My Légume is Good

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34 Le Nouvel Observateur 11 OCTOBRE 2012 - N° 2501 L’HOMME DE LA SEMAINE TRISTRAM STUART Cet Anglais dénonce le gaspillage alimentaire mondial en organisant des banquets à base de légumes recalés à la vente, en raison de leurs défauts de calibrage. Prochain happening : à Paris, place de l’Hôtel- de-Ville. BIO EXPRESS 1977 Naissance en Grande-Bretagne, enfance dans le Sussex. 2009 Parution de son livre « Waste ». 2009 Premier « Feeding the 5000 » à Trafalgar Square. 2012 « Feeding the 5000 » à Paris, diffusion d’un documentaire tiré de son livre sur Canal+ le 17 octobre. My légume is good E n apercevant le Britannique Tristram Stuart, costume en lin, chemise col mandarin, barbe de trois jours, déam- buler dans la cour pavée de l’hôtel bobo du Marais où il est descendu, on jurerait une pub pour The Kooples. Mais cette fugitive image branchée se dissout lorsqu’il révèle son hobby : inspecter en loucedé les poubelles des hypermarchés. A Paris, il raffole du Ribouldingue, ce resto où les tétines de vache le dis- putent au groin de porc. Ce goût pour les abats est idéologique. Tristram Stuart est un écolo, pourfen- deur du gaspillage alimentaire. Ce 13 octobre, sur le coup de 13 heures, il sera sur le parvis de l’hôtel de ville de Paris. Venu d’Angleterre avec son cuisinier, il y régalera gratos 5 000 personnes avec un gigantesque curry à base de riz, tout ce qu’il y a de sain, mais ayant dépassé la date limite de consommation, et de 1 200 kilos de légumes moches, tordus, disqualifiés par la grande distribution pour non-conformité, tous voués à la poubelle et, pourtant, tous comestibles. Ses « Feeding the 5000 » ont déjà fait un tabac à Londres, Berlin, Bristol. « Je pensais qu’un grand repas pour des milliers de personnes était le meilleur moyen de montrer l’énormité du problème. La nourriture mérite d’être célébrée, il y a trop de valeurs là-dedans pour la jeter. » Plutôt que des mani- festes, des banderoles, de longs discours, la fête est sa manière à lui de créer un scandale sur la voie publique. Un spectacle visuel, un message simple et concret. Comme quoi on peut être fervent admirateur de Rousseau et maîtriser les codes de l’époque. Tristram Stuart n’est le porte-parole de personne, ni d’une association ni d’un mouvement politique. « J’ai eu cette idée tout seul mais, chaque fois que j’en parlais, des gens s’agrégeaient : agriculteurs, organi- sations caritatives, volontaires… Très vite, j’ai été inondé par les offres de nourriture venues des maraî- chers. » Si, en novembre 2011, Boris Johnson, le maire de Londres, distribue le curry devant les caméras, la ville n’avait accepté qu’in extremis, en 2009, le pre- mier « Feeding the 5000 ». Le jour J, il neigeait. A 12 heures, pas un chat sur Trafalgar Square. « Une demi-heure plus tard, quand je suis sorti de la tente après les interviews, il y avait la queue, les gens étaient effarés : “Mon Dieu, cela allait être jeté ?” Exactement ce que j’espérais. » Choquer le citoyen est, à ses yeux, le plus court chemin pour faire pression sur les gou- vernants et les industriels. Aucun risque qu’à Paris on lui demande des auto- graphes. Si Tristram Stuart est devenu une figure en Grande-Bretagne, le livre, ou plutôt la somme qui l’a fait connaître – « Waste : Uncovering the Global Food Scandal » (« Déchets : le scandale alimentaire mon- dial ») – n’est même pas traduit en France. Il y répond à cette question obsédante : pourquoi les hommes aiment-ils la nature mais la détruisent-ils ? Nourri par le passé d’un long séjour dans une ferme tradi- tionnelle cévenole, de mois humanitaires au Kosovo, de deux années en Inde, il entreprend de mesurer le gaspillage mondial, un travail colossal vu l’empi- risme des statistiques. En gros, les peuples occiden- taux, estime-t-il, ont à disposition 1,5 à 2 fois la nour- riture nécessaire. Les complices du scandale ? Agriculteurs, industriels, hypermarchés, restau- rants, cantines, particuliers… Dans ses interventions publiques, il interroge toujours : « Avez-vous déjà vu des sandwiches faits avec l’entame du pain de mie ? Non, n’est-ce pas ? » Et de projeter la photo d’une benne remplie de 13 000 entames de pain de mie frais, gâchis quotidien d’une seule usine. La démarche très « innovante » de Tristram Stuart n’avait pourtant pas échappé à Thomas Pocher, directeur de magasins Leclerc dans le Nord, lui aussi très impliqué dans ce combat : « Les gens sont dans le déni, si le message est porté par une institution, ça ne marche pas. Il faut qu’il soit incarné. Il manque un personnage de ce type dans le paysage français. » Réu- nions avec la mairie de Londres pour bouger des lois, participations à des colloques, des événements cari- tatifs, Stuart ne touche pas terre. « Je fais ce qui me semble le plus efficace pour convaincre. Le gros de mon travail est bénévole. » L’efficacité, c’est aussi répondre aux sollicitations – rémunérées – de gou- vernements (malaisien, par exemple), d’industriels (Unilever) ou de supermarchés (Waitrose). Consul- tant ? Il corrige, se qualifie de « consultant-insul- tant » : « Je ne fais pas de compromis sur le message : “Votre action n’est pas morale, vous détruisez l’envi- ronnement, il y a d’autres moyens…” » Par exemple, peser sur Bruxelles pour que les hypers cessent d’être responsables des produits jusqu’à la fin de leur vie : juridiquement, ils courent moins de risques aujourd’hui à les détruire qu’à les donner.

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Le Nouvel Observateur 11 OCTOBRE 2012 - N° 2501

L’ H O M M E D E L A S E M A I N E T R I S T R A M S T U A R T

Cet Anglais dénonce le gaspillage alimentaire mondial en organisant des banquets à base de légumes recalés à la vente, en raison de leurs défauts de calibrage. Prochain happening : à Paris, place de l’Hôtel- de-Ville.

BIO EXPRESS

1977 Naissance en Grande-Bretagne, enfance dans le Sussex.2009 Parution de son livre « Waste ».2009 Premier « Feeding the 5000 » à Trafalgar Square.2012 « Feeding the 5000 » à Paris, diffusion d’un documentaire tiré de son livre sur Canal+ le 17 octobre.

My légume is good

E n apercevant le Britannique Tristram Stuart, costume en lin, chemise col mandarin, barbe de trois jours, déam-buler dans la cour pavée de l’hôtel bobo du Marais où il est descendu, on jurerait une pub pour The Kooples.

Mais cette fugitive image branchée se dissout lorsqu’il révèle son hobby : inspecter en loucedé les poubelles des hypermarchés. A Paris, il ra!ole du Ribouldingue, ce resto où les tétines de vache le dis-putent au groin de porc. Ce goût pour les abats est idéologique. Tristram Stuart est un écolo, pourfen-deur du gaspillage alimentaire.

Ce 13 octobre, sur le coup de 13 heures, il sera sur le parvis de l’hôtel de ville de Paris. Venu d’Angleterre avec son cuisinier, il y régalera gratos 5 000 personnes avec un gigantesque curry à base de riz, tout ce qu’il y a de sain, mais ayant dépassé la date limite de consommation, et de 1 200 kilos de légumes moches, tordus, disqualifiés par la grande distribution pour non-conformité, tous voués à la poubelle et, pourtant, tous comestibles. Ses « Feeding the 5000 » ont déjà fait un tabac à Londres, Berlin, Bristol. « Je pensais qu’un grand repas pour des milliers de personnes était le meilleur moyen de montrer l’énormité du problème. La nourriture mérite d’être célébrée, il y a trop de valeurs là-dedans pour la jeter. » Plutôt que des mani-festes, des banderoles, de longs discours, la fête est sa manière à lui de créer un scandale sur la voie publique. Un spectacle visuel, un message simple et concret. Comme quoi on peut être fervent admirateur de Rousseau et maîtriser les codes de l’époque.

Tristram Stuart n’est le porte-parole de personne, ni d’une association ni d’un mouvement politique. « J’ai eu cette idée tout seul mais, chaque fois que j’en parlais, des gens s’agrégeaient : agriculteurs, organi-sations caritatives, volontaires… Très vite, j’ai été inondé par les o!res de nourriture venues des maraî-chers. » Si, en novembre 2011, Boris Johnson, le maire de Londres, distribue le curry devant les caméras, la ville n’avait accepté qu’in extremis, en 2009, le pre-mier « Feeding the 5000 ». Le jour J, il neigeait. A 12 heures, pas un chat sur Trafalgar Square. « Une demi-heure plus tard, quand je suis sorti de la tente après les interviews, il y avait la queue, les gens étaient e!arés : “Mon Dieu, cela allait être jeté ?” Exactement ce que j’espérais. » Choquer le citoyen est, à ses yeux,

le plus court chemin pour faire pression sur les gou-vernants et les industriels.

Aucun risque qu’à Paris on lui demande des auto-graphes. Si Tristram Stuart est devenu une figure en Grande-Bretagne, le livre, ou plutôt la somme qui l’a fait connaître – « Waste : Uncovering the Global Food Scandal » (« Déchets : le scandale alimentaire mon-dial ») – n’est même pas traduit en France. Il y répond à cette question obsédante : pourquoi les hommes aiment-ils la nature mais la détruisent-ils ? Nourri par le passé d’un long séjour dans une ferme tradi-tionnelle cévenole, de mois humanitaires au Kosovo, de deux années en Inde, il entreprend de mesurer le gaspillage mondial, un travail colossal vu l’empi-risme des statistiques. En gros, les peuples occiden-taux, estime-t-il, ont à disposition 1,5 à 2 fois la nour-riture nécessaire. Les complices du scandale ? Agriculteurs, industriels, hypermarchés, restau-rants, cantines, particuliers… Dans ses interventions publiques, il interroge toujours : « Avez-vous déjà vu des sandwiches faits avec l’entame du pain de mie ? Non, n’est-ce pas ? » Et de projeter la photo d’une benne remplie de 13 000 entames de pain de mie frais, gâchis quotidien d’une seule usine.

La démarche très « innovante » de Tristram Stuart n’avait pourtant pas échappé à Thomas Pocher, directeur de magasins Leclerc dans le Nord, lui aussi très impliqué dans ce combat : « Les gens sont dans le déni, si le message est porté par une institution, ça ne marche pas. Il faut qu’il soit incarné. Il manque un personnage de ce type dans le paysage français. » Réu-nions avec la mairie de Londres pour bouger des lois, participations à des colloques, des événements cari-tatifs, Stuart ne touche pas terre. « Je fais ce qui me semble le plus e"cace pour convaincre. Le gros de mon travail est bénévole. » L’e"cacité, c’est aussi répondre aux sollicitations – rémunérées – de gou-vernements (malaisien, par exemple), d’industriels (Unilever) ou de supermarchés (Waitrose). Consul-tant ? Il corrige, se qualifie de « consultant-insul-tant » : « Je ne fais pas de compromis sur le message : “Votre action n’est pas morale, vous détruisez l’envi-ronnement, il y a d’autres moyens…” » Par exemple, peser sur Bruxelles pour que les hypers cessent d’être responsables des produits jusqu’à la fin de leur vie : juridiquement, ils courent moins de risques aujourd’hui à les détruire qu’à les donner.

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Le Nouvel Observateur 11 OCTOBRE 2012 - N° 2501

My légume is good

MOT À MOT

!Tristram tient farouchement à son

indépendance, il n’est pas le leader

charismatique de toute une génération mais il éclaire un chemin.!

Thomas Pocher, directeur de magasins Leclerc dans

le nord de la France.

Pour le convaincre d’accepter l’adaptation de son livre en documentaire, Canal+ a proposé, en sus, d’assurer la logistique du « Feeding the 5000 » à Paris. « Quand j’ai lu son bouquin, raconte Jean-Marie Michel, producteur chez Capa, j’ai craint de tomber sur un Khmer vert, un intégriste de la cause. Mais il vit comme tout le monde, Tristram, il n’est pas végétarien, fume des Marlboro rouges. C’est en cela qu’il est original et moderne. » Physique très Cam-bridge – il y a étudié la littérature –, couple formé avec l’écrivain Alice Albinia qui a relaté sa remontée du fleuve Indus dans un livre traduit chez Actes Sud, goût pour la musique baroque, c’est sûr, il n’a pas la gueule de l’emploi. De là à vivre comme tout un chacun… Lorsque Liv Rohnebaek Bjergene, le direc-teur du prix Sophie pour l’Environnement, évoque l’activiste, il a cette phrase en tête : « Ça va couper, il y a un tunnel… » C’est que, pour relier Londres à Oslo et venir réceptionner ce prix doté de 100 000 dollars,

il n’était pas question de voyager autrement qu’en train en passant par la France !

Tristram a dédicacé son livre à Gudrun, sa pre-mière... truie. A l’époque, il a 15 ans, vit dans le sud de l’Angleterre, dans le Sussex. Le père, professeur de littérature, malade, fréquente beaucoup l’hôpi-tal mais a eu le temps de faire découvrir au gamin les beautés de la nature, les arbres, les champi-gnons, le vaste potager familial. Tristram règne sur quelques poules et cochons qu’il nourrit en glanant auprès du boulanger, de la cantine scolaire, des fermes. Et voilà qu’un matin il partage la pitance de ses « amis », « du pain et des tomates séchées, la première fois que j’ai mangé de la nourriture gas-pillée. Délicieux ! » Lorsqu’il a déménagé à Londres, il n’a pu emmener ses chers cochons. Il s’est contenté de venir avec ses abeilles.VÉRONIQUE GROUSSARDPhoto William Beaucardet pour « le Nouvel Observateur »