Mutation numérique et plasticité cérébrale Marc …certains pans de notre cerveau, ... (puisque...

15
1 UNIVERSITE D’ÉTÉ 21 AOÛT 2015 LOUVAIN-LA-NEUVE Mutation numérique et plasticité cérébrale Marc Crommelinck Transcription de la conférence Présentation de Marc Crommelinck par Frédéric Coché Dans cet atelier, j’ai le plaisir d’introduire et de présenter le conférencier, Marc Crommelinck que certains connaissent peut-être puisqu’il a été professeur à l’UCL (Université Catholique de Louvain) à la faculté de médecine, mais aussi à la faculté de psychologie puisqu’il est également docteur en psychologie de l’UCL. Il a commencé sa carrière au laboratoire de neurophysiologie de la faculté de médecine et il est devenu ensuite professeur au sein de cette faculté. Il a aussi collaboré aux travaux du département de neurophysiologie au Montreal Neurological Institut de l’Université McGill. Il a enseigné à l’UCL la psychologie, les neurosciences et l’épistémologie de ces deux disciplines. Il a poursuivi des recherches sur les processus de coordination œil-tête, sur les mécanismes d’orientation du regard et sur les mécanismes nerveux de la reconnaissance des visages grâce aux techniques notamment d’imagerie cérébrale fonctionnelle. Depuis 2009, il est professeur émérite de l’UCL, membre de l’Académie royale de médecine et il siège également dans plusieurs conseils d’administration d’institutions culturelles. On a déjà eu le plaisir de l’entendre ici, à l’Université d’été du SeGEC, en 2012. C’est un grand plaisir de l’accueillir à nouveau pour une conférence intitulée « Mutation numérique, mutation cérébrale ? ». « Mutation numérique, mutation cérébrale », cela pose beaucoup de questions. On sait que dans l’histoire de l’humanité, des grands changements ont modifié la façon même de fonctionner du cerveau. On pense tout d’abord à l’apparition du langage. Puis, Bruno Devauchelle l’a évoqué ce matin aussi, l’apparition de l’écriture. On a eu comme ça des étapes qui ont révolutionné certains pans de notre cerveau, certaines manières de fonctionner du cerveau. Alors, est-ce que cette mutation numérique que nous vivons est de cette ampleur-là ? Est-ce qu’on doit s’attendre à ce qu’à l’avenir, peut-être dans cent ans, dans deux cents ans, on se dise que c’était une charnière qui a transformé notre façon de fonctionner. Est-ce que, déjà aujourd’hui, il y a des choses qui sont observables, qui sont perceptibles ? À quoi doit-on s’attendre ? On pense notamment à tout ce qui est traitement de l’information, recherche d’informations, stockage de l’information et toute la partie « mémorisation ». On peut se poser des questions. Est-ce que le cerveau fonctionne ou va fonctionner de façon différente ? Et évidemment, en tant qu’enseignant, en tant que pédagogue, ça nous questionne sur la façon de fonctionner de nos élèves dans les classes, la façon dont on va apprendre, la façon dont on va enseigner. Je passe la parole à Marc Crommelinck avant une période de questions-réponses.

Transcript of Mutation numérique et plasticité cérébrale Marc …certains pans de notre cerveau, ... (puisque...

Page 1: Mutation numérique et plasticité cérébrale Marc …certains pans de notre cerveau, ... (puisque je suis droitier) — mon aire de Broca — est occupé à être activé de manière

1

UNIVERSITE D’ÉTÉ

21 AOÛT 2015

LOUVAIN-LA-NEUVE

Mutation numérique et plasticité cérébrale

Marc Crommelinck

Transcription de la conférence

Présentation de Marc Crommelinck par Frédéric Coché

Dans cet atelier, j’ai le plaisir d’introduire et de présenter le conférencier, Marc Crommelinck que certains connaissent peut-être puisqu’il a été professeur à l’UCL (Université Catholique de Louvain) à la faculté de médecine, mais aussi à la faculté de psychologie puisqu’il est également docteur en psychologie de l’UCL. Il a commencé sa carrière au laboratoire de neurophysiologie de la faculté de médecine et il est devenu ensuite professeur au sein de cette faculté. Il a aussi collaboré aux travaux du département de neurophysiologie au Montreal Neurological Institut de l’Université McGill. Il a enseigné à l’UCL la psychologie, les neurosciences et l’épistémologie de ces deux disciplines. Il a poursuivi des recherches sur les processus de coordination œil-tête, sur les mécanismes d’orientation du regard et sur les mécanismes nerveux de la reconnaissance des visages grâce aux techniques notamment d’imagerie cérébrale fonctionnelle. Depuis 2009, il est professeur émérite de l’UCL, membre de l’Académie royale de médecine et il siège également dans plusieurs conseils d’administration d’institutions culturelles. On a déjà eu le plaisir de l’entendre ici, à l’Université d’été du SeGEC, en 2012. C’est un grand plaisir de l’accueillir à nouveau pour une conférence intitulée « Mutation numérique, mutation cérébrale ? ». « Mutation numérique, mutation cérébrale », cela pose beaucoup de questions. On sait que dans l’histoire de l’humanité, des grands changements ont modifié la façon même de fonctionner du cerveau. On pense tout d’abord à l’apparition du langage. Puis, Bruno Devauchelle l’a évoqué ce matin aussi, l’apparition de l’écriture. On a eu comme ça des étapes qui ont révolutionné certains pans de notre cerveau, certaines manières de fonctionner du cerveau. Alors, est-ce que cette mutation numérique que nous vivons est de cette ampleur-là ? Est-ce qu’on doit s’attendre à ce qu’à l’avenir, peut-être dans cent ans, dans deux cents ans, on se dise que c’était une charnière qui a transformé notre façon de fonctionner. Est-ce que, déjà aujourd’hui, il y a des choses qui sont observables, qui sont perceptibles ? À quoi doit-on s’attendre ? On pense notamment à tout ce qui est traitement de l’information, recherche d’informations, stockage de l’information et toute la partie « mémorisation ». On peut se poser des questions. Est-ce que le cerveau fonctionne ou va fonctionner de façon différente ? Et évidemment, en tant qu’enseignant, en tant que pédagogue, ça nous questionne sur la façon de fonctionner de nos élèves dans les classes, la façon dont on va apprendre, la façon dont on va enseigner. Je passe la parole à Marc Crommelinck avant une période de questions-réponses.

Page 2: Mutation numérique et plasticité cérébrale Marc …certains pans de notre cerveau, ... (puisque je suis droitier) — mon aire de Broca — est occupé à être activé de manière

2

UNIVERSITE D’ÉTÉ

21 AOÛT 2015

LOUVAIN-LA-NEUVE

Conférence de Marc Crommelinck

Introduction On a assisté, ce matin, à une conférence très stimulante qui a ouvert des horizons extrêmement larges. Dans mon exposé, il y aura peut-être un certain nombre d’aspects redondants, mais vous allez voir que je vais situer ces réflexions dans une autre perspective qui sera plus technique, plus orientée vers les rapports entre cerveau et comportements, entre apprentissages et comportements.

La notion de plasticité cérébrale. Avant de commencer l’exposé en tant que tel, je résumerais la problématique qui m’a toujours beaucoup intéressé à la fois dans mon enseignement en médecine et ici en psychologie, en parlant justement de cette notion de plasticité. Probablement que ce concept est un des plus féconds, des plus importants en neurosciences. Il ne se réfère bien sûr pas simplement à un aspect conceptuel et purement théorique, mais il se réfère à des tas de propriétés des systèmes de traitement d’information, des propriétés à la fois macroscopiques au niveau de l’encéphale, mais aussi des propriétés extrêmement complexes qui nous renvoient à des mécanismes cellulaires et moléculaires qui ont été mis en évidence par un grand nombre d’équipes de par le monde. En l’an 2000, Éric Kandel a d’ailleurs reçu le prix Nobel de médecine pour ses investigations sur la plasticité jusqu’au niveau de la génétique moléculaire. Éric Kandel ayant été un de ceux qui ont le plus poussé les études, jusqu’au niveau vraiment microscopique, cellulaire et moléculaire, de ces aspects de la plasticité. Je crois qu’aujourd’hui, ce thème qui est très transversal à l’ensemble de l’étude du système nerveux (parce que c’est une plasticité aussi bien du système sensoriel que des systèmes moteurs et des systèmes cognitifs en général) est certainement un des chapitres les plus fascinants qui soient. Pour nous, neurophysiologistes, la problématique est de distinguer deux types de causalités entre le microniveau (c’est-à-dire ce qu’il y a dans votre crâne, l’encéphale, un organe fait de cellules avec des neurones, des connexions, des protéines) et le macroniveau qui est l’expression de tous ces traitements d’informations au niveau de l’encéphale. Si je vous parle maintenant, c’est que mon cortex frontal gauche (puisque je suis droitier) — mon aire de Broca — est occupé à être activé de manière extrêmement importante alors que la vôtre est plutôt au repos. Donc, il y a bien ces deux niveaux.

Causalités ascendante et descendante

Il existe deux types de relations entre ces niveaux. D’abord, des relations de causalité ascendante que je viens de vous expliquer. Si je peux vous parler, c’est que, pour l’instant, le micro-niveau, c’est-à-dire mon aire de Broca, est occupée à être active, à consommer beaucoup d’énergie. Si j’étais dans une technique d’imagerie cérébrale fonctionnelle, je la verrais consommer du glucose et de l’oxygène et je pourrais montrer cette activité particulièrement importante. C’est bien une causalité ascendante. Le macro-niveau, le langage que je produis, dépend du micro-niveau et de l’intégrité du bon fonctionnement de mon système. Ça, c’est relativement élémentaire. Mais il y a une autre causalité qui est beaucoup plus intéressante et beaucoup plus stimulante, surtout lorsqu’on s’interroge sur les connexions ou les interrelations qu’il peut y avoir entre neurosciences, éducation et enseignement. C’est ce qu’on appelle la causalité descendante, c’est-à-dire ce qui est produit comme propriété émergente de ce cerveau humain : l’écriture, le langage et ensuite tout ce que la culture a accumulé pendant toute l’histoire de cette grande épopée d’homo sapiens. Au fond, ce sont des propriétés qui dépendent de l’activité cérébrale, de la causalité ascendante bien sûr. Mais toute la culture, au fond, a la capacité d’être dans le macro-niveau et d’influencer en retour le micro-

Page 3: Mutation numérique et plasticité cérébrale Marc …certains pans de notre cerveau, ... (puisque je suis droitier) — mon aire de Broca — est occupé à être activé de manière

3

UNIVERSITE D’ÉTÉ

21 AOÛT 2015

LOUVAIN-LA-NEUVE

niveau. La culture devient un levier de transformation, non seulement, de nos comportements, mais aussi de nos cerveaux. Comment ? Par les mécanismes de la plasticité. Au fond, ce qui est passionnant à la fois dans la recherche aujourd’hui en neurosciences et dans une réflexion plus philosophique, plus épistémologique sur les neurosciences, c’est de travailler sur cette double causalité ascendante et descendante et de montrer comment, par ces mécanismes de plasticité, notre cerveau change surtout chez l’humain. Voilà, en gros, l’horizon de la problématique qui est énorme. C’est un travail très important si on veut aborder tous ces différents aspects. On va se limiter évidemment à ce qui, dans la culture, concerne le numérique et la question de savoir si le numérique, en tant qu’« émergent culturel », en tant qu’« innovation » et même « mutation » (je vais revenir sur ce terme) aura la capacité de modifier nos cerveaux ? On peut déjà dire oui. Incontestablement. Même si les données empiriques manquent encore, mais le corpus théorique aujourd’hui accessible en neurosciences dit qu’on peut certainement avoir une hypothèse très forte. Je vous montrerai bien sûr quelques exemples.

Impact du numérique sur les fonctions neurocognitives La première partie de mon intervention prendra la forme d’une conférence pour aborder la problématique de l’impact du numérique sur les fonctions neurocognitives. La question pourrait encore se formuler autrement. Les principales fonctions neurocognitives particulièrement en jeu dans les processus de l’éducation et de la transmission (comme l’émotion et la motivation) sont essentielles pour nos adolescents ou pour nos jeunes enfants. S’ils ne trouvent plus plaisir et s’ils ne sont plus motivés, bonne chance ! On le sait, c’est une condition nécessaire. Elle n’est pas suffisante, mais elle sera nécessaire. Est-ce que le numérique va modifier des aspects de cette vie motivationnelle et émotionnelle ? L’attention sélective que l’on peut focaliser, que l’on peut allouer à l’enseignant, à la matière va-t-elle changer ? Concernant la mémoire, l’écriture et la lecture : est-ce qu’on lit et écrit de la même manière sur un écran ou dans un livre ? La linéarité de la lecture du livre est-elle complètement « chamboulée » par la lecture sur écran ? Je pense à l’auteur américain Nicholas Carr qui a écrit un livre assez magnifique, relativement bien documenté même si c’est un livre grand public, intitulé The Shallows1. Ça veut dire « les Superficialités ». Pour lui, la lecture sur écran serait nettement plus superficielle que la lecture linéaire du livre. On saute d’un écran à l’autre. On voit quelque chose puis on "saute" déjà sur une autre source, etc. Des observations montrent que ce comportement est de plus en plus adopté. Les universités de Cambridge et d’Oxford ont fait des études pour voir le temps que les étudiants passaient connectés sur Internet pour avoir des ressources intéressantes d’information. Apparemment, beaucoup moins longtemps que s’ils lisaient un article scientifique dans un livre. Ils sautent beaucoup plus d’une source à une autre. C’est un peu comme des chercheurs d’or. Ils voient une mine qui apparaît, regardent et se disent : « est-ce que la suivante ne serait pas aussi intéressante ? » Et on va déjà voir ailleurs… Est-ce que tout ça est suscité de manière radicalement nouvelle par la mutation numérique ? Comment les fonctions neurocognitives vont-elles s’adapter à ce qui apparaît déjà aujourd’hui comme une mutation, mais aussi comme un processus culturel – et c’est ça qui est complexe – en pleine évolution ? Et l’évolution est exponentielle et on éprouve des difficultés à suivre. Cette mutation numérique est en cours et on n’en a pas encore la figure définitive.

1 CARR N., The Shallows : what the Internet is doing to our brains, Ed. W.W. Norton & Company, 2010.

Page 4: Mutation numérique et plasticité cérébrale Marc …certains pans de notre cerveau, ... (puisque je suis droitier) — mon aire de Broca — est occupé à être activé de manière

4

UNIVERSITE D’ÉTÉ

21 AOÛT 2015

LOUVAIN-LA-NEUVE

Dans un deuxième temps, nous aurons un moment d’échanges, de questions-réponses : des observations, des arguments et des questions qui viennent du terrain et qui sont donc tellement plus riches que ceux qu’on peut avoir quand on travaille uniquement dans un laboratoire. Tout ça pour essayer de dépasser le confort de nos croyances. On a tous l’impression de déjà répondre à ces questions parce qu’on se voit soi-même, on voit nos enfants, nos petits-enfants, on voit nos élèves… Donc, on a déjà des croyances là-dessus, on a des a priori ou des pseudo évidences qui, manifestement, entraînent chez certains un scepticisme, un pessimisme. On voit se lever des « Cassandre » qui, aujourd’hui, prédisent qu’on arrive tout doucement au déclin de notre civilisation basée sur la lecture linéaire et sur l’approche du long détour par la pensée. Et comme Cassandre qui prédisait la guerre de Troie, ils nous disent cela et personne ne les écoute. J’ai lu un petit bouquin publié chez Actes-Sud absolument magnifique et très sérieux d’un philosophe d’origine coréenne qui travaille maintenant en Allemagne qui s’intitule Dans la nuée. Réflexions sur le numérique 2. C’est très documenté, très argumenté sur le plan philosophique, mais c’est aussi très pessimiste. Par ailleurs, vous connaissez tous bien sûr, le best-seller de Michel Serres. Il remet ça avec Le Gaucher boiteux. Figures de la pensée3. Il y a aussi celui dont on a parlé ce matin. Petite poucette4. Michel Serres fait de véritables éloges de cette nouvelle civilisation qui va libérer l’humain de toutes les servitudes liées aux vieilles manières de fonctionner. Donc, il y a parfois l’optimisme béat des prophètes et le pessimisme un peu réactionnaire des « Cassandre ». Et ça a une acuité pour vous. Je voudrais simplement lire quelques lignes du blog de Serge Tisseron, un pédopsychiatre qui montre l’urgence de la réflexion que le SeGEC a initiée aujourd’hui. Voilà ce qu’il dit : « le plus grand drame que l’institution scolaire pourrait vivre serait que des enseignants continuent à expliquer à leurs élèves des notions théoriques, scientifiques et citoyennes sans s’apercevoir que les enfants qu’ils ont en face d’eux ont déjà, dans leur monde intérieur, des repères totalement différents qu’ils cultivent de manière parallèle dans leur usage familial des écrans. Ce serait une grande catastrophe parce que nous risquerions bien d’être un jour brutalement confrontés à un divorce que plus rien ne pourra combler entre d’un côté des adultes persuadés d’avoir parfaitement accompli le cahier des charges de transmettre leurs repères et leurs valeurs et d’un autre côté, des enfants qui auraient silencieusement entre pairs, et aidés par des gourous séducteurs et pervers, construit des logiques et des valeurs sans aucun point commun avec celles de leurs éducateurs et de leurs pédagogues. » Il est évident qu’il y a urgence à réfléchir parce que, au fond, le numérique et c’est extraordinaire, renoue aujourd’hui avec la réflexion que l’on trouve chez les philosophes grecs de l’antiquité. Relisez un des dialogues socratiques chez Platon, le Phèdre, où Socrate explique pourquoi il est tellement opposé à l’écriture. Socrate, ce philosophe qui initie l’histoire de la philosophie contemporaine dit que, pour lui, l’écriture est un drame. Il emploie un terme magnifique en grec, « pharmakon » c’est-à-dire à la fois le remède et le poison. La conclusion sera au fond que le numérique est à la fois comme un levier de modification du cerveau avec des aspects extraordinairement bénéfiques et à la fois un poison. Comme Serge Tisseron écrit : on y injecte une dose de toxicité tellement extraordinaire que le gros problème, c’est que cette toxicité est elle-même un des leviers du remède. Je vais essayer de vous expliquer cela. Je pense que le titre de l’atelier n’était pas adéquat. On a parlé de mutation numérique – ça je crois que c’est juste et je vous montrerai en quoi c’est une véritable mutation –, mais Bruno Devauchelle l’a déjà dit, c’est une erreur de parler de mutation cérébrale. Une mutation cérébrale pourrait laisser entendre que l’innovation numérique, l’innovation culturelle numérique deviendrait un agent

2 HAN BYUNG-CHUL, Dans la nuée. Réflexions sur le numérique, Actes-Sud, mars 2015. 3 SERRES M., Le Gaucher boiteux. Figures de la pensée, Éd. Le Pommier, 2015. 4 SERRES M., Petite poucette, Éd. Le Pommier, 2012.

Page 5: Mutation numérique et plasticité cérébrale Marc …certains pans de notre cerveau, ... (puisque je suis droitier) — mon aire de Broca — est occupé à être activé de manière

5

UNIVERSITE D’ÉTÉ

21 AOÛT 2015

LOUVAIN-LA-NEUVE

mutagène au sens biologique du terme qui pourrait donc, comme des radiations, des virus ou autres, modifier l’espèce. En biologie, la mutation est un concept précis : c’est la modification des séquences d’ADN. L’environnement culturel va-t-il modifier ou faire apparaître à la limite une nouvelle espèce ? Homo sapiens serait alors remplacé à terme par un homo numéricus. Savez-vous que ces idées-là font partie des concepts, des fantasmes de ces grands mouvements qu’on appelle parfois trans-humanistes ou post-humanistes et qui prétendent qu’à la faveur du développement fulgurant des nano-bio-technologies, du génie génétique, des neurosciences, des neurosciences cognitives et des techniques informatiques, on arrivera à fabriquer un nouvel artefact, un homme connecté, robotisé, « augmenté » comme on dit aujourd’hui. Ces personnes vont jusqu’à dire qu’un jour, on vaincra la mort. La mort de la mort5 écrit par un médecin, Laurent Alexandre, est paru chez Lattes et donne une espèce de prospective parfois époustouflante et parfois complètement folle. On n’en est pas là et heureusement. On va revenir sur des problématiques qui sont nettement plus sérieuses, je pense.

Quelle mutation numérique ? Qu’est-ce qu’il faut entendre par mutation numérique ? Je vais reprendre rapidement un certain nombre d’idées qui ont été développées dans la conférence de Bruno Devauchelle pour parler de plasticité cérébrale et mettre les deux ensemble. Dans un schéma expérimental simple, le numérique serait la variable indépendante qu’on pourrait faire varier de manière systématiquement contrôlée et la variable dépendante serait la plasticité du cerveau. Il faut évidemment bien cerner ces deux variables pour voir comment on les définit. Est-ce qu’on peut véritablement parler de mutation ? Pourquoi ne pas parler d’innovation ? Les mutations numériques, vous le savez, font partie des grandes mutations culturelles, c’est-à-dire de ces innovations qui apparaissent au cours de l’histoire et qui ont changé de manière radicale la logique du monde. Il n’y a pas beaucoup de mutations de ce type. Quand il y a ces mutations, c’est toute la logique du monde et de nos relations avec le monde qui sont bouleversées. Et face à ces mutations, le cerveau encaisse évidemment. Ce ne sont pas des petites innovations à la marge. Elles sont toujours un mélange subtil à la fois de nouvelles conceptions du monde, de nouveaux savoirs, de nouveaux concepts donc de nouvelles connaissances (tout un volet théorique), mais aussi et surtout probablement de nouveaux savoir-faire, de nouvelles pratiques, de nouvelles techniques (voire de nouveaux outils et le smartphone en est un tout à fait emblématique).

Deux catégories de mutations culturelles Pour se donner une idée approximative de la logique de ces mutations culturelles, on peut proposer rapidement une classification en deux principales catégories. L’homo sapiens arrive sur terre en Afrique, entre 150 et 200 mille ans. Il arrive sur les bords de la Méditerranée par une migration importante autour de 100 mille ans avant notre ère. Il côtoie Neandertal qui est beaucoup plus ancien que lui. Donc, qu’est-ce qu’homo sapiens, a vécu et produit comme grandes mutations avec un cerveau qui, sur le plan anatomique est le même ? La première mutation, c’est un ensemble de savoirs et de techniques qui ont eu pour but de remodeler la nature au lieu d’y être asservis comme les chasseurs-cueilleurs du paléolithique suivant les troupeaux. L’humain sédentarisé a créé, à partir du néolithique, les techniques d’élevage et d’agriculture. Premier ensemble de mutation culturelle. Deuxième catégorie, celle-là nous intéresse parce que l’enseignement et l’éducation s’y retrouvent. Un ensemble de savoirs et de techniques grâce auxquelles, au fond, l’homme prolonge et amplifie ses propres capacités corporelles permettant ainsi d’augmenter sa maîtrise sur la nature et d’orienter sa

5 ALEXANDRE L., La mort de la mort, Éd. JC Lattès, 2011.

Page 6: Mutation numérique et plasticité cérébrale Marc …certains pans de notre cerveau, ... (puisque je suis droitier) — mon aire de Broca — est occupé à être activé de manière

6

UNIVERSITE D’ÉTÉ

21 AOÛT 2015

LOUVAIN-LA-NEUVE

propre histoire. Au fond, ces grandes mutations culturelles prennent leurs racines, leurs assises sur notre biologie. Je vais vous donner des exemples. Qu’ont-elles tendance à faire ? À développer des outils qui prolongent, mais qui amplifient aussi nos performances biologiques pour maîtriser la nature et pour orienter progressivement une histoire qui va bien sûr s’accumuler de millénaire en millénaire. Et ça dans trois principaux domaines (et le troisième sera celui qui va surtout nous intéresser) : - D’abord dans le domaine moteur. C’est probablement les premières de ces mutations. Nous

sommes, comme tous les êtres vivants développés, équipés de muscles et d’articulations qui produisent des forces et du travail au sens physique du terme. Nous avons développé, il y a des milliers d’années de cela, des leviers, des phalanges, des lanceurs (à la grotte de Lascaux, on a représenté les fameux lanceurs avec lesquels l’homme du paléolithique lançait les javelots et décuplait sa force). On a développé ça jusqu’à la machine à vapeur et l’énergie atomique. Au fond, c’est toujours du développement de force, de travail, d’énergie.

- Le deuxième grand domaine est le domaine sensoriel ou perceptif. Nous sommes tous équipés de capteurs : des yeux, des oreilles, de sensibilités tactiles, etc. Et nous avons développé des lentilles. Dieu sait si c’est capital ! Les lentilles de Galilée, les lentilles de Spinoza ont permis le développement de la cosmologie et de la physique contemporaine, car grâce à elles, on pouvait aller voir plus loin. Ou encore grâce au microscope développé au même moment (c’est-à-dire au seizième siècle), on pouvait voir plus petit.

- Le troisième domaine est celui qui va nous intéresser : le domaine cognitif. Nous sommes tous équipés d’un cerveau et nous avons développé des outils qui prolongent et amplifient nos capacités cognitives pour maîtriser la nature et orienter notre propre destinée. On doit donc s’arrêter sur ce domaine-là, le plus intéressant en ce qui nous concerne.

Alors qu’on partage 99 % du patrimoine génétique identique avec les grands singes, avec les bonobos, chimpanzés, ce petit « 1 % » fait une différence. Sur le plan cognitif, quelle est cette différence ? Je pense qu’il s’agit, au fond, d’externaliser nos contenus mentaux ou nos représentations mentales. Un exemple : quand je vous parle, j’externalise mes contenus mentaux. Si tout à coup, vous me voyez porter ce verre aux lèvres, vous vous direz, « son contenu mental, c’est : il doit avoir soif ». Je peux vous le dire, « j’ai soif » ou je peux me comporter de manière à ce que vous voyiez bien que j’externalise dans ma parole et dans mes comportements, ma vie mentale, mes contenus mentaux. C’est évident. Les singes font ça aussi. Bien sûr, ils n’ont pas la parole, mais ils externalisent leur comportement dans des rituels très complexes et ils transmettent de l’information. Toutefois, ce que nous faisons de plus, c’est que nous externalisons ces contenus mentaux en les inscrivant, par des techniques adéquates, sur des supports matériels pour pouvoir les conserver et les transmettre. Au fond, c’est ça le génie de l’humain (que les animaux ne font pas) : c’est externaliser ses contenus mentaux, ses élaborations mentales, les croyances religieuses, les références éthiques (si je commence à vouloir faire de la philosophie). L’organisation juridique (comme le Code d'Hammourabi en Mésopotamie) ne va pas être seulement dans mon esprit. Je vais l’externaliser sur un support matériel qui va se conserver et qui va pouvoir se transmettre. Il ne s’agit donc plus de concevoir une transmission uniquement orale, mais également une transmission matérielle, car celle-ci, à partir de traces pérennes, va constituer le noyau dur et transmissible de la culture humaine. C’est fascinant parce que c’est un processus cumulatif.

Exemples de transmission de la culture humaine Les toutes premières de ces manifestations, ce sont les peintures rupestres. Cet été, je suis allé voir la réplique de la grotte Chauvet, près de Vallon Pont d'Arc dans les Gorges de l'Ardèche. Ce sont des répliques magnifiques (on ne pourra jamais aller voir la grotte Chauvet qui est la plus ancienne grotte – bien plus ancienne que Lascaux : elle date de -30 à -35 mille avant Jésus-Christ alors que Lascaux,

Page 7: Mutation numérique et plasticité cérébrale Marc …certains pans de notre cerveau, ... (puisque je suis droitier) — mon aire de Broca — est occupé à être activé de manière

7

UNIVERSITE D’ÉTÉ

21 AOÛT 2015

LOUVAIN-LA-NEUVE

c’est entre 15 et 20 mille). Ces premiers grands peintres développent la technique de l’estampe, de la perspective, du pochoir, etc. C’est une chose absolument fascinante. Deuxième exemple : l’écriture. Quand je suis intervenu au SeGEC il y a trois ans, j’ai basé ma conférence sur les modifications cérébrales, le recyclage des cartes corticales, suite à l’apparition, il y à peu près 5000 / 5500 ans, des premières écritures (écriture cunéiforme sur des tablettes, l’alphabet grec, premier alphabet complet avec des voyelles et des consonnes autour 800 à 900 ans avant Jésus Christ). C’est une invention inouïe d’écrire. Pourquoi? Parce qu’il fallait d’abord analyser et faire l’inventaire des phonèmes d’une langue. On sait qu’homo sapiens parlait depuis le début puisqu’on a, par les moulages endocrâniens, découvert qu’il avait une aire de Broca, une aire de Wernicke. Ainsi, on sait qu’il avait un langage. On ne sait pas de quoi était fait ce langage, mais il était bien là. Les langues se sont développées, se sont diversifiées. Voyez le mythe de Babel. Il fallait d’abord, pour pouvoir écrire, inventorier les phonèmes d’une langue donnée puis le génie de traduire ces phonèmes en graphes, c’est-à-dire en signes graphiques, en codes graphiques et donc de spatialiser ce qui est essentiellement temporel puisque « verba volent », « ce que je dis disparaît ». Pensez à ce beau vers de Boileau qui dit : « le moment où je parle est déjà loin de moi ». Magnifique mot. C’est un alexandrin en plus. « Le moment où je parle est déjà loin de moi ». C’est fini, c’est déjà dans le passé. J’avais l’intention de le dire ce vers, je l’ai dit, c’est terminé. Mais où est l’instant du dire ? Il s’écoule entre le passé et le présent. Il a déjà disparu lorsque je l’ai dit. Comment, à un moment donné, vais-je capter ça et l’écrire ? C’est-à-dire le spatialiser, le mettre sur un support spatial. C’est génial parce qu’on n’est pas équipé, dans notre cerveau de chasseurs-cueilleurs, pour pouvoir traduire les phonèmes en graphèmes et apprendre à lire. Nous ne sommes équipés par rien même si on est très « câblés » pour parvenir à faire des tas de choses. J’ai travaillé pendant quinze ans sur la reconnaissance des visages. Nous sommes équipés, comme les grands singes, par des modules cérébraux qui nous permettent, très tôt après la naissance, de privilégier ce stimulus particulier qu’est le visage. On ne doit pas l’apprendre tandis qu’on doit apprendre les graphèmes. Cet apprentissage se fait par un mécanisme de plasticité que j’ai expliqué et qui est fascinant : le recyclage d’une carte corticale d’un module cérébral qui était préprogrammé au départ. Pour quoi ? Pour travailler sur les visages. Les bébés et les illettrés continuent à utiliser cette petite carte-là pour le travail sur les visages. À un moment donné, entre 5 et 7 ans, il y a un module qui devient plastique. Pourquoi devient-il plastique à ce moment-là ? Parce que la boucle phonologique est implémentée dans le système. À ce moment-là, l’enfant a les phonèmes de sa langue et en gros, il possède un bagage lexical. Quand ces deux grandes boucles de réseaux cérébraux sont en place, par un miracle incroyable, il y a une petite carte qui devient plastique et qui va dire que maintenant, on peut supprimer le programme qui a été implémenté dans la machine, dans le hardware, qu’on peut maintenant aller s’occuper d’apprendre à lire. Et en quelques mois, le recyclage se fait. Ça a été très bien documenté. Aujourd’hui, on a énormément de données là-dessus ainsi que sur tous les processus qui sont en jeu là-dedans. Dans cette optique d’amplification des performances de cette soumission de la parole à l’écrit, on a bien sûr l’invention de l’imprimerie qui est une véritable mutation aussi, au milieu du 15e siècle. Et dans la seconde moitié du XXe siècle, on a l’invention du numérique. Comme le disait Bruno Devauchelle, le numérique apparaît comme la nouvelle forme d’écriture, de stockage et de transmission de tout le bagage culturel. C’est ça qui est extraordinaire. Si vous avez vu « Imitation Game », l’histoire d’Alan Turing, vous avez vu que c’est lui qui développe théoriquement ça, avant la guerre. Turing était un grand mathématicien qui, à 24 ans (dans les années 1935-37), à Cambridge, a écrit des articles fondamentaux de mathématiques sur ce qu’on a appelé les fonctions calculables et sur la problématique de la décidabilité. Dans ces articles, il propose la possibilité de tout transformer

Page 8: Mutation numérique et plasticité cérébrale Marc …certains pans de notre cerveau, ... (puisque je suis droitier) — mon aire de Broca — est occupé à être activé de manière

8

UNIVERSITE D’ÉTÉ

21 AOÛT 2015

LOUVAIN-LA-NEUVE

en code binaire. Et aujourd’hui, l’ordinateur apparaît – Turing n’a jamais connu ça – comme la réalisation, l’implémentation, l’incarnation de cette machine universelle qui pourra transformer tout notre stock culturel. Tout le stock culturel est, a priori, codable. C’est vraiment extraordinaire.

Concepts de la révolution numérique

Quelles sont les principales caractéristiques ? Je les avais repérées avec trois concepts que j’ai choisis parce qu’ils sont homologues à ce que les neurophysiologistes utilisent comme concepts pour parler de notre mémoire. Premier concept : la disponibilité. Le volume d’information disponible dans cette gigantesque mémoire est absolument fascinant et énorme. Francis Eustache, très connu en neurosciences et en neuropsychologie, a écrit un petit bouquin qui s’appelle Mémoire et oubli6. J’ai trouvé des informations très intéressantes chez Francis Eustache. L’estimation de la quantité d’informations qu’il y a dans la toile, dans le Web en 2015 est énorme, avec des mesures en zêta octets… C’est une mesure pour les ingénieurs, mais pour se donner une idée, prenons comme unité, la Grande Bibliothèque de France, la BNF, qui possède entre 14 et 16 millions de volumes. Combien de Grandes Bibliothèques de France estime-t-on qu’il y a aujourd’hui sur la toile ? Entre 500 et 750 millions de BNF ! Et ça augmente de manière exponentielle. L’information n’est donc plus du tout rare. Elle devient terriblement redondante. J’ai fait le test avec mon ordinateur en tapant « numérique » dans Google. En 37 secondes, il y avait 96.444.000 occurrences trouvées ! Avec ça, on ne sait plus rien. Ce n’est plus possible. Dans ce cas, qu’est-ce que je fais ? À qui fais-je confiance ? Et bien à Google qui hiérarchise… Je commence par la première occurrence qu’il me donne, car je ne vais pas aller voir la 198e page. Quelle est cette première proposition ? C’est Wikipédia. Ensuite, qui gère ça ? Le commercial. Qui gère, au fond, le stock culturel ? À qui faisons-nous confiance ? Au privé, au commercial. Pour moi, c’est un problème. Comme dit le philosophe dont je vous ai parlé, on assiste à une « entropie informationnelle ». L’entropie veut dire « désordre complet » : il n’y a plus d’ordre. Tandis que la néguentropie correspond à de l’ordre. Entropie informationnelle ou communicationnelle... Ce qui devient rare, c’est l’attention. Je pensais à cette célèbre sortie qui a été faite par le PDG TF1 en 2004 disant que ce que TF1 vend aux entreprises comme Coca-Cola, c’est « du temps de cerveau disponible ». Depuis dix ans, il y a une foule d’économistes qui développent une ligne de réflexion sur l’économie de l’attention (Yves Citton notamment) parce que l’attention devient une ressource rare. Elle devient donc chère. Vous le savez bien : capter l’attention des élèves, ça devient cher. On comprend donc que ces problématiques de mémoire, d’attention, vont être fortement sollicitées en plus de la disponibilité. Deuxième concept : l’accessibilité. Elle est devenue exceptionnelle. La rapidité est liée à l’augmentation constante des largeurs de bandes pour le trafic Internet. On va faire des « autoroutes » de plus en plus larges parce qu’on en veut de plus en plus (passage de la 2G à la 3G puis à la 4G). Prenez par exemple les programmes de compression de fichiers. Dans le temps, quand je voulais envoyer mon PowerPoint à quelqu’un, je ne savais pas le faire, mais maintenant, vous pouvez utiliser un programme qui comprime le fichier et l’envoie. Et tout ça se fait à une vitesse incroyable ! Il y a la miniaturisation, mais aussi la gratuité de la plupart des applications. Comme ancien enseignant et chercheur, j’étais souvent face aux « pay-walls », les murs de paiement qui vous obligent à payer pour avoir accès à un article. Or, ils sont de plus en plus levés par les grands éditeurs scientifiques. Vous avez accès

6 EUSTACHE F., Mémoire et oubli, Éd. Le Pommier, 2014.

Page 9: Mutation numérique et plasticité cérébrale Marc …certains pans de notre cerveau, ... (puisque je suis droitier) — mon aire de Broca — est occupé à être activé de manière

9

UNIVERSITE D’ÉTÉ

21 AOÛT 2015

LOUVAIN-LA-NEUVE

aujourd’hui à Nature, à Sciences, gratuitement. C’est un confort extraordinaire de pouvoir utiliser tout ça notamment pour préparer, par exemple, cette conférence. On comprend que cette petite machine que nous avons tous, le fameux smartphone, est devenue un « life-compagnon », le compagnon de votre vie. J’ai cherché un peu sur Internet des données sur l’utilisation des Smartphones. En moyenne – et ça converge –, un adulte (pas un adolescent qui est en cours, parce que ça c’est un peu difficile) le consulte environ 220 fois par jour ! Tous ceux qui ont été interviewés disent que ce qu’ils font quand ils se lèvent, c’est regarder leur smartphone. C’est quand même incroyable. Je m’en rends compte depuis que je suis connecté avec mon mail avec ce foutu petit signal qui me distrait et me disperse chaque fois qu’un message tombe dans ma boîte. Je dois faire un effort. En neurophysiologie, je sais que si je dois faire un effort, c’est mon cortex préfrontal qui doit le faire. Il doit dire : « cesse un peu d’être à ce point asservi à ces stimuli qui attirent ton attention et qui sont tellement plaisants, arrête de prendre ton smartphone, de l’allumer comme les gens qui jouent avec les cigarettes avant de les fumer ». Et puis ce sont de belles petites machines ! Vous regardez, et puis deux minutes après, hop, ça revient. Mon épouse me dit : « mais enfin arrête… » et je lui réponds que c’est peut-être important. Or, il n’y a rien d’important là-dedans. Mais alors, qu’est-ce que c’est ? Au fond, la distraction – et je le dis presque en tant que neurophysiologiste – c’est extrêmement important, même pour les enfants. Il faut laisser des bulles de distractions aux enfants. Ils doivent entrer dans un monde qui est le monde du code des adultes alors qu’ils sont dans le monde de l’enfance. Et la distraction, c’est quoi ? Les neurophysiologistes en parlent comme d’un mode par défaut de fonctionnement du cerveau. On a fait beaucoup de recherches aujourd’hui sur ce que fait le cerveau quand on demande au sujet de ne penser à rien. C’est très important pour les neurophysiologistes car, quand ils mettent un sujet dans l’imagerie cérébrale, et qu’ils étudient les modules impliqués dans telle ou telle fonction cognitive, ils doivent pouvoir faire la différence entre un cerveau qui ne fait pas cette fonction cognitive et ce qui relève du test expérimental. Soit je fais lire, je fais calculer, je fais regarder des images donc j’ai des périodes de contrôle pendant lesquelles on dit au sujet de ne penser à rien. Souvent, le sujet dit qu’il ne peut pas ne penser à rien alors on lui demande de laisser aller ses idées. C’est ce qu’on appelle les « pensées vagabondes ». C’est extraordinaire parce que ces pensées vagabondes mobilisent toute une série de structures corticales, néocorticales extrêmement développées. Ce sont parmi les plus développées chez l’humain. Notre cerveau est toujours pris entre deux modes : un mode par défaut qui serait de dire « maintenant, laissez-moi en paix que je puisse penser à autre chose » (c’est ce que j’appelle la distraction) et puis la sollicitation du monde qui est « ici et maintenant, il faut que je réponde, il faut que j’intervienne, que je perçoive ». Ces deux modes sont dans le cerveau, sont en compétition, et on sait que quand le mode des pensées vagabondes l’emporte, il inhibe les autres structures. Moi, je suis pour la distraction, mais ce qui est dangereux, me semble-t-il, c’est la dispersion. Quand je vois mes petits-enfants qui viennent faire leur devoir chez moi et qui ont leur smartphone à côté d’eux. Ce n’est pas qu’à un moment donné, dans le devoir, ils en ont marre et qu’ils voudraient se distraire. Que font-ils ? Ils sont dispersés, c’est-à-dire qu’ils sont tout le temps capturés, captivés. Cette dispersion me semble extrêmement préjudiciable pour un fonctionnement relativement correct du cerveau. Troisième concept : la variabilité. Aujourd’hui, toute information peut être codée, transmise, stockée, partagée en temps réel. Notre recteur, Vincent Blondel, vient de publier cette année une assez large étude sur le comportement des gens qui utilisent des portables. Et je lis simplement une petite phrase du résumé : « aujourd’hui, 96 % de la population mondiale, soit 6,8 milliards d’individus possèdent ce type d’appareils, pas des smartphones, mais des portables… contre 12 % en 2000… » Sur 15 ans, on passe de 12 % de la population à 96 % de la population… Imaginez-vous ! Ça veut dire que 6 milliards

Page 10: Mutation numérique et plasticité cérébrale Marc …certains pans de notre cerveau, ... (puisque je suis droitier) — mon aire de Broca — est occupé à être activé de manière

10

UNIVERSITE D’ÉTÉ

21 AOÛT 2015

LOUVAIN-LA-NEUVE

de personnes vont être connectées de plus en plus tôt et vont être exposées de plus en plus tôt à de nouveaux modes de relation. Et ces outils, on le sait, modifient notre fonctionnement.

La plasticité cérébrale Alors, la plasticité, qu’est-ce que c’est ? L’interaction et notre environnement changent notre cerveau. Quand vous sortez d’une journée comme celle-ci, votre cerveau est différent que lorsque vous êtes arrivés parce que vous avez eu des informations, des expériences, vous avez interagi, il y a eu des stimulations sensorielles, motrices, des souvenirs se sont inscrits dans des réseaux nerveux. Vous avez fait marcher vos mécanismes de plasticité cérébrale pour inscrire tout cela sauf si vous souffrez d’amnésie. En clinique neurologique, on sait combien ces fameux ictus amnésiques peuvent être dramatiques. Tout à coup il n’y a plus rien qui s’inscrit. C’est relativement banal aujourd’hui en neurologie et heureusement, ça se récupère presque toujours, mais le patient peut rester 24 ou 48 heures parfois avec une amnésie qu’on appelle antérograde c’est-à-dire que plus rien ne s’inscrit. Bien que toute sa mémoire rétrograde fonctionne bien, le patient oublie tout au fur et à mesure qu’il vit. L’inscription ne se fait plus. Cette problématique de l’inscription des traces, c’est la plasticité. On comprend que des apprentissages, des entraînements intensifs modifient notre cerveau. Les neurophysiologistes mettent toujours dans leurs cours et dans leurs conférences ces fameux travaux sur les violonistes. À Harvard, des travaux ont été faits avec les premières imageries cérébrales fonctionnelles très performantes. On a étudié des violonistes professionnels, des virtuoses. Depuis l’âge de 4-5 ans, ces personnes font du violon. Elles doivent entraîner de manière absolument fascinante les quatre doigts de la main gauche, puisque le pouce n’est pas entraîné (il soutient simplement le manche du violon). Elles sont capables de faire des choses hallucinantes. Dans les plus hauts niveaux de virtuosité, elles sont capables de faire 15 notes à la seconde ! On se dit que pour faire ça, il faut avoir un cerveau différent. En allant voir le cerveau du violoniste, on constate que les aires cérébrales qui commandent en motricité et qui sont sensibles en sensibilité cutanée aux quatre doigts de la main gauche sont doublées en volume sur le cortex cérébral par rapport au contrôle. Donc, quand je fais du surentraînement, je modifie une carte corticale qui est génétiquement préprogrammée. Toute la problématique de nature versus culture, génétique versus apprentissage est reformulée ici de manière étonnante. Il y a bien la programmation génétique, dans le cerveau, des cartes corticales, mais elles sont modifiables par des mécanismes plastiques. Ainsi, les bilingues précoces ont une aire de Broca qui est différente des bilingues tardifs, car ils apprennent deux langues maternelles, radicalement différentes, en même temps. Un autre exemple avec les taximen londoniens : avant qu’il y ait les GPS, leur hippocampe était doublé, car ils avaient une capacité de repérage dans l’espace extraordinaire et une mémoire de l’espace. J’ai fait un article il y a quelques années, à la demande d’une revue des dominicains de Lyon, sur les modifications cérébrales chez les méditants. Beaucoup de travaux ont été faits aux États-Unis sur des méditants tibétains qui méditaient soit en attention focalisée, soit en pleine conscience. Des « super experts moines tibétains » qui avaient plusieurs dizaines de milliers d’heures de méditation derrière eux sont venus aux États-Unis et se sont prêtés à faire de l’imagerie cérébrale fonctionnelle. Résultat : leurs cerveaux sont différents. Les structures de contrôle de l’attention (les structures préfrontales) sont nettement plus importantes, mieux vascularisées et donc plus actives. On sait que ces personnes peuvent rester des heures en écartant tout distracteur et dans des tests d’attention focalisée, ils ont des performances absolument remarquables tout à fait différentes chez ceux qui méditent en pleine conscience où ce sont d’autres aires qui sont stimulées. Il y a des périodes critiques dans le développement. Cette plasticité est quelque chose qui est acquis pour toute notre vie. Mais, notamment pour l’apprentissage de la lecture, la période critique du recyclage de la petite carte corticale dont je vous parlais se ferme à un moment donné. Ce qui fait que

Page 11: Mutation numérique et plasticité cérébrale Marc …certains pans de notre cerveau, ... (puisque je suis droitier) — mon aire de Broca — est occupé à être activé de manière

11

UNIVERSITE D’ÉTÉ

21 AOÛT 2015

LOUVAIN-LA-NEUVE

c’est très difficile pour des personnes qui n’ont jamais appris à lire dans leur propre langue, chez des illettrés adultes par exemple, d’apprendre à lire. Une de mes amies qui était émérite comme moi s’occupe d’alphabétisation dans les quartiers « nord » à Bruxelles. Elle me dit combien, des illettrés (ce sont souvent des femmes qui viennent pour essayer d’apprendre à lire, qui ont la cinquantaine et qui veulent pouvoir travailler avec leurs enfants, leurs petits-enfants) qui sont dans la classe depuis cinq ans n’arrivent pas à faire la distinction entre des phonèmes qui, pour nous, paraissent tellement évidents (ex : entre « in », « an », « on »). Elle travaille ça puis essaye d’associer des graphèmes. Ça n’est jamais acquis. Alors que des femmes du même âge, qui ont appris à lire dans leur langue (donc qui, dans leur langue, ont recyclé leur petite carte) peuvent beaucoup plus rapidement le faire.

Deux orientations dans les recherches

J’ai travaillé pendant mes vacances parce que je ne connaissais pas cette littérature du numérique et j’ai donc consulté des articles scientifiques. Il y a un certain nombre de bonnes orientations de recherche, mais deux me semblent intéressantes et sont un peu complémentaires. Je vais essayer de vous résumer les recherches.

Les jeux vidéo

Comment voit-on dans l’imageur, aujourd’hui, que nos petits enfants sont attentifs ou sont distraits ? Comment est-ce qu’on fait un design expérimental précis ? Là où on peut le faire, et c’est un grand domaine du numérique, ce sont les jeux vidéo qui sont bien sûr pour nous parents, grands-parents, pour vous enseignants, une plaie. Comment est-ce possible de voir nos enfants qui dorment parce qu’on est sûr qu’ils ont passé la nuit sur leurs jeux ? À leur âge, je ne connaissais rien de ces jeux. J’ai appris qu’il avait des jeux qui s’appelaient « Call of duty », « Assassin creed », « World of Warcraft ». Ce sont des jeux d’actions qui se développent avec des technologies fascinantes, des engagements économiques énormes et une créativité remarquable chez les concepteurs surtout dès qu’on implique le joueur et qu’on le fait jouer comme un avatar. C’est-à-dire qu’il va lui-même se définir un profil en fonction de toute une série de caractéristiques. Il va se lancer dans le jeu et essayer de ne pas se faire tuer à la première apparition. À partir de 2003 (c’est une date repère), on trouve dans l’importante revue scientifique Sciences, le premier article intitulé : « Influence of video game on brain ». Cette équipe dirigée par Daphné Bavelier a publié, depuis 2003, une trentaine de papiers sur l’effet des jeux vidéo sur le cerveau. J’ai suivi des conférences sur Internet de Daphné Bavelier qui sont très intéressantes. Une d’elles, donnée aux États-Unis, commence avec la scène d’une mère qui voit sur la plage son gamin avec un livre en main. Elle lui dit d’arrêter de lire Shakespeare et se demande quand il va aller sur son jeu vidéo. Pourquoi ? Elle montre qu’au fond, et c’est confirmé, il y a des effets bénéfiques remarquables aux jeux vidéo. Mais pas seulement. Il y a eu beaucoup de débats. On a dit que ceux qui jouent aux jeux vidéo et en ont un usage extrême sont des gens qui sont des psychopathes, qui ne sont pas normaux. Alors, ils ont pris des gens qui n’ont jamais entendu parler des jeux vidéo et les ont soumis à une expérimentation : jouer une heure par jour pendant autant de mois (comptabiliser cinquante, quatre-vingts heures de jeux vidéo) et suivre l’évolution par rapport la situation de départ. Après cinquante heures, on voit des modifications extrêmement nettes. De quels types ? Des modifications d’hyper concentration. Dès qu’ils entrent dans le jeu vidéo, ils se concentrent. Ils sont capables d’écarter les distracteurs de manière extraordinaire, presque comme le méditant. Le sujet ne voit pas l’heure qui passe, il passe toute sa nuit à jouer. Il développe des stratégies de jeu extrêmement complexes justement parce que ces jeux sont complexes. Et développer une stratégie de jeu, c’est développer des fonctions exécutives, c’est-à-dire des fonctions corticales, préfrontales. Il contrôle son

Page 12: Mutation numérique et plasticité cérébrale Marc …certains pans de notre cerveau, ... (puisque je suis droitier) — mon aire de Broca — est occupé à être activé de manière

12

UNIVERSITE D’ÉTÉ

21 AOÛT 2015

LOUVAIN-LA-NEUVE

attention, il contrôle sa distraction. Il est capable de repérer beaucoup plus vite des éléments signifiants du jeu par rapport à des distracteurs (puisque les concepteurs insèrent des distracteurs pour attirer l’attention et pour que le joueur qui a malheureusement été distrait par un leurre sorte du jeu). Donc, il est beaucoup plus apte à faire la sélection. Les joueurs ont des capacités visio-manuelles augmentées et toutes les structures corticales impliquées dans ces fonctions sont augmentées dans leur volume. Ce n’est donc pas seulement sur le plan du comportement qu’il y a des modifications. Il y a des effets extrêmement bénéfiques, mais le problème, c’est qu’il y a aussi des corrélations négatives entre les heures passées à jouer sur ces jeux vidéo et les résultats scolaires. Il est également faux de dire aujourd’hui que ces jeux vidéo sont bons parce qu’ils canalisent symboliquement l’agressivité (ce que j’ai entendu de la part d’un certain nombre de psychiatres ou de pédopsychiatres). Il y a aujourd’hui des observations claires qui montrent une augmentation des réactions agressives liées à l’accumulation des heures passées à ces jeux vidéo. Il y a une diminution de la sensibilité empathique, une diminution des activités ou des indices de stress devant la perception de certaines situations où un autre est en difficulté. Au fond, il y a un désengagement dans la relation à l’autre. Il y a un flou de plus en plus important entre le réel et le virtuel, entre les réels et le virtuel. La frontière devient floue parce que ces jeux deviennent d’un réalisme absolument fascinant. Avec la musique, on a les mêmes capacités de contrôle attentionnel : postposer les bénéfices immédiats pour des bénéfices à plus long terme. Un musicien passionné va passer par la discipline de la gamme qui est strictement affreuse pour avoir le bénéfice de jouer un jour du Chopin. Le musicien met une hiérarchie dans ses motivations, dans ses motifs et donc dans le moteur. Je dis souvent aux étudiants que la motivation, c’est le moteur et le motif. Il y a des motifs immédiats et le motif immédiat, c’est la satisfaction du besoin. Par exemple : qu’est-ce que je voudrais être maintenant dehors et prendre une bière, mais je ne le fais pas. Je continue parce que j’ai mis une hiérarchie dans ce que je voulais faire. Je dois postposer, hiérarchiser les choses et ne pas me laisser emporter par des sirènes qui attireraient mon attention. Exactement comme la méditation, exactement comme celui qui est dans les jeux.

La motivation et le plaisir

Alors, deuxième grand élément qu’on trouve dans la littérature, c’est une série d’hypothèses sur la motivation et le plaisir. Aujourd’hui, que vous le vouliez ou non, les jeunes s’attachent à leur smartphone. J’ai entendu des grands-parents qui disaient qu’ils punissaient leurs petits-enfants en les privant de smartphone. Là, on sait que c’est vraiment grave. Ne plus regarder la télévision, ils s’en fichent. D’ailleurs, ils regardent de moins en moins la TV. Mais priver de smartphone, ça, c’est la punition totale. Il y a une relation de plaisir énorme et de motivation terrible à avoir cet appareil. Dieu sait si en neurophysiologie on a beaucoup étudié les fameux systèmes qu’on appelle méso-limbiques avec la dopamine. C’est malheureusement très compliqué sur le plan de la neurophysiologie, mais c’est capital. Ce sont des réseaux qui, lorsqu’ils sont activés, nous donnent un sentiment de bien-être, de plaisir. Ils sont activés dans des récompenses tandis que d’autres réseaux sont activés dans des punitions. C’est connu depuis les années ’50. Notre ami Francis Eustache que je vous citais tout à l’heure disait ceci : on s’est toujours tourné vers les stockages externes de la mémoire (l’entourage, les livres, etc.), mais avec Internet, on assiste à une révolution plus grande que celle de l’imprimerie, car son utilisation est devenue massive et facile. Les connexions au sein de notre cerveau pourraient s’en trouvées modifiées. Le risque, c’est ce que Socrate disait il y a 2500 ans : si en écrivant, vous projetez toutes vos connaissances dans ces caractères de l’écriture, vous allez être des pseudo-savants parce que vous n’aurez plus rien dans la tête. Eustache dit aussi que le risque est que la mémoire traite les informations de façon superficielle, alors qu’elle fonctionne par synthèse permanente. Et pour qu’elle se fasse, il faut que les informations aient été

Page 13: Mutation numérique et plasticité cérébrale Marc …certains pans de notre cerveau, ... (puisque je suis droitier) — mon aire de Broca — est occupé à être activé de manière

13

UNIVERSITE D’ÉTÉ

21 AOÛT 2015

LOUVAIN-LA-NEUVE

traitées en profondeur, aient été intégrées. Ailleurs dans son livre, il dit – et ça s’adresse aussi à des enseignants – qu’on ne fait plus assez étudier par cœur. Il dit que la mémoire, c’est le terreau de la pensée. Un enseignement trouve ses racines dans une assimilation de connaissances et de savoirs (des lignes du temps, des grandes synthèses sur les courants de pensée). Il y a des choses qu’il faut savoir. Je ne peux pas simplement me dire que c’est dans le livre qui se trouve sur ma bibliothèque. Si je veux penser, si je veux continuer à adopter le long détour par la pensée, il faut que j’aie cet acquis, que je puisse penser par ces acquis. Il y a eu beaucoup de recherches sur l’attention, mais je vous conseille le très beau petit bouquin paru chez Odile Jacob Le cerveau attentif7 qui donne toutes les clés pour comprendre les mécanismes tellement complexes de l’attention. Il parle notamment de la manière dont l’attention va probablement être sollicitée par ces multiples écrans, ces sollicitations de multitâches, ce zapping continuel, cette difficulté de maintenir l’attention sur des temps plus longs… Je termine par une anecdote. J’ai fait les humanités gréco-latines et quand j’étais dans l’année qu’on appelait « la poésie » (on voyait la poésie latine, la poésie grecque et la poésie française), le professeur qui nous donnait cours de poésie française était un passionné de poésie et il nous passionnait. On avait la chance de ne pas être trop nombreux et on étudiait les grands poètes comme de Nerval, Rimbaud, Baudelaire, mais aussi des poètes complexes comme Mallarmé. Il avait l’ambition, quand on était à une vingtaine d’élèves seulement en classe, de faire que la classe apprenne par cœur un grand poème. Par exemple, Le cimetière marin de Valéry ou bien Le bateau ivre de Rimbaud. Ce n’était pas que chacun devait apprendre tout. Mais chacun prenait en charge autant de vers et puis, à la fin, toute la classe, comme une espèce de savoir partagé passionnément, récitait les choses. J’avais 16 ans quand on a récité Le cimetière marin de Paul Valery qui est un texte absolument fabuleux. Je connais encore par cœur les vers que j’ai appris à ce moment-là : « Pères profonds, têtes inhabitées, Qui sous le poids de tant de pelletées, Êtes la terre et confondez nos pas… ». Cela semble ardu évidemment. Où met-on le plaisir là-dans ? On met le plaisir quand on voit l’extraordinaire contenu du cimetière marin, pas seulement la poésie. Mais le génie du prof, quand on avait tous fait ça et qu’on avait tout récité, c’était de dire qu’on allait chanter Le cimetière marin. Il nous a dit : vous allez tous réciter, c’est un décasyllabe. « Pères profonds » : quatre « têtes inhabitées » : six « Qui sous le poids » : quatre « de tant de pelletées » : six C’est donc décasyllabe : quatre-six, quatre-six. Magnifique musique, si on est sensible à ça. Et la chanson que nous connaissions tous en décasyllabe c’est « La Madelon ». Vous n’imaginez pas la motivation, le plaisir qu’on a eu à continuer à travailler toute l’année avec un tel prof. Un prof qui fait ça, il vous donne par là le goût de ce savoir partagé. Merci pour votre attention.

7 LACHAUX J.-PH., Le cerveau attentif. Contrôle, maîtrise et lâcher-prise, Éd. Odile Jacob, 2013.

Page 14: Mutation numérique et plasticité cérébrale Marc …certains pans de notre cerveau, ... (puisque je suis droitier) — mon aire de Broca — est occupé à être activé de manière

14

UNIVERSITE D’ÉTÉ

21 AOÛT 2015

LOUVAIN-LA-NEUVE

Questions – Réponses

Question : Je suis très interpellé par les effets négatifs des jeux vidéo sur tout ce qui est agressivité. Pour faire le lien avec ce que Monsieur Devauchelle disait ce matin : l’altruisme a primé sur la compétition, les jeux vidéo proposés sont potentiellement en train de transformer nos cerveaux. Ils font primer davantage de compétition sur l’altruisme et l’équilibre pourrait être bousculé. Est-ce qu’on ne doit pas, dans l’enseignement et plus globalement dans les sphères du social, pour continuer à faire société, réhabiliter la socialisation de la violence ? Parce qu’on va de plus en plus vers des phénomènes d’agressivité et de violence qu’on a plutôt tendance à traiter comme des paris. Est-ce qu’on n’a pas une piste à explorer dans une nouvelle socialisation de la violence ? Marc Crommelinck : J’avais annoncé que c’était un « pharmakon », à la fois le remède bénéfique et le poison qui tue, mais que je n’ai peut-être pas illustré le fait que le poison est un des éléments du remède. Au fond, le facteur de gain est plus important pour des jeux très violents que pour des jeux moyennement violents. Plus il y a de violence, plus elle est réaliste et plus c’est un facteur facilitant dans l’amélioration de l’hyperconcentration des capacités de distraction. Plus c’est réaliste, plus c’est bénéfique. Pourquoi ? Simplement parce que plus c’est violent (plus il abat un zombie qui était mieux placé par exemple), plus il a du plaisir à la faire, plus il y a une décharge d’adrénaline parce que c’était probablement très risqué. Et s’il a réussi, fantastique ! La récompense est d’autant plus importante si le niveau d’agressivité est élevé. Par exemple, dans un jeu vidéo comme « Tétris », il y a beaucoup moins de facteurs d’amplification. J’ai lu tout récemment que le jeu vidéo qui était utilisé par mes enfants, Super Mario sur Nintendo, avait fait l’objet d’un travail à l’université Von Humbold à Berlin de Max Planck. Cela montre que faire jouer des adultes sur Super Mario ’64, sur une console Nintendo, pendant une cinquantaine d’heures suffit pour modifier un certain nombre de structures cérébrales où là il n’y a pas d’agressivité. Maintenant, tout le débat est de dire : est-ce qu’on va continuer à faire de l’antisocial parce que c’est très attractif ou est-ce qu’il faudrait que les concepteurs trouvent du pro-social, c’est-à-dire de la collaboration et non pas quelque chose pour mieux tuer, éliminer, vaincre, détruire, etc., mais pour construire. Donc, vous comprenez ici en quoi le poison est un facteur parce qu’il produit un certain nombre de facilitations des structures de récompense. Je crois que pour un tireur d’élite, abattre quelqu’un est la récompense de ses longues heures d’attente. Question : La majorité d’entre nous a pris des notes en utilisant des moyens quelque peu primitifs… Que pensez-vous de la décision prise par un État de l’Union européenne, je ne le citerai pas, consistant à supprimer l’enseignement de l’écriture dans les écoles maternelles et primaires ? Marc Crommelinck : Il y a eu tout un débat sur cette décision qui avait été relativement mal comprise d’après ce que j’ai pu lire. La Finlande a décidé, en effet, de ne plus donner un apprentissage systématique de l’écriture cursive, c’est-à-dire de l’écriture continue. Il ne s’agit pas de l’écriture en général. Ils font ce qu’on appelle l’écriture imprimée, l’écriture par bâtonnets. Donc, ce n’est plus apprendre à écrire comme nous l’avons fait, mais c’est un petit « a » et un petit « b » détachés. Maintenant, il est vrai qu’il y a un certain nombre de personnes qui disent qu’on écrit de moins en moins. Moi, j’écris encore beaucoup parce que j’aime écrire, que j’adore les beaux stylos, que j’adore les beaux papiers et que j’y prends plaisir. Mais quand je fais ma conférence, je tape aussi parce que c’est pratique, je peux corriger par exemple. Je me rappelle avoir interrogé Stanislas Dehaene là-dessus, le grand spécialiste des neurosciences de l’écriture et de la lecture. Il disait : on va aller vers des difficultés dans la capacité pour l’enfant de pouvoir en parallèle tracer les lettres (donc, écrire, pas seulement lire), c’est-à-dire traduire les graphèmes en phonèmes et mobiliser sa parole. La capacité de mobiliser son cortex moteur et ses connexions visio-manuels et digitales pour tracer la lettre est

Page 15: Mutation numérique et plasticité cérébrale Marc …certains pans de notre cerveau, ... (puisque je suis droitier) — mon aire de Broca — est occupé à être activé de manière

15

UNIVERSITE D’ÉTÉ

21 AOÛT 2015

LOUVAIN-LA-NEUVE

extrêmement importante pour reconnaître la lettre, parce que quand on observe au scanner un sujet qui lit, même s’il ne mobilise pas du tout ses doigts, qu’il n’a pas de bic ou de crayon, on voit que les zones de mobilisation de l’écriture motrice sont stimulées. Lire, c’est donc aussi activer les schémas moteurs qui nous permettent d’écrire. Donc je pense que supprimer l’écriture et dire simplement qu’une lettre, maintenant, c’est une position dans l’espace, ce n’est plus un caractère qu’on dessine, c’est ne plus avoir des schémas moteurs. On va simplement avoir des repères spatiaux. Ça va modifier les choses. Sera-ce mieux ou moins bien ? Je ne sais pas. Mais ça va modifier sûrement des choses…