mais comprise commeun des derniers avatars de l’aliéna-tion engendrée par une société toutentière modelée par les principesbarbares du « marché ».La disqualification « symbolique » dela qualification ouvrière, enfin, par-achève une désorientation générale.Le mot « ouvrier » a été effacé desregistres des entreprises. Dansl’imaginaire collectif, on a réalisé l’ex-ploit d’effacer jusqu’à l’existence mê-me de 7 millions de Français qui vonttous les jours à l’atelier, au chantierou aux champs ! (il n’est que de re-garder la publicité pour le constater,ou d’entendre les informations qui, àla rentrée, souhaitent « bon courageà tous ceux qui retournent… au bu-reau ! »)Ce qui est devant nous, et que nousdevons intégrer dans notre réflexionet dans notre combat, c’est la tâcheet l’ambition, au travers du combatcollectif pour conquérir le droit au tra-vail, à la qualification, à la formation,au contrat collectif, de reconstruireun imaginaire collectif, une solidarité,une fierté.

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U N T R U C A G E« I D É O L O G I Q U E » D EM É L E N C H O N

« les économies développées sont sou-mises en permanence aux chocs del’innovation et de l’accélération des mu-tations technologiques. Devenus de vé-ritables “sciences pratiques”, les mé-tiers d’aujourd’hui évoluent au rythmede cette technologie et renforcent l’exi-gence de qualification des salariés. Laphase de croissance dans laquelle estentrée la France depuis 1997 engendredéjà, dans certains secteurs et cer-taines régions, des goulets d’étrangle-ment. D’ici 2010, sept à huit millionsd’emplois devront être pourvus du faitdes départs en retraite et des créationsnettes d’emplois. »(Communiqué de presse de Jean-LucMélenchon, « Éduquer, former,qualifier », 15 novembre 2001)Innovation, accélération : vous voulezrésister à cela ? Vous êtes des « pas-séistes ». La rengaine est assez an-cienne (nous le montrerons plus loin),mais elle continue de faire son effet : el-le disqualifie ceux qui s’opposent à desmesures qui apparaissent comme irré-sistibles, quasi-naturelles.On ne peut faire l’économie d’une dé-monstration, d’un démontage du men-songe dont cette courte introduction estpétrie.Pour commencer, le président du ME-DEF de Rhône-Alpes explique très sim-plement comment il entend régler leproblème des très nombreux emploisqui vont être libérés par les départs enretraite à partir de 2005 : donnez-noustrès jeunes les enfants ; nous les forme-rons quand nous aurons le temps. Nousleur donnerons une formation « initialedifférée ».Est-il fou, inconscient, alors que l’exi-gence « de qualification des salariés »ne cesse de croître ?Et puis, ne manquera pas d’ajouter Mé-lanchon, ça, c’est la volonté du patronat

! Et nous, gouvernement de« gauche », nous entendons résister àcela. C’est pour cela que nous voulonsmettre en place les lycées des métiers !Il faut s’attendre à cette réponse, et ap-prendre à la démonter. Oui : Mauduy(MEDEF) et Mélenchon (Gouvernementde la « gauche plurielle ») parlent biende la même chose. Et Mélenchon seprépare bien à livrer les jeunes le plustôt possible au patronat.Mais le tour de passe-passe va plusloin et est beaucoup plus massif.Revenons aux faits, débarrassés desoripeaux de la rhétorique.1- Le jeune tourneur des annéessoixante, muni de son CAP, est devenuun « surdiplômé » par rapport aux « be-soins de l’industrie » en voie d’automa-tisation. Autrement dit, il fait un travaildéqualifié par rapport à sa formation.Qualifié, diplômé, ne peut-il accéderaux nouveaux emplois que cette auto-matisation fait naître, comme « ré-gleur », ou « outilleur » ? ne peut-il seformer à l’électronique et intervenir surles procédés d’automation contenusdans la machine, qu’un simple OS sansgrande formation est capable de mettreen œuvre ? Autrement dit, chassé de lamachine par son excès de formation,ne verse-t-il pas dans les catégories su-périeures des concepteurs ou desagents de maintenance des nouvellesmachines ?C’est ce qui se fera pour certains. Maisils sont très peu nombreux. Le prix No-bel d’économie V. Leontief nous avaitaverti :« Prétendre que les travailleurs évincéspar des machines trouveront inévitable-ment de l’emploi dans la constructionde ces mêmes machines n’a pas plusde sens que de s’attendre à ce que leschevaux remplacés par des véhiculesmécaniques puissent être utilisés dansles différentes branches de l’industrieautomobile. »2- Ce qui au contraire s’est produit (trèsnaturellement), c’est une déqualificationmassive des postes de travail.

3- En même temps, une fraction deceux qui, quelques années auparavant,auraient été OP sur des machines oùleur propre savoir devait être mis enœuvre, sont effectivement devenus desouvriers très qualifiés. La couche deces ouvriers hautement qualifiés et deces techniciens exigés par « l’innova-tion et l’accélération des mutationstechnologiques » s’est certainement lar-gement accrue. Mais même si cetteaugmentation est considérable en pour-centage, elle est en revanche très mini-me en nombre absolu ! Et en tout cas,bien inférieure en nombre aux ouvriersqui, eux, ont été massivement déquali-fiés. En somme, tout le monde n’estpas devenu électronicien, ni informati-cien, ni spécialiste en automatismes.Les chevaux ne se sont pas mis à des-siner des voitures…Le mensonge de Mélenchon consiste àcontinuer de répandre le mythe d’untransfert des victimes de l’automatisa-tion (les fameuses « innovation et accé-lération des mutations technolo-giques ») vers les nouveaux métiersbeaucoup plus qualifiés que le CAP.4- Une couche beaucoup plus large detechniciens (BT), de techniciens supé-rieurs (BTS) ou d’ingénieurs est appa-rue. Cette couche est d’ailleurs sanscesse rattrapée par des logiciels qui ab-sorbent la technicité, le savoir qu’ils ontété quelques années durant seuls à dé-tenir. C’est ce qui arrivera très vite à lajeune BTS Compta-Gestion des années2000 !5- Et un autre phénomène s’est répan-du : l’apparition d’une couche d’indivi-dus « surdiplômés », à leur tour de plusen plus largement employés sur despostes déqualifiés.

La petite chanson de Mélenchon du« besoin sans cesse plus large de sala-riés de plus en plus qualifiés » apparaîtainsi pour ce qu’elle est : une berceuse,un chant des sirènes. En somme, ungros mensonge intéressé.

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L E L Y C É E D E S M É T I E R S

Mélenchon achève de boucler uncycle de destruction de l’enseigne-ment professionnel conçu commelieu de formation indépendant du pa-tronat. Pour cela, il invente le toutsous un même toit (appellation d’ori-gine contrôlée, AOC)Mélenchon n’est pas Allègre… Labrute méprisante a laissé place aupolitique rusé. Disons-le tout desuite : la lecture des documents mi-nistériels, si l’on ne dispose pas d’unpoint de vue préalable (ce que cet ar-ticle s’efforce de mettre en place),emportera l’adhésion ! Ce point devue préalable, appuyé sur une étudede l’évolution de la question centraledes qualifications, permet d’établirque Mélenchon s’inscrit dans unecontinuité absolue avec l’effort dupatronat pour supprimer la référenceau métier, pour détruire les qualifica-tions appuyées sur la formation ini-tiale et « sanctifiées » dans lesconventions collectives, pour retrou-ver le monopole de la formation dessalariés qui lui a été en grande partiearraché depuis la fin de la SecondeGuerre mondiale. Cette continuitéest parfaite. Mieux : Mélenchonachève le processus qui court de1959 à nos jours.Ce préalable est nécessaire, car lesformules utilisées dans les docu-ments ministériels ont la force del’évidence, de ce qui est « hors dequestion ». C’est toute leur habileté.Et il faut revenir en amont pour« mettre en question ce qui semblehors de question »Ainsi, le communiqué de presse deMélenchon (15 novembre 2001) mé-rite une lecture attentive : « La pro-fessionalisation durable est le modè-le que nous préconisons. Le lycéedes métiers en est la pierre angulai-re. » Nous nous situons donc bien

dans le cadre imparti par l’OCDE dela « formation tout au long de la vie ».Nous avons vu ce que signifie ceconcept, initié par Chotard, Ceyrac(du CNPF) et par tous ceux qui, dansles ministères successifs, ont organi-sé le tri, l’aiguillage d’une proportiondonnée de jeunes vers une sortiesans diplôme du système éducatif(ou avec un « dressage » minimumleur permettant de devenir très vitedes OS opérationnels, dressageéventuellement sanctionné par un« diplôme » du type CEP). Nousavons vu qu’il signifie que les vœuxdu patronat vont vers un individu ja-mais assuré de sa stabilité profes-sionnelle, toujours remis en ques-tion, et qui devra, tout au long de savie, assurer sa adaptation aux exi-gences changeantes de la produc-tion, de l’échange ou des services.Tout cela est résumé dans le mot« employabilité », qui figure dans unephrase par ailleurs ronflante de cecommuniqué : « Notre système édu-catif doit [répondre] aux nouveauxbesoins d’une société où l’incorpora-tion des savoirs fondamentaux de-vient la condition de base de l’em-ployabilité. »Lorsque l’on sait, comme nousl’avons montré par ailleurs, que cequi marque au contraire notre socié-té (i.e. le système de production régipar le capitalisme), c’est l’incorpora-tion « des savoirs fondamentaux »dans les machines, et la déqualifica-tion incessante des postes de travail,on mesure l’ampleur du tour de pas-se-passe !Mais Mélenchon devient plus précis :« En organisant un nouveau modèleéducatif, global et cohérent, enchaî-nant formation initiale, formationcontinue et validation des acquis pro-fessionnels, il soutient l’éducation etla formation tout au long de la vie. »(Souligné par nous) Là, on doit re-

connaître que le ministre parle claire-ment. Il suffit de vouloir le lire. Il s’agitbien d’un « nouveau système éduca-tif ».Le lycée des métiers n’est effective-ment en rien un prolongement,certes modifié, des anciens CET,LEP ou LP. Il est autre chose. Il est,sous le même toit, un « lieu » (le motlycée n’est ici utilisé que pour trom-per, en tentant d’inscrire cette nou-veauté dans une continuité rassuran-te) où s’« enchaînent » formation ini-tiale (quelle qu’en soit la forme, àtemps plein, en alternance, en ap-prentissage), formation continue, va-lidation des acquis professionnels.En somme, un « lieu » où l’on peutacquérir des rudiments (essentielle-ment comportementaux), puis où l’onrevient au gré des besoins de l’em-ployeur, au gré des compléments deformation nécessités par des chan-gements dans les outils ou dans lesprocédures de production, et où l’onpeut même repartir avec des boutsde papier attestant que l’on a acquisune nouvelle « compétence », quitteà ce que la somme de ces bouts depapier, à terme, finisse par vous va-loir, par VAP, l’obtention d’un plusgros papier appelé « CAP »,« BEP », « BacPro », « BTS » ou mê-me licence !Pendant ce temps-là, vous aurezcommencé à travailler, à produire(ou à agir dans un magasin ou chezun prestataire de services) sans au-cune qualification reconnue, c’est-à-dire sans insertion dans une grillecollective de qualification ou de salai-re. Et donc à bas prix ! Commentimaginer en effet une convention col-lective fondée sur des « compé-tences » éclatées ? Et le communi-qué achève de tracer les contours dece nouveau « lieu » : « En se déve-loppant en étroite collaboration avecles régions et les branches profes-

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LE SALARIÉ REVÉ POUR LEMEDEF: MENTALITÉ,FORMATION

Les techniques évoluent en effet très vi-te. L’innovation technologique est effecti-vement vigoureuse. De nouveaux mé-tiers (en particulier de services) se déve-loppent effectivement dans la société.Le MEDEF (comme son prédécesseur leCNPF) veut éviter un certain nombre dechoses :n des individus surdiplômés et qui en ti-rent des exigences en termes de typed’emploi (correspondant à leur qualifica-tion acquise) et en termes de salaire.n Des contrats collectifs de travail qui en-térinent des correspondances entre qua-lification, poste de travail, salaire et évo-lution de carrière : rien ne doit être défini-tivement acquis (il faut donc en finir avecles conventions collectives).n Des contrats de travail à durée indéter-minée, qui freinent, entravent les muta-tions et surtout les licenciements, lors-qu’une source de main d’œuvre moinsexigeante est trouvée ailleurs et qu’ilfaut, par exemple, délocaliser, ou exter-naliser dans la sous-traitance.Le salarié idéal se profile alors.n Il ne doit jamais se considérer comme« définitivement » formé. À la notion dequalification (définie en diplômes et endurée de formation) est substituée cellede compétences. Au minimum, il s’agitde découper le savoir de l’ouvrier (ou del’employé) en toutes petites unités opéra-tionnelles, validées comme telles. Parexemple, il doit « savoir être ponctuel etassidu », « savoir se tenir devant unemachine », « être capable de tel gesteexigé par la nouvelle machine », plus uncertain nombre de notions plus vagues,aux frontières de la morale, du « savoir-être » (notion qui, comme par hasard,apparaît dans la nouvelle trilogie péda-gogique en vogue dans le IUFM: savoir,savoir-faire, savoir-être !).n Il doit être convaincu par conséquentque son avenir est incertain, qu’il devra

« se former tout au long de la vie », cequi, traduit simplement, veut dire qu’il de-vra périodiquement recevoir les compé-tences nouvelles exigées par la nouvellemachine, le nouveau procès de produc-tion. Cette notion est devenue le véri-table leitmotiv de tous les textes de l’OC-DE et de la Commission européennen Il doit être muni d’une sorte de nou-veau « livret ouvrier » qui enregistrera lescompétences qu’il sera amené à acqué-rir. C’est un mauvais souvenir ouvrier.Pourquoi ne pas en faire une carte infor-matique où tout cela sera enregistré.Pourquoi n’y ajouterait-on pas quelquesremarques de ses employeurs précé-dents qui parleront de son « comporte-ment »? Et l’on pourrait appeler cela« un portfolio de compétences », ce quiest tout de même plus séduisant que « li-vret ouvrier ».n Il est employé en CDD, ou, au pire, enCDI sur un temps très partiel, chaquetranche horaire où l’on en a besoin ensus faisant l’objet d’un additif à soncontrat de travail. Souplesse, réactivité.C’est l’idéal. Notons que cette formuleest très répandue à La Poste ou à laSNCF.n Enfin convaincu qu’on « ne lui doit pasde travail » (le fameux « droit au travail »,totalement dépassé !), c’est au contrairelui qui doit en permanence se sentir tenude prouver qu’il peut être employé. Il doitmanifester son employabilité. Et en assu-rer l’entretien, en utilisant peut-être lecrédit de formation qu’on lui accordegentiment (sous forme de « chèques for-mation continue », à consommer quandon n’a pas trop besoin de lui).n De loin en loin, on lui fera la grâce dereconnaître que la somme des compé-tences qu’il a acquises dans ses diffé-rents petits boulots atteint un total quipeut lui valoir la délivrance d’un titre (BT,BTS, Ingénieur, Licence professionnelle,etc.). C’est la fonction de la Validationdes acquis professionnels (VAP), qui semet en place à marche forcée. Certes,cela passe par une dislocation de la no-

tion de qualification, donc par une dislo-cation des examens nationaux qui,jusque-là, la sanctionnaient. Mais n’est-ce pas justement faire d’une pierre deuxcoups. Ce que dit crûment le présidentdu MEDEF Rhône-Alpes peut ainsi serésumer :n Que l’Etat donne aux enfants (à TOUSles enfants ; que Diable, nous sommesdémocrates) un minimum d’instruction(lire, écrire, compter) et des notions so-lides de discipline, de morale du travail(une sorte de dressage, que l’on pourraitappeler la citoyenneté : c’est joli).n Qu’aussitôt acquis ce bagage communminimum, que la grande masse des en-fants nous soit confiée.n Que ceux qui doivent recevoir une édu-cation beaucoup plus poussée conti-nuent d’être formés par l’État (cela coûte-rait trop cher de le faire nous-mêmes),sous réserve toutefois que les Facultés,les grandes écoles, les instituts diversn’échappent pas à notre contrôle.n Que l’État nous donne un lieu où nouspourrons envoyer, pour un temps plus oumoins long, ces enfants qui nous aurontété confiés. Nous ne les enverrons quelorsque, pour un temps, en une saison,pendant un creux des carnets de com-mandes, nous n’avons pas trop besoind’eux. Ils pourront y apprendre un gestenouveau exigé par une nouvelle machi-ne, ou un nouveau comportement, ou unbout de compétence dont nous avonsbesoin, pas plus.n Pendant que nous y sommes, nousvoulons pouvoir utiliser les machines (oules ordinateurs) qui y seront nécessaire-ment réunies (aux frais de l’État) pourtransmettre les compétences dont nousavons besoin chez nos salariés. Aumoins pendant les moments où lesjeunes (et les moins jeunes) n’y serontpas. « Faut pas laisser perdre », commedit Guy Roux.Lisez attentivement : nous venons de dé-crire le « Lycée des métiers ».

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sionnelles, il assure une offre de for-mation en lien avec le développe-ment local et l’emploi. » Tout est dit[4]. Il s’agit, sous le sceau de l’État etde ses institutions régionales, defournir très précisément ce que de-mande le président du MEDEF deRhône-Alpes : un lieu étroitementadapté à ses besoins (il EST le déve-loppement local et l’emploi), où seradispensée la « formation initiale diffé-rée » qu’il appelle de ses vœux.La préface de la Charte du lycée desmétiers (BO n° 47 du 20 décembre2001) ne fera que préciser (de ma-nière d’ailleurs très claire) chacun deces points. Il est intéressant de noterqu’elle est placé sous le doubleexergue d’un extrait de la Loi d’orien-tation sur l’éducation du 10 juillet1989 (« La Nation se fixe comme ob-jectif de conduire l’ensemble d’uneclasse d’âge au minimum au niveaudu CAP ou du BEP et 80 % au ni-veau du baccalauréat ») et desconclusions du sommet européen deLisbonne de mars 2000 (« La diffu-sion du savoir est la ressource stra-tégique essentielle du développe-ment européen. », « L’évolution versl’éducation et la formation tout aulong de la vie doit accompagner cettetransition réussie vers une économieet une société fondées sur laconnaissance. ») Pour ceux qui dou-teraient des contours de ce « lieu »(qui n’est, répétons-le, pas la conti-nuité des LP mais autre chose) : « Lelycée des métiers accueille des ly-céens, des étudiants, des apprentis,des jeunes et des adultes souscontrat de formation par alternance,des salariés en formation continue,des adultes souhaitant faire validerles acquis de leur expérience. »

L ’ E X C E P T I O NF R A N Ç A I S E …

En Grande-Bretagne, cela s’appelle

depuis Thatcher les City TechnologyColleges, financés par les entre-prises. La Commission européennerecommandait que ce modèle soitadopté pour tous les pays euro-péens. Mais Mélenchon, et le gou-vernement Jospin, redressent fière-ment la tête et défendent « l’excep-tion française ». Pas question delaisser cela aux patrons ! Noussommes « socialistes », que diable !Comme tous les pays, la France arépondu au mémorandum de la com-mission européenne sur l’éducationet la formation tout au long de la vie.Nous l’avons vu plus haut, il ne s’agitpas pour la France de réfuter ceconcept ravageur. Non : il est adoptéavec enthousiasme. Le « résumé »de la position française marque ce-pendant une réserve : « Même si lechemin à parcourir peut paraîtreconsidérable [vers la « formation toutau long de la vie »], ce n’est pas ensoi un facteur dissuasif. L’énoncé decette ambition commune s’accom-pagne cependant d’inquiétudes et dedoutes tenant en général à plusieursregistres. La tonalité du documentproposé, en mettant un accent tropexclusif sur les responsabilités desindividus au détriment du rôle et desfonctions habituellement attribuéesaux institutions, pouvoirs publics etentreprises, laisse place à une cri-tique d’un trop fort “libéralisme” »Et la « réserve » principale du gou-vernement français s’exprime pa-ge 34 du mémorandum : « Le gou-vernement souhaite rappeler ici laplace des services publics dans lesystème d’éducation et de formationet le rôle de l’État comme garant del’égalité des personnes dans lesconditions d’accès aux titres et di-plômes sur l’ensemble du territoirenational et comme garant de la va-leur de ceux-ci. »En somme, l’État français, qui occu-

pe une place historique originaledans le domaine de l’éducation parrapport aux autres États européens,exige de continuer à être celui qui vagénéraliser, garantir, homogénéiserla marche vers ce nouveau systèmeéducatif. Là est toute sa « réserve ».Gageons que le patronat français,par ailleurs gêné par cette homogé-néité imposée, se réjouira de voirl’État prendre intégralement en char-ge le combat politique pour l’impo-ser, mais aussi son financement…L’argument ne manquera pas denous être opposé : « Chez nous, cen’est pas le patronat qui mène ladanse ; c’est l’État ! » On y répondraaisément en disant, comme l’a fait ladélégation au ministère d’un lycée dela banlieue parisienne qui a refusé le« label » lycée des métiers : « Sil’État accomplit exactement ce queveut le patronat, c’est tout profit pource dernier ! »

E N G U I S E D E

C O N C L U S I O N

T R E S P R O V I S O I R E …

L’affaire n’est nullement celle desseuls professeurs de LP. Elle est cel-le de tous les salariés, de tous lesparents, de tous les jeunes. Nous es-pérons l’avoir démontré. Le lycéedes métiers est le nouveau paradig-me de la formation professionnelle,parfaitement conforme à l’exigencedu patronat du capitalisme mondiali-sé, parfaitement adapté au traite-ment des qualifications dans une in-dustrie qui pratique la sous-traitance(où les acquis des salariés de la mai-son-mère peuvent être contournés,et la mise ne concurrence des four-nisseurs exacerbé), l’externalisationet la délocalisation, et en permanen-ce la déréglementation.Il serait vain et mensonger de fixer

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aux salariés la perspective d’en reve-nir à l’« âge d’or » du fordisme.On ne fera pas l’économie d’engagerla réflexion et le combat pour la (re)conquête de droits : droit au travailgaranti, droit à la qualification,contrats collectifs, droit du travail. Onne pourra longtemps différer le com-bat pour un vrai salaire jeune, payépar les employeurs, finançant cettepériode de non-travail que sont lesétudes (qui tarirait aussi bien cescandale que sont les « petits bou-lots » et celui du faux « salaire » del’apprentissage…). Cet article estune invitation à en discuter.

Notes

1- Toute défaite n’est pas « sanglante ».Celle-ci est pourtant profonde. Elle eststructurelle, morale, symbolique. Elle affecteles conditions dans lesquelles peut seconstruire la conscience d’être une classe.2- Ces données chiffrées, comme l’essentieldes citations ont été tirées de l’excellent ou-vrage de Michel Eliard, L’école en miettes(PIE, 1984), de très loin le meilleur ouvragepublié par les soins de l’OCI-PCI sur ce su-jet. Même si l’on y ressent une sorte de« flottement » qui naît de la concession del’auteur à la « ligne de la démocratie », ils’agit du travail d’un universitaire marxiste,d’un militant. Rien à voir avec l’affligeantQuelle République sauvera l’école de la Ré-publique ? de Michel Sérac, question rhéto-rique à laquelle tout le livre tendait à ré-pondre : « La IIIe République » !3- Voir l’article de François Chesnais dansCarré rouge n° 13, février 2000.4- Il est intéressant de noter que ces deuxdernières citations sont précisément cellesque la journaliste des Echos du 5 janvier2001 a relevées dans le BO. Elle a parfaite-ment compris que c’est cela qu’attendentses lecteurs, et que tout le reste n’est quegarniture destinée à amuser le bon peuple.

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L E D E R N I E R E M P I R E

D ’ A S I E .

L’Afghanistan, bien qu’il ne soitconnu sous ce nom qu’à partir duXIXe siècle, est né comme État audébut du XVIIIe siècle [1]. L’une desconfédérations de tribus pachtounes,les Ghilzaï, se révolte à partir de laville de Kandahar, située aux confinsdes deux grands empires du Moyen-Orient, contre l’empire Séfévide per-se et musulman chi'ite et contre l’em-pire musulman sunnite des Mogholsdominant l’Inde. La révolte des Ghil-

zaï s’attaque directement au pouvoirséfévide et s’en empare. Une dynas-tie sunnite ne pouvait sans doute pass’imposer durablement dans l’Iranchi’ite, mais d’autres chefs issusd’une autre confédération pachtou-ne, les Durani, avec Nadir Shah,« fondateur » de la dynastie royaleafghane, à la tête des troupes ira-niennes, formèrent un empire éphé-mère qui s’étendait de l’Iran à l’Inde,prenant toute la vallée de l’Indus : àses origines, l’Afghanistan englobedonc les territoires de ce qui s’appel-le aujourd’hui le Pakistan. Mais la dy-nastie Durani commence véritable-

Après les attentats du 11 septembre, l’un des pays les pluspauvres du monde a été désigné par l’impérialisme commeétant le fourrier de la crise mondiale. Une grande méconnais-sance de l’histoire de l’Afghanistan participe de cette situation.La plupart des spécialistes et autres géostratèges ne nous se-ront pas d’un grand secours. La meilleure démarche consiste àétudier l’histoire de ce pays pour s’efforcer d’en comprendre lecours. Tel est le but de cet article. En l’écrivant, la nécessité deparler aussi de l’Asie centrale ex-soviétique et du Pakistan s’estimposée, car l’Afghanistan est difficilement compréhensiblesans eux. Pour ne pas donner à l’article une dimension démesu-rée, la question du Cachemire, qui est aussi en relation avec cequi est traité ici, n’a pas abordée.

Vincent Présumey

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A F G H A N I S T A N

L’Afghanistan : foyer derésistance permanent et pointd’instabilité endémique

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ment après l’élimination de NadirShah par Ahmad Shah, dont l’Étatn’est finalement plus une extensionincontrôlée de l’État perse séfévide(comme l’avait été la construction deNadir Shah à ses débuts) mais bienun État organisé autour des chefs ar-més d’une hiérarchie de tribus, es-sentiellement (mais pas seulement)pachtoune. C’est son fils et succes-seur Timour qui fonde la ville de Ka-boul (dans le but de s’autonomiserpar rapport au cœur du pays pach-toune qu’est Kandahar).Tels sont les faits initiaux ; que signi-fient-ils ? L’essentiel est de com-prendre que cet État, né aux confinsde la Perse séfévide et de l’empireMoghol, fut historiquement le dernierd’une longue série, dans laquelle serencontrent les États formés sur lemodèle Mamohétan (l’islam est ma-joritaire dans cette région, culturelle-ment liée à l’Iran et souvent englo-bée par lui, depuis quelques décen-nies seulement après l’Hégire) et lesÉtats issus des empires centre-asia-tiques de Gengis Khan puis de Ta-merlan (dont le mode d’extension,soudain mais moins durable, répètesur une plus grande échelle un typede conquête analogue à la conquêtearabo-musulmane initiale).Cette combinaison d’un « modèle »Mamohétan et d’un « modèle » mon-gol peut sommairement se décrireainsi : un groupe tribal regroupe soussa domination, par la guerre et lepillage, un ensemble vaste de terri-toires, comprenant de riches villes-oasis et des routes du grand com-merce. Ce groupe, et la classe fonc-tionnelle de serviteurs du souverainqui en est le centre, prélèvent un tri-but sur les nombreux peuples qu’ildomine, sans modifier leur mode deproduction généralement commu-nautaire, que celui-ci soit sédentaireou nomade. La guerre et le grand

commerce leur procurent un surcroîtde richesse et de prestige détermi-nants, permettant la formation devilles puissantes mais instables, dontla fortune est liée à celle de la dynas-tie. Dans cette esquisse, nous nenous aventurerons pas à qualifier cemode de production et d’organisationde l’État. On sait que Marx l’appelait« mode de production asiatique » àla suite de Montesquieu qui, lui, par-lait de « despotisme oriental » enpensant surtout à l’empire Ottomanqui en fut, tout comme l’empire Mo-ghol en Inde, l’exemple le plus ache-vé. On ne s’aventurera pas non plusici à dire si les constructions éta-tiques antérieures à l’islam, depuisAlexandre le Grand et Zoroastre, leplus ancien afghan célèbre, étaientde ce type ou non.Cette origine relativement récente eten même temps typique de formationdes États dans l’Asie intérieure,confère à l’Afghanistan une sorte delégitimité historique, différente decelle des États-nations européenspar exemple, mais incontestable-ment ancrée dans les traditions et lesidentités de la région. De ce point devue, l’Afghanistan a une légitimitéhistorique très supérieure à celle duPakistan son voisin, qui a d’ailleursété une de ses provinces au début…Il convient de ne pas surestimer lerôle du facteur « ethnique » [2]. Lesethnies, groupes ayant une languecommune, ne sont précisément pasperçues par leurs membres danscette région du monde comme leursource d’identité principale. D’unepart elles sont segmentées (c’estparticulièrement le cas des Pach-tounes) en groupes familiaux ausens très large, territoriaux, rituels(on parle donc pour les Pachtounesde « tribus » elles-mêmes groupéesen « confédérations ») ; d’autre partelles sont brassées par des mouve-

ments migratoires, parfois imposéspar les souverains déplaceurs de po-pulations, de même que par leséchanges. Nomadisme et semi-no-madisme à un pôle, vie urbaine àl’autre, se combinent pour donner au« local » et au « global » (pour em-ployer des mots à la mode) la pré-éminence dans la manière dont lesindividus se représentent leurs iden-tités, par dessus le niveau ethniquevoire national : avant d’être pachtou-ne, on est de telle localité, dans telgroupement clanique segmentaire,et en même temps on est musulman,éventuellement de telle ou telleconfrérie « internationale ».Il reste que le fait ethno-linguistiqueest une donnée politique ancienne. Ilest donc nécessaire de souligner ladivision de l’Afghanistan en ethnies.Il y a d’abord les Pachtounes relati-vement majoritaires (environ 40 %de la population) mais largementprésents au Pakistan (où on les ap-pelle Pathans). Tout comme les Ba-loutches, les Hazaras, les Aïmaks etles Nouristanis, ce sont des peuplesde la famille linguistique indienne. Il ya ensuite les Tadjiks (comportanteux-mêmes des sous-groupes com-me les Pamiris) eux aussi présentsen dehors du pays, au Tadjikistanex-soviétique. Ils relèvent de la famil-le ethno-linguistique iranienne,proche mais distincte de la précé-dente (surtout en ce sens que leurculture renvoie plus à l’Iran qu’à l’In-de alors que c’est en gros l’inversepour les Pachtounes). Il y a enfin lesOuzbeks et autres groupes delangues turques, tout à fait diffé-rentes de celles des précédents(Turkmènes et Kirghizes, qui commeles Ouzbeks, correspondent tous àl’ethnie éponyme de l’une ou l’autredes anciennes républiques sovié-tiques d’Asie centrale voisines). Telest le tableau simplifié où il ne faut

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pas oublier les Brahouis, groupe peunombreux associé aux Baloutches,mais dont l’origine est pré-indienne.Il est aussi nécessaire de signalerl’appartenance musulmanne de tousces peuples, en précisant que la plu-part sont sunnites, mais que les Ha-zaras des montagnes de l’intérieur,qui sont aussi le seul peuple totale-ment inclus dans les frontières af-ghanes, sont chi’ites, de même qu’ilexiste des minorités ismaéliennes ethindouistes persécutées comme leschi’ites par les talibans, et que lesNouristanis étaient « païens » jus-qu’à la fin du siècle dernier. Enfin, ilfaut savoir que la langue de cour del’empire afghan, le dari, est une for-me littéraire du tadjik, ce qui montrel’hégémonie du modèle iraniend’État, mais que l’ethnie« dominante » est fondamentale-ment celle des Pachtounes, qui ontaussi leur langue de culture. Toute-fois, la notion d’hégémonie pachtou-ne traditionnelle doit être précisée :les Pachtounes Ghilzaï ont générale-ment joué le rôle de force d’entraîne-ment et les Pachtouns Durani le rôlede groupe organisateur (dont est is-sue la famille royale). Du côté des ta-libans, le chef inspirateur Muham-mad Omar est un Ghilzaï mais legroupe dirigeant est Durani.Une fois que l’on sait tout cela, la ten-tation est naturellement de prendreune carte des ethnies, comme cellepubliée par Le Monde du 1er octobredernier, et d’imaginer ce que pourraitdonner un redécoupage des fron-tières conforme au « droit despeuples à disposer d’eux-mêmes ».Or, ce serait là la plus sûre manièrede violer le droit des peuples : la car-te « ethnique » masque le fait géné-ral de leur imbrication et ne dit riende leur sentiment subjectif (et encoremoins de ce que serait ce sentimentaprès un vrai débat démocratique)

qui doit primer et pour cela s’expri-mer démocratiquement, ce qui sup-pose des conditions tout autres queles conditions actuelles. La lecturede l’histoire afghane (mais aussi in-do-pakistanaise et de l’Asie centrale)en termes ethniques est donc partiel-lement fausse. D’ailleurs la force dufait « ethnique », loin d’être issued’un passé lointain, est largement lerésultat de la pression coloniale.

U N A L L I É T U R B U L E N T

D E L ’ I M P É R I A L I S M E

B R I T A N N I Q U E .

Dans son ascension première, le fu-tur Afghanistan se tourne tout natu-rellement vers l’Inde. A la fin duXVIIIe siècle et au début du XIXe

siècle, ses souverains pillent à plu-sieurs reprises la capitale des Mo-ghols, Delhi. Ce tropisme indien ré-pète le passé, l’histoire des Mah-moud de Ghazna (XIe siècle du ca-lendrier chrétien), Mahmoud de Ghor(XIVe siècle), Babur (XVIe siècle),chefs issus des mêmes contrées etfondateurs d’empires musulmansopprimant les peuples indiens. Telleétait, après le sultanat de Delhi, l’ori-gine de l’empire Moghol, qui semblealors se défaire entre autres chosesdu fait des coups afghans. Mais cettefois-ci, il n’y aura pas de substitutiond’un empire musulman à un autre carau milieu du XIXe siècle une forcenouvelle surgit dans la région. C’estle capitalisme britannique en débutd’expansion, qui entame la colonisa-tion et l’asservissement du monde in-dien. De sorte que les attaques af-ghanes ont en fait accéléré le déclinmoghol à son profit.L’Afghanistan est un appui importantpour les Britanniques tant que ceux-ci ne tentent pas de l’asservir directe-ment, ce qui devait arriver à partir du

moment où la colonisation de la val-lée de l’Indus a débuté. L’impérialis-me britannique commença vraimentà s’intéresser à l’Afghanistan pourcontrer les projets de Napoléon àl’époque de son expédition d’Égypte.Les « guerres afghanes » et les« guerres baloutches » furent alors letombeau de plus d’un soldat de lacouronne, particulièrement en 1839-1841 et en 1878 (la première cam-pagne a donné lieu à une étuded’Engels de 1857 publiée dans lemême dossier du Monde cité ci-des-sus [3]). Les Anglais n’avaient pasd’intérêt économique fondamental àoccuper ce secteur, délaissé par lesroutes du grand commerce depuisque celui-ci passait par les océans,lesquels étaient entre leurs mains, etne possédant pas de matières pre-mières importantes. Mais ils vou-laient prévenir l’arrivée d’autres puis-sances impérialistes potentielles parvoie de terre : la Chine en déclin, etsurtout la Russie, qui après avoirsoumis les « territoires de la steppe »(l’actuel Kazakhstan) officiellementannexés en 1868, colonise l’Asiecentrale dans la deuxième moitié duXIXe siècle et transforment en protec-torat les khanats de Khiva, de Bou-khara et de Kokand, issus de l’ancienÉtat mongol de la « Horde d’Or ».Dans ces régions commence l’essor,à la fin du XIXe siècle, de la grandeculture cotonnière capitaliste. Cetterivalité anglo-russe, dans laquelle in-terviennent secondairement les im-périalismes allemand (influent enTurquie et qui a des contacts en Iranet Afghanistan) et français (qui déve-loppe les fondations culturelles etscolaires) est appelée « le grandjeu »La solution pour les Britanniquesétait donc d’avoir des rois d’Afgha-nistan tournés vers l’Inde sous domi-nation britannique et faisant bouclier

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contre la Russie. Ce fut une alliancetoujours conflictuelle mais qui, unefois passés les désastres militairesinitiaux, fonctionna jusqu’à la révolu-tion russe. Conquérir l’Afghanistann’était pas possible, associer ses di-rigeants à l’« ordre mondial » l’était.C’est dans ce cadre que s’insère lapolitique dite de « modernisation »du roi Abdul Rahman, fin XIXe-débutXXe : en politique étrangère, i ls’aligne sur le Royaume-Uni et luiconfie même la mission de délimiterses frontières, qui sont celles de l’Af-ghanistan actuel. A l’intérieur il s’inti-tule « émir » et centralise le pouvoir,imposant aux Hazaras, chi’ites del’Afghanistan central, un statut servi-le inférieur, et imposant l’islam auxnouristanis.Ici encore on constate que l’esclava-ge et les clivages « ethniques » nesortent pas du passé profond maisdécoulent d’un despotisme tardif vi-sant à intégrer le royaume dans lesystème impérialiste. Progressive-ment, les membres de la hiérarchieroyale-émirale et les chefs de clanstribaux deviennent des potentats ru-raux, installés dans des fermes-forte-resses. Cette évolution sociale, danslaquelle la référence à la propriétéprivée à l’occidentale est un facteurde durcissement supplémentaire,s’apparente, avec des différencesbien sûr, à celle que le colonialismebritannique a suscitée dans la valléede l’Indus : les anciens fonctionnairesde l’État Moghol y deviennent despropriétaires « féodaux » percevantdes redevances privées sur les pay-sans et sont souvent appelés, com-me en Afghanistan, des « khans »,du nom des anciens chefs mongolset turcs. Dans le cas afghan, la pro-priété foncière n’a pas été le seulfondement de la domination dans lescampagnes : le contrôle de l’eau et,de plus en plus, l’endettement des

paysans obligés d’emprunter à destaux usuraires, ont joué un rôle im-portant.Grosso modo, la structure sociale dela société afghane s’est stabilisée dela fin du XIXe siècle jusqu’au cycle deguerres de la fin du XXe : 15 à 20 %de population urbaine, 15 à 20 % depopulation nomade, le reste majori-taire dans les vallées irriguées qui nereprésentent pourtant qu’une faiblesuperficie du pays. Il n’y a pratique-ment eu aucune évolution vers lagrande culture d’exportation avantl’explosion récente du trafic dedrogue. Au cours du XXe siècle, onverra simplement l’évolution de laconsommation des classes domi-nantes sous l’influence du monde ex-térieur et la formation de couches ur-baines à dominante fonctionnarialeet commerçante, les ouvriers n’étantque quelques dizaines de milliers auplus. On peut donc parler d’un payssans prolétariat ni bourgeoisie, cequi ne veut pas dire du tout que la lut-te mondiale de ces deux classes n’aitpas déterminé son histoire.Jusqu’à quel point le renforcementde la classe dominante rurale et de lamonarchie afghanes, ouvrant timide-ment la voie à la formation decouches sociales nouvelles, com-merçants, fonctionnaires et intellec-tuels, était-il conciliable avec l’inté-gration dans ce système de domina-tion impérialiste britannique quil’avait suscité ? Après le coup de ton-nerre ouvrier de la première révolu-tion russe de 1905, les premières ré-volutions « bourgeoises » iranienneet chinoise ont indiqué, avant même1914, que le moment du heurt serapprochait, même pour l’Afghanis-tan.

U N E « M O N A R C H I E

F É O D A L E » A L L I É E

A U X B O L C H E V I K S ?

Ce n’est pas un hasard si c’est en1919, dans le climat nouveau créépar la révolution russe, qu’un nou-veau roi proche des cercles « consti-tutionalistes » que réprimait son pè-re, proclame après l’assassinat de cedernier « l’indépendance de l’Afgha-nistan » et sort victorieux de la ba-taille contre le corps expéditionnaireanglais envoyé pour le mater. A la fa-çon des nationalistes turcs de Musta-pha Kemal et également, un temps,du nouveau chah d’Iran, le jeune roimoderniste Amanullah est alors offi-ciellement l’allié des bolcheviks. Celabien qu’il ne soit porteur d’aucuneespèce de révolution sociale en sonpays, bien que ses réformes, quis’inspirent plus du tsar Alexandre IIque des bolcheviks, ne soient passans portée : les statuts serviles sontsupprimés et le droit pachtoune surl’héritage et le remariage des veuvesdans la famille de leur époux aboli,notamment.L’idée d’une grande alliance anti-im-périaliste entre les soviets et lesmouvements de libération nationale,voire des forces « féodales » commela monarchie afghane, a été forte-ment caressée par les bolcheviks ences années. Trotski a pu écrire, enaoût 1919, un mémorandum expli-quant que le « chemin le plus court »de la révolution vers Londres, Pariset Berlin pourrait bien, en cas de blo-cage de la révolution européenne,passer par Kaboul et Calcutta, ajou-tant même, avec une imprudence quine lui est pas coutumière, qu’un« corps de cavalerie » gagnant l’Indepar les passes de Kaboul pourrait yaider opportunément [4] Au final,l’ordre impérialiste se maintient auProche et au Moyen-Orient, le seulÉtat nouveau étant la monarchiewahhabite d’Arabie saoudite qui va

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s’allier avec l’impérialisme des États-Unis plutôt que de la Grande Bre-tagne. La révolution ne semble triom-pher que dans les anciennes colo-nies russes d’Asie centrale, trèsproches géographiquement et cultu-rellement de l’Afghanistan. Mais là,elle le fait en tant que révolution rus-se.Sommairement, on peut dire que lasoviétisation de l’Asie centrale a re-vêtu deux formes. Des soviets sontapparus dès 1917, dans l’industrie etles chemins de fer, mais ils étaientperçus et se percevaient eux-mêmescomme des institutions russes. Ainsidans la République socialiste sovié-tique du Turkestan, créée dès 1918,les popes orthodoxes y étaient par-fois admis, mais pas les musulmans !L’Asie centrale a donc vu, pratique-ment dès le début, le pouvoir sovié-tique se présenter sous la forme d’unappareil colonial russe, situation quia suscité quelques coups de colèrede Lénine appelant à associer lesmusulmans, et qui a joué son rôledans la dégénérescence rapide del’État soviétique. Du côté des musul-mans, l’instance qui ressemblait leplus aux soviets, du moins formelle-ment, était la choura, assemblée tra-ditionnelle à coloration religieuse (etterme fréquemment employé pourtoutes sortes d’instances représenta-tives, y compris récemment pour lesconseils des chefs talibans). Mais detoute façon, ni les soviets ni les chou-ras n’ont eu d’existence réelle à par-tir de la consolidation de l’État bu-reaucratique [5].Plus au Sud, là où les pouvoirs tradi-tionnels des khanats de Khiva et deBoukhara, plus ou moins vassauxdes Russes, s’étaient maintenus,des élites locales nationalistes, re-présentées par les mouvements« Jeune Boukhara » et « Jeune Khi-va « (une appellation calquée sur le

terme « Jeune Turc », ancêtre du ké-malisme) ont fait bloc avec les parti-sans des soviets, aboutissant à l’in-tégration des deux anciens khanatsà la nouvelle Union soviétique, etdesdites élites à la bureaucratie stali-nienne. Une partie de ces mêmesforces, ainsi que d’autres secteurssociaux plus traditionnels ont pris lechemin inverse et formé des gué-rillas antisoviétiques, les basmatchis,dont les bastions se trouvaient dansles régions tadjiks proches de la fron-tière nord-est de l’Afghanistan. EnverPacha, prédécesseur et rival histo-rique de Mustapha Kemal en Tur-quie, fut tué à Douchambé, au futurTadjikistan, lors d’un affrontementavec l’Armée rouge en 1922. Alimen-tées en hommes par la résistance àla collectivisation stalinienne, cesguérillas sont restées endémiquesjusqu’à la fin des années trente si cen’est plus tard encore.En 1924-1925, les républiques so-viétiques d’Ouzbékistan et du Turk-ménistan, ainsi que les républiquesautonomes du Kazakhstan inclusedans la Russie et celle du Tadjikistandans l’Ouzbékistan (en laissant decôté ici quelques fluctuations de sta-tuts et d’appellations) ont été crééespar l’appareil central de l’État sovié-tique déjà dirigé par Staline, officiel-lement dans le but de tenir comptedes aspirations nationales et de lessatisfaire (le Kirghizstan sera créé en1936). Mais en réalité, ces nationsouzbek, turkmène, tadjik [6], suppo-sées par le pouvoir soviétique por-teuses à cette date de telles revendi-cations, n’avaient rien demandé detel. Ce découpage du Turkestan estambiguë : d’un côté il est lié à un pre-mier échec des tendances russi-fiantes de son chef stalinien Kagano-vitch, de l’autre il va aussi à l’en-contre des projets de formation d’unenation « musulmane » dans le cadre

soviétique faits à l’époque et écartéspar Staline [7].Les « nations » ou les « ethnies »ainsi créées, selon la définition stali-nienne de communautés culturelles,linguistiques et économiques,n’étaient en effet pas perçues en réa-lité comme telles par leurs membres.Le découpage de l’Asie centrale so-viétique n’a d’ailleurs même pas cor-respondu à un découpage linguis-tique. Pour faciliter la domination, ilmélange et divise les unités natu-relles et historiques de manière arbi-traire, notamment dans le Ferghana,vallée du Syr-Daria éclatée entreOuzbékistan, Tadjikistan et Kirghizs-tan, qui est la partie clef de toute larégion, car, par-delà les montagnesafghanes, on y retrouve des densitéshumaines comparables à celles desplaines indiennes ou chinoises. Au-cune des entités territoriales crééesà cette époque ne peut se référer àune légitimité passée, mais parmielles l’Ouzbékistan se trouve en po-sition centrale et potentiellement do-minante.L’intégration à l’URSS et à sa bu-reaucratie du jeune nationalisme turccentre-asiatique annonçait-elle uneintégration semblable du nouvel ap-pareil d’État afghan en formation,quitte à ce que son roi y collabore ouau contraire, s’y opposant, connais-se le sort du chef religieux (le« Bouddha vivant ») de Mongolie in-térieure, éliminé en 1923 dans unprocessus semblable ? Si la questions’est posée, elle a été en tous castranchée en 1929. Cette année-là,Amanulah a été renversé par un« roi-brigand » se réclamant de l’is-lam, et l’Armée rouge intervient pourla première fois en Afghanistan, pen-dant quelques mois, dans la régionde peuplement ouzbek de Mazar-i-charif, au Nord-Ouest. Si un projet degroupement de la « nation » ouzbek

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dans l’URSS s’est profilé, il a été fu-gitif. L’épisode a été un échec pourles soviétiques : un cousin d’Amanul-lah, qui s’appelle à nouveau NadirShah, prend le pouvoir et renoue l’al-liance britannique, combinée à unepolitique intérieure « conservatrice ».Ce qui reste des événements de1929, c’est l’érection du Tadjikistanen république soviétique, proclaméecomme foyer national tadjik pouvantservir en théorie (car en pratique iln’en fut rien) de base à un mouve-ment national d’unification des tad-jiks dans l’URSS.Fondamentalement, l’échec du pre-mier « modernisme » afghan a lieuparallèlement à la collectivisationstalinienne en URSS, qui en fait unrepoussoir pour les peuples d’Iran etd’Afghanistan où affluent les réfu-giés. L’URSS stalinienne ne chercheplus que le renouvellement de laneutralité afghane inscrite dans letraité de 1920, ce qui a été obtenu en1931.

L E S É C H E C S S U C C E S S I F S

D ’ U N M O D E R N I S M E

A F G H A N E T

L E S R A P P O R T S A V E C

L E P A K I S T A N

La monarchie afghane pro-anglaisede Nadir Shah sombre rapidement,après son assassinat en 1933.L’avènement de Zahir Chah (celui-làmême dont il est de nouveau ques-tion aujourd’hui) date de ce moment.Celui-ci est un « roi fainéant » parti-culièrement incapable, qui a unegrande responsabilité dans la dé-composition de l’État divisé en fac-tions familiales. Cette situation d’im-puissance chronique a fini par en-gendrer un nouveau courant « réfor-mateur par en haut », en l’absence

de classe sociale, bourgeoisie ouclasse ouvrière, susceptible d’offrir àelle seule une alternative. La secon-de grande figure du despotismeéclairé après Amanullah (ou la troi-sième, si l’on veut bien y compteraussi l’émir Abdul Rahman), le prin-ce Daoud, prend le pouvoir en 1953.Comme son prédécesseur qui avaiteu pour premier ennemi l’impérialis-me anglais, il s’affirme en s’opposantà cette création redoutable de cedernier : le Pakistan. Et, dans unetrès large mesure, le « problème af-ghan » sur lequel fait semblant de sepencher la « communauté internatio-nale » est un cache-sexe, un substi-tut au vrai problème explosif qu’est leproblème pakistanais.Le Pakistan n’a aucune légitimité na-tionale, ni ethnique, ni impériale« traditionnelle » à la façon de l’Af-ghanistan. Le Pakistan est le produitde la contre-révolution dans le sous-continent indien. Le parti qui l’a fon-dé, la Ligue Musulmane, organisa-tion nationaliste indienne sœur et ri-vale du parti du Congrès de Gandhi,défendait les intérêts d’une bourgeoi-sie musulmane qui craignait d’êtreécrasée par les Hindous en cas d’in-dépendance de l’Inde, d’autant qu’el-le descend des anciennes classesdominantes renversées de l’empireMoghol. L’occupant colonial britan-nique a, on le sait, cultivé cette oppo-sition. De leur côté, les nationalistesracistes hindous du RSS, ancêtre duBharatiya Janata Party, [8]

aujourd’hui au pouvoir à New Delhi,recherchaient l’agression des musul-mans et des non-hindous et étaienteux aussi favorisés par les Britan-niques. Pourtant les affrontementsentre communautés défendant desdroits particuliers les unes contre lesautres (cette plaie du sous-continentindien nommée communalisme) nedoivent pas être pris pour des « cou-

tumes » existantes de toute éternité.C’est surtout à la suite de l’échec dugrand soulèvement révolutionnaired’août 1942, où les masses qui vou-laient l’indépendance et qui étaientpassées à l’action ont été abandon-nées par le Congrès et dénoncéespar le PC, que ce type d’affrontementest devenu fréquent. En 1946, lesgrèves insurrectionnelles et les muti-neries de soldats et de marins re-prennent en Inde. La Ligue Musul-mane proclame alors le « jour del’action directe » à Calcutta (16 août1946), capitale du Bengale qui avaitjustement été la province où la ré-pression impérialiste avait fait le plusde dégâts, avec une famine artificiel-le digne des bonnes œuvres de Stali-ne en Ukraine (6 millions de morts).C’est précisément au Bengale quedémarre l’émeute communaliste, enlieu et place du soulèvement et del’auto-organisation des ouvriers etdes paysans. L’indépendance del’Inde est donc vidée de son immen-se potentiel révolutionnaire par lapartition en un « Pakistan » présentdans la vallée de l’Indus et dans ledelta du Gange (le futur Bangladesh)[9]. Le nom même de « Pakistan » estl’expression d’une ambiguïté quimontre bien la recherche incertained’une légitimité douteuse de la partd’un État qui en fait n’en a pas. D’uncôté, Pakistan signifie « pays despurs », et donc des purs musulmansavec un sens exclusif pour lesautres, les « impurs ». De l’autre, ilrassemble les initiales des provincesqui le constituent et qui sont ethni-quement variées : P pour Pendjab, Apour Afghanistan, justement, en rai-son de la province du Nord-Ouest re-connue comme telle, K pour Cache-mire, S pour Sind, le suffixe finalétant repris du nom du Baloutchis-tan…L’affirmation d’un Afghanistan, recu-

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lé géographiquement, en apparencetout à fait secondaire sur l’échiquiermondial, mais ayant une forte légiti-mité historique et une volonté propred’exister comme État, était ipso factoune menace directe envers l’équi-libre de cet artefact, déséquilibré pardéfinition, qu’est le Pakistan. A partirdes années 1950, les partisans duprince Daoud avancent des perspec-tives dont la réalisation signifierait,même s’ils ne le disent pas ouverte-ment, la liquidation du Pakistan. Laformation d’un Pachtounistan indé-pendant et d’un Baloutchistan, fédé-rés à l’Afghanistan, donnerait à celui-ci un accès à la mer. Par étapes suc-cessives, d’Abdul Rahman à Ama-nullah et d’Amanullah à Daoud, lesdespotes éclairés d’Afghanistan sesont appuyés sur un fait ethno-natio-nal pachtoun, dont ils sont aussi unpeu les inventeurs. Les Pachtounssont très nombreux au Pakistan,dont le territoire faisant partie du toutpremier Afghanistan. Quant aux Ba-loutches, ils occupent la majeurepartie de l’Ouest pakistanais, tout envivant au Sud de l’Afghanistan et ausud-Est de l’Iran ; comme pour lesKurdes, la montée d’une revendica-tion nationale baloutche a un poten-tiel explosif pour toute la région.Les alliés du gouvernement Daoudont donc été donc, très logiquement,l’Inde et l ’URSS. A celle-ci estconfiée la formation des cadres, no-tamment militaires : en matière deconstruction d’un appareil d’État paren haut, les soviétiques sont évidem-ment des experts. Ce choix, effectuéen 1954-1955 (lors du voyage deKhrouchtchev et de Boulganine àKaboul) fait suite en fait à une de-mande de Daoud aux Américains,qui ont refusé pour ne pas indisposerle Pakistan, immédiatement devenuune pièce-clef de leur dispositif ré-gional. Comme en Palestine ou en

Grèce, l’impérialisme britannique aen effet passé directement le relaisaux Américains, et l’Intelligence Ser-vice et le MI5 à la CIA. La consolida-tion de l’alliance pétrolière avec lamonarchie wahabite d’Arabie saou-dite, l’alliance pakistanaise et la miseau pas de l’Iran avec l’assassinat duleader national Mossadegh formentun ensemble cohérent où la seule« scorie » est le régime afghan, quipourtant, comme Nasser en Égypteavant 1956, n’aurait pas demandémieux que de s’adosser à l’impéria-lisme américain. Mais le choix décisifde la part de ce dernier de soutenirdes États inviables du point de vuede la démocratie, Israël dans le casde l’Égypte, le Pakistan dans celui del’Afghanistan, les pousse versl’URSS, avec cette différence que lefaible Afghanistan est géographique-ment adossé à celle-ci.

D U P R E M I E R A U S E C O N D

G O U V E R N E M E N T D A O U DLe gouvernement Daoud a été ren-versé une première fois en 1963, àl’initiative du roi. L’URSS a lâchéDaoud, dont elle ne soutenait pas lesrevendications de révision des fron-tières au Proche-Orient menaçantespour le statu quo qui a toujours été levœu réel le plus cher à Moscou. Maiselle a fait en sorte que les positionsdu KGB dans l’appareil d’État nesoient pas mises en cause. Officielle-ment, c’est une tentative de « monar-chie constitutionnelle », par opposi-tion à la « dictature » de Daoud, quiest menée, avec même, luxe suprê-me, des élections « libres » qui pro-duisent une assemblée de« féodaux » et de chefs traditionnels,comme au Pakistan. Dans cecontexte, le KGB et les forces in-ternes qui avaient soutenu Daoudcréent un parti, le PDPA (Parti Dé-

mocratique du Peuple Afghan). Ce-lui-ci se réclame du « mouvementcommuniste international » tout enprécisant qu’en Afghanistan, l’étapede la révolution socialiste est encoreloin. Le PDPA se divise peu après enune aile « souple », le Parcham (dra-peau) et une aile « dure », le Khalk(travail). Cette scission est sans dou-te aussi en partie une invention duKGB pour répartir le travail entre lesdeux ailes, mais elle a pris à la basedu parti un tour idéologique et, sur-tout, clientéliste, opposant réelle-ment des groupes qui se détestent ; ilsemble que le Khalk surtout a réelle-ment été, dans une certaine mesure,le parti d’une petite-bourgeoisie fonc-tionnarisée aux fortes prétentions in-tellectuelles, qui voudra « éduquer lepeuple » que celui-ci le veuille ounon.Il serait stupide de croire qu’en im-pulsant la création des deux ailes duPDPA tout en noyautant fortementl’État afghan, l’URSS poursuive unbut d’expansion de son système so-cial, et encore moins un but « révolu-tionnaire ». Reproduisant ici sur uneplus longue durée les expériencesqu’elle a faites dans les zones qu’ellea occupées en Iran entre 1941et 1946, elle entend simplementcontrôler la situation, tout en captantet en encadrant le gros des jeunescouches sociales qui, dans d’autrespays, auraient formé les « élitespost-coloniales ». Le PDPA permetde faire pression : le Parcham par saprésence dans les rouages diri-geants, le Khalk par une pressionplus extérieure, plus « gauche » maisaussi par le noyautage des couchesde petits officiers de l’armée. Sur leplan stratégique, l’Afghanistan créeune rupture dans la chaîne du pactede Bagdad formé à l’ image del’OTAN par les États-Unis, dont lespiliers sont le Pakistan et la monar-

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chie iranienne. Et son importante estaccrue avec la rupture sino-sovié-tique. Une sorte de glacis avancévers l’océan Indien et les régions pé-trolières, mais sans les atteindre,qu’il n’est pas besoin d’occuper etencore moins d’assimiler sociale-ment comme l’Europe centrale, teldevrait rester l’Afghanistan pour leshiérarques de Moscou. Ce glacis neremettait pas en cause les frontièreset, en particulier, il ne voudrait pasremettre en cause les frontières duPakistan : le roi Zahir Chah ne « pro-fite » donc pas de la seconde guerreindo-pakistanaise de 1965.Pour stabiliser cet état de choses, ilaurait fallu que soient gelés tantl’évolution sociale d’un pays en essordémographique, où les paysanscommencent à réclamer la terre etles « classes moyennes urbaines »ne peuvent se satisfaire à terme del’arriération et de l’isolement, quel’ensemble de la situation régionale.Bref, il aurait fallu que la lutte desclasses s’arrête. Autant dire que laterre s’arrête de tourner [10]. A la findes années soixante en effet, degrandes grèves insurrectionnellesdisloquent l’État artificiel du Pakis-tan, mais, en l’absence de parti ou-vrier indépendant (le PC ayant liqui-dé cette indépendance en entrantdans les partis officiels comme laLigue musulmane), l’élan populaireproduit la victoire électorale, aux pre-mières et dernières élections effecti-vement libres de l’histoire de cetÉtat, du PPP d’Ali Bhutto (Parti duPeuple Pakistanais). Ce parti, domi-né par les propriétaires fonciers duSind et structuré par les militants sta-liniens qui y sont entrés, conduit àl’impasse. Il couvre les massacresau Pakistan oriental où éclate l’insur-rection nationale, d’où sort à la suitede la seconde guerre avec l’Inde en1971 une entité étatique nouvelle, le

Bangladesh. S’ouvre alors au Nordla menace d’un un « second Bangla-desh » avec l’insurrection baloutche,laborieusement réprimée jusqu’en1977, et dont l’Afghanistan est la ba-se arrière. Le Pakistan, en manièrede riposte, commence alors à abriterde petits partis islamistes afghans,constitués par des étudiants en exildu même milieu social que les petitschefs khalkis (beaucoup se connais-sent personnellement). C’est sousAli Bhutto que le Pakistan a démarréson programme nucléaire, alors quel’Inde fait exploser sa première bom-be sous terre en 1974. La déconfitu-re totale de l’expérience Ali Bhuttodébouche sur une dictature militaireà tendances islamistes au Pakistan,celle du général Zia Ul Ak au pouvoiren 1977 (qui fait exécuter Ali Bhutto).L’Etat, dont la cohésion a été ébran-lée par la sécession bengalie, tournealors de plus en plus vers l’Ouest sonprojet « impérial » auto-légitimantmené au nom de l’islam, puisqu’il neconnaît que des revers du côté in-dien. Dans l’esprit des généraux,l’Afghanistan devait donner au Pa-kistan une « profondeur straté-gique » contre l’Inde.C’est dans ce contexte internationalque Daoud revient au pouvoir à Ka-boul en 1973. Il proclame cette fois laRépublique, mais bien sûr sans révo-lution sociale. Il gouverne d’abordavec la faction Parcham du PDPA,mais il l’écarte bientôt : voulant, avecquelque conséquence, aller vers unAfghanistan réellement indépendant(et bien que la voie qu’il prend soit to-talement il lusoire), i l cherched’autres appuis et des capitaux ducôté notamment de l’Arabie saouditeet de l’Iran du Chah (donc indirecte-ment, à terme, des États-Unis). LeKGB préparait probablement uncoup d’État lorsque les événementss’accélérèrent en avril 1978. Daoud

procède à l’arrestation préventive deses adversaires avant d’être assassi-né par une alliance d’officiers duKhalk et d’officiers nationalistes.C’est la pseudo-révolution de Saür(avril). Elle impose un gouvernementdu seul PDPA, dont les deux factionsvenaient opportunément de se réuni-fier sur ordre…La tentative de construire un État af-ghan indépendant, à l’époque del’impérialisme mondial, aux fron-tières de l’URSS, a donc débouchésur un échec complet, et une situa-tion inédite : l’appareil d’État d’uneclasse en décomposition de proprié-taires fonciers, de chefs tribaux et dedignitaires royaux a échappé à celle-ci et est passé aux mains de la bu-reaucratie russe. Appeler les pay-sans au partage des terres, organi-ser collectivement l’irrigation, la sco-larisation, le développement sanitai-re, sans attaquer de front les tradi-tions islamiques, ne sera pas le faitde ce pouvoir. D’une part, il conduitdes « réformes » par en haut qui nesatisfont aucune revendication popu-laire, d’autre part, il déclenche descampagnes de persécution anti-reli-gieuse contre les « masses obscu-rantistes ».

L ’ E N T R É E D A N S

L A G U E R R E S A N S F I N .Le régime néo-stalinien installé en1978 mène des réformes agraires in-suffisantes, refusant toute interven-tion autonome de la population, tan-dis que sa politique religieuse dé-clenche des révoltes endémiquesdans tout le pays, les chefs « féo-daux » (ainsi désignés par le pou-voir) parvenant le plus souvent àgrouper « leurs » paysans contre lafiscalité et l’arrogance du centre [11].C’est alors que se produit en 1979 lachute du chah d’Iran renversé par les

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ouvriers et les paysans (et non parles ayatollahs chi’ites qui vont aucontraire reconstruire ensuite aunom de la révolution « islamique » unÉtat contre la vraie révolution). Lechah est renversé par la rue et lessoldats insurgés en janvier. En mars,des ouvriers émigrés de retour d’Iranet des soldats prennent le contrôlede la vil le d’Herat, élisent desconseils de délégués de type sovié-tique (des chouras) et proclament la« révolution islamique ». Ces événe-ments sont un coup de tonnerre quiretentit profondément en Afghanis-tan.Le pouvoir du PDPA se rétrécit parpurges successives et tend à êtredominé par un dictateur de fait, Afi-zullah Amin, chef des officiers duKhalk (et ancien employé… de l’am-bassade américaine). Les Hazarasdu centre du pays, et les Nouristanis,groupes dont tout pouvoir menantréellement une lutte contre l’oppres-sion aurait su se faire des alliés en-thousiastes, se soulèvent contre Ka-boul. Au printemps, des groupesmaoïstes prennent en otage l’am-bassadeur US qui est tué avec euxpar la police. L’armée voit se multi-plier les mutineries, dont celle de He-rat, à l’Ouest, qui menace de se lierdirectement à la révolution iranienne.L’appareil d’État se disloque, unepartie du PDPA en zone tadjik fait el-le-même sécession (avec un risquede « contagion » immédiat au Tadji-kistan soviétique). Les factions Khalket Parcham, sous lesquelles le sol sedérobe, et leurs sous-factions, re-prennent leur guerre et les coupsd’État s’enchaînent. A partir de sep-tembre 1979, Amin élimine le clanKhalk rival de Taraki que le KGB ten-tait d’imposer, et entre en conflit avecMoscou, ce qui précipite l’interven-tion. Il est clair que l’effondrement to-tal de l’État afghan est proche, ce qui

créerait un « vide stratégique » aucœur de l’Asie, alors même quel’État iranien lié à l’impérialisme vientde s’effondrer : une situation révolu-tionnaire à l’échelle d’un continentrisquait de s’affirmer à travers lemaillon afghan.L’intervention de l’armée soviétiqueen décembre 1979, a pour premiereffet de geler la situation. L’effondre-ment révolutionnaire est stoppé, demême que quelques années aupara-vant le génocide de leur proprepeuple par les « Khmers rouges » auCambodge avait gelé l’onde de chocde la victoire révolutionnaire en Indo-chine sur les États-Unis. Le stalinis-me russe et le stalino-maoïsme chi-nois ont verrouillé les possibilités derévolution en Asie. Tel fut le senspremier de l’intervention en Afgha-nistan, même si les considérationsqui ont poussé les dignitaires duKremlin de façon immédiate ont rele-vé sans doute plus de cette obses-sion permanente de contrôle et depréservation du statu quo internatio-nal, obsession contre-productive mê-me de leur point de vue. Il n’y ni pro-jet de « révolution », ni d’assimilationou même de création d’un Etat sur lemodèle de la Mongolie, mais unique-ment la volonté de geler la situation.Les velléités du régime de mener àbien une réforme agraire et d’instau-rer la laïcité sont abandonnées avecl’invasion soviétique : l’islam est offi-ciellement la « religion d’État » du ré-gime qui se présente comme une« démocratie » alors que la dictatured’Amin dans les deniers mois s’intitu-lait « État ouvrier »Le récit, même militaire, de la guerredes Russes en Afghanistan reste àfaire. Pendant la première année,une répression de masse, y comprisà Kaboul et dans les villes, a pour ré-sultat le renforcement de toutes lesguérillas rurales. Trois États com-

mencent alors à faire de l’Afghanis-tan un champ d’intervention politiqueet militaire. Il y a d’abord les États-Unis qui décident d’intervenir par uneaide en matériel et en moyens à larésistance. Pour eux, cette guerreest un moyen efficace d’épuiserl’économie soviétique à petit feu, tan-dis qu’ils accélèrent la course aux ar-mements avancés. Il y a ensuite lePakistan, qui trouve enfin l’occasionrêvée d’une expansion camouflée etd’une politique d’influence en Afgha-nistan, tout en se réconciliant avecles États-Unis. Ceux-ci avaient com-mencé à s’inquiéter de ses projetsnucléaires et de ses pulsions agres-sives, avant « d’oublier » tout celaune première fois. Ils contribuent àfaire du Pakistan la grande plate-for-me logistique d’une « aide » intéres-sée à la résistance, dont les moyensfinanciers sont ventilés sur place parl’émissaire saoudien de la CIA recru-té à Istanbul dès le début du conflit,Oussama Ben Laden. L’implicationaméricaine pousse en effet en avantle relais saoudien, « islamiquement »correct et financièrement puissant.L’Arabie saoudite, flanquée des Émi-rats Arabes Unis, est donc le troisiè-me État qui vient « aider » la résis-tance afghane pour le compte del’impérialisme.

L E S M É T A M O R P H O S E S D E

L A S O C I É T É E T

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P O L I T I Q U E S O U S

L ’ I M P A C T D E L A G U E R R E

En quelques années, l’état de guerrepermanent a des impacts forts sur lasociété afghane. La révolution socia-le n’a pas eu lieu. Mais de très fortsbouleversements économiques etsociaux sont provoqués par la guer-

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re.1- les termes de la question agrairesont modifiés par la réduction drama-tique des périmètres irrigués, et del’exploitation dite « féodale » despaysans, qui s’y pratiquait.2- les composantes de l’ancienneclasse dominante sont pour partie li-quidées ou ruinées et pour partie re-cyclées dans les appareils militaro-politiques qui s’affrontent, ceux desdifférents mouvements de résistanceet ceux des occupants, ainsi quedans les nouveaux circuits commer-ciaux liés à ces appareils.3- la masse de la population subitdes déplacements forcés considé-rables et des déracinements ; unepartie s’entasse à Kaboul qui passede quelques 700 000 habitants à en-viron 3 millions et demi d’habitantsen dix ans de guerre, plusieurs mil-lions se trouvent dans des camps deréfugiés et dans les villes du Pakis-tan, d’autres encore vont en Iran.4- l’économie est progressivement« recomposée » et intégrée à l’éco-nomie mondiale à un degré qu’ellen’avait jamais atteint. En fait, on peutdire là encore que c’est la guerre quiaccomplit la pleine intégration del’Afghanistan à l’économie impéria-liste mondiale. Cette intégration re-vêt trois formes éminemment mo-dernes et toutes directement reliéesau pôles économiques mondiaux :celle des trafics d’armes ; celle del’économie de la drogue et des fi-lières de blanchiment d’« argentsale », qui permettent localementl’émergence de propriétaires fon-ciers, anciens ou nouveaux, pros-pères ; et celle des circuits de l’aidehumanitaire des O.N.G.L’intervention militaire soviétique, to-talement réactionnaire dans ses ob-jectifs, dans ses moyens et dans sesconséquences, devait être combat-tue : il ne saurait y avoir de doutes

sur la légitimité initiale de la résistan-ce afghane. Elle a été populaire, ellea engagé les habitants de tous âgeset des deux sexes dans une lutteprolongée souvent héroïque, elle ausé jusqu’à la corde l’armée dite rou-ge et a été, c’est un lieu communmais pour une fois il est justifié, leVietnam de l’URSS. La résistance af-ghane n’avait pas d’autre facteur decohésion politique que la libérationdu sol afghan. Celle-ci donne uncontenu « national » nouveau àl’identité afghane, toutes « ethnies »confondues. Mais il reste à savoir siune identité nationale afghane émer-ge du conflit : guerre de libération,assurément ; guerre de libération« nationale », c’est nettement moinscertain. Globalement, il faut biencomprendre que la logique des sou-tiens qui « capturent » à leur profitcette résistance, américains, pakis-tanais et saoudiens, n’a strictementrien à voir avec quelque libération(nationale ou pas) que ce soit.Avant d’être « aidée » par les ser-vices américains, pakistanais etsaoudiens, c’est-à-dire avant 1982-1983, car cette « aide » n’a pas étéimmédiate, la résistance afghaneoffre un tableau complexe où on peutdistinguer quatre composantes [12]. Ily a d’abord les guérillas spontanéesunissant les hommes d’un groupe devillages, d’une vallée, derrière deschefs traditionnels, souvent à colora-tion islamique dans leur idéologie,mais avec cette réserve qu’on ne doitpas les assimiler au fondamentalis-me, peu populaire dès cette époquecomme par la suite. Il y a ensuite lescourants fondamentalistes se récla-mant donc d’une visée unificatriced’ensemble, religieuse, dérivant pourla plupart du Heb e islami basé auPakistan, relayé par les ulémaspachtounes du Sud, parti fondé dèsle début des années soixante-dix et

qui s’est divisé en plusieursbranches, dont la plus forte chez lesPachtounes est celle, violente etagressive avec les autres mouve-ments de résistance, de GulbuddinHekmatyar dont nous verrons le rôleparticulier, et dont une autre, à baseplutôt tadjik, celle de Gunarubin Rab-bani, englobe la guérilla du futur« commandant Massoud ». Un autrecourant, dirigé par Yanis Khalis,semble s’être désagrégé durant laguerre, mais le futur chef des tali-bans, Muhammad Omar, en faisaitpartie. Ce sont ces courants qui vontêtre promus par l’« aide » étrangèredepuis le Pakistan et vontcontraindre les groupes locaux à leurfaire allégeance, alors que leurs ra-cines locales initiales n’étaient pasplus profondes que celles des « com-munistes ». Il y a aussi les soulève-ments d’ethnies entières. Ce proces-sus concerne deux d’entre elles, lesHazaras et les Nuristanis, et donnelieu à l’élection, dans des formes tra-ditionnelles, de sortes de gouverne-ments régionaux. Enfin il y a la résis-tance des courants « laïques » et« de gauche ». Ce sont les forces lesplus faibles, qu’il s’agisse de cou-rants du Khalk qui se sont brouillésdéfinitivement avec Moscou lors dela crise de la fin 1979, de courantsnationalistes « afghans », d’organi-sations maoïstes, voire d’organisa-tions de femmes comme la RAWA(organisation révolutionnaire desfemmes afghanes) dont il a été ànouveau question récemment dansla résistance aux talibans. Ces cou-rants ne sont pas parvenus pas à sedonner des bases armées à la cam-pagne et sont restés enfermés dansles villes, en butte à une répressionféroce (ce qui a poussé certains à setransformer en fondamentalistes, cequi fut le cas de bon nombre de mili-tants du Khalk). La combinaison de

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ces forces contradictoires expliquecomment, par-delà la défaite desRusses, il y eu reproduction perma-nente de la guerre.La résistance afghane tendait à sedévelopper en logique de libérationnationale. Mais ce développementn’alla pas jusqu’au bout, à la fois enraison du poids du passé comme desvieilles classes dominantes dontétaient issus les dirigeants de la ré-sistance, même si ceux-ci formaientune nouvelle génération par rapportà leurs aînés, et de celui des facteursinternationaux. On aboutit ainsi à la« libération » de morceaux du territoi-re correspondant plus ou moins à telou tel groupe linguistique, ou eth-nies, et à des mouvements en fait as-sis sur ces ethnies, bien que tous seréclament en principe de la libérationde tout l’Afghanistan.Schématiquement, la carte de l’Af-ghanistan après le départ desRusses met en évidence des aires àdominante tadjik, ouzbek, pachtouneet hazaras, laissant d’ailleurs un peuen marge d’autres groupes, dont lesBaloutches et les Turkmènes. Cetterépartition est un résultat objectif dela guerre qui ne semble pas avoir étérecherché par les coalitions arméesqu’elle concerne. Aux premiers, lesTadjiks, correspondent les forces del’« Alliance du Nord » avec le célèbrecommandant Massoud. La guérillatadjik est la seule à avoir effective-ment débordé en territoire soviétiquedans les années quatre-vingt, et lacrainte d’un mouvement national tad-jik pour l’unification de ce peuple par-dessus la frontière motive lesgrandes puissances dans leur attitu-de attentiste ou hostile envers cettecoalition, bien que Massoud n’ait enfait pas eu de tels projets. Aux Ouz-beks correspondent des forces quisont groupées non pas autour d’unecomposante de l’ancienne résistan-

ce, mais autour d’un morceau del’ancien appareil d’État néo-stalinien,le Djoumbesh, parti issu de la dé-composition du PDPA, formé des mi-lices du général Rachid Dostom.Cette organisation noue des liens, oules a gardés depuis l’époque sovié-tique, avec l’Ouzbékistan. Mais elleest également alliée à des milices is-maéliennes (une minorité religieuse)qui trouveront leur répondant, lors del’éclatement de l’URSS, parmi les is-maéliens du Tadjikistan qui sont,eux, en lutte avec les Ouzbeks (entreautres). Aux Hazaras correspondune organisation assez importante,le parti de l’unité (Hezb e waddat),appellation qui indique que ce parti,« ethnique » de fait, n’a pas d’idéolo-gie que l’on puisse qualifier ainsi, carl’unité qu’il invoque est bien celle del’Afghanistan.Restent les pachtounes, dont fai-saient partie les groupes dirigeantstraditionnel du pays avec les confé-dérations Ghilzaï et Durani. Les« élites » Khalks et Parcham de Ka-boul et de Kandahar les composaientpour l’essentiel. En dehors de celles-ci, les mouvements de résistances’étaient structurés autour des diri-geants basés à la campagne : lesulémas, « docteurs » religieux etjuges traditionnels. En fait, sous lesauspices des ulémas, d’assez fortescomposantes d’abord pro-russes del’aile Khalk du PDPA, voire desgroupes pro-chinois, ont fourni l’ap-pareil politico-militaire du mouve-ment le plus violemment islamiste etle plus sectaire envers les autresfronts de la résistance, le Hezb-e-is-lami de Gulbuddin Hekmatyar, leplus aidé de tous par les servicesétrangers, notamment pakistanais.La métamorphose de fils de riches,devenus petits chefs de guerre et tra-fiquants, d’abord jeunes staliniens,puis islamistes, ne doit pas sur-

prendre : le plus total mépris à l’égarddu peuple est leur fil conducteur. Illes mènera souvent jusqu’aux tali-bans, et l’on peut donc supposercomme vraisemblable l’idée que telou tel chef policier corrompu, voleuret violeur, qui a commencé sa carriè-re en promulguant des interdictionsde port du voile au temps de la « ré-volution de Saür », a fini le XXe siècleen promulguant pareillement l’obliga-tion pour les femmes de se cachersous ces espèces de scaphandresqui feront bientôt la triste célébrité del’Afghanistan.

L ’ É V O L U T I O N D E S

R É P U B L I Q U E S

E X - S O V I É T I Q U E S

D ’ A S I E C E N T R A L E

E T L E « G R A N D J E U »

Le désengagement d’Afghanistanest l’objectif poursuivi à partir de1986. Le choix de l’invasion avait étéimposé par Brejnev et par les hié-rarques des républiques d’Asie cen-trale, Gorbatchev le remet en cause.L’on perçoit mieux à présent qu’il en-gage en fait une politique combinée,tant en Asie centrale soviétiquequ’en Afghanistan, en liant étroite-ment les deux zones. En Asie centra-le, il opère une recentralisation dupouvoir qui tourne naturellement trèsvite à la russification. Or, celle-cis’était atténuée depuis la mort deStaline : l’hérédité de fait des bureau-crates, leur grande stabilité durantles années brejnéviennes de « stag-nation » qui préparait la restaurationde la propriété privée à leur profit, ontfavorisé le développement de bu-reaucraties kazakhe, ouzbèke, tad-jik, etc., alors qu’à l’exception partiel-le du Tadjikistan, l’époque stalinien-ne avait été celle de la valse des res-

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ponsables envoyés depuis le centre.En Afghanistan, Gorbatchev aucontraire semble prendre en comptela réalité des territoires « ethniques »et leur neutralisation mutuelle, et ilprogramme la transformation dupouvoir central assiégé dans Kaboulen un pouvoir « national » qui pour-rait retrouver dans ce contexte unelégitimité, tout en étant tenu à boutde bras par l’aide russe, mais avecun retrait progressif de l’Armée rou-ge. En 1986 un coup d’État liquideBabrak Karmal, l’homme qui avait« demandé » l’aide russe en dé-cembre 1979, et installe au pouvoirle chef du KGB Najibullah qui bientôt« décommunise » le parti unique PD-PA en le rebaptisant Watan (la pa-trie). Des négociations sont enga-gées dans lesquelles les soviétiquesproposent l’union nationale aux isla-mistes basés à Peshawar, qui refu-sent. C’est Gorbatchev qui a l’idée àcette époque de prendre contacteavec le vieux roi Zahir Chah, toujoursvert après une vie sans sueur, danssa résidence de Rome, pour obtenirson appui. C’est l’idée reprise il y apeu par les États-Unis et les Nationsunies.Le retrait soviétique s’opère en 1988-1989, et le plan gorbatchévien paraîtréussir, puisque Najibullah tient. EnAsie centrale par contre, les réac-tions populaires très violentes à laseconde russification tentée par Gor-batchev montrent que le rapport deforce ne permet plus de reprendre icil’œuvre de Staline, et le pouvoir mos-covite opère un recul en confirmantdéfinitivement les bureaucraties lo-cales kazakhe, ouzbèke, kirghize,tadjik. L’« indépendance » de 1991ne change rien à cet égard. Tous lesPC d’Asie centrale se rebaptisent àleur tour « Watan », « Vatan » ou destermes analogues, restent des partisuniques de fait dans des États bu-

reaucratiques croupions. Le Tadjikis-tan connaît cependant une guerre ci-vile entre les « communistes » de larégion de Khodjent, au Ferghana,traditionnellement dirigeante, et les« islamo-démocrates » du Sud, quitentent de prendre le pouvoir lors del’effondrement de l’URSS, maiséchouent. Cette guerre débouchesur un état de guérilla endémiquedans la zone frontière où l’armée rus-se reste à demeure.C’est en Asie centrale que la restau-ration capitaliste est la moins avan-cée. Elle prend surtout la forme deprojets sur l’avenir que certains com-mentateurs interprètent comme le re-tour du grand jeu néocolonial : l’onsait, en effet, que les réserves de pé-trole de la mer Caspienne permet-traient de relayer un jour les réservesdu monde arabe, et que ce jour pour-rait être nécessaire avant les années2020-2030. Les États-Unis et lesfirmes pétrolières prennent donc desoptions pour l’avenir. Et pensent ycompris au trajet hautement straté-gique des oléoducs et gazoducs : l’undevrait acheminer les hydrocarburesvers l’océan indien et l’Asie orientaleet pourrait traverser soit l’Iran, ce quiparaissait exclu au début de la dé-cennie 1990 mais ne l’est plus au-jourd’hui, soit l’Ouzbékistan, l’Afgha-nistan et le Pakistan, ce qui est leprojet initial et favori des Américains.A cette époque, le grand jeu associeles services secrets pakistanais del’ISI, l’Inter Service Intelligence qui,comme leur nom l’indique, sont unenfant plus ou moins bâtard de l’In-telligence Service britannique et sontd’ailleurs « en synergie » avec laCIA, les services américains, lesfirmes pétrolières, les bureaucratesd’Asie centrale, le KGB toujours pré-sent (devenu FSK), et l’appareil poli-tico-militaire et financier-mafieux édi-fié pendant la guerre d’Afghanistan

sous l’égide de l’ISI, de la CIA et desservices secrets saoudiens du colo-nel Saoud Turki. C’est de cet édificeque Ben Laden est l’un des hommesclef à la fin des années quatre-vingts.Son organisation, al Qaeda (la « ba-se »), s’appelle ainsi non par référen-ce archaïque à on ne sait quelle ma-nière musulmane de comploter de-puis d’inexpugnables refuges monta-gnards, mais au sens de « base dedonnée » informatique sur tous lesréseaux dits islamistes : cette« base », la Qaeda, a été établie en1988 sous l’égide de la CIA.

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Ainsi, l’aire afghane et plus générale-ment l’aire irano-centrasiatique, apriori zone « reculée », est devenueen réalité un épicentre de l’évolutiondes excroissances impérialistes desÉtats centraux dans un sens à la foismafieux, financier et policier. En1992, Kaboul est finalement prisepar la coalition de l’Alliance du Nord,du Djoumbesh et du Hezb e Wadathazara. Mais ces forces ne fusion-nent pas et le gouvernement de coa-lition qu’elles constituent (dirigé for-mellement par Gunarubin Rabbani)demeure artificiel et inopérant. LesPachtouns n’y ont qu’une place mar-ginale. Le Hezb e Islami d’Hekmat-tyar, puissamment armé, attaque Ka-boul et déclenche ce que l’on a appe-lé alors la « seconde guerre d’Afgha-nistan ». En fait, le Hezb, par-delà sabase Pachtoun et plus précisémentGhilzaï, est une machine de guerrecontre la reconstitution de l’Afghanis-tan propulsée par l’ISI pakistanaiseavec l’aval des Américains. La vio-lence extrême qu’il pratique, vitrio-lant des femmes non voilées, a une

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fonction : terroriser toute auto-organi-sation sociale et empêcher la re-constitution de l’État. A cause de cesale boulot, le Hezb s’aliène même lesoutien de son ancienne base pach-toune et se décompose, son chef fi-nissant même par se soumettre àMassoud. Mais il a joué son rôle : leschances de formation d’un nouvel Af-ghanistan, menace pour l’État artifi-ciel du Pakistan et pour les États nonmoins artificiels de l’ex-Asie centralesoviétique, sont compromises. Com-me s’il était interdit par l’« ordre mon-dial » que les peuples de ce malheu-reux pays puissent avoir une souve-raineté…Après Hekmatyar, arrivent les tali-bans : il leur a déblayé le terrain. Ces« étudiants en religion » ainsi qu’onles appelle sortent des madrasas(écoles coraniques) des camps deréfugiés au Pakistan, organisées parla confrérie déobandi, courant isla-mique indien traditionaliste. C’estune force qui n’est pas née dans larésistance des années 1980 et quidonne l’apparence d’être nouvelle.Ces madrasas sont en fait enca-drées par le Jamiat ulema e islami,l’un des partis islamistes pakistanais.Mais les talibans n’auraient pas réus-si sans une implantation interne pro-fonde : leur chef Muhammad Omar,fils de paysans illettrés (dit-on),s’illustre en attaquant et en punissantdes chefs de guerre impopulaires, enparticulier pour cause de viols, et seprésente en protecteur des femmeset des marchands. A Kandahar, il sefait proclamer « émir des croyants ».Il n’y a aucune raison de douter que,dans la situation de détresse de lapopulation, le millénarisme isla-mique, la croyance en une interven-tion divine, aient réellement existé.Mais ils ont été, une fois de plus,cruellement déçus [13].Les talibans réalisent très vite l’unifi-

cation des régions pachtounes et ba-loutches, avec le soutien pakistanaiset la bénédiction américaine, bienque la « communauté internationa-le » garde des relations diploma-tiques avec le gouvernement Rabba-ni, qui en toute objectivité a encoremoins de légitimité que les talibans.Sans que les frontières internationa-lement reconnues ne soient modi-fiées, le Pakistan semble réaliser leprojet de Daoud, mais à l’inverse :créer un Pachtounistan et en partieun Baloutchistan unifiés, mais à par-tir du Pakistan. En fait la réunificationpachtoune n’est qu’une étape pourpréparer la conquête et l’asservisse-ment du reste de l’Afghanistan. Acette « force nouvelle » dirigée parun émir des croyants qui ne semontre jamais, se rallient les chefsdu Hezb et les anciens staliniens« purs et durs » du Khalk. C’est enfait un appareil aguerri, peuplé debrutes expérimentées, pour uneœuvre de répression de masse. Cet-te répression apparaît clairementavec la prise de Herat, en 1996, puiscelle de Kaboul surtout, en 1997, etquelques temps plus tard celle deMazar-i-charif, grâce au ralliementd’une partie des milices ouzbeks,autres morceau d’État ci-devant sta-linien dans l’édifice taliban. La prisede Mazar-i-charif est suivie de mas-sacres de masse contre les Hazaras.Tout travail est interdit aux femmesqui doivent porter un voile intégralsous peine de châtiments corporels ;elles ne peuvent étudier ni se soi-gner. Étant donné leur place dans lafonction publique et les professionsmédicales et paramédicales à Ka-boul, cela équivaut à liquider les ser-vices publics et de santé. La vie so-ciale indépendante à Kaboul est sup-primée, même si une résistanceclandestine vigoureuse persiste. LesHazaras chi’ites sont en partie mas-

sacrés et le Hezb e Wadat est écra-sé. Ses chefs se réfugient en Irandont les dirigeants leur refusent unarmement sérieux. Ismaéliens et hin-douistes sont également persécutés,des bibliothèques ismaéliennes mé-diévales d’un immense intérêt cultu-rel sont détruites.Ce régime ultra-réactionnaire a sadynamique propre : c’est celle de lareconstitution, après vingt ans deguerre et de bouleversement, d’unejeune classe dominante à la mentali-té de propriétaires d’esclaves, maisintégrée aux circuits modernes de lacontrebande, de la drogue, des tra-fics d’armes et des paradis fiscaux,qui promeut l’analphabétisme et s’in-téresse aux technologies militairesles plus sophistiquées. Une sous-caste du monde impérialiste, qui aconfisqué la victoire des peuples desmontagnes sur l’oppresseur russe,soutenue dans son ascension par lesÉtats-Unis, sans lesquels elle n’au-rait pas pu parvenir au pouvoir. Pour-tant, une fois qu’ils tiennent la majeu-re partie du pays et ont réprimé à peuprès tout ce qui bouge, les talibansrévèlent rapidement leur incapacité àcréer un régime viable à moyen ter-me. L’économie de la drogue, aunom du combat contre laquelle ilsavaient entamée leur « croisade »,devient une de leurs assises et lefondement de la nouvelle prospéritéde leur centre de Kandahar, quicontraste avec Kaboul dévastée etnon reconstruite. Comme pour la co-caïne en Amérique latine, les me-sures de prohibition ont surtout pourfonction d’interdire toute organisationdes paysans producteurs et d’entre-tenir des prix élevés pour l’opium.La stabilisation d’ensemble du paysn’a pas été réalisée. Les forces deDostom en zone ouzbèke, ainsi queles restes des chi’ites du Wadat, etsurtout les forces de Massoud en zo-

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ne tadjike, qui trahissant les tadjiksdu Sud du Tadjikistan, a fait allianceavec les régimes de Douchanbe etdonc de Moscou [14], ont continué àrésister, et l’oppression islamistedans les villes a rencontré une oppo-sition sourde majoritaire. Conscientsde ce que les Pakistanais peuventles lâcher comme ils ont lâché Hek-matyar, les talibans, faute de pouvoiret de vouloir s’appuyer sur desforces nationales afghanes oumêmes seulement pachtounes, intè-grent au cœur de leur dispositif lesbrigades internationales islamistesformées durant la guerre avecl’URSS par des mercenaires et desvolontaires de divers pays, notam-ment saoudiens, que dirige Ben La-den.Ces groupes sont toujours desmoyens de contrôle de la part desservices saoudiens, eux-mêmes liésà la CIA, mais d’un autre côté, ilssont composés d’opposants aux mo-narchies du Golfe, hostiles à la pé-rennisation de la présence armée oc-cidentale à la suite de la guerre duGolfe, qui est un facteur de crise ex-trêmement profond dans les pays dela péninsule arabique et dans leursappareils d’État. Ben Laden n’estpas un personnage anecdotique durégime saoudien, il sort de ses som-mets ; en désaccord avec l’installa-tion des troupes américaines, il sé-journe au Soudan puis regagne l’Af-ghanistan au moment de l’implanta-tion des talibans, dont il devient defait un dirigeant officieux de premièreimportance [15]. Les réseaux qu’il aanimés sont une excroissance desservices saoudiens et pakistanaisqui voudraient se présenter en brasarmé d’une couche dirigeante réac-tionnaire alternative à la dynastiesaoudienne et aux émirs du Golfe.Une telle excroissance des servicessecrets impérialistes et néo-colo-

niaux, loin d’être une organisation« barbare » du genre des ismaéliensdu Moyen Age et autres « vieux de laMontagne », comme le racontent lesjournalistes, relève tout à fait del’évolution combinée, financière, ma-fieuse et policière, qui est celle desÉtats les plus modernes du mondecapitaliste actuel.Les talibans ont été disposés à favo-riser les projets pétroliers de l’impé-rialisme. En 1998, un consortium pé-trolier de six sociétés, dont l’Unocalcalifornienne (qui détient 46 % desactions) et la Delta Oil saoudienne(qui en détient 15 %) qui a achevéles coûteuses études de faisabilitésur le terrain à propos de la construc-tion d’oléoducs et de gazoducs ache-minant le pétrole de la Caspienne àla côté pakistanaise via l’Afghanis-tan, fait savoir qu’il a un projet alter-natif à travers l’Iran et qu’il est dispo-sé à attendre trois ans « si la paix estrestaurée en Afghanistan et si ungouvernement stable, reconnu par lacommunauté internationale, s’y meten place. » [17] Le délai qu’il se don-nait pour régler la question est de…septembre 2001. Quelques moisavant cette date, une mission améri-caine de haut rang a été dépêchéepour engager une nouvelle négocia-tion dans ce sens.Le régime des talibans ne s’est pasavéré être le régime efficace dontl’impérialisme rêve pour dominer l’Af-ghanistan. Il a donc été écrasé sanspitié. Mais l’ensemble des faits quenous avons présentés indiquent lagrande difficulté que l’impérialismeaura à en construire un qui serve sesfins comme il l’entend.

Notes

(1) Le lecteur intéressé trouvera dans l’En-cyclopaedia Universalis un résumé général

de l’histoire afghane, très approximatif etdépourvu d’une volonté de comprendre lesrelations sociales sous-jacentes, qui fournittout de même les grandes lignes indispen-sables à une première approche.(2) Les éléments d’une critique de la placefaite au fait « ethnique », sans en nier l’im-portante, se trouvent dans « Territoire, com-munauté et mobilisation politique en Afgha-nistan », par Gilles Doronsoro, in Hérodoten° 84, 2° trimestre 1997 (voir en particulierles 4 cartes, des « communautés en Afgha-nistan », des partis en Afghanistan en 1984et de leurs zones en 1995 et 1996, et la cri-tique méthodologique de ces cartes ;d’autres éléments dans Pierre Centlivre,Exil, relations interethniques et identité dansla crise afghane, et, sur une problématiquevoisine, Marcel Bazin, « Identité ethnique etidentité régionale en Iran et en Asie centra-le », in Revue du monde musulman et de laMéditerranée n° 59-60, 1991, et le livre Et sion parlait de l’Afghanistan ? P. Centlivre etM. Centlivre-Demont, Neuchâtel-Paris,1988, Recherches et travaux de l’institutd’ethnologie de Neuchâtel.(3) Il s’agit d’un article publié par Engelsdans The New American Cyclopaedia en1858, probablement écrit fin juillet-débutaoût 1857. On ne peut totalement exclureque cet article soit de Marx, qui a écrit pourcette encyclopédie américaine de nombreuxarticles sur l’Inde, la Chine, la Perse, Engelsayant été malade à l’été 1857. L’Inde et leCaucase sont des secteurs qui ont forte-ment intéressé Marx et Engels, dont les po-sitions en faveur de la révolte des Cipayesen Inde pourraient être considérées commefaisant partie des toutes premières analysesanticolonialistes modernes.(4) Ce mémorandum du 5 août 1919 est ré-sumé dans Isaac Deutscher, Trotsky, le pro-phète armé, p.p. 330-333 de l’édition fran-çaise (vol. 2, UGE, Paris, 1972, collection10-18).(5) Récit général de la soviétisation de l’Asiecentrale dans la 3° partie du tome I de LaRévolution bolchevique d’Edward HalletCarr, traduit en français par Andrée Broué,

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Minuit, 1972.(6) La « nation » kazakhe, pour sa part,vouée à la sédentarisation et à la collectivi-sation stalinienne, n’a pas été ainsi « valori-sée » et l’érection du Kazakhstan en répu-blique soviétique, en 1936, est un simulacrequi conclut un vrai processus colonial ; lecas du Kirghizstan, république soviétiqueaussi la même année, est intermédiaireentre le cas kazakh et celui des ouzbeks,turkmènes et tadjiks.(7) Alexandre Benigsen et Chantal Lemer-cier-Quelkejay, Sultan Galiev, le père de larévolution tiers-mondiste, Fayard, 1986, tra-duit par Suzanne Khalil ; mêmes auteurs, LeSoufi et le commissaire, Seuil, 1986 ;mêmes auteurs, Le « Sultangalievisme » auTatarstan, Mouton, 1960.(8) RSS : Rastriyak Swayamsevak Sangh,milice hindouïste fascisante ; BJP : Bhara-tiya J anata Parti, parti national hindouaujourd’hui au pouvoir.(9) Sur la naissance du Pakistan, voir aussil’article récent du Monde par Jean-Luc Raci-ne, 7 octobre 2001.(10) Ci-dessous j’utilise un article de FarooqSulehria, « Past, Present and Future of theLeft Movement in Pakistan », disponible surle site du Labour Party Pakistan,http://www.labourpakistan.org/-article trèsintéressant mais qui ignore la question na-tionale.(11) Dans Jacques Lévesque, 1979-1989 :L'URSS en Afghanistan, de l'invasion au re-trait, Bruxelles, Éditions Complexe, (Collec-tion « La mémoire du siècle ») 1990, 282pages, on trouvera un résumé des princi-paux faits.(12) Le Rapport sur la résistance afghanede Gérard Chaliand, Berger Levraut 1981,reste un excellent tableau de la résistance àses débuts, malgré les erreurs de pronosticde l’auteur selon qui le temps jouait pourl’URSS, ce qui ne l’empêchait pas d’être enfaveur de la résistance afghane au débutfort peu aidée par qui que ce soit.(13) Ahmed Rashid, Journaliste à Islama-bad, Taliban : Islam, Oil and the New GreatGame in Central Asia, éditions I. B. Tauris,

Londres, 2000. Cet ouvrage va paraître enfrançais (L’Ombre des talibans, Ed. Autre-ment) et est présenté dans Télérama du3 octobre.(14) Massoud a été, en outre, bien vu desservices français et soutenu par des intel-lectuels à la mode en France, alors que laCIA le tient en suspicion. Le personnagetranche par sa finesse sur les autres sei-gneurs de la guerre de la région, et il dit nepas aimer la guerre, ce qui est tout à sonhonneur. Mais sa politique est conservatriceet, contrairement aux accusations ou auxespoirs qui se sont portés sur lui, ne visenullement à l’unification des tadjiks.(15) Selon Libération du 23 septembre2001, Ben Laden revient en Afghanistanavant l’arrivée des talibans, à l’appel d’unmouvement alors allié à Massoud…

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Jean-Pierre Hirou, militant révolu-tionnaire, est décédé samedi 3novembre d’une rupture d’ané-

vrisme. Il avait 53 ans.Nous n’allons pas faire « trop long »sur la tristesse que provoque sa dis-parition. Jean-Pierre n’aurait pas ai-mé, avec ce côté direct, abrupt, quicachait beaucoup de délicatesse etde générosité. Mais elle est tout demême terriblement profonde et trèsenvahissante, la douleur qui touched’abord sa compagne Michèle, sa fa-mille mais aussi ses amis et ses ca-marades.

Jean-Pierre avait milité à partir de1963 au groupe trotskyste Voix Ou-vrière puis à Lutte Ouvrière jusqu’en1979. Il avait, bien sûr, participé àtous les rudes combats des annéessoixante et soixante-dix. Citons rapi-dement les affrontements face auxnervis staliniens voulant empêcherphysiquement les révolutionnairesde défendre leurs idées auprès destravailleurs ; les accrochages avecles fascistes qui sévissaient sur lescampus ou encore les luttes contre lapolice nous matraquant lors des ma-nifestations contre la dictature deFranco. Mais avant tout, avec unebelle énergie, Jean-Pierre a fait par-tager ses idées à des lycéens et àdes travailleurs. Il savait, par sa pra-tique, que ce n’était pas une questionde recette et que ce n’était pas si dif-ficile que cela. Juste une question deconviction, disons plutôt de passionet d’honnêteté intellectuelle.

Il quitta Lutte Ouvrière à la fin de1979 en même temps que Michèle.Rupture pénible, difficile à surmontercar ils y avaient milité de toute leurâme. Dès lors, Jean-Pierre s’affirmacommuniste libertaire, sans pour au-tant rejoindre un groupe organisé.Quelle importance au fond ? Il étaittoujours et plus que jamais un révo-lutionnaire du mouvement ouvrier, fi-dèle à lui-même et à ses convictionsfondamentales.

Jean-Pierre n’aimait pas les petitschefs ni ceux qui se prennent pourdes grands chefs. L’électoralismen’avait jamais été sa tasse de thé. Iln’aimait pas avaler des couleuvres nien faire avaler aux autres. Par cou-leuvres, nous voulons dire ces posi-tions et ces pratiques opportunistesou douteuses, en regard de l’idéal etdu projet communiste révolutionnai-re. La duplicité lui faisait horreur.Il critiquait fréquemment les positionspolitiques des militants d’extrêmegauche, aussi bien en France quedans d’autres pays. Parfois il enga-geait la polémique avec excès, ens’emportant à partir d’un mot oud’une formulation équivoque. Celaest infiniment moins grave que d’êtreindifférent ou accommodant en ma-tière d’idées. Ses critiques sévèresmais toujours loyales traduisaientaussi un attachement humain trèsfort à ces militants qui à son avis sefourvoyaient. Étranger à l’esprit de secte, Jean-Pierre aimait participer ou assister

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Samuel Holder

JEAN-PIERRE HIROU(1948-2001)

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aux débats concernant l’avenir destravailleurs. Socialisme ou barbarie,telle était toujours pour lui l’alternati-ve pour l’humanité. Il se rendait régu-lièrement aux fêtes de Lutte Ouvrièreà Presles, aux forums libertaires biensûr (il avait participé à celui de DanielGuérin) et tout dernièrement encoreà un débat de Carré Rouge et à unefête de la Ligue communiste révolu-tionnaire à Rouen.

Par ailleurs, il s’en prenait inlassable-ment aux mensonges et à la déma-gogie sous toutes ses formes, enpremier lieu ceux des serviteurs de labourgeoisie, gouvernants et bureau-crates syndicaux. Nous avions amor-cé une collaboration avec Jean-Pier-re sur notre site, en mettant en ligneen septembre dernier sa critiqueacerbe des dirigeants du PCF seprétendant, aux dernières nouvelles,libertaires !

Depuis plusieurs années, Jean-Pier-re avait engagé des recherches his-toriques sur le mouvement ouvrier etle mouvement révolutionnaire. Ilavait publié un livre très solidementdocumenté Parti socialiste ou CGT?1905-1914 – De la concurrence ré-volutionnaire à l’union sacrée (édi-tions Acratie, janvier 1995). Récem-ment il nous écrivait : « Je suis tou-jours disposé à faire un exposé-dé-bat sur le sujet à Rouen, à Dun-kerque ou en Navarre… » Il était à larecherche d’un éditeur pour la tra-duction de son livre en espagnol et ilavait de nombreux travaux d’écritureen projet.

C’est un militant fraternel, ayant uneexpérience précieuse et de vastesconnaissances, qui vient de dispa-raître brutalement.

Le 7 novembre 2001

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N O T R E M O U V E M E N T

Monsieur,

Dans le numéro de la semaine du 22 au 28 novembre du Nouvel Observateur, vous avez si-gné un article intitulé: « Une jeunesse chez le vieux » qui rend compte du livre récemmentparu et primé d’Edwy Plenel, Secrets de jeunesse.Nous y lisons: «Les trotskystes étaient les protestants des communistes. Cela ne les a pasvaccinés contre l’erreur. A la mort du « Vieux », ils se compromettent, au nom de raisonne-ments tordus, avec la collaboration ».Ce ils, qui ne fait pas de distinction, discrédite la publication aussi bien que le rédacteur quel’on dit spécialisé dans la politique et son histoire. Il est diffamatoire pour les militants trots-kystes de l’époque, membres du POI (Parti Ouvrier Internationaliste, officielle section françai-se de la IVe Internationale) dont certains payèrent de leur vie leur participation à la lutte clan-destine contre l’occupant nazi et le régime de Vichy. Ce fut le cas notamment de Marc Bou-rhis et Pierre Gueguen fusillés le 22 octobre 1941 à Chateaubriant, de notre secrétaire Mar-cel Hic, mort à Dora, et de toute une série de nos camarades Français, notamment DavidRousset, Roland Filiâtre, Pierre Fournié, mais aussi d’autres nationalités, Allemands, Belges,Grecs, fusillés ou torturés et déportés dans les camps nazis. Journaliste politique classé àgauche, n’avez-vous pas pris connaissance de quelques exemplaires de La Vérité clandesti-ne, organe du POI sous l’occupation et dont le premier numéro parut dès aoüt 1940. Grâce ànos imprimeries clandestines il en parut 70 numéros au cours de l’occupation et nous par-vînmes à publier et à diffuser illégalement dès 1941 une feuille en langue allemande, Arbeiterund Soldat, qui incitait à la désertion les soldats de la Wehrmacht. Si vous aviez lu attentive-ment le livre d’Edwy Plenel, vous auriez pu apprendre à la page 223 qu’un petit groupe, leCCI (Comités communistes internationalistes), alors extérieur à l’organisation trotskyste offi-cielle, estimant que le pacte Hitler-Staline allait durer une longue période, eut l’idée absurdede l’entrisme dans un parti fasciste, le RNP (Rassemblement National Populaire de MarcelDéat). Rapidement ses membres changèrent d’attitude, participèrent à la lutte clandestine etconnurent, eux aussi, la répression.Les trotskystes sont, avec les anarchistes, les seuls révolutionnaires qui connurent la répres-sion la plus brutale et au même moment de la part des deux dictatures les plus meurtrièresdu XXe siècle, l’hitlérienne et la stalinienne. Faut-il rappeler que certains de nos camaradescondamnés et emprisonnés par Vichy, puis libérés de la prison de Puy-en-Velay en octobre1943 par un maquis stalinien y furent assassinés parce que trotskystes.Après la Deuxième Guerre mondiale les trotskystes furent poursuivis et emprisonnés chaquefois qu’ils soutenaient, non seulement en paroles mais aussi en actes, la lutte des peuplescolonisés contre leurs oppresseurs.Les signataires de la présente lettre, anciens militants trotskystes, ou se réclamant du trots-kysme, et dont certains sont des survivants de ces diverses répressions vous demandent dela publier dans un très prochain numéro de votre hebdomadaire.Eliane Berthomé (déportée politique à Ravensbrück), Jean-René Chauvin (déporté à Mathausen, Auschwitz et Buchen-

wald), Yvan Craipeau (ancien secrétaire et garde du corps de Trotsky), Albert Demazière (ancien condamné à perpétui-

té par un tribunal de Vichy, libéré du Puy-en-Velay par le maquis, échappe par hasard à la tuerie perpétrée par les stali-

niens), Maurice Flezenszwalbe (interné politique à Lyon en 1942-43), Bernard Jérémiasz (ancien maquisard), Maurice

Laval (déporté résistant), Alain Le Dem (dirigeant du PCI de la région bretonne pendant la clandestinité), Maurice Liwart

(déporté à Auschwitz), Paul Parisot (interné politique sous l’occupation), Laurent Schwartz (mathématicien, membre de

l’académie des sciences).

Nous publions la mise au point de camarades, trotskistes ou an-ciens trotskystes, adressée à Laurent Joffrin, rédacteur en chef

du Nouvel Observateur. De larges extraits en ont été publiés dans le courrier des lecteurs de ce magazine.

Page 79: N° 20- Edito...amØricaines contre le rØseau Al-Qai-da; celle des chefs de l Islam poli-tique, qui enferment les Palestiniens dans l impasse des attentats sui-cides, qui ne vaut

peler que la politique de « budgetparticipatif » mis en œuvre par legouvernement de l’État du Rio Gran-de do Sul et par la municipalité dePorto Alegre, sous direction du Partides travailleurs (PT), exige d’êtresoumise à une analyse plus serrée etbeaucoup plus critique que cela n’aété généralement le cas.La discussion sur la situation poli-tique française comprend deux ar-ticles (un article d’ensemble, et unautre centré sur la fronde de la gen-darmerie) et un dossier. Les articlescherchent à prendre la mesure de lanature et de l’ampleur de la dégrada-tion sociale, mais aussi du degréd’affaiblissement des structures poli-tiques en France, provoqué par la li-béralisation, les privatisations et ladéréglementation à tous crins, ainsique par le ralliement de plus en pluscomplet des partis dits de la« gauche plurielle » au néolibéralis-me et au projet impérial américain.Le dossier consacré à l’enseigne-ment technique et professionnel dé-taille les effets terribles de cet aligne-ment sur le libéralisme sur l’éduca-tion et sur les perspectives offertesaux jeunes, en tant que futurs sala-riés.Nous sommes par ailleurs au débutd’une campagne électorale où LionelJospin et Jacques Chirac (mais aussiJean-Pierre Chevènement, mêmes’il cherche à le masquer) vont dé-fendre, à quelques nuances près, lamême politique : une version françai-se de la litanie « aucune autre poli-

tique n’est possible » inaugurée parMargaret Thatcher et poursuivie parTony Blair. Le rejet électoral de cettepolitique et de ce chantage existen-tiel qui leur est fait, par les salariés,les chômeurs, les jeunes, ne fait au-cun doute. Il sera massif et il attein-dra en premier lieu Lionel Jospin.Dans ce contexte, l’article de CharlesJérémie soutient deux positions.D’abord, que l’enjeu des candida-tures d’extrême gauche est impor-tant. Les candidats de LO, de la LCRet du PT, peuvent être utiles aux sa-lariés, pour peu qu’ils mettent aucentre de leur bataille politique et deleur campagne électorale la prépara-tion d'une mobilisation d'ensembledes salariés, des chômeurs et desjeunes (la même chose vaut bien en-tendu pour les candidatures de mili-tants en rupture réelle avec RoberHue et son appareil). Cette mobilisa-tion devrait prendre la forme de lapréparation à la grève générale. Tel-le est la seconde position défenduepar Charles Jérémie. Son articleinaugure une discussion au sein deCarré Rouge, où tout le monde nepartage pas cette position. D’autresarticles viendront donc très vite nour-rir la discussion, que nous souhai-tons la plus large possible.On trouvera également dans ce nu-méro une étude substantielle surl’histoire de l’Afghanistan, qui permetde mieux comprendre la portéeexacte des événements, de dissiperquelque peu le voile de fumée répan-du à loisir depuis le 11 septembre.

Enfin, au cours des dernières se-maines, nous avons eu à déplorer ladisparition de deux hommes qui ontchacun accompagné un moment dela naissance et du développementde notre revue : Jean-Pierre Hirou ennovembre, auquel Samuel Holderrend hommage dans ce numéro, etPierre Bleibtreu, qui vient juste denous quitter. Nous lui rendrons hom-mage dans le prochain numéro.

Le « passage à l’euro » provoqueune légère hausse du prix de CarréRouge, resté inchangé depuis le dé-but de notre parution en 1995. Nousavons eu recours au fameux « arron-di », en espérant qu’il sera mieux ac-cepté par nos lecteurs que celui quipeut être constaté sur la quasi totali-té des produits de première nécessi-té… Le numéro passe à 5 euros,l’abonnement annuel à 20 euros.L’augmentation est de 6 % (tout demême !), et elle devrait nous per-mettre de continuer à équilibrer lebudget de la revue.Signalons pour terminer que notrepériode de nomadisme est terminée.Nous avons enfin trouvé un local à lafois très central, conforme à nos be-soins et qui reste dans nos prix. Il estsitué au 7 de la rue Oberkampf, toutde suite à droite après le porche,dans la première cour. Dans le pro-chain numéro nous indiquerons lesjours de réunion du comité de rédac-tion, évidemment ouvertes à tousceux qui voudraient y participer.

2 CARRÉ ROUGE N° 20/HIVER 2001-2002

É D I T O R I A L

PrécisionLe témoignage de Serge Quadruppani sur la manifestation de Gênes publié dans Carré rougen°19 a choqué plusieurs membres de notre revue. Ces camarades estiment en particulier que lesréférences qui y sont faites à la LCR, s’agissant tant de son intervention à Gênes que de sa trajec-toire plus générale, sont inadmissibles dans la forme et dans le fond, dans la mesure où elles sor-tent du champ d’une polémique acceptable sur des différences d’appréciation légitimes. En toutétat de cause, il va de soi que la rédaction de Carré rouge laisse à l’auteur de ce témoignage l’en-tière responsabilité de ses propos.